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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


XLII*  ANNÉE.  -  SECONDE   PÉRIODE 


TOME   Cil.  —    i"  NOVEMBRE    1S72. 


REVUE 


DES 


DE 


MONDES 


XLII«   Â^NEE.    —    SECONDE    PÉRIODE 


TOME   CENT  DEUXIÈME 


PARIS 


BUREAU    DE    LA    REVUE   DES    DEUX    MONDES 

K  U  E     B  0  N  A  P  A  P.  1  j: ,     M 

1872 


/f^J^. 


LA    RÉPUBLIQUE 


ET 


LES  ANCIENS  PARTIS 


La  tranquillité  si  précieuse  qui  règne  aujourd'hui  en  France  ne 
saurait  être  sérieusement  troublée  par  les  diverses  manifestations 
auxquelles  les  chefs  des  partis  extrêmes  ont  jugé  à  propos  de  se 
livrer  dans  ces  derniers  temps.  Au  fond,  la  France  est  indifférente 
à  leurs  ambitions  et  à  leurs  querelles,  fatiguée  de  leurs  déclama- 
tions monotones,  et  elle  veut  faire  table  rase  de  toutes  ses  super- 
stitions anciennes  ou  modernes,  pour  se  consacrer  tout  entière  à  la 
réparation  de  ses  malheurs.  Cependant  une  agitation  assez  vive  règne 
en  ce  moment  dans  le  monde  politique.  On  n'avait  pas  vu  depuis 
longtemps  un  tel  débordement  de  manifestes,  d'injures  et  de  calom- 
nies réciproques.  Ce  vacarme  assourdissant  fait  un  contraste  cho- 
quant avec  l'attitude  sage  et  patiente  de  la  grande  majorité  du 
pays.  Sans  distraire  heureusement  la  foule  des  pacifiques  travaux 
qui  l'absorbent,  et  sans  alarmer  gravement  l'opinion  publique 
éclairée,  les  partis  ont  réussi  à  provoquer  autour  d'eux  un  de  ces 
troubles  superficiels  qui  inquiètent  les  esprits  timides,  et  qui  four- 
nissent des  argumens  dangereux  aux  hommes  dont  c'est  le  métier 
d'effrayer  le  pays. 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  de  cette  ébuUition  passagère  :  la  cause 
en  est  artificielle  et  s'épuisera  vite;  nous  assistons  en  ce  moment  à 
la  crise  suprême  et  à  l'agonie  des  anciens  partis.  Ils  se  savent  per- 
dus, si  la  république  modérée  se  fonde,  et  avant  de  succomber  ils 
lui  livrent  une  dernière  bataille.  Jusqu'à  ce  jour,  les  anciens  partis 
étaient  restés  jeunes;  ils  avaient  conservé  tout  leur  prestige,  grâce 
aune  succession  de  gouvernemens,  despotiques  ou  révolutionnaires. 


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qui  avaient  eu  la  maladresse  de  leur  Laisser  le  beau  rôle,  soit  comme 
défenseurs  de  l'ordre,  soit  comme  soldats  de  la  liberté.  Depuis  dix- 
huit  mois  au  contraire,  les  griefs  sérieux  leur  manquent,  et  les 
anciens  partis  ne  savent  plus  à  quoi  s'employer.  L'opinion  publique 
s'éloigne  d'eux  ;  leurs  rangs  s'éclaircissent,  leurs  vieux  cadres  se 
brisent  sous  l'empire  des  circonstances  nouvelles;  s'ils  veulent 
échapper  à  la  destruction,  il  faut  qu'ils  se  résignent  à  changer  de 
visage  et  à  rompre  avec  tout  leur  passé.  Les  uns  se  décident,  et 
font  le  sacrifice  qu'on  leur  demande;  les  autres  gardent  une  neu- 
tralité expectante  et  malveillante;  la  plupart  se  vengent  de  leur 
impuissance  en  accablant  le  gouvernement  d'invectives.  Depuis  le 
parti  légitimiste  jusqu'au  parti  radical,  tous  se  sentent  plus  ou 
moins  dépaysés  par  les  événemens;  ils  se  débattent  entre  leurs 
traditions  et  leurs  intérêts,  entre  leurs  passions  exclusives  et  l'esprit 
de  conciliation  patriotique  dont  nos  infortunes  nationales  leur  font 
un  devoir  dans  le  moment  présent.  C'est  de  ce  travail  de  l'esprit 
public  que  dépend  aujoijft'd'hui  l'avenir  de  la  France;  les  partis  sor- 
tiront de  cette  crise  anéantis  ou  régénérés. 

L'épreuve  est  certainement  pénible  pour  les  hommes  convaincus 
qui  n'y  sont  pas  préparés,  et  qui  voient  s'abîmer  dans  l'indifférence 
et  l'oubli  public  les  affections,  les  espérances,  les  illusions  de  toute 
leur  vie.  Autant  que  possible,  il  faut  s'abstenir  d'insulter  à  leur  dou- 
leur et  de  tourner  en  ridicule  les  protestations  éplorées  qu'ils  en- 
voient à  tous  les  échos;  il  ne  faut  même  pas  s'irriter  outre  mesure 
de  leurs  récriminations  ou  de  leurs  menaces.  Laissons- len'r  toute 
liberté  de  se  plaindre,  et  ne  marchandons  pas  à  leur  faiblesse  cette 
innocente  consolation;  mais  rendons  en  même  temps  pleine  justice 
à  la  politique  du  gouvernement,  grâce  auquel  s'accomplit  cette  trans- 
formation salutaire.  C'est  lui  qui  a  frappé  de  mort  les  anciens  partis 
en  ouvrant  la  république  comme  un  refuge  à  toutes  les  opinions 
honnêtes,  et  en  les  obligeant  à  se  ranger  autour  de  lui  sous  le  dra- 
peau national.  La  dissolution  des  anciens  partis  est  le  complément 
naturel  de  la  libération  du  territoire,  la  condition  indispensable  du 
maintien  de  la  paix  publique,  le  seul  moyen  d'en  finir  avec  les  ha- 
bitudes révolutiannaires.  Après  avoir  délivré  le  pays  des  ennemis 
du  dehors,  il  faut  le  délivrer  aussi  des  ennemis  du  dedans.  Le  gou- 
vernement y  travaille,  aidé  par  le  bon  sens  public;  il  s'est  donné 
pour  tâche,  si  j'ose  ainsi  parler,  de  réorganiser  l'opinion  publique 
sur  un  plan  tout  nouveau.  Il  y  réussira  sans  oppression  d'aucun 
genre,  par  la  seule  influence  du  bon  exemple,  par  la  seule  force  de 
la  persuasion,  par  le  seul  ascendant  du  patriotisme. 

Dans  cette  noble  et  excellente  entreprise,  la  république  conser- 
vatrice a  naturellement  pour  adversaires  les  fanatiques  de  toutes 


LA   RÉPUBLIQUE    ET   LES    ANCIENS   PARTIS.  7 

les  écoles.  Ceux-ci  l'acciisent  de  trahison,  ceux-là  de  modérantisme. 
Quoique  d'opinions  fort  opposées,  ils  concourent  tous  également  à 
ranimer  les  agitations  qui  s'apaisent.  En  ce  sens,  le  fougueux  ora- 
teur de  Grenoble  peut  se  dire  l'aliié  des  paladins  de  l'ancien  régime 
et  des  organisateurs  de  pèlerinages.  Les  uns  et  les  autres  font  de 
leur  mieux  pour  entretenir  les  discordes  civiles  et  pour  perpétuer 
les  anciens  partis. 

I. 

Il  serait  injuste  de  nier  les  services  rendus  à  la  cause  de  la  liberté 
française  par  les  groupes  politiques  qu'on  désigne  habituellement 
sous  le  nom  d'anciens  partis.  Les  anciens  partis  ont  joué  dans  l'his- 
toire contemporaine  un  rôle  souvent  utile  et  quelquefois  glorieux. 
Ils  ont  donné,  dans  des  temps  difficiles,  l'exemple  de  la  fidélité  aux 
principes  et  de  la  résistance  à  l'oppression;  ils  ont  soutenu  la  con- 
science nationale  au  milieu  de  ses  plus  grandes  défaillances.  Ils 
ont  bien  mérité  du  pays  tant  qu'ils  ont  mis  de  côté  leurs  anciennes 
querelles  et  oublié  leurs  rivalités  dans  un  commun  effort  contre  le 
despotisme  ou  contre  l'anarchie;  mais,  si  ces  rivalités  s'éternisent 
quand  elles  ne  sont  plus  pour  le  pays  qu'une  cause  de  trouble  et  de 
faiblesse,  si  chacun  des  anciens  partis  prétend  dominer  seul  et  im- 
poser à  la  nation  ses  préjugés  ou  ses  rancunes,  les  uns  et  les  autres 
deviennent  des  ennemis  publics,  et  tous  les  hommes  de  bon  sens 
doivent  s'écarter  d'eux  sans  hésiter. 

Tel  est  le  rôle  que  ces  partis  jouent  maintenant  sans  le  vouloir. 
Grâce  à  nos  innombrables  révolutions,  nous  avons  quatre  ou  cinq 
factions  irréconciliables  qui  mettent  leur  point  d'honneur  à  ne  se 
rien  céder  et  leur  vertu  à  se  haïr  les  unes  les  autres;  on  les  a  vues, 
dans  le  cours  d'un  siècle,  s'élever  toutes,  l'une  après  l'autre,  sur  la 
scène  politique,  et  s'y  succéder  régulièrement  comme  les  pièces 
d'un  répertoire  de  théâtre,  sans  parvenir  jamais  à  s'y  maintenir.  Il 
n'y  en  a  aucune  qui  n'ait  été  mise  à  l'épreuve,  aucune  qui  ne  soit 
jugée  et  condamnée  par  l'opinion  publique.  Néanmoins  chacune  se 
croit  seule  destinée  à  sauver  la  France,  et  ne  songe  qu'à  s'emparer 
du  pouvoir  à  l'exclusion  de  toutes  les  autres.  La  naïve  insolence  de 
leurs  prétentions  n'a  d'égale  que  la  profondeur  de  leur  impuissance. 
Elles  ne  répondent  à  rien  de  présent  et  de  réel  ;  elles  se  rattachent 
à  un  passé  qu'il  est  impossible  de  faire  revivre ,  elles  nourrissent 
des  passions  qui  n'ont  plus  d'objet  sérieux,  et  que  tous  les  bons  ci- 
toyens doivent  s'efforcer  d'éteindre.  Elles  n'offrent  donc  aucun  point 
d'appui  pour  l'établissement  d'un  gouvernement  durable;  le  gou- 
vernement ne  peut  se  maintenir  au  milieu  d'elles  que  par  une  intl- 


O  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

midation  brutale,  ou  bien  par  ce  dangereux  tour  d'adresse  qu'on 
appelle  l'équilibre  des  partis.  La  conséquence  de  cette  situation  est 
claire  :  il  faut  en  finir  avec  les  anciens  partis  ;  il  faut  déblayer  le 
terrain  de  tous  ces  débris  inutiles.  C'est  désormais  pour  nous  une 
question  de  vie  ou  de  mort  :  les  anciens  partis  doivent  disparaître, 
ou  la  France  elle-même  périra. 

L'empire,  dira-t-on,  ne  tenait  pas  un  autre  langage,  et  ceux  qui 
combattent  maintenant  les  anciens  partis  figuraient  alors  parmi 
leurs  défenseurs.  —  Il  faudrait  ajouter  qu'en  ce  temps-là  les  an 
ciens  partis  étaient  opprimés,  que  d'ailleurs  ils  avaient  eu  le  bon 
sens  d'oublier  leurs  divisions  pour  se  ranger  tous  ensemble  sous  le 
drapeau  libéral;  ce  qui  faisait  leur  mérite,  ce  n'étaient  pas  leurs 
prétentions  particulières,  c'était  la  cause  commune  au  service  de 
laquelle  ils  s'étaient  enrôlés.  Voilà  justement  ce  qui  les  rendait 
odieux  à  l'empire  ;  il  les  aurait  voulus  divisés,  il  ne  pouvait  pas  les 
souffrir  unis.  Il  ne  leur  défendait  pas  de  se  déchirer  entre  eux, 
il  leur  défendait  de  s'entendre  pour  protéger  les  libertés  publiques; 
il  s'efforçait  de  les  mettre  aux  prises  pour  les  dominer  plus  facile- 
ment. Il  ne  s'agit  donc  point  à  présent  d'imiter  l'empire;  c'est  au 
contraire  par  la  liberté  qu'il  faut  dissoudre  les  partis,  en  essayant 
de  les  persuader,  et,  s'ils  refusent  de  se  laisser  convertir,  en  les  fai- 
sant comparaître  devant  le  pays,  pour  montrer  à  tous  et  l'inanité 
de  leurs  entreprises  et  leur  défaut  de  patriotisme. 

Quoi  qu'en  disent  les  radicaux  ou  les  réactionnaires  de  toutes  les 
écoles,  ce  n'est  pas  par  l'emploi  de  la  force  qu'on  renouvelle  les  idées 
d'une  nation,  et  qu'on  affranchit  l'opinion  publique  du  joug  des 
vieux  partis  et  des  vieilles  doctrines.  Le  despotisme  impérial  en 
est  la  preuve;  l'oppression  par  laquelle  il  se  flattait  de  les  étouf- 
fer n'a  servi  qu'à  les  conserver  plus  longtemps.  En  éloignant  les 
anciens  partis  des  affaires  publiques,  l'empire  a  pour  ainsi  dire 
arrêté  leur  croissance.  Relégués  dans  le  silence,  condamnés  à  l'inac- 
tion ,  privés  des  moyens  de  se  produire  et  de  se  rendre  utiles ,  ils 
n'ont  pu  ni  modifier  leurs  opinions,  ni  se  faire  des  concessions 
mutuelles,  ni  pénétrer  l'esprit  de  leur  époque  et  s'accommoder  à 
la  société  nouvelle.  Sauf  quelques  lutteurs  courageux  qui  combat- 
taient assidûment  pour  nos  libertés,  la  masse  des  anciens  partis  est 
restée  silencieuse  sous  l'empire;  elle  lui  a  obéi  machinalement, 
sans  perdre  aucun  de  ses  préjugés,  aucune  de  ses  illusions  ni  au- 
cune de  ses  haines.  Lorsqu'au  bout  de  vingt  ans,  réveillée  par  les 
malheurs  de  la  patrie,  elle  s'est  retrouvée  libre,  il  n'y  avait  rien  de 
changé  en  elle.  Elle  reprenait  la  vie  au  point  même  où  elle  l'avait 
quittée  la  veille  de  l'avènement  de  l'empire.  Ces  vingt  ans  d'expé- 
rience étaient  restés  stériles  pour  les  partis  qui  se  trouvaient  ap- 


LA    REPUBLIQUE    ET   LES    ANCIENS    PARTIS.  9 

pelés  de  nouveau  à  gouverner  la  France,  et  l'on  ne  tarda  pas  à  voir 
que,  suivant  un  mot  célèbre,  la  plupart  de  leurs  chefs  n'avaient  rien 
appris  ni  rien  oublié. 

Ce  fut  là,  parmi  tant  d'autres  fautes,  une  des  plus  mauvaises 
actions  et  un  des  plus  fâcheux  résultats  du  régime  impérial.  Il  avait 
arrêté  les  progrès  de  l'opinion  publique  et  empêché  l'éducation 
politiqae  de  la  France.  Il  avait  réduit  tous  les  esprits  généreux  et 
indépendans  à  consumer  leurs  talens  et  leur  patriotisme  dans  les 
labeurs  monotones  d'une  opposition  permanente  et  impuissante. 
Or  l'opposition ,  qui  est  souvent  un  devoir,  est  presque  toujours  une 
mauvaise  école  et  pour  les  hommes  d'état  et  pour  les  partis.  Aussi, 
quand  l'empire  disparut  de  la  scène,  on  s'aperçut  que  derrière  cette 
décoration  de  théâtre,  qui  avait  si  longtemps  fait  illusion  à  la 
France  et  au  monde,  il  n'y  avait  rien  qu'un  peuple  divisé,  des  fac- 
tions négatives  et  intolérantes,  des  hommes  politiques  aigris  dans 
la  retraite,  endurcis  par  la  persécution  et  impatiens  de  prendre  leur 
revanche,  mais  peu  capables  de  gouverner  le  pays.  Tel  sortait  de 
son  château,  où  il  avait  vécu  jusqu'alors,  attendant  le  messie  de  la 
royauté  légitime,  et  s'efibrçant  de  fermer  les  yeux  au  spectacle  de 
l'orgie  révolutionnaire.  Tel  autre  sortait  du  salon  où  il  avait  coutume 
de  rassembler  une  société  frondeuse  pour  s'y  dédommager  en  pa- 
roles de  la  gêne  imposée  à  ses  actes,  ou  du  cabinet  de  travail  où  il 
avait  dépensé  en  travaux  littéraires  son  activité  depuis  trop  long- 
temps inoccupée.  Tel  autre  enfin  avait  été  proscrit  par  l'empire;  il 
revenait  de  l'exil  ou  de  quelque  prison  lointaine  avec  l'amertume 
et  l'exaltation  qu'engendrent  les  longues  souffrances  et  les  persécu- 
tions injustes.  Voilà  ce  qu'étaient  devenus  les  principaux  partis  ap- 
pelés à  se  disputer  la  succession  de  l'empire.  Rejetés  brusquement 
dans  la  vie  publique  après  le  long  ostracisme  qui  les  avait  frappés, 
ils  ressemblaient  à  des  prisonniers  rendus  à  la  liberté  après  une 
captivité  longue  et  rigoureuse.  Ils  rentraient  aux  affaires  comme 
des  émigrés  reviennent  de  l'exil,  avec  des  illusions  accrues  par 
vingt  ans  de  solitude  et  des  prétentions  d'autant  plus  exclusives 
qu'elles  avaient  été  plus  longtemps  déçues.  Hélas  !  au  lieu  d'une 
revanche  à  prendre,  c'était  leur  éducation  qu'ils  avaient  à  refaire, 
et  elle  ne  pouvait  se  refaire  qu'aux  dépens  du  pays. 

Si  l'expérience  des  deux  dernières  années  n'est  point  parvenue 
à  corriger  les  anciens  partis,  elle  a  du  moins  servi  à  éclairer  le 
pays  sur  leur  compte.  Au  fond,  leurs  ambitions  et  leurs  préten- 
tions sont  toujours  les  mêmes;  mais  leur  impuissance  est  démon- 
trée aux  yeux  de  l'opinion,  sinon  même  à  leurs  propres  yeux.  Il 
en  est  d'eux  comme  des  bâtons  flottans  de  la  fable  :  ils  figuraient 
assez  bien  à  distance  et  quand  on  les  considérait  dans  le  passé; 


10  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

mais  il  suffit  de  les  voir  de  près  pour  leur  faire  perdre  aussitôt  tout 
presûge.  Depuis  les  partisans  inflexibles  de  la  royauté  tradition- 
nelle jusqu'aux  républicains  de  race  pure,  qui  s'intitulent  aujour- 
d'hui les  radicaux,  il  n'y  a  aucun  des  anciens  partis  qui  puisse  se 
suffire  à  lui-même  et  fonder  un  gouvernement  durable  à  lui  tout 
seul.  Nous  recommandons  cette  réflexion  s-ilutaire  et  à  ceux  qui 
s'alarment  outre  mesure  des  entreprises  des  anci  ns  partis,  et  à 
ceux  qui  fondent  des  espérances  exagérées  sur  le  succès  de  tel  ou 
tel  d'entre  eux.  Que  chacun  fasse  sérieusement  son  examen  de 
conscience,  qu'il  se  rende  un  compte  exact  des  opinions  et  des 
besoins  du  pays,  et  tous  deviendront  plus  miodestes;  ils  resteront 
convaincus  qu'ils  sont  séparément  incapables  de  sauver  la  France, 
qu'ils  ont  besoin  de  s'aider  les  uns  les  autres,  s'ils  veulent  la  gou- 
verner sagement,  et  qu'au  lieu  de  rêver  chacun  de  son  côté  la  toute- 
puissance,  ils  feraient  mieux  de  chercher  un  terrain  commun  sur 
lequel  il  leur  fût  possible  de  vivre. 

Le  parti  légitimiste  est  celui  de  tous  qui  est  revenu  avec  les  plus 
grandes  et  les  plus  incurables  illusions;  ces  illusions  étaient  d'au- 
tant plus  entières  qu'il  était  devenu  plus  étranger  à  la  France  m.o- 
derne  et  qu'il  exerçait  moins  d'action  sur  le  pays.  Sa  retraite  avait 
été  plus  longue,  son  isolement  plus  profond  que  celui  des  autres 
partis.  Son  exhumation  inattendue  aux  élections  du  8  février  1871  lui 
fit  l'effet  d'une  véritable  résurrection.  Rappelés  aux  affaires  comme 
conservateurs  avérés  et  amis  de  la  paix  avec  l'étranger,  les  hommes 
honnêtes,  mais  aveugles,  qui  composent  la  masse  i'u  parti  prirent 
le  change  sur  l'opinion  de  la  France;  ils  crurent  à  je  ne  sais  quelle 
miraculeuse  conversion  du  pays  à  la  doctrine  de  la  royauté  légi- 
time, quand  au  contraire  le  pays,  oubliant  leur  drapeau,  ne  voyait 
que  leurs  personnes  et  ne  récompensait  que  leurs  vertus.  Evidem- 
ment le  suffrage  universel  ne  leur  eût  pas  ténîoigné  la  même  con- 
fiance, s'il  les  avait  considérés  comme  des  hommes  de  parti.  Néan- 
moins les  légitimistes,  exailés  de  cet  apparent  triomphe,  rompirent 
avec  leurs  vieilles  habitudes  de  résignation  chrétienne  et  de  sou- 
mission fataliste  aux  pouvoirs  nouveaux.  Eux  qui  s'étaient  huma- 
nisés en  iShS  jusqu'à  accepter,  que  dis-je?  jusqu'à  acclamer  la 
république,  et  plus  tard,  au  moins  quelques-uns  d'entre  eux,  jus- 
qu'à solliciter  des  chaiges  de  cour  dans  les  antichambres  impériales, 
on  les  a  vus  avec  surprise  reparaître  en  bataillons  serrés,  avec  leurs 
vieilles  armures  féodales,  leur  drapeau  blanc,  leurs  anciens  cris  de 
guerre,  leur  foi  inébranlable  dans  l'avenir  et  leurs  doctrines  d'un 
autre  temps.  Depuis  ce  jour,  l'opinion  publique  n'a  négligé  aucune 
occasion  de  refroidir  leur  zèle.  Rien  ne  les  décourage;  ils  paraissent 
d'autant  plus  entêtés  qu'ils  se  sentent  plus  impuissans.  Aujourd'hui, 


LA    RÉPUBLIQUE    ET   LES   ANCIENS    PARTIS.  11 

après  tant  d'échecs  et  de  déboires,  quand  son  chef  lui-même  s'est 
décidé  à  quitter  le  champ  de  bataille,  la  phalange  royaliste  re- 
fuse obstinément  de  se  rendre;  elle  proclame  héroïquement  que 
tôt  ou  tard  elle  sauvera  la  France  en  lui  rendant  ses  anciens  rois. 
A  l'exemple  de  son  chef,  elle  ne  veut  pas  entendre  parler  de  com- 
promis avec  la  société  moderne;  elle  n'admet  pas  de  milieu  entre 
la  pure  tradition  monarchique  et  l'anarchie  révolutionnaire.  Tout 
ou  rien,  c'est  sa  devise,  et  elle  périra  plutôt  que  de  s'incliner  de- 
vant l'usurpation  populaire. 

Il  faut  rendre  hommage  au  courage  malheureux  :  les  légitimistes 
se  conduisent  en  ce  moment  comme  des  chevaliers  de  la  Table- 
Ronde;  mais  la  vérité  a  également  ses  droits,  et  il  faut  voir  les 
choses  comme  elles  sont,  quand  on  ne  veut  pas  être  dupe  et  qu'on  a 
la  généreuse  ambition  de  sauver  son  pays.  Cette  tradition  séculaire 
qu'on  veut  maintenir  intacte,  ce  drapeau  sans  tache  qu'on  ne  veut 
pas  souiller  des  couleurs  révolutionnaires,  sont  justement  ce  qu'il  y 
a  de  plus  impopulaire  en  France.  On  n'y  tolère  les  légitimistes 
qu'à  la  condition  qu'ils  ne  montrent  pas  leur  drapeiiu;  sitôt  qu'on 
voit  poindre  en  eux  les  hommes  de  parti,  l'opinion  conservatrice 
elle-même  les  abandonne.  S'ils  persistent  comme  aujourd'hui  dans 
leurs  prétentions  hautaines,  ils  deviennent  pour  le  pays  un  véri- 
table épouvantail,  et  ils  éloignent  l'opinion  de  toutes  les  causes 
qu'ils  défendent.  C'est  là  un  fait,  injuste  peut-être,  mais  indiscu- 
table :  la  France  laborieuse,  issue  de  la  révolution,  éprouve  une 
aversion  profonde  pour  tout  ce  qui  lui  rappelle  l'ancien  régime.  Aux 
yeux  du  peuple,  la  légitimité  est  un  fantôme  plus  redoutable  que  le 
jacobinisme;  aux  yeux  de  la  bourgeoisie,  même  monarchiste,  elle 
ne  serait  qu'un  pis-aller  pour  éviter  la  commune.  La  dîme,  les 
corvées,  les  droits  féodaux,  les  privilèges  et  la  tyrannie  nobiliaires 
ont  laissé  dans  l'esprit  du  peuple  des  souvenirs  profonds,  qu'il 
n'est  pas  difficile  d'évoquer,  et  qui  se  présentent  d'eux-mêmes  à 
la  première  apparition  du  drapeau  blanc.  Sans  partager  entière- 
ment ces  naïfs  pn jugés  populaires,  on  ne  doit  pas  méconnaître 
la  portion  de  vérité  qu'ils  contiennent.  Il  y  a,  au  fond  de  ces  contes 
bleus  sur  le  rétablissement  des  privilèges  du  clergé  et  de  la  no- 
blesse, un  sentiment  très  juste  de  l'irréconciliabilité  de  la  vieille 
tradition  monarchique  avec  le  principe  nouveau  de  la  souveraineté 
nationale.  Leur  réconciliation  a  été  tentée  une  fois  dans  les  con- 
ditions les  plus  favorables,  à  un  moment  où  la  France,  façonnée  de 
nouveau  à  la  monarchie  par  un  dictateur  militaire  et  surmenée 
par  le  turbulent  génie  qui  avait  prétendu  asseoir  la  révolution  sur 
le  trône,  succom.bait  à  l'épuisement  de  vingt  années  de  guerre, 
et  ne  demandait  plus  rien  qu'un  peu  de  repos.  Elle  a  échoué 


12  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

cependant  à  une  époque  où  toute  l'influence  appartenait  aux  classes 
moyennes,  et  où  elles  étaient  seules  à  vivre  de  la  vie  politique. 
Comment,  après  avoir  échoué  chez  les  classes  moyennes,  réussirait- 
elle  mieux  devant  une  démocratie  et  en  présence  du  suffrage  uni- 
versel? 

Il  est  vrai  qu'après  1830,  au  lendemain  d'une  révolution  faite  par 
la  bourgeoisie,  le  parti  légitimiste  a  essayé  d'en  appeler  de  cette 
bourgeoisie  révolutionnaire  à  la  masse  du  peuple ,  qu'il  aimait  à 
supposer  fidèle  à  ses  anciens  rois.  Ce  sont  les  écrivains  légitimistes 
qui  ont  inventé  le  suffrage  universel  comme  un  moyen  de  replacer 
l'héritier  de  la  vieille  monarchie  sur  le  trône  de  ses  pères.  Gela  leur 
a  mal  réussi,  comme  chacun  sait,  et  ce  n'est  pas  le  descendant  des 
Bourbons  que  la  comédie  plébiscitaire  a  remis  sur  le  trône.  Le  parti 
de  l'ancien  régime  ne  pouvait  conserver  l'affection  des  classes  po- 
pulaires qu'à  la  condition  de  les  tenir  en  tutelle  et  de  ne  jamais  per- 
mettre qu'elles  fussent  émancipées  par  l'acquièition  du  droit  de  suf- 
frage. Du  moment  où  ces  classes  naissaient  à  l'existence  politique, 
elles  ne  pouvaient  que  s'éloigner  chaque  jour  davantage  du  passé 
qu'on  leur  demandait  de  rétablir.  Elles  devaient  aller  d'abord  aux 
idées  de  la  révolution  française  dans  leur  incarnation  la  plus  brillante 
et  la  plus  grossière,  sous  la  forme  du  césarisme  napoléonien;  puis, 
à  mesure  qu'elles  s'affranchiraient  de  cette  superstition  nouvelle  et 
qu'elles  s'instruiraient  dans  la  pratique  de  leur  pouvoir,  elles  de- 
vaient abandonner  l'idole  impériale  pour  s'adresser  à  son  tour  à  la 
république.  Aussi  la  légitimité  ne  compte-t-elle  plus  beaucoup  sur 
l'appui  du  suffrage  universel;  c'est  maintenant  aux  classes  bour- 
geoises et  moyennes,  ses  ennemies  d'autrefois,  qu'elle  voudrait  en 
appeler  des  classes  populaires.  Après  avoir  aidé  plus  qu'aucun  autre 
parti  à  introduire  ces  dernières  dans  le  pays  légal,  elle  voudrait 
maintenant  les  chasser  du  temple  comme  immorales  et  incapables, 
et  elle  compte  sur  la  bourgeoisie  conservatrice  pour  l'aider  dans  cette 
entreprise.  Cette  fois  encore  elle  se  trompe  :  les  classes  moyennes 
peuvent  regretter  le  temps  où  elles  étaient  seules  à  représenter  le 
pays;  mais  elles  n'essaieront  pas  d'y  revenir,  parce  qu'elles  savent 
très  bien  que  certaines  révolutions  sont  irrévocables,  et  qu'à  trop 
vouloir  remonter  en  arrière  on  risque  toujours  de  tomber  en  avant. 
Toute  entreprise  contre  le  suffrage  universel  mettrait  une  arme  re- 
doutable aux  mains  des  ennemis  de  l'ordre  légal  et  nous  ramène- 
rait un  césarisme  quelconque  issu  des  excès  de  la  démagogie,  sinon 
même  ouvertement  appuyé  sur  elle. 

Sur  quoi  donc  la  légitimité  peut -elle  fonder  ses  espérances? 
Quelle  est  la  force  réelle  dont  elle  dispose  aujourd'hui?  Elle  a,  dit- 
elle,  son  principe,  sur  lequel  elle  s'appuie  comme  sur  un  roc  iné- 


LA   RÉPUBLIQUE    ET   LES    ANCIENS   PARTIS.  13 

branlable;  mais  un  principe,  si  respectable  qu'il  soit,  si  profonde  que 
soit  la  conviction  de  ceux  qui  le  révèrent,  un  principe  tout  nu  n'est 
pas  une  puissance  politique.  Il  ne  suffit  pas  de  l'invoquer;  il  faut 
avoir  les  moyens  de  le  faire  prévaloir.  On  ne  fonde  pas  un  gouver- 
nement avec  une  idée  seule  ;  on  ne  bâtit  pas  des  institutions  sur 
une  abstraction  morale,  il  faut  les  appuyer  sur  la  force  ou  sur  l'as- 
sentiment de  la  volonté  nationale.  Quant  à  la  force,  il  n'en  est  pas 
question,  et  personne,  il  faut  l'espérer,  ne  songe  à  s'en  servir  pour 
contraindre  l'opinion  de  la  France.  C'est  donc  à  la  volonté  natio- 
nale qu'on  doit  aujourd'hui  s'adresser.  Le  seul  moyen  de  refaire 
l'ancienne  royauté  est  de  se  réconcilier  avec  l'opinion  publique,  au 
lieu  de  la  braver  maladroitement  tous  les  jours  avec  une  intrépi- 
dité qui  ressemble  à  de  la  folie;  c'est  de  faire  de  la  politique  sensée, 
positive  et  vraiment  nationale,  au  lieu  de  se  livrer  à  des  divagations 
mythologiques  qui  exaspèrent  le  pays,  quand  elles  ne  le  font  pas 
rire.  C'est  trop  demander  aux  légitimistes.  Laissons-les  donc  à 
leurs  illusions  ;  prenons  en  patience  les  lamentations  et  les  injures 
dont  ils  poursuivent  le  gouvernement  de  la  république;  honorons- 
les  personnellement,  mais  ne  les  prenons  pas  trop  au  sérieux  comme 
parti.  L'acharnement  de  leurs  derniers  manifestes  vient  du  senti- 
ment secret  qu'ils  ont  de  leur  faiblesse.  S'ils  doivent  pousser  jus- 
qu'au bout  la  dernière  levée  de  boucliers  qu'ils  annoncent,  assis- 
tons-y sans  nous  émouvoir.  Laissons-les  expirer  de  leur  belle  mort, 
et  ne  nous  offusquons  pas  des  gros  mots  qui  peuvent  se  mêler  au 
chant  du  cygne. 

A  côté  des  paladins  de  la  légitimité,  il  y  a  un  groupe  d'hommes 
habiles  et  vraiment  politiques  qui,  tout  en  poursuivant  la  restau- 
ration de  l'ancienne  royauté,  n'ont  pas  la  prétention  de  la  rétablir  à 
eux  tout  seuls,  ni  même  de  se  la  réserver  pour  eux  seuls.  Ceux-là 
se  tournent  vers  le  parti  orléaniste  et  sollicitent  son  alliance  en  lui 
proposant  de  faire  part  à  deux.  Comme  la  doctrine  orléaniste  est 
celle  de  la  monarchie  parlementaire,  ils  lui  promettent  de  lui  rendre 
son  régime  préféré,  à  la  condition  qu'on  reconnaisse  le  principe  de  la 
royauté  légitime.  Ils  se  montreraient  même  assez  volontiers  coulans 
sur  le  principe,  pourvu  qu'on  leur  accordât  le  fait,  c'est-à-dire  la 
fusion  des  deux  branches.  Ces  légitimistes  parlementaires  affectent 
d'ailleurs  de  ne  faire  passer  la  royauté  qu'en  seconde  ligne;  ce 
qu'ils  demandent  aux  conservateurs,  ce  qu'ils  les  adjurent  de  faire, 
c'est  de  se  joindre  à  eux  pour  repousser  le  flot  montant  de  la  dé- 
mocratie. C'est,  comme  on  vient  de  le  voir,  avec  l'assistance  des 
classes  moyennes  et  des  bourgeois  de  1830  que  le  parti  détrôné 
en  1830  espère  maintenant  refouler  la  démocratie  et  terrasserja 
république. 


14  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Ceci  est  encore  une  illusion.  Le  service  que  la  légitimité  demande 
à  la  bourgeoisie  ou  à  la  monarchie  de  1830,  qui  représente  les  tra- 
ditions et  les  intérêts  de  la  bourgeoisie,  celle-ci  ne  peut  absolument 
pas  le  lui  rendre.  Sans  parler  du  respect  que  les  chefs  du  parti 
d'Orléans  doivent  eux-mêmes  aux  traditions  de  leur  famille,  ils 
sont  les  représentans  d'une  doctrine  libérale  et,  tranchons  le  mot, 
révolutionnaire,  qui  ne  se  concilie  pas  avec  cella  de  la  monarchie 
légitime.  Ils  sont  les  enfans  de  la  souveraineté  nationale,  et  ils  ne 
peuvent  être  infidèles  à  leur  origine.  Pour  le  parti  orléaniste,  la 
monarchie  ne  peut  pas  devenir  une  institution  divine;  elle  n'est 
qu'un  7nodus  vivendi  toujours  subordonné  à  la  volonté  de  la  nation. 
Ce  parti  et  ses  chefs,  fussent-ils  de  race  royale,  peuvent  se  rallier 
sans  inconséquence,  sans  honte,  à  des  institutions  républicaines; 
mais  ils  ne  peuvent  accepter  le  dogme  de  la  monarchie  sans  renier 
tout  leur  passé.  Tout  ce  que  l'honneur,  le  respect  d'eux-mêmes,  la 
fidélité  qu'ils  doivent  à  leurs  principes ,  leur  permettent  de  pro- 
mettre aux  diplomates  de  la  royauté  légitime,  c'est  qu'ils  conserve- 
ront, quoi  qu'il  arrive,  une  neutralité  loyale,  qu'ils  se  refuseront  à 
jouer  le  rôle  intéressé  de  prétendans,  et  qu'ils  s'effaceront  devant  la 
souveraineté  nationale,  prêts  à  subir,  à  ratifier  et  à  soutenir  toutes 
ses  décisions. 

Telle  est  la  seule  conduite  que  les  orléanistes  véritables  puissent 
tenir  à  l'égard  de  leurs  anciens  adversaires,  et  pourquoi  ne  pas 
le  dire?  l'intérêt,  le  soin  de  leur  prestige  et  de  leur  induence,  ne  la 
leur  commande  pas  moins  que  le  souci  de  leur  dignité  et  le  senti- 
ment de  liîurs  devoirs.  L'orléanisme  en  effet  n'est  pas  seulement, 
comme  on  pourrait  le  croire,  à  en  juger  par  quelques-uns  de  ses 
partisans  les  plus  zélés,  un  culte  affectueux  voué  à  des  personnes 
princières  ;  c'est  quelque  chose  de  plus,  c'est  avant  tout  un  système 
politique.  L'orléanism.e  a  représenté  dans  l'histoire  de  la  société 
française  une  transaction  libérale  entre  le  passé  et  le  présent,  un 
moyen  terme  entre  les  formes  de  l'ancien  régime  et  les  idées  de  la 
révolution.  11  cesserait  d'exister,  s'il  changeait  de  doctrine  et  de 
caractèie.  Le  jour  où  le  parti  orléaniste  rentrerait  dans  le  giron  de 
la  légiLirnilé,  le  j^ur  où  ses  derniers  soldats  iraient  grossir  modes- 
tement les  rangs  des  défenseurs  fidèles  de  fancienne  royauté,  ce 
jour-là  les  princes  d'Orléans  reprendraient  peut-être  leur  rang  de 
cadets  dans  la  famille  royale  de  France  et  leurs  droits  à  une  héré- 
diié  tout  idéale,  mais  ils  auraient  signé  aux  yeux  du  pays  leur  abdi- 
cation de  princes  et  leur  démission  de  citoyens.  Le  pays,  qui  ne  les 
distingue  pas  assez  de  la  royauté  légitime,  ne  les  en  distinguerait 
plus  du  tout,  et  pourrait  les  envelopper  dans  le  même  discrédit. 
Quant  à  ceux  de  leurs  partisans  sérieux,  fidèles  amans  de  la  mo- 


LA  RÉPUBLIQUE  ET  LES  ANCIENS  PARTIS.  15 

narchie  libérale,  qui  refusent  encore  d'accéder  à  la  république,  ils 
pourraient  les  abandonner  pour  aller  chercher  ailleurs,  dans  un  gou- 
vernement plus  conforme  aux  goûts  du  pays,  les  garanties  d'ordre 
et  de  liberté  qu'ils  attendent  encore  de  la  monarchie. 

S'il  était  possible  aux  orléanistes  de  réunir  autour  d'eux  tous  les 
partisans  de  l'ancienne  royauté,  on  comprendrait  à  la  rigueur 
leur  hésitation  et  leur  répugnance  à  accepter  le  gouvernement 
actuel  avec  ses  conséquences  républicaines;  mais,  quand  il  s'agit 
au  contraire  d'aller  s'enterrer,  avec  les  dévots  de  l'ancien  régime, 
dans  la  nécropole  légitimiste,  on  ne  conçoit  pas  bien  qu'ils  prêtent 
l'oreille  à  une  tentation  si  peu  séduisante.  Puisqu'ils  ne  peuvent 
contracter  avec  la  légitimité  l'intime  union  qu'ils  désirent,  puis- 
qu'il y  a  entre  eux  d'insurmontablis  obstacles,  puisqu'ils  en  ont 
déjà  fait  l'épreuve,  c'est  de  l'autre  côté  qu'ils  doivent  chercher  une 
alliance.  Ils  n'ont  plus  qu'une  résolution  k  prendre,  c'est  d'accepter, 
de  soutenir  et  de  perfectionner  la  république.  Quant  à  garder  cette 
attitude  boudeuse  où  ils  semblent  S3  complaire,  à  s'isoler  de  toutes 
les  opinions ,  à  se  venger  de  leur  impuissance  en  suscitant  à  tout 
propos  des  embarras,  c'est  un  rôle  qui  ne  convient  pas  à  un  grand 
parti  ;  c'est  même  un  mauvais  calcul,  car  on  s'amoindrit  soi-même 
en  privant  le  pays  de  ses  services.  Une  telle  conduite  n'est  pas 
glorieuse  pour  des  hommes  considérables  et  éclairés;  elle  n'est  ni 
patriotique,  ni  habile  dans  l'état  de  division  où  se  trouve  la  France, 
et  dans  un  temps  où  la  première  condition  du  succès  est  de  savoir 
prendre  un  parti.  A  l'heure  où  nous  sommes,  aucun  homme  poli- 
tique, à  plus  forte  raison  aucun  groupe  important  n'a  le  droit  de  se 
désintéresser  des  affaires  pul;liques  sous  prétexte  de  rester  neutre 
entre  les  combattans.  Gela  ne  sert  qu'à  prolonger  les  incertitudes 
du  pays,  à  augmenter  les  difficultés  de  l'avenir.  Le  moment  est 
venu  où  il  n'est  plus  permis  à  personne  d'éviter  les  solutions  et  les 
déclarations  franches.  C'est  le  reproche  qu'on  adresse,  non  sans 
raison,  à  l'oiiéanismc,  et  qu'il  doit  cesser  au  plus  tôt  de  mériter. 
Ses  indécisions  et  ses  faux-fuyans  ne  peuvent  que  lui  nuire;  même 
au  point  de  vue  de  ses  intérêts  et  de  son  influence  possible  sur  les 
destinées  de  la  France,  il  n'a  qu'à  gagner  dans  une  adhésion  loyale 
à  la  république. 

Passons  au  parti  rép  iblicain.  Ci;lui-là  est  de  tous  les  anciens 
partis  incontestablement  le  plus  fort,  le  seul  que  les  circonstances 
f^ivorisent,  le  seul  qui  n'ait  pas  besoin  de  subterfuges,  d'agitations 
et  de  révolutions  pour  vaincre,  ayant  pour  alliés  ces  deux  invinci- 
bles puissances  qu'on  appelle  le  temps  et  la  force  des  choses.  Le 
parti  républicain  a  fait  de  grands  progrès  depuis  quelques  années; 
tout  a.  concouru  à  le  pousser  en  avant,  et,  s'il  a  passé  récemment 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  quelques  épreuves,  ce  n'est  pas  à  ses  adversaires  qu'il  le  doit, 
c'est  à  ses  propres  fautes  ou  à  cefies  de  ses  amis.  D'abord  la  forme 
républicaine  est  la  seule  qui  puisse  durer  dans  une  société  démo- 
cratique, et,  comme  «  tous  les  chemins  mènent  à  Rome,  »  tous  les 
progrès  d'une  société  pareille  mènent  nécessairement  à  la  répu- 
blique. Ensuite  l'empire,  en  déconsidérant  la  monarchie,  a  beaucoup 
contribué  à  propager  les  idées  républicaines.  Enfin  le  suffrage  uni- 
versel, que  l'empire  a  enraciné  dans  nos  mœurs  tout  en  l'intimidant 
et  en  le  corrompant  pour  son  compte,  a  un  penchant  naturel  pour 
les  idées  simples  et  claires.  Les  beautés  scientifiques  des  gouverne- 
mens  pondérés  et  compliqués,  qui  font  vivre  en  bonne  harmonie 
des  pouvoirs  et  des  principes  opposés,  ne  touchent  pas  l'esprit  du 
peuple.  11  préfère  le  césarisme  ou  la  république  :  entre  les  deux,  il 
ne  connaît  pas  de  milieu.  Du  moment  où  le  suffrage  universel  re- 
nonce à  se  donner  un  maître  absolu  et  héréditaire,  la  seule  idée 
qui  le  frappe  est  celle  d'un  gouvernement  électif.  Ajoutons  à  cela 
que  la  république  est  à  l'heure  présente  le  seul  gouvernement  ma- 
tériellement possible,  le  seul  qui  puisse  se  flatter  d'accorder  les  par- 
tis, et  que  d'ailleurs  elle  s'impose,  au  moins  comme  provisoire,  à 
ceux  même  qui  la  détestent  le  plus.  Le  parti  républicain  trouve 
donc  aujourd'hui  en  France  sa  cause  à  moitié  gagnée.  La  fortune 
lui  vient  en  dormant  :  il  n'a  qu'à  se  laisser  porter  par  le  vent  qui 
gonfle  ses  voiles  ;  son  succès  est  certain,  s'il  ne  le  compromet  pas 
lui-même.  Cependant  il  peut  gâter  tout  cela,  et  il  le  gâtera  certai- 
nement, s'il  reste  livré  à  ses  seules  inspirations,  s'il  ne  trouve  pas 
dans  l'alliance  des  opinions  conservatrices  un  frein  en  même  temps 
qu'un  appui. 

Pas  plus  que  les  autres  partis,  l'ancien  parti  républicain  ne  peut 
nous  sauver  à  lui  tout  seul;  pas  plus  que  les  autres,  il  ne  peut  trou- 
ver en  lui-même  assez  de  puissance  pour  fonder  un  gouvernement 
durable,  assez  de  sagesse  pour  inspirer  confiance  au  pays,  assez 
d'autorité  pour  obtenir  de  ses  anciens  adversaires  l'union,  l'una- 
nimité nécessaire  à  la  fondation  de  nos  institutions  définitives.  Ce 
qui  fait  aujourd'hui  sa  principale  force,  non  pas  sa  force  numérique, 
mais  sa  force  morale,  c'est  l'adhésion  résolue  et  réfléchie  des 
hommes  qu'il  appelle  les  républicains  du  lendemain,  et  qui  s'inti- 
tulent eux-mêmes  les  républicains  de  raison.  C'est  grâce  à  ces  recrues 
nouvelles  et  à  leur  sage  influence  que  l'ancien  parti  républicain  se 
modifie,  se  tempère,  apprend  à  rassurer  les  conservateurs,  à  répri- 
mer les  violences  inutiles,  et  qu'il  renonce  à  la  politique  déclama- 
toire et  sentimentale  pour  devenir  un  vrai  parti  de  gouvernement. 
Si  au  contraire  il  abusait  de  son  succès  pour  violenter  la  fortune,  et 
qu'il  redevînt  exclusif,  intolérant,  turbulent  comme  par  le  passé, 


LA.    RÉPUBLIQUE    ET   LES   ANCIENS    PARTIS.  17 

il  ne  tarderait  pasf  à  en  être  puni.  Le  pays  en  aurait  peur,  et  de 
dégoût  se  rejetterait,  par-delà  la  royauté  constitutionnelle,  jusque 
dans  les  bras  du  despotisme  impérial. 

Bien  des  gens  voient  dans  la  turbulence  naturelle  au  parti  répu- 
blicain le  signe  d'une  scélératesse  profonde  et  d'une  haine  féroce 
contre  la  société.  C'est  plutôt  une  infirmité  passagère,  une  mau- 
vaise habitude  empruntée  aux  circonstances,  et  que  les  circon- 
stances devront  corriger.  Les  mauvais  penchans  du  parti  républi- 
cain tiennent  à  son  passé,  à  ses  précédens,  à  son  inexpérience,  à 
sa  mauvaise  éducation  politique.  Sous  toutes  les  monarchies  que 
nous  avons  eues,  ce  parti  a  toujours  été  plus  ou  moins  en  guerre 
avec  la  loi,  partant  toujours  maltraité,  toujours  proscrit.  Il  a  con- 
tracté l'habitude  des  revendications  violentes,  et  s'est  accoutumé  à 
regarder  l'acquisition  du  pouvoir  comme  une  revanche  passagère 
dont  il  faut  jouir  à  la  hâte  en  attendant  les  revers.  Ayant  presque 
toujours  appartenu  à  l'opposition,  il  s'est  exercé  à  exciter  les  pas- 
sions au  lieu  de  les  apaiser.  Enfin  il  a  pris  les  défauts  révolution- 
naires :  une  excessive  confiance  dans  les  mots  et  dans  les  formules, 
un  penchant  généreux,  mais  naïf,  à  croire  qu'il  suffit  de  vouloir  les 
choses  et  de  les  proclamer  pour  qu'elles  soient  faites,  un  esprit 
exclusif  et  jaloux,  une  disposition  soupçonneuse,  fruit  des  longues 
persécutions  qu'il  a  soulfertes,  un  grand  dédain  des  traditions  et 
des  formes  légales,  une  certaine  ignorance  des  conditions  réelles 
du  gouvernement,  surtout  une  tendance  orgueilleuse  à  tout  réfor- 
mer, à  tout  condamner,  à  ne  voir  dans  nos  sociétés,  telles  qu'elles 
sont  faites,  qu'un  amas  d'iniquités  à  détruire.  En  un  mot,  pour- 
quoi ne  pas  le  dire?  les  travers  du  parti  républicain  ont  plus  d'une 
analogie  secrète  avec  ceux  du  parti  légitimiste.  Tous  les  deux  sont 
exclusifs,  fanatiques,  un  peu  sectaires;  tous  les  deux  sont  un  peu 
les  esclaves  d'une  mauvaise  tradition  démodée  qu'ils  devraient  re- 
jeter bien  loin  dans  le  passé  auquel  ils  l'empruntent.  De  même  que 
les  légitimistes  se  rattachent  aux  souvenirs  de  l'ancien  régime  bien 
plus  qu'à  l'entreprise  avortée  de  la  restauration,  les  républicains, 
ne  pouvant  s'appuyer  sur  l'épreuve  éphémère  de  18/i8,  remontent 
jusqu'à  la  convention  pour  y  prendre  leurs  modèles.  C'est  là,  dans 
les  exemples  d'un  temps.  Dieu  merci,  bien  différent  du  nôtre,  qu'ils 
s'obstinent  à  trouver  des  leçons  pour  leurs  hommes  d'état.  C'est 
dans  les  sentimens  faussement  dramatiques,  dans  les  passions  dé- 
mesurées de  cette  époque  à  la  fois  admirable  et  infâme,  dans  ce 
mélange  d'héroïsme  et  de  crime  qui  étonne  et  confond  le  jugement 
de  riiisloire,  que  beaucoup  de  nos  républicains  s'amusent  encore  à 
chercher  leur  idéal  politique  :  anachronisme  absurde ,  qui  alarme 
justement  le  pays  et  qui  compromet  à  ses  yeux  la  république.  La 

TOME  Cil.  —  1872.  2 


18  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

politique,  il  ne  faut  pas  l'oublier,  n'a  rien  de  commun  avec  l' archéo- 
logie. Le  jacobinisme  et  la  terreur,  dont  on  évoque  si  imprudem- 
ment l'image,  sont  des  choses  du  passé,  comme  l'ancien  régime;  ils 
ne  sont  pas  moins  odieux  que  l'ancien  régime  lui-même  à  l'im- 
mense majoriié  du  pays.  S'il  est  des  hommes  que  ces  exemples  sé- 
duisent, en  dehors  dts  lettrés  et  des  historiens  qui  les  vantent, 
c'est  surtout,  il  faut  bien  le  dire,  par  îes  côtés  bas  de  la  nature 
humaine,  par  les  appétits,  par  les  convoitises,  par  les  féroces  pas- 
sions qu'ils  encouragent,  et  qui  ont  été  dans  (ous  les  temps  les  pires 
ennemis  de  la  liberté. 

G'esr,  là  ce  que,  dans  le  langage  du  jour,  on  appelle  la  queue  de  la 
république,  et  ce  qui  éloigne  d'elle  tant  de  bons  citoyens  disposés 
d'ali leurs  à  la  souienir.  Les  patriotiques,  mais  inutiles  fureurs  du 
dictateur  de  la  défense  nationale,  les  atrocités  et  les  impiétés  de 
la  commune,  ont  augmenté  encore  cette  défiance,  qu'il  fallait  s'ef- 
forcer de  calmer.  Le  parti  républicain,  ayant  toujours  été  un  parti 
révolutionnaire,  traîne  forcément  derrière  lui  une  arrière  -  garde 
suspecte.  11  faut  qu'il  s'en  dégage  à  tout  prix,  et  il  ne  pourra  s'en 
dégager  qu'en  cherchant  un  appui  dans  les  opinions  modérées.  S'il 
veut  fonder  une  république  régulière  et  légale,  il  ne  faut  pas  qu'il 
reste  un  parti  fermé,  tel  qu'il  est  sorti  des  mains  de  l'empire;  il 
faut  qu'il  donne  lui-même  aux  autres  partis  récalcitrans  l'exemple 
de  l'oubli  et  de  l'abdication  du  passé;  il  faut  enfin  qu'au  lieu  de 
s'appeler  radicale^  en  imitant  sonner  bien  haut  cette  va,ine  épithète, 
la  république  se  contente  d'un  litre  plus  modeste,  plus  conforme  à 
sa  mission  réparatrice  et  aux  besoins  préseiis  de  la  France,  —  que, 
sans  renoncer  à  aucune  des  reformes  pressantes  que  le  pays  attend 
d'elle,  elle  ne  perde  pas  de  vue  que  son  premier  devoir  est  d'offrir 
un  point  de  ralliement  à  tous  les  honnêtes  gens  fatigués  de  nos  di- 
visions, désireux  d'y  mettre  un  terme  et  résolus  à  ;.e  plus  consul- 
ter désormais  que  l'intérêt  national. 

Dans  cetLe  énumération  des  anciens  partis,  de  leurs  forces  et  de 
leurs  chances,  nous  avons  négligé  le  bonapartisme,  parce  qu'à  pro- 
prement parler  le  bonapartisme,  pas  plus  que  la  commune,  ne  sau- 
rait être  appelé  un  parti.  Ces  deux  frères  jumeaux  de  la  démagogie 
sont  justement  l'ennemi  contre  kqucl  la  répubii([ue  modérée  doit 
rallier  toutes  les  forces  de  l:i  France.  On  ne  p.ut  voir  en  eux  que 
des  pirates  qui  guettent  l'occasion  de  fondre  sur  elle  et  d'achf-ver 
sa  ruine.  Les  uns  osent  se  dire  les  défenseurs  de  l'ordre,  les  autres 
les  champions  de  la  liberté;  au  fond,  ce  soiit  les  mêmes  convoi- 
tises qui  les  animent.  Les  bonapartistes  se  sont  chargés  de  nous 
donner  leur  mesure  le  jour  où  un  de  leurs  journaux,  publié  en  exil, 
déclarait  aux  soldats  de  la  commune  qu'il  était  avec  «  l'héroïque 


LA.    RÉPUBLIQUE    ET    LES    ANCIENS    PARTIS.  19 

population  de  Paris  contre  les  égorgeurs  de  Versailles;  »  ils  nous 
la  donnent  encore  trop  souvent  lorsque  leurs  chroniqueurs  salariés 
dénoncent  à  l'étranger  les  armemens  de  la  France.  Le  jour  où  noire 
malheureuse  patrie  serait  obligée  de  se  jeter  dans  les  bras  de  l'em- 
pire pour  échapper  à  la  commune,  ou  ne  pourrait  se  délivrer  de 
l'empire  qu'en  tombant  dans  la  commune,  c'en  serait  fait  d'elle 
pour  toujours.  En  ce  moment,  ces  deux  grands  fléaux  de  la  société 
française  sont  également  vaincus;  nous  ne  redeviendrons  leur  proie 
que  si  nous  le  méritons. 

II. 

Qui  donc  pourra  imposer  silence  à  nos  divisions  ?  Qui  pourra  réu- 
nir sur  un  terrain  commun  tous  les  hommes  «  de  paix  et  de  bonne 
volonté,  »  comme  dit  l'Écriture?  Nous  venons  de  le  voir,  ce  ne  sera 
ni  la  légitimité,  ni  l'orléanisme,  ni  la  république  radicale.  Quant  à 
la  démagogie  sous  toutes  ses  formes,  c'est  justement  le  fléau  qu'il 
s'agit  d'éviter.  Il  faudra  donc  que  ce  soit  im  parti  nouveau;  mais 
lequel  encore?  Le  pays  est  contraire  à  toute  apparence  de  restau- 
ration monarchique  et  contraire  à  toute  apparence  de  désordre;  il 
est  profondément  conservateur,  et  il  penche  visiblement  vers  la 
république.  Il  n'y  a  donc  plus  qu'un  gouvernement  possible,  celui 
de  la  république  conservatrice.  Voilà  le  nouveau  parti  qu'il  s'ngit 
de  fonder  et  qui  peut  seul  nous  mettre  d'accord. 

C'est  ici  que  les  anciens  partis  se  récrient;  ils  affectent  de  ne  pas 
nous  comprendre.  Qu'est-ce  donc,  disent-i's,  que  cette  république 
conservatrice,  sinon  une  alliance  de  mots  contradictoires  et  une  mi- 
sérable équivoque?  Si  ce  n'est  une  «  ruse  de  guerre,  »  c'est  uiife 
«  duperie  »  et  une  bêtise.  C'est  le  cheval  de  Troie  par  où  le  parti 
conservateur  introduira  l'ennemi  dans  nos  murs.  Quand  l'épitliète 
aura  servi  de  passeport  au  substantif,  on  la  mettra  de  cô;é,  et  l'on 
ne  trouvera  au  fond  de  la  république  conservatrice  que  la  répu- 
blique radicale.  En  ([uoi  d'ailleurs  cette  nouvelle  forme  de  gouver- 
nement consiste-t-elle,  en  quoi  diffère-t-elle  de  toute  autre  répu- 
blique? Les  radicaux  la  traitent  eux-mêmes  comme  un  masque  de 
circonstance  qu'ils  vont  arracher  bientôt  de  leur  visago,  et  dont  ils 
ont  hâte  de  se  délivrer.  Les  parlementaires  f^joutent  que  c'est  une 
mystification  sciemment  combinée  pour  servir  la  politique  person- 
nelle de  M.  Thiers  et  faire  accepter  à  la  France  le  pouvoir  d'un  seul 
homme. 

Eh  bien  !  malgré  ces  agréables  railleries,  la  république  coni:er- 
vatrice  fait  son  chemin,  et  ces  deux  mots  si  simples  contiennent 
tout  l'avenir  de  la  France.  Le  pays,  qui  n'est  point  subtil,  n'a  pas 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  peine  à  les  comprandre,  et  il  le  prouve  en  accordant  sa  confiance 
à  la  politique  du  gouvernement.  La  république  conservatrice  est  la 
mort  des  anciens  partis  :  il  n'est  pas  étonnant  que  les  anciens  par- 
tis la  méconnaissent.  Elle  n'est  autre  chose  au  fond  qu'un  terrain 
commun  ouvert  à  toutes  les  opinions  légales,  une  reconstitution  de 
l'opinion  publique  sur  des  bases  meilleures  et  plus  solides.  Ce  n'est 
pas  une  forme  de  gouvernement,  ni  un  système  d'institutions  d'un 
nouveau  genre;  c'est  quelque  chose  de  plus,  c'est  un  renouvellement 
complet  des  mœurs  et  des  idées  politiques  de  la  France.  Les  con- 
stitutions ont  leur  utilité;  mais  les  mœurs  publiques  d'un  pays  sont 
une  chose  bien  plus  importante  que  les  systèmes  politiques.  Ce  sont 
donc  les  mœurs  qu'il  faut  réformer  tout  d'abord  en  faisant  prévaloir 
un  gouvernement  sensé,  calme,  impartial,  qui  remette,  pour  em- 
ployer une  expression  familière,  les  anciens  partis  à  leur  place,  qui 
les  dégoûte  de  la  violence  en  la  rendant  inutile,  et  qui  leur  enseigne 
par  son  exemple  la  puissance  d'une  politique  modérée. 

Faut-il  une  définition  plus  claire?  La  république  conservatrice 
n'est  autre  chose  que  la  trêve  actuelle  transformée  en  paix  défini- 
tive. Bien  loin  d'y  trouver  la  violation  des  promesses  faites  par  le 
pouvoir  aux  chefs  des  anciens  partis,  on  ne  doit  y  voir  que  la  con- 
séquence naturelle  de  leurs  sacrifices  réciproques  et  de  leur  besoin 
d'union.  En  leur  faisant  accepter  une  suspension  d'armes,  le  gou- 
vernement préparait  par  là  même  leur  pacification  future.  La  fa- 
meuse trêve  de  Bordeaux  n'aurait  été  qu'un  leurre  pour  le  pays,  si 
elle  ne  devait  être  qu'un  entracte  entre  deux  périodes  d'anarchie 
et  de  guerre  civile.  Tous  les  efibrts  d'un  gouvernement  honnête  de- 
vaient tendre  à  écarter  cet  avenir  funeste  et  à  tirer  d'un  accord 
passager  une  paix  permanente  et  définitive.  Il  n'y  a  eu  là  ni  dé- 
loyauté ni  subterfuge;  il  n'y  a  eu  que  la  force  des  choses,  l'intelli- 
gence des  besoins  du  pays  et  l'accomplissement  d'un  devoir  na- 
tional. Ceux  qui  gémissent  aujourd'hui  du  succès  de  la  république 
conservatrice  sont  des  hommes  qui  regrettent  secrètement  les  dis- 
cordes civiles;  ceux  qui  lui  font  la  guerre,  à  quelque  opinion  qu'ils 
appartiennent ,  soit  au  nom  du  radicalisme ,  soit  au  nom  de  la 
royauté  ou  de  l'empire,  font  la  guerre  à  la  patrie  elle-même  et  re- 
poussent sans  le  savoir  la  seule  planche  de  salut  qui  nous  reste. 

On  a  fait  reproche  à  M.  Thiers  de  ce  qu'à  Bordeaux,  quand  il 
fut  investi  du  pouvoir  par  l'assemblée  nationale,  il  ne  se  pronon- 
çait pas  encore  clairement  entre  la  république  et  la  monarchie.  On 
aurait  voulu  qu'il  arborât  le  drapeau  d'un  parti;  c'aurait  été  plus 
loyal,  dit-on.  On  aurait  su  par  là  à  qui  l'on  avait  affaire,  et  l'on 
aurait  pu  dès  lors  traiter  le  gouvernement  en  ami  ou  en  ennemi. 
Oui,  c'aurait  été  plus  loyal  à  l'égard  des  partis;  mais  était-ce  plus 


LA.  RÉPUBLIQUE  ET  LES  ANCIENS  PARTIS.  21 

loyal  à  l'égard  de  la  France?  11  s'agissait  bien  alors,  pour  un  gou- 
vernement patriote,  de  faire  les  affaires  des  républicains  ou  des 
royalistes!  L'homme  à  qui  la  confiance  nationale  imposait  la  glo- 
rieuse et  lourde  tâche  de  sauver  le  pays  avait  bien  à  se  préoccuper 
de  ses  devoirs  envers  telle  ou  telle  coterie  politique  ou  parlemen- 
taire !  Il  devait  avant  tout  faire  accepter  la  trêve;  pour  cela,  il  ne 
devait  devenir  l'instrument  d'aucun  parti,  pas  plus  du  parti  répu- 
blicain que  d'aucun  parti  monarchique.  La  république,  quoique  in- 
dispensable, ne  devait  pas  être  celle  des  républicains  tout  seuls, 
celle  d'une  faction  suspecte;  elle  devait  être  celle  de  tout  le  monde. 
C'est  ce  que  M.  Thiers  exprimait  alors  par  cette  formule  célèbre 
dont  on  a  tant  abusé  depuis  :  «  la  république  sans  les  républi- 
cains, »  c'est-à-dire,  non  pas,  comme  on  a  paru  le  croire,  une  répu- 
blique hostile  aux  républicains,  les  proscrivant,  leur  faisant  la  guerre 
et  les  chassant  de  son  sein,  mais  bien  une  république  dégagée  des 
passions  et  des  illusions  républicaines,  affranchie  du  joug  de  la  tra- 
dition révolutionnaire.  Yoilà  quelle  république  il  fallait  pour  le  salut 
de  la  France,  et  c'est  encore  celle  qu'il  nous  faut  aujourd'hui. 

Ou  bien  la  trêve  de  Bordeaux  devait  être  rompue  dès  l'origine, 
ou  bien  elle  devait  finir  par  s'imposer  d'elle-même  à  tous,  comme 
la  meilleure  solution  définitive  à  nos  longues  perplexités.  Une  fois 
les  partis  domptés,  les  discussions  calmées,  la  paix  publique  as- 
surée par  le  régime  actuel,  quel  homme  de  bon  sens  pouvait  refuser 
de  consolider  ce  régime  pour  courir  les  hasards  d'une  révolution 
nouvelle?  Comme  dit  le  proverbe,  le  mieux  est  l'ennemi  du  bien. 
Les  conservateurs,  qui  passent  pour  des  hommes  sages,  devaient 
donc  tout  les  premiers  se  rallier  à  la  république  de  M.  Thiers.  Le 
concours  des  républicains  était  plus  douteux.  Il  se  pouvait  qu'une 
telle  république  ne  fût  pas  de  leur  goût,  et  qu'ils  lui  fissent  la 
guerre.  C'était  la  seule  chance  sérieuse  qui  restât  à  la  monarchie. 
En  ce  cas  seulement  elle  reprenait  ses  droits,  et  les  conservateurs 
pouvaient  essayer  de  revenir  à  leurs  anciennes  affections. 

Jusqu'ici ,  malgré  quelques  brutalités  de  langage  au  fond  sans 
grande  importance,  et  qui  passeraient  presque  inaperçues  dans  un 
pays  moins  prompt  à  s'alarmer  que  le  nôtre,  les  répubhcains  se 
sont  refusés  obstinément  à  fournir  aux  royalistes  l'occasion  désirée. 
II  est  arrivé  une  chose  à  laquelle  on  ne  s'attendait  guère  :  ce  sont 
les  conservateurs  qui  ont  attaqué  le  gouvernement  de  «  la  répu- 
blique sans  républicains;  »  ce  sont  les  républicains  de  la  veille  qui 
l'ont  accepté  et  soutenu.  Ce  sont  les  hommes  modérés  qui  se  sont 
montrés  exclusifs,  défians,  irréconciliables;  ce  sont  les  hommes 
violens  qui  ont  montré  de  la  patience  et  de  l'abnégation.  On  assure 
qu'ils  sont  fatigués  de  ce  rôle,  et  que  l'ancien  naturel  va  bientôt  re- 


2â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prendre  le  dessus.  En  attendant  ce  changement  de  scène,  qui  doit, 
dit-on,  porter  le  coup  de  grâce  à  la  république  conservatrice,  et 
faire  cesser  le  scandaleux  mensonge  de  cette  bizarre  interversion 
des  rôles  entre  les  conservateurs  et  les  rf^volutionnaires,  il  faut  bien 
que  le  gouvernement  vive  ;  à  moins  que  les  royalistes  ne  soient  tout 
prêts  à  occuper  sa  place,  il  y  a  intérêt  pour  le  pays  à  ce  que  son 
autorité  se  soutienne.  Qu'on  soit  donc  indulgent  pour  son  apostasie, 
et  qu'on  lui  pardonne  ce  grand  crime  de  se  laisser  appuyer  par  ceux 
qui  le  défendent  contre  ceux  qui  le  combattent. 

Mais,  puisque  la  modération  des  radicaux  tire  à  sa  fin,  qu'atten- 
dent donc  les  conservateurs  de  la  droite  pour  se  rallier  au  gouver- 
nement? Puisque  l'ordre  légal  et  les  intérêts  conservateurs  sont 
leur  unique  souci,  et  que  ces  intérêts  sont  gravement  compromis, 
que  n'accourent-ils  à  leur  défense,  pour  s'en  approprier  tout  l'hon- 
neur? Pourquoi,  au  lieu  d'imiter  l'intempérance  de  leurs  adversaires, 
ne  viennent-ils  pas  dès  aujourd'hui  se  ranger  autour  de  la  société 
menacée?  Ce  serait  plus  utile  que  de  crier  dans  leurs  journaux 
contre  la  république  conservatrice,  et  de  prédire  le  prochain  triomphe 
de  la  république  radicale.  Quelle  raison  peuvent-ils  avoir  d'alarmer 
l'opinion  publique ,  d'affaiblir  un  gouvernement  qui  est  encore  leur 
seule  sauvegarde  contre  le  radicalisme?  Il  serait  plus  sage,  plus 
habile  d'entrer  loyalement  dans  la  république,  de  la  conquérir  à 
leurs  idées.  C'est  leur  droit,  comme  le  nôtre  à  tous,  et  les  radicaux 
ne  peuvent  pas  plus  leur  en  interdire  l'usage  qu'ils  ne  peuvent  eux- 
mêmes  contester  aux  radicaux  le  droit  de  les  combattre.  Pourquoi, 
quand  on  peut  se  défendre  en  plein  jour  et  prendre  le  monde  à 
témoin  de  sa  vertu,  préférer  la  guerre  des  subterfuges,  des  embus- 
cades et  des  aventures? 

Non,  ce  n'est  pas  la  république  conservatrice  qui  repoussera  ja- 
mais le  concours  de  ces  ouvriers  de  la  douzième  heure,  et  qui  sus- 
pectera gratuitement  leur  sincérité!  Qu'ils  viennent  à  nous  sans 
faire  de  réserves  mentales ,  sans  se  ménager  des  portes  de  sortie, 
et  ils  seront  des  nôtres.  Sans  doute,  une  telle  adhésion  ne  doit  pas 
être  une  simple  ruse  de  guerre;  nous  ne  voulons  pas  mettre  la  ré- 
publique au  service  de  la  démagogie,  mais  nous  ne  voulons  pas  non 
plus  qu'elle  soit  un  déguisement  pour  une  réaction  monarchique. 
Nous  n'entendons  pas  plus  opprimer  le  parti  républicain  sous  le 
couvert  de  la  république  que  ruiner  le  parti  conservateur  en  usur- 
pant son  nom.  Il  s'agit  seulement  de  donner  à  noire  pays  des  in- 
stitutions libres  et  des  institutions  qui  durent  plus  longtemps  que 
nos  monarchies  modernes.  Pour  nous  du  reste,  la  république,  étant 
la  chose  de  tous,  ne  saurait  être  l'œuvre  d'un  seul  parti.  Si  la  mo- 
narchie ne  peut  contenir  que  des  monarchistes,  si  la  république  ra- 


LA   RÉPUBLIQUE    ET   LES   ANCIENS    PARTIS.  23 

dicale  n'a  de  place  que  pour  les  radicaux,  la  nôtre  au  contraire  ne 
repousse  personne,  et  elle  croit  que  les  gouvernemens  périssent 
plus  souvent  par  la  défiance  que  par  la  trahison. 

Il  y  a  quelques  mois,  de  telles  offres  auraient  été  accueillies  avec 
dédain  par  les  monarchistes.  Il  n'en  est  plus  tout  à  fait  de  même  à 
l'heure  présente.  Quelques-uns  d'entre  eux  ont  donné  l'exemple,  et 
peu  à  peu  le  groupe  des  conservateurs  libéraux  se  rapproche  de 
celui  des  conservateurs  républicains.  Il  faut  avouer  qu'ils  ne  se  ré- 
signent pas  de  très  bonne  grâce.  Ils  viennent  en  maugréant,  en  ex- 
halant leur  amertume  par  des  récriminations  quotidiennes,  en  sai- 
sissant toutes  les  occasions  de  malmener  la  république  :  ils  font  uh 
demi-pas  en  arrière  pour  chaque  pas  qu'ils  ont  fait  en  avant;  mais 
enfin  leur  désir  secret,  visible  à  travers  leurs  plaintes  mêmes,  est 
d'entrer  en  arrangement  avec  la  république.  Seulement  ils  ont  une 
manière  originale  d'entendre  la  république  conservatrice,  celle  du 
moins  à  laquelle  ils  accorderaient  peut-être  leur  concours.  A  leurs 
yeux,  la  république  conservatrice  doit  être  une  ligue  défensive 
et  offensive  de  tous  les  républicains  du  lendemain  contre  tous 
les  républicains  de  la  veille.  Ils  voudraient  qu'en  retour  de  leur 
adhésion,  on  leur  assurât,  pour  ainsi  dire,  la  mise  hors  la  loi  des 
radicaux,  qu'on  jurât  de  les  combattre  systématiquement,  éternel- 
lement, quoi  qu'ils  fassent,  quoi  qu'ils  disent,  et  qu'on  les  empê- 
chât d'arriver  au  pouvoir  par  tous  les  moyens.  Ils  voudraient  que 
M.  Thiers  rassurât  la  France  en  prenant  avec  les  radicaux  l'attitude 
d'un  saint  Michel  terrassant  le  dragon.  Si  la  république  ne  leur 
garantit  pas  la  destruction  du  radicalisme,  elle  est,  disent-ils,  con- 
vaincue d'impuissance,  et  c'est  perdre  sa  peine  que  de  la  soutenir. 
C'est  une  dernière  sommation  qu'ils  lui  adressent;  qu'elle  les  satis- 
fasse sur-le-champ,  ou  bien  ils  vont  retourner  à  la  monarchie. 

Eh  bien!  qu'ils  y  retournent,  s'ils  ne  sont  pas  plus  sages.  Se 
figurent-ils  donc  que  la  monarchie,  quand  même  ils  seraient  par- 
venus à  la  relever,  les  mettrait  éternellement  à  l'abri  des  idées  ra- 
dicales? Peuvent -ils  croire  sérieusement  que  la  présence  d'une 
royauté  réduirait  le  parti  révolutionnaire  à  l'impuissance?  Ce  parti 
ne  sera-t-il  pas  cent  fois  plus  redoutable  quand  la  haine  commune  de 
la  monarchie  lui  donnera  pour  alliés  tous  les  républicains  honnêtes, 
qui  se  retourneront  contre  lui,  sous  la  république,  toutes  les  fois 
qu'il  menacera  l'ordre  légal?  Quelle  vertu  miraculeuse  attribue- 
t--on  à  l'institution  monarchique?  S'imagine-t-on  qu'il  y  ait  un  sys- 
tème d'institutions  politiques  qui  assure  aux  nations  le  bienfait  d'un 
repos  éternel,  et  qui  les  dispense  des  luttes  salutaires  et  quoti- 
diennes, des  nobles  et  souvent  pénibles  travaux  de  la  liberté?  Fus- 
sions-nous en  monarchie,  et  en  monarchie  aussi  conservatrice, 


^h  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aussi  réactionnaire  qu'on  voudra,  nous  n'en  serions  que  plus  ex- 
posés à  des  convulsions  violentes.  Défaite  pour  défaite,  si  les  con- 
servateurs doivent  en  essuyer  un  jour,  ne  préfèrent-ils  pas  encore 
aux  catastrophes  révolutionnaires  ces  défaites  légales,  régulières, 
réparables ,  dont  on  appelle  à  l'opinion  publique ,  dont  on  tra- 
vaille à  prendre  sa  revanche,  et  où  le  vaincu  lui-même  est  pro- 
tégé par  les  garanties  de  la  loi?  La  France  ne  souffre  pas  tant  de  la 
nature  des  opinions  professées  par  les  partis  que  du  caractère  et  de 
la  conduite  des  partis  eux-mêmes.  Notre  grand  malheur  est  que 
tous  les  gouvernemens  qui  se  succèdent  chez  nous  sont  issus  des 
révolutions.  Un  grand  progrès  serait  accompli,  et  beaucoup  de  nos 
terreurs  s'évanouiraient  bien  vite,  le  jour  où,  par  la  pratique  d'une 
liberté  régulière,  nous  aurions  appris  à  marcher  dans  les  voies  lé- 
gales et  à  respecter  le  droit  de  nos  adversaires,  lors  même  que  l'u- 
sage nous  en  déplaît. 

Dans  un  gouvernement  libre,  toutes  les  opinions  sont  égales  de- 
vant la  loi;  il  n'y  en  a  point  qu'il  soit  permis  de  proscrire,  et  l'in- 
tolérance chez  les  partis  ne  prouve  qu'une  chose,  c'est  qu'ils  ne  sont 
pas  dignes  de  la  liberté.  Voilà  pourquoi  on  a  peine  à  comprendre 
l'étrange  langage  tenu  aux  républicains  modérés  par  ceux  des  an- 
ciens monarchistes  qui  leur  proposent  tardivement  leur  alliance. 
«  Prouvez-nous,  s'écrient-ils,  que  vous  détestez  les  radicaux  autant 
que  nous.  Rompez  toute  espèce  de  concert  avec  eux.  Creusez  un 
abîme,  élevez  une  barrière  éternelle  entre  eux  et  vous,  et  nous 
pourrons  peut-être  avoir  confiance  dans  le  gouvernement  de  la  ré- 
publique. »  —  «  Eh!  messieurs,  devrait-on  leur  répondre,  vous 
vous  trompez  d'adresse.  Un  gouvernement  n'est  pas  une  église  et 
n'a  pas  d'anathèmes  à  lancer  contre  les  partis.  Il  s'agit  ici,  non  pas 
de  préférences  sentimentales,  mais  d'intérêts  positifs,  d'intérêts  na- 
tionaux, qui  dans  les  pays  libres  et  dans  les  gouvernemens  repré- 
sentatifs doivent  être  débattus  et  sauvegardés  en  commun.  Ces  in- 
térêts publics  passent  avant  no^re  agrément  et  vos  répugnances. 
Nous  n'avons  pas  deux  poids  et  deux  mesures.  Nous  ferons  avec  le 
parti  radical  ce  que  nous  faisons  avec  vous-mêmes,  nous  le  soutien- 
drons quand  il  aura  raison,  nous  le  combattrons  quand  il  aura 
tort.  » 

Ainsi  «  il  faut  creuser  un  abîme  »  entre  les  conservateurs  et  les 
radicaux.  Qu'ils  sont  peu  des  hommes  d'état,  ceux  qui  emploient 
ces  formules  hautaines  !  Quoi,  est-ce  possible?  «  creuser  un  abîme  » 
entre  deux  opinions,  deux  partis,  deux  classes  de  la  société  fran- 
çaise! C'est  là  le  genre  de  prudence  et  d'apaisement  que  certains 
libéraux  nous  recommandent!  Les  divisions  ne  sont  pourtant  que 
trop  profondes  dans  notre  malheureux  pays.  Cette  nation,  dont  le 


LA   RÉPUBLIQUE    ET    LES    ANCIENS    PARTIS.  25 

caractère  est  si  bienveillant,  dont  les  mœurs  semblent  si  douces, 
est  peut-être  celle  du  monde  où  l'on  se  déteste  le  plus.  Un  siècle 
après  la  révolution  française,  nous  portons  encore  dans  la  politique 
les  sentimens  haineux  des  guerres  de  religion,  et  voilà  les  passions 
déplorables  qu'on  nous  engage  à  faire  épouser  au  gouvernement 
du  pays!  C'est  quand  les  malheurs  de  la  patrie  nous  exhortent  à 
nous  rapprocher  les  uns  des  autres,  quand  l'union  de  toutes  les 
forces  nationales  est  devenue  une  nécessité  suprême,  qu'on  veut  faire 
décréter  solennellement  l'état  de  guerre  entre  les  partis,  et  leur 
infliger  par  avance  une  sorte  de  damnation  éternelle  ! 

Si  telles  étaient  vraiment  les  conditions  de  l'adhésion  des  conser- 
vateurs à  la  forme  républicaine,  le  gouvernement  devrait  en  déses- 
pérer. Ce  qu'on  lui  demande,  ou,  pour  mieux  dire,  ce  qu'on  exige 
de  lui,  c'est  qu'il  fasse  aux  républicains  radicaux  un  procès  de 
tendance,  et  qu'il  châtie  leurs  intentions  présumées  sans  attendre 
leurs  actes.  Or  jusqu'ici  le  gouvernement  et  les  conservateurs  sin- 
cères n'ont  contre  ce  parti  aucun  sujet  de  plainte  bien  grave. 
Sans  doute  son  calme  même  éveille  quelques  défiances;  certaines 
gens  ont  beaucoup  plus  de  peine  à  lui  pardonner  les  marques  de 
modération  qu'il  a  données  que  les  retours  de  violence  auxquels 
il  se  laisse  aller  de  temps  à  autre;  mais  il  serait  difficile  de  lui  faire 
un  crime  tout  à  la  fois  de  sa  sagesse,  quand  il  est  sage,  et  de  sa 
folie,  quand  il  cesse  de  l'être.  S'il  est  bien  vrai,  comme  on  aime  à 
le  dire,  et  comme  quelques-uns  de  ses  adhérens  se  plaisent  sotte- 
ment à  s'en  vanter,  qu'il  joue  une  comédie  devant  la  France  et  de- 
vant l'Europe,  c'est  dans  tous  les  cas  une  comédie  utile  à  notre 
repos,  et,  bien  loin  de  vouloir  y  mettre  fin,  il  faut  souhaiter  qu'elle 
dure  longtemps.  Un  parti  qui  a  assez  de  discipline  et  d'esprit  poli- 
tique pour  contenir  ses  impatiences  et  dominer  ses  passions,  même 
dans  l'espoir  de  les  satisfaire  un  jour,  n'est  pas  si  incorrigible  et 
si  ingouvernable  qu'on  voudrait  le  croire.  Si  la  crainte  de  Dieu  est 
le  commencement  de  la  sagesse,  l'intérêt  bien  entendu  est  le  com- 
mencement de  la  bonne  politique. 

Apprenons  donc  à  nous  respecter  un  peu  plus  et  à  nous  soup- 
çonner un  peu  moins  les  uns  les  autres;  sinon,  les  anathèmes  des 
monarchistes  justifieraient  la  défiance  et  les  rancunes  du  parti  ra- 
dical. On  n'aurait  plus  le  droit  de  reprocher  à  M.  Gambetta  son 
éloquence  fanfaronne  et  ses  dénonciations  brutales,  si  l'on  ne  ces- 
sait de  dénoncer  les  républicains  au  mépris  public.  Les  hommes 
sont  au  fond  bien  plus  sincères  et  bien  moins  perfides  qu'ils  ne  le 
croient  eux-mêmes.  Ce  qu'ils  pratiquent  longtemps,  ils  finissent 
par  le  penser;  c'est  sur  la  puissance  de  l'habitude  qu'il  faut  comp- 
ter pour  tempérer  l'ardeur  des  radicaux.  Les  conversions  les  plus 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

éclatantes  ne  sont  pas  toujours  les  plus  sérieuses;  on  ne  peut  pas 
demander  à  des  hommes  politiques  de  se  renier  brusquement  eux- 
mêmes  et  de  venir  faire  amende  honorable,  la  corde  au  cou,  comme 
les  pénitens  du  moyen  âge.  C'est  par  l'usage  et  par  les  mœurs  que 
se  refont  insensiblement  les  doctrines.  Encore  quelques  années  de 
république,  et  vous  verrez  les  radicaux  eux-mêmes  observer  scru- 
puleusement la  loi.  Les  partis  se  rapprocheront  les  uns  des  autres, 
et  au  lieu  de  la  guerre  sociale  qu'on  nous  prêche  nous  aurons  un 
régime  de  liberté  légale,  sujet  aux  fluctuations  de  tous  les  pays 
libres,  mais  obéi  et  soutenu  par  tous. 

Sont-ce  là,  comme  certains  esprits  forts  l'assurent,  de  vaines  es- 
pérances et  de  ridicules  illusions?  La  république,  telle  que  nous 
l'entendons,  c'est-à-dire  le  règne  de  la  loi,  est-elle  donc  impossible 
dans  une  société  comme  la  nôtre?  Notre  démocratie  française  est- 
elle  un  terrain  mouvant  où  l'on  ne  peut  rien  fonder  de  solide?  Est- 
elle éternellement  condamnée,  comme  le  dieu  de  la  fable,  à  dévorer 
ses  enfans?  Doit-elle  défaire  chaque  matin  ce  qu'elle  a  fait  la  veille, 
et  détrui .e  successivement  toutes  les  institutions  qu'elle  se  donne? 
Soyons  de  bon  compte,  et  ne  nous  payons  pas  de  mots  :  le  grand 
défaut  de  notre  nation  n'est  pas  son  goût  pour  l'anarchie  ;  c'est  au 
contraire  une  docilité  trop  grande  à  toutes  les  impulsions  qu'on  lui 
donne,  c'est  une  obéissance  résignée  aux  gouvernemens  établis, 
et  une  soumission  passive  à  la  loi,  quel  qu'en  soit  l'auteur,  même 
à  la  loi  du  plus  fort  quand  il  n'y  en  a  pas  d'autre.  La  démocratie 
française  est  essentiellement  conservatrice  de  l'ordre  légal,  et  elle 
le  respectera  certainenient,  si  les  partis  savent  le  respecter  eux- 
mêmes.  Les  révolutions  dont  on  l'accuse  sont  beaucoup  plus  le  fait 
des  factions  et  des  gouvernemens  eux-mêmes  que  celui  de  la  masse 
de  la  nation.  Faut-ii  s'étonner  si  ces  perpétuels  changemens,  qu'elle 
subit  sans  en  être  la  cause,  et  dont  elle  cherche  à  s'accommoder 
sans  les  avoir  voulus,  la  surprennent,  la  désorientent,  la  découra- 
gent, et  lui  font  perdre  quelquefois  l'équilibre?  Ce  n'est  pas  la  faute 
de  l'opinion  publique ,  si  les  hasards  des  révolutions  et  les  exagé- 
rations des  partis  victorieux  la  poussent  toujours  d'un  extrême  à 
un  autre.  Sans  doute  elle  manque  de  sang-froid  et  de  prévoyance. 
Elle  n'a  pas  cette  prudence  politique,  si  rare  même  chez  les  hommes 
d'état,  qui  les  préserve  des  exagérations  régnantes,  et  leur  permet 
de  traverser  d'un  pied  sûr  les  époques  les  plus  troublées  de  l'his- 
toire. Elle  dépasse  bien  souvent  le  but  dans  son  impatience  de  l'at- 
teindre. Quand  l'ordre  légal  est  menacé,  elle  se  jette  dans  la  réac- 
tion, au  détriment  de  la  légalité  et  de  l'ordre  même,  qu'elle  veut 
défendre.  Quand  la  réaction  devient  menaçante  à  son  tour,  quand 
la  souveraineté  populaire  est  en  danger,  elle  se  rejette  vers  l'excès 


LA    RÉPUBLIQUE    ET   LES   ANCIENS   PARTIS.  27 

contraire,  et  elle  tombe  dans  la  politique  radicale,  sans  comprendre 
qu'elle  fournit  des  armes  à  la  réaction.  C'est  ainsi  que  l'opinion 
publique  verse  tour  à  tour  dans  la  démagogie  et  dans  la  dictature, 
sans  pouvoir  depuis  longtemps  se  reposer  dans  l'ordre  légal.  C'est 
un  travers  dont  il  faut  la  guérir,  mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour 
désespérer  de  l'avenir  ou  pour  donner  soi-même  au  pays  l'exemple 
des  exagérations  qui  le  perdent.  Il  n'y  a  qu'un  seul  moyen  pour 
empêcher  la  France  d'osciller  éternellement  entre  les  partis  ex- 
trêmes :  c'est  de  f:dre  de  la  politique  modérée.  La  violence  n'est 
bonne  qu'à  exaspérer  les  passions,  à  semer  l'effroi  dans  le  pays  et  à 
le  pousser  justement  dans  les  bras  des  partis  extrêmes,  auxquels 
on  voudrait  le  soustraire.  Puisque  l'opinion  publique  manque  de 
sang-froid  et  de  mesure ,  on  n'y  remédiera  pas  en  imitant  les  dé- 
fauts qu'on  lui  reproche;  on  ne  la  corrigera  qu'en  lui  donnant  pa- 
tiemment l'exemple  des  vertus  qui  lui  manquent,  et  en  l'habituant 
elle-même  à.  les  pratiqiier. 

Cette  tâche  est  justement  celle  de  la  république  conservatrice,  et 
ceux  même  qui  ne  croient  pas  à  son  succès  n'ont  pas  le  droit  de 
lui  refuser  leur  assistance  dans  cette  patriotique  entreprise.  Dût- 
elle  pprir  malgré  leurs  efforts,  en  travaillant  pour  elle,  ils  auraient 
travaillé  aussi  pour  eux-mêmes.  On  ne  leur  demande  ici  que  de 
consulter  leurs  intérêts.  S'ils  persistent  à  croire  à  l'elTicacité  des 
moyens  violens,  qu'ils  attendent  au  moins,  pour  prêcher  leur  croi- 
sade, que  nous  ayons  fixé  d'un  commun  accord  las  institutions  du 
pays.  Alors  ils  seront  libres  de  guerroyer  à  leur  aise  soit  contre  les 
radicaux,  soit  même  contre  les  modérés.  Personne  d'ailleurs  ne  peut 
leur  garantir  que  les  radicaux  n'arriveront  jamais  au  pouvoir,  et 
qu'ils  n'y  commettront  pis  des  fautes;  on  peut  môme  prédire  que 
leur  tour  viendra  un  jour  ou  l'autre,  quelle  que  soit  la  forme  du 
gouvernement,  parce  que  les  conservateurs  commettront  eux-mêmes 
des  fautes  dont  les  radicaux  profiteront.  Le  jour  n'est  peut-être  pas 
très  éloigné  où  les  modérés  de  toute  opinion  devront  se  coaliser 
pour  tenir  tête  à  un  gouvernement  radical.  Raison  de  plus  pour  ne 
pas  bouder  la  république  et  pour  asseoir  solidement  les  institutions 
qui  seront  notre  sauvegarde.  On  affecte  souvent  de  penser  que  le 
choix  de  la  monarchie  ou  de  la  république  est  une  chose  secon- 
daire, et  que  l'opinion  de  la  France  se  divise  dès  à  présent  en 
deux  partis  tranchés,  le  parti  conservateur  et  le  parti  radical. 
Sans  doute  il  en  sera  ainsi  quand  la  république  sera  fondée.  A 
l'abri  des  institutions  choisies  librement  par  la  nation,  et,  il  faut 
l'espérer,  respectées  de  ceux  même  qui  ne  les  auront  pas  votées,  le 
pays  se  divisera  comme  partout  ailleurs  en  deux  partis  réguliers; 
mais  il  faut  d'abord  que  la  république  soit  faite  :  tant  que  cette 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

question  préjudicielle  n'aura  pas  été  viciée,  la  confusion  régnera 
dans  les  partis,  et  ce  grand  duel  des  conservateurs  avec  les  réfor- 
mateurs, cet  éternel  procès  qui  fait  la  vie  des  pays  libres,  ne  pourra 
pas  se  plaider  faute  de  juges. 

Puisque  l'on  a  hâte  de  rentrer  dans  l'état  normal  et  d'écarter 
tout  mélange,  il  n'y  a  qu'une  chose  à  faire  :  il  faut  organiser  la 
république.  Si  l'on  y  cherche  une  panacée  contre  telle  ou  telle 
doctrine  ou  un  instrument  favorable  à  telle  ou  telle  politique, 
assurément  on  ne  l'y  trouvera  pas;  la  république  en  elle-même 
n'assurera  le  monopole  du  pouvoir  à  aucune  opinion  particulière. 
Il  ne  faut  y  chercher  que  le  cadre  légal  dans  lequel  tous  les  par- 
tis seront  appelés  à  se  mouvoir  et  à  se  combattre  librement.  Les 
institutions  politiques,  surtout  chez  une  nation  divisée  comme 
la  nôtre,  ressemblent  aux  règles  d'un  tournoi,  que  les  adversaires 
appelés  à  lutter  l'un  contre  l'autre  doivent  fixer  d'un  commun  ac- 
cord, pour  n'en  pas  méconnaître  l'autorité.  Il  importe  donc  à  tout 
le  monde  que  tout  le  monde  apporte  son  concours  à  l'établisse- 
ment de  la  république.  L'unanimité  des  résolutions  peut  seule 
donner  à  nos  institutions  futures  l'autorité  nécessaire  à  la  défense 
des  intérêts  conservateurs  et  à  la  sécurité  de  l'ordre  social. 

III. 

L'intérêt  des  conservateurs  à  soutenir  le  gouvernement  actuel 
est  d'une  telle  évidence  que  l'on  s'étonne  de  le  voir  méconnaître.  Si 
l'assemblée  nationale  avait  fondé  la  république  dès  l'année  der- 
nière, l'influence  des  conservateurs  serait  aujourd'hui  bien  plus 
grande.  Ils  seraient  restés  les  conseillers  naturels  du  gouvernement, 
les  arbitres  incontestés  de  l'opinion  publique.  Leur  autorité  se  se- 
rait accrue  par  leurs  concessions  mêmes.  Quoiqu'il  soit  bien  tard 
pour  changer  de  route,  elle  ne  peut  encore  que  s'amoindrir  par  des 
hésitations  et  par  des  résistances  nouvelles. 

Les  républicains,  il  faut  l'avouer,  ceux  du  moins  de  l'opinion 
radicale,  ont  un  bien  moindre  intérêt  à  agir  de  même,  s'ils  ne 
considèrent  que  leur  influence  personnelle  et  le  succès  de  leur 
parti.  L'an  dernier,  pour  sauver  la  république  menacée  par  les 
royalistes,  ils  auraient  volontiers  consenti  à  la  recevoir  des  mains 
de  l'assemblée  actuelle;  mais  aujourd'hui  les  fautes  des  conserva- 
teurs ont  mis  la  mnjorité  dans  leurs  mains.  Ils  n'ont  plus  rien  à 
redouter  pour  la  république  elle-même,  et  beaucoup  d'entre  eux 
conçoivent  même  l'espérance  d'arriver  directement  au  pouvoir.  Ils 
n'ont  donc  plus  besoin  que  le  gouvernement  les  protège;  ils  peu- 
vent attendre  sans  inquiétude  l'époque  des  élections  futures,  et 


LA    RÉPUBLIQUE    liT   LES    ANCIENS    PARTIS.  29 

concentrer  tous  leurs  efforts  sur  les  candidatures  purement  radi- 
cales. C'est  le  résultat  inévitable  des  lenteurs  et  des  intrigues 
royalistes.  Chaque  jour  dépensé  par  l'assemblée  en  récriminations 
et  en  vaines  querelles  ajoute  aux  forces  du  parti  radical ,  et  lui 
donne  la  tentation  de  s'en  servir,  non-seulement  contre  la  monar- 
chie, mais  bien  contre  la  république  conservatrice  elle-même. 

Néanmoins,  si  les  républicains  se  placent  à  un  point  de  vue  plus 
élevé,  s'ils  pensent  un  peu  davantage  à  l'avenir,  à  la  durée  de  cette 
république  qu'ils  semblent  aimer  d'un  si  fervent  amour,  et  dont 
l'intérêt  ne  peut  pas  être  séparé  de  celui  du  pays,  ils  s'aperce- 
vront qu'ils  doivent  rester  fidèles  à  la  politique  conservatrice,  et 
qu'un  retour  pur  et  simple  à  la  politique  radicale  ne  leur  offrirait 
que  des  satisfactions  d'amour-propre,  achetées  au  prix  de  la  tran- 
quillité de  la  France  et  peut-être  du  salut  de  la  république.  Ils 
verront  que  tout  leur  commande  de  résister  à  la  tentation  d'un 
succès  éphémère,  bientôt  suivi  de  quelque  catastrophe.  Ils  se  gar- 
deront même,  s'ils  sont  sages,  de  triompher  trop  bruyamment  des 
victoires  de  la  république,  et  ils  s'appliqueront  avant  tout  à  faire 
mentir  les  propos  qui  les  représentent  comme  des  comédiens  de 
modération,  prêts  à  se  ruer  sur  le  pouvoir  et  à  bouleverser  la 
société. 

Pourquoi?  Parce  que  la  France  a  besoin  de  repos,  et  qu'elle  a 
peur  de  ce  qui  pourrait  la  troubler.  Un  de  leurs  chefs  le  leur  di- 
sait, il  y  a  peu  de  jours,  dans  un  discours  où  la  sagesse  se  mêle 
étrangement  à  la  violence  et  où  le  bon  sens  de  l'homme  politique 
semble  dominé  trop  souvent  par  les  emportemens  du  démagogue  et 
les  rancunes  de  l'homme  de  parti.  La  France  a  peur;  la  longue  ha- 
bitude du  pouvoir  absolu,  l'expérience  fréquente  des  révolutions 
soudaines,  l'absence  des  longues  traditions  politiques,  l'ont  rendue 
prudente  et  même  timide;  les  malheurs  sans  précédens  qui  vien- 
nent de  l'accabler  lui  ont  fait  de  ce  défaut  une  nécessité  et  presque 
une  vertu.  Elle  a  besoin  de  se  recueillir  et  de  reprendre  ses  forces. 
Toute  opinion  qui  essaierait  brutalement  de  s'imposer  à  cette  na- 
tion convalescente  ne  réussirait  qu'à  l'épouvanter.  C'est  apparem- 
ment pour  cette  raison  que  le  chef  de  la  gauche  radicale,  ajou- 
tant l'exemple  au  précepte,  accompagnait  ces  sages  avis  d'un  flot 
de  paroles  intolérantes  et  belliqueuses,  propres  à  semer  partout 
l'inquiétude.  C'est  également  dans  ce  dessein,  du  moins  il  faut  le 
croire,  qu'il  terminait  sa  pacifique  harangue  par  une  excommuni- 
cation solennelle,  urhi  et  orbî ,  contre  tous  les  mécréans  monar- 
chistes qui  pourraient  essayer  de  se  glisser  dans  la  république, 
sans  avoir  fait  pénitence  à  la  porte  de  l'église,  et  humblement 
confessé  leurs  erreurs. 


30  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Eh  bien  !  les  républicains  auraient  tort  d'applaudir  sans  réserve 
à  ces  paroles  légères  et  arrogantes.  Ils  y  perdraient  leur  plus  grande 
force,  celle  de  la  modération,  leur  plus  précieuse  conquête,  celle  de 
l'estime  chaque  jour  croissante  de  la  France.  C'est  faire  le  jeu  des 
royalistes  que  de  fournir  un  prétexte  à  leurs  accusations.  C'est  dé- 
goûter le  pays  de  la  république  que  de  la  lui  montrer  sous  l'aspect 
du  fanatisme  et  de  la  défiance.  La  république  doit  venir  à  tous,  la 
main  ouverte  et  le  visage  souriant.  Autrement  elle  n'est  plus  qu'un 
parti  comme  un  autre,  et  elle  mérite  à  son  tour  les  reproches 
qu'elle  adresse  à  ses  adversaires,  quand  elle  les  accuse  si  juste- 
ment de  n'avoir  pas  le  sentiment  national.  Oui,  elle  serait  bien  di- 
minuée dans  l'histoire,  s'il  s'agissait  pour  elle  non  plus  de  pacifier  et 
de  relever  la  France,  mais  bien  de  revanches  personnelles  à  prendre, 
d'amours-propres  à  satisfaire,  de  places  à  distribuer,  de  triomphes 
oratoires  à  remporter,  ou  môme  de  théories  al)straites  à  imposer  au 
pays!  La  France  et  la  république  seraient  toutes  les  deux  bien  ma- 
lades, &i,  après  le  départ  de  cette  assemblée,  elles  devaient  tomber 
sans  transition  dans  les  mains  d'une  assemblée  puren-iCnt  radicale! 

Cette  assemLlée,  dira-t-on,  sentirait  le  besoin  d'être  sage  :  elle 
ne  pourrait  l'être,  si  la  u'ajorité  y  était  composée  tout  entière  de  sol- 
dats obéissant  au  même  chef.  La  seule  chose  qui  empêche  les  partis 
de  se  perdre,  c'est  la  résistance  qu'ils  rencontrent  et  les  concessions 
qu'ils  sont  obligés  de  feire.  Cn  gouvernement  purement  radical 
succédant  à  celui  de  M.  Thiers,  ce  serait  la  république  se  séparant 
avec  éclat  des  conservateurs,  les  forçant  à  devenir  ses  ennemis,  les 
livrant  à  toutes  les  tentations  réactionnaires.  Ce  serait  une  lutte  de 
de  tous  les  insLans  entre  deux  partis  tranchés  et  inconciliables,  ce 
serait  le  parti  conservateur  moralement  insurgé  contre  la  répu- 
blique, le  parti  radical  exaspéré,  perdant  la  tête,  —  tout  le  fruit  de 
deux  ans  de  sagesse  anéanti,  —  la  France  enfin  retombant  dans  l'or- 
nière des  révolutions  sans  issue  et  parcourant  de  nouveau  la  triste 
série  de  ses  métamorphoses  monarchiques,  dictatoriales  et  républi- 
caines. Voilà  où  pourraient  ;;ous  conduire  'a  politique  d'exclusion  du 
parti  radical  et  l'impatiente  ambition  de  ses  chefs.  Qu'ils  le  sachent 
bien,  la  république  sans  conservateurs  n'est  pas  moins  impossible 
à  fond-T  que  la  république  sans  républicains.  Pour  les  uns  comme 
pour  les  autres,  il  s'agit  non  point  de  «  creuser  des  abîmes,  »  mais 
de  combler  autant  que  possible  ceux  ({ui  sont  déjà  creusés.  Radi- 
caux ou  royalistes,  les  partis  qui  «  creusent  des  abîmes  »  finissent 
toujours  par  y  être  engloutis. 

La  république  est  de  tous  les  régimes  celui  auquel  cette  politique 
nuirait  le  plus.  Elle  a  moins  d'intérêt  que  tout  autre  à  entretenir  les 
divisions  de  la  société  française  et  à  les  exagérer  aux  yeux  du  pays. 


LA.    RÉPUBLIQUE    £T    LES    ANCIENS    PARTIS.  31 

Son  principal  mérite  consiste  au  contraire  à  en  elFacer  les  dernières 
traces  en  achevant  dans  les  esprits  une  révolution  depuis  longtemps 
consommée  dans  les  faits.  C'est  donc  lui  rendre  un  mauvais  service 
et  commettre  une  mauvaise  action  que  de  représenter  la  France,  ce 
pays  où  la  plus  complète  égalité  règne  dans  les  droits  politiques  non 
moins  que  dans  les  droits  civils,  comme  un  peuple  d'ilotes  à  peine 
affranchis,  et  obligés  encore  d'oj)primer  leurs  maîtres  pour  n'être 
pas  ramenés  sous  le  joug.  Ces  déclamations  troublent  les  esprits, 
égarent  les  consciences,  pervenissent  le  sens  politique,  et  nuisent 
en  défmitive  au  parti  qui  les  emploie,  puisqu'elles  font  durer  les 
malentendus  qui  ont  si  longtemps  rendu  la  liberté  suspecte  et  la 
république  odieuse  au  pays.  iNon,  il  ne  sert  de  lien  aux  républicains 
de  calomnier  la  France;  ils  devraient  laisser  ce  triste  rôle  aux  amis 
de  l'empire  et  à  tous  les  partis  d'aventure  qui  spéculent  sur  la 
haine  des  classes.  L'heure  est  venue  d'en  finir  avec  ces  lieux-com- 
muns malfaisans  dont  la  démagogie  et  le  despotisme  se  servent  tour 
à  tour  pour  nous  dominer,  et  c'est  à  la  république  qu'il  appartient 
de  nous  en  délivrer.  Elle  seule  peut  réconcilier  les  diverses  bran- 
ches de  la  famille  française  en  leur  faisant  voir  que  nos  divisions 
sont  moins  profondes  et  moins  irrémédiables  que  nous  ne  le  pen- 
sons. Elle  manquerait  à  son  devoir,  elle  trahirait  sa  propre  cause, 
si  elle  souffrait  qu'on  vînt  en  son  nom  ranimer  les  inimitiés  qu'elle 
doit  éteindre. 

Si  l'on  regarde  sérieusement  au  fond  des  choses,  au  lieu  de  s'en 
tenir  aux  préjugés  vulgaires  et  aux  habitudes  prises,  on  s'aperçoit 
avec  étonnement  que  nos  c'ivisions  de  partis  tiennent  beaucoup 
moins  encore  à  nos  doctrines  politiques  qu'à  la  fausse  opinion  que 
nous  avons  les  uns  des  autres  et  à  la  ridicule  frayeur  que  nous  nous 
inspirons  mutuellement.  Au  rebours  de  ce  qui  devrait  se  passer 
dans  un  pays  libre,  les  questions  de  personnes  l'emportent  presque 
toujours  sur  les  questions  de  principes,  et,  lors  môme  qu'ils  sont 
près  de  s'accorder  sur  le  fond  des  choses,  les  partis  tiennent  à 
rester  isolés  et  h  se  faire  passer  pour  ennemis.  L'absence  de  mœurs 
publiques  sérieuses,  le  défaut  de  patience  et  de  mesure,  telle 
est  la  principale,  sinon  l'unique  raison  de  nos  discordes.  Pour- 
quoi la  France  en  effet  serait-elle  moins  unie  que  les  autres  nations? 
Pourquoi  serait-elle  condamnée  à  un  régime  ('e  provocations  per- 
pétuelles? Pourquoi  n'arriverait-elle  pas  à  ce  paisible  échange  des 
idées  qui  établit,  dans  les  pays  libres,  un  lien  moral  entre  les  opi- 
nions contraires,  et  qui  leur  permet  de  résoudie  ensemble  le  grand 
problème  des  sociétés  modernes  en  mélangeant  dans  une  juste  me- 
sure la  conservation  et  le  progrès?  Quel  est  donc  l'obstacle  inconnu 
qui  s'y  oppose?  Où  sont  dans  la  société  française  les  éléraens  irré- 


32  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

conciliables?  Les  théories  sociales  qu'on  y  professe  sont-elles  plus 
dangereuses  et  plus  détestables  qu'ailleurs?  Le  programme  du 
parti  radical  n'est-il  pas  le  môme  que  chez  les  nations  voisines?  Ou 
bien  les  conservateurs  français  sont-ils  plus  arriérés  et  plus  re- 
belles aux  idées  modernes?  —  En  aucune  façon.  La  France  est  au 
contraire  au  point  de  vue  démocratique  un  des  pays  les  plus  avan- 
cés du  monde.  Il  n'y  en  a  pas  d'autre  en  Europe  où  les  distinctions 
sociales  soient  moins  sérieuses,  où  le  mélange  soit  plus  grand  entre 
les  différentes  couches  du  peuple;  il  n'y  en  a  pas  où  les  principes 
d'égalité,  qui  sont  le  fond  des  idées  républicaines  et  l'âme  de  la  so- 
ciété moderne,  soient  plus  profondément  enracinés  dans  les  esprits 
et  dans  les  mœurs.  A  vrai  dire,  aucune  de  ces  idées  n'appartient  en 
propre  au  parti  radical;  on  les  respire  dans  l'air  de  la  société  fran- 
çaise, elles  sont  devenues  indispensables  à  son  existence;  beaucoup 
de  conservateurs  les  professent  ouvertement,  et,  si  elles  rencontrent 
encore  çà  et  là  des  adversaires  passionnés,  ces  contradictions  ne 
servent  qu'à  prouver  leur  puissance.  Comment  se  fait-il  donc  que 
les  radicaux  parviennent  à  en  faire  un  épouvantail  pour  le  pays? 

Gela  tient  surtout  à  la  manière  dont  ils  les  enseignent  et  à  l'atti- 
tude belliqueuse  qu'ils  se  croient  permis  de  prendre  à  l'égard  du 
reste  de  la  nation.  Rien  ne  leur  serait  plus  facile  que  d'offrir  aux 
conservateurs  un  arrangement  équitable,  et  de  faire  prévaloir  paci- 
fiquement celles  de  leurs  idées  qui  sont  mûres;  mais  beaucoup 
d'entre  eux  aiment  mieux  les  proclamer  sur  un  ton  dogmatique  et 
menaçant  et  repousser  tout  essai  d'entente  comme  une  trahison  ou  un 
sacrilège.  Au  lieu  de  se  présenter  modestement  comme  des  hommes 
de  bon  sens  et  de  bonne  foi,  ils  aiment  à  envelopper  leurs  doctrines 
d'une  phraséologie  pompeuse  qui  déguise  aux  yeux  de  la  foule  ce 
qu'elles  ont  de  vague  ou  de  banal.  Ils  enflent  orgueilleusement  la 
voix  comme  les  prophètes  d'une  religion  nouvelle,  et  ils  accablent 
de  leurs  foudres  quiconque  n'adhère  pas  aveuglément  au  credo  de 
leur  église.  Ils  sont  comme  toutes  les  sectes  religieuses,  il  leur  faut 
la  foi  du  charbonnier;  ils  préfèrent  à  l'adhésion  réfléchie  des  esprits 
éclairés  le  fanatisme  ignorant  et  l'enthousiasme  pour  ainsi  dire 
physique  de  la  multitude.  Ils  veulent  avoir  des  soldats  plutôt  que 
des  alliés,  des  serviteurs  dociles  plutôt  que  des  conseillers  indé- 
pendans  et  sévères,  et  en  dehors  du  troupeau  de  leurs  fidèles  il  n'y 
a  guère  pour  eux  que  des  ennemis.  C'est  ainsi  qu'ils  font  des  idées 
les  plus  simples,  les  plus  libérales,  les  plus  pratiques  (et  il  y  en  a 
quelques-unes  dans  leur  programme),  un  objet  d'effroi  pour  les 
gens  timides  et  de  répulsion  pour  ceux  même  qui  ne  seraient  pas 
loin  de  les  admettre.  Us  semblent  avoir  peur  de  perdre  leur  pres- 
tige en  laissant  pénétrer  des  étrangers  dans  le  temple.  On  dirait 


LA    RÉPUBLIQUE    ET   LES    ANCIENS    PARTIS.  33 

qu'ils  veulent  se  faire  une  espèce  de  monopole  de  la  république, 
comme  les  bonapartistes  le  feraient  de  l'empire  ou  les  légitimistes 
de  la  royauté.  Or  une  telle  conduite  de  leur  part  serait  la  mort  de 
la  république  elle-même  et  la  ruine  des  progrès  qu'ils  espèrent  ac- 
complir avec  elle.  Un  parti  dont  les  idées  se  réalisent  et  passent 
dans  le  domaine  public  cesse  par  là  même  d'être  un  parti,  et  ne  doit 
plus  en  conserver  le  langage.  Si  les  radicaux  ne  sont  pas  encore 
décidés  à  s'effacer  derrière  leurs  idées,  s'ils  veulent  garder  au  gou- 
vernement les  allures  et  les  prétentions  d'une  faction  victorieuse, 
c'est  une  raison  de  plus  pour  les  écarter  du  pouvoir,  car  ils  sont 
alors  les  plus  dangereux  ennemis  de  la  république. 

Il  faut  le  répéter  sans  relâche  aux  républicains  comme  aux  con- 
servateurs, la  république  est  la  chose  de  tous,  et  ne  saurait  être 
l'œuvre  d'une  faction.  Qu'elle  ne  commette  point  l'imprudence  de 
s'isoler  au  milieu  du  pays  !  Qu'elle  n'ait  point  la  forfanterie  de  re- 
pousser l'adhésion  des  nouveau- venus.  Ce  sont  les  conversions  de  la 
dernière  heure  qui  lui  apporteront  le  plus  de  force  et  d'autorité.  C'est 
l'aveu  d'impuissance  de  ses  adversaires  qui  sera  le  gage  de  sa  durée 
et  de  sa  sécurité  future.  Ainsi  l'assemblée  nationale  n'a  certaine- 
ment aucune  envie  de  proclamer  la  république,  et  il  est  bien  tard 
aujourd'hui  pour  lui  en  donner  le  conseil;  ce  consentement  tardif 
ne  semblerait  pas  assez  libre,  et  passerait  plutôt  pour  un  acte  de 
faiblesse  que  pour  un  acte  de  souveraineté.  Pourtant,  si  par  ha- 
sard elle  s'y  décidait,  les  républicains  sensés  n'auraient  pas  à  s'en 
plaindre.  Quel  témoignage  de  la  nécessité  de  la  république,  quelle 
garantie  pour  son  avenir  et  pour  sa  sûreté,  que  de  la  voir  acceptée 
par  ses  pires  ennemis!  La  république  adoptée  de  guerre  lasse  par 
les  hommes  qui  l'ont  tant  combattue,  votée,  même  in  extremis,  par 
l'immense  majorité  d'une  assemblée  monarchique,  à  la  condition 
toutefois  que  cette  assemblée  n'essayât  pas  de  s'éterniser  au  pouvoir, 
cette  république-là  serait  indestructible  et  à  l'abri  de  tout  danger 
de  réaction.  Les  conservateurs,  qui  l'auraient  fondée,  ne  pourraient 
plus  la  répudier;  les  assemblées  suivantes  la  modifieraient  sans 
doute,  mais  son  existence  même  ne  pourrait  plus  être  remise  en 
question.  Si  rien  de  pareil  n'est  à  espérer  de  l'assemblée  nationale 
prise  en  corps,  au  moins  ne  faut-il  pas  repousser  gratuitement  les 
adhésions  individuelles,  lors  même  qu'elles  sont  plus  empreintes  de 
résignation  que  de  zèle.  Il  ne  faut  pas  que  les  conservateurs  puissent 
se  plaindre  un  jour  que  la  république  ait  été  faite  sans  eux  et  contre 
eux.  S'ils  se  sentaient  plus  tard  tentés  de  la  renverser,  il  faut  que 
l'on  puisse  leur  opposer  leurs  propres  promesses  et  leurs  propres 
actes. 

C'est  un  mauvais  calcul  que  de  préférer  des  ennemis  déclarés  à 

rroME  cil,  —  1872.  3 


34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  amis  trop  tièdes.  C'est  une  maladresse  pour  un  parti  que  de 
méconnaître  ce  qu'il  y  a  de  bonne  foi  et  d'honnêteté  chez  ses  adver- 
saires. Quand  une  fols  les  royalistes  auront  pris  la  résolution  de  con- 
courir à  la  fondation  de  la  république,  ils  deviendront  aussi  sincères, 
aussi  zélés  que  les  républicains  de  la  veille.  Leur  longue  résistance 
elle-même  est  un  gage  de  leur  loyauté.  Ils  porteront  dans  leur  atta- 
chement aux  institutions  nouvelles  ce  même  esprit  de  conservation 
et  de  fidélité  qui  les  anime  aujourd'hui  pour  les  institutions  du 
passé.  Plus  les  républicains  deviendront  conservateurs,  plus  les 
conservateurs  s'attacheront  à  la  république.  Ils  cesseront  de  former 
deux  peuples  ennemis  vivant  côte  à  côte  sur  le  même  sol,  sans  se 
mêler  et  sans  se  connaître.  L'œuvre  de  conciliation,  qui  est  le  but 
et  pour  ainsi  dire  l'âme  de  la  république  conservatrice,  s'effectuera 
toute  seule,  si  chacun  des  anciens  partis  s'inspire  un  peu  plus  des 
nécessités  de  l'heure  présente,  et  un  peu  moins  des  souvenirs  du 
passé. 

Quel  qu3  soît  l'avenir  qui  nous  est  réservé,  nous  n'avons  tous 
aujourd'hui  qu'un  devoir  :  c'est  d'oublier  ce  qui  nous  divise  et  de 
chercher  ce  qui  peut  nous  unir.  Le  mot  d'ordre  de  tous  les  partis  doit 
être  le  même,  non  pas  celui  du  célèbre  Danton  et  de  ses  imitateurs 
contemporains  :  «  de  l'audace,  de  l'audace,  et  encore  de  l'audace,  » 
mais  bien  «  de  la  modération,  de  la  modération,  et  encore  de  la 
modération.  «  Qu'au  lieu  de  fourbir  leurs  armes  pour  du  nouveaux 
combats,  de  s'excommunier  mutuellement  et  de  se  menacer  de  mort, 
ils  s'étudient  sincèrement  à  se  faire  des  concessions  mutuelles,  et 
travaillent  à  préparer  des  institutions  qui  puissent  les  abriter  tous 
ensemble. —  Cela  est  difficile  assurément,  mais  moins  chimérique 
qu'il  ne  semble  à  nos  roués  politiques  et  à  nos  patriotes  désabu- 
sés, car,  si  nos  chefs  de  parti  ne  donnent  pas  toujours  le  bon 
exemple,  le  pays  du  moins  marche  dans  cette  voie  avec  patience  et 
avec  courage,  —  car  nous  avons  un  gouvernement  honnête  qui  sert 
de  point  de  ralliement  aux  hommes  de  bon  sens,  et  qui  a  fait  de  la 
république  conservatrice  le  refuge  naturel  de  toutes  les  opinions 
vaincues,  aussi  bien  que  le  rendez-vous  commun  de  tous  les  dé- 
voûments  patriotiques. 

Quant  à  nous,  nous  lui  resterons  fidèles,  nous  n'abandonnerons 
pas  la  cause  de  la  république  conservatrice.  Nous  maintenons  plus 
que  jamais  cette  formule,  bien  qu'elle  ait  le  malheur  de  psêter  à 
rire  à  certains  esprits  raffinés.  Libre  à  ceux  qui  ne  la  comprennent 
pas  de  s'en  moquer  tout  à  leur  aise.  Tant  pis  pour  eux,  s'ils  sont 
étrangers  aux  généreux  sentimens,  aux  sages  résolutions, aux  pa- 
triotiques idées  qu'elle  exprime,  et  qui  ne  trouvent  nulle  part  une 
expression  aussi  claire.  Tant  pis  pour  eux,  s'ils  ne  veulent  pas  voir 


lA  RÉPUBLIQUE  ET  LES  ANCIENS  PARTIS.  35 

qu'elle  garantit,  mieux  qu'aucune  autre,  le  respect  de  la  conscience 
nationale  et  la  maturité  de  ses  décisions.  Que  ces  grands  philoso- 
phes s'amusent,  si  bon  leur  semble,  à  cribler  de  leurs  sarcasmes 
un  gouvernement  qui  n'a  d'autre  but  que  de  rendre  le  pays  à  lui- 
même  en  le  guérissant  de  toute  superstition  politique,  en  l'affran- 
chissant du  joug  d'^s  parus;  qu'ils  essaient  en  même  temps  de  nous 
imposer  par  l'intimidation  ou  par  l'intrigue  des  solutions  hâtives  et 
des  gouvernemens  de  contrebande  :  nous  ne  sommes  pas  inquiets 
de  leurs  tentatives;  nous  savons  qu'elles  n'auront  d'autre  effet  que 
de  les  rendre  odieux  au  pays. 

Oui  certes,  il  y  a  chez  nous  beaucoup  d'esprits  forts,  corrompus 
par  le  spectacle  de  nos  révolutions  incessantes,  qui  en  sont  venus 
à  se  faire  des  destinées  d'un  grand  peuple  comme  le  nôtre  l'idée 
immorale  que  les  Romains  de  la  décadence  pouvaient  se  former  des 
révolutions  de  palais  qui  élevaient  ou  renversaient  leurs  maîtres 
éphémères.  Il  y  a  en  France  un  grand  nombre  d'hommes  honnêtes 
et  éclairés,  mais  profondément  sceptiques,  qui  s'imaginent  que  l'éta- 
blissement de  tel  ou  tel  régime  politique  est  une  affaire  de  hasard 
et  d'arbitraire,  une  espèce  de  loterie  où  l'on  peut  risquer  indiffé- 
remment sur  une  carte  ou  sur  une  autre  l'avenir  du  pays  que  l'on 
gouverne.  Ils  pensent  qu'on  peut  affubler  indifféremment  une  na- 
tion d'une  république  ou  d'une  monarchie,  d'une  roynuté  consti- 
tutionnelle ou  d'une  dictature  militaire,  comme  on  fait  endosser 
divers  costumes  à  un  figurant  de  théâtre,  et  que  les  gouvernemens 
eux-mêmes  font  l'opinion  publique,  par  laquelle  ils  feignent  de  se 
laisser  guider.  Ces  hommes-là  considèrent  l'histoire  comme  une 
série  de  coups  de  force,  d'escamotages  heureux  et  de  travestisse- 
mens  improvisés;  mais,  Dieu  merci,  l'histoire  n'est  pas  encore 
aussi  immorale  :  elle  a  encore  des  lois  certaines,  une  logique 
Inexorable,  une  phibsophie,  une  justice.  Les  gouvernemens  qui 
s'improvisent  au  mépris  de  la  raison  et  de  la  morale  de  l'histoire 
ne  fournissent  jamais  une  bien  longue  carrière.  Ils  tombent  comme 
ils  se  sont  élevés,  frappés  dès  leur  naissance  d'une  condamnation 
qui  s'exécute  tôt  ou  tard,  mais  à  laquelle  ils  n'échappent  jamais. 
Les  seuls  gouve:nemens  qui  durent  sont  ceux  qui  se  fondent  sur 
les  besoins  d'un  pays,  sur  les  intérêts  communs  des  classes,  sur 
l'apaisement  des  partis,  et  qui  ne  débutent  pas  avec  violence,  mais 
avec  réflexion  et  maturité.  Tels  sont  les  caractères  de  la  république 
conservatrice,  et  c'est  pour  cela  qu'en  dépit  des  railleries  de  nos 
hommes  d'esprit,  des  répugnances  de  nos  hommes  timides,  des 
ambitions  turbulentes  de  nos  hommes  de  parti,  sa  politique  simple 
et  loyale  finira  par  prévaloir. 

Ernest  Duvergier  de  Hauranne. 


LES 


ALIÉNÉS  A  PARIS 


IL 

LES  ASILES.  —  hk    SURETE  A  BICKTRE  (1), 


I. 

Le  nom  des  petites-maisons  est  resté  populaire  :  on  croit  géné- 
ralement que  c'était  un  hospice  ouvert  à  tous  les  aliénés;  rien 
n'est  moins  exact,  —  il  en  contenait  50  seulement  {hh  en  1786),  qui 
payaient  une  pension  annuelle  de  300  francs,  portée  à  ZiOO  en 
J795.  Les  petites-maisons,  qui  avaient  été  construites  sur  l'empla- 
cement de  la  maladrerie  de  Saint-Germain-des-Prés,  détruite  en 
Ibhh,  devinrent  les  petits-minages  en  vertu  d'un  règlement  pré- 
fectoral du  10  octobre  1801;  les  vieilles  constructions  ont  été  enle- 
vées lors  de  l'alignement  de  la  rue  de  Sèvi'es,  et  remplacées  par  le 
magnifique  établissement  qui  a  été  inauguré  à  Issy  en  juin  1863. 
Un  seul  asile  était  réellement  réservé  à  la  folie,  asile  insuffisant  qui 
depuis  est  devenu  la  maison  de  Charenton  (2). 

L'origine  en  est  très  humble.  Par  acte  authentique  des  12  et 
13  septembre  1641,  Sébastien  Le  Blanc,  sieur  de  Saint- Jean  de 
Dieu,  fonda  sur  le  fief  de  Besançon,  en  la  censive  de  Gharenton- 

(1)  Voyez  la  Jievue  du  15  octobre. 

(2)  La  description  du  Charenton  actuel  ne  peut  trouver  place  dans  cette  étude,  car 
c'est  un  pensionnat  payant  divisé  en  trois  classes  :  1,500  francs,  1,200  francs,  90O  fr.; 
le  ministère  de  la  guerre,  par  traité  spécial,  paie  3  fr.  50  cent,  par  journée  d'olRcier, 
et  2  francs  47  cent,  par  journée  de  sous-officier  ou  de  soldat.  Les  pensionnaires  en 
chambre  paient  annuellement  900  fr,  pour  un  domestique,  800  fr.  pour  une  bonne. 


LES   ALIÉNÉS   A   PARIS.  37 

Saint-Maurice,  un  hôpital  de  7  lits,  qu'il  nomma  Notre-Dame  de 
la  Paix,  et  il  en  confia  la  direction  aux  frères  de  la  charité,  qui  s'y 
installèrent  le  10  mai  16/i5.  La  fondation  primitive  a  été  respectée, 
et  s'appelle  aujourd'hui  la  salle  du  canton.  L'institution  se  dé- 
veloppa, reçut  des  pensionnaires  et  rendait  de  sérieux  services  à 
la  population,  lorsqu'elle  fut  supprimée  par  un  décret  du  12  mes- 
sidor an  III,  qui  dispersait  la  communauté  religieuse,  et  ordonnait 
de  rendre  les  malades  à  leurs  familles  ou  de  les  interner  aux  pe- 
tites-maisons. Un  arrêté  du  directoire,  en  date  du  27  prairial  an  v, 
la  rétablit  en  la  plaçant  dans  les  attributions  du  ministère  de  l'in- 
térieur, où  elle  est  encore. 

Un  seul  hôpital  acceptait  alors  les  aliénés;  c'était  l'Hôtel-Dieu, 
et,  pour  le  traitement  qu'il  leur  réservait,  il  eût  mieux  fait  de  les 
repousser.  Deux  salles  leur  étaient  consacrées,  — l'une  pour  les 
hommes  renfermant  10  lits  à  quatre  places  et  2  lits  à  deux  places; 
—  l'autre  pour  les  femimes  contenant  6  lits  à  quatre  places  et  8  lits 
à  deux  places.  La  première  était  contiguë  aux  salles  des  blessés,  la 
seconde  aux  salles  des  fiévreux.  Le  traitement  thérapeutique  était 
absolument  nul;  quant  au  traitement  moral,  on  en  jugera  par  les 
lignes  suivantes  que  nous  empruntons  textuellement  à  un  rapport 
manuscrit  rédigé  en  1756  par  les  médecins  de  l'Hôtel-Dieu.  «  Quoi- 
que la  salle  Saint-Louis  et  celle  de  Sainte-Martine  soient,  pendant 
tout  le  cours  de  l'année,  remplies  de  personnes  qui  ont  l'esprit 
aliéné,  on  voit  cependant  tous  les  jours  les  hommes  et  les  femmes 
destinés  au  service  de  ces  salles  se  conduire  comme  s'ils  n'étaient 
pas  accoutumés  à  ces  sortes  de  maladies  :  on  s'attroupe  autour  des 
insensés,  on  s'occupe  de  leur  folie,  on  rit  de  leurs  extravagances; 
autres  fois,  on  s'amuse  à  les  obstiner,  à  les  contrarier,  à  les  mettre 
en  colère,  surtout  à  la  salle  des  femmes.  »  Tenon,  en  1786,  con- 
state la  même  absence  de  soins  et  d'humanité  :  «  comment  a-t-on 
pu  espérer  qu'on  traiterait  des  aliénés  dans  des  lits  où  l'on  couche 
trois  ou  quatre  furieux  qui  se  pressent,  s'agitent,  se  battent,  qu'on 
garrotte,  qu'on  contrarie  dans  des  salles  infiniment  resserrées,  à 
quatre  rangs  de  lits  où,  par  un  malheur  inconcevable,  on  rencontre 
une  cheminée  qui  n'éteint  jamais  !  »  Enfin  en  1791,  La  Rochefou- 
cauld-Liancourt,  revenant  sur  les  mêmes  faits,  demande  la  création 
de  deux  établissemens  exclusivement  réservés  aux  aliénés.  On  ne 
lui  donna  pas  raison  immédiatement;  mais  l'arrêté  de  prairial,  qui 
reconstituait  l'hospice  de  Gharenton,  défendit  de  recevoir  les  fous 
dans  les  hôpitaux  de  Paris.  On  n'obéit  pas  sans  doute  bien  ponc- 
tuellement, car  un  nouvel  arrêté  du  19  frim.aire  an  vu  interdit  ab- 
solument l'admission  des  aliénés  à  l'Hôtel-Dieu  à  partir  du  1'''  plu- 
viôse de  la  môme  année.  Bicêtre  et  la  Salpêtrière,  tout  en  gardant 
leur  triple  et  déplorable  caractère  de  prison,  d'hôpital,  d'asile  pour 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  vieillesse,  ouvraient  leurs  portes  toutes  grandes  aux  malades 
frappés  d'affection  mentale ,  mais  le  service  n'y  fut  définitivement 
bien  organisé  qu'en  1807, 

La  direction  médicale  de  Bicêtre  appartenait  en  1833  à  Ferrus, 
qui,  ayant  reconnu  que  le  travail  manuel  était  favorable  aux  ma- 
lades, obtint  que  l'administration  de  l'assistance  publique  consacrât 
à  une  exploitation  exclusivement  servie  par  les  aliénés  la  ferme 
Sainte-Anne,  d'une  contenance  de  5  hectares,  qu'elle  possédait  à 
la  lisière  même  du  mur  d'enceinte  de  Paris,  près  la  barrière  de  la 
Santé.  On  y  établit  quelques  cultures  maraîchères,  une  blanchis- 
serie pour  le  linge  des  hôpitaux  et  une  porcherie  qui  compta  par- 
fois jusqu'à  700  têtes.  Loin  d'être  une  source  de  bénéfices,  cette 
exploitation  se  soldait  tous  les  ans  par  un  déficit  qui  variait  entre 
7,000  et3/i,000  francs;  mais  les  fous  en  retiraient  un  bien-être  ap- 
préciable, trouvaient  au  grand  air  des  occupations  faciles,  une  acti- 
vité physique  qui  reposait  leur  cerveau  et  des  distractions  qu'on  ne 
saurait  trop  leur  prodiguer.  En  résumé,  la  ferme  Sainte-Anne  n'é- 
tait point  une  maison  particulière,  elle  restait  simplement  une  an- 
nexe de  Bicêtre.  Les  choses  demeurèrent  dans  cet  état  jusqu'en 
1860.  M.  Haussmann,  alors  préfet  de  la  Seine,  comprenant  que  les 
2,195  places  gardées  pour  les  fous  à  Bicêtre  et  à  la  Salpêtrière 
étaient  insuffisantes  en  présence  d'une  population  d'aliénés  qui 
s'élève  à  plus  de  6,000  individus ,  exprima  l'intention  de  faire 
construire  dix  asiles  de  600  lits  chacun;  la  dépense  totale  était 
évaluée  à  70  millions.  Ce  projet  grandiose  et  très  humain  n'a  reçu 
qu'un  commencement  d'exécution  par  la  construction  de  trois 
vastes  asiles,  Sainte-Anne,  Ville-Évrard  et  Vaucluse,  et  l'on  s'est 
vu  obligé  de  changer  la  destination  primitivement  attribuée  à  deux 
de  ces  établisscmens  :  Sainte-Anne  devait  être  un  hôpital  clinique 
pour  l'aliénation  mentale,  Yille-Évrard  était  réservée  à  une  maison 
de  convalescence  où  le  malade  eût  trouvé  la  transition  indispen- 
sable entre  la  vie  disciplinée  de  l'asile  et  la  vie  libre.  Aujourd'hui 
Sainte-Anne,  Ville-Évrard  et  Vaucluse  sont  des  asiles  où  l'on  reçoit 
indifféremment  toute  sorte  d'affections  mentales,  récentes,  an- 
ciennes, intermittentes,  chroniques,  curables  ou  incurables. 

Sur  le  boulevard  Saint- Jacques  s'ouvre  la  rne  Ferrus,  qui  débouche 
dans  la  rue  Cabanis,  en  face  d'une  grande  grille  par  laquelle  on 
pénètre  dans  l'ancienne  ferme,  devenue  l'asile  Sainte -Anne.  Un 
vaste  bâtiment  servait  autrefois  de  bureau  centi'al,  avant  qu'on 
n'eût  abandonné  le  système  des  placemens  volontaires,  auxquels 
on  reviendra  certainement;  il  sert  de  logement  au  médecin  résidant 
et  au  médecin  adjoint,  mais  il  pourrait  être  utilisé  d'une  façon  nor- 
male à  recevoir  les  malades  expédiés  d'urgence  par  les  hôpitaux, 
dont  le  plus  souvent  le  délire  revêt  la  forme  de  l'aliénation  sans 


LES   ALIÉNÉS   A   PARIS.  39 

être  l'aliénation  même,  et  se  dissipe  rapidement  sous  l'influence 
de  l'isolement,  aidé  par  les  moyens  thérapeutiques.  On  pousse  une 
grille,  et  l'on  pénètre  dans  l'asile.  Ce  qui  frappe  au  premier  coup 
d'œil,  c'est  la  nudité  des  terrains;  des  allées  sablées,  un  vaste  ga- 
zon, pas  un  arbre.  Il  ne  peut  en  être  autrement,  l'asile  n'ayant  été 
inauguré  que  le  1"  mai  1867.  Dans  le  lointain,  sur  sa  colline  grise,  on 
aperçoit  Bicêtre  :  les  deux  tristes  maisons  peuvent  se  regarder  à 
travers  l'espace.  Les  bâtimens  exclusivement  réservés  aux  malades 
se  composent  de  douze  pavillons  identiques,  six  pour  le  service  des 
femmes,  six  pour  le  service  des  hommes.  Ces  deux  divisions,  abso- 
lument séparées,  sont  complétées  à  leur  extrémité  par  une  demi- 
rotonde,  et  chaque  demi- rotonde  contient  neuf  cellules  d'isolement. 
Les  quartiers  sont  semblables,  construits  sur  le  même  modèle,  divi- 
sés de  la  même  façon,  bâtis  de  la  même  pierre  blanche,  couverts  de 
îa  même  tuile  rouge.  Deux  étages  seulement  :  système  français  très 
préconisé  par  Esquirol,  qui  considère  comme  dangereuse  et  malsaine 
la  supeiposilion  des  salles  et  des  dortoirs.  Au  premier  étage,  trois 
dortoirs  de  1(3  lits;  au  rez-de-chaussée,  un  dortoir,  un  réfectoire  et 
une  salle  de  réunion  s' ouvrant  sur  une  galerie  couverte  où  l'on  est 
facilement  à  l'abri  de  la  pluie  et  du  soleil;  cette  galerie  donne  elle- 
même  de  plain-pied  sur  un  large  préau  encadré  d'un  saut-de-loup 
et  de  murs  qui,  sans  masquer  la  vue  extérieure,  sont  assez  élevés 
pour  offrir  quelque  garantie  contre  les  tentatives  d'évasion.  La  mai- 
son est  d'une  propreté  irréprochable,  car  chaque  matin  on  fait  ce 
qu'on  appelle  le  bacchanal,  c'est-à-dire  un  nettoyage  à  fond. 

Nulle  fenêtre,  nulle  porte  ne  peut  être  ouverte  qu'à  l'aide  d'un 
passe- partout  que  le  surveillant  ne  quitte  jamais;  il  est  rare  en  effet 
qu'un  fou  n'ait  pas  par  moments  une  envie  irrésistible  de  se  tuer,  et 
il  faut  empêcher  les  malades  de  se  jeter  par  la  croisée,  sous  prétexte 
de  voir  le  temps  qu'il  fait.  La  surveillance  du  reste  est  incessante; 
le  jour,  les  aliénés  vivent  littéralement  sous  l'œil  de  leurs  gardiens; 
la  nuit,  ceux-ci  ne  sont  séparés  d'eux  que  par  un  treillage  qui  leur 
permet  de  constater  tout  ce  qu'ils  font.  En  outre  les  chambres  des 
infirmiers  communiquent  entre  elles  par  une  sonnette  d'appel  ;  en 
cas  d'alerte  on  peut  donc  demander  main-forte.  A  chaque  dortoir 
est  annexée  une  salle  de  toilette  munie  d'un  lavabo  en  marbre,  re- 
cevant et  n^jetant  l'eau  automatiquement;  on  exige  des  malades 
qu'ils  prennent  des  soins  de  propreté,  et  l'on  a  raison,  car  sans 
cela  la  plupart,  s'abandonnant  eux-mêmes,  arriveraient  prompte- 
ment  à  l'état  où  était  Charles  VI  lorsqu'on  fit  entrer  dans  sa  chambre 
de  l'hôtel  Saint- Paul  quatre  hommes  masqués  qui  le  lièrent  et  le 
maintinrent  jusqu'à  ce  qu'on  lui  eût  coupé  les  cheveux,  lavé  le  vi- 
sage et  rogné  les  ongles.  Les  lavabos  de  la  division  des  femmes 
sont  outillés  avec  un  luxe  intelligent,  et  le  directeur  de  Sainte- 


ÛO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Anne  a  donné  là  un  exemple  qui  devrait  bien  être  suivi  dans  tous 
les  hôpitaux  et  dans  toutes  les  prisons. 

Les  salles  de  bains  sont  remarquables;  elles  ne  valent  pas  comme 
ampleur  celles  que  nous  avons  admirées  à  l'hôpital  Saint-Louis, 
mais  elles  sont  munies  de  tous  les  appareils  nécessaires  pour  appli- 
quer facilement  les  différens  systèmes  de  l'hydrothérapie  ;  des 
chambres  pour  les  bains  de  vapeur,  une  étuve  sèche  pour  les  bains 
thermorésineux,  une  piscine,  une  salle  spécialement  réservée  aux 
bains  de  pied,  donnent  occasion  de  varier  à  l'infini  les  essais  du  trai- 
tement balnéaire,  auquel  en  ce  moment  on  paraît  attacher  une  im- 
portance exclusive.  Une  gymnastique  dite  de  chambre,  fortement 
scellée  dans  la  muraille  d'un  large  couloir  bien  éclairé,  permet  aux 
malades  qui  viennent  d'être  trempés  dans  la  piscine,  ou  qui  ont 
subi  la  douche  froide,  de  faire  «  leur  réaction.  »  Au  demeurant, 
l'hydrothérapie  spéciale  appliquée  aux  aliénés  se  réduit  à  peu  de 
chose  ;  ce  traitement  aquatique  consiste  en  deux  opérations  -fort 
simples  et  absolument  identiques,  quoique  différentes  :  donner  des 
bains  déprimans  aux  surexcités,  donner  des  bains  surexcitans  aux 
déprimés.  Dans  cet  ordre  d'idées,  on  a  même  été  jusqu'à  essayer  les 
bains  sinapisés. 

Les  réfectoires,  très  aérés,  sont  intéressans  à  parcourir;  on  peut 
voir  là  combien  la  science  est  devenue  humaine  et  constater  les  ef- 
forts que  l'administration  fait  pour  bien  prouver  à  ces  malades  qu'ils 
sont  des  hommes,  en  leur  témoignant  une  confiance  presque  tou- 
jours justifiée.  Malgré  les  raisons  d'économie  et  de  prudence  qui 
conseillaient  la  vaisselle  d'étain,  je  n'ai  aperçu  que  de  bonnes  as- 
siettes en  porcelaine,  des  verres  en  cristal,  des  fourchettes  poin- 
tues, des  cuillers  ordinaires  et  des  couteaux,  — arrondis,  il  est  vrai, 
d'une  lame  un  peu  molle,  — mais  enfin  de  vrais  couteaux  aptes  à 
tailler  le  pain  et  à  trancher  la  viande.  Nul  n'aurait  eu  tant  de  har- 
diesse il  y  a  quarante  ans,  et  nul  aujourd'hui  ne  regrette  de  l'a- 
voir. Dans  le  seul  quartier  des  agités,  les  couteaux  sont  supprimés. 
Le  régime  alimentaire  est  purement  scientifique,  si  l'on  peut  dire  ; 
il  a  été  établi  d'après  les  doctrines  professées  par  M.  Payen,  qui  dé- 
clare, après  expérience,  que  la  nourriture  d'un  homme  se  livrant 
à  un  travail  très  modéré  (à  Sainte-Anne  le  travail  est  à  peu  près 
nul)  doit  contenir  310  grammes  de  carbone  et  20  grammes  d'a- 
zote; or  la  nourriture  est  combinée  de  telle  sorte  qu'elle  renferme  : 
carbone,  310,02;  azote,  20,06;  de  plus  l'aliment  plastique  et  for- 
tifiant par  excellence,  la  viande,  domine  et  l'on  ne  fait  maigre  que 
le  vendredi. 

On  pourrait  croire  que  dans  un  asile  aussi  vaste,  composé,  pour 
chaque  division,  de  six  quartiers  distincts,  on  a  réuni  ou  séparé  les 
malades  selon  le  genre  d'affection  dont  ils  sont  atteints;  il  n'en  est 


LES   ALIÉNÉS   A   PARIS.  Al 

lien  :  les  malades  sont  pêle-mêle,  on  ne  les  catégorise  que  selon  leur 
agitation  plus  ou  moins  vive.  Cela  doit  surprendre  au  premier  abord, 
mais  il  ne  peut  y  avoir  de  doute  en  présence  des  affirmations  faites, 
après  essais  de  toute  sorte,  par  des  savans  de  religion,  de  langue  et 
de  théories  différentes.  Ils  sont  unanimes  sur  ce  point;  les  malades 
divers  se  surveillent  mutuellement,  le  délire  de  l'un  neutralise  les 
efiets  du  délire  de  l'autre;  ils  ne  complotent  rien,  parce  que  chacun 
d'eux  poursuit  un  but  particulier,  exclusif  de  celui  d' autrui;  les  ma- 
lades semblables  au  contraire  se  comprennent,  car  ils  souffrent  du 
même  mal,  ils  s'entr' aident  dans  l'accomplissement  de  leurs  pro- 
jets insensés,  et,  comme  ils  tendent  tous  vers  le  même  résultat,  ils 
se  concertent  pour  l'atteindre.  Vingt  mélancoliques,  avec  impulsion 
au  suicide,  groupées  ensemble  dans  le  même  quartier,  ne  passe- 
raient pas  deux  jours  sans  tenter  de  s'étrangler  mutuellement,  et  il 
est  fort  probable  qu'elles  réussiraient.  La  division  normale,  conseil- 
lée par  la  théorie,  conflrmée  par  la  pratique,  se  fait  entre  les  tran- 
quilles, les  demi-agités,  les  agités;  restent  les  paisibles  qui  sont 
réduits  à  la  vie  végétative  :  nous  en  parlerons. 

Au  premier  regard,  en  entrant  dans  les  préaux,  on  reconnaît 
dans  quel  quartier  l'on  se  trouve,  et  il  n'est  pas  besoin  d'interroger 
les  gardiens  pour  savoir  que  l'on  est  en  présence  de  malades  tran- 
quilles ou  de  malades  agités;  le  jardin  seul  est  une  indication  suffi- 
sante. Celui  des  fous  tranquilles  est  propre,  les  gazons  verdissent 
respectés  par  le  pied  du  promeneur,  Fécorce  des  jeunes  arbres  est 
intacte,  il  y  a  des  fleurs  arrosées,  cultivées  avec  soin,  des  capucines 
surtout  qui  poussent  vite  et  grimpent  le  long  des  piliers  de  la  ga- 
lerie. Les  malades  causent  entre  eux,  lisent,  fument,  saluent  quand 
on  passe;  penchés  sur  la  table  de  la  salle  de  réunion,  quelques  gra- 
phomanes  écrivent  avec  précipitation.  Si  les  membres  du  parquet 
et  du  gouvernement  lisent  toutes  les  lettres  qui  leur  sont  expé- 
diées par  les  aliénés,  ils  ont  fort  à  faire,  et  leur  place  n'est  point  une 
sinécure.  Chez  les  demi-agités,  le  jardin  est  plus  inculte  et  les  fleurs 
sont  rares,  on  s'y  vautre  volontiers  sur  le  gazon;  chez  les  agités, 
tout  est  en  désordre,  le  sable  des  allées  chassé  à  coups  de  pied  est 
répandu  sous  les  galeries;  sur  les  gazons  s'entre-croisent  des  sen- 
tiers tracés  par  des  malheureux  atteints  de  déambulomanie,  qui 
marchent  sans  s'arrêter  du  matin  au  soir,  toujours  sur  la  même 
ligne,  comme  des  animaux  féroces  dans  une  cage;  quelques-uns, 
pris  par  un  accès  de  loquacité,  parlent  avec  des  intonations  théâ- 
trales et  répètent  incessamment  la  même  phrase.  Plusieurs  vont 
la  tête  baissée,  sombres,  les  bras  retenus  sur  la  poitrine  par  la  ca- 
misole de  force;  lorsqu'on  passe  auprès  d'eux,  ils  feignent  de  ne 
pas  vous  apercevoir  ou  vous  jettent  un  regard  farouche. 

La  camisole  de  force  employée  dans  les  asiles  est  en  toile  flexible, 


42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

épaisse  et  douce;  elle  n'a  sous  ce  rapport  aucune  ressemblance  avec 
celle  dont  on  use  dans  les  prisons;  celle-ci  se  boucle  par  sept  fortes 
courroies  de  buffle,  celle-là  se  lace  à  l'aide  d'une  grosse  bande  de 
toile  tordue.  Ace  moyen  de  répression  il  faut  ajouter  le  manchon, 
qui  immobilise  seulement  les  mains,  et  les  entraves,  qu'on  peut 
nouer  au-dessus  de  la  cheville  pour  empêcher  les  malades  de  frapper 
leurs  compagnons  à  coups  de  pied  :  quelques  fous,  ayant  la  manie 
de  rejeter  toujours  leurs  souliers,  sont  chaussés  avec  des  brodequins 
fort  ingénieux,  amples  et  souples,  mais  fermés  à  l'aide  d'une  clé 
qui  manœuvre  un  petit  écrou  fixant  la  lanière  d'attache.  C'est  par 
ces  procédés  qu'on  arrive  à  se  rendre  facilement  maître  des  fous  les 
plus  furieux,  à  paralyser  leurs  violences  et  à  neutraliser  leurs  ten- 
tatives, —  si  fréquentes,  —  de  suicide  et  d'homicide.  Il  est  rare 
qu'une  heure  ou  deux  de  camisole  ne  ramène  pas  un  calme  relatif 
dans  les  esprits  les  plus  surexcités.  Doit-on  conserver  pour  les  alié- 
nés l'usage  de  la  camisole  de  force,  est-il  préférable  de  le  bannir? 
Grave  question  qu'on  agite  depuis  une  vingtaine  d'années,  et  qui  n'a 
pas  encore  été  résolue.  L'Angleterre,  qui  n'a  rejeté  les  chaînes  et 
le  ferrement  que  bien  longtemps  après  nous,  n'admet  pas  aujour- 
d'hui qu'on  emprisonne  les  bras  d'un  fou  dans  un  vêtement  fermé, 
et  elle  met  en  œuvre  ce  qu'elle  appelle  le  no  rcstraint.  L'aliéné 
est  toujours  libre,  fallût-il  trois  ou  quatre  gardiens  pour  réprimer 
ses  instincts  dangereux,  fallût-il,  pour  être  bien  certain  qu'il  ne 
s'étranglera  pas  pendant  la  nuit,  faire  coucher  un  surveillant  avec 
lui,  supplice  qui  dépasse  de  beaucoup  celui  de  la  camisole.  L'adop- 
tion de  ce  système  a  amené  une  modification  dans  l'aménagement 
des  asiles  anglais,  où  l'on  a  cru  devoir  établir  les  cellules  de  sûreté 
dans  la  proportion  de  75  pour  100  aliénés,  tandis  que  chez  nous, 
dans  nos  asiles  municipaux  nouvellement  bâtis,  la  proportion  est 
de  h  pour  100.  En  tout  cas  et  à  la  suite  de  longues  discussions,  la 
science  aliéniste  française  a  repoussé  le  no  restraint,  et  maintient 
que  l'usage  de  la  camisole  est  salutaire  aux  aliénés. 

Quand  je  suis  entré  dans  la  demi-rotonde  où  s'ouvrent  les  cel- 
lules d'isolement  qu'une  vieille  tradition  léguée  par  Bicêtre  et  la 
Salpêtrière  fait  encore  appeler  les  loges,  une  personne  qui  m'accom- 
pagnait m'a  dit  :  «  Ici,  c'est  la  misère  des  misères.  »  L'on  ne  crie  pas, 
on  hurle;  on  ne  parle  pas,  on  jappe;  on  ne  gémit  pas,  on  rugit. 
Bien  souvent,  ici  ou  ailleurs,  je  suis  entré  dans  la  cellule  des  surex- 
cités; jamais  je  n'en  suis  sorti  sans  avoir  attrapé  quelque  horion  ou 
sans  que  l'on  m'ait  craché  au  visage.  Toute  en  bois,  garnie  d'un 
lit,  munie  d'un  escabeau  fixé  par  une  chaîne  au  lambris,  la  cellule 
s'ouvre  d'un  côté  sur  le  corridor  de  ronde,  de  l'autre  sur  un  petit 
préau  isolé  où  le  malade  piétine  plutôt  qu'il  ne  se  promène.  Une  de 
ces  loges  est  entièrement  capitonnée  :  planches,  plafond,  murailles, 


LES    ALIÉNÉS    A    PARIS.  43 

disparaissent  sous  une  très  forte  toile  tendue  sur  un  matelas  de 
filasse.  Dans  une  boîte  si  bien  bourrée,  on  peut  déposer  sans  péril, 
pendant  la  durée  de  l'accès,  les  aliénés  chez  qui  le  mal  s'exaspère; 
c'est  en  vain  qu'ils  bondiront  comme  des  chats  sous  l'inQuence  de 
la  chorée,  qu'ils  se  jetteront  la  tête  contre  les  murs;  toute  précau- 
tion est  prise,  et  c'est  à  peine  s'ils  se  feront  une  contusion.  La  vio- 
lence, la  brutalité  de  mouvemens  que  certains  malades  développant 
pendant  leurs  crises  défient  toute  croyance.  J'ai  vu  une  lypéma- 
niaque  obèse  et  déjà  vieille  parcourir  vingt  fois  de  suite  le  tour 
d'une  vaste  salle  en  faisant  la  culbute  sur  elle-même,  comme  un 
clown,  sous  l'im.pnlsion  d'une  attaque  de  névralgie  intercostale. 

Les  malades  qui  en  sont  réduits  à  cet  état  d'excitation  extrava- 
gante souffrent  au-delà  de  ce  qu'il  est  possible  d'imaginer.  Lors- 
qu'on parvient  à  les  calmer  et  qu'on  peut  les  interroger,  on  reste 
profondément  ému.  —  Vous  souffrez?  —  Le  martyre!  —  Où  souf- 
frez-vous? —  Je  ne  sais  pas  !  —  A  la  tête,  aux  membres,  à  la  poi- 
trine, au  cœur?  —  Non,  je  souffre  partout,  et  ma  souffrance  n'est 
nulle  part.  —  Ceci  est  exact,  cette  souffrance  a  cela  de  terrible  et 
de  vraiment  démoniaque  qu'elle  est  insaisissable,  indéfinissable,  in- 
tangible, qu'elle  trouble  assez  la  raison  pour  la  bouleverser,  et 
qu'elle  lui  laisse  assez  de  lucidité  pour  comprendre  l'horreur  du 
désastre.  Tous  ceux  qui  l'ont  subie  et  qui  en  sont  sortis  par  la  gué- 
rison  disent  le  même  mot  :  j'ai  traversé  l'enfer!  Un  jour,  j'interro- 
geais une  mélancolique  qui  venait  de  tomber  en  stupeur  après  une 
période  d'agitation,  et  je  lui  disais  pour  tâcher  de  l'arracher  un 
peu  à  elle-même  :  —  Où  êtes- vous?  —  Elle  me  répondit  :  —  Dans 
le  Styx!  —  Si  ces  infortunés  ne  peuvent  exprimer  la  nature  toute 
spéciale  de  leurs  souffrances,  ils  ont  du  moins  certains  gestes  fré- 
quemment renouvelés  dans  les  bras,  dans  les  épaules,  dans  la  mâ- 
choire inférieure ,  gestes  que  leur  volonté  est  impuissante  à  refré- 
ner, qu'il  faut  étudier  et  dont  il  serait  bon  de  tenir  compte,  car  ils 
déterminent  peut-être  quels  sont  les  nerfs  qui  sont  en  crise  d'exci- 
tation ou  d'affaiblissement.  Je  me  souviens  d'avoir  vu,  dans  le  préau 
où  les  agités  d'une  maison  de  santé  étaient  enfermés,  une  muraille 
que  j'ai  regardée  pendant  longtemps,  et  qui  était  couverte  de  des- 
sins dont  j'aurais  bien  voulu  pouvoir  déchiffrer  le  sens  mystérieux. 
Ils  représentaient  presque  tous  des  têtes  vues  de  profil  ;  du  sommet 
du  crâne  de  chacune  d'elles  s'élevait  soit  un  fer  de  lance,  soit  une 
flamme,  soit  un  petit  drapeau.  Il  y  a  là,  ce  me  semble,  une  indica- 
tion précieuse  pour  les  spécialistes,  car  ces  images  symbolisent  la 
forme  lancinante,  brûlante  ou  vacillante  que  la  douleur  revêt,  et 
marquent  exactement  le  point  où  elle  se  produit. 

Lorsque  l'on  met  ces  agités  dans  des  bains,  que  l'on  prolonge 
parfois  pendant  plusieurs  heures  sans  parvenir  à  les  calmer,  il  faut 


h!l  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

éviter  qu'ils  ne  s'enfoncent  la  tête  dans  l'eau  ou  qu'ils  ne  s'échap- 
pent pour  courir  tout  nus  en  vociférant.  La  baignoire  est  donc  revê- 
tue d'une  sorte  d'appareil  nommé  le  bouclier,  adhérent  aux  rebords 
et  percé  d'une  échancrure  semi-circulaire  qui  emboîte  le  cou  du 
malade.  Ainsi  couverte,  la  baignoire  ressemble  à  une  boîte  oblongue 
d'où  sort  un  visage  effaré.  A  Sainte-Anne,  les  boucliers  sont  en 
forte  toile;  ils  sont  excellens,  car  ils  permettent  de  maintenir  le 
malade,  qui  peut,  impunément  pour  lui,  y  donner  des  coups  de 
pied.  On  devrait  en  généraliser  l'usage  et  supprimer  pour  toujours 
ces  redoutables  boucliers  en  tôle  ou  en  cuivre  dont  on  se  sert  en- 
core à  la  Salpêtrière,  et  contre  les  parois  desquels  les  folles  se  bri- 
sent les  ongles  et  parfois  même  se  luxent  les  pouces  des  pieds. 
Autant  que  possible,  tous  les  instrumens  destinés  à  modérer  la 
violence  des  mouvemens  chez  les  pensionnaires  des  asiles  doivent 
être  en  étoffe  très  souple,  afin  d'éviter  les  accidens  causés  par  la 
résistance  inflexible  des  corps  durs.  C'est  l'antique  prescription 
d'Arétée  de  Cappadoce  et  de  Paul  d'Égine;  pourquoi  faut-il  être 
obligé  de  la  rappeler  aujourd'hui? 

Il  n'y  a  point  d'aussi  minutieuses  précautions  à  prendre ,  ni  de 
camisole  de  force  à  employer  dans  le  quartier  des  paisibles.  Là,  le 
jardin  pousse  h  la  grâce  de  la  nature  :  nul  malade  ne  le  cultive,  nul 
malade  ne  l'endommage;  il  verdit,  fleurit  et  se  fane  en  présence  d'in- 
différens  qui  le  voient  peut-être,  mais  qui  à  coup  sûr  ne  le  regardent 
pas.  Là  sont  les  imbéciles  et  les  malheureux  qui,  après  avoir  passé 
par  les  atroces  douleurs  du  délire  aigu  de  la  paralysie  générale, 
sont  arrivés  au  dernier  ternie  de  la  vie  végétative.  Assis  pour  la 
plupart  dans  de  grands  fauteuils  de  bois  appropriés  à  leur  dégra- 
dante infirmité,  insensibles  à  tout,  retournés  vers  la  première  en- 
fance par  le  long  chemin  dont  chaque  étape  est  une  souffrance ,  ils 
vivent  encore,  c'est  tout  ce  que  l'on  en  peut  dire.  Si  par  hasard  un 
retour  inespéré  de  vigueur  s'opère  momentanément  en  eux ,  s'ils 
ressaisissent  quelque  chose  de  leurs  forces  éteintes,  c'est  pour  es- 
sayer de  mettre  le  feu  à  leur  paillasse  ou  d'étrangler  leur  gardien. 
Même  dans  cet  état,  un  fou  est  dangereux.  C'est  un  spectacle  pé- 
nible; l'âme  meurt-elle  donc  avant  la  mort  définitive?  Il  y  a  quel- 
ques années,  je  visitais  un  asile  et  je  m'arrêtai  à  regarder  quelque 
chose  qui  avait  été  une  femme.  Ce  semblant  de  forme  humaine  était 
affaissé  et  comme  écroulé  dans  un  grand  fauteuil;  le  corps  remuait 
par  momens  ;  la  lèvre  inférieure  rabattue  laissait  écouler  la  sa- 
live, la  paupière  à  peine  soulevée  couvrait  un  œil  où  le  rega-rd  était 
éteint,  la  tête  rasée  dessinant  les  os  à  peine  revêtus  d'une  peau  par- 
cheminée avait  un  décharnement  de  squelette;  parfois  une  pauvre 
voix  éraillée  disait  :  Ah!  ah!  ah!  —  Je  m'inclinai  avec  un  respect 
profond  et  pour  ainsi  dire  historique,  car  ces  restes  lamentables 


LES    ALIÉNÉS    A   PARIS.  A 5 

représentaient  la  dernière  descendante  du  plus  grand  homme  de 
mer  qui  jadis  ait  combattu'  contre  nous,  au  temps  de  Louis  XIV, 
l'amiral  Ruyter. 

Quand  les  arbres  auront  poussé  dans  les  jardins  et  dans  les 
cours  de  Sainte-Anne,  ce  sera  un  asile  remarquable  ;  mais  il  lui 
manque  encore  ces  beaux  massifs  de  robiniers,  de  tilleuls  et  de 
marronniers  qu'on  trouve  dans  les  vieilles  maladreries  deBicêtre,  de 
la  Salpêtrière  et  qui  leur  font  d'admirables  préaux.  Tout  a  été  com- 
biné pour  mettre  les  services  en  rapport  les  uns  avec  les  autres,  et 
des  galeries  couvertes  établissent  des  communications  abritées  entre 
toutes  les  parties  de  la  maison  ;  on  peut  reprocher  à  la  lingerie 
d'être  située  au  second  étage,  au-dessus  des  cuisines  et  d'une  salle 
de  réunion  générale,  ce  qui  est  fort  gênant  pour  la  distribution  du 
linge;  mais  c'est  là  un  inconvénient  minime  et  compensé  par  de 
tels  avantages  qu'il  serait  bien  puéril  de  s'y  appesantir.  Quelques 
pierres  plus  blanches,  quelques  tuiles  plus  fraîches  indiquent  que 
l'on  a  déjà  pansé  les  blessures  qui  n'ont  point  été  épargnées  à  cet 
asile  sacré  pendant  le  siège  de  Paris  par  les  armées  allemandes. 
Sainte-Anne  a  reçu  cent  cinq  obus.  Un  fait  prouvera  à  quel  point  les 
ennemis  étaient  exactement  renseignés  sur  ce  qui  se  passait  chez 
nous.  Les  quartiers  du  Petit-Montrouge,  de  la  Glacière ,  de  la  Mai- 
son-Blanche, de  l'Observatoire,  étaient  sous  le  feu  de  quatre  bat- 
teries établies  entre  Bagneux  et  L'Hay;  l'objectif  de  celles-ci  fut  la 
prison  de  la  Santé,  car  les  détenus,  s' échappant  à  la  faveur  d'un 
incendie  et  se  jetant  dans  Paris,  pouvaient  amener  une  complication 
redoutable.  C'était  bien  raisonné,  et  c'est  ainsi  qu'on  se  fait  la  guerre 
entre  gens  civilisés.  On  dut  alors  diriger  sur  Mazas  et  sur  la  Con- 
ciergerie les  détenus  de  la  Santé,  où  à  leur  place  on  mit  950  prison- 
niers allemands.  Le  jour  même  (1)  du  transfèrement,  la  Santé  cessa 
d'être  en  butte  aux  projectiles  ennemis,  qui  s'adressèrent  immédia- 
tement à  l'asile  Sainte-Anne,  dont  les  pensionnaires,  lâchés  à  travers 
la  ville,  n'auraient  pas  produit  un  meilleur  effet  que  leurs  voisins  de 
la  prison;  mais  les  aliénés  n'y  étaient  pas  seuls,  car  l'asile  se  dou- 
blait d'une  ambulance  militaire  inutilement  protégée  par  le  drapeau 
de  la  convention  de  Genève. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  faits,  qui  appartiennent  à  l'éternelle  his- 
toire de  la  folie  humaine,  l'ancienne  ferme,  où  Ferrus  était  si  heu- 
reux d'envoyer  travailler  ses  aliénés,  est  aujourd'hui  un  vaste  éta- 
blissement aménagé  de  façon  à  contenir  facilement  600  malades. 

(1)  Les  dates  sont  curieuses  à  rapprocher  :  dans  la  nuit  du  8  au  9  janvier  1871,  la 
Santé  commence  à  entendre  le  sifflement  des  obus;  le  9,  quatre  projectiles  éclatent 
dans  les  cours;  426  détenus  pour  délits  de  droit  commun  sont  évacuas  en  hâte  sur 
Mazas.  Le  10,  les  prisonniers  allemands  sont  extraits  de  la  grande  Roquette  et  conduits 
à  la  Santé;  une  heure  après  leur  entrée,  l'objectif  des  batteries  ennemies  était  changé. 


hQ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  jour  où  jô  l'ai  visité,  il  en  renfermait  524,  soignés  par  quatre 
médecins,  dont  un  seul  est  résidant,' surveillés,  aidés,  servis  par 
120  personnes,  dont  50  sœurs  de  Marie-Joseph.  Le  directeur,  un 
homme  fort  expert,  qui  a  meublé,  outillé,  organisé  l'asile,  appar- 
tient à  l'ordre  exclusivement  administratif.  C'est  à  Sainte-Anne, 
avons-nous  dit,  qu'on  amène  les  aliénés  expédiés  par  l'infirmerie 
spéciale  située  près  du  Palais  de  Justice.  On  les  garde  provisoire- 
ment, et  on  les  distribue,  selon  les  vacances,  dans  les  quartiers  de 
l'asile  même,  à  la  Salpêtrière,  à  Bicêtre,  à  Yille-Évrard  ou  à  Vau- 
cîuse.  Dans  ce  dernier  cas,  on  les  envoie,  escortés  de  gardiens,  par 
le  chemin  de  fer  d'Orléans,  à  Épinay-sur-Orge,  où  une  voiture  vient 
les  chercher  pour  les  conduire  dans  le  plus  magnifique  asile  que  je 
connaisse. 

C'est  un  domaine  de  110  hectares,  qui  s'appelait  jadis  La  Gil- 
quillière;  le  comte  de  Provence  le  débaptisa  et  le  nomma  Vaucluse, 
pour  plaire  au  marquis  de  Crussol,  son  propriétaire.  Le  château, 
qui  n'est  qu'une  assez  belle  maison,  existe  encore,  et  n'a  pu  être 
utilisé  pour  le  service  des  malades;  il  e.st  entouré  d'un  parc  om- 
breux, percé  de  grandes  allées;  le  terrain  légèrement  incliné  domine 
le  cours  de  la  petite  rivière  d'Orge,  et  la  vue  que  l'on  embrasse  du 
sommet  des  vertes  hauteurs  samble  avoir  été  faite  «  pour  le  plaisir 
des  yeux,  »  ainsi  que  l'on  disait  au  xviii"  siècle.  En  face  se  dé- 
veloppe la  forêt  de  Sainte-Geneviève,  où'M''''  de  Fontange,  ac- 
compagnant Louis  XIY  à  la  chasse,  entoura  son  front  du  ruban 
qui  devait  la  rendre  immortelle  dans  un  pays  où  la  mode  domine 
tout;  à  gauche,  des  pentes  boisées  descendent  vers  les  prairies,  qui 
vont  jusqu'à  Epinay;  à  droite,  la  vieille  seigneurie  que  Hugues 
Gapet  donna  en  991  à  Thibaud  File-Étoupe,  Montlhéry,  dresse  son 
donjon  lézardé  sur  la  colline  et  regarde  les  champs  où  se  livra  entre 
Louis  XI  et  le  comte  de  Gharolais  la  plus  étrange  bataille  dont  l'his- 
toire ait  gardé  le  souvenir,  car  tout  le  monde  se  sauva,  et  chacun 
chanta  victoire.  L'air  est  pur  et  fortifiant;  un  fait  vraiment  excep- 
tionnel le  prouve  :  l'asile,  qui  fat  inauguré  le  23  janvier  1869,  est 
resté  cinq  mois  et  demi  sans  avoir  un  seul  décès  à  constater  sur 
une  population  moyenne  de  600  individus. 

A  l'établissement  sont  annexés  un  moulin  et  une  ferme,  exploités 
par  les  malades.  J'ai  vu  passer  les  travailleurs;  ils  s'en  allaient  vê- 
tus de  leur  bon  costume  d'été  en  toile  bleue  rayée  de  blanc,  la  tête 
abritée  par  un  large  chapeau  de  latanier,  portant  sur  l'épaule  les 
houes,  les  louchets,  les  râteaux  et  les  faux;  d'amples  bidons  de 
café  noir  mêlé  d'eau  très  légèrement  alcoolisée  les  accompagnaient 
sur  une  petite  charrette  et  devaient  leur  permettre  de  se  désaltérer 
pendant  les  instans  de  forte  chaleur.  Des  ateliers  pour  le  charron- 
nage,  la  forge,  la  cordonnerie,  la  menuiserie,  la  confection  des  vê- 


LES   ALIÉNÉS   A   PARIS.  47 

temens,  sont  occupés  par  les  malades,  dont  on  obtient  sans  peine 
un  travail  suffisant  pour  subvenir  aux  besoins  de  la  maison.  On  est 
toujouis  surpris  de  voir  confier  des  outils,  des  instrumens  tranchans 
à  des  fous,  qui  subitement  peuvent  devenir  dangereux  et  les  em- 
ployer à  des  actions  mauvaises.  Il  n'est  pas  sans  exemple,  mais  il 
est  extraordinairementrare  qu'ils  s'en  soient  servis  pour  commettre 
un  homicide  ou  pour  se  donner  la  mort.  L'aliéné  respecte  l'outil 
avec  lequel  il  exerce  son  métier,  que  ce  soit  une  hache,  un  frappe- 
devant  ou  une  faux;  on  dirait  que  l'idée  de  le  détourner  de  l'usage 
consacré  ne  lai  vient  pas;  s'il  veut  faire  un  mauvais  coup,  il  volera 
un  couteau,  ramassera  un  tesson  de  bouteille,  et  n'utilisera  pas  la 
pioche  ou  le  merlin  qu'il  a  eu  en  main  pendant  toute  la  journée. 
L'exemple  donné  par  Ferrus  a  été  suivi.  Partout  on  fait  travailler 
les  aliénés;  administrativement  on  s'appuie  sur  l'article  13  de  la 
loi  du  16  messidor  an  vu,  qui  dit  :  a  Le  directoire  fera  introduire 
dans  les  hospices  des  travaux  convenables  à  l'âge  et  aux  infirmités 
de  ceux  qui  y  sont  entretenus;  »  scientifiquement  on  a  constaté  les 
excellens  résultats  que  l'on  obtenait,  résultats  prouvés  au  besoin 
par  ce  fait,  que  dans  la  nuit  qui  suit  les  jours  de  repos  imposé,  di- 
manches et  grandes  fêtes,  le  sommeil  des  aliénés  est  incomplet  et 
troublé. 

Dans  ces  durs  mois  d'automne  et  d'hiver  pendant  lesquels  Paris, 
investi  par  les  armées  allemandes,  était  isolé  du  reste  du  monde, 
l'asile  de  Vaucluse  a  rendu  d'inappréciables  services  aux  aliénés, 
car  c'est  là  qu'on  avait  expédié  en  hâte  tous  les  malades  de  Ville- 
Évrard.  Un  établissement  construit  pour  contenir  600  places  nor- 
males se  vit  tout  à  coup  envahi  par  une  population  de  1,100  fous 
qu'il  fallait  nourrir,  soigner,  protéger  au  milieu  des  corps  de  troupes 
ennemies  qui  occupaient  les  environs,  coupaient  toutes  communi- 
cations et  battaient  l'estrade  dans  la  campagne  voisine.  Le  médecin- 
directeur,  M.  Billod,  déploya  dans  ces  circonstances  plus  que  diffi- 
ciles une  habileté,  une  énergie  et  une  intelligence  au-dessus  de  tout 
éloge.  Il  n'abattit  point  le  drapeau  de  la  France,  il  maintint  intacte 
la  dignité  de  l'administration  qu'il  représentait,  se  refusa  énergi- 
quement  à  toute  réquisition,  ferma  ses  portes,  qu'il  ne  laissa  fran- 
chir à  aucun  détachement  prussien,  et,  à  travers  des  difficultés  qu'on 
peut  à  peine  soupçonner,  ravitailla  l'asile  de  telle  sorte  que  nul  n'y 
souffrit  trop  de  la  faim  ni  du  froid.  Dès  le  ih  septembre,  aussitôt 
que  les  premières  patrouilles  prussiennes  apparurent,  il  comprit 
que  l'asile,  n'étant  point  hôpital  militaire  et  ne  renfermant  pas  de 
blessés,  ne  jouirait  qu'à  titre  courtois  et  par  conséquent  fort  aléa- 
toire des  bénéfices  que  la  convention  de  Genève  assure  aux  maisons 
hospitalières  faisant  fonctions  d'ambulance.  L'attitude  des  officiers, 
leurs  demandes,  qui  commençaient  à  ressembler  terriblement  à  des 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

contributions  de  guerre ,  ne  lui  laissèrent  aucun  cloute  sur  le  sort 
qui  tôt  ou  tard  lui  serait  réservé.  Se  rappelant  notre  vieux  pro- 
verbe français  qui  dit  qu'il  vaut  mieux  avoir  affaire  au  bon  Dieu 
qu'à  ses  saints,  il  s'adressa  directement  au  prince  royal  de  Prusse, 
et  il  fit  bien,  car  le  25  septembre  il  reçut  du  quartier-général  de 
Versailles  un  cartel  de  sauvegarde  qui  libérait  l'asile  de  Vaucluse 
de  tout  logement,  de  toute  réquisition  militaires,  et  qui  autorisait  le 
directeur  à  circuler  dans  «  toute  la  contrée  »  pour  l'achat  des  vivres 
nécessaires  aux  aliénés.  La  bataille  principale  était  gagnée,  mais  îe 
directeur  ne  put  éviter  bien  des  escarmouches,  dont  il  sut  toujours 
se  tirer  à  son  honneur.  Ne  limitant  pas  son  rôle  à  la  conservation 
de  son  personnel  administratif  et  malade,  il  reçut  les  dépôts  qu'on 
lui  apportait  de  toutes  parts,  et,  malgré  les  sérieux  périls  auxquels 
il  s'exposait,  il  abrita  les  fugitifs  qui  venaient  lui  demander  secours; 
il  eut  ainsi  plus  de  trois  cents  femmes  et  enfans  cachés  dans  l'infir- 
merie, la  ferme  et  les  bâtimens  d'administration.  Il  fallait  nourrir 
ce  pauvre  monde  effaré  et  affamé;  ce  fut  là  un  surcroît  de  diffi- 
cultés auxquelles  on  ne  fit  face  que  par  des  miracles  de  persévé- 
rance et  de  bon  vouloir.  La  commune  d'Épinay-sur-Orge,  recon- 
naissant qu'elle  ne  devait  son  salut  qu'au  courage  habile  de  M.  le 
docteur  Billod,  a  fait  frapper  en  son  honneur  une  médaille  commé- 
morative,  juste  hommage  rendu  à  un  dévoûment  qui  ne  s'est  pas 
démenti,  et  qui  a  pris  mille  formes  ingénieuses  pour  sauver  tant  de 
malheureux. 

Vaucluse  est  rentré  aujourd'hui  dans  les  conditions  normales. 
Lorsque  j'ai  visité  l'établissement,  il  contenait  507  malades  traités 
par  2  médecins  et  surveillés  par  39  gardiens  et  serviteurs.  La  dis- 
position des  bâtimens,  la  séparation  des  hommes  et  des  femmes,  la 
division  des  quartiers,  l'organisation  des  services,  sont  analogues  à 
ce  que  nous  avons  vu  à  Sainte-Anne  et  à  ce  que  nous  trouverons  à 
Ville-Évrard.  Une  sorte  de  plan  uniforme,  sauf  les  modifications 
imposées  par  la  configuration  des  terrains,  a  été  adopté  pour  la 
construction  de  ces  trois  asiles  :  aussi  accusent-ils  tous  trois  les 
mêmes  qualités  et  les  mêmes  défauts.  Les  qualités  sont  considé- 
rables, les  défauts  minimes;  deux  seulement  m'ont  frappé.  Certains 
édifices  indispensables,  qu'il  est  inutile  de  désigner,  sont  placés 
dans  les  préaux  mêmes,  loin  des  salles  de  réunion,  loin  des  dor- 
toirs; il  faut  absolument  passer  en  plein  air,  c'est-à-dire  sous  la 
pluie  ou  sous  la  neige,  pour  s'y  rendre.  Cette  disposition  offre  des 
avantages  qui  ne  me  semblent  pas  compensés  suffisamment  par  les 
inconvéniens  de  toute  sorte  qu'elle  impose  aux  malades.  L'autre 
défaut  tient  à  ce  que  tous  les  quartiers  sont  identiques,  ce  qui  est 
irréprochable  au  point  de  vue  architectural,  mais  semble  peu  ra- 
tionnel au  point  de  vue  pratique,  car,  s'il  est  insignifiant  de  réunir 


LES   ALIÉNÉS   A   PARIS.  AO 

AS  aliérif^s  tranquilles  ou  paisibles  dans  le  même  préau  et  d'en  faire 
coucher  16  dans  le  même  dortoir,  cela  devient  tout  de  suite  diffi- 
cile, dangereux  même,  lorsqu'il  est  question  des  agités.  Je  crois 
qu'il  eût  mieux  valu  faire  les  quartiers  des  surexcités  moins  amples 
et  plus  nombreux  pour  multiplier  la  surveillance,  et  de  n'y  en- 
fermer jamais  qu'un  personnel  de  15  ou  20  malades. 

Ce  vice  de  distribution  intérieure  tient  à  une  cause  fort  singu- 
lière. Le  médecin  sur  les  données  duquel  les  plans  définitifs  ont  été 
arrêtés  avait  longtemps  vécu  en  province,  et  avait  organisé  l'asile 
d'Auxerre.  Or  en  province  les  fous  déprimés,  c'est-à-dire  tran- 
quilles, sont  beaucoup  plus  nombreux  qu'à  Paris,  où  les  excités  do- 
minent dans  une  proportion  notable,  et  l'on  aurait  dû  en  tenir 
compte  dans  l'édification  des  établissemens  destinés  à  renfermer  les 
uns  et  les  autres.  On  a  remédié  autant  que  l'on  a  pu  à  cet  inconvé- 
nient en  ne  mettant  que  lu  lits  au  lieu  de  16  dans  les  dortoirs  des 
agités,  mais  il  eût  bien  mieux  valu  faire  des  dortoirs  de  6  lits  et  des 
préaux  pour  dix-huit  malades.  Dans  l'état  actuel,  la  discipline 
souffre  un  peu  de  cet  ordre  de  choses,  ce  qui  n'est  pas  un  bien 
grand  mal;  mais,  la  surveillance  étant  plus  divisée  et  moins  efficace, 
les  évasions  sont  assez  fréquentes.  Dès  qu'une  évasion  est  signalée, 
il  faut  redoubler  de  zèle  et  ouvrir  des  yeux  clairvoyans,  car  la 
manie  de  se  sauver  devient  presque  immédiatement  épidémique.  Il 
en  est  de  même  pour  le  suicide;  quand  un  aliéné  a  réussi  à  se  tuer, 
la  plupart  essaient  de  l'imiter,  et  il  est  bien  rare  que  l'on  n'ait  pas 
quelque  nouveau  malheur  à  déplorer.  Lorsqu'il  s'agit  de  se  débar- 
rasser da  la  vie,  les  aliénés  déploient  une  persistance,  une  hypo- 
crisie, une  volonté  fixe  et  prédominante,  qui  mettent  en  défaut  les 
précautions  les  plus  subtiles,  et  feraient  croire  que  la  maladie  sus- 
cite chez  eux  des  facultés  spéciales  et  presque  surhumaines. 

Si  l'aliénation  mentale  trouble  certaines  facultés  de  l'entende- 
ment, elle  en  développe  d'autres  à  un  point  extraordinaire.  On  dirait 
que  l'état  de  stupeur  dans  lequel  tombent  fréquemment  les  malades 
est  pour  quelques-uns  d'entre  eux  une  période  d'incubation,  d'édu- 
cation interne  dont  ils  sortent  avec  des  dons  intellectuels  qu'on  ne 
leur  connaissait  pas  dans  leur  vie  normale.  C'est  ce  qui  a  fait  dire 
que  des  fous  se  mettaient  inopinément  à  parler  des  langues  qu'ils 
ignoraient;  ceci  est  impossible,  mais  il  est  constant  que  la  mé- 
moire, surexcitée  tout  à  coup  sous  l'actioa  d'un  afflux  nerveux, 
peut  rappeler  d'une  façon  qui  paraît  miraculeuse  une  langue  que 
l'on  a  entendue  jadis  et  qu'en  état  de  santé  l'on  ne  sait  réellement 
pas.  1!  y  a  en  ce  moment  même  à  Yaucluse  un  Russe  qui  y  fut 
amené  il  y  a  onze  mois;  il  ne  pouvait  dire  deux  mots  de  français, 
et  se  contentait  de  démontrer  par  signes  qu'il  ne  comprenait  rien 

TOME  cir.  —  1872.  4 


50         .        REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ce  qu'on  lui  disait.  Il  fut  saisi  de  dépression,  et  resta  huit  mois 
sans  ouvrir  la  bouche;  quand  il  se  réveilla  de  sa  torpeur,  il  savait 
le  français,  non  pas  comme  La  Bruyère  ni  comme  Montesquieu, 
mais  assez  pour  expliquer  très  nettement  son  état  mental,  pour  ra- 
conter son  histoire,  pour  expliquer  qu'il  avait  été  tailleur  dans  son 
pays  et  pour  demander  de  l'ouvrage.  Je  l'ai  vu,  et  J'ai  causé  avec 
lui.  Pendant  cette  sorte  de  sommeil  extérieur,  les  vocables  qu'il 
entendait  se  sont  groupés  dans  sa  mémoire  avec  leur  valeur  spé- 
ciale, les  corrélations  qui  existent  entre  eux,  et,  étant  fou,  il  s'é- 
tait fait  en  lui  à  son  insu  un  travail  dont  il  recueillit  le  bénéfice 
sans  en  avoir  eu  la  peine. 

La  stupeur  est  si  profonde  parfois  chez  les  malades,  leurs  organes 
sont  frappés  d'une  paresse  tellement  invincible,  qu'ils  se  croient 
morts;  ils  n'ouvrent  ni  les  yeux  ni  la  bouche  et  refusent  de  manger. 
Le  docteur  Billod  a  imaginé  une  bouche  artificielle  fort  ingénieuse 
qu'on  place  de  force  entre  les  lèvres  de  l'absorbé,  et  qui  permet  de 
lui  faire  avaler  quelques  alimens;  mais,  si  l'on  tombe  sur  un  malade 
dont  les  mâchoires  sont  maintenues  serrées  par  une  contraction 
nerveuse,  il  faut  y  renoncer;  on  lui  briserait  les  dents,  et  l'on  n'ar- 
riverait à  rien.  On  se  sert  alors  d'une  sonde  œsophagique  que  l'on 
fait  passer  par  une  narine  et  que  l'on  dirige  de  façon  qu'elle  pé- 
nètre dans  le  pharynx;  c'est  ainsi  que  l'on  peut  envoyer  de  la 
nourriture  liquide  jusque  dans  l'estomac  à  l'aide  d'un  instrument 
fort  prosaïque  dont  Molière  a  souvent  abusé  dans  ses  comédies. 
Lorsque  ce  mode  de  nutrition  se  prolonge,  —  j'ai  connu  un  aliéné 
qui  l'a  supporté  pendant  dix-sept  mois,  —  le  patient  finit  souvent 
par  être  atteint  de  scorbut,  maladie  qui  du  reste  n'est  pas  rare  chez 
les  fous.  Il  ne  faut  pas  croire  que  ces  êtres  im.mobiles,  qui  vivent 
dans  une  concentration  incompréhensible,  muets,  sans  regard, 
sourds  et  pétrifiés,  ne  pensent  à  rien.  C'est  le  contraire  qui  est  vrai; 
l'agitation  intérieure  est  formidable  chez  eux,  un  chaos  de  pensées 
se  heurte  dans  leur  tête;  ils  sont  un  monde  et  vivent  au  centuple, 
emprisonnés  dans  un  corps  qui  se  refuse  à  toute  manifestation  ex- 
térieure. Lorsqu'ils  sortent  de  cette  rigidité,  on  est  surpris  de  voir 
que  rien  ne  leur  a  échappé,  et  l'on  reste  parfois  stupéfait  en  écou- 
tant le  récit  des  phénomènes  psychologiques  dont  ils  ont  été  le 
théâtre  fermé. 

Gérard  de  Nerval ,  décrivant  les  régions  [fantastiques  à  travers 
lesquelles  il  a  été  si  souvent  transporté  (1),  a  appelé  la  folie  «  un 
épanchement  du  songe  dans  la  vie  réelle.  »  Cette  expression,  que 
nul  aliéniste  ne  répudierait,^ est  d'autant  plus  frappante,  qu'il  est 

(!)  Aurélia,  ou  le  Rêve  de  la  vie,  par  Gérard  de  Nerval,  1  vol.  in-18. 


LES   ALIÉNÉS    A   PARIS.  61 

impossible  de  reconnaître  si  le  récit  de  Gérard  de  Nerval  est  em- 
prunté à  des  rêves  ou  à  des  réalités  morbides.  Evidemment  les  réa- 
lités et  les  rêves  sont  si  étroitement  mêlés,  tellement  confondus, 
qu'il  ne  parvenait  pas  à  les  distinguer  lui-même.  Bien  des  fous  res- 
semblent à  des  gens  mal  réveillés  qui  vivraient  sous  l'empire  d'un 
cauchemar  persistant;  dans  le  rêve  comme  dans  la  folie,  on  ne  guide 
pas  sa  pensée,  on  est  guidé  par  elle;  de  plus,  comme  dans  le  rêve 
aussi,  toute  idée  intermédiaire  disparaît,  on  ne  voit  que  le  but 
poursuivi.  Le  fou,  entre  la  conception  et  la  réalisation  de  son  dé- 
sir, n'admet,  ne  suppose  aucun  obstacle;  le  relatif  s'efface,  on  peut 
dire  qu'il  ne  comprend  que  l'absolu.  Une  mélancolique  vous  dit: 
Rendez-moi,  je  vous  prie,  un  service;  prenez  un  bon  couteau,  et 
coupez-moi  le  cou!  —  On  se  récrie,  on  parle  de  responsabilité,  de 
justice,  d'échafaud.  —  Elle  reprend  :  Ne  dites  donc  pas  de  niaise- 
ries; prenez  vite  le  couteau,  rien  n'est  plus  simple,  dépêchez-vous, 
je  n'ai  pas  le  temps  d'attendre.  —  Comme  dans  le  rêve  encore,  les 
sensations  extérieures  font  germer  des  idées  connexes.  —  Un  homme 
se  découvre  la  nuit  en  dormant,  il  a  froid,  il  rêve  qu'il  est  en  Sibé- 
rie. De  même  pour  l'aliéné  :  une  hystérique  a  des  constrictions  à  la 
gorge  et  soutient  qu'elle  a  avalé  une  pomme  qui  «  ne  peut  pas  pas- 
ser; »  un  maniaque  sent  distinctement  un  crapaud  qui  lui  ronge 
l'estomac,  il  meurt;  à  l'autopsie,  on  découvre  qu'il  a  un  squirre  voi- 
sin du  pylore;  les  femmes  qui  rejettent  invariablement  leurs  vête- 
mens  et  veulent  absolument  rester  nues  (Théroigne  de  Méricourt, 
morte  en  1817,  était  ainsi)  sont  de  pauvres  créatures  qui  ont  la 
peau  animée  d'hyperesthésie  (excès  de  sensibilité),  et  qui  ne  peu- 
vent supporter  le  frôlement  le  plus  léger.  La  perversion  des  sensa- 
tions est  telle  qu'un  malade  s'essuie  le  visage  pour  étancher  les 
gouttes  de  sueur  qu'il  sent,  qui  le  chatouillent  en  coulant,  et  qui  ce- 
pendant n'existent  pas.  On  ne  peut  pas  dire,  suivant  la  formule 
vulgaire,  qu'elles  n'existent  que  dans  son  imagination,  car  il  en  a 
l'impression  physique,  très  nette,  palpable,  positive,  due  sans  doute 
au  tressaillement  de  quelque  fdet  nerveux  épanoui  sous  l'épiderme. 
L'aliénation  n'atteint  guère  que  les  adultes,  elle  respecte  l'en- 
fance. Roller  a  dit  :  «  La  folie  n'apparaît  qu'avec  la  conscience  du 
moi,  vers  l'âge  de  quatorze  ans  au  plus  tôt.  »  J'ai  pu  constater  à  Vau- 
cluse  l'exactitude  de  cette  assertion,  et  je  l'ai  vérifiée  aussi  à  Ville- 
Évrard,  qui  est  un  domaine  de  185  hectares  situé  près  de  Neuilly- 
sur-Marne,  entre  la  route  de  Strasbourg  et  le  canal  de  Chelles.  Cet 
asile,  qru  avait  été  ouvert  le  29  janvier  1869,  a  servi  de  quartier- 
général  au  prince  de  Saxe,  il  a  été  pris  par  nous,  et  comme  il  était 
dominé  par  le  plateau  d'Avron,  on  peut  croire  que  les  projectiles  ne 
l'ont  point  épargné.  Les  248  malades  que  j'y  ai  vus  étaient  dans 


52  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

des  conditions  analogues  à  celles  dont  j'ai  parlé;  2  médecins,  àO  em- 
ployés, dont  7  sœurs  de  Saint-Joseph,  veillent  sur  eux;  c'était  un 
dimanche  et  nul  travailleur  aliéné  n'était  aux  champs.  L'idée  pre- 
mière qui  a  dirigé  la  construction  de  Ville-Évrard  n'ayant  point  été 
suivie,  il  se  trouve  que  diverses  modifications  sont  nécessaires  pour 
que  l'établissement  puisse  rendre  les  services  qu'on  lui  demande. 
Primitivement  ce  devait  êl-re  une  maison  de  convalescence,  de  sorte 
qu'on  a  évité  avec  soin  tout  ce  qui  rappelait  la  réclusion.  Les  murs 
d'enceinte  sont  trop  bas,  si  bas  que  de  la  route  et  des  champs  voi- 
sins on  plonge  littéralement  dans  les  jardins,  et  l'on  voit  tout  ce  qui 
s'y  passe;  de  plus  les  préaux  particuliers  des  cellules  réservées  aux 
femmes  agitées  sont  peu  éloignés  de  la  berge  du  canal  de  Chelles. 
Les  bons  paysans,  les  Parisiens  désœuvrés  qui  le  dimanche  traînent 
leur  ennui  à  travers  champs,  excitent  ces  malheureuses  pour  se 
distraire  et  les  exaspèrent  parfois  jusqu'à  la  fureur;  une  grille  mal 
placée,  ouvrant  sur  la  campagne,  permet  aux  cabaretiers  du  voisi- 
nage, qui  ne  s'en  font  pas  faute,  de  passer  de  l'eau-de-vie  aux  in- 
firmiers et  parfois  même  aux  malades.  Le  peu  d'élévation  des  murs 
rend  en  outre  les  évasions  très  fréquentes.  C'est  là  un  inconvénient 
auquel  il  est  facile  de  remédier,  et  je  ne  vois  pas  alors  ce  qui  man- 
quera à  Ville  -  Evrard  pour  devenir  un  établissement  moins  bien 
situé,  mais  aussi  bien  aménagé  que  Yaucluse. 

Sainte- Anne  a  coûté  9,504,705  francs,  Yaucluse  5,151,00],Yille- 
Ëvrard  6,135,352,  mais  dans  ce  dernier  chiffre  il  faut  compter  les 
dépenses  de  constructions  fort  importantes  qui  ont  été  faites  dans 
un  vaste  parc  séparé  de  l'asile  par  la  route.  C'est  une  série  de  pa- 
villons isolés;  ils  n'ont  pas  encore  été  habités  et  constituent  une 
maison  de  traitement  pour  les  aliénés,  qui  serait  aux  asiles  ce  que 
la  maison  municipale  de  santé  est  aux  hôpitaux.  Ce  premier  projet 
a  été  abandonné,  mais  les  bâtimens  restent;  ils  sont  neufs,  de  bonne 
apparence,  placés  au  milieu  d'un  jardin  charmant,  bien  abrités, 
d'une  surveillance  facile;  il  convient  de  les  utiliser  et  de  mettre  là 
le  service  des  idiots  et  celui  des  épileptiques,  qui  encombrent  Bi- 
cêtre  et  la  Salpêtrière  sans  utilité  pour  la  science,  sans  profit  pour 
l'administration.  J'ai  parlé  ailleurs  de  ces  deux  maladreries,  qu'il 
faudrait  avoir  le  courage  de  jeter  bas,  si  on  pouvait  imposer  un  tel 
sacrifice  à  l'assistance  publique,  qui,  ménagère  du  bien  sacré  des 
pauvres  qu'elle  administre  avec  une  irréprochable  économie,  fait  ef- 
fort pour  tirer  le  meilleur  parti  possible  des  anciennes  dépendances 
de  l'hôpital  général,  dont  elle  a  hérité.  Les  vieilles  maisons,  comme 
les  vieilles  gens,  tiennent  à  leurs  mauvaises  habitudes,  et  dans  les 
cellules  des  aliénés  de  Blcêtre  j'ai  trouvé  encore  l'immonde  baquet 
en  bois,  qui  est  un  foyer  d'infection  permanente. 


LES    ALIÉNÉS   A   PARIS.  53 

Le  quartier  des  idiots  à  Bicêtre  est  une  hideuse  renfermerie 
aménagée  tant  bien  que  mal  dans  des  bâtimens  trop  étroits,  désa- 
gréablement distribués,  branlant  de  vétusté,  et  qui  depuis  long- 
temps auraient  dû  tomber  sous  la  pioche  des  démolisseurs  ;  il  est 
du  moins  hygiéniquement  disposé  en  bon  air  sur  la  hauteur  qui 
domine  la  plaine  de  Gentilly;  mais  on  ne  peut  le  parcourir  sans 
tristesse,  car  il  n'y  a  pas  de  spectacle  plus  navrant  que  celui  de 
ces  animaux  à  face  humaine,  chez  qui  rien  d'humain  ne  sub- 
siste. On  est  surpris  que  la  vie  se  soit  emparée  de  ces  difformes 
apparences,  et  ait  pu  s'y  installer.  Leur  crâne  déprimé,  leurs  yeux 
atones,  leur  lèvre  pendante  et  baveuse,  leurs  gestes  incohérens, 
leur  démarche  oscillante,  assez  semblable  à  celle  de  jeunes  ours 
dressés  sur  leurs  pattes  de  derrière,  en  font  un  objet  d'étonnement 
et  de  commisération  infinie.  Beaucoup  d'entre  eux  sont  aphasiques, 
c'est-à-dire  ne  peuvent  parler  :  ils  entendent,  ils  peuvent  articuler 
des  sons,  mais  il  leur  est  impossible  de  retenir  un  mot  et  de  lui 
reconnaître  une  valeur  significative  quelconque.  Il  y  en  a  cependant 
qui  parviennent  à  se  forger  deux  ou  trois  vocables  pour  exprimer 
non  pas  des  idées,  mais  des  besoins  matériels  fort  simples;  Esquirol 
cite  une  idiote  qr.i  disait  pignon  lorsqu'elle  voulait  manger,  et 
ognon  quand  elle  avait  soif.  On  ne  peut  dire  qu'ils  aient  des  vices, 
puisqu'ils  ne  peuvent  comprendre  la  différence  du  bien  et  du  mal; 
ils  ont  des  habitudes  invariablement  mauvaises  et  des  mœurs  dé- 
plorables :  ce  sont  des  singes  maladroits  et  malfaisans.  Parmi  eux, 
il  en  existe  quelques-uns  qui  peuvent  proférer  quelques  paroles, 
chez  qui  la  matière  mal  conformée  n'a  pas  envahi  l'âme  tout  entière, 
et  qui  offrent  une  lueur  incertaine,  vacillante,  à  peine  visible,  dont 
on  cherche  à  tirer  parti.  Ferrus  est  le  premier  qui  ait  essayé  de  les 
faire  instruire,  et  Bicêtre  possède  une  école,  — école  bien  primaire, 
—  pour  les  jeunes  idiots.  Leur  instituteur  mérite  d'être  nommé,  car 
jamais,  je  crois,  tâche  plus  ingrate  n'est  incombée  à  un  homme. 
Depuis  trente-deux  ans,  M.  Delaporte  a  vu  passer  tous  les  jeunes 
idiots  que  Bicêtre  a  renfermés.  Sans  se  décourager  jamais,  il  a 
roulé  ce  rocher  de  Sisyphe;  à  force  de  patience,  de  persistance,  il 
leur  a  donné  quelques  notions  de  lecture,  d'écriture,  de  calcul  et 
de  géographie.  Il  a  tenté  par  tous  les  moyens  imaginables  de  mettre 
un  peu  de  lumière  dans  ces  cerveaux  obscurs;  il  a  réussi  quel- 
quefois, mais  pour  combien  de  jours,  pour  combien  d'heures? 
Presque  tous  ses  écoliers  sont  épileptiques;  un  accès  survient,  tout 
est  oublié  ;  on  recommence,  on  serine  de  nouveau  ces  malheureux 
êtres  inconsistans;  à  la  première  attaque,  tout  s'envole.  Près  de  la 
classe,  dans  une  salle  largement  aérée,  est  une  sorte  de  grande 
auge  en  bois,  capitonnée  de  matelas;  c'est  là  qu'on  porte  ceux  que 


54  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

terrasse  le  mal  sacré.  Cela  est  sinistre  à  voir.  Un  enfant  est  au  tra- 
vail, Vaura  epilejJtica,  le  souffle  mystérieux  passe,  un  frémissement 
imperceptible  ride  la  peau  du  front,  l'œil  tourne  et  devient  blanc, 
un  peu  d'écume  rosâtre  apparaît  au  coin  des  lèvres  contractées, 
une  pâleur  grise  envahit  le  visage,  un  bêlement  plaintif  s'échappe 
de  la  poitrine  oppressée,  et  le  malheureux  est  abattu  par  la  con- 
vulsion. Quelques-uns  ont  des  accès  si  fréquens  et  tombent  si  bru- 
talement du  haut  mal,  qu'on  est  obligé  de  leur  encercler  la  tête 
dans  un  bourrelet  de  caoutchouc. 

A  la  Salpêtrière  aussi,  on  a  établi  une  école  pour  les  jeunes  idiotes; 
il  y  a  là  une  institutrice  que  souvent  j'ai  vue  à  l'œuvre  et  que  je  n'ai 
jamais  pu  contempler  sans  émotion ,  car  je  connais  son  histoire, 
et  je  n'en  sais  guère  de  plus  touchante.  En  1847,  une  femme  devint 
folle  et  entra  à  la  Salpêtrière;  sa  fille,  qui  avait  reçu  une  éducation 
sérieuse,  oLtint  de  la  suivre,  de  rester  près  d'elle,  afin  de  lui  donner 
des  soins.  Cette  tolérance  ne  pouvait  être  que  provisoire;  elle  de- 
vint définitive,  grâce  au  dévoûment  filial.  M"^  X...  se  chargea  d'ap- 
prendre à  lire  et  à  écrire  aux  idiotes.  Depuis  vingt-trois  ans,  elle 
n'a  point  quitté  le  froid  quartier  où  ses  élèves  sont  recluses,  et  rien, 
—  ni  une  santé  visiblement  chétive,  ni  l'ingratitude  d'un  labeur 
énervant,  —  n'a  pu  la  faire  renoncer  à  la  tâche  sacrée  qu'elle  a  re- 
cherchée avec  une  abnégation  admirable.  Est-elle  payée  de  sa 
peine?  Bien  peu,  si  l'on  ne  considère  que  le  développement  rudi- 
mentaire  des  pauvres  cerveaux  qu'elle  veut  éclairer,  —  suffisam- 
ment et  selon  son  cœur,  si  l'on  remarque  une  vieille  femme  fort 
douce,  un  peu  sauvage,  s'empressant  volontiers  autour  des  enfans, 
qui  se  promène  dans  le  préau  om.bragé  du  quartier,  —  de  la  ma- 
sure, —  des  idiotes;  la  mère  et  la  fille  sont  réunies.  Si  cela  est  con- 
traire au  règlement,  il  faut  bénir  ceux  qui  ont  su  y  manquer  pour 
aider  à  cette  bonne  action. 

Ces  malheureuses  petites  filles  dénuées,  dont  la  vie  serait  insup- 
portable, si  elles  pouvaient  en  concevoir  l'amertume,  ont  parfois 
une  distraction  qui  les  occupe  et  les  fait  joyeuses  pendant  une 
heure  ou  deux.  Tous  les  ans,  le  directeur  de  la  Salpêtrière  fait  ve- 
nir au  carnaval  un  prestidigitateur  qu'on  installe  avec  son  petit 
théâtre  dans  la  salle  de  réunion  d'un  des  quartiers  neufs.  C'est  une 
vraie  fête  de  famille;  on  y  invite  les  idiotes  sages,  les  épileptiques 
simples,  les  folles  tranquilles,  les  indigentes  en  hospitalité.  Il  y  a 
des  lumières,  des  fleurs,  quelques  draperies.  Toutes  les  specta- 
trices, assises  sur  des  chaises,  sont  immobiles  et  silencieuses; 
l'hébétement  des  visages  est  à  peu  près  général.  On  voit  là  de  pau- 
vres fillettes  épileptiques  déjà  gagnées  par  l'embonpoint,  et  qui, 
malgré  leur  jeunesse,  ressemblent  à  de  grosses  vieilles  femmes 


LES   ALIÉNÉS   A   PARIS.  55 

dont  la  peau  serait  tendue  sui'  une  chair  malsaine  et  trop  gonflée. 
Parfois  on  entend  au  fond  de  la  salle  une  plainte  traînante,  mélopée 
douce  et  tremblée;  c'est  une  malade  qui  tombe.  Dans  ses  difTérens 
tours,  qui  n'étalent  point  bien  compliqués,  l'homme,  voulant  faire 
entrer  un  serin  dans  une  coquille  d'œuf,  fit  mine  de  lui  écraser  la 
tète  entre  ses  dents;  il  y  eut  un  murmure  et  comme  un  sentiment 
unanime  d'horreur  :  l'humanité  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  beau,  la 
pitié,  subsiste  donc  encore!  Une  autre  fois  j'ai  assisté  à  un  bal  cos- 
tumé donné  aux  folles  :  on  leur  avait  ouvert  le  magasin  aux  vête- 
mens,  et  elles  s'étaient  attifées  selon  leur  goût,  en  marquises,  en 
laitières  ou  en  pierrettes.  Généralement  la  folie  d«'s  femmes  est  bien 
plus  intéressante  que  celle  des  hommes  :  l'homme  est  presque  tou- 
jours farouche,  fermé,  obtus,  il  raisonne  même  dans  le  déraisonne- 
ment; la  femme,  qui  est  un  être  d'expansion  universelle,  exagère 
son  rôle,  parle,  gesticule,  raconte  et  initie  du  premier  coup  à  tous 
les  mj'stères  de  son  aberration.  Je  me  rappelle  ce  soir-là  une  vieille 
bossue  vêtue  en  folie  :  elle  allait  et  venait,  manifestement  nym- 
phomane, tournant  autour  de  deux  ou  trois  hommes  qui  étaient  là, 
et  tendant  ses  bras  maigres  vers  eux  avec  une  expression  désespé- 
rée. Tout  se  passa  bien  du  reste.  Le  piano  était  tapoté  en  mesure 
par  une  malade  :  les  filles  de  service  et  les  aliénées  dansaient  en- 
semble et  obéissaient  ponctuellement  à  une  folle  qu'on  avait  coiffée 
d'un  chapeau  à  plumes  en  signe  d'autorité.  Fière  de  ses  fonctions 
et  de  son  marabout  blanc,  elle  mettait  l'ordre  partout  où  il  en  était 
besoin.  On  offrit  des  sirops  et  des  massepains  qui  furent  acceptés 
avec  un  empressement  de  bonne  compagnie.  Lorsque  je  me  retirai, 
une  femme  s'approcha  de  moi  et  me  dit  :  —  Marquis,  votre  fête  était 
charmante,  je  suis  attendue  aux  Tuileries,  veuillez  dire  qu'on  fasse 
avancer  ma  voiture,  mes  gens  sont  dans  l'antichambre.  —  Celle  qui 
me  pariait  ainsi  avait  été  fruitière  dans  la  rue  Harvey. 

Les  asiles  dont  je  viens  de  parler  sont  amples  et  vastes,  mais  ils 
sont  loin  de  suffire  aux  besoins  de  la  population  parisienne,  ainsi 
qu'il  est  facile  de  s'en  convaincre  par  les  chiffres  suivans  :  au  31  dé- 
cembre 1871,  les  aliénés  de  Sainte-Anne,  Yaucluse,  Yille-Évrard, 
Bicêtre  et  de  la  Salpêtrière  étaient  au  nombre  de  2,237;  Charenton 
en  contenait  503,  et  les  onze  maisons  de  santé  particulières  éta- 
blies à  Paris  ou  aux  environs  en  renfermaient  523,  ce  qui  donne 
un  total  de  3,263;  mais  à  cette  même  époque  notre  ville  avait  à  ré- 
pondre de  7,115  fous  (1).  Pour  satisfaire  à  des  besoins  si  pressans 
et  si  nombreux,  l'assistance  publique,  qui  ne  dispose  dans  ses  éta- 

(1)  Le  nombre  des  hommes  est  infôrieur  à  celui  des  femmes  :  2,935  pour  les  pre- 
miers, 4,180  pour  les  secondes,  ce  qui  infirme  l'opinion  des  médecins  qui  attribuent  à 
l'usage  du  tabac  une  influence  prépondérante  dans  les  maladies  mentales. 


56  REYUE    DES    DEUX   MONDES. 

hlissemens  que  des  places  libres,  a  fait,  en  vertu  de  l'article  1"  de 
la  loi  du  30  juin  1838,  un  traité  avec  trente-quatre  asiles  de  pro- 
vince, qui  soignent  pour  son  compte  3,772  malades;  de  plus  vingt- 
cinq  autres  asiles  en  ont  reçu  80  à  des  conditions  débattues;  c'est 
donc  une  masse  de  3,852  aliénés  que  Paris  est  obligé  d'évacuer  sur 
les  departemens  faute  d'établissemens  pour  les  recevoir  et  les  gar- 
der. En  présence  de  ces  faits,  il  y  a  lieu  de  regretter  que  M.  Hauss- 
mann  n'ait  pu  mettre  son  projet  à  exécution,  et  il  faut  espérer  que 
ce  projet  sera  repris  plus  tard,  car  il  est  indispensable  que  Paris 
offre  tous  les  moyens  curatifs  possibles  à  une  maladie  qui  semble 
devenir  plus  fréquente  depuis  qu'elle  est  mieux  étudiée.  Si  ce  vœu 
était  exaucé,  il  faudrait  consacrer  un  des  dix  asiles  aux  convales- 
cens,  car  bien  souvent  on  prend  une  rémittence  pour  la  guérison; 
les  lits  sont  demandés,  les  aliénés  frappent  à  la  porte,  on  se  hâte  de 
leur  faire  place,  et  l'on  renvoie  des  malades  qu'on  aurait  dû  garder 
encore  :  les  rendre  à  leur  milieu  avant  que  leur  système  nerveux 
n'ait  retrouvé  son  équilibre,  à  ce  milieu  perturbant  qui  a  été  une 
des  causes  de  leur  mal,  c'est  les  exposer  à  l'une  de  ces  nombreuses 
rechutes  que  constatent  les  statistiques  hospitalières. 


II. 


Bicêtre  contient  un  quartier  spécial,  rejeté  à  l'extrémité  de  la 
maison  et  formé  d'une  rotonde  qui  se  compose  de  24  cellules,  sé- 
parées de  la  salle  centrale,  où  se  tiennent  les  gardiens,  par  des 
grilles  de  fer  semblables  à  celles  qui  défendent  les  loges  des  ani- 
maux féroces  au  Jardin  des  Plantes;  c'est  la  sûreté.  L'homme  enclos 
dans  cette  geôle  est  comme  une  bête;  on  lui  passe  sa  nourriture  à 
travers  les  barreaux,  et  on  le  lâche  parfois  dans  un  petit  préau  at- 
tenant à  sa  prison,  préau  désolé,  sans  verdure,  brûlé  par  le  soleil, 
mais  entouré  de  basses  murailles  qu'on  dirait  faites  exprès  pour 
faciliter  les  évasions.  C'est  dans  ces  cages,  bonnes  tout  au  plus  à 
garder  des  loups,  qu'on  enferme  les  condamnés  qui  ont  donné  des 
preuves  d'aliénation  mentale,  et  qu'ion  aurait  peut-être  bien  fait 
d'examiner  scientifiquement  avant  de  les  traduire  devant  le  jury. 
Ces  malheureux  ne  peuvent  rester  dans  les  prisons  parce  qu'ils  sont 
fous,  ils  ne  peuvent  être  admis  dans  un  asile  parce  qu'ils  sont  con- 
damnés; on  a  trouvé  un  moyen  terme,  et  on  les  jette  dans  ces  ca- 
chots annexés  à  Bicêtre.  Dix  hommes  les  surveillent;  ce  n'est  pas 
trop.  Autrefois  on  les  employait  à  fabriquer  ces  couronnes  de  papier 
peint  qu'on  donne  dans  les  pensionnats  aux  distributions  de  prix; 
aujourd'hui  ils  font  du  filet.  Le  professeur  qui  leur  explique  les 


LES   ALIÉNÉS   A   PARIS,  57 

mystères  de  la  navette  et  du  moule  est  un  malade  du  quartier  des 
grands  infirmes. 

Il  y  a  là  une  question  fort  grave  :  que  doit- on  faire  de  ceux  qu'on 
appelle  fort  improprement  des  fous  criminels?  S'ils  sont  fous,  ils  ne 
sont  point  criminels,  et,  s'ils  sont  criminels,  ils  ne  sont  point  fous. 
Un  aliéné  peut  commettre  un  homicide  sans  être  coupable;  mais, 
pour  n'être  point  coupable,  il  n'en  est  pas  moins  dangereux,  car  la 
manie  homicide  est  incurable,  c'est  Esquirol  qui  l'a  dit.  Or  à  cet 
égard  la  loi  du  30  juin  1838  offre  une  lacune  qui  cause  d'insur- 
montables embarras  à  la  justice,  à  la  préfecture  de  police  et  à  l'as- 
sistance publique.  Voici  un  fait  qui  se  renouvelle  tous  les  jours. 
Sous  l'obsession  d'une  impulsion  irrésistible,  un  homme  en  frappe 
un  autre  et  le  tue.  Il  est  arrêté;  interrogé  par  le  juge  d'instruction, 
il  divague  et  ne  laisse  aucun  doute  sur  son  insanité;  un  médecin 
aliéniste  est  appelé,  et  reconnaît  que  l'inculpé  est  irresponsable. 
L'article  64  du  code  pénal  est  formel  :  «  il  n'y  a  ni  crime,  ni  délit, 
lorsque  le  prévenu  était  en  état  de  démence  au  moment  de  l'action, 
ou  lorsqu'il  a  été  contraint  par  une  force  à  laquelle  il  n'a  pu  résis- 
ter. »  On  se  trouve  donc  en  présence  d'un  malade;  il  n'appartient 
plus  à  la  justice,  qui  rend  une  ordonnance  de  non-lieu.  C'est  son 
devoir,  et  elle  ne  peut  s'y  soustraire.  Cependant  sous  l'influence 
de  l'isolement,  de  ce  que  l'on  nomme  le  changement  d'état,  l'exal- 
tation s'efface,  la  manie  s'apaise,  la  raison  reparaît,  et  le  malade 
guérit.  Que  va-t-on  faire?  Il  ne  faut  point  oublier  que  la  manie  ho- 
micide est  incurable.  Cet  homme,  n'étant  ni  prévenu  ni  condamné, 
ne  peut  être  gardé  en  prison  ;  il  n'est  plus  aliéné,  il  ne  peut  donc 
être  reçu  dans  un  asile.  Pour  lui,  la  justice  est  sans  loi,  la  police 
sans  pouvoir.  Le  voilà  sur  le  pavé,  retourné  à  sa  vie  ordinaire, 
à  ses  habitudes  plutôt  mauvaises  que  bonnes,  en  butte  à  toutes 
les  causes  de  surexcitation  qui  déjà  ont  fait  éclater  son  délire  et 
le  feront  éclater  encore.  Un  nouvel  homicide  est  commis,  grande 
rumeur  :  c'était  un  fou,  ne  le  savait-on  pas?  pourquoi  ne  l'a-t-on 
pas  fait  enfermer?  Soit;  mais  la  liberté  individuelle,  que  l'on  trouve 
si  fortement  compromise  par  la  loi  de  1838,  qu'en  fait-on  dans  ce 
cas?  Il  y  a  tel  genre  de  folie  où  les  malades  passent  par  des  alter- 
natives presque  régulières,  variant  entre  la  fureur  et  une  surexci- 
tation qui  ne  dépasse  pas  de  beaucoup  la  moyenne  d'un  cerveau 
naturellement  exalté;  c'est  la  folie  à  double  forme  de  Baillarger  et 
la  folie  circulaire  de  Falret.  Dans  les  intervalles  de  violence  et  de 
calme  relatif,  un  malade  frappé  de  cette  affection  peut  commettre 
une  série  de  meurtres  et  être  toujours  relâché,  parce  qu'il  lui  suffu'a 
d'être  momentanément  emprisonné  pour  entrer  dans  la  période 
d'apaisement. 


58  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

L'Angleterre,  qui  pousse  parfois  jusqu'à  l'absurde  le  respect  de 
la  liberté  individuelle ,  ne  s'est  laissé  prendre  à  aucun  sophisme; 
elle  a  été  droit  au  but,  au  but  pratique,  à,  celui  vers  lequel  il  faut 
tendre  lorsque  l'on  comprend  que  le  premier  devoir  d'un  gouverne- 
ment est  de  protéger  la  sécurité  sociale.  Le  fou  atteint  de  monoma- 
nie homicide,  de  cleptomanie,  de  pyromanie,  qui,  ayant  tué  un  de 
ses  semblables,  volé,  allumé  un  incendie,  revient  à  la  raison,  n'est 
jamais  rendu  à  la  liberté;  on  le  considère  comme  un  malade  en  ré- 
mittence,  mais  sujet  à  des  rechutes  qui  peuvent  mettre  la  société  en 
péril,  et  par  conséquent  comme  mi  individu  dangereux  qui  doit 
vivre  sous  une  surveillance  continuelle.  C'est  là  un  exemple  qu'il 
faut  suivre  et  suivre  au  plus  vite,  car  chaque  jour  les  feuilles  pu- 
bliques racontent  quelque  malheur  occasionné  par  un  aliéné  libre 
dont  la  vraie  place,  l'événement  le  prouve  trop  tard,  était  dans 
un  asile  ou  dans  une  maison  de  santé.  La  science  a  un  grand  rôle 
à  jouer  dans  cette  question,  il  lui  appartient  de  formuler  les  prin- 
cipes indiscutables  sur  lesquels  on  peut  s'appuyer  pour  recon- 
naître, déterminer  et  affirmer  l'aliénation  mentale.  Cette  lacune 
de  la  loi  de  1838  n'est  pas  seulement  préjudiciable  à  la  sécurité 
publique,  elle  a  en  outre  des  conséquences  redoutables  pour  l'a- 
liéné lui-même,  qu'elle  ne  sauvegarde  pas,  et  pour  la  justice,  qu'elle 
entraine  à  des  erreurs.  En  présence  de  certains  faits  horribles  et 
monstrueux,  le  jury  a  peur  de  reconnaître  dans  celui  qui  en  est 
l'auteur  un  fou  qu'il  faudra  relaxer  immédiatement,  puisqu'il  ne 
serait  pas  coupable,  et,  dominé  par  le  très  légitime  souci  du  salut 
général,  il  condamne. 

On  dit,  je  le  sais,  et  c'est  un  argument  qui  paraît  péremptoire  : 
De  tels  fous  sont  un  danger  permanent,  et  la  société  a  le  droit,  a  le 
devoir  de  s'en  débarrasser.  —  Nulle  société  n'a  le  droit  de  tuer  ses 
malades,  à  moins  qu'elle  ne  revienne  aux  temps  barbares  où  l'on 
étouffait  entre  deux  matelas  les  malheureux  qui  avaient  été  mordus 
par  un  chien  enragé;  mais  la  question  est  plus  haute  et  d'un  ordre 
plus  abstrait.  Toutes  les  fois  qu'une  erreur  de  cette  natui'e  est  com- 
mise, c'est  l'expression  la  plus  élevée,  l'expression  presque  divine 
de  la  société  qui  souffre  et  qui  est  blessée,  c'est  la  justice.  Or  tout 
ce  qui  peut  porter  atteinte  à  la  justice,  tout  ce  qui  est  de  nature 
à  en  amoindrir  le  prestige,  à  diminuer  le  respect  qui  lui  est  dû,  est 
mauvais,  dangereux  et  coupable.  De  toutes  les  divinités  que  nous 
avons  adorées,  une  seule  est  restée  debout  :  c'est  la  vieille  Thémis. 
Au  milieu  de  nos  bouleve-rsemens  matériels  et  de  notre  effarement 
moral,  lorsque  nous  tourbillonnons  sur  nous-mêmes  sans  pouvoir 
trouver  la  route  qui  mène,- au  port,  elle  est  demeurée  impassible  et 
sereine,  équitable  pour  tous,  rassurant  les  faibles  et  tâchant  de  con- 


LES   ALIÉNÉS    A    PARIS.  59 

tenir  les  exaltés.  Elle  nous  a  donné  une  leçon  grandiose,  dont  il 
faut  profiter,  en  nous  prouvant  qu'on  peut  traverser  un  naufrage 
sans  rien  abandonner  de  soi-même,  et  à  l'heure  suprême,  quand 
on  a  cherché  des  martyrs  pour  confesser  le  droit,  on  l'a  trouvée 
digne  d'être  associée  à  Dieu  même;  la  robe  du  juge  et  la  robe  du 
prêtre  ont  été  trouées  par  les  mêmes  balles. 

Il  faut,  en  imitant  l'exemple  de  l'Angleterre,  donner  à  la  justice 
le  pouvoir  de  mettre  hors  d'état  de  nuire  le  maniaque  qu'elle  est 
contrainte  aujourd'hui  de  frapper  par  des  lois  qui  ne  sont  pas  faites 
pour  lui;  il  faut  qu'elle  appelle  plus  souvent  l'aliéniste  à  son  aide, 
car  bien  des  cas  qu'elle  a  sévèrement  jugés  appartenaient  à  la  pa- 
thologie mentale.  Ce  n'est  pas  l'esprit  d'impartialité  qui  lui  manque; 
mais  la  science  aliéniste  est  si  jeune  encore,  —  elle  date  des  pre- 
miers jour^  de  ce  siècle,  —  elle  doit  lutter  contre  tant  de  préjugés, 
elle  a  des  formules  encore  si  confuses,  que  la  justice  semble  redou- 
ter d'être  trompée  par  elle.  Dans  une  circonstance  restée  certaine- 
ment présente  à  l'esprit  des  lecteurs,  le  jury,  guidé  par  la  justice, 
a  fait  preuve  d'une-  clairvoyance  que  malheureusement  il  n'a  pas 
toujours  eue  au  même  degré.  Un  enfant  de  quelques  mois  apparte- 
nant précisément  à  une  famille  de  magistrats  fut  enlevé  au  jardin 
des  Tuileries  par  une  fille  qui,  facilement  retrouvée,  fut  arrêtée  et 
comparut  en  cour  d'assises.  Sur  le  verdict  du  jury,  elle  fut  acquit- 
tée. Bien  jugé!  La  fille  était  hystérique,  elle  avait  été  «  contrainte 
par  une  force  à  laquelle  elle  n'avait  pu  résister,  »  pour  parler  comme 
l'aiticle  Qli  :  donc  elle  était  irresponsable. 

L'histoire  elle-même,  faute  d'avoir  été  écrite  par  des  hommes 
qui  soient  descendus  un  peu  profondément  dans  l'étude  des  troubles 
nerveux  de  l'intelligence  et  de  la  volonté,  a  formulé  bien  des  juge- 
mens  qu'une  cour  de  cassation  scientifique  invalidera  quelque  jour. 
Une  impulsion  irrésistible,  née,  chez  des  êtres  maladifs,  sous  l'in- 
fluence d'une  cause  religieuse  et  d'une  cause  politique,  arme  le  bras 
de  Ravaillac,  que  les  feuillans  avaient  renvoyé  comme  visionnaire, 
et  conduit  Charlotte  Corday  près  de  Marat.  L'un  est  un  monstre 
indigne  de  merci,  l'autre  est  presque  déifiée  ;  un  célèbre  historien 
l'appelle  l'ange  de  l'assassinat.  Tous  deux  me  paraissent  irrespon- 
sables et  victimes  d'un  cas  pathologique  parfaitement  caractérisé; 
l'un  et  l'autre  ont  obéi  à  ce  que  l'on  nomme  vulgairement  une  idée 
fixe.  Pour  apprécier  sainement  des  faits  de  cette  nature,  c'est  l'acte 
lui-même,  l'acte  abstrait  qu'il  faut  voir,  non  point  les  événemens, 
souvent  déplorables,  qui  en  ont  été  le  résultat.  Rarement  un  mo- 
nomane  qui  tue  s'y  reprend  à  deux  foi-s;  il  emploie  le  couteau  de 
préférence,  et  le  coup  qu'il  porte  d'un  seul  jet  est  presque  toujours 
instantanément  mortel;  on  dirait  que  toutes  ses  facultés  concou- 
rent à  développer  en  lui  une  adresse,  une  précision  qu'un  homme 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sain  d'esprit  ne  peut  atteindre.  Lacenaire,  qui  se  donnait  pour  un 
professeur  d'assassinat,  et  dont  l'état  mental  était  absolument  in- 
tact, n'a  jamais  réussi  à  tuer  du  premier  coup.  11  est  une  variété  de 
fous  très  étrange  qu'on  ne  saurait  examiner  de  trop  près  avant  de 
se  décider  à  les  envoyer  en  cour  d'assises,  ce  sont  les  mélancoliques 
irrésolus;  ils  ne  rêvent  que  la  mort,  et  n'osent  point  se  la  donner; 
pour  arriver  au  but  vers  lequel  ils  aspirent  avec  une  intensité  qu'il 
est  impossible  de  comprendre  lorsqu'on  ne  l'a  pas  constatée  soi- 
même,  ils  prennent  un  chemin  détourné  qui  les  conduit  invaria- 
blement au  meurtre;  ils  tuent  dans  l'espoir  d'être  arrêtés,  jugés, 
condamnés,  exécutés.  Ils  parviennent  au  suicide  par  l'homicide. 
Quelques-uns  ont  été  frappés  de  la  peine  capitale;  ils  ont  accepté 
l'arrêt  avec  joie,  et  ne  se  sont  point  pourvus  en  cassation,  afin  de 
monter  plus  promptement  sur  cet  échafaud  qui  était  l'objet  de  leur 
passion. 

Pour  le  criminel  le  meurtre  est  un  moyen,  pour  J'aliène  le  meurtre 
est  un  but.  Lorsque,  dans  un  crime,  l'on  ne  peut  découvrir  au- 
cun mobile  plausible  d'intérêt,  de  vengeance,  de  jalousie,  il  est 
probable,  sinon  certain,  qu'il  est  l'œuvre  d'un  fou  :  Papavoine, 
Philippe,  Verger.  Celui-ci  n'a  trompé  aucune  des  prévisions  que 
l'examen  de  son  état  mental  avait  fait  naître.  Il  avait  été  signalé 
comme  un  aliéné  pouvant  facilement  devenir  dangereux  sans  nou- 
velles causes  perturbantes,  par  le  seul  développement  probable  de 
son  exacerbation  intellectuelle.  C'était  un  prêtre,  on  redouta  le  scan- 
dale :  de  plus  l'agitation  commençait  autour  de  la  loi  de  1838;  au 
lieu  de  l'interner  dans  un  asile,  on  prit  le  moyen,  moins  sûr  et  plus 
dispendieux,  de  le  faire  surveiller.  Il  ne  faisait  plus  un  pas  sans 
être  suivi  par  des  agens;  il  s'en  aperçut,  s'en  fatigua,  partit  pour 
la  Belgique,  revint  inopinément,  et  se  rendit  le  3  janvier  1857  à  l'é- 
glise de  Saint-Élienne-du-Mont,  où  l'on  sait  ce  qui  se  passa.  On  m'a 
affirmé  que,  lorsqu'il  commit  l'homicide  qu'il  a  expié  entre  les 
mains  du  bourreau,  il  avait  un  frère  fou  à  Bicêtre  et  une  sœur  em- 
ployée à  la  Salpêtrière,  où  elle  avait  été  traitée  et  guérie  d'un  ac- 
cès d'aliénation  mentale.  Le  principe  morbide  qui  force  une  lypé- 
maniaque  à  briser  une  assiette  est  semblable  à  celui  qui  contraint 
un  monomane  à  tuer  :  certes  le  résultat  est  différent,  mais  la  cause 
est  identique;  ces  deux  faits  ont  donc  une  valeur  scientifique  égale. 

Sous  l'action  de  certaines  substances  stupéfiantes  ou  excitantes, 
l'esprit  perd  une  partie  de  ses  facultés,  ou  du  moins  celles-ci  sont 
profondément  modifiées.  Le  haschich  (1)  est  le  plus  énergique  de 
ces  agens  de  trouble.  Le  docteur  Moreau  (de  Tours)  l'a  longuement 

(1)  Haschich  en  arabe  signifie  proprement  herbe;  appliqué  à  la  substance  dont  je 
parle,  il  veut  dire  l'herbe  par  excellence.  Le  chanvre  indien  d'où  on  l'extrait  se  nomme 
fassouck. 


LES   ALIÉNÉS    A    PARIS.  61 

expérimenté  sur  lui-même  et  sur  les  autres;  il  a  publié  en  18Mi  un 
livre  fort  curieux  qui  contient  le  résultat  de  ses  expériences  sur  ce 
qu'il  nomme  justement  la  folie  artificielle.  Il  a  raconté  les  différentes 
fantasias  dont  il  a  été  le  héros  et  le  témoin;  mais  il  n'a  pas  dit  que 
le  principal  expérimentateur,  savant  ingénieux  et  parfait  homme  du 
monde,  était,  sous  l'influence  du  haschich,  atteint  de  cleptomanie; 
i!  volait  les  montres,  les  bijoux,  avec  une  habileté  que  lui  auraient 
enviée  les  pensionnaires  de  La  Roquette  et  de  Clairvaux.  Si  la  folie 
artificielle  peut  produire  la  manie  du  vol,  que  penser  à  cet  égard  de 
la  folie  réelle?  Que  d'ivrognes  intoxiqués  d'alcool  se  sont  «  amusés  » 
à  mettre  le  feu  à  leur  maison  !  La  plupart  des  incendies  qui  dans  la 
campagne  dévorent  les  toits  de  chaume  et  surtout  les  meules  de  cé- 
réales et  de  foin  sont  le  fait  de  fillettes  de  quatorze  à  seize  ans  ma- 
ladivement prédisposées  à  la  pyromanie.  Cet  âge  est  particulière- 
ment dangereux  pour  les  jeunes  filles  qui  ne  sont  déjà  plus  des 
enfans,  et  ne  sont  point  encore  des  femmes.  Qui  de  nous  n'a  remar- 
qué les  troubles  nerveux  dont  elles  sont  affectées,  et  qui,  lorsqu'ils 
offrent  peu  de  gravité,  se  manifestent  par  une  perversion  du  goût? 
Elles  mangent  du  charbon,  de  la  mine  de  plomb,  du  plâtre,  du  pa- 
pier imprimé,  des  araignées,  de  la  bougie.  Tout  cela  est  fort  inno- 
cent; mais  en  même  temps  elles  ont  fréquemment  des  hallucina- 
tions. Si  ces  hallucinations  prennent  un  corps,  si  elles  se  fixent  sur 
un  individu,  si  la  malade  obéit  à  ce  besoin  impérieux  de  faire  par- 
ler d'elle  qui  trop  souvent  tourmente  les  femmes  atteintes  d'hysté- 
risme,  qu'en  résultera-t-il  ?  Un  procès  en  cour  d'assises  peut-être, 
où  la  justice,  trompée  par  les  apparences,  n'admettant  pas  la  per- 
version d'un  être  ;si  jeune  et  ne  soupçonnant  pas  la  maladie,  fera 
des  efforts  désespérés  pour  découvrir  la  vérité,  renversera  ses  ha- 
bitudes, tiendra  audience  à  minuit,  afin  de  pouvoir  entendre  le 
principal  témoin,  qui  théâtralement  ne  parle  qu'à  cette  heure  et 
passe  ses  journées  dans  la  prostration.  Si  d'autre  part  l'accusé  ne 
peut  établir  l'alibi  qui  le  sauverait,  sans  perdre  à  toujours  une 
femme  qui  s'est  confiée  à  son  honneur,  il  surviendra  une  condam- 
nation d'autant  plus  regrettable  qu'elle  sera  plus  sévère.  Un  tel 
procès  est  impossible  de  nos  jours,  dira-t-on.  Je  l'espère,  car  la 
médecine  légale  a  fait  de  grands  progrès  et  est  écoutée;  mais  le  fait 
s'est  produit  à  Paris  même  en  1835  (1). 

Yolontiers  nous  appelons  le  xix*"  siècle  un  siècle  de  lumières;  il  a 
commis  des  erreurs  flagrantes  dont  il  est  bon  de  se  souvenir  pour 
éviter  la  pierre  contre  laquelle  nous  avons  déjà  butté  :  à  deux  cent 

(1)  Un  fait  analogue  vient  d'être  jugé  à  Montauban  avec  une  grande  perspicacité; 
le  principal  témoin  était  aussi  une  Icmmc  liystérique,  mais  elle  n'est  poiut  parvenue 
à  tromper  le  jury. 


62  RETDE   DES   DEUX   MONDES. 

trente  ans  de  distance,  je  trouve  un  fait  absolument  semblable  et 
conduisant  à  la  même  méprise.  En  ib9l\,  le  parlement  de  Dole  con- 
damne à  être  traîné  sur  une  claie  et  brûlé  vif  un  certain  Gilles  Gar- 
nier,  surnommé  l'ermite  de  Saint-Bonnet,  loup-garou  qui  habitait 
une  forêt  et  avait  tué  un  enfant  dont  il  avait  mangé  les  entrailles; 
en  182â,  Antoine  Léger  va  vivre  dans  les  bois,  enlève  une  petite 
fille  de  quatorze  ans,  la  tue,  mange  son  cœur,  ei  est  condamné  à  mort 
par  la  cour  d'assises  de  Versailles.  L'un  et  l'autre  étaient  deux  ma- 
niaques frappés  de  lycanthropie.  Esquirol  et  Gall  firent  l'autopsie 
de  Léger:  ils  trouvèrent  que  la  pie-mère  adhérait  au  cerveau; 
Charles  Robin  a  constaté  un  accident  identique  chez  Lemaire,  et 
Momble  avait  la  dure-mère  adhérente  à  la  boîte  osseuse.  Il  y  a 
en  ce  mouient  à  la  sûreté  de  Bicêtre  un  jeune  homme  condamné  à 
une  longue  peine  infamante  pour  un  attentat  aux  mœurs  commis 
dans  des  conditions  particulièrement  révoltantes.  Il  a  la  pâleur 
grise  caractéristique,  un  certain  boursouflement  des  paupières;  sa 
pupille,  semblable  à  celle  des  oiseaux  crépusculaires,  l'engoulevent 
et  la  bécasse,  est  dilatée  comme  s'il  avait  pris  de  la  belladone.  11  est 
paisible  et  soumis  à  son  sort,  quoiqu'il  ne  comprenne  guère  en  quoi 
il  l'a  mérité.  Il  est  sujet  parfois  à  ce  qu'on  nomme  des  absences  :  il 
tombe  subitement  dans  une  sorte  d'extase  où  il  reste  plongé  un 
jour  ou  deux;  il  en  sort  brusquement,  reprend  vie  à  la  minute 
précise  où  l'accès  l'a  saisi,  et  ne  conserve  aucun  souvenir  de  ce 
qu'il  a  fait  pendant  que  son  corps  seul  était  sur  terre  et  que  son 
âme  voyageait  dans  les  espaces  ouverts  à  la  folie.  Son  état  mental, 
reconnu  après  sa  condamnation,  lui  a  du  moins  valu  d'être  enfermé 
à  la  sûreté,  et  lui  a  épargné  les  galères. 

Lorsque  l'on  essaya  d'établir  en  France  l'isolement  cellulaire 
dans  les  prisons,  il  ne  manqua  pas  de  gens  qui,  ne  sachant  pas  le 
premier  mot  de  la  question  et  ne  se  doutant  pas  que  le  système  en 
commun  est  une  école  où  le  crime  est  publiquement  professé,  dé- 
clarèrent que  tous  les  détenus  allaient  immédiatement  devenir 
fous.  Une  commission,  choisie  parmi  les  aliénistes  les  plus  savans 
et  qui  comptait  dans  son  sein  des  hommes  tels  que  Ferrus,  Lelut, 
Parchappe,  fut  chargée  d'étudier  l'état  mental  des  condamnés  en- 
fermés dans  les  maisons  centrales.  Le  résultat  de  cette  enquête, 
publié  en  1844,  donna  sur  l'insanité  des  criminels  des  notions 
qu'on  ne  soupçonnait  guère.  A.  cette  époque,  la  proportion  des  alié- 
nés, par  rapport  à  la  population  totale  de  la  France,  était  de  1  sur 
1,000;  dans  les  prisons,  la  proportion  fut  de  20  sur  1,000.  Le  sys- 
tème cellulah'e  n'y  était  pour  rien,  puisque  les  maisons  centrales 
vivaient  sous  le  régime  libre.  —  Il  est  bien  difficile  en  effet,  lors- 
qu'on a,  sans  parti  pris  d'avance,  étudié  de  près  les  malfaiteurs, 


LES   ALIÉ.\ÉS   A   PARIS.  63 

les  prostituées  et  les  fous,  de  ne  pas  reconnaître  que  bien  souvent 
la  folie  se  recrute  dans  le  crime,  comme  le  crime  se  recrute  dans  la 
folie;  de  cette  étude,  on  garde  une  commisération  inexprimable 
pour  ces  êtres,  coupables  ou  malades,  qui  seront  toujours  un  dan- 
ger public  parce  que  leur  cerveau  sans  équilibre  n'a  pu  comprendre 
le  mécanisme  et  les  nécessités  de  la  société  où  le  hasard  les  a  fait 
naître.  On  dit  d'eux  que  la  vie  sans  frein  qu'ils  ont  menée,  comme 
malfaiteurs  ou  comme  filles,  les  a  rendus  fous;  cette  opinion  est 
plus  spécieuse  qu'exacte.  Les  excès  ont  sans  aucun  doute  développé, 
aggravé  un  mal  qui  à  la  fin  est  devenu  incurable;  mais  dans  le 
principe  c'est  parce  qu'ils  tendaient  pour  la  plupart  déjà  vers  l'a- 
liénation qu'ils  ont  choisi  délibérément  cette  existence  qui  traverse 
les  bouges  et  les  geôles  pour  se  terminer  dans  les  cellules  de  Bl- 
cêtre  ou  de  la  Salpêtrière.  Il  y  a  peut-être  plus  d'analogie  que  l'on 
ne  croit  entre  la  récidive  de  certains  criminels  et  la  rechute  des 
aliénés.  Aujourd'hui  les  savans  américains  étudient  l'alcoolisme  et 
s'aperçoivent  que  c'est  une  maladie  presque  toujours  chronique  et 
très  souvent  héréditaire.  Problèmes  redoutables,  qu'on  ose  à  peine 
effleurer,  car  la  solution  scientifique  ne  laisserait  peut-être  à 
l'homme  qu'une  responsabilité  dérisoire  ! 

C'est  là  le  côté  moral  de  la  question,  et  les  pouvoirs  législatifs 
auront  un  jour  à  s'en  occuper  sérieusement.  Quant  au  côté  maté- 
riel, nous  devons  dire  que  l'assistance  publique  ne  néglige  rien 
pour  offrir  aux  aliénés  des  asiles  irréprochables.  Ce  qu'elle  a  fait 
à  Sainte-Anne,  à  Ville-Évrard,  à  Vaucluse,  prouve  ce  qu'elle  ferait, 
si  ses  ressources  n'étaient  pas  aujourd'hui  plus  limitées  que  jamais. 
Placée  entre  la  nécessité  de  ménager  le  bien  des  pauvres  et  l'obliga- 
tion de  secourir  les  infortunes  qui  crient  merci  vers  elle,  elle  prend 
un  moyen  terme,  et  elle  exige  peut-être  des  médecins  un  travail  que 
leurs  forces  ne  leur  permettent  pas  d'accomplir.  Dans  les  préaux  de 
l'un  des  asiles  dont  j'ai  parlé,  j'ai  vu  les  femmes  agitées  se  tordre, 
se  débattre  et  souffrir  en  présence  d'une  gardienne  impassible. 
Quoi!  nous  avons  les  anesthésiques  les  plus  puissans,  l'éther,  le 
chloroforme,  le  chloral;  nous  avons  le  chlorhydrate  de  morphine, 
l'atropine,  la  narcéine,  et  quand  une  lypémaniaque  entre  en  fu- 
reur, se  mord,  se  frappe,  se  déchire,  la  camisole  de  force  suffit,  on 
la  traite  par  l'indifférence,  et  il  n'y  a  pas  là  un  médecin  qui  accourt 
pour  la  calmer.  En  outre,  dans  une  déposition  reçue  par  une  com- 
mission extra-parlementaire  qui  recherchait  les  moyens  d'amélio- 
rer la  loi  de  1838,  deux  magistrats  ont  déclaré  qu'ils  avaient  con- 
staté, dans  un  asile  public,  qu'un  médecin  continuait  à  rédiger  le 
bulletin  sanitaire  d'un  aliéné  mort  depuis  plusieurs  mois.  A  quoi 
tient  cela?  Écoutons  les  malades,  ils  ont  un  mot  familier,  une  locu- 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  invariable  qui  nous  l'apprendra;  ils  disent  :  Le  médecin  passe, 
le  médecin  va  passer.  Il  passe  en  effet,  et  ne  peut  guère  faire  au- 
trement, car  il  n'a  pas  le  loisir  de  s'arrêter.  Le  personnel  médical 
n'est  pas  assez  nombreux  et  les  malades  le  sont  trop.  Les  cinq 
asiles  municipaux  contiennent  3,920  places;  ils  sont  sous  la  direc- 
tion thérapeutique  de  15  médecins,  dont  8  seulement  résident  dans 
l'établissement  même.  Le  service  est  donc  distribué  de  façon  que 
chaque  médecin  a  261  malades  à  soigner  (1). 

Or  il  faut  bien  cinq  minutes  pour  interroger  un  aliéné,  se  rendre 
compte  de  son  état,  de  l'effet  que  le  traitement  a  pu  produire;  cinq 
minutes  par  malade  donnent  un  total  de  vingt  et  une  heures,  c'est 
ce  qu'exigerait  une  visite  consciencieuse  dans  les  salles.  J'admets 
que  la  moitié  des  malades  soient  paralytiques,  aphasiques,  gâteux 
et  incurables;  il  reste  dix  heures  et  demie.  On  ne  doit  donc  pas 
s'étonner  si  les  agités  hurlent  sans  qu'on  vienne  à  leur  aide,  et  si 
un  médecin  signe  machinalement  un  bulletin  sanitaire  qui  depuis 
longtemps  aurait  dû  être  converti  en  bulletin  de  décès.  Un  aveu 
explicite  a  été  fait  à  cet  égard  par  un  spécialiste  éminent,  et  il  est 
bon  de  le  citer,  car  il  dispense  de  tout  commentaire.  Ferrus,  mé- 
decin en  chef  de  Bicêtre,  et  ensuite  inspecteur-général  des  asiles 
d'aliénés  en  France,  a  écrit  :  a  Dans  le  service  des  aliénés  de  Bicêtre, 
où  se  trouvent  moyennement  de  700  à  800  individus,  il  m'a  fallu 
jjlusieurs  années  d'une  étude  suivie  pour  prendre  une  connaissance 
exacte  de  chacun  d'eux,  ce  qu'il  m'eût  été  difficile  d'obtenir,  si  je 
n'avais  été  bien  secondé  (2).  » 

J'ai  visité  beaucoup  d'asiles  et  dans  bien  des  pays;  j'en  ai  vu  un 
qui  me  paraît  être  un  modèle  au  point  de  vue  du  personnel  mérli- 
cal  et  des  soins  que  l'on  prodigue  aux  malades  :  c'est  l'établisse- 
ment d'illenau,  que  Falret  père  signalait  dès  1845  à  l'attention  du 
monde  savant  dans  les  Annales  médico-psychologiques.  Le  docteur 
Pioller,  qui  l'a  fondé  en  1837,  le  dirige  encore;  l'infatigable  vieil- 
lard semble  avoir  trouvé  une  nouvelle  jeunesse,  une  vigueur  tou- 
jours renaissante  dans  l'accomplissement  du  devoir  et  dans  l'amour 
de  sa  profession.  Pour  une  population  d'aliénés  qui  ne  peut  pas 
s'élever  au-dessus  de  420,  il  y  a  un  personnel  de  150  gardiens  et 

.  (1)  Cette  moyenne  est  dépassée  quelquefois  :  au  15  juin  dernier,  la  division  des 
petites  loges  de  la  Salpôtrière,  dirigée  par  un  seul  médecin,  contenait  327  malades. 
Du  reste  voici  à  la  môme  date  la  population  et  le  personnel  médical  des  cinq  asiles  : 
Sainte-Anne  524  malades,  4  médecins,  —  Ville-Évrard  248  malades,  2  médecins,  — 
Vaucluse  597  malades,  2  médecins,  —  Bicêtre  419  malades,  3  médecins,  —  la  Salpê- 
trière  902  malades,  4  médecins.  Bicêtre  et  Ville-Évrard,  évacués  pendant  la  période 
d'investissement,  n'ont  pas  encore  de  services  bien  complets.  En  état  normal,  Ville- 
Évrard  peut  renfermer  COO  malades  et  Bicêtre  740. 
(2)  Des  Aliénés,  parE.  Ferrus,  Paris,  veuve  Huzard;  in-8°,  1834,  p.  206. 


LES    ALIÉNÉS   A    PARIS.  65 

sept  médecins  résidans  qui  tous  les  jours  deux  fois,  sous  la  prési- 
dence du  directeur,  se  réunissent  en  consultation,  étudient  les  cas 
spéciaux,  suivent  le  cours  général  de  chaque  maladie  et  participent 
ainsi  à  leur  expérience  mutuelle.  Un  journal  hebdomadaire  publié 
par  la  direction,  dans  lequel  les  pensionnaires  sont  désignés  par 
un  numéro,  porte  aux  femilles  des  nouvelles  de  leurs  malades,  qui 
sont  individuellement  visités  au  moins  trois  fois  chaque  jour  par  un 
médecin.  Un  corps  de  musique  est  attaché  à  l'asile;  on  encourage 
les  aliénés  à  la  vie  agricole,  à  la  vie  ouvrière,  on  leur  laisse  toute 
la  liberté  compatible  avec  leur  sécurité  et  celle  des  autres.  Les  mé- 
decins accompagnent  souvent  les  malades  dans  leurs  promenades 
et  leur  donnent  quelques  notions  de  botanique  usuelle;  les  lectures 
en  commun,  les  concerts,  sont  fréquens,  et  comme  le  lait  est  un 
aliment  excellent  pour  les  aliénés,  que  la  glace  leur  est  indispen- 
sable, il  y  a  une  étable  de  24  vaches  et  3  glacières  exclusivement 
réservées  pour  leur  service.  Le  traitement  thérapeutique  joue  à 
Illenau  un  rôle  prépondérant;  je  n'ai  pas  qualité  pour  me  permettre 
de  l'apprécier,  mais  je  puis  dire  qu'en  1871  il  a  été  consommé  par 
les  malades  11  kilogrammes  d'opium  brut  et  5  kilogrammes  de 
chlorhydrate  de  morphine.  Ces  chiffres  méritent  d'être  retenus,  car 
ils  renferment  un  enseignement  dont  il  serait  bon  de  profiter.  Le 
résultat  est  à  signaler  :  les  guérisons  sont  dans  la  proportion  de 
h1  pour  100,  et  j'entends  guérisons  sans  rechute,  car  j'ai  établi 
mon  calcul  sur  une  moyenne  de  plusieurs  années. 

Ce  n'est  pas  tout  de  soigner  les  malades  et  de  les  sauver,  il  faut 
les  suivre  et  les  surveiller  de  loin  lorsqu'ils  sont  rentrés  dans  leur 
milieu.  Le  statut  d'Ulenau  est  impératif  à  cet  égard.  Le  directeur 
éci'it  au  curé  et  au  maire  du  village,  de  la  ville  où  revient  le  con- 
valescent; il  leur  indique  le  traitement  prescrit  et  les  charge  de 
s'assurer  que  son  ancien  pensionnaire  ne  s'en  écarte  pas.  Tous  les 
quinze  jours  d'abord,  puis  tous  les  mois,  tous  les  trois  mois,  enfin 
tous  les  semestres  des  lettres  sont  échangées,  des  recommandations 
sont  réitérées  en  vue  de  consolider  la  guérison  d'un  paysan,  — 
d'un  prince,  —  jusqu'au  moment  où  le  docteur  Rolîer  estime  que 
nulle  rechute  n'est  à  redouter.  J'ai  longuement  étudié  cet  asile  en 
éprouvant  le  regret  profond  que  nous  n'eussions  rien  de  semblable 
à  Paris,  dans  le  pays  où  Pinel  a  fait  la  révolution  que  l'on  sait,  et 
fondé  la  pathologie  mentale.  J'ai  vu  là,  dans  la  personne  du  doc- 
teur Hergt,  spécialement  chargé  de  la  division  des  femmes,  le  type 
du  médecin  aliéniste.  De  six  heures  du  matin  à  minuit,  il  est  sur 
pied,  et  nul  médicament  important  n'est  admJnistré  qu'en  sa  pré- 
sence. Dès  qu'il  a  quelques  minutes  de  loisir,  il  va  les  passer  près 
de  ses  malades  pour  leur  faire  des  lectures,  leur  raconter  des  histo- 

TOUE  ai.  —  1872.  s 


66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nettes,  écouter  leurs  plaintes  et  faire  pénétrer  l'espoir  dans  le  cœur 
des  plus  désespérées.  11  n'est  plus  jeune,  car  il  est  d'âge  à  s'être  dé- 
voué jusqu'à  épuisement,  en  1832,  à  Marseille,  lors  de  la  grande 
épidémie  de  choléra,  et  les  cheveux  blanchissans  qui  entourent  sa 
tête  toujours  penchée  semblent  augmenter  encore  l'incomparable 
douceur  de  son  regard.  Il  est  partout  à  la  fois,  chez  celles  qui  pleu- 
rent, chez  celles  qui  se  frappent,  chez  celles  qui  sont  furieuses;  il 
n'a  qu'un  moyen  de  répression  :  une  inaltérable  mansuétude.  Je 
l'écoutais  un  jour  pendant  qu'il  donnait  des  conseils  à  une  surveil- 
lante qui  se  plaignait  de  la  dureté  de  son  labeur;  il  lui  disait  :  —  Ma 
fille,  fais-toi  aimer  de  tes  malades,  aime-les,  et  tout  sera  facile.  — 
C'est  là  un  mot  d'ordre  qu'on  devrait  répéter  sans  cesse  à  ceux  qui 
ont  affaire  aux  aliénés,  car  jamais  on  ne  saura  leur  témoigner  assez 
de  commisération. 

Nous  ne  pouvons  raisonnablement  exiger  de  notre  personnel  mé- 
dical des  résultats  analogues  à  ceux  que  je  viens  d'indiquer;  il 
mourrait  inutilement  à  la  tâche.  Il  devrait  être  doublé  pour  le 
moins,  afin  que  chaque  malade  eût  droit  à  une  consultation  appro- 
fondie et  souvent  renouvelée;  mais,  si  l'assistance  publique,  par  un 
de  ces  tours  de  force  auxquels  elle  nous  a  accoutumés,  mettait  le 
nombre  des  médecins  en  rapport  avec  celui  des  malades,  tout  ne 
serait  pas  dit,  car  l'étude  du  désordre  mental  semble  rester  station- 
naire  en  France  depuis  longtemps,  tandis  que  chaque  jour  elle  ac- 
centue ses  progrès  chez  les  nations  voisines.  On  a  dit  qu'en  France 
les  médecins  aliônistes  forment  une  corporation  sans  maîtrise;  le 
mot  est  spirituel,  bien  qu'il  dépasse  le  but.  Nous  avons  des  savans 
de  premier  ordre;  mais,  s'ils  ont  la  science,  on  peut  douter  qu'ils 
aient  la  foi,  et  ils  paraissent  ne  pas  croire  à  leur  art,  un  des  plus 
élevés  qui  existent.  Pour  trouver  la  cause  de  cette  sorte  de  scepti- 
cisme, il  faut  remonter  au  point  de  départ  et  voir  que  tous  nos 
aliénistes  procèdent  d'Esquirol.  Or  Esquirol  était  un  philosophe 
ingénieux,  un  observateur  très  perspicace,  un  philanthrope  con- 
vaincu, mais  il  était  si  peu  médecin  qu'on  pourrait  presque  affir- 
mer qu'il  ne  l'était  pas  du  tout.  Il  a  écrit  :  «  Une  maison  d'aliénés 
est  un  instrument  de  guérison;  entre  les  mains  d'un  médecin  ha- 
bile, c'est  l'agent  thérapeutique  le  plus  puissant  contre  les  maladies 
mentales  :  »  idée  juste  en  principe,  qu'on  a  eu  tort  de  rendre  telle- 
ment absolue  qu'aujourd'hui  le  séjour  dans  un  asile  suffit,  et  que 
le  traitement  médical  est  presque  partout  négligé. 

Certes  l'isolement,  la  vie  régulière  et  disciplinée,  l'éloignement 
du  milieu  pervertissant,  sont  un  grand  bienfait  pour  l'aliéné,  sur- 
tout si  celui-ci  trouve  dans  son  asile  l'unité  parfaite  du  traitement 
rationnel,  ce  qui  n'a  lieu  que  rarement,  car  le  directeur  idéal  d'une 


LES    ALIÉNÉS    A    PARIS.  67 

maison  de  fous  devrait  être  à  la  fois  médecin,  prêtre  et  administra- 
teur, afin  qu'il  n'y  eût  aucune  déviation  dans  la  direction  imprimée 
au  malade.  Si  le  traitement  moral  suffisait,  un  administrateur  in- 
telligent pourrait  facilement  l'appliquer.  —  Ce  que  je  cherche  dans 
nos  asiles,  c'est  l'action  du  médecin,  et  je  ne  l'aperçois  encore  que 
bien  peu  dès  que  je  suis  sorti  de  la  salle  d'hydrothérapie.  A  voir 
les  aliénistes  à  l'œuvre,  on  dirait  qu'à  force  de  se  considérer  comme 
les  investigateurs  jurés  des  désordres  de  l'esprit  ils  ne  sont  plus 
que  des  philosophes  dissertant  sur  les  différentes  formes  des  aber- 
rations de  la  pensée.  Ont-ils  donc  oublié  leurs  études  premières?  Ne 
se  souviennent-ils  plus  que  l'aliénation,  toujours  produite  par  une 
altération  matérielle,  exige  des  soins  constans,  assidus,  et  qu'elle 
peut  être  modifiée,  soulagée,  guérie  même  dans  beaucoup  de  cas 
par  une  médication  énergique  et  suivie?  Ils  partent  d'un  principe 
qui  est  vrai  pour  quelques  rares  malades ,  mais  qui  est  radicale- 
ment faux  et  vicieux  pour  le  plus  grand  nombre;  ils  estiment  que, 
pour  ne  pas  perdre  leur  autorité  morale  sur  l'aliéné,  ils  ne  doivent 
le  voir  que  rarement.  —  Non,  l'influence  ne  s'impose  pas,  elle  s'ac- 
quiert lentement,  en  prouvant  au  malade  qu'on  porte  intérêt  à  ses 
souffrances,  qu'on  les  comprend,  qu'on  les  partage,  et  l'on  déter- 
mine ainsi  une  soumission,  une  volonté  de  guérir,  un  retour  vers 
l'espérance  qu'on  n'obtiendra  jamais,  si  l'on  se  contente  de  passer 
rapidement  en  disant  :  —  Allons!  bon  courage!  —  Le  maître,  Es- 
quirol,  n'a-t-il  pas  dit  :  Il  faut  vivre  avec  les  malades?  J'ajouterai 
avec  le  bon  docteur  Hergt  :  Il  faut  s'en  faire  aimer. 

La  science  aliéniste  est-elle  bien  certaine  de  ne  point  s'être  en- 
gagée dans  une  voie  sans  issue  et  de  ne  pas  prendre  les  apparences 
pour  la  réalité?  S'épuisant  à  regarder  les  phénomènes  extérieurs  de 
la  folie,  elle  ne  voit  plus  qu'eux;  elle  s'ingénie  à  mille  divisions 
minutieuses,  détaillées;  n'a-t-elle  pas  étudié  la  variété  de  l'aliéné 
déchireur,  comme  si  tous  les  fous,  en  accès  de  délire  aigu,  n'a- 
vaient pas  une  propension  souvent  invincible  à  lacérer  tout  ce  qui 
tombe  sous  leurs  mains?  Il  ne  s'agit  plus  aujourd'hui  de  dire  com- 
ment procède  la  folie,  ce  qui  est  relativement  facile;  il  s'agit  de 
déterminer  d'où  elle  procède,  où  gît  la  lésion  qui  l'a  fait  naître, 
quel  est  le  point  spécial  qui  est  atteint.  En  un  mot,  il  faut  découvrir 
la  cause  et  ne  point  se  contenter  de  constater  les  effets.  La  question 
est  fort  importante,  on  ne  saurait  la  serrer  de  trop  près.  En  repre- 
nant la  classification  première,  on  peut  dire  que  la  lypémanie,  la 
monomanie,  la  manie,  la  démence,  l'idiotie,  sont  les  cinq  modes 
d'être  de  l'aliénation;  mais  où  siège  le  principe  morbide?  Dans  l'en- 
céphale, dans  la  moelle  épinière,  dans  les  grands  nerfs?  C'est  là  ce- 
pendant ce  qu'il  faut  savoir,  sinon  la  science,  se  complaisant  à  des 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nomenclatures  ingénieuses,  à  des  observations  plus  ou  moins  inté- 
ressantes, restera  immobile,  et  n'atteindra  qu'imparfaitement  le 
grand  but  qu'elle  doit  toujours  poursuivre,  le  soulagement  et  la 
guérison  des  malades.  Sous  ce  rapport,  on  a  beaucoup  à  faire  en- 
core; mais  le  microscope,  qui,  entre  les  mains  de  Charles  Robin,  est 
devenu  un  instrument  d'investigation  d'une  puissance  illimitée,  in- 
diquera sans  doute  un  jour  à  quelle  partie  lésée  de  notre  organisme 
on  doit  attribuer  telle  ou  telle  forme  de  délire.  On  peut  être  certain 
que  l'Académie  des  Sciences  appuiera  de  son  influence  toute  étude 
entreprise  pour  arriver  à  dégager  ces  nombreux  desidernlci]  j'en  ai 
la  preuve  dans  les  encouragemens  dont  elle  a  honoré  les  travaux 
du  docteur  Luys  sur  le  système  nerveux  cérébro-spinal. 

Croirait- on  que  dans  un  pays  comme  le  nôtre,  où  plus  de 
50,000  aliénés  sont  traités  dans  les  asiles  publics  indépendamment 
de  ceux  que  renferment  les  maisons  de  santé,  de  ceux  qui  ont  été 
confiés  à  des  congrégations  religieuses,  de  ceux  qui  sont  gardés  à 
domicile,  croirait-on  qu'à  l'École  de  médecine  de  Paris,  à  cette 
école  qui,  au  temps  de  Richerand,  de  Broussais,  de  Roux,  de  Du- 
puytren,  de  Marjolin,  d'Andral,  a  jeté  des  lumières  dont  le  monde 
a  été  ébloui,  il  n'existe  même  pas  un  cours  de  pathologie  mentale, 
et  que  cette  science  toute  spéciale,  si  difficile  et  si  complexe,  est 
effleurée  secondairement  dans  la  chaire  de  pathologie  générale?  Ici 
l'état  peut  et  doit  intervenir;  cet  enseignement  est  à  créer.  On  parle 
volontiers  maintenant  de  dépenses  utiles,  je  signale  celle-là;  il  n'en 
est  guère  de  plus  urgente.  Il  faut  aussi  consacrer  un  hôpital  cli- 
nique au  traitement  des  aliénés  :  Sain  te- Anne  est  admirablement 
disposé  pour  cet  objet;  rien  ne  vaut  ces  leçons  faites  et  pour  ainsi 
dire  démontrées  au  lit  des  malades,  leçons  fécondes  en  instruction 
précise,  et  sans  lesquelles  on  n'acquiert  jamais  que  la  vaine  expé- 
rience des  théories  plus  ou  moins  bien  comprises.  On  doit  croire  à 
la  bonne  volonté  du  gouvernement,  on  ne  peut  douter  de  celle  de 
l'assistance  publique,  car  son  existence  même  n'est  qu'une  expan- 
sion de  bon  vouloir;  avec  leur  concours  et  par  leur  accord,  la  science 
trouvera  sans  peine  les  moyens  de  pénétrer  les  secrets  que  la  na- 
ture n'a  pas  encore  révélés,  et  elle  saura  guérir  le  plus  horrible  des 
maux  dont  l'humanité  est  affligée,  lorsqu'elle  aura  enfin  appris  à  en 
connaître  l'origine  organique. 

Maxime  Du  Camp. 


LE 


LA  BIBLIOTHEQUE  NATIONALE 


I. 


LE   CABINET   DES  ESTAMPES   DU   ROI    SOUS   LE    REGNE   DE   LOUIS   XIV 
ET    AU    TEMPS    DE    LA    RÉGENCE. 


La  reconstruction  récente  d'une  partie  des  bâtimens  occupés  à  la 
Bibliothèque  nationale  par  le  département  des  estampes,  les  modi- 
fications que  ces  travaux  ont  naturellement  amenées  dans  le  classe- 
ment des  collections  et  dans  la  distribution  comme  dans  le  nombre 
des  objets  exposés,  d'autres  changemens  encore  ont  jusqu'à  un  cer- 
tain point  rajeuni  l'extérieur  de  l'institution  même,  sans  pour  cela 
porter  atteinte  aux  lois  qui  la  régissaient  depuis  l'origine,  aux  tra- 
ditions qui  en  sont  l'honneur.  En  se  continuant  ainsi  dans  le  pré- 
sent, sauf  à  s'y  transformer  au  besoin  quelque  peu,  le  passé  nous 
apparaît  d'autant  plus  digne  de  nos  souvenirs,  de  nos  respects,  de 
notre  gratitude.  Faut-il  ajouter  que  le  prix  des  richesses  accumu- 
lées dans  les  galeries  du  palais  Mazarin  est  devenu  pour  notre 
pays  plus  inestimable  encore  depuis  les  dangers  auxquels,  grâce  h 
Dieu,  le  tout  a  échappé  au  temps  du  siège  et  dans  les  sinistres 
jours  qui  ont  suivi?  Si  la  vie  du  département  des  estampes,  comme 
celle  de  la  Bibliothèque  tout  entière,  a  été  forcément  suspendue 
sous  la  menace  des  obus   allemands  qui  pouvaient  renouveler  à 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Paris  les  désastres  de  Strasbourg,  si  cette  vie  menacée  de  plus 
près  encore  par  les  incendiaires  de  la  commune  sembla  un  instant 
condamnée  à  s'anéantir  dans  les  flammes  qui  dévoraient,  à  quel- 
ques pas  de  Là,  les  Tuileries,  le  Palais-Royal  et  la  Bibliothèque  du 
Louvre,  —  le  souvenir  de  ces  affreux  momens  est  moins  cruel  peut- 
être  pour  ceux  qui  les  ont  traversés  que  la  joie  n'a  été  profonde 
en  retrouvant  debout  les  nobles  murs  qu'on  avait  crus  promis  à  la 
ruine.  Maintenant  que  le  péril  a  disparu,  maintenant  que,  pour 
l'honneur  de  la  France  et  le  bien  de  tous,  ces  archives  de  l'art 
et  du  génie  humain  ont  été  rendues  à  l'étude,  n'est-il  pas  oppor- 
tun de  rechercher  par  quelle  série  de  généreux  efforts,  par  quels 
actes  de  libéralité,  de  zèle  scientifique  ou  de  prévoyance,  tant  de 
trésors  ont  pu  être  rassemblés  et  nous  ont  été  transmis? 

Un  résumé  de  l'histoire  du  département  des  estampes  semblera 
d'ailleurs  d'autant  moins  superflu  que,  sauf  quelques  notices  très 
succinctes,  aucun  travail  sur  ce  sujet  n'a  été  publié  encore.  Lors 
donc  que  certains  détails,  certains  rapprochemens  nécessaires  de 
dates  ou  de  chiffres  viendraient  à  compliquer  parfois  ou  à  ralentir 
le  récit,  il  y  aurait,  nous  l'espérons,  dans  les  informations  gé- 
nérales qu'il  comporte,  assez  de  nouveauté  pour  justifier  notre  ten- 
tative, assez  d'utilité  au  fond,  de  grandeur  même,  pour  intéresser 
chez  chacun  de  nous  l'esprit  de  justice  et  la  fierté  patriotique  au 
moins  autant  que  la  curiosité. 


I. 


Les  collections  du  département  des  estampes,  qui  se  composaient 
vers  la  fin  du  xvii«  siècle  de  J  25,000  pièces  environ,  comprennent 
aujourd'hui  plus  de  2  millions  200,000  pièces,  conservées  dans 
14,500  volumes  et  dans  4,000  portefeuilles.  Différent,  par  la  mul- 
tiplicité même  des  élémens  qui  le  constituent,  des  autres  grandes 
collections  publiques  formées  en  Europe,  le  quatrième  département 
de  notre  Bibliothèque  nationale  n'est  pas  seulement  un  musée  de 
gravure  dans  lequel  se  trouvent  réunis  les  plus  beaux  spécimens 
de  l'art  et  les  témoignages  de  ses  progrès  successifs.  Bien  que  les 
richesses  qu'il  possède  en  ce  genre  puissent  suffire  pour  lui  assu- 
rer la  prééminence  sur  les  cabinets  des  Pays-Bas  et  de  l'Angleterre, 
de  l'Allemagne  et  de  la  Russie,  le  nombre  et  l'abondance  des  sé- 
ries relatives  à  la  topographie  ou  à  l'histoire,  à  l'archéologie  ou  à 
l'ethnographie,  aux  sciences  naturelles  ou  aux  enseignemens  techni- 
ques, la  variété  en  un  mot  des  ressources  qu'il  offre  aux  travailleurs 
achève  de  lui  donner  une  importance  exceptionnelle.  Avec  son  or- 


LE    CABINET    DES    ESTAMPES.  71 

ganisation  aussi  large  que  méthodique  et  les  accroissemens  qu'il 
n'a  cessé  de  recevoir  depuis  deux  siècles,  le  département  des  es- 
tampes à  la  Bibliothèque  nationale  n'a  dans  aucun  des  établisse- 
mens  étrangers  son  analogue,  encore  moins  son  équivalent.  C'est 
un  assemblage  unique  de  recueils  intéressant,  à  quelque  degré  que 
ce  soit,  l'art,  l'érudition  ou  la  curiosité,  un  incomparable  ensemble 
de  documens  pour  les  recherches  de  toute  nature  et  pour  tous  les 
genres  d'étude. 

A  l'origine,  il  est  vrai,  la  collection  des  estampes  à  la  Bibliothèque 
n'avait  pas  cette  destination  générale,  ce  caractère  d'utilité  univer- 
sel. Lorsque  Golbert  en  16G7  s'était  décidé  à  acquérir  pour  le  ros 
les  pièces  recueillies  par  Michel  de  Marolles,  abbé  de  Yilleloin,  il 
avait  entendu  seulement  assurer  pour  jamais  à  notre  pays  la  posses- 
sion des  œuvres  réputées,  au  point  de  vue  de  la  gravure  même,  les 
plus  belles  ou  les  plus  rares,  «  les  plus  précieuses  singularités  de 
l'art,  ;)  comme  on  disait  alors.  De  son  côté,  l'abbé  de  Marolles,  en 
offrant  de  céder  ses  estampes  au  roi,  ne  s'était  proposé  rien  de  plus, 
—  ce  sont  les  termes  mêmes  qu'il  emploie  dans  la  préface  de  son 
catalogue  publié  en  1G66,  —  que  de  prévenir  la  dispersion  des 
«  pièces  de  plus  de  6,000  maîtres  »  réunies  par  lui  à  grand'peine, 
et  dont  l'ensemble,  ajoutait-il  avec  l'autorité  d'un  expert  plutôt 
qu'avec  l'empressement  d'un  solliciteur,  «  ne  serait  pas  indigne 
d'une  bibliothèque  royale,  où  rien  ne  se  doit  négliger  (1).  »  Une 
telle  collection  méritait  bien  en  effet  l'illustre  abri  qu'on  réclamait 
pour  elle,  et  celui  qui  l'avait  formée  avait  le  droit,  une  fois  le  mar- 
ché conclu,  d'écrire  ces  lignes  d'une  simplicité,  on  dirait  presque 
d'une  bonhomie  un  peu  fière,  où  revivent  à  la  fois  le  souvenir  de 
ses  travaux,  de  ses  services,  et  les  preuves  de  son  désintéresse- 
ment :  «  toutes  lesquelles  pièces  furent  mises  dans  la  Bibliothèque 
royale  en  cette  même  année  (1667),  pour  lesquelles  il  plut  au  roi  de 
donner  28,000  livres,  et  encore  depuis  2,i00  livres  à  deux  fois  par 
gratification,  parce  qu'il  est  certain  que  ces  livres  d'estampes  si 
bien  choisies  revenaient  à  bien  davantage,  comme  il  est  aisé  de  le 

(1)  Avant  IVpoque  où  l'a])l:é  de  Marolles  conseillait  ain?i  l'adjonction  d'une  collection 
d'estampes  aux  livres  et  aux  manuscrits  conservés  dans  la  Bibliothèque  du  roi,  un  des 
gardes  de  cette  bibliothèque,  le  savant  Jacques  Dupuy,  avait  déjà,  reconnu  la  conve- 
nance et  l'utilité  d'une  pareille  création.  Par  une  disposition  testamentaire  en  date  du 
27  avril  1G54,  il  faisait  don  à  l'établissement  auquel  il  avait  été  attaché  de  ses  «  livres 
d'antiquités  romaines  tant  en  taille-douce  que  faits  à  la  main,  tailles-douces  de  Rubens 
et  autres,  divers  portraits  aussi  en  taille-douce,  soit  reliés,  soit  en  feuilles...,  »  et, 
deux  ans  plus  tard,  après  la  mort  de  Dupuy,  survenue  en  IC56,  les  estampes  léguées 
par  lui  entraient  à  la  Bibliothèque.  Vu  leur  petit  nombre  toutefois,  elles  y  demeurè- 
rent d'abord  à  peu  près  perdues  et  ne  commencèrent  à  y  avoir  en  quelque  sorte  leur 
raison  d'être  que  lorsqu'on  put  les  rapprocher  de  la  collection  de  Marolles. 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

juger  à  tous  ceux  qui  s'y  connaissent,  vu  la  qualité  des  pièces  dont 
les  principales  sont  rares  et  d'une  beauté  singulière  (1).  » 

La  collection  en  échange  de  laquelle  l'abbé  de  Marolies  recevait 
cette  somme  totale  de  30,/»00  livres,  et  qui  représente  aujourd'hui 
une  valeur  vénale  de  plus  de  1  million,  ne  comprenait  pas  moins  de 
«  cent  vingt-trois  mille  quatre  cents  pièces...  en  quatre  cents  grands 
volumes,  sans  parler  des  petits,  au  nombre  de  plus  de  six  vingts.  » 
C'était  l'ensemlile  d'estampes  le  plus  considérable,  le  cabinet  le  plus 
riche  qu'un  «  curieux  »  eût  jusqu'alors  possédé,  ou  plutôt  c'était  la 
première  fois  qu'un  homme  véritablement  éclairé  avait,  dans  notre 
pays,  consacré  la  plus  grande  partie  de  son  temps  et  de  son  bien  à 
des  recherches  et  à  des  acquisitions  de  cette  sorte.  Auparavant  tout 
s'était  borné  à  quelques  tentatives  au  hasard  de  l'occasion  et  du 
moment,  à  quelques  essais  de  collection  inspirés  par  le  caprice  ou, 
tout  au  plus,  par  une  prédilection  spéciale  pour  les  œuvres  de  tel 
ou  tel  maître.  Un  aumônier  de  la  reine  Maiie  de  Médicis,  Claude 
Maugis,  un  médecin  de  Henri  IV  et  de  Louis  XllI,  Charles  Delorme, 
quelques  autres  encore  s'étaient  bien  occupés  de  recueillir  des  es- 
tampes, Gt  celles  qu'ils  avaient  rassemblées,  en  passant  plus  tard 
dans  le  cabinet  de  Marolies,  ne  laissèrent  pas  d'en  accroître  sensi- 
blement les  richesses;  mais,  de  même  que  Claude  Maugis  profes- 
sait, à  peu  près  à  l'exclusion  du  reste,  le  culte  d'Albert  Durer,  dont 
il  possédait  les  gravures  en  double  et  souvent  en  triple  exemplaire, 
Charles  Delorme  avait  princijjalement  la  passion  des  ouvrages  gra- 
vés par  son  contemporain  Callot,  et  tenait,  à  ce  qu'il  semble,  en 
assez  médiocre  estime  les  estampes  des  autres  maîtres  accumulées 
pêle-mêle  dans  ses  portefeuilles. 

Les  doctrines  de  l'abbé  de  Marolies  étaient  plus  impartiales,  ses 
goûts  moins  étroitement  limités.  Tout  en  profitant  des  efforts  ac- 
complis par  ses  deux  prédécesseurs,  tout  en  conservant  à  son  tour 
les  recueils  que  chacun  d'eux  avait  formés  en  raison  de  ses  apti- 
tudes ou  de  ses  inclinations  particulières,  il  n'entendait  pas  se  ré- 
duire à  la  possession,  encore  moins  à  l'étude  exclusive  de  certaines 
œuvres  une  fois  recommandées  par  la  célébrité  d'une  école  ou  d'un 
homme.  Pour  parier  le  langage  du  temps,  les  «  estampes  des  plus 
grands  maîtres  de  l'antiquité,  »  quels  qu'ils  fussent,  ks  pièces 
gravées  par  les  orfèvres  italiens  du  xv®  siècle  comme  les  œuvres 
des  artistes  appartenant  à  l'école  de  Fontainebleau,  les  gravures 

(1)  Pour  donner  une  idée  de  l'ardeur  avec  laquelle  l'abbé  de  Marolies  poursuivait  la 
conquête  des  estampes  rares  et  des  sacrifices  que,  le  cas  échéant,  il  n'hésitait  pas  à 
s'imposer,  il  suffira  de  dire  qu'après  avoir  vainement  cherché  jusqu'en  iCGO  une  épreuve 
de  la  petite  planche  dite  V Espiègle,  gravée  par  Lucas  de  Lcyde,  il  paya  10  louis  d  or 
celle  qu'il  réussit  enfin  à  rencontrer. 


LE    CABINET   DES    ESTAMPES.  73 

anonymes  des  vieux  maîtres  allemands  aussi  bien  que  les  eaux- 
fortes  hollandaises,  en  un  mot  tout  ce  qui  pouvait  sous  une  forme 
quelconque  caractériser  les  progrès  de  l'art  ou  en  résumer  l'his- 
toire était  recherché,  reconnu,  conquis  par  l'abbé  de  Marolles  avec 
un  zèle  et  une  sagacité  dont  ses  devanciers  ne  lui  avaient  laissé 
que  des  exemples  très  incomplets.  Le  moment  était  proche,  il  est 
vrai,  où  ce  qui  avait  été  chez  lui  le  résultat  d'un  goût  sérieux,  le 
travail  d'un  esprit  scientifique,  allait  devenir  chez  d'autres  affaire 
de  mode  ou  pure  manie.  Encore  quelques  années,  et  bon  nombre 
de  ces  faux  amateurs  si  justement  raillés  par  La  Bruyère  en  vien- 
dront à  préférer  aux  estampes  les  plus  belles  les  estampes  qui  n'au- 
ront «  presque  pas  été  tirées,  »  telle  pièce  unique  peut-être,  mais 
qui,  n'étant  «  ni  noire,  ni  nette,  ni  dessinée,  »  aurait  paru  «  moins 
propre  à  être  gardée  dans  un  cabinet  qu'à  tapisser,  un  jour  de  fête, 
le  Petit-Pont  ou  la  Rue  Neuve.  »  D'autres,  préoccupés  avant  tout 
du  volume  de  leur  collection,  amasseront  confusément  toute  sorte 
de  gravures  bonnes  ou  mauvaises;  d'autres  au  contraire  ne  consen- 
tiront à  s'approprier  que  celles  dont  la  dimension  ne  dépassera  pas 
une  limite  fixe,  et  l'on  a  cité  quelquefois  un  étrange  ami  de  l'art 
qui,  ne  voulant  admettre  dans  ses  portefeuilles  que  des  pièces  de 
forme  ronde  et  d'une  certaine  circonférence,  taillait  impitoyable- 
ment sur  ce  patron  tout  ce  qui  tombait  sous  sa  main. 

A  l'époque  où  l'abbé  de  Marolles  achevait  la  tâche  qu'il  avait  en- 
treprise, personne  ne  s'était  avisé  encore  de  donner  carrière  à  ces 
prétentions  plus  ou  moins  niaises,  à  cet  esprit  de  curiosité  stérile. 
Le  goût  de  la  gravure,  si  puissamment  développé  par  le  talent  des 
maîtres  contemporains  et  par  les  mesures  administratives  prises 
depuis  l'édit  de  Saint- Jean  de  Luz  (21  juin  1660)  pour  favoriser 
l'essor  de  l'art,  ce  goût  presque  général  parmi  ceux  qu'on  appelait 
alors  les  honnêtes  gens,  avait  reçu  de  l'abbé  de  Marolles  une  direc- 
tion sûre,  un  solide  aliment.  Aussi  lorsque  les  estampes  qui  avaient 
appartenu  au  judicieux  amateur  devinrent,  grâce  à  Colbert  et  à 
Louis  XIV,  la  propriété  de  tous,  ce  fut,  même  dans  le  gros  du  pu- 
blic, à  qui  profiterait  avec  le  plus  d'empressement  de  ces  trésors 
et  se  pénétrerait  le  mieux  de  ces  exemples. 

Restait  toutefois  une  classification  à  établir,  un  parti  définitif  à 
prendre  pour  mettre  les  123,000  pièces  cédées  par  l'abbé  de  Ma- 
rolles en  état  d'être  livrées  à  l'étude,  sans  équivoque  sur  leur  ori- 
gine et  sur  leur  âge  comme  sans  péril  pour  leur  conservation.  11  y 
a  tout  lieu  de  croire  que  ce  soin  fut  confié  au  vendeur  lui-même, 
puisque  les  comptes  des  bâtimens  sous  le  ministère  de  Colbert 
mentionnent,  pour  les  années  1668  et  1669,  deux  gratifications, 
chacune  de  1,200  livres,  accordées  «  au  sieur  abbé  de  Marolles,  en 


7â  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

considération  du  travail  qu'il  fait  dans  la  Bibliothèque  du  roi.  » 
De  son  côté,  l'abbé  de  Marolles  reconnaît,  dans  les  termes  rap- 
portés plus  haut,  avoir  reçu  une  somme  de  2,/iOO  livres  payée 
«  à  deux  fois,  par  gratification  »  et  en  sus  du  prix  de  la  vente. 
Quel  pouvait  être  le  motif  de  cette  gratification,  sinon  celui  que 
nous  trouvons  consigné  dans  les  comptes  des  bâtlmens,  et,  d'autre 
part,  en  quoi  pouvait  consister  ce  «  travail  fait  à  la  Ciblioîhèque 
du  roi,  »  sinon  en  opérations  préalables  de  répartition  et  de  classe- 
ment? 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  par  quelques  mains  que  les  choses  aient  été 
faites,  tout  se  trouvait  achevé  au  bout  de  deux  années.  Les  recueils 
provenant  du  cabinet  de  Marolles,  magnifiquement  reliés  en  une 
suite  de  volumes  in-foUo  aux  armes  et  au  chiffre  du  roi,  prenaient 
place  sur  les  rayons  de  la  Bibliothèque  à  côté  des  livres  imprimés, 
en  attendant  le  jour  où,  d'autres  collections  étant  venues  grossir 
ce  noyau  du  futur  département  des  estampes,  on  serait  obligé  d'at- 
tribuer à  la  collection  primitive  et  à  ses  annexes  un  emplacement 
plus  vaste  et  un  régime  administratif  séparé. 

La  plupart  des  volumes  de  la  collection  de  MaioHes  subsistent 
encore  à  la  Bibliothèque  tels  qu'il.-iAivaient  été  originairement  con- 
stitués. Si  quelques-uns  ont  dû  être  en  partie  dépouillés  de  leur 
contenu,  parfois  même  absolument  reformés,  —  soit  lorsqu'il  s'a- 
gissait de  compléter  ailleurs  l'œuvre  d'un  maître,  soit  lorsque  des 
rapprochemens  plus  ou  moins  hasardes  couraient  le  risque  d'entre- 
tenir la  confusion  ou  l'erreur,  —  combien  d'autres  dont  les  dehors 
comme  les  feuillets  intérieurs  ont  gardé  depuis  deux  siècles  la  même 
physionomie!  Chacun  connaît  ces  volumes  vénérables,  consacrés  à 
la  fois  par  le  talent  des  maîtres  dont  ils  nous  transmettent  les  en- 
seignemens  et  par  les  études  successives  de  plusieurs  générations 
d'artistes  ou  d'érudits.  Quel  peintre,  quel  graveur,  quel  historien 
de  l'art  ne  les  a  consultés  cent  fois?  Quel  visiteur  même,  entré  ac- 
cidentellement à  la  Bibliothèque,  ne  s'est  pris  à  les  contempler  avec 
un  respect  instinctif,  et  n'a  deviné,  ne  fût-ce  qu'en  jetant  les  yeux 
sur  le  maroquin  usé  qui  les  recouvre,  le  crédit  dont  ils  n'ont  cessé 
de  jouir  et  les  longs  services  qu'ils  ont  rendus?  Il  serait  donc  su- 
perflu d'insister.  La  valeur  et  l'utilité  des  recueils  formés  par  l'abbé 
de  Marolles  ressortent  de  leurs  élémens  mêmes  aussi  bien  que  des 
souvenirs  attachés  à  ce  nom.  Qu'il  nous  suffise  d'avoir  indiqué  quel- 
que chose  des  faits  relatifs  à  l'installation  de  cette  collection  cé- 
lèbre dans  la  Bibliothèque  du  roi,  et  de  rappeler  qu'après  avoir  été 
l'origine  et  le  fondement  de  notre  grand  dépôt  national,  elle  en  est 
restée  jusqu'à  ce  jour  une  des  gloires  principales,  un  des  trésors 
que  nous  avons  le  droit  d'opposer  avec  le  plus  d'orgueil  aux  ri- 


LE    CABINET   DES    ESTAMPES.  75 

chesses  du  même  genre  conservées  dans  les  bibliothèques  ou  dans 
les  musées  étrangers  (1). 

Le  cabinet  des  estampes  une  fois  fondé,  Colbert  n'était  point 
homme  à  le  perdre  de  vue  et  à  négliger  les  occasions  d'en  favoriser 
l'accmissement.  Lui  qui  ne  dédaignait  pas,  pour  {out  ce  qui  intéres- 
sait la  Bibliothèque  du  roi,  de  descendre  aux  détails  matériels  les 
plus  humbles,  aux  prescriptions  les  plus  minutieuses,  lui  qui  écri- 
vait h  un  voyageur  dans  le  Levant,  M.  de  Monceaux,  pour  le  char- 
ger de  «  faire  recherche  de  beaux  maroquins  dont  les  peaux,  vertes 
ou  incarnates,  soient  grandes,  en  sorte  qu'on  puisse  prendre  com- 
modément dans  chacune  la  reliure  de  deux  grands  livres  in-folio,  » 
—  comment  se  serait-il  jugé  quitte  envers  le  roi,  envers  le  pays  et 
envers  lui-même  par  l'acquisition  accidentelle  pour  ainsi  dire  d'une 
collection  privée?  Comment  n'aurait-il  pas  puisé  dans  ce  premier 
succès  un  encouragement  à  poursuivre  sur  le  terrain  de  l'art  les 
conquêtes  qu'il  travaillait  sans  relâche  à  étendre  dans  le  domaine 
littéraire  ou  scientifique? 

Les  choses  néanmoins  étaient  de  ce  côté  plus  difficiles  et  les  oc- 
casions plus  rares  que  lorsqu'il  s'agissait  de  doter  la  Bibliothèque 
d'un  supplément  de  livres  "ou  de  manuscrits.  Bien  peu  d'estampes 
anciennes  se  trouvaient  en  France,  où  le  commerce  jusqu'alors 
n'avait  eu  nul  intérêt  à  les  introduire,  et  d'une  autre  part  l'insuffi- 
sance en  général  de  l'érudition  iconographique  ne  permettait  guère 
de  tenter  à  l'étranger  des  recherches  utiles.  11  fallait  donc,  en  at- 
tendant que  la  lumière  achevât  de  se  faire  et  la  tradition  de  se  dé- 
finir, demandera  la  giavure  contemporaine  des  œuvres  dignes  de 
figurer  à  côté  de  celles  qui  représentaient  le  passé  dans  la  collec- 
tion de  Marolles.  C'est  ce  à  quoi  Colbert  s'employa  avec  cette  hau- 
teur et  cette  netteté  de  jugement  qui  caractérisent  tous  ses  actes. 
Par  ses  soins,  un  des  plus  beaux  monumens  de  l'art  français  au 
xvii"^  siècle  fut  entrepris  et  en  quelques  années  mené  à  fin.  Le  re- 
cueil célèbre  qui,  sous  le  titre  de  Cabinet  du  roi,  contient  tant  de 
planches  curieuses  ou  admirables,  depuis  les  CarrouscU  et  les  Fêtes 
de  Versailles  jusqu'à  la  Sainte  Famille  de  Raphaël  gravée  par  Ede- 

(1)  L'inventaire  des  pièces  acquises  de  l'abbé  de  Marolles,  inveutairc  dressé  au  mo- 
ment de  la  remise  de  ces  pièces  et  conservé  aujourd'bui  au  di^partement  des  estampes, 
remplit  quatre  gros  volumes  in-folio.  Il  n'est  pas  besoin  d'ailleurs  de  recourir  à  ce 
document  pour  apprécier  rimportance  des  œuvres  de  l'art  recueillies  par  l'abbé  de 
Marolles  et  cédées  par  lui  au  roi.  Une  estampille  apposée  sur  chacune  d'elles  et  formée 
des  lettres  Mar.  constate  l'origine  de  ces  précieuses  pièces,  parmi  lesquelles  on  n'en 
compterait  pas  moins  de  400  appartenant  aux  écoles  italiennes  du  xv*  siècle,  et  de 
600  gravées  en  Allemagne  à  la  même  époque,  sans  parler  de  celles,  —  et  ce  sont  pour- 
tant les  plus  nombreuses,  —  que  recommandent  les  noms  des  maîtres  du  xvi'  siècle, 
Albert  Durer,  Marc-Antoine,  Lucas  de  Leyde,  etc. 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

linck,  jusqu'aux  Batailles  d' Alexandre  gravées  par  Gérard  Âuclran 
d'après  Lebrun,  —  cet  ensemble  de  près  de  1,000  estampes  dues 
au  burin  des  plus  habiles  maîtres  devint,  grâce  à  la  sollicitude  du 
grand  ministre,  un  élément  de  progrès  pour  le  goût  public  en 
France  comme  pour  la  bonne  renommée  de  notre  école,  et,  pour  la 
Bibliothèque  même,  un  nouveau  moyen  d'attirer  les  amis  ou  les 
curieux  de  l'art. 

En  donnant  l'ordre,  au  nom  du  roi,  de  déposer  dans  une  des 
salles  de  la  Bibliothèque  les  cuivres  gravés  pour  le  recueil  dont 
nous  parlons  et  d'y  faire  tirer  les  épreuves  destinées  à  être  offertes 
en  cadeau  ou  mises  en  vente,  Colbert  ajoutait  à  l'importance  ar- 
chéologique du  musée  de  gravure  qu'il  avait  fondé  l'utilité  tout 
actuelle,  toute  pratique,  d'un  établissement  analogue  à  ce  que  de- 
vait être  plus  tard  la  chalcographie  du  Louvre.  Et,  comme  il  s'agis- 
sait avant  tout  de  mettre  à  ia  portée  du  plus  grand  nombre  ces 
chefs-d'œuvre  de  la  gravure  française,  l'avertissement  suivant  était 
joint  au  catalogue  imprimé  qui  indiquait  les  titres  et  les  sujets  : 

«  On  a  employé  les  plus  excellons  ouvriers  pour  graver  ces 
planches,  et  il  ne  se  peut  que  ce  travail  n'ait  beaucoup  coûté.  Ce- 
pendant le  prix  qu'on  y  a  mis  est  si  médiocre  (1)  qu'on  voit  bien 
que  c'est  un  effet  de  la  libéralité  du  roi,  qui  en  veut  faire  présent 
au  public,  et  qui  est  bien  aise  que  l'avantage  qu'en  retireront  ses 
sujets  soit  communiqué  aux  étrangers...  » 

A  partir  de  1670  jusqu'à  l'année  1683,  c'est-à-dire  jusqu'à 
l'époque  où  les  graveurs  du  Cabinet  du  roi  eurent  achevé  leur 
tâche,  la  Bibliothèque  reçut  donc  successivement  toutes  les  planches 
qui  avaient  servi  ou  qui  devaient  servir  à  la  publication  de  ce  grand 
ouvrage.  Un  des  fonctionnaires  de  l'établissement  que  recomman- 
daient ses  connaissances  spéciales,  Nicolas  Clément,  fut  chargé  de 
tous  les  détails  relatifs  au  dépôt  des  planches,  au  tirage  des 
épreuves,  à  la  reliure  des  exemplaires  comme  de  la  surveillance  à 
exercer  sur  les  travaux  en  cours  d'exécution.  On  lui  confia  en  un 
mot  le  double  soin  de  «  solliciter  les  graveurs  d'estampes  pour  le 
roi,  »  et,  les  planches  une  fois  terminées,  de  les  «  retirer  et  conser- 
ver, »  sauf  à  s'en  remettre,  pour  la  publication  proprement  dite,  à 
l'imprimeur  du  roi,  Goyton,  dont  les  comptes  des  bâtimens  consta- 
tent d'année  en  année  ((  les  bons  services  »  et  «  l'application  qu'il 
donne  aux  impressions,  »  au  graveur  en  lettres  Richer,   «  chargé 

(1)  Ce  prix  était  bien  médiocre  en  effet,  puisqu'il  ne  s'élevait  pas  au-delà  de  27  livres 
pour  «  les  cinq  grandes  pièces  de  Y  Histoire  d'Alexandre  gravées  d'après  les  tableaux 
de  M.  Lebrun,  »  de  7  sols  pour  «  cliacune  des  estampes  séparées  d'après  les  tableaux 
du  roi,  »  c'est-à-dire  poiu'  la  Sainte  Famille  d'Edelinck  entre  autres  ou  pour  l'Énée  de 
Gérard  Audran. 


LE    CABINET   DES    ESTAMPES.  77 

de  l'écriture  sur  les  planches,  »  et  à  deux  relieurs  dont  les  comptes 
nous  ont  aussi  conservé  les  noms,  «  les  sieurs  Latour  et  Merias.  n 
Aux  956  planches  du  Cabinet  du  roi  déposées  à  la  Bibliothèque 
vers  la  fin  du  xvii^  siècle  vinrent  s'ajouter,  dans  le  cours  du  siècle 
suivant,  plus  de  1,500  autres  cuivres  gravés  par  les  meilleurs  ar- 
tistes du  temps.  Le  tout  continua  de  faire  partie  du  cabinet  des 
estampes  jusqu'en  1812,  époque  à  laquelle  Tadminislration  des 
musées  impériaux  en  réclama  et  en  obtint  la  cession.  Ainsi  au  bout 
de  cent  quarante-deux  ans,  en  vertu  d'une  réforme  dont  on  pour- 
rait contester  les  avantages,  le  régime  installé  par  Golbert  se  trouva 
profondément  modifié,  et  le  cabinet  des  planches  gravées  et  es- 
tampes, en  ne  gardant  plus  que  la  moitié  de  son  titre,  perdit  aussi 
une  partie  des  privilèges  et  de  l'influence  qu'on  avait  originaire- 
ment entendu  lui  attribuer;  mais  revenons  au  temps  où,  loin  d'être 
atteinte  dans  aucun  de  ses  principes  essentiels,  la  nouvelle  institu- 
tion voit  au  contraire  son  autorité  s'étendre  et  les  conditions  de  son 
organisation  s'affermir. 


II. 


L'acquisition  du  cabinet  de  Marolles  et  le  dépôt  à  la  Bibliothèque 
des  planches  gravées  aux  frais  du  roi  avaient  presque  simultané- 
ment fourni  les  premiers  élémens  de  notre  collection  nationale. 
Quelques  années  plus  tard,  une  troisième  source  de  richesses  s'a- 
joutait pour  elle  à  ce  double  bienfait,  et  venait  jusqu'à  un  certain 
point  donner  force  de  loi  à  ce  qui  n'avait  émané  d'abord  que  de 
l'initiaîive  d'un  ministre  et  de  la  munificence  royale.  Aux  termes 
d'un  arrêt  du  conseil  en  date  du  31  janvier  1689,  «  tous  les  auteurs, 
libraires,  imprimeurs  et  graveurs  ayant  obtenu  des  privilèges  du 
roi  »  étaient  tenus  de  déposer  à  la  Bibliothèque  a  les  exemplaires  de 
leurs  livres  et  estampés  »  sous  peine  de  confiscation  et  par  surcroît 
de  1,500  livres  d'amende.  En  outre,  pour  rendre  la  mesure  plus 
immédiatement  féconde,  on  pr^iait  le  parti  de  l'appliquer  non-seu- 
lement aux  graveurs  à  venir  ou  à  ceux  qui  auraient  publié  leurs 
œuvres  peu  de  temps  avant  la  signification  de  l'arrêt,  mais  à  qui- 
conque s'était  pourvu  d'un  privilège  depuis  1652,  c'est-à-dire  dans 
le  cours  des  trente-sept  dernières  années.  Or  avec  les  développe- 
mens  que  l'art  de  la  gravure  avait  pris  en  France  durant  cette  pé- 
riode, avec  le  nombre  des  estampes  qui  avaient  successivement  paru 
pour  satisfaire  aux  commandes  des  congrégations  religieuses,  des 
personnages  de  la  cour  ou  des  familles  parlementaires,  il  y  avait 
lieu  d'espérer  que  la  décision  du  conseil  procurerait  un  appoint 


78  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

considérable  à  la  somme  des  richesses  devenues  depuis  1667  le  lot 
de  la  Bibliothèque.  C'est  ce  qui  arriva.  Tout  ce  que  les  maîtres 
graveurs  français  du  xvii*  siècle  avaient  déjà  produit  vint,  au  grand 
profit  de  la  collection  royale,  prendre  place  à  côté  des  œuvres  de 
l'art  ancien.  Ainsi  se  constitua  en  regard  de  celles-ci  une  série  à 
part,  un  fonds  qu'allaient  d'ailleurs  bientôt  augmenter  plusieurs 
milliers  de  portraits  légués  à  la  Bibliothèque  par  un  homme  qui  y 
avait  honnêtement  et  utilement  passé  sa  vie,  par  ca  même  ^icolas 
Clément  dont  on  a  vu  déjà  figurer  le  nom. 

Nous  disions  tout  à  l'heure  que  Clément  avait  dû  à  ses  connais- 
sances en  matière  de  gravure  le  choix  que  l'on  fil  de  lui  comme 
garde  des  planches  du  Cabinet  du  roi  et  comme  directeur  de  cette 
grande  publication.  Il  ne  suit  pas  de  là  toutefois  qu'il  fut  complète- 
ment en  mesure  d'apporter  dans  ses  nouvelles  fonctions  l'expérience 
personnelle  d'un  artiste  ou  même  les  principes  arrêtés,  la  doctrine 
d'un  amateur  fortement  convaincu.  Si  le  zèle  avec  lequel  il  accom- 
plit sa  tâche  ne  laisse  pas  d'être  honorable  pour  sa  mémoire,  les 
souvenirs  qu'éveille  aujourd'hui  son  nom  ont  pour  cause  principale 
un  autre  genre  de  mérite  et  d'autres  services.  Attaché  depuis  sa 
jeunesse  à  la  section  des  manuscrits.  Clément  était  avant  tout  un 
érudit,  un  homme  voué  par  état  aux  travaux  sévères  de  la  critique 
historique;  mais,  dans  les  momens  de  loisir  que  lui  laissaient  ses 
occupations  professionnelles,  il  demandait  aux  œuvres  de  la  gra- 
vure un  délassement  d'autant  mieux  approprié  à  son  caractère  et  à 
ses  goûts  que  cet  «  amusement,  »  comme  il  disait,  lui  offrait  encore 
une  occasion  d'étude,  et  d'une  étude  à  laquelle  l'art  avait  au  fond 
moins  de  part  que  la  science  même. 

Dans  les  estampes  dont  Clément  avait  rempli  ses  portefeuilles, 
les  preuves  de  talent  en  effet  n'étaient  pas  celles  qu'il  avait  le  plus 
à  cœur  de  relever;  la  perfection  de  l'exécution  matérielle  ne  le  sé- 
duisait pas  si  bien  qu'il  consentît  à  lui  donner  la  prééminence  sur 
le  reste.  Qu'un  portrait  fût  de  la  main  d'un  maître  ou  qu'il  eût  été 
gravé  par  un  médiocre  ouvrier,  l'essentiel  à  ses  yeux  consistait  dans 
l'authenticité  de  l'image,  sinon  même  dans  le  nom  du  personnage 
représenté.  De  là,  au  point  de  vue  da  la  chronologie  ou  de  l'his- 
toire, l'intérêt  et  l'utilité  de  la  vaste  collection  qu'il  avait  entreprise, 
mais  de  là  aussi  des  inégalités  ou  des  contrastes  qu'un  écrivain 
contemporain,  Dasallier  d'Argenville,  condamnait  avec  raison  en 
parlant  des  recueils  de  même  sorte  que  d'autres  curieux  pourraient 
à  l'avenir  être  tentés  de  former.  «  Il  faudr;wt,  disail-il,  éviter  dans 
ces  recueils  de  faire  ce  que  faisaient  M'Vl.  de  Gaignières,  Clément  et 
Lottier,  qui,  plutôt  en  historiens  qu'en  vrais  connaisseurs,  mettaient 
parmi  de  belles  estampes  les  morceaux  les  plus  communs,  jusqu'aux 


LL    CABINET   DES    ESTAMPES.  79 

almanacbs.  On  voyait  dans  leurs  recueils  de  portraits  ceux  de  Lar- 
messin  et  de  Montcornet  mêlés  avec  les  portraits  de  Nanteail  et 
d'Edeliiick.  Ils  ne  se  donnaient  pas  même  la  peine  de  s'informer  si 
la  personne  qu'avait  gravée  Larmessin  ou  Montcornet  n'était  pas 
gravée  par  une  meilleure  main  ;  il  suffisait  qu'ils  l'eussent  dans 
leurs  recueils  sans  s'embarrasser  du  choix.  C'est  ce  que  je  leur  ai 
souvent  reproché  (1).  » 

Clément  méritait  le  reproche,  il  est  vrai,  mais  n'aurait-il  pas  mé- 
rité aussi  qu'on  lui  tînt  au  moins  quelque  compte  de  ses  longs  ef- 
forts pour  rassembler  toutes  ces  estampes,  bonnes  ou  mauvaises, 
et  de  la  libéralité  avec  laquelle  il  voulut  que  la  Bibliothèque  en 
prît  possession  après  lui?  Parmi  les  18,000  portraits  qu'il  laissa, 
combien  d'ailleurs  n'en  pourrait-on  pas  citer  que  recommandent 
la  beauté  du  travail,  la  rareté  de  la  pièce  même  ou  la  condition 
particulière  de  l'épreuve!  Enfm  n'eût -elle  eu  d'autre  résultat, 
n'eût-elle  rendu  d'autre  service  que  celui  d'ouvrir  à  la  Bibliothèque 
cette  série  toute  spéciale  de  documens  qui  devait  jusqu'à  nos  jours 
se  continuer  et  s'enrichir  sans  interruption,  la  donation  Clément 
garderait  encore  des  droits  à  la  reconnaissance  de  tous  et  la  valeur 
d'un  utile  exemple. 

La  collection  de  portraits  léguée  par  Clément  à  la  Bibliothèque  fut 
installée  dans  cet  établissement  en  1712.  C'était,  nous  le  répétons, 
la  première  fois  que  des  pièces  de  ce  genre  venaient,  à  titre  de  ren- 
seignemens  historiques,  y  figurer  à  côté  des  spécimens  de  l'art  pro- 
prement dit;  mais  avant  que  cet  ensemble  d'eslampes  réunies  dans 
un  dessein  tout  scientifique  appartînt  à  la  Bibliothèque,  la  propriété 
avait  été  assurée  à  celle-ci  d'une  collection  plus  précieuse  encore 
au  point  de  vue  de  l'histoire  et  plus  importante  par  le  nombre 
comme  par  la  variété  des  documens  recueillis.  Au  commencement 
de  l'année  qui  précéda  celle  où  mourut  Clément,  par  un  acte  au- 
thentique en  date  du  19  février  17 j  1,  un  autre  curieux  faisait  «  don 
entre-vifs  et  irrévocable  au  roi...  de  tous  les  manuscrits  au  nombre 
de  plus  de  2,000...  de  tous  les  livres,  tableaux,  estampes,  curio- 
sités et  autres  choses  généralement  quelconques  composant  dès  à 
présent  tous  ses  cabinets  et  galeries...  pour  tout  ce  que  dessus 
donné  appartenir  à  sa  majesté  dès  à  présent  et  être  mis  dans  sa 
bibhothèque  sitôt  le  décès  du  donateur...  » 

Celui  qui  prenait  ainsi  ses  précautions  pour  que  le  fruit  de  ses 
longues  recherches  fût  acquis  irrévocablement  à  son  pays,  et  qui, 
suivant  les  termes  de  l'acte  de  donation,  «  aurait  été  fâché  que  ses 
estampes  et  autres  curiosités  fussent  dispersées  après  lui,  »  cet 

(1)  Mercure  de  France,  juin  1727. 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

homme,  au  moins  en  ceci  bien  inspiré,  était  ce  même  Gaignières 
dont  le  nom,  comme  celui  de  Clément,  personnifiait  aux  yeux  de 
d'Argenville  la  manie  de  la  collection  plutôt  qu'un  zèle  véritable  et 
un  goût  raisonné  pour  les  belles  choses.  Un  pareil  maniaque  pour- 
tant ne  laissait  pas  de  servir  dans  le  présent  et  dans  l'avenir  des 
intérêts  fort  sérieux.  Que  ses  prétendus  complices  et  lui  aient  agi, 
comme  dit  d'Argenville,  moins  «  en  connaisseurs  qu'en  historiens,  » 
soit  :  toujours  est-il  qu'on  ne  saurait  attacher  un  médiocre  prix  aux 
informations  qu'ils  nous  ont  transmises,  et  que,  sans  les  soins  pris 
par  Gaignières  en  particulier,  aucun  souvenir  matériel  ne  subsiste- 
rait aujourd'hui  d'une  multitude  de  monumens  aussi  importans 
pour  l'histoire  de  notre  art  national  que  pour  l'histoire  même  de 
notre  pays  (1). 

Roger  de  Gaignières,  instituteur  des  enfans  de  France  (2),  gou- 
verneur des  ville  et  principauté  de  Joinville,  écuyer  du  duc  de 
Guise  et  en  dernier  lieu  de  M"*  de  Guise,  n'avait  point,  malgré  le 
produit  de  ses  diverses  fonctions,  une  fortune  suffisante  pour  sub- 
venir sans  compter  aux  dépenses  que  lui  imposaient  ses  goûts  et 
ses  studieuses  entreprises.  Ce  n'était  au  contraire  qu'à  force  de 
méthode,  d'économie,  de  privations  même  dans  l'ordre  des  jouis- 
sances ordinaires  de  la  vie,  qu'il  avait  pu  donner  carrière  à  ses 
ambitions  d'érudit  et,  comme  il  l'écrivait  en  1703,  mener  à  fin  ses 
«  recherches  pour  ce  qui  se  trouve  déplus  curieux  dans  le  royaume 
pendant  plus  de  quinze  années  qu'il  avait  voyagé  dans  les  provinces 
avec  des  dessinateurs  et  des  écrivains.  »  Un  contrat  passé  entre 
Gaignières  et  un  de  ces  dessinateurs  nous  apprend  à  quel  chiffre 
modique  était  fixée  la  rémunération  de  chaque  genre  de  travail. 

(1)  L'abbé  de  Marolles,  qui  avait  connu  Gaignières  jeune,  cite  son  nom  dans  ses  i¥é- 
moires  parmi  ceux  dos  «  amateurs  qui  lui  ont  donné  de  leurs  livres  ou  qui  l'ont  ho- 
noré extraordinairement  de  leur  civilité.  »  Il  ne  semble  pas  d'ailleurs  qu'à  ses  yeux 
le  titre  principal  de  ce  «  gentilhomme,  dont  l'esprit,  les  grâces  et  la  beauté  égalaient  la 
naissance  illustre,  »  consistât  dans  le  vaste  travail  d'érudition  auquel  il  avait  voué  sa 
vie.  Ce  dont  il  loue  surtout  Gaignières,  c'est  d'avoir  «  pris  la  peine  de  chercher  sur 
son  nom  quelques  anagrammes  comme  celui-ci,  ajoutant  un  /}  à  Michel  de  Marolles  : 
l'or  de  mille  charmes.  »  En  fait  de  littérature,  on  le  voit,  l'abbé  de  Marolles  se  conten- 
tait de  peui 

(2)  Le  duc  d'',  Bourgogne,  un  des  élèves  de  Gaignières,  garda  jusqu'à  la  fin  de  sa, 
yie  pour  son  ancien  instituteur  les  sentimens  qui  s'étaient  naïvement  traduits,  pen- 
dant les  années  de  l'enfance,  par  le  don  de  nombreux  essais  de  dessin  à  la  plume  con- 
servés aujourd'hui  à  la  Bililiothèque  nationale.  Il  ne  dédaignait  pas  d'aller  visiter  Gai- 
gnières soit  à  l'hôtel  de  Guise,  que  celui-ci  habita  jusqu'en  1/01,  soit  dans  cette  maison 
de  la  rue  de  Sèvres  dont  Te  digne  homme  avait,  au  dire  des  contemporains,  u  empli 
les  chambres  de  merveilles  »  On  trouve  dans  le  Mercure  galant  d'avril  170'2  la  rela- 
tion très  circonstanciée  d'une  de  ces  visites,  «  laquelle,  bien  qu'elle  eût  duré  plu» 
«2e  trois  heures,  ne  permit  pas  au  prince  de  tout  voir.  » 


LE    CABINET   DES    ESTAMPES.  81 

Voici  quelques-uns  des  prix  acceptés  d'avance  par  l'iiumble  artiste 
qui  s'engageait  à  livrer  à  Gaignières  «  des  ouvrages  bien  propre- 
ment et  dûment  faits  (1)  :  » 

I 

«  Les  armes  croqudes  à  l'encre,  1  liard  la  pièce. 

«  Toutes  les  armes  dessinées  et  enluminées  et  un  carr,;  à  double  trait  au-dessous, 
pour  écrire,  1  sol  la  pièce. 

«  Toutes  les  tombes  et  épitaphes...  y  compris  les  tombeaux  coloriés,  5  sols  la  pièce. 

«  Les  grandes  modes  en  miniatures  sur  vélin  avec  de  bonnes  couleurs,  or  et  argent 
fins,  le  vélin  compris,  39  sols. 

«  Les  pièces  historiques  en  miniature,  de  môme  le  vélin  compris,  50  sols,  etc.  » 

En  outre  le  sieur  Boudan,  —  tel  est  le  nom  du  dessinateur  si- 
gnataire de  l'acte,  —  devait  être  exonéré  de  tous  frais  de  logement 
par  Gaignières,  qui  s'obligeait  envers  lui  dans  les  termes  suivans  : 
((  je  promets  au  sieur  Boudan  de  le  loger  dans  ma  maison  tant  et  si 
longtemps  qu'il  travaillera  pour  moi,  sans  lui  rien  demander...,  et 
prétends,  s'il  mésarrive  de  moi,  c'est-à-dire  après  ma  mort,  qu'il 
lui  soit  payé  la  somme  de  300  livres  pour  reconnaissance  de  ses 
peines.  » 

On  le  voit,  la  disproportion  était  grande  entre  l'exiguïté  des 
moyens  dont  on  disposait  de  part  et  d'autre  et  l'ampleur  des  pro- 
jets qu'il  s'agissait  de  réaliser  :  projets  bien  vastes  en  effet,  car  ils 
n'allaient  pas  à  moins  qu'à  la  constitution  d'un  inventaire  complet, 
—  soit  en  recueillant  les  monumens  originaux  eux-mêmes,  soit  en 
se  les  appropriant  par  des  copies,  —  de  toutes  les  œuvres  pitto- 
resques relatives  à  «  l'histoire  de  la  monarchie  française,  »  ou, 
comme  on  dirait  aujourd'hui,  à  l'histoire  de  la  civilisation  et  des 
mœurs  de  la  France.  Images  de  faits  militaires  ou  politiques,  de 
personnages  appartenant  aux  diverses  classes,  d'édifices  successi- 
vement construits  sur  notre  sol,  de  cérémonies  religieuses  ou  de 
fêtes,  d'objets  mobiliers  ou  de  costumes,  —  tout  ce  que  le  pin- 
ceau, le  crayon,  le  burin,  pouvaient  fournir  de  renseignemens  au- 
thentiques en  matière  d'archéologie  nationale,  tout  cela,  dans  la 
collection  de  Gaignières,  avait  sa  raison  d'être  et  sa  place,  sans 
compter  les  manuscrits  et  les  livres,  qui  pourtant  n'y  figuraient  pas 
en  moins  grand  nombre  que  les  tableaux,  les  estampes  ou  les  dessins. 

Jamais  en  France  un  simple  particulier  ne  s'était  acquitté  d'une 
pareille  tâche  et  ne  s'était  même  avisé  de  l'entreprendre;  jamais 
avant  Gaignières  on  n'avait  songé  à  exécuter  un  plan  aussi  large 
avec  des  ressources  personnelles  aussi  restreintes  et  dans  un  délai 
aussi  court.  Il  fallait  tout  le  courage  que  donne  la  foi  ou,  si  l'on 

(1)  Bibliothèque  nationale,  département  des  manuscrits.  Mélanges  de  CîairambauU, 
a»  436, 

TOME  en.  —  1872.  6 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

veut,  le  fanatisme  scientifique  pour  oser  concevoir  la  pensée  de 
réunir  tant  de  documens  en  quelques  années,  avec  l'aide  seulement 
de  deux  ou  trois  hommes  dépourvus  d'expérience  ou  d'instruction 
préalable  (1),  et  sans  dépasser  pour  des  acquisitions  si  multipliées 
les  limites  relativement  étroites  d'un  revenu  annuel  invariable  (2). 

Gaignières  eut  à  la  fois  cette  audace  dans  la  volonté  et  cette  mo- 
dération dans  la  pratique.  Plusieurs  milliers  de  tableaux,  de  mi- 
niatures et  de  manuscrits  originaux,  une  innoinbrable  quantité  de 
dessins  faits  sur  ses  indications  d'après  les  tombeaux,  les  tapisse- 
ries, les  vitraux  conservés  dans  les  églises  ou  dans  les  abbayes, 
dans  les  palais  ou  dans  les  châteaux,  en  un  mot  tous  les  élémens 
d'un  véritable  musée  historique  depuis  les  premiers  siècles  du  moyen 
âge,  —  voilà  ce  qu'il  sut  recueillir  et  classer  avec  un  zèle  et  un 
savoir  dont  ceux-là  mêmes  qui  en  profitent  aujourd'hui  ont  le  tort 
parfois  de  paraître  se  souvenir  un  peu  moins  que  de  certaines  né- 
gligences ou  de  certaines  inexactitudes  matérielles  fort  excusables 
après  tout.  On  a  beau  jeu  peut-être  pour  critiquer  l'imperfection 
des  moyens  de  reproduction  employés  par  Gaig.iières  et  le  chétif 
talent  des  copistes  à  ses  gages;  mais  assurément  on  a  mauvaise 
grâce  à  constater  ainsi  les  erreurs  commises  de  préférence  aux  ser- 
vices rendus,  comme  tels  d'entre  nous,  en  prenant  trop  bruyam- 
ment Vasari  en  faute  sur  quelques  points  de  détail,  courent  le  risque 
d'être  accusés  d'ingratitude  envers  l'écrivain  à  qui  ils  doivent  pres- 
que uniquf^ment  ce  qu'ils  savent  de  l'histoire  générale  de  l'art  ita- 
lien. Un  homme  qui  certes  en  matière  d'érudition  avait  plus  que 
personne  le  droit  de  se  montrer  difficile,  le  docte  Montfaucon,  ap- 
préciait tout  autrement  la  valeur  des  enseignemens  fournis  par 
Gaignières,  et  n'hésitait  pas  à  reconnaître  le  profit  que  lui-même  en 
avait  tiré.  «  Le  devoir  et  la  reconnaissance,  dit-il  dans  la  préface 
de  son  grand  ouvrage  sur  les  Monumem  de  la  monarchie  fran- 
çaise, m'obligent  de  faire  mention  de  ceux  qui  m'ont  prêté  les  se- 
cours nécessaires  pour  cet  ouvrage.  Le  public  sera  peut-être  bien 
aise  de  savoir  à  qui  il  en  est  redevable.  Les  recueils  de  M.  de  Gai- 
gnières sont  les  premiers  en  date;  sans  cette  avance,  je  n'aurais 

(1)  Celui  à  qui  revenait  la  tâclie  de  relever  les  inscriptions  tumulaires,  de  copier 
tout  au  long  les  manisscrits  ou,  le  cas  échéant,  d'en  extraire  les  passa^'cs  les  plus  signi- 
ficatifs, éiait  le  propre  valet  de  chambre  de  Gaignières,  un  nommé  Rémy,  qui  recevait 
de  son  maître  pour  cette  besogne  200  livres  par  an. 

(2)  Le  plus  clair  de  ce  revenu  consistait,  à  ce  qu'il  semble,  dans  les  pensions  allouées 
à  Gaignières  en  mi^moire  des  offices  dont  il  avait  été  revêtu.  Nous  ignorons  le  chiffre 
de  celle  que  lui  procurait  son  double  titre  d'ancien  gouverneur  de  Juiaville  et  d'insti- 
tuteur des  eiif;ins  de  France.  Ce  que  nous  savons  seulement,  c'est  que,  par  une  de  ses 
dispositions  testamontairos.  M""  de  Guise  avait  légué  à  son  ancien  écuj'er  une  pension 
viagère  de  1,200  livres,  u  outre  et  par-dessus  ses  carrosse»  et  un  attelage.  » 


LE   CABINET   DES    ESTAMPES.  83 

jamais  pu  faire  une  telle  entreprise.  Il  m'a  frayé  le  chemin  en  ra- 
massant et  faisant  dessiner  tout  ce  qu'il  a  pu  trouver  de  monumens 
dans  Paris,  autour  de  Paris  et  dans  les  provinces...  Je  lui  ai  sou- 
vent donné  des  recommandations  pour  nos  abbayes  où  il  allait  faire 
ses  reclierches...  Je  ne  savais  pas  alors  qu'en  lui  faisant  plaisir 
j'agissais  pour  moi.  »  Un  témoignage  venu  de  si  haut  ferait  au  be- 
soin jusiice  des  menues  attaques  essayées  de  notre  temps.  Il  protège 
la  mémoire  et  l'œuvre  de  Gaignières  plus  sûrement  que  les  dédains 
affectés  du  moderne  puritanisme  archéologique  n'arriveraient  à  les 
compromettre,  et  le  mieux  pour  chacun  de  nous  est  de  s'en  tenir 
sur  ce  point  au  sentiment  de  naïve  gratitude  que,  depuis  le  temps 
où  travaillait  iMontfaucon  jusqu'au  nôtre,  plusieurs  générations 
d'érudits  ou  d'artistes  ont  successivement  éprouvé. 

Gaignières  mourut  le  27  mars  171 5,  c'est-à-dire  lorsque  quatre 
années  seulement  s'étaient  écoulées  depuis  l'époque  où  il  avait  fait 
don  de  sa  collection  au  roi.  Ses  derniers  jours  durent  être  tristes, 
s'il  eut  connaissance  des  mesures  de  défiance  prises  contre  lui  et 
de  la  surveillance  injurieuse,  de  la  police  cruelle  exercée  jusque 
autour  de  son  lit  de  mort  par  ceux-là  mêmes  qu'il  avait  choisis  pour 
être  les  ministres  de  ses  libéralités.  En  tout  cas,  quiconque  a  jeté 
les  yeux  sur  la  correspondance  échangée  alors  entre  le  marquis  de 
Torcy  et  Clairambault,  généalogiste  des  ordres  du  roi,  chargé,  aa. 
moment  de  la  donation,  de  dresser  l'inventaire  des  pièces  apparte- 
nant à  Gaignières,  quiconque  s'est  mis  ainsi  au  courant  des  faits 
auxquels  celte  donation  a  servi  de  motif  ou  de  prétexte  ne  saurait 
garder  qu'un  fâcheux  souvenir  des  désirs  au  moins  impatiens  et 
des  soupçons  dont  on  ne  craignit  pas  d'environner  la  personne 
même  du  donateur. 

On  a  vu  que,  par  une  clause  de  l'acte  passé  en  1711,  Gaignières 
s'était  réservé  la  jouissance,  sa  vie  durant,  de  tous  les  objets 
d'art  et  de  tous  les  recueils  dont  il  instituait  le  roi  propriétaire. 
En  outre  il  avait  été  convenu  qu'à  titre,  non  de  salau'e,  mais  de 
simple  indemnité,  il  recevrait  une  pension  viagère  de  A, 000  livres, 
plus  A, 000  autres  livres  une  fois  payées,  qu'enfin  «  incontinent 
après  son  décès  la  somme  de  20,000  livres  »  serait  répartie  entre 
«  ceux  en  faveur  desquels  ledit  sieur  de  Gaignières  en  aurait  dis- 
posé. »  Or  de  ces  diverses  stipulations,  celles  qui  avaient  trait  à  un 
dédommagement  pécuniaire  furent  seules  respectées.  Quant  au 
reste,  on  se  crut  à  peu  près  délié  des  obligations  contractées  am 
nom  du  roi  par  son  ministre,  et  le  prétendu  usufi-uit  assuré  d'abord 
àGaignières  ne  tarda  pas  à  n'avoir  pour  lui  d'autre  suite  qu'une  pos- 
session troublée  ou  équivoque,  pour  ceux  qu'il  appelait  à  en  pro-, 
fiter  sous  son  toit  qu'une  succession  de  tracasseries  mesquines 


84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  d'imputations  calomnieuses.  Tantôt  ce  sont  des  espions  qu'on 
aposte  pour  voir  si  quelque  visiteur  n'emporte  rien  des  trésors  qu'il 
a  eus  sous  les  yeux;  tantôt,  les  soupçons  remontant  jusqu'au  maître 
de  la  maison  lui-même,  on  soumet  ses  domestiques  à  un  interroga- 
toire en  règle  sur  ce  qu'il  a  pu  faire  ou  dire ,  et  des  rapports  ten- 
dant à  dénoncer  chez  lui  la  pensée  d'un  détournement  sont  immé- 
diatement adressés  à  qui  de  droit.  Nous  n'en  finirions  pas  s'il  nous 
fallait  entrer  dans  le  détail  des  perfidies,  et  des  manœuvres  aux- 
quelles donnèrent  lieu  la  situation  où  s'était  si  loyalement  placé 
Gaignières  et  bientôt  la  maladie  dont  il  ne  devait  point  relever.  Il 
n'y  a  que  justice  toutefois,  à  propos  de  ces  vilenies,  à  signaler  ce- 
lui qui  y  compromit  le  plus  directement  son  caractère  et  l'honneur 
d'un  nom  d'ailleurs  estimé  des  érudits.  En  épiant  avec  une  sorte 
de  cynisme  les  moindres  démarches  de  Gaignières  et  les  approches 
d'une  mort  qu'il  appelait  de  tous  ses  vœux,  Clairambault  semble 
transporter  dans  le  domaine  de  la  science  quelque  chose  des  mœurs 
d'un  bravo  ou  d'un  familier  de  l'inquisition,  —  si  tant  est  même 
qu'il  n'entende  en  ceci  servir  que  ceux  qui  l'emploient,  et  que  sous 
son  zèle  apparent  pour  les  intérêts  d'autrui  aucune  arrière-pensée 
re  se  cache  d'avantages  et  de  profits  tout  personnels. 

Un  passage  d'une  lettre  adressée  par  Clairan;bault  au  marquis 
de  Torcy  suffira  pour  donner  la  mesure  de  sa  duplicité.  Cet  homme, 
qui  écrivait  à  Gaignières  dans  les  termes  les  plus  affectueux,  qui 
s'honorait  d'être  «  son  ami  et  son  confident,  »   ce  nlême  homme 

l'accusait  ainsi  auprès  du  ministre.  «  Je  crains  autre  chose 

plus  dangereux  :  c'est  que  lui-même  ne  détourne,  car  je  puis  vous 
dire  en  secret  que  ce  qu'il  a  déclaré  jusqu'à  présent  n'est  pas  de 
bonne  foi.  Peut-être  réserve-t-il  de  le  dire  à  la  fin,  et  qu'il  veut 
voir  si  on  lui  tiendra  parole,  afin  de  n'être  pas  dénué  de  tout,  si  on 
ne  le  payait  pas.  Je  crois  aussi  qu'il  a  quelque  dessein  d'ôter  les 
doubles  de  tout  ce  qu'il  a.  Je  ne  sais  s'il  laisserait  le  meilleur...  » 

Torcy,  tout  en  accueillant  l'accusation,  sentait  bien  qu'il  fallait 
compter  avec  la  bonne  réputation  de  Gaignières  et  ses  susceptibi- 
lités d'honnête  homme.  Aussi  dans  sa  réponse  recommandait-il  à 
Clairambault  d'agir  «  sans  faire  voir  à  M.  de  Gaignières  qu'on  eût 
la  moindre  défiance  sur  son  sujet...  Vous  savez  au  contraire,  ajou- 
tait-il, combien  il  est  touché  de  soutenir  l'idée  de  sa  probité.  »  La 
probité!  on  pourrait  soupçonner  celle  de  l'agent  de  M.  de  Torcy  à 
meilleur  droit  qu'il  n'avait  lui-même  mis  en  doute  la  bonne  foi  de 
Gaignières.  L'empressement  singulier  avec  lequel,  au  lendemain  de 
la  mort  de  celui-ci,  il  fait  transporter  dans  sa  propre  maison  toutes 
les  collections  qui  avaient  appartenu  au  défunt,  afin,  disait-il,  de 
mener  plus  rapidement  les  travaux  d'un  nouvel  inventaire  et  d'o- 


LE   CABINET   DES    ESTAMPES.  85 

pérer  un  triage  préalable  entre  les  objets  dignes  de  la  Bibliothèque 
et  ceux  qui  ne  mériteraient  pas  d'y  figurer,  —  les  félicitations  qu'il 
reçoit  à  ce  moment  de  ses  amis,  de  Lancelot  entre  autres,  sur  la 
liberté  que  les  événemens  lui  laissent  d'agir  absolument  à  sa 
guise  (1).  —  enfin  et  surtout  la  présence  aujourd'hui  dans  les  pa- 
piers de  Clairambault  conservés  au  département  des  manuscrits 
d'une  quantité  considérable  de  pièces  écrites  ou  annotées  de  la 
main  de  Gaignières  (2),  —  tout  cela  permet  au  moins  d'hésiter  sur 
le  degré  de  confiance  que  peuvent  inspirer  les  procédés  employés 
pour  liquider  la  succession  ouverte  et  le  désintéressement  du  liqui- 
dateur. 

Quoi  qu'il  en  soit,  après  que  l'abbé  de  Louvois,  alors  garde  de 
la  Bibliothèque,  eut  accepté  pour  cet  établissement  la  part  que  lui 
attribuait  l'état  récapitulatif  dressé  par  Clairambault,  après  que  les 
tableaux  et  les  autres  articles  jugés,  à  tort  ou  à  raison,  inutiles  eu- 
rent été  séparés  du  lot  do  la  Bibliothèque  pour  être  publiquement 
vendus  (3),  2.679  volumes  ou  portefeuilles,  contenant  des  manu- 
scrits, des  dessins  et  des  estampes,  vinrent  à  la  fin  de  l'année  1716 
occuper  la  place  que  la  générosité  de  Gaignières  leur  avait  d'avance 
assignée.  Le  tout,  il  est  vrai,  déposé  en  bloc  au  cabinet  des  manu- 
scrits, y  demeura  pendant  plus  de  vingt  ans  dans  cet  état  d'indivi- 
sion; mais  en  17/iO  on  se  décida  à  répartir  les  diverses  séries  de  la 
collection  de  Gaignières  en  raison  du  caractère  propre  à  chacune 
d'elles  et  des  collections  déjà  existantes  auxquelles  la  nature  des 
pièces  semblait  le  plus  naturellement  les  rattacher.  Ce  fut  ainsi  que 
le  cabinet  des  estampes,  qui  avait  commencé  alors  de  former  un 
département  distinct,  s'enrichit  de  ces  précieuses  suites  de  cos- 
tumes, de  portraits,  de  pièces  topographiques,  de  tant  d'autres  des- 

(1)  Il  Enfin,  écrivait  Lancelot  à  Clairambault  dix  jours  après  la  mort  de  Gaignières, 
enfin  vous  voilà  donc  le  maître  ou  peu  s'en  faut  d'un  des  plus  grands  dépôts  qu'il  y 
ait.  Il  me  semble  déjà,  monsieur,  vous  voir  nager  en  pleine  eau...  » 

(2)  M.  Léopold  Delisle,  dans  son  savant  ouvrage  sur  le  Cabinet  des  manuscrits, 
évalue  «  à  plus  de  cent  volumes.  »  l'ensemLle  des  pièces  provenant  de  la  collection  de 
Gaignières  que  Clairambault  se  serait  ainsi  «  appropriées.  » 

(3)  Cette  vente,  piescrite  par  un  arrêt  du  conseil  en  date  du  G  mars  1717,  produisit 
une  somme  totale  de  16,761  livres  14  sols.  L'estimation  des  objets  réservés  pour  la 
Bibliothèque  donnait  sur  l'état  dont  nous  avons  parlé  un  chiffre  à  peu  près  double, 
36,783  livres.  Au  reste  tout  ce  qui  concernait  le  fait  de  la  donation  même  fut  tenu 
aussi  secret  que  possible  par  le  ministre  et  par  ses  agens.  Les  affiches  annonçant  la 
vente  publique  ne  disaient  mot  de  ce  qui  y  avait  donné  lieu,  et  dès  le  13  avril  1715  le 
Mercure  recevait  l'ordre  d'observer  à  ce  sujet  le  même  silence.  «  Vous  pouvez,  écri- 
vait le  marquis  de  Torcy  au  directeur  de  ce  recueil,  parler  de  M.  de  Gaignières  dans 
un  de  vos  prochains  Mercnres  et  faire  mention,  si  vous  le  jugez  à  propos,  de  sa  nais- 
sance, de  son  mérite  et  de  ses  qualités  personnelles;  mais  il  ne  convient  pas  que  vous 
parliez  de  la  disposition  qui  a  été  faite  de  son  cabinet.  » 


66  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

sins  ou  gravures  dont  la  provenance  est  encore  aujourd'hui  con- 
statée par  les  premières  lettres  du  nom  de  Gaignières  estampillées 
sur  chaque  pièce. 

Un  recueil  de  dessins  pourtant,  et  un  recueil  considérable  à  tous 
égards,  ne  fut  pas  compris  parmi  ceux  qu'on  retirait  du  cabinet 
des  manuscrits  pour  les  transporter  dans  le  cabinet  des  estampes  : 
16  grands  volumes,  contenant  environ  3,000  copies  d'après  les  mo- 
numens  funéraires  élevés  depuis  le  mo}'en  âge  à  la  mémoire  de 
personnages  français,  restèrent  sur  les  rayons  où  on  les  avait  dé- 
posés lors  de  leur  entrée  à  la  Bibliothèque.  Malheureusement  ils  n'y 
restèrent  pas  toujours.  Vers  la  fin  du  dernier  siècle,  ils  disparurent, 
dérobés,  dit-on,  par  les  mains  mêmes  de  celui  qui  en  avait  la  garde, 
ou  tout  au  moins  avec  la  complicité  de  sa  négligence  (l),  et,  vendus 
en  Angleterre  à  l'antiquaire  Richard  Gough,  ils  passèrent  à  sa  mort 
dans  la  bibliothèque  bodléienne.  Ce  serait  donc  à  Oxford  qu'il  fau- 
drait aujourd'hui  aller  consulter  ces  documens  sur  l'histoire  de  l'art 
français,  si  depuis  quelques  années  des  calques  strictement  fidèles 
n'étaient  venus  réparer  autant  que  possible  le  préjudice  subi  et  re- 
mettre jusqu'à  un  certain  point  la  Bibliothèque  en  possession  de 
son  bign.  D'autres  dessins  d'après  des  monumens  du  même  ordre, 
d'abord  annexés  dans  les  collections  du  département  des  manu- 
scrits aux  recueils  généalogiques  ou  historiques,  ont  été  récemment 
transmis  au  département  des  estampes,  où  ils  complètent  la  riche 
série  des  tombeaux  et  des  épitaphes  reconquise,  sous  forme  de  du- 
plicata, à  Oxford.  Eafin  plusieurs  autres  pièces  détachées  de  la 
même  suite,  et  conservées  jusqu'en  1861  à  la  bibliothèque  Maza- 
rine,  ont  cessé  de  figurer  dans  une  collection  où  elles  n'avaient  pas 
en  réalité  leur  raison  d'être.  On  peut  dire  que  maintenant  tous  ou 
presque  tous  les  documens  dessinés  ou  gravés  qu'avait  réunis  Gai- 
gnièfts  se  trouvent  centralisés  dans  le  département  des  estampes. 
Après  bien  des  vicissitudes,  cet  incomparable  ensemble  de  témoi- 
gnages historiques  est,  suivant  le  vœu  du  donateur,  désormais  à 
l'abri  des  chances  de  dispersion  et  à  la  libre  disposition  de  quicon- 
que a  besoin  d'y  puiser. 

ni. 

Nous  avons  dit  que,  lorsqu'en  illiO  la  collection  des  monumens 
figurés  ayant  appartenu  à  Gaignières  fut  séparée,  à  la  Bibliothèque, 
de  la  collection  de  ses  manuscrits  pour  être  définitivement  installée 

(1)  Voyez  à  ce  sujet  le  dossier  judiciaire  contenant  les  interrogatoires  subis  en  sep- 
tembre 1784  par  l'abbé  de  Gevigney,  ci-devant  garde  des  titres  et  généalogies  à  la  Bi- 
bliothèque du  roi.  —  Archives.  Section  judiciaire,  Y.  11427. 


LE    CABINET    DES    ESTAMPES.  87 

parmi  les  recueils  da  cabinet  des  estampes,  celui-ci  avait  depuis 
quelques  années  déjà  son  organisation  particulière  et  sa  vie  propre. 
Au  lieu  de  ne  former,  comme  parle  passé,  qu'une  section  du  dépar- 
tement des  livres  imprimés,  ou  plutôt  au  lieu  de  continuer  à  y  être 
confondus  avec  ces  livres  mêmes,  les  recueils  d'estampes,  successi- 
vement acquis  par  ordre  du  roi  ou  donnés  à  sa  bibliothèque,  avaient 
été  dès  1720  isolés  de  manière  à  constituer  un  nouveau  départe- 
ment sous  la  surveillance  et  l'administration  d'un  garde  spécial  (1). 
Cette  utile  réforme,  due  à  l'abbé  Bignon,  qui  venait  de  remplacer 
l'abbé  de  Louvois  dans  les  fonctions  de  bibliothécaire  du  roi,  n'é- 
tait d'ailleurs  qufî  la  conséquence  forcée  des  richesses  croissantes 
de  la  Bib'iothèqae  et  des  prescriptions  légales  qui  de  plus  en  plus 
tendaient  à  en  populariser  l'usage.  D'une  part,  les  diverses  collec- 
tions étaient  devenues  trop  volumineuses  pour  que  le  classement  et 
la  garde  en  passent  rester  plus  longtemps  conllés  à  un  seul  homme, 
si  actif  et  si  éclairé  qu'il  fût;  de  l'autre,  l'obligation,  aux  termes 
d'un  arrêt  du  c  nseil  en  date  du  11  octobre  1720,  «  d'ouvrir  la 
Bibliothèque  aux  savans  de  toutes  les  nations,  en  tout  temps,  aux 
jours  et  aux  heures  qui  seront  réglés  par  le  bibliothécaire,...  et  aux 
curieux  une  fo's  par  semaine,  »  n'aurait  pas  laissé,  avec  le  maintien 
du  régime  pri  nitif,  d'introduire  le  désordre  dans  le  service  aussi 
bien  que  l'incertitude  dans  les  recherches  du  public.  Pour  satisfaire 
à  toutes  les  exigences  et  pour  sauvegarder  tous  les  intérêts,  l'abbé 
Bignon  divisa  le  travail,  multiplia  les  responsabilités,  et  fonda  l'in- 
dépenrlance  de  chaque  département,  tout  en  conservant  l'unité  de 
la  direction  si  périeure.  Grâce  à  lui,  une  répartition  méthodique 
des  trésors  accumulés  à  la  Bibliothèque  assura  la  bonne  organisa- 
tion des  services,  et  le  cabinet  des  estampes  en  particulier  fut  sou- 
mis dès  lors  à  la  discipline  et  aux  règles  qui  devaient,  à  quelques 
modifications  près,  être  appliquées  jusqu'à  nos  jours. 

Le  progrès  au  surplus  ne  se  borna  pas  à  cette  sage  distribution 
des  fonctions  et  des  choses.  Le  nouveau  local  où  l'abbé  Bignon  ob- 
tint, non  sans  p^ine,  d'établir  les  collections  de  la  Bibliothèque  leur 
fournit  un  abri  plus  digne  d'elles  que  le  toit  de  hasard  sous  lequei 
elles  avaient  été  logées  jusqu'alors,  en  même  temps  que  l'espace 
dont  on  pouvait  disposer  laissait  toute  latitude  aux  accroissemens 
futurs  de  chaque  série  ou,  le  cas  échéant,  à  la  formation  de  séries 
nouvelles. 

(I)  Les  quatre  catégories  établies  alors  à  la  Bibliothèque  étaient  1°  les  manuscrits, 
2°  les  livres  imprimés,  3°  ks  titres  et  généalogies,  4°  les  planches  gravées  et  estampes. 
Le  cabinet  des  médailles  et  pierres  gravées  n'avait  pas  encore  été  transféré  du  palais 
de  Versailles  à  la  Bibliothèque.  Il  n'y  fut  définitivement  installé  que  vingt  ans  plus 
tard. 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Depuis  que  la  Bibliothèque  du  roi  avait  été,  sous  le  règne  de 
Charles  IX,  transférée  de  Fontainebleau  à  Paris,  elle  avait  eu  dans 
cette  ville  même  plus  d'un  voyage  à  faire,  plus  d'un  emménage- 
ment provisoire  à  subir.  Placée  d'abord  rue  Saint- Jacques  dans  les 
bâtimens  du  collège  de  Clermont,  que  les  jésuites  venaient  d'éva- 
cuer, puis  dans  une  grande  salle  du  cloître  des  cordeliers,  elle  oc- 
cupait, sous  le  règne  de  Louis  XIII  et  pendant  Its  vingt-trois  pre- 
mières années  du  règne  de  Louis  XIV,  une  maison  que  les  cordeliers 
possédaient  rue  de  la  Harpe,  assez  près  de  l'église  de  Saint-Côme. 
En  1666,  Colbert  consacra  «  les  maisons  au  bout  de  ses  jardins  » 
rue  Vivienne,  ou  plutôt  rue  Vivien,  comme  on  disait  alors,  aune 
nouvelle  installation  de  cette  bibliothèque  du  roi,  enrichie  déjà  par 
ses  soins  de  tant  de  livres  et  de  tant  de  manuscrits  précieux,  et  dont, 
il  allait,  dans  le  cours  de  l'année  suivante,  compléter  les  collections 
par  l'adjonction  des  estampes  acquises  de  l'abbé  de  Maiolles.  Le 
moment  vint  cependant  où  ces  maisons  se  trouvèrent  ti  op  petites 
pour  contenir  tout  ce  qui  d'année  en  année  y  affluait.  En  vain 
l'Académie  des  Sciences  avait  cédé  aux  livres  la  salle  tout  entière 
où,  depuis  l'époque  de  sa  fondation,  elle  tenait  ses  séances,  et  le 
laboratoire  qui  y  attenait;  en  vain  les  bibliothécaires  s'ingéniaient, 
à  chaque  acquisition  ou  à  chaque  donation  nouvelle,  pour  en  mettre 
les  diverses  parties  à  la  portée  des  regards  ou  de  la  main.  Quoi 
qu'on  fît,  on  en  était  à  peu  près  réduit  à  la  nécessité  d'entasser  les 
objets,  au  fur  et  à  mesure  de  leur  entrée,  sans  autre  classement 
qu'une  répartition  en  bloc,  comme  cela  avait  eu  lieu  pour  les  col- 
lections de  Gaignières,  sans  autre  arrière-pensée  chez  personne  que 
d'empêcher  quant  à  présent  la  BibUothèque  de  déborder. 

Les  choses  en  étaient  là  lorsque  l'abbé  Bignon  entra  en  fonctions 
(1719),  et  tout  d'abord  il  s'efforça  d'obtenir  pour  la  Bibliothèque  ua 
logis  mieux  approprié  à  ses  besoins.  Il  lui  fut  facile  de  faire  res- 
sortir les  inconvéniens  du  régime  d'alors  et  l'urgence  de  mesures 
capables  d'y  mettre  fin;  mais,  le  mal  une  fois  démontré,  restait  à 
indiquer  le  remède.  Ni  l'abbé  Bignon  ni  ceux  qu'il  avait  intéressés 
à  sa  cause  n'étaient  sans  incertitude  sur  ce  point.  Fallait-il  revehir 
au  projet,  conçu  par  le  ministre  Louvois  et  abandonné  depuis  1699, 
d'utiliser  pour  les  collections  du  roi  quelques-uns  des  hôtels  con- 
struits autour  de  la  place  Vendôme?  Etait-ce  au  Louvre  qu'on  devait 
demander  asile?  On  s'arrêta  un  moment  à  ce  dernier  parti,  et  déjà 
les  préparatifs  se  faisaient  en  vue  d'une  installation  prochaine  lors- 
que l'arrivée  de  l'infante,  fiancée  à  Louis  XV,  vint  mettre  de  ce  côté 
toutes  les  espérances  et  tous  les  projets  à  néant. 

Force  fut  donc  de  chercher  ailleurs,  mais  cette  fois  on  n'eut  à 
chercher  ni  loin  ni  longtemps.  En  face  de  la  Bibliothèque,  à  l'angle 


LE  CABINET  DES  ESTAMPES.  89 

même  de  cette  rue  Vivienne  qu'il  s'agissait  pour  elle  de  quitter, 
des  bàtimens  spacieux  se  trouvaient  tout  à  coup  disponibles  :  com- 
ment laisser  échapper  une  occasion  aussi  favorable  et  ne  pas  s'em- 
presser de  prendre  ce  qu'on  avait  en  quelque  sorte  sous  la  main? 
On  sait  que  l'ancien  palais  Mazarin,  devenu  la  propriété  du  mari 
d'Hortense  Mancini,  avait  été  sous  la  régence  acquis  pour  le  roi  et 
donné  en  son  nom  à  la  Compagnie  des  Indes.  Law  y  avait  établi  ses 
bureaux  et  ouvert  ainsi  un  nouveau  théâtre  aux  agiotages  et  aux 
scandales  de  la  rue  Quincampoix;  mais,  lorsqu'en  1721  survint  l'é- 
clatante ruine  de  ce  qu'on  appelait  le  système,  le  vide  se  fit  à  peu 
près  dans  ces  murs  un  moment  si  peuplés.  Les  restes  de  la  banque 
de  Law  n'occupèrent  plus  qu'une  petite  partie  du  palais  qu'avait 
habité  Mazarin,  tandis  que  les  dépendances  de  ce  palais  parallèles 
à  la  rue  de  Richelieu  et  désignées,  depuis  la  moit  du  cardinal,  sous 
le  nom  d'hôtel  de  Nevers  demeuraient  presque  sans  emploi.  Ce 
fut  alors  que  l'abbé  Bignon  sollicita  du  régent,  le  duc  d'Orléans, 
l'autorisation  d'y  transporter  la  Bibliothèque,  et,  le  consentement 
du  prince  une  fois  obtenu,  il  crut  si  bien  avoir  partie  gagnée  qu'il 
n'attendit  même  pas  l'accomplissement  des  formalités  légales.  Quant 
aux  travaux  d'installation  préparatoires,  le  désir  d'occuper  la  place 
au  plus  vite  fit  qu'on  se  dispensa  de  les  entreprendre  et  que,  au 
moment  même  de  l'emménagement,  on  y  suppléa  comme  on  put. 
«  En  conséquence  des  ordres  du  régent,  dit  Leprince  dans  son 
Essai  historique,  on  transporta  sans  différer  dans  l'hôtel  de  Ne- 
vers...  le  plus  qu'il  fut  possible  de  livres,  lesquels  furent  placés 
dans  différentes  chambres  et  rangés  sur  des  tablettes  faites  à  la 
hâte.  » 

Jusque-là  tout  allait  au  mieux,  mais  l'on  avait  compté  sans  les 
suites.  Les  réclamations  de  plusieurs  intéressés  contre  l'envahisse- 
ment un  peu  brusque,  il  est  vrai,  de  leur  demeure,  le  mécontente- 
ment des  gens  de  loi,  qui,  n'ayant  pas  participé  à  l'affaire,  ne  se 
faisaient  pas  faute  d'en  accuser  l'irrégularité,  la  mort  du  régent  et 
par  conséquent  pour  les  émigrés  de  l'hôtel  Colbert  la  pe-rte  de  leur 
pfus  puissant  protecteur,  d'autres  difficultés  encore  faillirent  maintes 
fois  amener  un  éclat  et  aboutir  à  un  nouveau  déplacement  de  la 
Bibliothèque.  Il  ne  fallut  pas  moins  que  la  ténacité  de  l'abbé  Bignon 
et  l'autorité  du  comte  de  Maurepas,  alors  ministre  de  la  maison  du 
roi,  pour  triompher  de  tous  les  obstacles.  L'une  et  l'autre  y  réus- 
sirent à  la  fin.  Après  plus  de  deux  années  de  négociations  inces- 
samment rompues  et  renouées,  après  bien  des  échanges  de  paroles 
et  de  procédures,  un  accord  fut  conclu  qui,  en  sauvegardant  cer- 
tains droits  antérieurs,  déterminait  le  droit  des  nouveau-venus  à 
l'occupation  principale,  à  la  possession  presque  totale  des  lieux. 


90  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Par  lettres  patentes  enregistrées  au  parlement  le  16  mai  1724,  et 
à  la  chambre  des  comptes  le  13  juin  suivant,  le  roi  déclaia  «  affecter 
à  perpétuité  l'hôtel  (le  Nevers  au  logement  de  sa  bibliothique,  » 
sauf  à  réserver  pour  des  services  tout  diiïerens  les  bâtimens  sur  la 
rue  Neuve-des- Petits- Champs  les  plus  rapprochés  de  la  rue  Vi- 
vienne  ou,  si  l'on  veut,  le  palais  iMazarin  proprement  dit  (1).  Tout 
embarras  avait  dorx  cessé  dans  la  présent  comme  toute  crainte 
pour  l'avenir.  Bientôt  les  grands  travaux  d'aménagement  et  de  dé- 
coration intérieure  entrepris  sous  l'habile  direction  de  l'architecte 
Robert  de  Cotte  allaient  achever  de  régler  le  sort  de  l'édifice  livré 
à  la  Bibliothèque  et  d'en  fixer  la  destination. 

Qu'advint-il  du  cabinet  des  estampes  durant  cette  première  pé- 
riode d'agitation  et  pendant  les  années  qui  suivirent?  Quelle  place 
trouva-t-il  d'abord  sur  ce  terrain  disputé,  quel  fut  son  lot  un  peu 
plus  tard  dans  la  rt'^partilion  des  locaux  définitivement  abandonnés 
à  la  Biblioiiièque?  Il  semble  d'autant  moins  supyrliu  d'examiner  la 
question  qu'elle  a  été  jusqu'à  présent  négligée  ou  incomplètement 
éclaircie,  faute  des  documens  authentiques  qu'un  heureux  hasard  a 
mis  entre  nos  mains. 

On  a  vu  que  la  constitution  du  cabinet  des  estampes  en  un  dé- 
partement séparé  de  la  collection  des  livres  avait  k  peu  près  coïn- 
cidé avec  la  translation  de  la  Bibliothèque  tout  entière  dans  les 
salles  de  l'hôtel  de  Nevers.  Le  moment  certes  n'était  pas  favorable 
à  une  organisation  méthodique  des  recueils  composant  le  nouveau 
département,  ni  même  à  un  simple  rangement  matériel  dans  un 
espace  convenablement  préparé.  Au  lendemain  de  l'espèce  de  coup 
d'état  par  lequel  on  s'était  emparé  de  l'hôtel  de  Nevers,  ce  que  l'on 
prétendait  seulement,  ce  que  le  garde  des  estampes  voulait  comme 
chacun  de  ses  collègues,  c'était  faire  ouvertement,  rapidement,  acte 
de  possession  et  se  fortifier  en  quelque  sorte  contre  les  agressions 
par  la  quantité  même  et  la  masse  des  objets  une  fois  apportés. 
Aussi  ne  prit-on  guère  le  temps  de  choisir,  pour  loger  les  planches 
gravées  et  les  estampes,  ce  qui  présenterait  les  meilleures  condi- 
tions au  double  point  de  vue  du  classement  à  établir  et  des  com- 
munications à  faire  sur  place.  On  entassa  le  tout  dans  quelques 
chambres  au  premier  étage,  entre  l'appartement  de  l'abbé  Bignon 

(1)  L'usage  do  consacrer  ces  bâtimens  à  des  établissemens  financiers  se  continua 
jusqu'à  une  époque  assi'z  rapprochée  de  nous.  Après  avoir  été  occupés  par  les  bureaux 
de  la  Compagnie  des  Indes,  ils  servirent  d'abri  à  la  Bourse.  Plus  tard,  on  y  installa  le 
Trésor,  et,  sous  la  restauration,  pendant  le  ministère  Villèle,  l'administration  centrale 
des  finances  y  résidait  encore.  En  182S  seulement,  le  palais  Mazarin  reçut  la  môme 
destination  que  l'iiôiel  de  Nevers,  attribué  depuis  plus  d'un  siècle  déjà  aux  collec- 
tions de  la  Bibliothèque. 


LE    CABINET    DES    ESTAMPES.  '     91 

et  les  chambres  où  l'on  avait  déposé  les  livres  imprimés,  c'est-à- 
dire  dans  la  partie  des  bâtimens  sur  la  rue  de  Richelieu  limitée  au- 
jourd'hui d'un  côté  par  la  galerie  du  département  des  médailles,  de 
l'autre  par  le  corps  de  logis  faisant  face  à  la  place  Louvois. 

Au  bout  de  quelque  temps  néanmoins,  lorsque,  les  droits  de  la 
Bibliothèque  à  une  occupation  définitive  ayant  été  officiellement 
reconnus,  il  fut  permis  de  revenir  sur  les  empressemens  de  la 
première  heure,  on  sentit  la  nécessité  d'assigner  au  cabinet  des 
estampes  un  local  plus  spacieux.  Aux  inconvéniens  résultant  de 
l'installation  dans  le  bâtiment  sur  la  rue  de  Richelieu  se  joignait 
d'ailleurs  un  grave  danger,  celui  du  feu,  que  menaçaient  de  lui 
communiquer  d'un  instant  à  l'autre  les  cheminées  de  l'apparte- 
ment habité  au  même  étage  par  le  bibliothécaire  en  chef  ou  les  che- 
minées des  logemens  établis  dans  les  combles  tant  pour  les  autres 
«  officiers  de  la  Bibliothèque  du  roi  »  que  pour  les  employés  en 
sous-ordre  et  les  hommes  de  service  (l).  Il  fut  donc  décidé  que  le 
cabinet  des  estampes  quitterait  ce  périlleux  voisinage  pour  aller, 
vers  la  fin  de  l'annje  1738,  s'établir  au  rez-de-chaussée  du  bâti- 
ment sur  la  cour  parallèle  à  celui  qu'il  avait  jusqu'alors  occupé, 
dans  la  grande  salle  qui  précède  aujourd'hiii  la.  salle  des  Globes. 
Pendant  les  douze  années  qui  suivirent,  il  n'eut  pas  en  effet  d'autre 
asile;  mais,  au  bout  de  cette  période,  nouveau  changement  déter- 
miné par  un  nouveau  danger.  Si  les  estampes,  là  où  on  les  avait 
mises,  se  trouvaient  préservées  des  chances  d'incendie,  elles  n'é- 
chappaient pas  aussi  sûrement  aux  risques  d'une  détérioration  gra- 
duelle. L'humidité  du  lieu  commençait  à  compromettre  si  bien  la 
santé  de  ces  précieuses  pièces  que,  aux  termes  d'un  rapport  adressé 
alors  à  l'abbé  Bignon,  quelques-unes  d'entre  elles  paraissaient  «  près 
de  s'en  aller  en  bouillie,  »  tandis  que  les  planches  gravées  du  Ca- 
binet du  roi  s'oxydaient  déjà  «  de  manière  à  cesser  d'être  sous  peu 
en  état  de  fournir  des  épreuves.  » 

On  prit  donc  le  parti  de  déménager  encore  une  fois  ces  planches 
gravées  et  ces  estampes.  A  la  demande  de  Hugues-Adrien  Jo'y,  qui 
venait  d'être  nommé  garde  en  remplacement  de  Delacroix,  elles  fu- 
rent en  1751  transportées  dans  les  entre-sols  du  corps  de  logis  par 
lequel  les  bâtimens  sur  la  rue  de  Richelieu  se  reliaient  à  ceux  que 
longe  aujourd'hui  le  jardin  parallèle  à  la  rue  Yivienne  (2).  C'est  là 
que  pendant  plus  d'un  siècle  le  cabinet  des  estampes  vit  se  succé- 

(1)  Sur  l'état  authentique  des  personnes  logées  alors  à  la  Bibliothèque  figurent 
vingt-deux  fonctionnaires  ou  employés,  deux  suisses,  deux  Trotteurs  et  les  nombreux 
domestiques  de  l'abbé  Bignon. 

(2)  Ce  corps  de  logis  dit  la  Traverse  s'élevait  sur  une  partie  de  l'emplacement  qu'oc- 
cupe à  présent  la  grande  salle  de  travail  du  département  des  imprimés. 


92  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

der  les  générations  d'artistes  et  d'érudits  dont  les  travaux,  à  quel- 
que degré  que  ce  soit,  intéressent  l'histoire  ou  résument  la  vie  de 
notre  école  moderne;  c'est  là  que,  placée  enfin  dans  des  conditions 
de  salubrité  suffisantes,  sinon  dans  un  espace  assez  vaste  pour  ses 
richesses,  la  collection  de  France  acheva  de  devenir  la  première  du 
monde  par  la  variété,  le  nombre  et  l'importance  des  monumens 
ajoutés  d'année  en  année  à  ceux  dont  elle  se  composait  à  l'origine. 
On  sait  quelle  portion  de  la  Bibliothèque  lui  est  consacrée  au- 
jourd'hui. Retiré  au  mois  d'octobre  1854  des  entre-sols  qui  devaient, 
quelques  années  plus  tard,  disparaître  avec  le  bâtiment  dont  ils  fai- 
saient partie,  le  département  des  estampes  fut  installé  dans  la 
galerie  basse  du  palais  Mazarin  que  François  Mansart  avait  disposée 
jadis  pour  y  loger  les  statues  antiques  appartenant  au  cardinal.  De 
nouvelles  salles  et  deux  nouvelles  galeries  ouvertes  au-delà  de 
celle-ci  par  l'architecte  chargé  de  la  reconstruction  de  la  Biblio- 
thèque, M.  Labrouste,  d'autres  dépendances  établies  à  l'entre-sol  des 
bâtimens  qui  s'élèvent  au  fond  et  sur  l'un  des  côtés  de  la  cour  de 
l'ancien  trésor,  complètent  l'ensemble  des  locaux  affectés  mainte- 
nant au  département  des  estampes,  et  n'occupent  pas  en  superficie 
moins  de  1,086  mètres.  Il  y  a  loin  sans  doute  d'un  pareil  chiffre  à 
celui  qui  représenterait  l'espace  concédé  autrefois  au  même  dépar- 
tement, et  cependant,  si  élargi  que  soit  aujourd'hui  le  terrain,  on 
peut  déjà  prévoir  le  moment  où  il  deviendra  nécessaire  d'en  ac- 
croître encore  l'étendue;  mais  ce  n'est  pas  l'avenir  qu'il  convient 
d'envisager  ici.  D'ailleurs,  en  résumant  ce  qu'on  pourrait  appeler 
l'odyssée  du  cabinet  des  estampes,  en  le  suivant  dans  ses  voyages 
limités,  il  est  vrai,  parles  murs  de  l'hôtel  de  INevers,  nous  avons  in- 
terverti l'ordre  chronologique  et  forcément  anticipé  sur  la  succes- 
sion des  événemens.  Il  nous  faut  maintenant  retourner  en  arrière 
et  reprendre,  là  où  nous  l'avions  interrompu,  le  récit  des  faits  pure- 
ment relatifs  à  l'histoire  de  la  collection  elle-même,  à  sa  biographie 
pour  ainsi  dire,  à  mesure  que  les  premiers  progrès  se  confirment  et 
que  la  tradition  fondée  par  Colbert  va  se  renouvelant  ou  se  déve- 
loppant de  plus  en  plus. 

Henri  Delaborde. 

{La  seconde  partie  au  prochain  n°.) 


SOUVENIRS 

DE  L'ADRIATIQUE 


II. 

SCUTARI    ET    LES    ALBANAIS,    LES    TRIBUS    DES    MONTAGNES 
ET    LES    MŒURS    DE    LA    GRÈCE    HÉROÏQUE   (1). 


I. 

Le  23  décembre  1871  au  matin,  nous  quittions  le  port  de  Cat- 
taro.  La  musique  d'un  régiment  autrichien  jouait  sur  La  jetée;  une 
société  tout  européenne,  des  femmes  qui  portaient  les  toilettes  de 
Vienne,  des  officiers  vêtus  de  l'élégante  veste  blanche  de  l'infanterie 
impériale,  mêlés  aux  marins  dalmates,  aux  paysans  de  la  Mon- 
tagne-Noire venus  pour  le  marché,  regardaient  le  bateau  du  Lloyd, 
le  Mîramar,  s'avancer  lentement  sur  le  canal  étroit  qui  sépare  Cat- 
taro  de  l'Adriatique.  Nous  venions  de  causer  en  notre  langue  avec 
ces  amis  improvisés  que  le  voyageur  se  fait  si  aisément;  nous  avions 
lu  les  journaux  français,  visité  cette  petite  ville,  où  rien  n'est 
luxueux,  où  tout  est  confortable  et  aisé.  Un  beau  soleil  d'hiver 
éclairait  le  golfe,  ces  montagnes  à  pic  sur  lesquelles  les  longs  murs 
des  forteresses  courent  comme  des  guirlandes,  les  vingt  chantiers 
où  les  Cattarins  construisent  leurs  navires,  et  cette  suite  de  maisons 
gaies,  propres,  élégantes,  qui  couvrent  toute  la  côte.  Quelque» 
heures  plus  tard,  le  Miramar  jetait  l'ancre  devant  une  plage  dé- 
serte. En  face  de  nous  s'élevait  une  cabane  misérable;  nous  ne 

(1)  Voyea  la  Revue  du  1"  octobre. 


9â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

distinguions  ni  jetée  ni  point  de  débarquement,  il  n'y  avait  qu'un 
marais  formé  par  un  ruisseau.  Quand  le  canot  s'approcha,  force  fut 
aux  plus  résolus  d'accepter  les  épaules  des  harnais  qui  venaient 
nous  chcrclier  pour  nous  porter  à  terre;  ils  nous  déposèrent  sur  des 
rochers  où  le  pied  le  plus  habile  avait  quelque  peine  à  ne  pas 
glisser.  Nous  avions  dit  adieu  à  l'Europe,  nous  étions  en  Turquie. 

Le  point  où  nous  débarquions,  Aniivari,  est  cependant  l'escale 
d'un  chef-lieu  de  province;  c'est  par  là  qu'il  faut  passer  quand  on 
va  à  Scutari  d'Albanie.  Ce  lieu  est  désolé;  la  hutte  où  logent  les 
douaniers  chargés  de  percevoir  nombre  de  batchichs  et  quelques 
tarifs  officiels,  la  cabane  en  planches  du  chef  de  la  police  qui  de- 
mande les  passeports,  une  pauvre  locande  italienne  qui  vous  donne 
du  pain,  un  morceau  de  viande  et  un  matelas,  —  la  marine  n'a  pas 
d'autres  habitations.  La  ville  est  à  gauche  assez  loin  dans  la  mon- 
tagne, cachée  dans  une  gorge.  Si  vous  voulez  vous  aventurer  à 
quelques  pas  de  l'auberge,  vous  ne  trouvez  ni  route  ni  sentier;  il 
faut  s'avancer  au  milieu  des  joncs,  dans  la  terre  détrempée,  cher- 
cher le  gué  de  la  rivière  qui  coule  en  cet  endroit,  escalader  des 
rochers  pour  retomber  dans  les  flaques  d'eau.  Il  semble,  si  long- 
temps qu'on  ait  vécu  en  Turquie,  qu'on  oublie  toujours  combien 
ce  pays  ne  ressemble  à  aucun  autre,  la  surprise  est  chaque  fois 
aussi  poignante  :  cette  antithèse  de  la  civilisation  et  de  la  barbarie 
ne  trouve  jamais  le  voyageur  insensible.  Certes  la  Dalmatie  n'est 
pas  une  de  ces  contrées  où  le  progrès  frappe  à  chaque  pas,  le  pay- 
san morlaque  est  inculte  et  grossier;  mais,  si  loin  que  vous  alliez 
dans  la  province,  vous  y  trouvez  des  usages  qui  vous  rappellent 
votre  pays,  des  maisons  où  un  voyageur  peut  loger,  une  auberge 
où  l'hôtelier  a  une  nappe  et  des  fourchettes,  des  routes,  une  admi- 
nistration, une  police  sérieuse,  l'Europe  enfin.  Passez  le  poteau  qui 
sépare  les  Dalmates  des  Turcs,  ce  reste  de  civilisation  s'évanouit. 

On  va  d'Ântivaii  à  Scutari  à  cheval  et  en  caravane.  La  route  est 
de  sept,  de  quinze,  de  vingt  heures,  selon  la  saison,  selon  que  la 
pluie  a  ou  non  détrempé  la  plaine,  ou  que  les  passages  guéables 
de  la  Boiana  sont  plus  ou  moins  sûrs.  Il  faut  trouver  son  chemin  à 
travers  champs,  tantôt  suivre  le  lit  des  torrens,  tantôt  monter  des 
rochers  en  escalier,  tantôt  descendre  sur  des  plans  inclinés  que  l'eau 
a  rendus  polis  et  gllssans  comme  le  marbre,  aventurer  son  cheval 
au  milieu  de  grosses  pitrres  taillées  en  pointe;  mais  le  grand  dan- 
ger du  voyage,  ce  sont  les  mares  de  boue  qui  recouvrent  des  pré- 
cipices. En  des  guides  qui  nous  précédaient  disparut  tout  à  coup 
jusqu'aux  épaules  :  cheval  et  cavalier  s'étaient  enfoncés  dans  un  de 
ces  trous  que  nulle  prudence  ne  peut  être  sûre  d'éviter.  Une  voi- 
ture qui  suivrait  une  route  à  peu  près  carrossable  ferait  ce  trajet  en 


SOUVENIRS    DE    l' ADRIATIQUE.  95 

trois  heures.  Le  plus  souvent,  on  couche  à  mi-chemin  dans  un  mou- 
lin abandonné.  Comme  il  n'y  a  nul  village  sur  ce  pnrcours,  le  voya- 
geur qui  ne  porte  pas  ses  vivres  avec  lui  ne  dînera  ffue  le  jour  sui- 
vant à  Scutari.  Enfin  on  aperçoit  la  ville,  mais  la  dernière  épreuve 
est  la  plus  périlleuse;  cette  capitale  s'élève  sur  la  rive  gauche  de 
la  Boiana,  qui  à  cet  endroit  sort  du  lac,  et  dont  le  cours  est  très  large. 
Un  pont  de  bois  vermoulu  qu'on  doit  traverser  est  si  bas  que  la 
moindre  inondation  le  recouvre  et  entrahie  les  panipcts.  Les  chevaux 
ne  se  hasardent,  qu'avec  hésitation  sur  ce  parquet  mouvant  où  leurs 
pieds  peuvent  être  pris  dans  les  interstices  que  les  planches  laissent 
entre  elles.  11  arrive  souvent  que  des  caravanes  parvenues  à  ce  point 
campent  en  face  de  la  ville  jusqu'à  ce  que  l'eau  décroisse  ou  qu'on 
leur  procure  des  barques.  Le  bazar  de  Scutari,  un  des  plus  impor- 
tans  de  la  Turquie,  car  on  y  vient  de  toutes  les  montagnes  du  pa- 
chalikat  et  du  Monténégro,  est  bâti  près  du  pont  dans  un  bas-fond. 
Chaque  année,  l'eau  entre  dans  les  boutiques,  et  de  temps  en  temps 
en  emporte  une  partie.  La  ville  elle-même  a  é!,é  plusieurs  fois  dé- 
truite par  les  débordemens  du  lac;  on  voit  de  tous  côtés  des  ruines 
qui  rappellent  ces  catastrophes,  nulle  part  les  digues  qu'il  serait  fa- 
cile d'élever  et  qui  rendraient  impossible  le  retour  d'aussi  grands 
désastres. 

Nous  avions  traversé  tout  Scutari  que  nous  cherchions  encore 
cette  capitale;  quelques  masures,  aperçues  à  droiie  et  à  gauche,  nous 
avaient  paru  n'être  que  des  faubourgs.  Les  rues  sot-it  très  larges, 
les  maisons,  entourées  de  jardins,  se  cachent  derrière  des  murs  éle- 
vés. Chaque  demeure  est  isolée,  l'habitant  se  renferme  chez  lui 
comme  dans  une  forteresse.  Des  portes  épaisses  de  bois  bruni, 
garnies  de  serrures  massives,  indiquent  seules  les  habitations.  Au- 
cune ville  n'a  davantage  l'aspect  d'un  village;  Scutari  cependant 
compte  plus  de  35,000  âmes.  Au  printemps,  le  vaste  espace 
qu'elle  occupe  devient  une  forêt  de  verdure  :  malgré  les  arbres,  la 
poussière  et  le  soleil  y  sont  alors  insupportables;  en  hiver,  la  ville 
est  un  lac  de  boue  au  milieu  duquel  les  maisons  s'élèvent  comme 
des  îlots.  Toutes  les  mosquées  sont  récentes  ;  le  palais  du  gouver- 
neur, vaste  rectangle  à  un  étage,  dont  une  galerie  intérieure  fait  le 
tour,  donne  une  assez  juste  idée  de  ce  que  devaient  être  les  con- 
structions primitives  où  les  rois  huns  tenaient  leur  cour.  Un  des 
derniers  pachas  a  cependant  fait  commencer  une  rue  européenne, 
élever  un  casino;  il  y  a,  en  sortant  des  faubourgs,  une  chaussée  de 
2  kilomètres  de  longueur,  que  l'autorité  a  soin  de  montrer  aux 
étrangers,  et  qui,  dit-on,  sera  continuée  un  jour  jusqu'à  la  mer. 

Les  beys  d'Albanie  trouvent  que  cette  capitale  est  bien  protégée, 
que  nulle  muraille  ne  vaudrait  les  marais  et  les  précipices  qui  la 


96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

séparent  de  la  mer.  Quelle  armée  s'aventurerait  avec  ses  bagages 
et  ses  canons  clans  ce  pays  impraticable?  Que  si  cette  absence  de 
route  a  quelques  inconvéniens,  l'Osmanlis  en  prend  son  parti.  De 
Scutari  à  Constantinople,  on  compte  vingt-deux  journées,  encore  le 
voyage  ne  peut-il  se  faire  que  dans  la  belle  saison.  Les  fonction- 
naires que  la  Porte  envoie  dans  la  province  prennent,  pour  se 
rendre  à  leur  poste,  les  routes  les  plus  étranges;  ils  remontent  le 
Danube,  vont  à  Vienne,  puis  à  Trieste,  et  de  là  par  le  Lloyd  gagnent 
l'escale  d'Antivari,  à  moins  qu'ils  ne  descendent  du  Bosphore  à 
Syra,  pour  faire  le  tour  du  Péloponèse  et  débarquer  à  Corfou.  Des 
gens  qui  sont  exposés  à  être  nommés  à  Bagdad  ou  dans  la  pro- 
vince de  Van  ne  s'effraient  pas  pour  si  peu.  Si  les  pluies  ont  com- 
mencé, —  et  qu'ils  ne  soient  pas  gouverneurs  de  province,  au- 
quel cas  il  leur  faut  toujours  se  hâter,  —  ils  attendent  le  retour 
du  printemps.  Ils  savent  qu'en  hiver  personne  ne  voyage,  que 
leurs  compétiteurs  n'iront  pas  plus  qu'eux  à  Constantinople.  Du- 
rant la  mauvaise  saison,  presque  toutes  les  intrigues  chôment  chez 
les  Osmanlis.  C'est  une  conviction  du  vieux  parti  turc  que  les  amé- 
liorations modernes  ne  peuvent  que  nuire  aux  musulmans  :  les 
routes  serviront  aux  rayas  qui  font  le  commerce,  aux  étrangers  qui 
protègent  toujours  les  rayas,  qui  verront  plus  facilement  ce  qui  se 
liasse  en  Turquie,  —  les  ports  et  les  chemins  de  fer  aux  Européens, 
les  écoles  aux  idées  de  révolte;  la  richesse  publique  détruirait  l'em- 
pire, puisqu'elle  serait  tout  entière  aux  mains  des  populations  sou- 
mises. La  barbarie  est  le  rempart  des  Ottomans,  comme  cet  espace 
inculte,  semé  de  fondrières,  de  gros  rochers,  coupé  de  hautes  mon- 
tagnes, privé  de  toute  route,  est  la  meilleure  défense  de  Scutari.  Il 
n'y  a  qu'un  ennemi  de  la  race,  le  progrès;  aucune  idée  n'est  plus 
précise  pour  les  musulmans  d'Albanie.  Ils  s'expriment  à  ce  sujet 
avec  une  franchise  brutale,  et  peut-être  ne  se  trompent-ils  pas  de 
tout  point. 

Le  vilayet  de  Scutari,  formé  de  la  Haute-Albanie,  Albanie  blanche 
ou  Guégarîa,  porte  officiellement  le  titre  de  province  d'exception; 
c'est  qu'il  est  très  peu  étendu.  Le  voisinage  du  Monténégro,  l'indé- 
pendance des  tribus  des  montagnes,  leur  esprit  d'indiscipline  et 
aussi  le  privilège  qu'elles  ont  de  servir,  bien  que  chrétiennes,  dans 
les  armées  du  sultan,  telles  sont  les  raisons  qui  ont  fait  un  gouver- 
nement général  d'une  circonscription  qui,  en  toute  autre  partie  de  la 
Turquie,  formerait  un  simple  sandjak.  La  Haute-Albanie  en  effet  ne 
compte  guère  plus  de  250,000  habitans.  Le  vilayet  voisin  de  Janina 
a  une  population  de  700,000  âmes,  celui  d'Andrinople,  au  nord,  de 
près  de  2  millions.  Si  on  excepte  les  environs  du  lac  de  Scutari  et 
le  bord  de  la  mer,  le  pa,ys  est  un  entassement  de  montagnes,  où  les 


SOUVENIRS    DE    l'aDRIATIQUE.  97 

principaux  sommets  gardent  leur  neige  toute  l'année.  Ces  longues 
chaînes,  quand  on  les  voit  de  la  mer,  forment  une  série  d'élage? 
d'un  gris  sombre;  elles  s'élèvent  en  terrasses  giganLesqu.es  semées 
de  piques,  de  dômes,  qui  se  détachent  sur  des  lignes  très  simples. 
C'eût  déjà  la  beauté  de  la  Grèce,  la  môme  netteté  de  forme,  la 
même  harmonie  de  proportions.  Le  soleil  rend  la  ressemblance  plus 
sensible  dès  qu'il  éclaire  ces  hautes  masses  :  les  chaînes  éloignées 
alors  sont  recouvertes  d'une  sorte  de  vapeur  grise  et  lumineuse, 
d'une  gaze  qu'il  semble  possible  d'aller  prendre  et  délacher.  Sur 
les  montagnes  plus  proches,  toutes  les  saillies  se  précisent,  se  dé- 
coupent, ressortent;  la  roche  absorbe  les  flots  de  lumière,  l'œil  se 
figure  qu'elle  est  devenue  une  substance  translucide.  On  devine 
ce  qu'est  ce  pays  de  montagnes,  une  suite  de  vallées,  le  plus  sou- 
vent très  étroites,  encaissées  dans  des  cercles  de  rochers,  commt 
dans  des  forteresses  où  en  hiver  l'habitant  est  enfermé  pa'r  les  neiges. 
Dans  beaucoup  de  cantons,  le  sol  est  pauvre,  le  paysan  ne  voit  au- 
tour de  lui  que  des  pierres  mêlées  à  une  herbe  rare;  mais  l'Albanie 
a  aussi  de  magnifiques  forêts,  des  lacs,  des  pâturages,  les  districts 
de  montagne  possèdent  presque  toujours  sur  les  bords  des  deux 
larges  fleuves  qui  traversent  la  contrée,  le  Drin  et  la  Boiana,  ou 
près  du  grand  lac  de  Scodra,  de  vastes  prairies. 

Pour  l'administration  turque,  la  province  est  divisée  en  deux  par- 
ties, les  districts  montagneux,  ou  plutôt,  comme  on  dit  officielle- 
ment, les  montagnes,  les  cantons  ou  nahiès  de  la  côte  et  des  environs 
immédiats  de  Scutari.  Ces  cantons  seuls  sont  soumis  au  régime  or- 
dinaire des  vilayets;  ils  ont  l'organisation  qu'on  trouve  partout 
dans  l'empire.  L'aspect  des  villes,  en  général  bâties  sur,des  collines, 
restes  d'établissemens  grecs,  slaves  ou  vénitiens,  comme  Antivari, 
Alessio,  Dulcigno,  n'oflre  d'original  que  les  vestiges  de  forteresses 
et  d'églises  décorées  du  lion  de  Saint-Marc.  L'état  du  pays  est  mi- 
sérable, la  désolation  gagne  partout;  un  banc  de  sable  ferme  l'em- 
bouchure de  la  Boiana,  qui  pourrait  être  la  richesse  de  la  province; 
des  ports  excellens  se  comblent  tous  les  jours,  par  exemple  ceux 
de  Saint- Jean  de  Médua  et  de  Dulcigno.  Le  Drin  et  la  Boiana,  dont 
le  cours  n'est  pas  régularisé,  rendent  incultes  des  plaines  longtemps 
fertiles  :  la  fièvre  chasse  les  habitans  de  villes  autrefois  salubres; 
ainsi  les  Turcs  ont  dû  abandonner  Alessio  et  se  construire  d'autres 
maisons  plus  loin  dans  la  montagne.  La  grande  plaine  de  Brégu- 
Mahias,  inondée  une  partie  de  l'année,  devient  un  marais;  les  efforts 
récens  d'une  tribu  voisine,  celle  des  démenti,  n'ont  donné  encore 
que  de  bien  faibles  résultats.  L'Albanie,  surtout  sur  la  côte,  est 
couverte  de  ruines  :  les  unes  anciennes,  laissées  par  les  guerres  du 
xvi^  et  du  XVII®  siècle  et  qu'aucun  retour  de  prospérité  n'a  restau- 

TOME  cil.  —  1872.  1 


9S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rées  ou  fait  disparaître  :  les  autres  récentes,  résultat  des  épidémies 
et  des  fièvres.  On  voit  que  cette  province  ressemble  à  presque  toutes 
celles  de  l'empire. 

La  population  appartient  à  la  race  albanaise.  Toutefois  au  nord 
de  laBoiana  on  trouve  plusieurs  cantons  slaves,  dans  les  villes  de  la 
côte  des  Juifs,  des  Bohémiens  et  quelques  Grecs.  Les  districts  soumis 
à  l'administration  régulière  comptent  de  120,000  à  130,000  âmes, 
les  tribus  des  montagnes,  au  nombre  de  vingt  et  une,  plus  de 
120,000.  Ce  vilayet  est  le  seul  gouvernement  turc  où  les  catholiques 
dominent  :  ils  représentent  à  eux  seuls  la  moitié  de  la  population  to- 
tale; le  reste,  si  on  excepte  41,000  Grecs,  est  musulman.  La  pro- 
vince ecclésiastique  d'Albanie,  qui  porte  dans  les  actes  de  la  cour 
de  Rome  le  nom  d'Albania  turcica,  est  divisée  en  trois  archevêchés 
dont  dépendent  quatre  évêchés  (1).  Les  habitans  sont  si  pauvres 
qu'ils  peuvent  difficilement  venir  au  secours  de  leurs  chefs  spiri- 
tuels. C'est  de  Rome  qu'il  faut  envoyer  l'argent  nécessaire  à  ces 
églises  :  la  propagande  de  Lyon  fait  beaucoup,  mais  ne  peut  suffire 
à  tout;  l'Autriche  n'attribue  au  clergé  latin  que  des  subsides  insuffi- 
sans.  Dans  ces  conditions  difficiles,  surtout  depuis  les  changemens 
survenus  dans  la  situation  du  saint-siége,  l'Italie  essaie  de  prendre 
le  protectorat  des  catholiques  sur  ces  côtes,  privilège  séculaire  de 
la  maison  de  Habsbourg,  et  tout  d'abord  de  leur  faire  accepter  son 
argent.  L'empereur  d'Allemagne,  bien  que  protestant,  rappelle  aux 
évêques  que  les  provinces  rhénanes  sont  catholiques,  et  offre  des 
secours  que  la  pauvreté  de  ces  missions  ne  peut  refuser;  du  reste 
le  primat  actuel  d'Albanie,  Ms''  Pooten,  né  près  de  Cologne,  est  sujet 
allemand.  C'est  une  nouveauté  que  les  agens  de  la  Prusse  donnant 
de  l'argent  aux  cathohques  orientaux  pour  bâtir  de^  églises,  décla- 
rant qu'ils  se  feraient  fort  de  remplacer  la  France  ou  l'Autriche,  si 
ces  deux  puissances  devaient  restreindre  leur  générosité.  Il  en  est 
cependant  ainsi.  Non-seulement  en  Albanie,  mais  en  Grèce  et  dans 
le  Levant  tout  entier,  le  protectorat  et  les  subsides  accordés  aux 
chrétiens  ont  toujours  été  un  principe  d'influence  que  le  nouvel  em- 

[\\  L'histoire  religieuse  de  cette  province  a  été  faite  par  Farlati.  W  Pooten,  arche- 
vêque d'Antivari,  titulaire  du  diocèse,  qui  habite  depuis  longtemps  l'Albanie,  a  réuni 
dans  un  grand  ouvrage,  écrit  en  latin,  tous  les  rcnseignemens  nouveaux  qu'il  a  dû  aux 
inscriptions  et  à  quelques  chartes  inédites.  Metropolis  Antivarensis  et  ecclesiarum 
episcopalium  in  Albania  turcica  sitarum  quœ  eidem  mefropoli  subsunt,  vel  olim  sub- 
jeclœ  fuerant,  historia  quam  ex  Illxjrko  sacro  Farlati  ad  suum  usum  in  compendiuin 
redegit  Carolus  Pooten,  archiepiscopiis  Antibarensis  et  Dioclensis,  Albaniœ  metropo. 
lita  ac  regni  Servies  primas.  Ce  livre,  qu'il  a  bien  voulu  me  communiquer,  ne  sera 
sans  doute  pas  imprimé  de  longtemps.  Les  destinées  d'un  manuscrit  dans  les  pro- 
vinces turques  sont  si  incertaines,  qu'il  n'est  peut-être  pas  inutile  de  faire  ici  men- 
tion d'un  awssi  important  travail. 


SOUVENIRS    DE    L  ADRIATIQUE.  99 

pire  ne  peut  négliger.  Ce  n'est  pas  seulement  de  l'administration 
financière  des  diocèses  que  s'occupe  le  saint-siége,  les  évêques  re- 
lèvent directement  de  lui.  Jm  propagande  de  Rome  est  un  véritable 
ministère  auquel  le  travail  ne  manque  pas.  Tout  ce  qui  en  Europe 
est  réglé  ou  par  l'état  ou  par  des  évêques  instruits,  capables  de 
décider  les  difficultés  les  plus  sérieuses,  lui  est  soumis  par  les  pré- 
lats albanais.  Il  est  trop  évident  que  ces  missions  abandonnées  à 
elles-mêmes  ne  pourraient  remplir  leur  tâche.  C'est  Rome  aussi  qui 
ouvre  aux  candidats  ecclésiastiques  ses  propres  séminaires,  qui  im- 
prime les  catéchismes,  les  livres  de  discipline.  Le  cardinal  direc- 
teur de  la  propagande,  M^''  Rarnabo,  est  en  réalité  le  véritable  chef 
ecclésiastique  de  l'Albanie  chrétienne;  peu  de  personnes  connais- 
sent mieux  que  lui  cette  province,  où  il  n'est  jamais  venu. 

L'état  de  ces  missions  est  loin  d'être  florissant.  L'esprit  en  est 
tout  italien;  des  franciscains  les  dirigent  de  concert  avec  des  prê- 
tres indigènes.  A  la  fin  de  1871,  cinq  des  évêques  ou  archevê- 
ques étaient  Italiens,  le  sixième  Polonais;  les  religieux  venaient  des 
couvens  de  Rome  et  surtout  des  provinces  napolitaines.  Soit  manque 
d'argent,  soit  faute  d'activité,  on  peut  dire  que  l'instruction  donnée 
aux  enfans  est  à  peu  près  nulle.  Dans  le  diocèse  d'Alessio,  sur 
17,000  habitans,  50  seulement  savent  lire,  10  signer  bur  nom.  A  la 
différence  des  lazaristes  français,  les  franciscains  se  préoccupent 
très  peu  de  l'éducation  ;  pourvu  qu'ils  administrent  les  sacremens, 
qu'ils  en  montrent  la  nécessité,  ils  croient  leur  tâche  accomplie. 
L'Italie  n'a  pas  de  sœurs  de  charité,  d'ordre  qui  se  consacre  à  l'édu- 
cation des  filles.  La  religion  qu'enseignent  ces  moines  est  celle 
qu'on  donne  au  peuple  de  Naples;  encore,  si  imparfaite  qu'elle  soit, 
s'adresse-t-elle  à  des  esprits  trop  grossiers  pour  la  comprendre.  Le 
contraste  est  grand  entre  ces  missions  et  celles  que  la  France  pos- 
sède dans  tout  l'Orient;  les  jésuites  et  les  lazaristes  en  Egypte,  en 
Syrie,  en  Asie-Mineure,  à  Constantinople,  ont  des  écoles  où  vien< 
nent  les  enfans  de  toutes  les  religions;  cet  enseignement  pratique  el 
vraiment  utile  s'est  développé  au  point  que  des  institutions  comme 
celles  d'Anthoura  et  de  Ghazir  dans  le  Liban  suivent  les  programmes 
de  nos  collèges.  Les  jeunes  Syriens  y  font  des  dissertations  fran- 
çaises en  très  bon  style;  leurs  maîtres  vont  plus  loin,  ils  exigent 
des  élèves  distingués  des  discours  et  des  vers  latins. 

Le  clergé  catholique  albanais  est  digne  de  toute  pitié;  si  on  ex- 
cepte quelques  évêques,  l'ignorance  est  partout  complète  :  le  moine 
franciscain  jeté  au  milieu  de  ces  montagnards  perd  bientôt  l'espoir 
d'exercer  sur  eux  une  véritable  influence,  si  tant  est  qu'une  telle  am- 
bition ait  jamais  tenu  grande  place  dans  ses  pensées;  il  s'organise 
le  moins  mal  possible,  cherche  à  s'assurer  quelques  redevances  et 


100  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

remplit  les  obligations  indispensables  de  son  ministère.  Le  prêtre 
indigène,  aussi  grossier  que  le  paysan,  capable  à  peine  de  lire  la 
messe,  vêtu  du  même  costume  que  ses  fidèles,  portant  comme  eux 
le  fusil,  ne  diffère  pas  du  pope  et  du  moine  grecs  des  pays  les 
moins  cultivés;  il  est  d'autant  plus  étroit,  d'autant  plus  intolérant, 
que  les  services  qu'il  rend  sont  plus  contestables.  Cette  forme  d'a- 
postolat fait  comprendre  ce  qu'a  été  la  propagande  byzantine  chez 
les  peuples  qui  entouraient  ou  envahissaient  l'empire  grec  :  apo- 
stolat sans  énergie,  qui  ne  donnait  guère  aux  barbares  que  des  cé- 
rémonies nouvelles.  Cependant  Scutari  possède  depuis  quelques 
aimées  un  collège  où  on  élève  de  jeunes  Albanais,  qui  ensuite  iront 
à  Rome  à  la  propagande;  les  franciscains  tiennent  de  petites  classes 
où  ils  enseignent  la  lecture  et  les  quatre  règles.  11  faut  remarquer 
aussi  que  les  difficultés  que  rencontre  le  clergé  sont  grandes  :  la  li- 
berté est  complète  dans  la  montagne,  mais  c'est  dans  les  villes  que 
la  réforme  devrait  commencer;  or,  ni  à  Scutari  ni  dans  les  autres 
chefs-lieux  de  district,  la  Porte  n'a  donné  toute  facilité  aux  catholi- 
ques. Une  population  de  12,000  catholiques  dans  la  capitale  du  vi- 
layet  n'a  pas  encore  d'église  :  il  a  fallu  des  années  pour  obtenir  un 
firman  qui  permît  d'élever  quatre  murs;  c'est  dans  une  grange  re- 
couverte de  quelques  planches  que  l'archevêque  officie.  Les  émeutes 
contre  les  latins  se  sont  renouvelées  fri^quemment  pour  chasser 
les  missionnaires  ou  détruire  leurs  constructions  naissantes.  Par- 
tout sur  la  côte  les  entraves  ont  été  nombreuses,  et  tous  les  jours 
l'autorité  les  multiplie  pour  complaire  tantôt  aux  Turcs,  tantôt  aux 
Grecs  ou  aux  Juifs.  Dans  cette  lutte,  bien  des  forces  se  sont  épuisées 
qui  peut-être  se  seraient  appliquées  à  une  tâche  plus  haute;  quel- 
ques hommes  d'intelligence  et  de  cœur  qui  en  d'autres  pays  eus- 
sent accompli  des  progrès  réels  ont  vu  leurs  jours  finir  sans  que 
l'œuvre  fût  commencée. 


II. 


Nous  ne  savons  pas  d'une  façon  précise  combien  d'âmes  compte 
la  race  albanaise.  Les  rares  essais  de  dénombrement  que  commen- 
cent à  faire  les  Turcs  divisent  toujours  les  sujets  du  sultan  selon  la 
religion.  Ainsi  l'almanach  offiiciel  de  Janina,  publié  en  1S71,  et  qui 
contient,  —  singulière  nouveauté,  —  une  statistique  partielle  du 
pachalikat  d'Épire,  semble  ignorer  que  la  province  est  peuplée  de 
Grecs  et  de  Schkipétars.  Comme  cette  race  est  souvent  mêlée  aux 
populations  slaves  ou  helléniques,  et  qu'elle  en  subit  rapidement 
l'influence,  il  est  parfois  impossible  au  voyageur  de  reconnaître 


SOUVENIRS    DE    l' ADRIATIQUE.  ÎOl 

avec  certitude  des  mœurs  et  un  type  que  quelques  années  ont  mo- 
difiés. Personne  n'a  mieux  compris  ces  difficultés  que  George  de 
Hahn.  Ce  savant,  que  nous  venons  de  perdre,  avait  consacré  sa  vie 
à  l'étudj  des  Schkipétars.  Il  habita  d'abord  longtemps  leur  pays, 
surtout  Janina  et  Scutari;  il  fit  ensuite  de  nombreux  voyages  chez 
les  Guègues  et  chez'  les  Tosques  (1).  De  toutes  ses  recherches,  il  est 
résulté  que  la  race  albanaise  doit  compter  1,800,000  âmes  environ. 
Il  s'en  faut  que  cette  population  soit  tout  entière  renfermée  dans  la 
Haute  et  la  Basse-Albanie  :  à  l'est,  elle  arrive  jusqu'aux  frontières  de 
la  Macédoine;  en  Dalmatie,  près  de  Zara,  elle  habite  plusieurs  vil- 
lages; la  statistique  des  Slaves  du  sud  évalue  à  Zi6,000  les  Albanais 
qui  vivent  dans  les  pays  serbes  ou  bosniaques.  Le  royaume  hellé- 
nique en  compte  173,000,  l'Italie  méridionale  85,000,  qui  aban- 
donnèrent leur  pays  au  xvi''  siècle. 

Les  Albanais  [2)  de  l'Itahe  ont  depuis  longtemps  subi  l'influence 
de  la  civilisation  qui  les  entoure.  Ceux  que  l'on  trouve  en  Grèce 
vivent  isolés  dans  une  pauvreté  et  dans  une  inertie  qui  altèrent 
leurs  qualités  natives,  ou  se  transforment  et  deviennent  Grecs,  ne 
retenant  plus  du  passé  que  l'usage  de  leur  langue;  même  en  Épire, 
où  les  Grecs  cependant  sont  en  minorité,  les  habitudes  helléniques 
modifient  tous  les  jours  le  caractère  des  Schkipétars.  C'est  surtout 
dans  la  Haute-Albanie, c'est-à-dire  duns  la  province  de  Scodra,  que 
la  race  garde  ses  anciennes  mœurs  et  sa  figure  originale.  C'est  là 
qu'on  peut  voir  encore  ce  peuple,  destiné  peut-être  à  disparaître 
bientôt  sans  laisser  aucun  monument  de  son  histoire. 

Il  n'y  a  pas  en  Europe  de  race  plus  ancienne  que  les  Albanais. 
Aucun  témoignage  classique  ne  parle  de  l'époque  où  Ils  arrivèrent 
dans  la  péninsule  du  Balkan  :  ils  y  étaient  établis  depuis  longtemps 
quand  les  envahisseurs  slaves  descendirent  du  DanulDe;  ils  y  étaient 
sans  doute  bien  des  siècles  auparavant.  Les  anciens,  qui  connais- 
saient fort  mal  le  vaste  territoire  qui  forme  aujourd'hui  la  Turquie 
d'Europe,  se  bornent  à  répéter  que  d'un  côté,  à  l'est,  se  trouvaient 
les  Thraces,  de  l'autre,  à  l'ouest,  les  Illyriens  :  sous  ce  nom  d'Illy- 
riens,  ils  comprennent  des  populations  très  nombreuses  qui  habi- 
taient au  nord  de  l'Épire,  entre  l'Adriatique  et  la  Macédoine.  Les 
Albanais,  qui  occupaient  autrefois  des  espaces  beaucoup  plus  éten- 
dus, —  on  retrouve  en  effet  des  noms  de  villes  qui  appartiennent  à 
leur  langue  dans  des  cantons  où  on  ne  voit  plus  que  des  Serbes  ou 
des  Bulgares,  —  senties derniers  restes,  selon  toute  vraisemblance, 

(1)  Ce  sont  les  deux  principales  divisions  de  la  race  albanaise  en  Turquie;  les  Guè- 
gues habitent  au  nord  du  Scombi,  les  Tosques  au  sud  de  ce  fleuve  et  en  Épire. 

(2j  Sur  les  Albanais,  voyez,  dans  la  Becue,  deux  études  importantes  d''  M.  Cyprien 
Robert,  l"  août  18i2,  do  31""=  la  princesse  Dora  d'Istria,  1"  mai  I8GG. 


102  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  cette  population  primitive.  Ils  parlent  un  idiome  dont  les  carac- 
tères principaux  commencent  à  être  bien  connus,  grâce  aux  travaux 
de  Xylander,  de  George  de  Hahn,  de  M.  Reinhold  et  en  dernier  lieu 
de  Franz  Bopp.  INous  devons  au  maître  de  la  philologie  moderne 
l'étude  la  plus  sérieuse  que  nous  possédions  sur  l'albanais  ;  toute- 
fois il  faut  remarquer  qu'il  fonde  ses  observations  sur  un  très  petit 
nombre  de  textes,  tout  à  fait  insuffisans  pour  donner  une  idée  com- 
plète de  cette  langue.  George  de  Hahn  n'a  pas  prétendu  en  faire 
connaître  tous  les  dialectes,  il  ne  s'est  occupé  que  de  ceux  qui  se  par- 
lent de  Scutari  à  Janiaa.  Je  tiens  de  ce  savant  que,  dans  le  dernier 
voyage  qu'il  fit  aux  sources  du  Yardar,  il  rencontra  des  tribus  dont 
l'idiome  était  tout  nouveau  pour  lui,  et  avec  lesquelles  il  ne  put 
s'entendre.  C'est  le  langage  d'Hydra  et  de  Spezia  que  M.  Reinhold 
a  étudié,  surtout  celui  des  matelots,  avec  lesquels  il  a  passé  de  lon- 
gues années  comme  médecin  principal  de  la  flotte  grecque.  L'al- 
banais est  une  langue  indo-européenne  qui,  par  les  radicaux,  se 
rapproche  beaucoup  plus  du  latin  que  du  grec.  Un  botaniste  dis- 
tingué, M.  de  Ileldreich,  vient  de  publier  une  flore  de  l'Attique  où 
il  joint  aux  noms  consacrés  par  la  science  les  noms  albanais;  les 
rapprochemens  avec  le  latin  se  font  à  chaque  ligne,  et  sont  surpre- 
nans.  M.  Reinhold  affirme  que  certaines  phrases  latines  sont  com- 
prises par  le  paysan  albanais.  Il  en  cite  de  nombreux  exemples 
et  en  particulier  les  mots  célèbres  veni^  vidi,  vici,  qui  pour  un 
Albanais  ont  le  sens  que  leur  donnait  Jules  César,  assertion  que  je 
n'ai  pas  eu  la  bonne  fortune  de  vérifier.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est 
certain  que  les  Albanais  primitifs  étaient  proches  parens  de  toutes 
ces  tribus  qui,  longtemps  avant  la  fondation  de  Rome,  vinrent  de 
l'Orient  dans  les  vallées  de  l'Apennin;  cette  fraction  de  la  race,  au 
lieu  de  traverser  les  Alpes,  se  répandit  dans  les  vallées  du  Bal- 
kan.  M.  Reinhold  et  G.  de  Ilahn  ne  sont  pas  satisfaits  d'une  anti- 
quité déjà  si  reculée;  le  premier  intitule  son  ouvrage  Noctcs  pelas- 
gicœ,  les  Niais pélasges,  et  dédie  son  livre  à  ses  compagnons  d'armes, 
qu'il-  appelle  nauiœ  pelasgici,  les  marins  pélasges  ;  le  second  con- 
sacre la  plus  grande  partie  de  ses  Albanischcn  Studien  à  démontrer 
que  les  Schkipétars  sont  fils  de  Pélagos,  fils  lui-même  du  ciel.  On 
ne  peut  accumuler  plus  de  textes  à  l'appui  d'une  thèse,  faire  preuve 
d'une  érudition  plus  minutieuse  et  plus  exacte.  Il  a  été  de  mode 
autrefois  de  disserter  longuement  sur  cette  race  mystérieuse,  et 
tout  bon  érudit  leur  devait  un  mémoire.  Niehbur  cependant  a  dit 
depuis  longtemps  :  «  Le  nom  des  Pélasges  est  odieux  à  l'historien 
qui  hait  la  fausse  philologie,  d'où  naissent  les  prétextes  de  con- 
naissances au  sujet  de  ce  peuple  éteint.  »  Les  anciens  ne  nous  ont 
rien  laissé  de  précis  sur  ces  premiers  habitans  du  sol  hellénique, 


SOUVENIRS    DE    l' ADRIATIQUE.  103 

qu'ils  ne  connaissaient  que  par  des  souvenirs  légendaires.  Hérodote 
seul  signale  deux  petites  tribus  sans  importance  que  l'on  croyait 
pélasgiques,  l'une  en  Bithynie,  l'autre  sur  le  golfe  Thermaïque.  Le 
nom  des  Pélasges  n'est  qu'un  mot  vague  autour  duquel  on  ne  peut 
grouper  aucune  idée  certaine. 

La  barbarie  dans  laquelle  ont  vécu  les  Albanais,  surtout  ceux  de 
la  Guégaiie,  est  incomparable.  Ce  peuple  n'a  pas  une'  seule  chro- 
nique, on  ne  saurait  dire  qu'il  ait  une  poésie  populaire  quelque 
peu  développée.  Il  est  vrai  qu'en  Sicile  et  dans  les  provinces  napo- 
litaines, depuis  le  xvi*  siècle,  on  répète  des  chants  albanais;  mais 
ils  sont  rares,  et  il  faut  les  attribuer  à  des  lettrés  bien  plus  qu'aux 
paysans.  Ce  sont  des  imitations  faites  sur  les  modèles  que  fournis- 
sent les  improvisateurs  italiens,  mais  où  on  retrouve  quelques-unes 
des  idées  propres  à  la  race.  Les  petites  pièces  de  douze  et  quinze 
vers  qu'a  réunies  M.  Reinhold  donnent  une  idée  plus  juste  de  l'ima- 
gination de  ce  peuple;  on  y  voit  un  esprit  enfantin  aussi  peu  maître 
des  idées  que  de  la  forme.  Il  semble  cependant  que  les  guerres  du 
xvi«  siècle,  et  plus  tard  les  révoltes  des  pachas  indigènes  contre  la 
Porte,  aient  inspiré  quelques  compositions  plus  compliquées;  mais 
ces  chants  ne  sauraient  en  rien  se  comparer  ni  aux  hymnes  guer- 
riers des  Slaves  ni  aux  tragoudia  de  la  Grèce.  Ce  peuple  si  ancien 
n'écrit  pas  encore  sa  langue.  Le  journal  de  Scutari  annonçait  en 
janvier  1872  qu'une  commission,  réunie  par  le  pacha,  venait  d'ar- 
rêter un  alphabet  dont  l'usage  allait  devenir  obligatoire.  Nous  ne 
sommes  pas  près  de  ce  progrès,  qui  ne  saurait  se  faire  par  ordon- 
nance, et  que  la  Turquie  du  reste  n'a  aucun  intérêt  à  souhaiter. 
Les  Albanais,  quand  ils  sont  forcés  d'écrire  leur  langue,  ce  qu'ils 
font  rarement,  se  servent,  selon  la  province  qu'ils  habitent,  de  lettres 
turques,  grecques,  latines  ou  slaves.  Aucune  de  ces  tentatives  ne 
rend  les  sons  qu'ils  veulent  reproduire.  On  compte  sept  alphabets 
différens  où  les  lettres  latines  sont  combinées  avec  des  poiats  et 
des  traits.  Les  lettres  grecques  n'ont  pas  donné  lieu  à  moins  de 
systèmes.  M.  Auguste  Dozon,  qui  publie  en  ce  moment  une  gram- 
maire et  des  chants  schkipétars,  se  voit  obligé  de  créer  de  nou- 
veaux signes  de  convention.  L'histoire  de  la  littérature  albanaise  se 
réduit  ju'?-,qu'ici  à  ces  essais  d'alphabets,  tentés  le  plus  souvent  par 
des  étrangers  comme  Louis  Bonaparte,  l'évèque  Grégoire  d'Eubée, 
G.  de  Hahn,  M.  lleinhold,  ou  par  des  Albanais  d'Italie  comme  Ca- 
valliotti  et  l'auteur  anonyme  de  VAlfabelo  générale  Albanese-Epi- 
roLico,  publié  à  Livourne  en  1869. 

Les  Albanais  des  montagnes  n'ont  jamais  été  soumis  à  personne. 
Les  Grecs  anciens  n'occupèrent  que  la  côte,  où  ils  eurent  des  villes 
importantes  comme  Apollonie  et  Dyrrachium,  les  Romains  laissèrent 


iOll  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ces  tribus  indépendantes;  ni  les  empereurs  de  Gonstantinople  ni  les 
dynastas  de  Raschie  ne  cherchèrent  à  les  administrer.  Aujourd'hui 
les  Albanais  reconnaissent  l'autorité  de  la  Porte,  mais  vivent  à  leur 
guise.  Ils  forment  des  clans,  j}hars  ou  djetas,  mots  qui  signifient 
foyer;  les  phars  doivent  en  temps  de  guerre  un  contingent  armé. 
Cette  obligation,  que  leur  caractère  guerrier  accepte  sans  répu- 
gnance, est  le  seul  lien  qui  les  rattache  au  gouvernement  central.  On 
ne  peut  vivre  au  milieu  de  ce  peuple  sans  mieux  comprendre  cett3 
ancienne  barbarie  dont  Thucydide  disait  dès  le  V*  siècle  qu'elle  n'a- 
vait pas  laissé  de  trace,  et  qu'elle  n'offrait  plus  à  l'historien  aucun 
sujet  d'étude.  Les  hommes  que  nous  avons  sous  les  yeux  dans  ces 
montagnes  en  sont  encore  à  cet  état  tout  primitif  où  l'idée  de  cité 
n'est  pas  née,  où  les  instincts  seuls  règlent  les  actions.  Ce  qui  aug- 
mente pour  nous  l'intérêt  de  ces  mœurs,  de  ces  usages,  de  cette  vie 
si  étrange,  c'est  que  cette  race  est  du  même  sang  que  les  Grecs  et 
les  Romains,  c'est  qu'à  bien  des  égards  on  reconnaît  chez  elle  des 
traits  de  caractères,  des  détails  et  des  nuances  que  nous  devinons 
chez  les  personnages  de  l'époque  homérique. 

L'Albanais  aune  parfaite  distinction;  la  têie  petite,  le  nez  fm, 
rœilvif,  ouvert  en  amande,  le  cou  long,  le  corps  maigre,  les  jambes 
hautes  et  nerveuses,  il  rappelle  le  type  premier  du  Grec,  tel  que  la 
sculpture  archaïque  l'a  représenté  sur  les  marbres  d'Égine.  Sa  dé- 
marche est  élégante;  il  prend  plaisir  à  composer  son  maintien,  il  y 
met  une  véritable  recherche,  et  par  là,  malgré  l'état  inculte  où  il 
est  encore,  il  montre  qu'il  a  le  sentiment  du  beau  et  de  l'harmonie. 
II  n'est  pas  jusqu'au  costume  qui  ne  fasse  souvenir  de  l'antiquité. 
La  fustanelle  blanche  rappelle  ce  que  devait  être  la  tunique  plissée 
à  la  ceinture,  les  grandes  guêtres  qui  enveloppent  les  jambes  jus- 
qu'aux genoux  sont  les  cnémides  de  l'âge  héroïque.  Le  costume 
n'est  pas  étoffé  et  flottant  comme  à  la  belle  épo'jue  grecque,  mais 
on  voit  bien,  par  les  vases  d'ancien  style,  que  les  Hellènes  d'autre- 
fois n'avaient  pas  sur  ce  point  les  habitudes  des  contemporains  de 
Périclès.  Une  tunique  ample  et  un  manteau  plus  ample,  qui  se  prê- 
taient aux  dispositions  les  plus  élégantes,  devinrent  par  la  suite  d'un 
usage  général.  La  stèle  du  guerrier  de  Marathon,  quelques  fresques 
de  l'Italie  méridionale,  représentent  l'homme  serré  dans  des  vête- 
mens  étroits,  et  le  même  type  se  retrouve  souvent  sur  les  vases 
peints  à  figures  noires.  Pour  les  femmes,  la  robe  à  manches  col- 
lantes et  le  tablier  précèdent  la  tunique  ionienne  et  le  péplos.  C'est 
en  Albanie  qu'il  faut  chercher  aujourd'hui  l'explication  des  plus  an- 
ciens costumes  helléniques. 

Il  n'y  a  pas  de  lien  entre  les  différentes  tribus  d'Albanie.  Elles 
parlent  des  dialectes  peu  différens,  portent  un  nom  commun,  se 


SOUVENIRS    DE    l' ADRIATIQUE,  105 

réunissent  contre  l'ennemi  étranger.  En  temps  de  paix,  chacune 
d'elles  reste  isolée  dans  sa  montagne.  Leur  pays  est  divisé  en 
clans  qui  s'administrent  comme  il  leur  plaît,  ou  plutôt,  —  car  le 
mot  administrer  est  faux,  —  qui  vivent  à  leur  guise.  Aucune  or- 
ganisation n'est  plus  simple  :  les  vieillards  ou  ;;//^A\*f  s'occupent 
des  rares  questions  qui  peuvent  se  présenter,  par  exemple  de  l'é- 
poque où  on  conduira  les  troupeaux  au  pâturage,  de  la  division  de 
ces  pâturages,  des  réclamations  qu'il  faut  faire  à  un  clan  voisin, 
des  débats  qui  s'élèvent  entre  deux  habitans.  Ce  n'est  pas  qu'il  y 
ait  une  règle  établie,  encore  moins  une  loi  écrite;  mais  les  chefs  de 
famille  se  réunissent  naturellement  pour  les  décisions  qui  les  inté- 
ressent. Il  en  était  de  même  dans  toute  la  Grèce  primitive,  où  les 
gouvernans  de  chaque  tribu  s'appelaient  les  vieillards,  vépovTeç.  Ces 
anciens  rendent  la  justice,  assis  en  cercle  sur  des  pierres,  comme 
ceux  qu'on  voyait  sur  le  bouclier  d'Achille.  Quand  les  chefs  alba- 
nais sont  ainsi  réunis  pour  un  jugement,  ils  forment  ce  qu'on  ap- 
pelle la  ronde  du  sang-,  c'est  ce  que  les  sagas  nomment  le  gerichts- 
ring.  Le  plus  souvent,  il  n'est  pas  nécessaire  de  créer  d'autres  chefs; 
mais,  quand  on  prend  les  armes  ou  qu'on  décide  une  expédition 
lointaine,  il  faut  investir  un  maître  d'une  autorité  plus  étendue. 
Dans  la  vie  d'un  clan  peu  nombreux,  l'idée  à\x  jjrincijjai  ne  saurait 
se  produire  :  elle  est  née  d'elle-même  chaque  fois  que  les  Albanais 
ont  voulu  entreprendre  une  action  commune.  Seulement  ces  actions 
ont  toujours  été  de  courte  durée,  de  sorte  que  la  royauté  n'a  pu 
devenir  une  institution.  L'aristocratie  même  n'a  jamais  existé  que 
dans  les  tribus  un  peu  étendues,  et  qui  avaient  des  pâturages  et 
des  champs  fertiles.  C'est  la  richesse  seule,  consécration  du  mérite 
et  de  la  force  ou  fruit  du  hasard,  qui  a  créé  parfois  ces  aristocra- 
ties, par  exemple  chez  les  Castrati,  chez  les  Hotti,  chez  les  dé- 
menti, chez  les  Yassœvitch. 

On  trouve  en  Albanie  quelques  essais  de  'principal,  surtout  chez 
les  Mirdites.  Leur  territoire  compte  plus  de  20,000  âmes;  ils  ont  eu 
souvent  à  se  défendre  contre  les  Slaves  de  religion  grecque,  contre 
les  musulmans.  Une  famille  a  pris  plus  d'importance  que  les  autres, 
la  tribu  s'est  habituée  à  considérer  comme  supérieur  une  sorte  de 
chef  qui  portait  le  nom  de  Pierre;  comme  le  mot  albanais  est  Princk, 
les  Européens  en  ont  fait  prince.  Autour  de  ce  chef,  quelques  no- 
tables sont  devenus  un  conseil  qui  a  quelquefois  une  certaine  in- 
fluence :  ils  possèdent  plus  de  moutons  et  de  bœufs  que  le  simple 
peuple,  ils  sont  de  véritables  rois  homériques,  comme  ces  bnsileis 
qui  étaient  si  nombreux  sur  le  rocher  d'Ithaque.  C'est  aussi  ce  qui 
est  arrivé  au  Monténégro,  qu'on  peut  citer  ici,  bien  qu'il  soit  slave. 
La  Montagne- Noire  est  aujourd'hui  gouvernée  par  un  prince  élevé 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  France,  elle  subit  les  idées  de  l'Occident;  mais  il  y  a  seulement 
vingt  années  elle  ressemblait  de  tout  point  à  la  Mirditie.  L'ancien 
Monténégro  et  la  Mirditie  actuelle  font  bien  comprendre  ce  qu'était 
l'état  homérique,  réunion  de  plusieurs  clans,  déjà  plus  avancé 
plus  près  d'une  organisation  régulière  que  le  phar  albanais.  Le 
gouvernement  y  était  celui  de  tous,  surtout  celui  des  vieillards; 
un  chef,  dont  l'autorité,  tantôt  contestée,  tantôt  acceptée,  n'avait 
rien  de  défini,  gouvernait  avec  les  notables  et  avec  le  peuple.  C'était 
la  nécessité,  non  une  constitution  ou  même  la  réflexion  qui  avait 
établi  cet  état  de  choses;  il  ne  prit  quelque  force  que  par  la  consé- 
cration religieuse.  Les  rois  grecs  furent  puissans  quand  ils  ratta- 
chèrent leur  origine  aux  divinités  de  l'olympe,  les  princes  de  Mir- 
ditie et  de  la  Montagne-Noire,  quand  ils  eurent  un  caractère  religieux. 
L'un  était  abbé  mitre,  l'autre  évêque.  De  ce  jour,  ils  tinrent  leur 
pouvoir  d'une  puissance  supérieure  au  peuple  et  aux  circonsiances. 
Cependant  il  est  facile  de  voir  que  l'âge  des  rois  fils  de  Jupiter  et  ce- 
lui des  princes  sacerdotaux  fut  précédé  par  une  époque  où  les  chefs 
n'ayant  aucun  caractère  surnaturel  n'avaient  pas  de  pouvoir  solide. 
Ce  n'est  pas  à  dire  que  les  rois  grecs  se  soient  rattachés  par  cal- 
cul à  d'illustres  origines.  Ce  fut  leur  puissance  perpétuée  durant 
plusieurs  générations  qui  donna  toute  liberté  à  l'imagination  popu- 
laire; le  peuple  consacra  lui-même  ses  chefs,  et  dès  lors  fut  sûr  de 
les  respecter. 

Le  caractère  des  Albanais,  la  forme  primitive  des  sentimens  qu'ils 
éprouvent,  des  idées  qu'ils  conçoivent,  expliquent  les  usages  de  ce 
peuple.  Ces  sentimens  comme  ces  idées  sont  très  peu  nombreux.  Il 
semble  que  l'instinct  ait  seul  une  influence  sur  ces  hommes;  la  ré- 
flexion, le  raisonnement,  qui  permettent  de  s'élever  à  des  principes 
généraux  de  conduite,  leur  sont  inconnus.  Ils  cèdent  au  premier 
mouvement  sans  en  prévoir  les  conséquences;  s'ils  sont  bons,  c'est 
par  un  penchant  de  nature,  sans  croire  que  cette  bonté  leur  crée 
des  titres  à  la  reconnaissance,  sans  que  la  bienveillance  des  autres 
à  leur  égard  leur  impose  de  long?  souvenirs.  On  peut  dire  d'eux  ce 
que  Tacite  disait  des  Germains  :  «  ils  reçoivent  les  présens  sans 
penser  qu'ils  doivent  en  garder  la  mémoire,  ils  les  donnent  sans 
exiger  en  retour  que  vous  en  soyez  reconnaissant  (1);  »  ils  donnent 
et  ils  oublient,  ils  reçoivent  et  ils  oublient  de  même  :  heureux  de 
donner,  heureux  de  recevoir,  comme  des  enfans  qui  agissent  sans  se 
rendre  compte  de  ce  qu'ils  font  ou  de  ce  qu'ils  éprouvent,  sans  que 
l'impression  agréable  laisse  de  trace  après  le  court  instant  où  cette 
nature  simple  l'a  subie.  C'est  là  un  caractère  commun  à  toutes  les 

(1)  «  Gaudent  muneribus,  sed  nec  data  imputant  nec  datis  obligantur.  » 


SOUVENIRS   DE    l' ADRIATIQUE.  107 

races  primitives  et  que  les  voyageurs  ont  souvent  constaté  chez 
les  tribus  du  Nouveau-Monde.  L'hospitalité,  si  complète  chez  ces 
peuples  ne  suppose  pas  les  idées  qui  l'inspirent  dans  les  civilisa- 
tions plus  avancées  :  elle  ne  saurait  s'expliquer  par  des  principes 
élevés  de  charité.  Tout  est  rudimentaire  dans  un  pareil  état  d'es- 
prit. Ces  hommes  sentent  qu'une  puissance  supérieure  les  domine, 
qu'ils  doivent  supplier  Dieu  de  leur  être  bon;  mais  ce  respect,  cette 
sorte  de  terreur,  ne  sont  chez  eux  que  très  rares.  L'Albanais  est 
irréligieux,  ou  plutôt  il  ne  songe  pas  à  la  religion;  sa  piété  n'a 
ni  symbole  précis  ni  credo  bien  défini.  Si  par  habitude  il  suit  le 
culte  catholique,  il  dira  à  ses  heures  :  «  Le  dieu  de  Mahomet  aussi 
est  grand!  »  et  de  même  les  musulmans  viendront  trouver  le  prêtre 
chrétien,  iront  aux  panégyries  de  saint  George,  à  la  fête  de  Noël 
surtout,  brûleront  des  cierges  à  saint  Nicolas.  Quand  l'esprit  a 
cette  indécision  enfantine,  tout  au  plus  peut-il  imaginer  que  son 
Dieu  et  ses  saints  aient  une  préférence  pour  leurs  fidèles;  mais 
qu'un  autre  dieu  et  d'autres  saints,  adorés  par  des  étrangers, 
soient  aussi  puissans,  ni  l'Albanais,  ni  quelque  race  primitive  que 
ce  soit  ne  peut  en  douter.  Dieu  est  un  génie  bienfaisant,  non  une 
nature  supérieure  :  les  dieux  peuvent  être  nombreux;  c'est  ce  qui 
explique  cette  indécision  de  foi  qui  frappe  si  fort  en  Albanie,  où  il 
est  souvent  difficile  de  savoir  si  un  habitant  est  chrétien  ou  maho- 
métan.  De  là  aussi  au  xvi«  siècle  la  facilité  avec  laquelle  la  moitié 
du  pachalikat  de  Scutari  se  convertit  à  l'islamisme,  de  là  chaque 
jour  en  Albanie  des  conversions  ou  des  abjurations  en  masse.  Un 
village  près  du  chef-lieu  du  vilayet  vient  cle  renoncer  au  catholi- 
cisme. Une  querelle  s'était  élevée  entre  le  prêtre  et  les  habitans,  le 
matin  de  Pâques,  sur  l'heure  de  la  messe  :  le  franciscain  ne  voulut 
pas  céder,  les  vieillards  de  dépit  allèrent  trouver  le  pacha;  ils  sont 
depuis  lors  musulmans.  Et  cependant  la  religion  en  ce  pays  a  été 
souvent  un  drapeau  de  guerre  :  ce  qui  fait  qu'une  tribu  croit  à  son 
dieu,  c'est  la  haine  de  la  tribu  voisine. 

Par  le  fait  de  notre  culture  intellectuelle  et  aussi  des  formes 
d'esprit  qui  nous  sont  propres,  nous  avons  beaucoup  de  peine  à 
comprendre  un  des  caractères  particuliers  de  cet  état  primitif.  Ces 
natures  sentent  vivement  sans  avoir  la  moindre  aptitude  à  définir 
ce  qu'elles  sentent.  Ce  sont  des  coups  qu'elles  reçoivent,  qui  les 
remuent  comme  ils  nous  remueraient  nous-mêmes;  la  réflexion 
n'intervient  pas  pour  expliquer  les  causes  qui  rendent  cette  émo- 
tion légitime,  les  conséquences  qu'entraîne  un  événement  malheu- 
reux ou  heureux.  On  voit  des  femmes  albanaises  perdre  leur  enfant 
et  ensuite  dépérir  au  point  d'être  atteintes  d'un  mal  mortel;  on  ne 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  entend  dire  qu'un  mot  :  «  hélas  !  »  Elles  sont  sous  l'empire  de 
la  douleur,  elles  ne  peuvent  s'y  soustraire;  mais  cette  angoisse  pour 
elles  ne  s'éclaire  pas,  ne  se  raisonne  pas,  elle  les  torture,  et  elles 
y  succombent.  La  haine  de  même  est  tout  instinctive  :  c'est  un 
mouvement  violent  qui  agite  tout  l'être;  si  elle  est  satisfaite,  elle 
tombe  sans  laisser  de  souvenir.  Comme  tous  les  barbares,  les  Alba- 
nais passent  du  rire  aux  larmes  sans  transition  :  c'est  ce  qui  ex- 
plique l'absence  de  remords  chez  ce  peuple;  il  ne  peut  connaître 
non  plus  la  tristesse  presque  douce,  qui  est  une  langueur  plutôt 
qu'un  mal  poignant.  Quand  il  cherche  aux  événemens  de  la  vie  une 
explication,  il  la  trouve  très  simple,  et,  comme  il  se  donne  de  tout 
des  raisons  imparfaites,  si  on  veut  ramener  ces  essais  de  doctrine  à 
un  système,  on  se  heurte  aux  plas  bizarres  contradictions.  Une  idée 
cependant  domine  les  autres.  Ce  qu'il  fait,  il  l'explique  par  la  fata- 
lité; il  y  a  une  force  supérieure  qui  l'a  armé  contre  son  frère,  qui  l'a 
rendu  violent,  qui  l'a  porté  au  meurtre  :  «  Cieu  l'a  voulu!  »  Et  de- 
main ce  même  homme  se  dévouera  pour  défendre  ses  parens,  son 
ami,  ne  comprendra  pas  qu'on  songe  à  sa  vie  quand  il  faut  sauver 
un  compagnon  d'armes.  Nous  entrons  dans  une  pauvre  maison  qui 
sert  de  bakal,  sorte  de  magasin  où  on  vend  des  épices,  du  vin,  des 
liqueurs,  tous  les  objets  nécessaires  à  ces  peuples,  qui  ont  si  peu 
de  besoins.  Une  femme  d'une  cinquantaine  d'années  est  accroupie 
dans  un  coin  :  il  y  a  six  semaines  qu'elle  n'a  pas  quitté  cette  place; 
elle  passe  le  jour  à  pleurer  en  criant  :  «  C'est  qu'ils  ont  tué  mon 
fils!  »  Le  fils  de  la  victime  reçoit  les  cliens  et  paraît  tout  consolé; 
il  nous  explique  qu'un  des  voisins  est  venu,  qu'une  querelle  s'est 
élevée,  qu'on  a  tiré  les  couteaux,  et  que  son  père  est  tombé  mort. 
«  C'était  un  bien  brave  homme,  »  nous  disent  les  assistans.  «  Qui , 
le  mort  ou  le  meurtrier?  —  Oh!  tous  les  deux;  que  voulez-vous, 
c'est  la  colère  de  Dieu  qui  a  fait  le  mal.  »  Le  coupable  s'est  enfui, 
il  avait  à  redouter  la  vengeance  des  parens;  quant  à  la  réprobation 
morale,  nul  n'y  songe.  Cette  mère  même,  qui  est  inconsolable  et  qui 
maudit  l'assassin,  ne  croit  pas  que  le  meurtre  soit  un  si  grand  crime. 
L'asile  qu'on  accordait  dans  la  société  grecque  à  tout  homme  qui 
en  avait  tué  un  autre  s'explique  par  ces  mœurs  et  ces  idées.  L'Al- 
banais reçoit  l'assassin  fugitif,  qui  n'est  pas  de  son  clan,  lui  donne 
l'hospitalité,  lui  assure  sa  protection;  il  n'y  a  que  la  famille  du  mort 
qui  ait  droit  d'en  vouloir  au  meurtrier. 

On  comprend  sans  peine  ce  que  ces  peuples  entendent  par  homme 
bon,  homme  mauvais;  ce  sont  ces  vieilles  expressions  de  la  langue 
homérique  :  àyaôoi,  xa/.oi.  Celui  qui  est  bon,  ce  n'est  pas  l'Albanais 
vertueux,  maître  de  lui,  qui  domine  ses  passions:  c'est  l'homme 


SOUVENIRS    DE    l' ADRIATIQUE.  109 

fort,  qui  en  impose  par  la  parole,  par  les  actes,  celui  devant  qui  il 
faut  plier,  celui  qui  est  vraiment  maître  des  autres  (1);  le  mauvais, 
c'est  l'être  faible,  timide.  Le  Sclikipétar  racontera  avec  orgueil 
qu'il  a  volé  habilement  les  moutons  du  clan  voisin,  qu'il  a  surpris, 
trompé  et  tué  son  ennemi,  que  nul  ne  l'égale  en  ruse,  que  nul  ne 
sait  mieux  que  lui  faire  souïïrir  sa  victime.  Ainsi  le  sage  Nestor  se 
vantait  dans  l'assemblée  des  Grecs  des  razzias  qui  avaient  été  l'hon- 
neur de  sa  jeunesse.  Ainsi  Ulysse  avait  mérité  d'être  cité  en  exemple 
aux  hommes  de  son  temps,  et  rappelait  avec  orgueil  son  aïeul  ma- 
ternel, Autclykos,  brigand  émérite,  protégé  des  dieux  et  surtout 
d'Hermès.  La  piraterie  resta  jusqu'à  l'époque  historique,  jusqu'au 
temps  de  Thucydide  et  de  Platon,  un  métier  non-seulement  avoua- 
ble, mais  qui  méritait  le  respect  populaire.  Nous  ne  dirions  pas  à 
un  hôte  auquel  nous  ferions  honneur  :  «  Seriez-vous  pirate?  »  Les 
Grecs  homériques  n'y  manquaient  pas.  L'Albanais  demande  au  fu- 
gitif qui  va  devenir  son  ami:  «  Combien  de  têtes  d'hommes  as- tu 
coupées?  » 

La  vie  albanaise  est  très  simple,  —  ces  peuples  ne  sont  pas  agri- 
culteurs, et  ils  ont  le  mépris  du  travail  pénible;  —  ils  conduisent 
leurs  troupeaux  aux  pâturages,  comme  faisaient  les  héros  grecs, 
qui  étaient  tous  bergers.  Si  la  saison  est  trop  mauvaise,  ils  brûlent 
du  bois  et  en  vendent  le  charbon.  C'est  là  certainement  l'industrie 
la  plus  primitive  que  l'historien  puisse  imaginer.  Ils  vivent  dans  des 
maisons  misérables;  beaucoup  de  ces  cabanes  possèdent  quelques 
objets  précieux,  trésor  du  maître,  non-seulement  des  armes,  mais 
dus  aiguières  ciselées,  des  colliers  d'or,  quelquefois  d'admirables 
bijoux.  Comment  ces  merveilles  se  sont-elles  égarées  dans  ces  mon- 
tagnes? Nul  ne  le  sait.  Les  Albanais  les  plus  considérés,  ceux  qu'on 
appelle  des  pliaks,  et  que  l'on  regarde  comme  l'élite  de  la  race, 
prennent  part  aux  travaux  les  plus  vulgaires.  Pendant  que  le  fils 
conduit  les  bœufs  aux  champs,  comme  Ménélas,  le  père  construit  sa 
maison  lui-même  comme  Llysse.  Pour  le  dîner  où  il  vous  reçoit, 
il  tue  lui-même  le  mouton,  ce  que  faisait  aussi  Achille.  On  s'assied 
par  terre,  au  milieu  des  ustensiles  les  plus  communs;  vous  voyez 
circuler  de  main  en  main  une  coupe  prise  sur  des  ennemis  civilisés. 
Les  femmes  de  la  maison  vous  servent.  Le  repas  fini,  le  pliak  prend 
la  guzla  et  en  joue  lui-même  pendant  que  les  jeunes  gens  luttent 
à  la  course  et  aux  jeux  d'adresse,  ou  se  réunissent  pour  le  cholo, 
cette  vieille  danse  où  les  hommes  se  tiennent  par  la  main  et  simu- 

(1)  Les  remarques  de  Welcker  dans  la  préface  de  son  édition  de  Théognis  sont  clas- 
siques sur  ce  sujet,  9-10. 


110  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

lent  la  marche  des  victimes  dans  le  labyrinthe  de  Crète.  Ainsi  tout 
reporte  le  souvenir  aux  descriptions  homériques. 

De  cet  état  des  mœurs  naissent  sinon  des  lois,  —  car  ici  il  faut 
éviter  toute  expression  qui  indiquerait  une  volonté  réfléchie,  —  du 
moins  des  usages  que  maintient  une  barbarie  toujours  pareille.  Le 
clan  a  intérêt  à  éviter  tout  ce  qui  peut  l'affaiblir,  l'étranger  en  est 
absolument  exclu;  la  propriété  reste  à  peu  près  inaliénable,  en  ce 
sens  que  tout  Albanais  qui  veut  vendre  sa  terre  doit  d'abord  la  pro- 
poser à  ses  parens,  et,  quand  ceux-ci  ne  l'achètent  pas,  obtenir,  pour 
la  vendre,  l'autorisation  des  vieillards.  La  tribu  accorde  rarement  ce 
droit.  Le  territoire  consacré  au  pâturage  est  indivis,  il  appartient  à 
toute  la  communauté  :  les  anciens  en  font  le  partage  chaque  année 
au  printemps;  ce  fait  n'expliquerait-il  pas  bien  des  passages  des 
anciens  sur  la  communauté  de  la  terre  dans  l'état  de  barbarie, 
chez  les  Germains  par  exemple?  Âristote  remarque  que  l'usage,  de 
la  part  du  fiancé,  de  payer  une  dot  aux  parens  de  la  jeune  femme 
est  un  des  caractères  de  l'état  primitif;  l'Albanais  paie  cette  dot,  11 
achète  sa  femme.  Cette  somme  payée  par  l'homme  est  le  mund  des 
lois  lombardes,  objet  de  tant  de  discussions;  le  code  d'Ethelberd 
fixe  le  nombre  des  bestiaux  que  le  mari  donnera  en  prenant  sa  fian- 
cée. C'est  dans  le  même  sens  qu'Homère  dit  des  belles  femmes 
qu'elles  valent  beaucoup  de  bœufs;  les  ev^a  des  Grecs  répondent  au 
77iundhim  des  Germains.  Dans  quelques  tribus,  le  mariage  se  fait 
par  rapt;  nul  ne  peut  épouser  qu'une  femme  enlevée  à  une  tribu  en- 
nemie. A  Orosch,  chef-lieu  de  la  Mirditie,  presque  toutes  les  femmes 
ont  été  ravies  de  la  sorte.  Le  prince  de  ce  district,  étant  devenu 
veuf  il  y  a  quelques  années,  enleva,  pour  se  remarier,  la  fille  du 
bey  de  Croïa;  l'usage  est  général  dans  cette  montagne.  Sir  John 
Lubbock,  qui  a  éclairé  tant  de  questions  relatives  à  l'état  baibare, 
retrouve  cette  coutume  chez  un  grand  nombre  de  peuples  de  l'Amé- 
rique et  même  de  l'ancien  monde.  On  voit  que  cette  manière  de 
faire,  si  bizarre  qu'elle  nous  paraisse,  n'est  pas  contraire  à  la  nature  : 
l'étrange  n'existe  ni  dans  l'histoire  ni  dans  la  science.  La  femme  en- 
levée peut  être  considérée  comme  une  compagne  nécessaire,  comme 
un  meuble  utile,  elle  ne  saurait  prétendre  à  une  plus  haute  dignité. 
Le  mari  veut  que  nul  n'y  touche,  moins  par  amour  que  par  senti- 
ment de  la  propriété.  Il  est  doux  pour  elle,  il  la  traite  comme  l'en- 
fant qui  demande  des  caresses  et  à  qui  son  père  en  prodigue.  Il  ne 
faut  pas  s'imaginer  dans  la  barbarie  un  respect  du  mariage  qui 
aille  jusqu'aux  scrupules;  sur  quoi  serait-il  fondé?  Que  ses  instincts  i 
l'y  poussent,  bien  qu'il  ne  soit  pas  sensuel,  l'Albanais  associera  à  sa 
femme  une  autre  fille;  l'église  catholique  a  beau  être  sévère,  la 


souvEiNir.s  DE  l'adriatique.  m 

polygamie  n'est  pas  rare  dans  les  montagnes  chez  les  chrétiens, 
comme  chez  les  musulmans.  Le  prêtre  ne  reconnaît  pas  ces  unions; 
l'Albanais  a  peine  à  croire  qu'elles  soient  coupables,  pourvu  que 
la  femme  légale  garde  une  sorte  de  supériorité,  que  les  autres  res- 
tent dans  une  condition  inférieure,  assez  semblable  à  celle  que  les 
rois  grecs  devaient  faire  à  ces  captives  qui  remplissaient  leurs 
maisons,  et  dont  ils  parlaient  avec  une  brutale  franchise  devant  le 
peuple  assemblé. 

On  s'étonne  parfois  de  voir  les  constitutions  anciennes  de  l'Italie 
et  de  la  Grèce  exclure  les  femmes  de  l'héritage,  usage  dont  nous 
retrouvons  la  trace  jusque  dans  les  lois  relativement  récentes  d'A- 
thènes et  de  Rome.  Cette  coutume,  à  laquelle  on  cherche  des  explica- 
tions savantes  et  compliquées,  est  une  suite  de  la  condition  faite  à  la 
femme.  En  Albanie,  la  veuve  n'a  aucune  part  aux  biens  de  son  mari 
mort.  Les  fils  prennent  la  terre  et  les  troupeaux  ;  si  la  mère  ne  se 
remarie  pas,  ils  lai  constituent  un  douaire,  ou  plutôt  la  gardent 
avec  eux;  ils  doivent  de  même  pourvoir  à  la  vie  de  leurs  sœurs. 
Souvent  la  femme  retourne  dans  sa  famille  paternelle,  n'emportant 
avec  elle  que  les  objets  d'usage  qu'on  lui  a  donnés  lors  de  ses  fian- 
çailles. Les  habitudes  antiques  avaient  établi  dans  plusieurs  pays 
que  la  veuve  pouvait  être  épousée  sans  son  consentement  par  les 
parens  du  mort.  Cette  coutume  se  retrouve  chez  les  Schkipétars. 
Nous  n'avons  nulle  difficulté  à  nous  en  rendre  compte;  la  femme  est 
une  chose  plutôt  qu'une  personne.  Dans  les  villes  où  la  vie  libre  de 
la  campagne  devient  difficile,  les  filles  sont  mises  sous  clé.  Celles 
qui  sont  chrétiennes  ne  sortent  qu'une  fois  par  an  pour  aller  à  une 
messe  qu'on  célèbre  pour  elles  seules  durant  la  nuit  de  Noël.  A 
l'exception  de  cette  fête,  elles  ne  voient  que  leurs  plus  proches  pa- 
rens et  le  prêtre  qui  vient  leur  enseigner  le  catéchisme.  Le  gyné- 
cée n'avait  rien  de  plus  rigoureux.  Les  voyageurs  ont  souvent  dit 
qu'un  homme  pouvait  parcourir  toute  l'Albanie  sous  la  protection 
d'une  femme,  et  que  dans  ce  pays  les  atteintes  à  l'honneur  étaient 
très  rares.  Il  est  vrai  que  le  rapt  est  la  seule  forme  de  violence 
qu'admettent  ces  tribus,  et  que  la  femme  leur  inspire  un  certain 
respect;  mais  il  faut  se  garder  de  voir  dans  cette  conduite  la  preuve 
d'une  moralité  supérieure.  Les  vertus  de  cet  ordre  qu'on  admire 
chez  les  peuples  primitifs  sont  toujours  fragiles,  elles  admettent  de 
si  grandes  défaillances  qu'on  a  pu  soutenir  avec  une  égale  vérité 
que  la  corruption  germaine  démentait  toutes  les  assertions  de  Ta- 
cite et  que  cet  historien  avait  été  rigoureusement  exact.  On  voit 
bien  ce  que  sont  devenues  en  quelques  années  les  tribus  les  plus 
vertueuses  quand  elles  se  sont  trouvées  en  contact  avec  la  vie  ro- 
maine, quelle  facilité  elles  avaient  à  la  débauche.  Les  Européens 


112  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qui  habitent  sur  la  côte  d'Albanie  où  sont  les  centres  importans  de 
population  se  montrent  sévères  pour  les  mœurs  des  Schkipétars  :  à 
les  en  croire,  le  gynécée  ne  piotége  pas  les  femmes;  à  Scutari,  der- 
rière le  consulat  de  France,  il  y  a  un  petit  ruisseau  qui  en  un  mois, 
en  1871,  a  charrié  dix  ou  douze  cadavres  d'enfans.  Ces  assertions  et 
beaucoup  d'autres  peuvent  être  vraies.  Une  culture  aussi  imparfaite 
ne  donne  aucune  force  contre  les  passions,  une  fois  que  la  vertu  n'a 
plus  la  barbarie  pour  la  protéger. 

Un  peuple  qui  cultive  peu  la  terre,  que  rien  n'attache,  doit  s'exi- 
ler facilement;  il  trouvera  partout  le  peu  qu'il  laisse  dans  son  pays. 
L'Albanais  en  effet  émigré  sans  peine;  bien  que  la  race  ne  soit  pas 
nombreuse,  on  voit  qu'elle  se  divise  en  trois  groupes  principaux 
partagés  entre  des  pays  très  différens.  Il  y  a  des  clans  schkipétars 
dans  toute  la  Turquie  d'Europe  et  jusqu'en  Autriche.  L'empire  otto- 
man est  le  seul  pays  où  des  tribus  entières  puissent  aujourd'hui 
changer  de  territoire  et  trouver  des  campagnes  libres  où  elles  s'éta- 
blissent; encore  ces  migrations  rencontrent-elles  des  obstacles  et 
le  gouvernement  veut-il  les  régler.  Cette  nouvelle  situation  est  la 
seule  cause  qui  ait  mis  fin  aux  migrations  albanaises.  L'état  barbare 
plus  encore  que  le  grand  nombre  des  habitans  est  la  raison  de  la  plu- 
part des  invasions  primitives.  La  tchêlas  ou  razzia  est  une  autre 
conséquence  du  caractère  de  ce  peuple.  Descendre  chez  la  tribu  voi- 
sine, surtout  si  elle  est  d'une  autre  religion,  piller  ses  troupeaux 
est  un  plaisir  qui  assure  de  bons  profits  pour  le  temps  du  repos.  La 
tchétas  se  retrouve  chez  toutes  les  tribus  qui  naissent  à  peine  à  la 
civilisation.  Les  prétextes  d'attaque  ne  sont  même  pas  nécessaires: 
l'étranger,  qui  est  l'ennemi  naturel,  ou  plutôt  l'indifférent  envers  le- 
quel les  obligations  sont  nulles,  doit  faire  bonne  garde;  le  coupable 
est  celui  qui  se  laisse  surprendre. 

Les  querelles  dans  ce  pays  naissent  sous  le  plus  futile  prétexte, 
surtout  entre  hommes  de  différentes  tribus.  Des  insultes  on  en  vient 
aux  armes;  aussitôt  que  le  sang  a  été  versé,  le  clan  tout  entier  est 
solidaire  de  la  famille  de  la  victime.  Les  vendettas  sont  perpétuelles 
dans  les  montagnes.  Comme  à  Cattaro  et  chez  les  Slaves  de  Bosnie, 
ce  sont  de  véritables  guerres  où  les  incendies  et  les  meurtres  se 
succèdent.  Un  prêtre  catholique  du  district  de  Podgoritza  a  raconté 
récemment  une  de  ces  vengeances,  qui  peut  faire  comprendre  ce  que 
sont  ces  mœurs  pastorales.  On  trouve  au  nord  de  Scutari  un  petit 
district  appelé  Fundina,  qui  compte  cinq  villages,  Zouvara,  Rosna, 
Prémitchi,  Lédina  et  Zéopara,  habités  les  uns  par  des  Slaves  de 
religion  grecque,  les  autres  par  des  Albanais  musulmans  ou  ca- 
tholiques. Au  printemps,  les  vieillards  du  canton  se  réunirent  et 
assignèrent  à  chaque  famille  les  pâturages  où  elle  conduirait  ses 


SOUVENIRS    DE   l' ADRIATIQUE.  113 

troupeaux;  ils  fixèrent  aussi  le  jour  où  il  serait  permis  de  descendre 
à  la  plaine.  Les  habitans  de  Rosna,  sans  se  conformer  aux  prescrip- 
tions arrêtées,  menèrent  tout  de  suite  paître  leurs  agneaux;  aus- 
sitôt les  gens  des  quatre  autres  villages  se  précipitèrent  sur  eux  et 
tuèrent  quelques  pièces  de  bétail.  L'été  se  passa  en  querelles,  mais 
sans  qu'il  y  eût  mort  d'homme.  L'année  suivante,  dix  hommes  de 
Rosna  rencontrèrent  un  berger  de  Zouvara,  qu'ils  attaquèrent  et 
qui  blessa  l'un  d'eux  grièvement.  La  guerre  était  commencée. 

«  Ainsi,  dit  en  terminant  le  prêtre  à  qui  nous  devons  ce  récit,  six 
hommes  étaient  déjà  morts  pour  quatre  agneaux.  Quatre  jours  se  passè- 
rent. Rosna,  ayant  réuni  une  grande  multitude,  assaillit  de  nouveau  ces 
catholiques.  Les  autres  hameaux  vinrent  au  secours  des  nôtres,  nous 
perdîmes  un  mort,  les  schismatiques  quatre.  Les  choses  étant  dans 
cet  état,  les  Grecs  (Slaves  orthodoxes)  comprirent  combien  il  serait  dif- 
ficile de  nous  chasser  comme  ils  voulaient  le  faire.  Ils  recoururent  donc 
à  la  ruse,  et,  se  servant  de  quelques  catholiques,  leurs  amis,  ils  firent 
promettre  aux  nôtres  que,  s'ils  voulaient  abandonner  leurs  maisons,  en 
feignant  de  se  défendre,  pour  que  leur  honneur  fût  satisfait,  ils  les  res- 
pecteraient et  se  soumettraient  au  jugement  des  vieillards,  comme  ils 
ont  coutume  de  le  faire  dans  leurs  discussions.  Les  nôtres  de  Zouvara 
acceptèrent,  mais,  à  peine  furent -ils  sortis  de  leurs  maisons,  que  les  Grecs 
y  mirent  le  feu  et  abattirent  tous  les  arbres  à  fruits,  A  la  suite  de  cette 
trahison,  une  nouvelle  bataille  eut  lieu,  dans  laquelle  les  Prémitchi  se 
rangèrent  du  côté  de  Rosna  et  marchèrent  sur  Lédina,  où  les  nôtres 
s'étaient  réfugiés.  Les  habitans  de  Gruda,  le  voyant,  vinrent  à  leur  se- 
cours et  firent  un  grand  carnage.  Dans  cette  affaire,  un  des  nôtres  ayant 
été  blessé  à  la  cuisse  et  ne  pouvant  se  retirer,  les  schismatiques  lui 
taillèrent  lâchement  la  tête,  comme  s'il  était  un  Turc.  A  cette  vue,  les 
nôtres,  devenus  cruels,  se  précipitèrent  sur  eux,  coupèrent  deux  têtes, 
et,  si  la  nuit  n'était  survenue.  Dieu  sait  ce  qui  serait  arrivé! 

((  Quelque  temps  après,  les  Grecs  attaquèrent  de  nouveau  les  deux 
hameaux  confinant  à  Gruda.  Voyant  qu'ils  ne  pouvaient  rien  contre 
eux,  parce  que  les  habitans  s'étaient  renfermés  dans  leurs  maisons,  d'où 
ils  faisaient  feu,  ils  assaillirent  le  village  de  Donosci.  Les  gens  de  Gruda,  à 
qui  il  appartenait,  accoururent  aussitôt,  et,  bien  qu'ils  fussent  en  nombre 
fort  inférieur,  car  on  pouvait  compter  vingt  schismatiques  pour  un  des 
nôtres,  ils  en  firent  une  grande  boucherie,  les  poursuivirent  longtemps 
et  leur  coupèrent  deux  autres  têtes,  ce  qui  fait  quatre  aux  Grecs,  qui 
n'en  ont  qu'une  des  nôtres. 

«  Les  Grecs  comptent  30  morts  et  des  blessés  en  quantité  ;  les  nôtres 
12  morts  et  peu  de  blessés,  tous  guéris  (1).  » 

(1)  Cette  lettre  a  été  publiée  pour  la  première  fois  par  M.  Hyacinthe  Hecquard  dans 
TOME  eu.  —  1872.  8 


114  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

Dans  le  diocèse  de  Pulati.,  au  témoignage  de  l'évêque  de  cette 
ville,'Une  querelle  àipropos.  de  quatre  cartouches  promi.seset  non 
doauées'amenaune  vendetta  si  terrible  qu'en  de'ux-a;ns(185/i-'1856) 
oir.con'ipta-l  1,2 18  maisons  brûlées, et  1 32:  lio  m  unes  morts.  Pour  tem- 
pérer des.  rooeiars;  si.  duresv-  l'usage  a.  fait  comme-  la^religion  do- 
nsoyen.  âge  en.  Occident,. il  a  établi  deux  trêves  aunuelles^  l'une  qui 
va.de.  la  S;tiul-Antoine  à; la. Toussaint,  l'autre  du  jour  des  morts  à  la 
Saii.t-Nicola^i  Dii^aiiii:cesi  périodes,  l'-Albanais  s'abstient  de  toutei 
vengeance;  celui  qui  attaquerait  son  ennemi  serait  condamné  au 
banuissement.  L'église  et  le  gouvernement  turc  se  sont  souvent  ef- 
fôTcéSi  mais  aj^ecpmi' de  succès,  défaire  accepter  une  pacification 
générale  qui  revieudrait  tous  lès  cinq  ans.  De  pareilles  mœurs  sup- 
posent un  complet  mépris  de  la  vie  humaine.  C'est  qu'en  effet  les 
peuples  encore  barbares  la  comptent  pour  peu  de  chose.  Nous 
trouvons  à  ce  sujet  un  singulier  témoignage  dans  le  code  rédigé  en 
1796  par  Pierre  1"  pour  les  Monténégrins  :  «  celui  qui  vole  un' 
bteuf  sera  chassé  comme  celui  qui  tue  un  homme  sans  motif  légal, 
car  en  volant  le  bœuf  ou  le  cheval  d'autrui  il  cause  la  douleur  et  les 
hirmes  de  toute  une  famille  plus  que  s'il  avait  tué  une  personne, 
surtout  si  la' personne  est  pauvre  et  n'a  pas  d'autre  bœuf  ni  d'autre 
cheval.  »  D'autres  articles  n'indiquent  pas  une  plus  haute  estime 
dé  la  vie  de  l'homme,  a  Si  quelqu'un  frappe  un  de  ses  frères  mon- 
ténégrins avec  le  pied  ou  avec  la  main,  ou  avec  le  tchibouck,  et  que 
l'agresseur  soit  tué,  la  justice  devra  considérer  ce  mal  comme  un 
nreurtie  involontaire.  Si  un  Monténégrin,  étant  outragé,  tue  celui  qui 
l'a  ofl'eusé,  il  ne  sera  point  inquiété.  »  L'édit  cependant  commence 
paT  uu  beau  préambule  et  déclare  que  ces  lois  sont  faites  pour  que 
le  peuple  de  la  Mont;igne-Noire  se  gouverne  désormais  à  l'exemple 
dés  nat'ons  les  p'us  civilisées  de  l'univers. 

L'usage  de  la  compensation  en  argent  pour  le  meurtre  a  été  gé- 
néral dans  toute  l'Europe  aux  débuts  du  moyen  âge.  Il  se  retrouve 
par  exception  chez  les  Slaves  du  sud.  Les  voyageurs  Tout  signalé 
dans  le  Nouveau-Monde  et  dans  l'Inde  anglaise;  il  a  toujours  été 
pratiqué  par  les  Albanais,  qui  le  conservent  encore.  C'est  qu'en 
effet,  à  moins  de  supposer  que  les  vendettas  ne  finissent  jamais, 
elles  ne  peuvent  se  terminer  que  par  une  compensation.  Comme  il 
n'y  a  pas  d'autori  é  supérieure,  qu'on  ne  peut  songer  ni  à  la  prison 
ni  à  une  autre  peine  qu'un  pouvoir  public  fasse  exécuter,  force 
est  à  deux  tribus,  quand  elles  sont  lasses  de  vengeances,  d'arriver  à. 
un  arrangement,  d'expier  le  meurtre  et  l'incendie  en  donnant  le 

un  livre  e^tact  et  consciencieux,  cù  on  trouve  beaucoup  à  apprendre,  Histoire  et  Des- 
cri^iitismi  de.  ta\Jlaute<-Albanie. 


SOUVENIRS   DE    l' ADRIATIQUE.  115 

seul  bien  qu'elles  aient,  des  moutons  et  des  paires  de  bœufs.  De  la 
sorte  on  répare  une  partie  du  mal  commis,  et  la  paix  peut  être  faite 
sans  qu'aucun  des  deux  clans  paraisse  être  victime  de  l'autre;  nul 
n'est  froissé  de  voir  la  vie  humaine  payée  en  têtes  de  bétail.  Les  rois 
barbares  avec  le  temps  substituèrent  l'argent  aux  moutons  et  aux 
bœufs;  les  Albanais  font  de  même  et  comptent  souvent  en  piastres; 
une  vie  d'homme  vaut  1,500  piastres,  environ  300  francs,  une 
blessure  grave  750  piastres.  Le  tarif  des  princes  mérovingiens  n'é- 
tait pas  beaucoup  pkis  élevé.  La  coutume  de  la  compensation  dis- 
parut d'assez  bonne  heure  des  habitudes  helléniques;  cependant  on 
voit  bien  qu'elle  précéda  tout  autre  essai  de  pénalité.  Dans  la  scène 
de  jugement  figurée  sur  le  bouclier  d'Achille  (l),  les  deux  parties 
adverses  discutent  sur  le  prix  à  payer  pour  un  homme  tué.  Le  grec 
emploie  le  mot  qui  plus  tard  signifiera  châtiment;  mais  tvoivy;,  pœna, 
peine,  indique  évidemment  alors  un  paiement,  une  satisHictioa  pour 
le  meurtre  au  moyen  d'objets  précieux.  L'expression  latine  pen- 
dere  pœnam,  payer  une  peine,  aurait  donc  exprimé  d'abord  la  re- 
mise par  le  coupable  à  l'offensé  d'une  véritable  valeur.  Tacite  marque 
clairement  que  ce  fut  la  durée  des  vendettas  qui  donna  naissance 
à  la  compensation.  «  Il  faut,  dit-il,  partager  les  haines  comme  les 
amitiés  de  son  père  ou  de  son  parent.  Ces  haines  ne  sont  pas  impla- 
cables. L'homicide  même  est  expié  par  le  don  d'un  certain  nombre 
de  bestiaux.  Alors  toute  la  famille  se  déclare  satisfaite  (2).  »  Cette 
phrase  s'applique  aux  Albanais  comme  aux  Germains. 


III. 

Les  Albanais  ont  une  foule  de  superstitions;  George  de  Haha  et 
M.  Hecquai'd  en  ont  recueilli  un  grand  nombre.  Il  est  difficile  pour 
l'étranger  de  les  étudier;  il  faudrait  qu'il  connût  très  bien  la  langue, 
qu'on  lui  parlât  avt  c  vérité  sur  ces  sujets,  qui  sont  toujours  mys- 
térieux, avec  précision  sur  des  croyances  dont  le  propre  est  de  res- 
ter vagues  pour  ceux-là  mêmes  qui  en  vivent  dès  l'enfance.  L'his- 
torien doit  aussi  se  défier  de  ces  rapprochemenstrop  nombreux  qu'il 
étiblit  entre  les  croyances  d'un  peuple  et  celles  d'un  autre.  Il  arrive 
ici  ce  qui  se  pro'luit  si  facilement  en  philologie.  Les  ressemblances 
se  trouvent  trop  aisément,  on  est  trop  porté  à  rattacher  à  une  an- 
tique origine,  à  la  race  qui  passe  pour  mère  de  toutes  les  nôtres, 
des  idées  nées  du  hasard,  des  coutumes  qui  remontent  à  quel- 

(1)  Ulade,  xviiT,  49S. 

(2)  Germanie,  21. 


116  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ques  années,  et  qui  souvent  sont  isolées  dans  une  tribu.  Nous  ne 
saurions  oublier  non  plus  que  le  même  état  d'esprit,  la  même  ira- 
perfection  de  pensée,  font  naître  chez  des  peuples  qui  n'ont  rien 
reçu  les  uns  des  autres  des  superstitions  semblables.  C'est  la  nature 
surtout  qui  frappe  ces  imaginations  très  simples;  que  de  chimères, 
que  de  rêves,  que  de  créations  irréfléchies  le  spectacle  des  choses 
extérieures  vu  par  des  esprits  également  enfantins  ne  fait-il  pas 
naître,  chimères  et  rêves  peu  diffèrens  de  ceux  qui  se  sont  imposés 
à  d'autres  peuples  avec  lesquels  les  Albanais  n'ont  eu  aucune  rela- 
tion. La  science  qui  procède  par  périodes  d'enthousiasme  a  cherché 
depuis  quelques  années,  non  sans  exagérer  les  principes  sur  les- 
quels elle  s'appuyait,  à  rattacher  les  croyances  populaires  de  l'Eu- 
rope à  celles  de  l'antique  race  aryenne.  Ces  grands  efforts  ont  rendu 
des  services,  bien  qu'ils  aient  perdu  souvent  de  vue  la  raison  et  le 
bon  sens.  Le  temps  d'une  seconde  période  est  peut-être  venu  où 
l'historien,  le  philosophe,  pénétrant  par  l'analyse  dans  l'esprit  des 
peuples  primitifs,  en  définira  tous  les  caractères,  marquera  ensuite 
comment  le  monde  extérieur  agit  sur  l'âme,  comment  cette  âme 
elle-même  se  développe,  comment  les  sentimens  s'y  produisent, 
s'y  combattent,  s'y  modifient,  et  par  cette  connaissance  profonde 
montrera  quelles  sont  les  superstitions  qui  naissent  d'elles-mêmes 
dans  un  pareil  état  d'esprit.  Il  est  bien  évident  que,  dès  que  les 
races  où  les  circonstances  ne  sont  pas  très  dissemblables,  l'imagi- 
nation barbare  doit  subir  les  mêmes  évolutions.  C'est  par  la  nature 
même  des  caractères,  par  la  jeunesse  des  esprits  plus  encore  que 
par  des  influences  lointaines  et  insaisissables,  qu'on  peut  rendre 
compte  le  plus  souvent  des  légendes  d'un  peuple. 

L'Albanais  vénère  les  sources  :  on  voit  souvent  au-dessus  des 
fontaines  une  petite  niche  où  il  dépose  des  fleurs;  il  croit  que  des 
esprits  mystérieux  habitent  sous  les  eaux,  qu'il  faut  se  les  rendre 
propices.  En  voyage,  il  s'arrête  pour  pendre  une  pierre  à  un  arbre, 
ou  la  placer  à  la  jonction  de  deux  branches;  il  croit  qu'ainsi  sa 
route  s'achèvera  plus  sûrement.  Tel  de  ces  arbres,  célèbre  dans  un 
canton,  plie  sous  ces  ex-voto  grossiers.  Les  nymphes,  les  vilas  des 
Slaves,  se  retrouvent  dans  ces  montagnes,  et  aussi  les  esprits-vam- 
pires, les  vroko-laks,  qui  torturent  la  pauvre  humanité.  Les  ser- 
pens  tiennent  une  grande  place  dans  les  légendes,  tantôt  génies  fa- 
vorables, tantôt  instrumens  du  mal.  La  mère  de  Scander-bey,  avant 
de  mettre  ce  héros  au  monde,  vit  en  songe  deux  serpens.  Tout  Al- 
banais croit  au  mauvais  œil,  et  sait  des  charmes  pour  en  éviter  l'in- 
fluence. Les  chefs  ont  l'art  de  consulter  les  auspices,  surtout  en 
regardant  les  os  et  les  entrailles  des  bêtes  qu'ils  tuent.  Aucune  de 
ces  croyances  n'est  propre  aux  Albanais,  elles  se  retrouvent  dans 


SOUVENIRS    DE   l' ADRIATIQUE.  117 

presque  toute  la  péninsule  du  Balkan;  les  Turcs  les  pratiquent, 
sans  qu'il  soit  possible  de  dire  ce  que  les  Schkipétars  doivent  à 
leurs  voisins,  ce  qu'ils  ne  doivent  qu'à  eux-mêmes.  Si  on  veut  que 
toutes  ces  traditions  remontent  aux  origines  de  la  race,  il  faudra 
cependant  remarquer  qu'on  en  trouve  de  toutes  semblables  dans  le 
Nouveau-Monde.  Les  sources  et  les  arbres  ont  été  vénérés  partout, 
le  serpent  a  toujours  frappé  l'imagination  populaire,  il  n'est  pas  de 
peuple  qui  n'ait  cru  aux  esprits,  et  les  Indiens  ont  des  philtres 
contre  le  mauvais  œil.  Ce  serait  un  beau  sujet  pour  un  historien 
que  de  prendre  ainsi  quelques-unes  des  voix  de  la  nature,  celles 
des  eaux  et  des  forêts  par  exemple,  de  chercher  comment  elles  ont 
parlé  à  l'homme  des  différentes  races,  selon  les  pays  et  selon  les 
temps,  depuis  l'enfance  du  monde  jusqu'au  jour  de  haute  pensée 
philosophique.  Ces  voix  sont  restées  les  mêmes;  celui  qui  les  écou- 
tait seul  a  changé,  et  cependant  aujourd'hui  encore  ne  pouvons-nous 
retrouver  l'impression  que  faisaient  sur  nos  pères  ces  harmonies? 

Il  est  cependant  des  usages  qui  semblent  être  restés  particuliers, 
sinon  à  la  seule  race  albanaise,  du  moins  à  toute  une  partie  de  la 
famille  indo-européenne.  De  ce  nombre  sont  les  funérailles  et  les 
banquets  en  l'honneur  des  morts.  Quand  un  Albanais  a  cessé  de 
vivre,  tous  ses  parens  se  réunissent;  ils  s'arrachent  les  cheveux,  se 
déchirent  la  figure,  qui  souvent  est  couverte  de  sang,  mettent  leurs 
vêtemens  en  lambeaux;  chaque  assistant  doit  adresser  un  discours 
au  mort,  vanter  ses  vertus  :  ces  improvisations,  qui  se  renouvellent 
durant  des  heures,  sont  entrecoupées  de  cris  aigus  et  de  sanglots. 
On  ne  peut  oublier  une  scène  pareille  quand  une  fois  on  l'a  vue. 
Dans  une  ville  albanaise,  à  Argyro-Castro,  le  hasard  me  fit  passer 
la  journée  près  d'une  maison  où  l'on  pleurait  un  mort.  Les  cris 
commencèrent  avant  le  jour  et  ne  s'interrompirent  qu'un  instant, 
vers  midi,  pour  reprendre  bientôt  et  se  continuer  jusqu'au  soir;  on 
les  entendait  dans  tout  le  quartier.  Ces  cantilènes  lamentables,  mê- 
lées de  hurlemens,  n'avaient  pas  épuisé  les  pleureuses,  qui  le  lende- 
main se  retrouvèrent  au  même  lieu  pour  continuer  de  gémir.  Toute 
l'année,  les  femmes  viennent  ainsi  deux  et  trois  fois  par  semaine 
pleurer  celui  qui  n'est  plus.  De  pareils  usages  supposent  une  vio- 
lence d'impression  qui  donne  à  ces  malheureuses  des  forces  incon- 
nues dans  nos  pays;  il  y  a  là  une  brutalité  de  douleur  que  nous 
comprenons  mal,  et  dont  le  spectacle  nous  est  insupportable.  La 
scène  est  tout  antique  :  on  la  retrouve  chez  les  premiers  poètes 
grecs;  les  monumens  figurés  la  représentent  souvent,  mais  surtout 
aux  premières  époques  de  l'art.  JNous  avons  dans  nos  musées  des 
vases  à  peinture  noire  et  des  tableaux  de  terre  cuite  qui  sont  l'il- 
lustration fidèle  des  cérémonies  albanaises.  Il  est  vrai  qu'avec  les 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

progrès  de  la  culture  hellénique  les  artistes  évitèrent  ces  sortes  de 
sujets.  Les  mœurs  s'adoucirent,  les  scènes  funèbres  devinrent  plus 
calmes  et  prirent  même  ce  haut  caractère  de  résignation  mélanco- 
lique qui  a  inspiré  de  si  belles  œuvres  attiques.  Chez  les  Grecs  mo- 
dernes, surtout  dans  les  villes,  on  ne  retrouve  plus  que  la  trace 
affaiblie  de  la  cérémonie  première,  des  pleureuses  gagées  et  quel- 
ques démonstrations  de  douleur  théâtrale.  Les  hommes  du  v«  siècle 
et  ceux  de  l'âge  antérieur  se  rapprochaient  tout  à  fait  des  Albanais. 

L'usage  d'offrir  au  mort,  le  jour  des  funérailles  et  plus  tard  à  des 
époques  fixes,  du  blé,  des  raisins,  des  grenades  et  du  vin  est  l'un 
des  plus  étranges  que  nous  rencontrions  aujourd'hui  dans  la  pénin- 
sule du  Balkan.  Ce  banquet  funèbre  ne  doit  pas  être  confondu  avec 
les  repas  qu'on  célèbre  à  l'occasion  des  funérailles,  et  qui  sont  une 
manière  de  ne  pas  laisser  partir  à  jeun  des  gens  qui  sont  venus  de 
loin.  Le  propre  de  ce  banquet,  c'est  que  la  nourriture  est  offerte 
au  défunt,  qu'elle  doit  refaire  ses  forces,  qu'elle  lui  est  nécessaire, 
parce  que  dans  le  tombeau  il  garde  encore  les  appétits  et  les  exi- 
gences de  la  vie  terrestre.  Son  ombre  réelle  et  tangible  perdrait  le 
peu  de  consistance  et  de  force  qui  lui  restent,  si  ces  alimens  lui 
manquaient.  Cette  croyance  très  précise,  et  qui  pour  nous  a  peu  de 
sens,  est  aussi  ancienne  que  la  race  grecque.  On  la  retrouve  dans 
Homère  :  aux  beaux  siècles,  les  poètes  n'en  pai-lent  que  très  peu, 
mais  on  voit  bien  qu'elle  subsiste,  que  cette  pratique  ne  règle  pas 
la  religion,  que  les  jours  où  elle  doit  s'accomplir  sont  fixés  avec 
soin.  Elle  inspire  du  reste  une  riche  suite  de  bas-reliefs.  Le  chris- 
tianisme la  combat,  mais  ne  peut  la  détruire  :  un  usage  tout  païen, 
défendu  durant  huit  siècles  par  l'église  d'Orient,  entre  enfin  dans 
les  cérémonies  de  cette  église,  qui  cherche  à  la  sanctifier  sans  y 
pai'venir;  aujourd'hui  c'est  le  prêtre  lui-même  qui  le  célèbre.  Les 
Grecs  ont  donné  le  banquet  aux  Slaves;  mais  ce  peuple,  dès  qu'il 
est  arrivé  à  une  culture  intellectuelle  quelque  peu  sérieuse,  en  a 
modifié  l'esprit  :  il  en  a  fait  une  distribution  de  charité  dont  le  mé- 
rite doit  profiter  au  défunt.  Les  anciens  Romains  n'ont  pas  non 
plus  conservé  longtemps  le  banquet  tel  que  les  Grecs  le  célébiaient; 
les  Occidentaux  ne  l'ont  accepté  que  par  hasard  et  pour  peu  d'an- 
nées. Nous  ignorons  le  sens  que  les  Étrusques  et  les  Égyptiens  y 
attachaient;  ce  que  nous  savons  bien,  c'est  que  les  vêdas  en  don- 
nent les  règles  et  l'expliquent  comme  font  aujourd'hui  les  chan- 
sons populaires  de  l'Hellade.  Cet  usage  vit  encore  en  Albanie,  où  il 
est  scrupuleusement  observé;  il  a  pour  ce  peuple  le  sens  qu'il  avait 
pour  les  contemporains  d'Homère. 

Un  Albanais  italien,  M.  Dorsa,  qui  a  écrit  récemment  une  étude 
sur  ses  compatriotes,  croit  que  leurs  mœurs  sont  celles  des  anciens 


SOUVENIRS   DE    L'ADRIATIQUE.  j[fQ 

Germains.  Cet  (auteur  ne  se  trompe' pas,  -mais  on  peut  -dire  pkis  :  ce 
ne  sont  pas  seulement 'les. tribus  décrites  par.Tacite  qui:  nous  offrent 
des  habitudes  et  des  coutumes  que  nous  retrouvons  chez  k's  Schicipé- 
tars;  tous  les  envahisseurs  qui  passèrent  le  Rhin  au  v^'siècle,  qui 
descendirent  en  "Gaute,  en  Italie,  en  Espagne,  les  Goths,  les  Lom- 
bards, les  Francs,  les  Burgondes,  ressemblaient  par  bien  des  points 
aux  habilans  actuels  des  montagnes  de  Scutari.  Nous  l'avons  vu 
par  des  rapprochemens  qui  rendent  cette  vérité  évidente.  On  a  re- 
marqué aussi  qu'entre  les  Albanais  et  les  Slaves  de  Turquie  les 
comparaisons  se  présentaient  sans  cesse,  bien  que  les  races  soient 
différentes,  bien  qu'entre  des  peuples  qui  ont  des  origines  si  di- 
verses, d'après  les  habitudes  de  la  science  moderne,  il  soit  peu 
naturel  de  chercher  des  rapports.  Quiconque  a  voyagé  dans  la  pé- 
ninsule du  Balkan  a  remarqué  ces  similitudes.  Dans  la  Guégarie 
même,  tous  les  cantons  m  sont  pas  albanais;  ceux  qui  sont  occupés 
par  des  Slaves,  par  exemple  au  nord  de  la  Boiana,  nous  présentent 
les  mœurs  que  nous  trouvons  chez  les  Mirdites,  chez  l«s  Giémenti, 
chez  les  Gastrati,  tribus  qui  peuvent  être  considérées  comme  offi'ant 
le  type  le  plus  pur  de  la  race  des  Schkipétars.  Le  grand  canton  des 
Vassœvitch,  qui  touche  à  l'Herzégovine,  a  de  nombreuses  traditions, 
une  organisation  relativement  assez  avancée  :  tels  sont  ces  récits  lé- 
gendaires et  ces  usages  que  l'observateur  n'y  trouve  rien  qui  U'C  soit 
conforme  aux  habitudes  des  Albanais;  ce  district  cependant  parle  le 
serbe,  il  est  habité  par  des  Slaves  dont  les  caractères  sont  précis. 
On  sait  que  l'usage  des  vendettas,  des  pacifications,  est  commu'ii 
aux  Slaves  et  aux  Albanais;  les  Albanais  ont,  comme  leurs  voisins, 
ces  pobranm,  ces  frères  d'adoption  qui  ont  pour  ancêtres  Patrocle 
et  Achille..  Les  lois  qui  règlent  les  successions,  les  mariages,  sont  le 
plus  souvent  les  mêmes;  les  costumes  offrent  de  nombreuses  res- 
semblances. De  tous  les  peuples  slaves  de  cette  région,  ceux  qui 
habitent  le  Monténégro  sont  les  mieux  connus;  il  n'est  pas  difficile 
de  voir  que,  s'ils  ont  eu  des  destinées  différentes  des  Albanais,  la 
cause  en  est  surtout  à  l'étendue  de  leur  pays,  qui  compte  aujour- 
d'hui 196,000' habitans.  Le  plus  grand  district  des  montagnes  de 
Scodra  n'a  pas  30,000  âmes.  Le  Monténégrin,  qui  suit  la  religion 
grecque,  ia  toujours  eu  pour  protecteur  naturel  la  Russie,  intéressée 
à  soutenir  dans  l'empire  ottoman  un  centre  de  révolte  et  de  résis- 
1  tance.  11  est  entré  en  relations  avec  l'Europe  :  si  peu  qu'il  en  ait 
subi  rin'fluence,  ila  trouvé  dans  ces  rapports  un  principe  de  pro- 
grès;-mais  ses- mœurs,  durant  des  siècles,  ont  été  celles  des  Schki- 
pétars. 11  suffit  de  lire  les  deux  constitutions  écrites  qu'il  s'est 
données,  celle  de  1796  et  celle  de  1855,  pour  y  reconnaître  cette 
similitude  de  mœurs  et  de  coutumes.  Ces  constitutions  sont  arrê- 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tées  par  les  vieillards  réunis  autour  du  prince  ou  vladika.  Les  vieil- 
lards sont  à  la  fois  juges,  percepteurs  de  l'impôt,  chefs  de  drapeau. 
Le  district  ne  reconnaît  pas  d'autre  autorité;  ils  composent  la 
skoupschtina,  ce  conseil  des  chefs  sans  lequel,  de  quelque  mot 
qu'on  se  serve  pour  le  désigner,  il  n'y  a  pas  de  gouvernement. 
Jeunes  ou  vieux,  ils  portent  un  nom  qui  semble  indiquer  un  âge 
avancé,  qui  est  seulement  un  titre  qu'on  ne  saurait  prendre  à  la 
lettre.  L'indépendance  de  tous  est  un  principe  reconnu  par  la  loi. 
Ni  la  prison,  ni  les  châtimens  corporels  ne  sont  admis  comme  une 
pénalité  qui  puisse  être  appliquée  souvent;  l'amende  et  la  mort  pu- 
nissent toutes  les  fautes.  L'admission  de  l'étranger  dans  le  clan  ou 
plème  est  sévèrement  interdite;  la  transmission  de  la  propriété 
d'une  famille  à  une  autre  devient  impossible  par  suite  des  en- 
traves que  la  loi,  interprète  de  la  coutume,  y  oppose.  Les  razzias 
ou  tchétas  paraissent  être  moins  défendues  que  réglées.  Le  meurtre 
est  plus  souvent  excusé  que  puni.  Les  articles  mêmes,  qui  sont  des 
innovations,  montrent  combien  les  anciennes  coutumes  se  rappro- 
chaient de  celles  des  Albanais;  telles  sont  les  prescriptions  rela- 
tives à  l'héritage  dont  la  femme  était  exclue  autrefois,  auquel  elle 
n'est  admise  par  le  dernier  code  que  sous  d'importantes  réserves. 
Le  soin  avec  lequel  la  loi  répète  que  la  compensation  ne  sera  plus 
autorisée  ne  prouve-t-il  pas  qu'elle  était  passée  depuis  longtemps 
dans  les  mœurs  (1)?  Les  Bosniaques,  les  Herzégoviniens,  les  Dal- 
mates  des  montagnes,  surtout  ceux  des  bouches  de  Gattaro,  ne 
ressemblent  pas  moins  aux  Albanais;  il  faut  en  dire  autant  de  beau- 
coup de  tribus  qui  n'ont  certes  aucun  rapport  de  sang  avec  eux,  des 
sauvages  de  l'Amérique,  de  populations  nombreuses  de  l'Inde  an- 
glaise, restées  plus  incultes  que  le  reste  de  l'IIindoustan;  mais  tous 
ces  rapprochemens  deviennent  plus  frappans  encore  lorsque  l'on 
considère  la  société  homérique.  La  conclusion  est  simple  :  en  de- 
hors de  tout  caractère  de  race,  le  même  état  primitif  impose  des 
mœurs  souvent  semblables. 

Si  les  Albanais  sont  restés  barbares,  la  faute  en  est-elle  seulement 
aux  circonstances?  Il  est  certain  que,  si  ce  peuple  avait  eu  les  qua- 
lités natives  des  Grecs,  cette  puissance  d'imagination  qui  créa  en 
quelques  jours,  sous  un  ciel  merveilleux  et  sur  un  théâtre  non  moins 
beau,  la  religion,  la  poésie,  l'éloquence,  il  eût  été  entraîné  par  ces 
forces  supérieures  bien  loin  de  l'état  sauvage.  Le  don  de  s'élever  à 
l'idéal  donna  naissance,  chez  les  Hellènes,  aux  divinités  de  l'olympe. 
Les  Albanais  ne  connurent  jamais  ces  heureuses  conceptions.  Le  gé- 

(1)  Le  lecteur  trouvera  d'autres  points  de  rapprochemens  dans  une  étude  publiée 
ici  même  par  M.  Jurien  de  La  Gravière  [Revue  du  l'=""  avril  1872). 


SOUVENIRS    DE    l' ADRIATIQUE.  12 1 

nie  grec  imagina  un  monde  plus  parfait  que  les  choses  terrestres  :  ce 
monde,  chanté  par  les  poètes,  ouvrit  à  ces  peuples  le  chemin  de  l'a- 
venir, ces  rêves  étaient  le  principe  du  progrès;  la  pensée  albanaise 
s'arrêta  toujours  aux  bégaiemens  de  la  cantilène  enfantine,  elle  ne 
vit  rien  au-dessus  de  la  réalité.  Un  peuple  qui  ne  s'attache  pas 
à  quelque  idée  générale  n'a  d'autre  mobile  d'action  que  l'instinct. 
Ainsi  ce  ne  fut  pas  la  division  infinie  de  la  contrée  qui  réduisit  ces 
tribus  à  l'impuissance,  —  la  Grèce  n'était  pas  moins  partagée  en  val- 
lées étroites  et  montueuses;  ce  ne  fut  pas  non  plus  le  petit  nombre 
des  habitans  :  ni  l'Attique  ni  le  Péloponèse  ne  comptaient  une 
grande  population.  On  aurait  tort  également  de  se  rejeter  sur  les 
difficultés  que  créèrent  une  suite  de  circonstances  défavorables. 
Dans  une  vie  qui  compte  tant  de  siècles,  comment  croire  qu'il  n'y 
eut  pas  de  jours  propices?  Il  faut  admettre,  ce  que  nous  compre- 
nons encore  bien  mal,  qu'entre  les  races  il  y  a  des  différences  de 
noblesse,  que  les  dieux  ont  été  prodigues  pour  les  unes,  avares 
pour  les  autres. 

Si  on  regarde  l'histoire  des  Albanais,  on  voit  qu'ils  ont  reçu  de 
grandes  qualités,  qu'ils  ont  d'heureuses  aptitudes.  Ils  sont  braves  : 
sous  le  nom  d'Amantes,  ils  ont  combattu  dans  toute  l'Europe  du 
moyen  âge;  ils  étaient  à  Fornoue;  on  les  trouve  au  xvi«  siècle  en 
Angleterre,  en  France,  en  Allemagne,  dans  les  armées  d'Henry  YIII, 
de  Maximilien,  de  François  1".  M.  Sathas  vient  de  publier  l'histoire 
de  l'un  d'eux,  Mercure  Boua,  écrite  en  vers  grecs  par  Coronaios  de 
Zante;  les  armées  de  ce  temps  n'avaient  pas  de  meilleurs  soldats 
que  ces  Suisses  de  l'Orient.  Ils  ont  lutlé  contre  Amurat  et  Maho- 
met II,  non  sans  succès.  S'ils  se  battent  d'ordinaire  comme  les  héros 
homériques,  réduisant  la  stratégie  à  la  ruse,  à  l'iuipétuosité  qui 
s'élance  sans  ordre  contre  l'ennemi,  ils  savent  accepter  la  discipline 
et  suivre  d'autres  règles  de  combat  :  on  l'a  vu  en  Egypte  au  temps 
de  Méhémet-Ali,  on  le  voit  aujourd'hui  dans  les  armées  de  la  Porte. 
Quand  ils  ont  eu  occasion  de  prendre  la  mer,  ils  ont  prouvé  qu'ils 
étaient  excellens  marins.  Le  port  de  Dulcigno  a  eu  des  flottes  im- 
portantes, jusqu'à  500  vaisseaux  au  xvii^  siècle  :  ses  bâtimens  de 
commerce  naviguent  encore  aujourd'hui  dans  toute  la  Méditerranée; 
ils  ont  fourni  longtemps  au  Grand-Seigneur  l'élite  de  ses  forces  na- 
vales. On  sait  du  reste  ce  qu'ont  fait  dans  la  guerre  de  l'indépen- 
dance les  Albanais  d'Hydra  et  de  Spezia.  Des  héros  que  nos  poètes 
ont  chantés  comme  les  descendans  de  Thémistocle  et  de  Léonidas 
étaient  fils  des  obscurs  Schkipétars.  La  politique,  la  finesse,  l'art 
de  gouverner  les  hommes,  l'esprit  d'administration  n'ont  manqué 
ni  au  pacha  Ali  de  Tépélen,  ni  à  Mahmoud  de  Scodra,  qui  tint  la 


122  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

'Porte  en  échec  à  la  fin  du  siècle  dernier,  ni  à Méhémet-Ali 'd'Egypte, 
un  autre  Albanais,  ni  aux  gouverneurs  que  le  sultan  prit  à  ces  mon- 
tagnes pour  les  envoyer  dans  les  principautés  danubiennes,  ni  sur- 
tout à  Scander -bey,  qui  sut  réunir  contre  les  Ottomans  les  forces 
indisciplinées  de  l'ancienne  Raschie.  De  nos  jours,  nombre  d'Albanais 
s'appli  juent  au  commerce  à  Scodra,  à  Janina,  et  y  réussissent.  Des 
philhellènes  célèbres  à  Gonstantinople  et  dans  tout  l'Orient,  qui  ont 
acquis  de  grandes  fortunes  par  le  trafic,  sont  de  sang  albanais,  bien 
qu'ils  se  consacrent  au  triomphe  de  la  cause  grecque.  Enfin  dans 
les  travaux  de  l'esprit,  les  Albanais  italiens  ont  fait  preuve  de  qua- 
lités sérieuses,  de  bon  sens,  du  goût  des  recherches  scientifiques, 
de  l'intelligence  des  vraies  méthodes.  Ce  qui  fait  défaut  à  ce  peuple 
mérite  d'être  cherché.  L'Albanais  qui  se  trouve  en  contact  avec  les 
idées  de  l'Occident,  qui  fait  le  commerce  et  s'enrichit,  se  renferme 
en  lui-même  :  il  semble  que  son  esprit  soit  condamné  à  la  lourdeur, 
à  l'étroitesse,  qu'il  ne  puisse  se  dégager  des  intérêts  personnels;  il 
aime  à  rester  chez  lui,  il  est  facilement  égoïste  et  avare,  l'idée  de 
l'association  avec  ses  frères  de  même  race  ne  le  domine  pas,  il  ne 
conçoit  aucun  but  d'un  intérêt  général.  C'est  ce  qui  frappe  à  Scu- 
tari  et  dans  toutes  les  villes  importantes;  l'entente  est  impossible 
entre  ces  bourgeois,  non  par  violence  de  caractère,  mais  parce  que 
l'entente  suppose  une  part  de  sacrifices,  de  dévoûment,  une  cer- 
taine passion  qui  s'attache  à  une  idée.  Ne  voyons-nous  pas  dans  le 
passé  qu'ils  ont  servi  tous  les  maîtres,  combattu  pour  toutes  les 
causes,  souvent  les  uns  contre  les  autres,  aussi  énergiques  en 
faveur  de  l'indépendance  grecque  que  pour  la  défense  du  croissant 
par  exemple,  ne  tenant  en  vérité  qu'à  une  chose,  l'indépendance  du 
clan,  l'indépendance  de  leur  personne?  Ces  Albanais  devenus  cita- 
dins estiment  que  les  connaissances  pratiques  sont  utiles;  le  charme 
d'une  culture  qui  n'a  d'autre  but  que  le  plaisir,  la  noblesse  même  de 
l'éducation  désintéressée  les  trouve  indifférens.' Lorsque  les  peuples 
sont  ainsi  faits,  qu'ils  manquent  du  seul  stimulant  qui  permette 
aune  race  de  se  développer  sans  secours,  la  faculté  de  l'idéal,  il 
faut  qu'ils  reçoivent  la  vie  d'une  influence  étrangère.  On  sait  assez 
quelle  a  été  l'histoire  de  ce  peuple  :  il  n'a  jamais  été  entraîné,  sub- 
jugué par  une  autre  race  qui  le  forçât  à  l'imiter;  il  n'a  jamais  vu 
assez  longtemps  une  civilisation  étrangère  qui  s'imposât  à  lui.  Tima- 
gine  que  cette  nature  d'esprit  fait  assez  bien  comprendre  ce  qu'é- 
taient ces  vingt  tribus,  parentes  des  Albanais,  qu'on  voit  aux  ori- 
gines de  Rome,  en  Italie,  et  les  Latins  eux-mêmes.  Le  monde  grec, 
la  civilisation  étrusque,  qui  les  entouraient,  les  appelèrent  à  la  vie. 
Les  circonstances  formèrent  ensuite  ce  caractère  romain,  lauquel 


SOUVENIRS    DE    l'aDRIATIQUE.  153 

l'histoire  ne  trouve  rien  qu'elle  puisse  comparer,  et  qui  cependant 
doit  peut-être  ses  premiers  développemens  à  une  iafliience  étran- 
gère. 

L'intérêt  d'un  voyage  en  Albanie  est  surtout  de  nous  montrer 
l'importance  des  études  d'histoire  comparée.  Les  écrivains  qui  ra- 
contaient les  événemens  du  passé  ont  eu  longtemps  peu  de  souci  de 
les  expliquer,  ou  en  ont  donné  des  raisons  si  naïves  qu'elles  nous 
font  sourire  :  heureux  lorsqu'ils  s'élevaient  comme  Hérodote  à  la 
conception  d'un  ordre  divin  qui,  si  imparfait  qu'il  fût,  réglait  les 
actions  des  hommes.  Cette  absence  de  méthode  est  le  propre,  môme 
de  nos  jours,  d'un  grand  nombre  d'ouvrages  qui  ont  demandé  beau- 
coup d'efforts.  Cependant  la  pensée  antique  avait  conçu  une  juste 
idée  de  ce  que  devait  être  l'histoire,  mais  il  semble  que  le  maître 
de  cette  science  n'ait  pu  créer  de  tradition,  qu'Aristote  seul  ait  com- 
pris les  principes  d'investigations  fécondes  qu'il  exposait  dans  sa 
Politique.  Ces  études  passionnent  à  nouveau  ceux  qui  ont  quelque 
souci  de  la  haute  culture  intellectuelle.  Us  cherchent  à  expliquer  les 
événemens,  tantôt  par  l'analyse  des  influences  qu'ont  exercées  les 
grandes  races  primitives,  mères  de  toutes  les  autres,  tantôt  en 
mettant  en  lumière  un  fait  principal  auquel  ils  rattachent  les  faits 
moins  importans,  tanôt  enfin,  mais  plus  rarement,  en. montrant 
que  les  lois  civiles,  les  révolutions,  les  créations  qui  signalent  un 
siède  dans  l'ordre  religieux  et  politique,  dans  la  morale,  dans  la 
poésie  et  dans  les  arts,  doivent  leur  naissance  à  l'état  même  et  au 
caractère  de  ce  peuple  à  une  heure  particulière  de  son  développe- 
ment. Là  est  la  vraie  méthode,  celle  d'Aristote,  bien  que  le  mnître 
n'ait  eu  le  temps  d'analyser  ni  les  causes  si  complexes  qui  modifient 
ces  créations,  ni  les  variétés  que  présente  un  peuple,  selon  la  race 
d'où  il  procède,  selon  les  lieux  qu'il  habite.  Les  études  comparées 
permettront  seules  de  constituer  cette  science  qui  sera  la  véritable 
philosophie  de  l'histoire.  Rapprocher  les  usages  semblables  et  les 
états  semblables  d'esprit,  telle  est  la  base  de  ces  nouvelles  re- 
cherches. 

Les  Anglais  surtout  sont  entrés  dans  cette  voie.  Leur  sens  pra- 
tique considère  toutes  les  productions  qui  sortent  de  la  nature 
même  d'une  naiion  comme  un  ensemb'e  de  phénomènes  soumis  à 
des  lois  qu'il  faut  découvrir;  ils  croient  que  les  caractères  ont  un 
développement  simple  et  normal,  qu'on  peut  les  analyser  et  les 
classer  comme  le  botaniste  analyse  et  classe  les  plantes,  que  la  vie 
dans  l'ordre  historique  est  une  sorte  de  végétation  que  la  science 
peut  suivre,  dont  elle  fixe  les  périodes.  Cette  méthode  toute  posi- 
tive tient  compte  de  toutes  les  modifications  que  les  circonstances 


124  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

imposent  au  développement  naturel  et  idéal  des  caractères;  elle 
admet  que  les  événemens  sont  le  résultat  de  l'action  de  ces  circon- 
stances sur  un  développement  régulier  qu'elles  entravent,  activent, 
dont  elles  changent  la  direction.  Nous  en  sommes  encore,  —  on  ne 
peut  le  nier,  —  aux  origines  de  cette  science  ;  mais  les  principes 
qu'elle  établit  ou  plutôt  qu'elle  emprunte  à  la  plus  haute  philoso- 
phie grecque  s'imposent  de  plus  en  plus  à  l'historien.  Les  qualités 
de  race,  d'intuition,  que  possèdent  à  un  plus  haut  degré  que  les 
Anglais  d'autres  peuples,  le  sens  poétique  indispensable  dans  ces 
études,  où  il  faut  imaginer,  restituer  la  vie  du  passé,  pour  la  voir 
plus  encore  que  pour  la  comprendre,  permettront  à  ces  principes 
de  donner  tout  ce  qu'ils  peuvent  produire.  Les  difficultés  seront 
grandes,  car  le  jeu  des  causes  forme  un  réseau  où  mille  fils  s'enla- 
cent, se  perdent,  reparaissent  pour  se  perdre  encore.  Les  études 
historiques  cependant  se  constitueront  sur  la  base  de  l'observation 
positive,  et  ceux-là  mêmes  qui  les  soupçonnent  aujourd'hui  de  fa- 
talisme reconnaîtront  que,  constatant  tout  d'abord  comme  des  faits 
qu'elles  retrouvent  partout  et  toujours  les  sentimens  de  haute  mo- 
rale dont  vit  l'humanité,  elles  sont  l'hommage  le  plus  haut  et  le 
moins  chimérique  qui  puisse  être  rendu  à  la  dignité  de  notre  na- 
ture. Aux  premiers  chapitres  de  ces  études,  le  peuple  si  obscur, 
qui  conserve  la  plus  complète  image  de  ce  que  furent  les  pères  de  la 
race  grecque  et  latine,  méritera  toujours  l'attention  de  l'historien; 
il  restera  comme  le  témoin  vivant  d'un  passé  que  l'on  croit  trop 
souvent  disparu.  Que  si  sur  les  origines  la  science  doit  rester  long- 
temps incertaine,  elle  dira  du  moins  que  nulle  nation  d'Europe  n'a 
des  mœurs  plus  anciennes;  elle  expliquera  ainsi  comment  l'éton- 
nement  de  ceux  qui  commencèrent  à  étudier  en  véritables  savans 
ces  clans  de  montagnes  put  croire  qu'ils  étaient  les  restes  de  cette 
race  mystérieuse  des  Pélasges  que  nous  retrouvons  à  la  naissance 
des  deux  plus  belles  civilisations  du  vieux  monde,  les  premiers-nés 
de  la  nature,  les  enfans  que  créèrent  d'abord,  dès  que  les  ténèbres 
du  chaos  se  furent  dissipées,  les  plus  vénérables  des  divinités  anti- 
ques, la  Mer  et  le  Firmament. 

Albert  Dumont. 


L'ÉCOLE  DU  FLAT-CREER 


RÉCIT  DE  MŒURS  DE  LOUEST  AMÉRICAIN  (1). 


Sous  le  titre  The  Hoosier  school-master,  M.  Edward  Eggleston  a 
tracé  un  tableau  curieux  des  mœurs  de  l'ouest  américain.  Ce  que 
Bret  Harte  (2)  a  fait  pour  les  régions  sauvages  de  la  Californie, 
M.  Eggleston  l'a  essayé  pour  l'état  d'Indiana,  dont  il  est  originaire. 
L'obligation  de  réunir  dans  le  même  cadre  un  grand  nombre  de  per- 
sonnages, afin  de  donner  l'idée  des  types  divers  dont  se  compose 
une  société  de  l'extrême  ouest,  hérissait  le  sujet  de  difficultés  que 
le  jeune  écrivain  n'a  peut-être  pas  toujours  surmontées  avec  suc- 
cès; mais,  s'il  est  inférieur  à  Bret  Ilarte  dans  l'art  de  la  composi- 
tion, il  l'égale  par  la  finesse  des  portraits,  l'intérêt  des  situations 
et  la  vivacité  du  dialogue.  Chacun  des  caractères  et  des  événemens 
qu'il  présente  est  dessiné  d'après  nature,  avec  tant  de  fidélité  que 
le  bruit  a  couru  d'abord,  sans  raison  paraît-il,  que  The  Hoosier 
school-master  était  une  autobiographie;  c'est  afin  de  ménager  les 
susceptibilités,  faciles  à  concevoir,  de  ses  compatriotes  que  M.  Eg- 
gleston a  évité  de  préciser  les  désignations  géographiques.  Nous 
avons  appliqué  à  cette  œuvre  originale  le  procédé  de  réduction  qui 
consiste  à  ramener  un  roman  quelque  peu  touffu  aux  proportions 
d'un  récit  de  mœurs.  Il  suffit  que  l'on  retrouve,  sous  ce  cadre  plus 
restreint,  le  trait,  la  couleur  et  le  sentiment  qui  caractérisent  le 
talent  du  conteur  américain. 

I.    —    LES     LEÇONS    d'uN    BOULEDOCnE. 

—  Maître  d'école!  vous?  Je  me  demande,  ma  foi!  ce  que  vous 
feriez  dans  le  district  du  Flat-Creek.  Maître  d'école!  nos  gars  en 

(1)  The  Hoosier  school-master,  1872. 

(2)  Voyez  la  Bévue  du  15  juiu  1872. 


Iâ6-  ItEVUE:  DES  DEUX  MONDES. 

ont  chassé  deux,  et  ils  en  ont  rossé  un  autre  de  la  belle  manière. 
En  été,  passe  encore,  il  ne  vient  à  l'école  que  des  enfans;  mais  pour 
la  classe  d'hiver  c'est  une  rude  besogne.  Vous  n'iriez  pas,  mon 
pauvre  petit,  jusqu'à  Noël. 

Maître  Ralph  Ilartsook,  qui  venait  de  faire  à  pied,  et  par  quels 
chemins!  dix  grands  milles  pour  aborder  à  son  école,  fut  tout  dé- 
confit en  écoutant  le  discours  de  bienvenue  que  lui  adressait  le  vieux 
Jack  Means.  Il  avait  d'ailleurs  devant  les  yeux  deux  échantillons  de 
ses  futurs  élèves,  les  deux  fils  de  Jack,  de  vigoureux  gaillards,  dont 
la  mine  soulignait  éloquemment  les  paroles  dti  père.  L'aîné  surtout, 
qui  le  dépas-ait  de  toute  la  tête,  le  toisait  en  grand,  et  m  lui  pro- 
mettait rien  de  bon.  Or  Ralph  Hartsook  n'avait  jamais  pensé  être 
jugé  à  la  force  du  biceps,  et  cette  obligation  imprévue  de  faire  en- 
trer la  science  à  coups  de  poing  dans  la  cervelle  récalcitrante  d'une 
troupe  de  jeunes  sauvages  calma  un  peu  son  ardeur  scolaire. 

En  arrivant  au  Flat-Gre-k,  Ralph  était  allé  trouver  dans  la  cour  où 
il  planait  des  bardeaux  Jack  Means,  l'un  des  administrateurs  de  l'é- 
cole; tandis  que  celui-ci  pronoiicait,  flanqué  de  ses  gars,  le  discours 
que  nous  venons  de  rapporter,  un  grand  bouledogue  tavelé  reniflait 
aux  talons  de  Ralph,  et  une  jeune  fille  debout  sur  le  seuil  riait  d'a- 
vance de  voir  le  nouveau  maître  d'école  dévoré  par  l'aimable  bête. 
C'en  était  trop.  Ralph  se  sentit  dans  la  fosse  aux  lions.  N'en  pouvant 
plus,  découragé,  frappé  de  peur,  il  se  laissa  tomber  plutôt  qu'il  ne 
s'assit  sur  une  brouette  qui  se  trouvait  là.  —  A  bas,  Bull!  dit 
M.  Means  au  chien,  qui  paraissait  de  plus  en  plus  di>posé  à  se  ré- 
galer du  jeune  pédagogue,  à  bas!  Voyez-vous,  reprit  M.  Means, 
nous  ne  sommes  pas  comme  tout  le  monde  ici,  —  et  ce  disant,  il 
cracha  méthodiqu.iment,  geste  qui  lui  était  habituel;  —  s'il  vous 
convient  de  risrjuer  votre  peau,  je  ne  m'y  oppose  pas,  seulement,  si 
l'on  vous  assomme,  ne  venez  point  vous  plaindre.  Vous,  voudriez 
voir  les  autres  administrateurs?  Inutile!  comme  c'est  moi  qui  paie 
le  plus  d'impôts,  vous  comprenez,  on  me  laisse  faire;  ainsi  vous: 
pouvez  commencer  lundi,  s'il  vous  plaît.  Entrez  en  attendant,  et 
passez  le  dimanche  avec  nous. 

Ralph  remercia;  il  resta  enfoui  dans  la  brouette,  regardant  tra- 
vailler les  trois  hommes.  Bull  revint  le  flairer,  ce  qui  lui  valut  un 
coup  de  pied  de  son  maîtie;  mais  les  yeux  llamboynns  du  c  srnivore 
avertissaient  l'étranger  que  cela  se  paierait.  —  Quand  Bill  a  une 
fois  mordu,  le  ciel  et  la  terre  ne  lui  feraient  pas  lâcher  prise,  dit  le 
fils  aîné  à  Ralph  pour  le  rassurer. 

L'aîné  des  jeunes  Means  était  familièrement  appelé  Bud.  Ralph 
ne  sut  jamais  son  vrai  nom,  car  dans  nombre  de  ces  familles  le 
nom  de  baptême  s'efface  sous  celui  de  Bud,  donné  à  l'aîné  des  gar- 


LE   MAÎTRE    D'ÉCÛtE  DU    FLAT-CREEE.  127 

çor.s,  et  SOUS  celui  de  Sis,  qui  revient  de  droit  à  l'aînée  des  filles.. 
Ralph,  en  tacticien  habile,  comprit  que  son  premier  effort  straté- 
gique devait  être  la  conquête  de  Bud  Means. 

Après  souper,, les  gars  parurent  faire  des  préparatifs.  Bull  dres- 
sait les  oreilles  d'un  air  majestueux,  et  ses  satellites  jappaient  avec 
un  enthousiasme  discordant.  —  Bill,  dit  Bud  à  son  frèie,  demande 
au  maître  s'il  lui  plairait  de  chasser  le  raton.  Je  ne  serais > pas  fâché, 
de  le  faire  sortir  un  peu.de  son  col  empesé. 

—  Le  diable  m'emporte  si  je  lui  parle! 

—  Tu  n'oses  pas  ? 

—  Ta  crois  peut-être  que  j'ai  peur!  —  Et  Bill  se  dirigea  vers  la: 
porte  où  Ralph,  était  à  contempler  les  étoiles  en  leur  demandant; 
pourquoi  il  avait  eu  la  singulière  idée  de  venir  au  Flat-Cret  k. 

—  Dites  donc!  il  y  a  un  raton  quia  mangé  nos  poules  ces  jours-ci, 
et  nous  allons  lui  donner  la  chasse.  Vous  ne  tenez  sans  doute  pas  à 
être  des  nôtres? 

—  Bien  volontiers  au  contraire,  si  j'étais  sûr  que  B  ill  ne  me 
prît  pour  le  raton,  —  et  par  pure  politique  le  malheureux  péda- 
gogue s'en  fut  traîner  par  monts  et  par  vaux  ses  j;inibes  fatiguées 
à  la  suite  de  Bud,  de  Bill,  de  Bull,  et  à  la  chasse  du  raton.  Celui-ci, 
avait  jiigé  à  propos  de  se  jucher  sur  un  arbre.  Vite!  une  hache  pour 
jeter  l'arbre  à  bas;  n^ais  la  hache  était  restée  au  logis  :  de  là  que- 
relle entre  les  deux  frères,  qui  se  reprochaient  l'un  à  l'autre  de 
l'avoir  oubliv'^e.  Maître  Ralph,  voyant  que  l'affaire  se  gâtait,  crut 
devoir  se  dévouer.  Fluet  et  leste,  il  s'offrit  à  grimper  sur  l'arbre, 
et  il  eut  vite  att,  int  la  branche  au-dessus  de  celle  où  s'était  réfugié 
le  raton.  II  ignt)rait  absolument  le  péril  auquel  il  s'exposait,  car  le. 
raton,  comme  un  autre  animal,  est  très  méchant  quand  on  l'attaque, 
et  il  se  défend  à, belles  dents.  Quoi  qu'il  en  fût,  à  force  de  secouer 
la  branche,  il  réussit  à  faire  tomber  la  bête  aux  applaudisseuiens  de 
ses  deux  con)pngnon:^,  qui  se  ruèrent  sur  elle  avec  la  meute.  Bull 
se  distingua  particulièrement  :  ce  fut  lui  qui  donna  le  coup  de 
grâce.  Au  retour,  Ralph  s'aperçut  que  cette  expédition  lui  avait  été 
profitable.  Décidément  il  avait  fait  un  exploit  sans  le  savoir.  Bud, 
qui  portait  le  raton  par  la  queue,  ne  le  toisait  plus  avec  mépris;  il 
lui  sembla  même  que  le  bouledogue  aux  yeux. rouges,  qui  se  serrait 
fort  incomniodément  contre  ses  jambes,  daignait  le  tenir  en  quelque 
estime  pour  avoir  si  bravement  affronté  l'ennemi. 

Le  lendemain,  la  pluie  tombait  à  torrens.  Ralph  en  fut  bien  aise, 
ne  voulant  ni  chasser  ui  pêcher  le  dimanche,  et  cette  pluie,  qui  re- 
tenait la  famille  au  logis,  devant  lui  permettre  d'avancer  dans  l'in- 
timité de  Bud.  A  table,  il  se  mit  à  conter  des  histoires  empruntées 
à  tous  les  livres  qu'il  avait  lus;  le  vieux  Means  et,  la  vieille  Means, 


128  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

et  Bud,  et  Bill,  et  Sis,  autrement  dite  Miranda  Means,  écoutèrent 
bouche  bée  les  aventures  de  Sinbad  le  marin,  de  Robinson  Crusoé, 
Gulliver  et  autres  voyageurs  célèbres. 

—  Que  le  diable  m'emporte,  dit  Bill  avec  emphase,  si  je  n'aime 
pas  mieux  ces  bonnes  histoires-là  que  le  cirque! 

Bill  ne  pouvait  faire  de  compliment  plus  flatteur;  mais  ce  que 
voulait  Ralph,  c'était  l'amitié  de  Bud.  Il  est  toujours  agréable  d'a- 
voir de  son  côté  un  vaisseau  de  7Zi,  et  plus  Ralph  Hartsook  admirait 
les  muscles  noueux  de  son  futur  élève,  plus  il  désirait  s'en  faire  un 
ami.  Chaque  fois  que  dans  le  récit  il  arrivait  à  quelque  scène  pa- 
thétique, il  cherchait  à  lire  dans  les  yeux  de  Bud;  mais,  si  le  jeune 
PhiUstiiî  écoutait  de  toutes  ses  oreilles,  il  ne  soufflait  mot,  et  au- 
cune lueur  d'approbation  ni  d'intérêt  ne  perçait  sous  la  formidable 
épaisseur  de  son  sourcil  touffu.  Etait-il  impassible  ou  simplement 
idiot?..  Peut-être  l'un  et  l'autre. 

Le  lundi  matin,  Ralph,  passablement  ému,  alla  prendre  posses- 
sion de  son  école.  —  Je  gage  que  vous  êtes  effrayé  de  ce  que  vous 
a  dit  le  vieux?  demanda  Bud,  chemin  faisant. 

Ralph  allait  nier,  mais  après  réflexion  il  conclut  que  mieux  valait 
toujours  dire  la  vérité. 

—  Comment  vous  en  tirerez -vous  avec  ces  gaillards-là?  Vous 
n'êtes  pas  de  force. 

—  Nous  verrons. 

—  Que  feriez-vous  de  moi  par  exemple? 

—  Je  n'aurai  jamais  de  querelle  avec  vous. 

—  Pourquoi?  Je  suis  le  plus  dangereux;  c'est  moi  qui  ai  donné 
cette  fameuse  raclée  au  dernier  maître  d'école.  —  Et  d'un  regard 
sournois  Bud  cherchait  à  voir  l'effet  que  produisait  une  pareille  dé- 
claration sur  le  frêle  jeune  homme  qui  marchait  à  ses  côtés. 

—  Je  ne  recevrai  pas  de  raclée  de  vous,  dit  tranquillement 
Ralph. 

—  Bah!  je  pourrais  vous  démolir  de  la  main  gauche  sans  la 
moindre  peine. 

—  Je  le  sais  aussi  bien  que  vous, 

—  Et  vous  n'avez  pas  peur? 

—  Pas  le  moins  du  monde,  dit  Ralph ,  émerveillé  de  son  propre 
San  g- froid. 

Ils  marchèrent  e^i  silence  l'espace  d'une  minute.  Bud  réfléchis- 
sait. —  Et  pourquoi  n'avez-vous  pas  peur  de  moi?  demanda-t-il 
enfin. 

—  Parce  que  nous  serons  amis. 

—  Mais  les  autres? 

—  Je  me  moque  de  tous  les  autres. 


LE    MAÎTRE    D'ÉCOLE    DU    FLAT-CREEK.  129 

—  Vraiment? 

—  Parce  que  nous  serons  amis,  je  vous  le  répète,  et  que  vous 
êtes  de  force  à  les  battre  tous.  Vous  donnerez  les  coups  de  poing, 
moi,  je  donnerai  les  leçons. 

Bud  se  mit  à  rire,  mais  sans  que  Ralph  comprît  s'il  acceptait  ce 
pacte.  Quand  il  se  trouva  dans  la  classe,  en  face  de  ses  élèves, 
et  qu'il  eut  interrogé  ces  mines  d'enfans  espiègles,  ces  visages 
d'hommes  renfrognés  et  dédaigneux,  son  cœur  battit  comme  celui 
d'un  acteur  à  ses  débuts.  La  première  journée  fut  loin  de  le  sa- 
tisfaire. Il  n'était  pas  maître  de  lui,  et  par  conséquent  ne  pouvait 
l'être  de  personne.  Le  soir  venu,  des  symptômes  d'insubordination 
couraient  dans  tous  les  rangs.  Le  pauvre  Ralph  était  navré;  il 
n'en  dormit  pas  de  la  nuit.  Il  ne  pouvait  compter  sur  l'alliance  de 
Bud;  il  lui  semblait  même  que  Bull  n'avait  plus  la  moindre  consi- 
dération pour  lui.  En  pensant  à  Bull,  il  se  souvint  de  la  chasse  au 
raton,  et  du  fameux  coup  de  dent  que  Bull  avait  donné  pour  mettre 
fin  au  combat,  et  du  certificat  décerné  à  ce  vaillant,  «  qui  ne  lâchait 
jamais  prise.  »  De  là  jaillit  un  trait  de  lumière.  Ce  qu'il  fallait  à 
l'école  du  Flat-Creek,  c'était  un  bouledogue.  Elle  aurait  son  boule- 
dogue, et  gare  aux  mutins  ! 

Le  lindemain,  lorsque  Ralph  fit  son  entrée  à  l'école,  il  vit  bien, 
à  l'attitude  de  ses  élèves,  qu'il  y  avait  quelque  complot  dans  l'air; 
il  n'eût  osé  s'asseoir  de  peur  de  rencontrer  une  épingle.  Pen- 
dant qu'il  soulevait  le  couvercle  de  son  pupitre,  éclatèrent  les  jap- 
pemens  d'un  chien  que  l'on  y  avait  enfermé,  et  toute  l'école  de  rire; 
on  s'attendait  à  une  explosion  de  colère. 

Ralph  rougit  en  effet,  mais,  se  rappelant  son  rôle  (les  bouledo- 
gues savent  avoir  du  calme  et  dissimuler),  il  prit  l'animal  et  le  ca- 
ressa tant  que  durèrent  les  éclats  de  rire,  puis  avec  un  grand 
sérieux  :  —  Je  regrette,  dit-il,  et  son  regard  ferme  faisait  le  tour 
de  la  classe,  je  regrette  qu'il  se  trouve  ici  quelqu'un  d'assez  vil  (1), 
—  cette  épithète  fut  articulée  avec  une  emphase  qui  réjouit  les 
grands,  car  la  bataille  avec  Bill  et  peut-êtie  avec  Bud  parut  dès 
lors  inévitable,  —  d'assez  vil  pour  enfermer  un  de  ses  frères  dans 
un  lieu  comme  celui-ci. 

Les  rires  recommencèrent,  mais  ce  n'était  plus  du  maître  d'école 
que  l'on  riait.  Un  mouvement  significatif  des  élèves  fit  connaître  à 
Ralph  qu'il  ne  s'était  pas  trompé  dans  ses  soupçons  sur  l'auteur  de 
la  mauvaise  plaisanterie.  —  Voulez-vous  avoir  l'obligeance,  dit-il 
poliment  à  Bill,  de  mettre  cette  bête  à  la  porte? 

(1)  Jeu  de  mots  intraduisible.  VU  se  dit  mean  en  anglais,  de  sorte  que  l'injure 
s'adresse  directement  aux  frères  Means. 

TOME  Cil.  —  1872.  9 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Une  sorte  de  magnétisme  agit  sans  doute  sur  Bill  Means ,  car,  si 
la  requête  était  polie,  le  regard  était  décidé.  Le  garnement  s'étonna 
plus  d'une  fois  depuis  d'avoir  obéi.  Il  obéit  moitié  surprise,  moitié 
crainte  indéfmissable.  La  semaine  suivante,  il  eut  à  rosser  une 
demi -douzaine  de  camarades  pour  l'avoir  appelé  roquet  Means.  Il 
déclara  chaque  fois  que  mieux  eût  valu  assommer  le  maître  sur 
place ,  et  le  fait  est  qu'il  eût  évité  ainsi  cinq  batailles  sur  six. 

Ce  jour-là  et  les  jours  suivans,  le  bouledogue  qui  se  cachait  sous 
la  peau  délicate  du  petit  pédagogue  tint  en  respect  les  mauvais 
plaisans.  A  la  fin  du  second  jour,  Bud  émit  son  opinion  :  le  maître 
ne  faisait  pas  de  bruit,  mais  il  avait  le  tonnerre  sous  cape.  —  Usait- 
il  donc  de  châtimens  corporels?  demanderont  les  philanthropes. — 
Useriez-vous  de  châtimens  corporels,  monsieur,  si  vous  étiez  appelé 
à  dresser  des  tigres  dans  une  ménagerie?  —  Mais  sur  ce  point  le 
pauvre  Ralph  ne  parvint  jamais  à  satisfaire  ses  commettans.  — Il  ne 
réussira  pas,  disait  M.  Pete  Jones  à  M.  Means.  Il  craint  trop  de  les 
étriller.  Les  garçons  n'apprennent  qu'à  la  condition  d'être  étrillés, 
du  moins  mes  garçons.  Cognez  dur!  voilà  ce  que  je  dirai  toujours 
aux  professeurs.  Ça  ne  fait  jamais  de  mal.  Les  coups  et  la  science 
vont  de  compagnie.  Pas  de  coups,  pas  de  science,  comme  je  dis! 
Battre  et  enseigner,  enseigner  et  battre,  c'est  la  bonne  vieille  mé- 
thode. 

Néanmoins  Ralph  était  maître  de  la  situation,  et  il  en  fut  ainsi 
jusqu'au  concours. 

II.    —    LE    CONCOURS    D'ÉPELLATION. 

Souvent  depuis  le  soir  de  cette  fatale  solennité,  Ralph  se  répéta  : 
—  S'il  n'y  avait  pas  eu  de  concours  d'épellation  !  —  mais  il  y  en 
eut  un,  d'abord  dans  l'intérêt  de  mon  histoire,  et  aussi  vraiment 
parce  que  cet  exercice  littéraire,  le  seul  que  l'on  connaisse  dans 
le  comté  de  lïoopole,  était  particulièrement  cher  aux  habitans  du 
Flat-Creek.  Il  remplaçait  pour  eux  les  conférences,  les  lectures  et 
les  clubs. 

Dans  les  écoles  de  nos  régions  forestières,  il  y  a  une  étude  spé- 
ciale à  laquelle  on  se  livre  avec  ardeur  :  l'esprit  public,  pénétré 
des  difficultés  de  l'orthographe  anglaise,  s'est  arrêté  à  l'opinion 
qu'épeler  correctement  est  une  des  fins  principales  de  l'humanité. 
Souvent  l'élève  ne  comprend  pas  le  sens  d'un  seul  mot  de  sa  le- 
çon :  peu  importe;  à  quoi  servirait  de  comprendre  le  sens  d'un 
mot?  Les  mots  sont  faits  pour  être  épelés,  et  les  hommes  pour  ap- 
prendre l'orthographe.  Épeler  est  en  réalité  l'exercice  national  du 
comté  de  Hoopole,  comme  ailleurs  la  paume  ou  le  croquet. 


LE    MAÎTRE    D'ÉCOLE    DU   FLAT-CREEK.  131 

Le  concours  fut  fixé  au  mercredi  de  la  seconde  semaine.  Ralph 
commençait  alors  h  respirer,  sans  être  quitte  pourtant  de  tous  ses 
ennuis.  Miranda  Means  n'avait  éprouvé  que  du  mépris  pour  le  nou- 
veau maîLre  d'école  jusqu'à  ce  que  s'affirmât  le  côté  bouledogue 
de  son  caractère;  ce  fut  du  bouledogue  que  Miranda  devin-t  éprise. 
A  la  suite  de  la  première  victoire  que  Ralph  remporta  sur  ses  élèves, 
Miranda  ressentit  une  passion  qu'elle  eut  soin  de  faire  connaître 
aussitôt  à  celui  qui  en  était  l'objet,  non  point  par  des  paroles,  — 
les  pays  civilisés  ne  tolèrent  pas  une  telle  licence,  et  le  comté  de 
Hoopole  a  la  prétention  d'être  civilisé,  —  mais  par  les  yeux.  Elle 
le  poursuivait  de  longs  regards  en  coulisse  d'autant  plus  inquié- 
tans  que  ses  yeux  faibles  et  rouges  pleuraient  toujours;  elle  affecta 
une  voix  plaintive,  et  en  souriant,  en  ricanant,  en  rougissant,  en 
se  rendant  cent  fois  plus  ridicule  encore  que  la  nature  ne  l'avait 
faite,  elle  porta  jusqu'à  l'âme  épouvantée  du  pauvre  instituteur  la 
conviction  qu'il  était  aimé  par  la  fille  la  plus  laide,  la  plus  sotte  et 
la  plus  grossière  du  district  de  Flat-Creek.  11  est  vrai  qu'elle  était 
aussi  la  plus  riche,  la  mère  eut  soin  de  le  faire  entendre  à  Ralph 
un  matin  en  fumant  sa  pipe,  assise  selon  son  habitude  sur  la  pierre 
de  l'âtre. 

Après  le  malheur  d'être  aimé  de  Miranda,  il  ne  pouvait  en  exis- 
ter de  plus  grand  que  celui  d'avoir  l'élève  Hank  Banta  pour  ennemi. 
Le  premier,  Hank  Banta  avait  subi  l'outrage  de  ces  châtimens  cor- 
porels auxquels  Ralph  s'était  vu  forcé  de  recourir,  et  il  n'avait  ja- 
mais négligé  depuis  une  occasion  de  se  venger  du  maître.  Un  matin 
Ralph  fut  abordé  par  un  petit  orphelin  qui  répondait  au  sobriquet 
de  Shocky  (1),  et  que  coiffait  une  chevelure  en  broussailles  d'un 
blond  presque  blanc.  Le  maître  ne  savait  rien  de  lui,  sinon  qu'il 
demeurait  par-delà  le  Trou-Rocheux  dans  la  famille  Pearson,  et 
qu'il  était  le  plus  doux  de  l'école.  —  Qu'y  a-t-il  donc?  demanda 
Ralph,  s'apercevant  que  Shocky  regardait  autour  de  lui  comme  pour 
s'assurer  qu'on  ne  l'épiait  pas. 

L'enfant  se  gratta  la  tête,  et,  lorsqu'il  eut  repris  haleine  :  —  Eh 
bien  !  monsieur,  il  y  a  une  mare,  vous  savez,  sous  le  plancher  de 
l'école. 

—  Après?  est-ce  qu'on  se  décide  enfin  à  la  dessécher? 

—  Ce  n'est  pas  cela,  monsieur;  mais  Hank  Banta...  —  Le  petit 
Shocky  se  rapprocha  de  Ralph  le  plus  possible,  tremblant  d'en  dire 
davantage. 

—  Est-ce  qu'il  y  serait  tombé,  le  pauvre  diable? 

—  C'est  vous  qui  devez  y  tomber,  monsieur. 

(1)  Abréviation  ou  corruption  de  shocking ,  qui  exprime  la  laideur  choquante  de 
l'enfant. 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Bah  !  il  n'y  a  pas  de  danger,  Shocky. 

—  Si  fait  !  lïank  a  bien  arrangé  le  parquet  sur  lequel  vous  passez 
pour  aller  à  votre  bureau  de  manière  que  vous  tombiez  droit  au 
milieu. 

—  Et  tu  es  venu  m'avertir?  —  La  voix  de  Ralph  était  émue.  Il 
avait  donc  un  ami  au  Flat-Creek!  Caressant  la  toison  blanche  de 
Shocky,  il  lui  enjoignit  de  retourner  vite  à  l'école  par  une  autre 
route,  afin  de  ne  pas  exciter  les  soupçons,  et  l'enfant  prit  sa  course 
à  travers  champs;  tout  en  courant,  il  se  disait  ravi  :  —  Comme  il 
m'a  regardé!  comme  il  m'a  parlé  !  —  L'approbation  du  maître  était 
le  seul  rayon  de  soleil  qu'il  y  eût  eu  dans  la  vie  du  pauvre  Shocky. 

Ralph  Hartsook  entra  de  l'air  sévère  qu'il  empruntait  à  Bull ,  en 
ayant  bien  soin  d'éviter  le  piège  qu'on  lui  avait  tendu,  et  les  conju- 
rés eurent  peine  à  cacher  leur  désappointement  lorsqu'il  enjamba 
la  trappe  traîtresse.  La  classe  se  fit  sans  aucun  incident  particulier; 
mais  Miranda  n'était  pas  seule  à  lorgner  le  maître  par-dessus  son 
syllabaire.  D'un  œil  moins  tendre  et  non  moins  sournois,  Hank  le 
regardait  aussi.  — Apportez-moi  votre  addition,  lui  dit  tout  à  coup 
Ralph. 

11  n'était  pas  sur  la  défensive.  En  dépit  des  précautions  que  son 
trouble  d'ailleurs  lui  permettait  à  peine  de  prendre,  la  planche  fit 
bascule,  et,  tandis  que  l'une  des  deux  extrémités  se  dressait  au 
milieu  de  la  chambre,  effleurant  presque  le  visage  de  Shocky,  Hank 
Banta  faisait  un  plongeon  dans  l'eau  glacée. 

—  Qu' arrive- 1- il?  s'écria  Ralph  avec  une  surprise  admirablement 
jouée.  —  Il  porta  secours  au  malheureux  tout  trempé,  lui  offrit  un 
de  ses  habits,  et  l'installa  auprès  du  feu.  Ceux  des  garçons  qui 
n'étaient  pas  dans  le  complot  riaient  à  gorge  déployée.  Le  maître 
compléta  par  quelques  paroles  senties  la  leçon  énergique  qu'il  ve- 
nait de  donner.  —  L'inventeur  du  piège  ne  doit  guère,  dit-il,  être 
encouragé  par  son  succès  à  recommencer  cette  mauvaise  et  dange- 
reuse jylii-isanierie^  car  il  est  écrit  dans  la  Bible  que  tout  homme 
qui  creuse  un  puits  sous  les  pieds  du  prochain  s'expose  à  y  tomber 
lui-même. 

En  rentrant,  Bud  dit  avec  admiration  :  —  Ëclairs  et  tonnerre  ! 
vous  êtes  un  rude  gaillard,  M.  Hartsook!  —  Les  muscles  rendaient 
hommage  au  cerveau.  Hank  prit  une  mauvaise  fièvre  à  la  suite  de 
son  plongeon.  Alors  Ralph  réunit  les  plus  grands  et  leur  dit  :  —  Il 
faut  s'entr'aider.  Nous  veillerons  Hank  Banta  chacun  à  notre  tour. 
—  Il  commença,  et  les  autres  l'imitèrent;  mais  Hank  n'était  pas  de 
ceux  que  l'on  conquiert  par  la  bonté. 

Sa  fièvre  durait  encore  lorsqu'eut  lieu  le  concours,  il  dut  renon- 
cer à  cette  fête,  qui  fut  vraiment  très  belle.  Chaque  famille  avait 
fourni  une  chandelle  blanche  ou  jaune,  et  à  cette  lueur  fumeuse  on 


LE    MAÎTRE    d'ÉCOLE   DU    FLAT-CREEK.  13 S 

riait,  on  caquetait,  les  garçons  faisaient  la  cour  aux  filles.  Plus  d'un 
mariage  se  décide  en  ces  concours  d'épellation.  Le  concours  n'est 
qu'un  prétexte,  comme  peut  l'être  la  danse  dans  les  bals;  mais,  de 
même  que  certaines  gens  par  exception  aiment  la  danse  pour  elle- 
même,  il  y  a  au  Flat-Creek  des  individus  qui  viennent  épeler  pour 
le  plaisir  d'épeler,  et  qui,  respirant  avec  ardeur  la  poussière  du 
tournoi,  n'ont  d'autre  but  que  de  renouveler  sur  leurs  vieux  jours 
les  lauriers  cueillis  dans  leurs  jeunes  années. 

—  Le  squire  Hawkins  présidera  sans  doute,  avait  dit  M'"*"  Means  à 
Ralph,  on  le  lui  a  demandé;  on  le  lui  demande  presque  toujours, 
parce  que  c'est  l'ancien  le  plus  savant  du  district.  Il  sait  trouver  des 
mots  difficiles,  et  puis  il  parle  poliment;  mais.  Seigneur!  je  me  rap- 
pelle le  temps  où  il  était  plus  gueux  que  le  dindon  de  Job.  Quand 
il  est  arrivé  ici,  ce  n'était  qu'un  maître  d'école  yankee.  Il  n'avait 
aucun  de  nos  usages;  cependant  il  a  fini  pea  à  peu  par  se  civiliser 
comme  les  autres;  vous  ne  croiriez  pas  qu'il  eût  jamais  été  Yankee. 
Oh  !  il  n'est  pas  resté  pauvre  longtemps,  non!  il  a  épousé  une  fille 
riche,  —  et  la  vieille,  tout  en  bourrant  sa  pipe,  adressait  une  gri- 
mace significative  à  Ralph,  puis  à  Miranda,  grimace  d'ogresse  qui  fit 
frémir  le  premier  et  ricaner  agréablement  la  seconde.  Sa  femme  ne 
savait  ni  a  ni  h,  et  elle  n'avait  pas  beaucoup  de  tête;  mais  apprendre 
ne  sert  de  rien  aux  femmes,  et  l'argent  vaut  mieux  que  l'esprit,  la 
bonne  terre  aussi  ! 

Le  squire  sur  qui  M'"''  Means  avait  donné  ces  informations  vint 
occuper  la  place  d'honneur  au  concours.  Pendant  qu'il  s'installait, 
Ralph  faisait  l'inventaire  de  l'ensemble  d'objets  qui  portait  le  nom 
de  squire  Hawkins  :  1°  un  habit  à  queue  d'hirondelle,  d'âge  incalcu- 
lable, que  l'on  n'exhibait  que  les  jours  d'apparat,  et  qui  était  devenu 
trop  petit,  à  moins  que  le  squire  ne  fût  devenu  trop  gros;  —  2°  une 
paire  de  gants  noirs,  apparition  anormale,  phénoménale  et  inatten- 
due dans  ce  district,  où  les  prédicateurs  prêchaient  l'été  en  manches 
de  chemise,  on  n'avait  jamais  vu  de  gants  qu'aux  mains  du  squire; 
—  3"  une  perruque  de  cette  fade  couleur  de  cire  commune  à  tant  de 
perruques  (la  perruque  avait  des  tendances  à  glisser  du  crâne  lisse 
qu'elle  recouvrait,  et  le  squire  la  rajustait  continuellement  ;  comme 
le  squire  avait  été  roux,  la  perruque  ne  s'harmonisait  nullement 
avec  son  visage,  et  l'absence  de  cheveux  gris  vieillissait  encore  la 
figure  labourée  de  rides);  —  h°  un  collier  de  barbe  teint  en  noir  de 
jais,  un  noir  inconnu  aux  barbes  naturelles  (vers  la  racine,  un 
ourlet  blanc  eût  fait  croire  que  ce  collier  avait  été  ajouté  comme 
les  cheveux);  —  5"  une  paire  de  lunettes  montées  en  écaille;  —  6°  un 
œil  de  verre  acheté  à  un  colporteur  et  d'une  couleur  différente  de 
celle  de  son  compagnon,  trop  petit  en  outre  pour  l'orbite,  ce  qui 
faisait  qu'il  tournait  d'une  façon  effrayante;  —  7"  un  râtelier  en 


134  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

guise  de  dents;  —  8°  enfin  le  squire  proprement  dit,  à  qui  ces  dé- 
tails physiques  adhéraient  tant  bien  que  mal. 

On  raconte  qu'un  émigrant  écrivit  une  fois  à  son  père  de  venir  le 
rejoindre  dans  fouest,  parce  que  les  gens  les  plus  médiocres  s'y 
tiraient  d'affaire.  Le  squire  avait  dû  s'installer  au  Flat-Greek  pour 
une  raison  semblable.  Il  parlait  à  peu  près  le  langage  de  la  Nou- 
velle-Angleterre, mais  défiguré  par  la  prononciation  de  l'ouest. 
—  Mesdames  et  messieurs,  commença- t-il  en  retenant  de  son  mieux 
ses  fausses  dents  et  sa  perruque,  mesdames  et  messieurs,  je  suis 
vraiment  reconnaissant  à  M.  Means  de  l'honneur  qu'il  me  fait.  — 
Ensuite,  avec  des  efforts  consciencieux  pour  empêcher  les  pièces 
fragiles  qui  composaient  son  individu  de  s'éparpiller,  son  œil  noir 
roulant  à  gauche,  tandis  que  la  petite  prunelle  bleue  brillait  fixe, 
le  squire  siffla  entre  ses  dents  empressées  à  sortir  de  la  bouche  un 
éloge  éloquent  du  syllabaire,  qu'il  plaça  sur  le  même  rang  que  la 
Bible,  peut-être  plus  haut,  car  sans  le  syllabaire  que  serait  la  Bible, 
du  moins  à  quoi  servirait-elle?  Il  s'assura  que  sa  perruque,  qui 
avait  fait  plusieurs  évolutions  comiques,  était  revenue  à  sa  place, 
et  l'on  applaudit. 

—  Je  nomme  Larkin  Lanham  et  James  Buchanan  capitaines,  dit 
le  squire. 

Les  deux  jeunes  gens  interpellés  ainsi  s'avancèrent,  l'un  d'eux 
jeta  un  bâton  à  l'autre,  qui  l'empoigna  au  hasard;  puis  le  premier 
plaça  sa  main  au-dessus  de  la  main  du  second,  et  ils  changèrent  de 
main  successivement  jusqu'au  sommet.  Celui  qui  à  la  fin  ne  laisse 
plus  de  place  à  Tautre  gagne  le  droit  de  parler  d'abord.  L'épreuve 
ayant  été  deux  fois  sur  trois  favorable  à  Larkin,  celui-ci  fut  auto- 
risé à  nommer  le  champion  de  son  choix.  Il  hésita  une  seconde; 
tout  le  monde  se  tournait  vers  le  grand  Jim  Phillips,  mais  Larkin 
s'aventurait  volontiers  en  parages  inconnus.  Il  s'écria  donc  :  —  Je 
prends  le  maître!  — tandis  qu'un  murmure  de  surprise  se  faisait 
entendre  dans  la  salle  et  que  Buchanan  répliquait  vivement  :  — 
Moi,  je  prends  Jim  Phillips.  —  Aussitôt  la  foule  se  partagea  en  deux 
camps,  le  squire  ouvrit  son  syllabaire  et  se  mit  à  proposer  des  mots 
aux  deux  capitaines  qui  épelaient  l'un  contre  l'autre.  Larkin  ne 
tarda  pas  à  supprimer  une  l  à  réellement  et  dut  se  rasseoir  confus. 
Alors  s'avança  le  maître  d'école  fort  ennuyé,  car  il  craignait  en  se 
laissant  battre  de  perdre  le  peu  d'autorité  qu'il  pouvait  avoir.  Au 
moment  où  il  se  levait,  un  sourire  moqueur  du  docteur  Small,  beau 
jeune  homme  vêtu  en  gentleman,  le  troubla  encore  davantage;  mais 
il  fit  effort  pour  concentrer  toute  son  attention  sur  les  mots  que  le 
squire  bredouillait  fort  indistinctement.  Ceux  de  son  parti  ne  lui 
trouvaient  pas  assez  d'assurance  ni  de  volubilité.  Cependant,  au 
bout  de  dix  minutes,  Buchanan  perdit  pied,  et  Jim  Phillips  le  rem- 


LE   MAÎTRE    d'ÉGOLE    DU    FLAT-CREEK.  135 

plaça.  L'excitation  fut  alors  au  comble;  Jim,  le  plus  fameux  de  tous 
les  champions  connus,  un  grand  maigre,  aux  épaules  voûtées,  ne 
s'était  jamais  distingué  que  dans  l'art  d'épeler.  Ce  talent  est  chez 
certaines  gens  comme  un  sixième  sens  ;  on  naît  épeleur,  on  ne  le 
devient  pas. 

Bud  Means  avait  averti  le  maître,  désormais  son  ami,  que  Jim 
épelait  vite  comme  l'éclair,  et  qu'il  ne  se  laissait  pas  démonter  aisé- 
ment. Il  avait  battu  les  trois  derniers  maîtres,  et  battre  un  institu- 
teur en  épelant  est  aussi  glorieux  que  d'assommer  un  colosse  :  Bud 
Means  et  lui  se  partageaient  l'admiration  du  district. 

Pendant  une  demi-heure,  le  squire  chercha  les  mots  les  plus 
compliqués.  Ralph  épelait  lentement,  mais  sûrement.  Il  sentait 
néanmoins  que  Jim,  avec  sa  figure  longue  et  ses  mains  croisées 
derrière  le  dos,  avait  sur  lui  en  ce  moment  une  supériorité  réelle, 
dont  le  siège  était  apparemment  dans  son  nez,  car  Jim  épelait  avec 
cet  organe,  qu'il  avait  long  et  pointu.  L'inquiétude  et  les  précau- 
tions évidentes  de  Ralph  eurent  l'excellent  effet  de  rassurer  Jim, 
qui,  ne  doutant  plus  du  succès,  dédaignait  de  prendre  aucune  peine 
et  affectait  de  se  jouer  des  difficultés.  De  l'avis  de  tous,  la  balance 
penchait  en  sa  faveur;  mais  Ralph  se  rappelait  de  quelle  manière  à 
la  fois  prudente  et  résolue  Bull  avait  étranglé  le  raton, 

—  Théodolite!  dit  enfin  le  squire. 
Jim  épela  avec  un  y. 

—  A  votre  tour!  dit  le  squire  à  Ralph  en  perdant  ses  dents  d'é- 
motion. 

Le  champion  vaincu  s'assit  désespéré;  dans  la  salle,  le  bruit  fut 
tel  qu'il  fallut  suspendre  la  séance.  Un  seul  des  spectateurs  resta 
aussi  indifférent  à  l'issue  du  combat  qu'il  l'avait  été  à  ses  péripé- 
ties :  ce  jeune  gentleman,  le  docteur  Small. 

—  Rossé,  écrasé,  assommé  !  hurla  Bud  en  se  frottant  les  genoux 
avec  exaltation.  Shocky  sauta  de  joie,  et  le  vieux  Means  dit  à 
M.  Pete  Jones  :  —  Eh  bien!  qu'en  pensez-vous?  Il  les  battra  tous; 
je  savais  qu'il  était  fort,  c'est  pour  cela  que  je  l'ai  pris. 

Le  reste  fut  facile,  tous  les  épeleurs  qui  se  succédèrent  renon- 
çant vite  à  venir  à  bout  des  mots  extraordinaires  que  le  squire, 
nouveau  sphinx,  leur  proposait  comme  autant  d'énigmes.  Il  n'y  en 
avait  plus  qu'un  petit  nombre  à  battre,  et  personne  ne  prenait  plus 
d'intérêt  à  une  lutte  dont  le  succès  ne  semblait  pouvoir  être  dou- 
teux, lorsque  Ralph  échoua  au  moment  où  il  s'y  attendait  le  moins. 
Une  jeune  fille  en  robe  de  cotonnade  bleue  venait  de  s'avancer  ti- 
midement; le  maître  reconnut  Hannah,  la  servante  ou  plutôt  la  né- 
gresse blanche  de  la  famille  Means.  Elle  n'avait  jamais  mis  les  pieds 
à  l'école  en  ce  district,  et  pour  la  première  fois  prenait  part  à  un  con- 
cours. Lorsque  le  squire  lui  donna  d'abord  par  pitié  quelques  mots 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faciles,  elle  les  épeLa  d'un  air  distrait.  Pendant  ce  temps,  chacun, 
croyant  la  fête  terminée,  faisait  ses  préparatifs  de  départ.  Le  squire, 
fatigué,  lui  jeta,  pour  en  finir,  incompréhensibilitc,  suivi  d'autres 
mots  de  huit  syllabes.  A  la  surprise  générale,  la  jeune  fille  conti- 
nuait à  tenir  tête  au  maître.  Allait-elle  donc  le  battre,  lui  qui  avait 
battu  Jim  Philipps?  —  Dès  lors  chacun  s'intéressa  visiblement  à 
Hannah.  Ralph  s'aperçut  que  Shocky  l'avait  abandonné;  chaque  fois 
que  Hannah  répondait  bien,  sa  laideur  bizarre  s'illuminait  de  joie. 
De  fait,  Ralph  avait  été  le  premier  à  s'abandonner  lui-même.  Il  n'a- 
vait plus  l'esprit  présent  au  concours;  il  regardait  ce  joli  front, 
un  peu  bas  sous  les  cheveux  ondes,  mais  large  et  uni,  ce  teint 
éclatant,  cette  physionomie  douce  et  ouverte,  qu'il  avait  remarquée 
déjà,  et  qui  s'épanouissait  sous  l'influence  de  la  sympathie  générale. 
L'esclave  opprimée  secouait  le  joug,  la  femme  apparaissait  radieuse; 
il  lui  souhaitait  presque  la  victoire.  Le  bouledogue  avait  fait  place 
en  lui  à  un  personnage  nouveau  qu'il  ne  connaissait  guère,  et  qui 
ressemblait  fort  à  un  amoureux.  Le  squire  était  au  bout  de  son  syl- 
labaire; il  tirait  vainement  sa  perruque  de  droite  à  gauche,  et  son 
œil  de  verre  se  fixait  obstinément  sur  les  pages  épuisées. 

—  Daguerréotype!  cria-t-il  enfin  à  Ralph. 

—  D...  a...  u...  —  Ralph  avait  bien  le  droit  de  bredouiller  après 
une  pareille  séance. 

—  L'autre  maintenant  ! 

—  Hannah,  mon  Hannah,  a  battu  le  maître!  cria  Shocky  hors  de 

lui. 

Ralph  s'approcha  pour  la  féliciter.  Cependant  le  docteur  Small  ne 
bougeait  pas  de  son  coin. 

Le  squire  fit  taire  tout  le  monde,  puis  d'une  voix  enrouée  :  — 
Notre  jeune  amie  Hannah  Thomson  reste  seule  de  son  parti,  elle 
aura  donc  à  épeler  contre  presque  tout  le  camp  opposé.  Je  prends 
la  liberté  de  remettre  à  demain  soir  la  fin  de  cette  lutte  intéressante 
et  mémorable,  avec  l'espoir  que  notre  jeune  amie  s'assurera  défini- 
tivement la  couronne  de  cyprès  de  la  gloire.  —  Le  squire  n'était 
pas  toujours  heureux  dans  ses  figures  de  rhétorique. 

Les  jeunes  gens  qui  s'étaient  proposés  pour  cavaliers  durant  le 
concours  escortèrent  chacun  la  dame  de  ses  pensées.  On  ignore 
pourquoi  le  docteur  Small  se  chargea  de  Miranda.  Hannah  s'étant 
attardée  à  causer  avec  Shocky,  Ralph  songea  tout  à  coup  qu'il  avait 
oublié  chez  les  Means  un  objet  dont  il  n'avait  aucun  besoin  et  réso- 
lut de  l'aller  chercher  sans  retard... 

Vous  voudriez  le  récit  de  cette  promenade,  vous  êtes  saturés  des 
Means,  des  squire  Hawkins,  des  Pete  Jones  et  des  autres,  vous 
voudriez  savoir  ce  qu'il  advint  entre  cette  honnête  fille  et  ce  garçon 
naïf,  et  combien  de  rayons  de  lune  vinrent  les  baiser  au  front  à  tra- 


LE    MAÎTRE    d'ÉCOLE    DU    FLAT-CREEK.  137 

vers  les  branches  d'érable,  et  quelle  bénédiction  silencieuse  leur 
donna  l'étoile  du  soir.  Inutile  de  me  demander  cela.  Il  ne  faisait  pas 
de  clair  de  lune,  et  toutes  les  feuilles  étaient  tombées  des  branches 
noircies  des  érables,  secouées  par  le  vent  d'hiver.  Au  bas  de  la  pre- 
mière descente,  en  quittant  l'école,  Ralph  rejoignit  la  jeune  fille,  qui 
marchait  rapidement  dans  l'obscurité;  il  ne  lui  demanda  pas  la  per- 
mission de  l'accompagner.  Ralph  et  Hannah  se  comprirent  et  eurent 
confiance.  Le  jeune  homme  avait  dès  le  premier  jour  vénéré  la  vic- 
time patiente  et  résignée  de  M'""  Means;  mais  ce  fut  lorsqu'elle  ou- 
vrit ses  ailes  au  soleil,  nouveau  pour  elle,  de  l'admiration ,  qu'il 
l'aima.  Il  l'avait  vue  s'éveiller.  A  quoi  bon  répéter  ce  qu'ils  dirent? 
We  croyez-vous  pas  qu'il  lui  parla  d'amour  en  lui  parlant  du  temps, 
de  la  moisson,  de  l'école?  —  Oui,  c'étaient  bien  là  les  mots,  mais 
sous  ces  lieux-communs  vibrait  autre  chose.  Les  mots  sont  si  pau- 
vres !  l'accent  vaut  mieux.  Qu'ils  fussent  fous,  je  ne  le  nie  pas.  Reste 
à  savoir  si  l'on  est  fou  d'être  heureux,  ou  si  d'autres  sont  fous  de 
ne  pas  l'être.  En  tout  cas,  laissons -les  en  repos  :  les  soucis  leur 
viendront  avant  demain  matin. 

En  causant  donc  de  tout  leur  cœur  de  choses  insignifiantes,  ils 
traversèrent  le  pâturage,  qui  était  le  plus  court  chemin.  Une  pluie 
légère  survint  comme  ils  atteignaient  l'aulnaie,  ce  qui  leur  permit 
de  s'arrêter  sous  un  arbre,  bien  que  la  maison  fût  tout  près. 

—  Ne  puis-je  vous  aider  en  rien?  demanda  Ralph  avec  intérêt. 

—  Non,  vous  ne  le  pouvez,  personne,  le  temps  seul  et  Dieu. —  Il 
s'ensuivit  un  silence  et  un  peu  de  gêne;  ils  étaient  heureux  pour- 
tant. 

Devant  la  porte ,  le  docteur  Small  passa  près  d'eux  de  l'air  froid 
et  délibéré  qui  lui  était  ordinaire.  Ralph  oublia  complètement  ce 
qu'il  était  venu  chercher;  il  ne  pensait  qu'au  regret  de  quitter  si 
vite  Hannah.  Aussitôt  qu'il  se  fut  éloigné,  la  voix  aigre  de  M'"^  Means, 
étranglée  par  la  colère,  éclata  :  —  Voilà  une  belle  fille  par  ma  foi! 
ah  !  oui,  une  belle  fille  !  Courir  les  chemins  après  dix  heures  avec 
un  étranger,...  le  premier  venu  !  Me  récompenser  ainsi,...  me  faire 
cette  honte  !  oui,  cette  honte  !  Vous  êtes  une  fourbe,  une  coquine. 
Vous  aurez  beau  lever  la  tête,  parce  que  vous  épelez  mieux  qu'une 
autre!  Qu'on  me  rattrape  à  vous  laisser  retourner  au  concours! 
qu'on  me  rattrape,  vous  dis-je! 

—  Allons,  maman,  fit  observer  Bud,  voilà  bien  du  tapage  pour 
peu  de  chose.  Si  vous  continuez  ce  vacarme,  vous  allez  éveiller 
tout  le  monde  d'ici  à  Glifty. 

—  Et  mes  propres  enfans  me  traitent  ainsi  !  reprit  la  mère  exas- 
pérée, ils  prennent  parti  pour  une  péronnelle  contre  leur  propre 
sang.  Ah!  ils  se  soucient  de  mes  peines!  Que  je  sois  humiliée,  in- 


138  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sultée,  ils  s'en  moquent...  Moi  qui  ai  toute  ma  vie  travaillé  pour 
toi,  malheureux  ! 

Bud  se  mit  à  siffler  en  s' asseyant  au  coin  de  l'âtre.  Il  avait  pro- 
duit la  diversion  qu'il  désirait,  car,  tandis  que  M'"^  Means  fulminait 
contre  lui,  la  pauvre  Hannah  put  se  réfugier  dans  son  galetas.  Là, 
quelque  navrée  qu'elle  fût  de  tant  d'outrages,  elle  entendit  peu  à 
peu  s'éteindre  la  voix  dure  de  l'ogresse,  dominée  par  la  voix  douce 
et  respectueuse  de  Ralph  Hartsook.  Elle  se  rappelait  avec  délices 
tout  ce  qu'il  avait  dit  d'indifférent  en  apparence;  puis  elle  revint 
sur  les  détails  de  trois  années  de  servitude,  elle  songea  qu'elle  était 
liée  par  un  engagement  indépendant  de  sa  volonté  à  servir  trois 
années  encore,  et  elle  pria  pour  sa  délivrance  avec  la  foi  que  donne 
l'amour.  Ne  pouvant  dormir,  elle  se  mit  à  la  fenêtre.  La  lune  brillait 
maintenant;  elle  distingua  le  sentier  à  travers  le  pâturage,  l'écha- 
lier  que  Ralph  l'avait  aidée  à  franchir,  l'aulnaie  où  ils  avaient  at- 
tendu la  fui  de  la  pluie. 

Quelqu'un  enjamba  î'échalier,se  dirigea  vers  l'aulnaie  et  de  là  du 
côté  de  la  maison  de  Pete  Jones.  Qui  donc  était-ce?  Il  lui  semblait 
reconnaître  Ralph;  cependant  le  froid  la  força  de  rentrer  dans  son 
lit.  Elle  s'assoupit  frissonnante,  et  rêva  non  de  l'avenir  incertain, 
mais  d'un  passé  béni,  du  foyer  paternel;  sa  mère,  son  frère,  étaient 
là,  et  aussi  le  maître  d'école. 

III.     —    DANS    LES    TÉNÈBRES. 

Ralph  devait  prendre  gîte  cette  même  nuit  chez  M.  Pete  Jones. 
L'usage  étant  que  le  maître  logeât  successivement  chez  les  parens 
de  ses  élèves,  et  M.  Pete  Jones  envoyant  sept  jeunes  citoyens  de 
différons  âges  à  l'école,  il  se  trouvait  contraint  à  vivre  de  lard 
rance  quinze  jours  durant  sous  un  toit  mal  joint  qui  abritait  une 
troupe  de  marmots  braillards,  et  condamné  à  partager  le  grabat 
d'un  des  garçons.  Ce  grabat  était  dans  le  grenier.  Ralph  n'y  put 
dormir,  soit  que  son  voisin  prît  toute  la  place,  soit  qu'il  fut  trop 
agité  par  le  souvenir  des  événemens  de  la  soirée.  Après  avoir 
compté,  comme  un  avare  compte  son  trésor,  chacun  des  pas  qu'il 
avait  faits  en  compagnie  de  Hannah,  le  jeune  homme,  désespérant 
de  fermer  l'œil,  se  rhabilla  et  alla  s'asseoir  au  sommet  de  l'échelle 
dont  la  base  touchait  le  pâturage  qui  séparait  les  terres  de  Jones 
des  terres  de  son  collègue  Means.  Le  pâturage,  toujours  d'un 
beau  ton  bleuâtre,  reflétait  les  rayons  argentés  de  la  lune.  A  quel- 
que distance  frémissait,  sous  une  légère  brise,  le  grand  aulne  au 
pied  duquel  il  s'était  reposé  avec  Hannah.  Descendre,  enjamber  l'é- 
chalier  et  suivre  le  petit  sentier  jusqu'à  l'aulnaie,  reprendre  ensuite 


LE   MAÎTRE    d'ÉCOLE    DU    FLAT-CREEK.  139 

la  route  qui  conduisait  à  l'école,  ce  fut  fait  aussitôt  que  rêvé.  Arrivé 
au  pli  de  la  route  où  il  avait  rejoint  Hannah  (c'était  le  lieu  même 
où  quelques  jours  auparavant  il  avait  rencontré  Shocky),  il  s'appuya 
contre  l'échalier,  et  se  mit  à  songer  aux  moyens  de  se  dévouer  à 
elle.  Tout  à  coup  il  tressaillit  :  le  bruit  du  galop  de  plusieurs  che- 
vaux se  rapprochait.  Instinctivement  il  s'effaça  dans  l'ombre  de  la 
haie  de  clôture.  Trois  cavaliers  passèrent  rapidement.  L'un  d'eux 
néanmoins  parut  l'apercevoir,  car  il  ralentit  le  train  de  son  cheval, 
qui  était  alezan  avec  le  pied  gauche  de  devant  et  les  naseaux  blancs. 
Jamais  encore  Ralph  n'avait  vu  ce  cheval  dans  le  pays,  mais  il  lui 
sembla  que  la  tournure  du  cavalier  ne  lui  était  pas  inconnue,  bien 
qu'il  ne  pût  lui  appliquer  un  nom.  Il  éprouva  un  moment  de 
frayeur;  il  savait  que  la  région  du  Flat-Greek  et  du  Glifty-Greek 
était  depuis  quelque  temps  infestée  par  des  malfaiteurs  qui  enle- 
vaient les  chevaux  et  pillaient  les  maisons.  Avant  que  P»alph  eût 
retrouvé  la  force  de  bouger,  le  sabot  d'un  autre  cheval  résonna 
sur  la  terre  durcie.  Le  docteur  Small  passa  tranquillement,  s'arrêta 
pour  le  regarder,  puis  continua  son  chemin.  Ralph  avait  une  hor- 
reur superstitieuse  du  docteur  :  ils  étaient  nés  dans  le  même  vil- 
lage de  Lewisburg,  et  le  maîlre  d'école,  plus  jeune  de  plusieurs 
années,  connaissait  diverses  circonsta^ices  de  la  vie  de  Small  qui 
démentaient  la  bonne  opinion  qu'on  avait  de  lui  dans  le  pays.  Small 
parlait  peu,  il  ne  faisait  jamais  de  profession  de  foi,  ne  se  vantait 
jamais  ;  mais  il  était  austère  au  point  de  se  priver  volontairement 
d'une  tasse  de  thé  ou  d'un  cigare;  lorsqu'on  lui  offrait  à  boire,  il 
savait  répondre  d'un  ton  grave  et  presque  sublime  :  —  De  l'eau, 
s'il  vous  plaît.  —  Small,  le  buveur  d'eau,  était  partout  cité  comme 
un  modèle;  il  fallait  être  bien  fin  pour  découvrir  les  passions  qui 
s'agitaient  sous  cette  froide  surface,  pour  plonger  dans  cet  abîme 
d'hypocrisie.  Ralph  néanmoins  savait  depuis  longtemps  à  quoi  s'en 
tenir  sur  les  fausses  vertus  du  docteur,  et  celui-ci,  se  sentant  dé- 
masqué à  ses  yeux,  le  desservait  en  toute  occasion.  La  rencontre 
imprévue  de  son  ennemi  acheva  de  frapper  l'imagination  de  Ralph  : 
il  rentra  tremblant  et  pris  de  fièvre  dans  le  grenier  des  Jones;  il 
ne  se  doutait  pas  que  Hannah,  tout  émue,  tourmentée,  elle  aussi, 
par  l'insomnie,  eût  observé  chacun  de  ses  mouvemens. 

Un  certain  bruit  ne  tarda  pas  à  se  faire  entendre;  on  ouvrait  la 
porte  de  la  maison.  Étaient-ce  les  voleurs?  On  marchait  à  pas  de 
loup.  Fallait-il  se  lever,  donner  l'alarme?  Ralph  réfléchit  que,  si 
les  voleurs  s'avisaient  d'entrer,  ils  trébucheraient  sûrement  sur 
quelqu'un  des  marmots  ou  des  chiens  qui  couvraient  le  plancher, 
il  se  tint  tranquille  et  finit  par  s'endormir.  La  fumée  de  graisse 
fondue  qui  montait  de  la  cuisine  l'éveilla. 

Pete  Jones,  maussade  à  déjeuner,  alla  jusqu'à  traiter  grossière- 


iZiO  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

ment  son  hôte,  comme  s'il  eût  cherché  une  querelle;  mais  le  maître 
était  trop  préoccupé  des  événemens  de  la  nuit  précédente  pour  y 
prendre  garde  :  loin  de  là,  le  repas  terminé,  il  se  rendit  à  l'écurie 
avec  l'obligeante  intention  d'aider  Pete  Jones.  —  On  n'a  que  faire 
de  vos  mains  blanches,  répondit  rudement  ce  dernier.  —  Au  même 
instant,  Ralph  reconnut  dans  un  coin  le  cheval  alezan  marqué  de 
blanc  au  nez  et  au  pied  gauche;  c'était  bien  lui,  les  maraudeurs  de 
la  nuit  ne  pouvaient  être  loin.  Tout  préoccupé  de  ce  nouvel  inci- 
dent, Ralph  se  dirigea  vers  l'école  avant  l'heure;  mais  la  mauvaise 
fortune  qui  s'acharnait  à  lui  voulut  qu'il  trouvât  Miranda  sur  son 
chemin.  Malgré  lui,  il  répondit  plus  que  froidement  aux  avances  de 
cette  nymphe  des  bois. 

—  Hannah  est  malade  ce  matin,  elle  a  pris  froid  en  se  promenant 
la  nuit  dernière,  et  n'ira  pas  ce  soir  au  concours,  dit  Miranda  avec 
un  sourire  niais. 

En  apprenant  que  Hannah  souffrait  à  cause  de  lui,  il  se  sentit  en- 
core plus  troublé.  L'insomnie,  l'irritation  nerveuse,  ont  souvent 
pour  effet  d'agiter  les  plus  pures  consciences  et  de  grossir  les 
moindres  incidens.  Quel  besoin  avait-il  de  battre  les  chemins  à  deux 
heures  du  matin  et  d'y  rencontrer  trois  chevaux  au  galop,  dont  un 
était  alezan  marqué  de  blanc?  Quel  besoin  avait-il  d'épier  le  doc- 
teur, qui  peut-être  quittait  le  chevet  d'un  agonisant?  Quand  nous 
nous  croyons  coupables,  nous  sommes  généralement  de  mauvaise 
humeur.  Ce  fut  avec  la  volonté  de  blesser  Miranda  qu'il  lui  dit  à 
brûle-pourpoint  :  —  Hannah  est  en  vérité  une  belle  personne. 

—  C'est  aussi  l'avis  de  Bud,  répliqua  M'^'  Means. 

—  Vraiment?  fit  Ralph,  dressant  l'oreille. 

—  Je  le  crois  du  moins;  sans  cela,  pourquoi  se  feraient-ils  la  cour 
depuis  bientôt  un  an? 

Le  pauvre  maître  d'école  vit  bien  que  rien  ne  manquait  au  dé- 
sastre. Il  fit  un  effort  pour  parler,  mais  la  voix  expira  dans  son  go- 
sier. A  ce  moment  survint  Shocky. 

—  Savez-vous  la  nouvelle?  cria-t-il,  on  a  pillé  la  nuit  dernière 
la  maison  du  Hollandais. 

Ralph  se  rappela  les  trois  cavaliers  et  le  docteur,  qui  les  avait 
suivis  de  si  près;  il  se  rappela  le  cheval  alezan  et  le  bruit  de  la  porte 
ouverte.  Tout  en  faisant  machinalement  sa  classe  :  —  quel  parti 
prendre?  se  demandait-il,  —  et  forage  grondait  autour  de  lui.  Bud 
n'était  point  venu  à  l'école,  il  devait  être  jaloux.  Pete  Jones  lui  en 
voulait  évidemment  de  l'avoir  épié.  Devait-il  dire  tout  ce  qu'il  soup- 
çonnait au  sujet  du  vol?  Mais  personne  ne  croirait  à  la  culpabilité 
du  vertueux  Small,  et  Pete  Jones  se  vengerait.  Puis  comment  ex- 
pliquer sa  promenade  à  deux  heures  du  matin?  Il  en  revint  aux  le- 
çons du  bouledogue  :  attendre  de  pied  ferme  et  les  dents  serrées. 


LE    MAÎTRE    d'ÉCOLE    DU    FLAT-CREEK.  Ihl 

Après  souper,  il  se  rendit  au  concours,  qui,  vu  l'absence  de 
Hannah  et  l'émolion  causée  par  le  vol,  fut  peu  intéressant.  On  s'en- 
tretenait tout  bas,  par  petits  groupes.  Pete  Jones  avait  pris  sous  sa 
protection  spéciale  le  Hollandais,  ainsi  nommé  parce  qu'il  était  le 
seul  Allemand  de  la  colonie;  il  affectait  d'être  le  plus  indigné  de 
tous  contre  les  voleurs.  Ralph,  craignant  que  son  silence  ne  fût  mal 
interprété,  essaya  de  parler;  mais  il  ne  pouvait  révéler  ce  qu'il  sa- 
vait, et  le  peu  qu'il  disait  lui  semblait  sonner  creux  et  faux.  Il  se 
tut  donc,  tandis  que  Pete  Jones  jurait  au  Hollandais  que,  s'il  ren- 
contrait le  drôle  qui  avait  fait  le  coup,  il  le  pendrait  haut  et  court 
sans  autre  forme  de  procès.  —  Et  je  parierais  un  cheval  que  pas 
•  bien  loin  d'ici  quelqu'un  en  sait  plus  long  qu'il  n'en  veut  dire, 
ajouta  Pete  Jones.  —  Ralph  se  demanda  s'il  parierait  le  cheval 
alezan.  CeLte  nuit-là  lui  parut  longue.  Une  neige  légère  tombait  par 
les  fentes  du  toit  sur  le  lambeau  d'étoffe  rapiécée  qui  lui  servait  de 
couverture.  Le  malheureux  fut  d'abord  poursuivi  par  l'idée  fixe  que 
son  hôte  lui  couperait  la  gorge  avant  le  matin;  lorsqu'il  se  fut  enfin 
démontré  à  lui-même  qu'il  était  invraisemblable  que  Jones  commît 
un  meurtre  dans  sa  propre  maison,  la  pensée  des  amours  de  Bud  et 
de  Hannah  prit  le  dessus.  Une  fille  comme  Hannah  descendue  jus- 
qu'à un  Bud  Means!  Règle  générale,  un  homme  lettré  s'imagine 
toujours  faire  grand  honneur  à  une  femme  en  l'aimant.  L'orgueil 
de  Ralph  faillit  étouffer  sa  conscience;  mais  les  idées  d'honneur  qui 
lui  avaient  été  inspirées  dès  l'enfance  revinrent  vite  une  à  une.  Al- 
lait-il donc  dérober  le  bien  d'un  ami?  Dans  les  ténèbres,  il  engagea 
une  grande  lutte  contre  lui-même,  la  lutte  que  saint  Paul  appelait 
celle  de  la  chair  contre  l'esprit,  et  que  Darwin  appellerait,  je  sup- 
pose, celle  de  l'homme  contre  ce  qui  reste  en  lui  de  la  bête.  Avec 
l'aide  de  Dieu,  Ralph  fut  vainqueur,  bien  qu'il  lui  en  coûtât. 

Le  lendemain,  qui  était  un  vendredi,  Shocky  vint  l'inviter  de  la 
part  du  squire  Hawkins  à  passer  chez  lui  les  journées  du  samedi  et 
du  dimanche.  Le  digne  juge  de  paix  avait  pensé  lui  rendre  service 
en  le  délivrant  ainsi  de  l'hospitalité  grossière  d'un  Pete  Jones,  et 
Ralph  se  hâta  de  lui  porter  ses  remercîmens.  Tout  en  marchant 
avec  Shocky,  il  essaya  d'amener  la  conversation  sur  Hannah,  que 
l'enfant  paraissait  tant  aimer.  —  Pauvre  vieil  arbre!  dit  Shocky  en 
passant  près  d'un  orme  noueux  et  tordu  isolé  sur  la  route. 

—  Pourquoi  pauvre? 

—  Parce  qu'il  est  seul...  Oui,  reprit-il  après  une  pause,  il  est 
malheureux  et  seul.  Je  voudrais  être  mort  depuis  qu'on  a  mis  mon 
père  au  cimetière,  ma  mère  à  l'asile  des  pauvres  et  ma  sœur  chez 
la  vieille  M'"*  Means.  Monsieur,  qu'est-ce  que  c'est  qu'un  asile? 
est-ce  plus  laid  que  chez  les  Means?  Oui,  je  voudrais  mourir  et  être 
emporté  sur  un  de  ces  nuages-là  avec  maman  et  Hannah  auprès 


I!l2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  mon  père.  Croyez-vous  que  Dieu  oublie  les  petits  garçons  quand 
leur  père  est  mort  et  que  leur  mère  est  à  l'asile  des  pauvres?  Moi, 
je  le  crois.  Mon  père  venait  de  si  loin,  d'Angleterre!  en  route,  sur 
la  mer,  Dieu  l'aura  perdu.  Personne  ne  se  soucie  de  Dieu  au  Flat- 
Creek;  comment  voulez-vous  que  Dieu  se  soucie  du  Flat-Creek?  Je 
l'aimerais  bien  pourtant,  s'il  voulait  tirer  maman  de  cet  asile  des 
pauvres  et  Hannah  de  chez  les  Means,  pour  que  je  puisse  les  em- 
brasser tous  les  soirs  comme  je  faisais,  voyez-vous,  quand  papa 
n'était  pas  mort.  —  Ralph  eût  voulu  parler,  il  ne  le  pouvait.  Shocky 
continuait  donc  de  dire  ses  pensées  aux  arbres  et  aux  haies  du 
chemin. 

—  M.  Pearson,  lui,  a  été  bon  de  me  prendre;  sans  cela,  j'aurais 
été  loué  sans  doute,  comme  Hannah,  jusqu'à  vingt  et  un  ans  à 
quelques  méchantes  gens,  et  je  n'ai  que  sept  ans,  cela  ferait  treize 
ans  avant  de  revoir  ma  mère,  tandis  que  dans  trois  ans  Hannah 
aura  fini  son  temps;  je  serai  grand,  je  pourrai  travailler,  et  nous 
aurons  une  jolie  maison  comme  celle  de  Granny  Sanders.  —  Il  dé- 
signait de  la  main  une  hutte  en  bois  entourée  d'un  rang  de  fleurs 
de  tournesols  desséchées  par  le  soleil,  avec  un  tonneau  d'eau  de 
pluie  à  la  porte.  Là  vivait  une  vieille  femme,  fort  laide,  qui  pré- 
tendait posséder  des  secrets  contre  tous  les  maux.  Grand'mère  San- 
ders était  le  médecin  et  la  gazette  du  pays. 

Ralph  ne  regarda  pas  la  cabane  que  lui  montrait  Shocky.  H  avait, 
reconnu  le  cheval  de  Smalf  à  la  porte.  Quel  motif  pouvait  amener 
le  médecin  chez  la  sorcière?  S'il  se  fût  approché  de  la  porte,  il  eût 
entendu  Small  interroger  avec  intérêt  la  Granny  sur  ses  recettes;  il 
l'eût  vu  hocher  la  tête  d'un  air  d'approbation  et  de  déférence  pen- 
dant qu'elle  expliquait  la  vertu  que  possède  le  sang  d'un  chat  noir 
contre  l'érysipèle,  puis  flairer  les  bouteilles,  demander  le  nom  des 
simples  et  s'insinuer  ainsi  dans  sa  confiance  et  dans  son  amitié, 
après  l'avoir  étourdie  par  l'honneur  de  sa  visite.  La  sorcière  une 
fois  apprivoisée,  les  commérages  jaillirent  d'eux-mêmes  sans  que 
Small  les  encourageât  autrement  que  par  un  sourire  ou  un  cligne- 
ment d'oeil.  Le  vol  fut,  bien  entendu,  cité  en  première  ligne.  Il  la 
quitta  sans  avoir  prononcé  plus  de  vingt  mots;  mais  le  soir  même 
on  savait  par  la  gazette  du  Flat-Creek  que  le  maître  d'école  avait 
laissé  dans  son  pays  une  réputation  assez  mauvaise  pour  qu'on  pût 
sans  témérité  le  soupçonner  de  forcer  au  besoin  les  serrures. 

IV.   —   MISS    MARTHE    HAWKINS. 

—  Rien  n'est  meilleur  pour  la  santé  cpe  de  bêcher  la  terre.  Te- 
nez !  l'année  dernière,  dans  mon  pays  de  l'est,  j'étais  toute  maigre, 
je  ne  tenais  plus  qu'à  un  fil;  le  docteur  m'a  ordonné  de  travailler 


LE    MAÎTRE    d'ÉCOLE    DU    FLAT-CREEK.  143 

au  jardin.  J'ai  acheté  une  bêche,  et  je  m'en  trouve  à  merveille.  — 
La  scène  se  passe  dans  le  jardin  du  squire,  où  Ralph  aide  ce  véné- 
rable magistrat  dans  les  diiïérens  travaux  que  comporte  une  tiède 
journée  d'hiver.  Tout  en  causant,  miss  Marthe  Hawkins,  la  nièce  du 
squire,  qui  tient  la  maison  depuis  le  veuvage  de  son  oncle,  s'ap- 
puie à  la  petite  barrière  qu'elle  appelle  pompeusement  la  grille. 
Elle  arrive  depuis  peu  du  Massachusetts,  et  elle  a  la  manie  de  par- 
ler de  l'est,  comme  pour  rappeler  aux  indigènes  l'immense  su- 
périorité que  doit  avoir  nécessaiiement  sur  des  barbares  de  leur 
espèce  une  demoiselle  du  Massachusetts,  —  Quand  j'étais  à  Bos- 
ton... —  Ce  lambeau  de  phrase  revient  incessamment  dans  ses 
discours.  Notez  que  miss  Marthe  n'est  allée  à  Boston  qu'une  fois; 
mais,  cette  visite  étant  l'événement  le  plus  important  de  sa  vie, 
elle  n'hésite  pas  à  le  faire  figurer  dans  toutes  ses  réminiscences. 
Ralph  ne  s'ennuie  point  auprès  de  miss  Marthe  :  il  lui  trouve  de  l'es- 
prit malgré  ses  prétentions,  qui  d'ailleurs  le  font  rire;  il  essaie 
d'oublier  ainsi  Hannah ,  Bud,  le  vol  et  tout  le  reste;  la  chère  de- 
moiselle est  si  charmée  de  rencontrer  quelqu'un  sur  qui  elle  puisse 
produire  de  l'effet  qu'elle  ne  quitte  guère  son  hôte  depuis  qu'il  est 
dans  la  maison.  A  ce  moment  précis,  Ralph  est  pourtant  assez  dis- 
trait, il  ne  la  regarde  ni  ne  l'écoute;  un  homme  et  deux  chevaux 
viennent  d'apparaître  au  sommet  de  la  route  :  l'homme  monte  un 
des  chevaux  et  tient  l'autre  par  la  bride,  c'est  la  jument  baie  des 
Means  et  le  poulain  rouan  de  Bud.  Ralph  les  a  reconnus  tout  de 
suite,  il  a  compris  que  Bud  revient  du  moulin  à  manège,  et  il  ne  le 
voit  pas  approcher  sans  une  secrète  émotion.  Depuis  le  fameux  soir 
où  il  a  ramené  Hannah  du  concours  d'épellation,  il  ne  s'est  pas 
trouvé  en  face  de  son  ancien  ami,  devenu  son  rival...  Son  rival! 
force  lui  est  bien  de  le  croire,  non  pas  qu'il  soit  disposé  à  une  con- 
fiance absolue  dans  les  propos  de  Miranda;  mais  l'absence  persis- 
tante de  Bud,  qui  n'a  point  reparu  à  l'école,  ne  lui  permet  pas  de 
conserver  à  ce  sujet  le  moindre  doute. 

—  Quand  j'étais  à  Boston,  commence  M'^^  Marthe...  En  suivant 
la  direction  du  regard  de  Ralph  ,  elle  aperçoit  Bud  qui  descend  la 
pente  rapide  que  forme  la  route  à  cet  endroit,  et  s'interrompt  brus- 
quement. Bud  est  très  rouge  et  a  l'air  maussade;  il  répond  à  peine 
au  bonjour  qu'on  lui  adresse;  il  est  évidemment  en  colère,  et  Ralph 
croit  savoir  pourquoi. 

Vers  le  soir,  Ralph  Hartsook  s'en  alla  errant  à  travers  le  champ 
de  blé  du  squire  jusqu'au  bois.  Le  souvenir  de  sa  promenade  avec 
Hannah  l'étouffait.  11  marchait  devant  lui,  suivait  docilement  un 
sillon,  puis  un  autre,  prêtait  l'oreille  au  frémissement  du  chaume 
froissé  par  le  vent,  et  trouvait  une  certaine  consolation  dans  l'as- 
pect misérable  du  paysage.  Il  s'enfonça  ensuite  sous  les  hêtres, 


ihh  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

poussant  du  bout  de  son  pied  des  vagues  de  feuilles  mortes,  tandis 
qu'à  travers  les  branches  minces  et  vibrantes  retentissaient  des  gé- 
missemens  qui  pouvaient  lui  faire  croire  que  toute  la  nature  était 
désespérée  avec  lui.  Il  y  a  une  sorte  de  fascination  dans  le  sillon 
d'un  sentier  qu'on  a  pris  au  hasard  et  qui  conduit  on  ne  sait  où.  Le 
sentier  que  suivait  maintenant  Ralph  courait,  ondulait  irrégulier  à 
travers  le  bois,  tournant  à  droite  pour  éviter  une  racine,  déviant  à 
gauche  pour  adoucir  une  descente,  puis  de  côtés  et  d'autres,  selon 
le  caprice  de  celui  qui  le  premier  l'avait  tracé.  Ralph  ne  résista  pas 
au  charme,  et,  entraîné  toujours,  arriva  dans  un  creux  où  babillait 
certain  ruisseau  parmi  les  pierres  calcaires  qui  obstruaient  son  lit. 
Un  peu  plus  loin,  il  y  avait  une  petite  cabane  en  pièces  de  bois  ar- 
rondies, drôlement  plantée  au  milieu  d'un  jardinet  qu'environnait 
une  clôture  de  broussailles.  La  cheminée,  formée  de  bâtons  et  d'ar- 
gile, coiffée  d'un  baril  défoncé  des  deux  bouts,  donnait  une  phy- 
sionomie particulière  à  cette  cabane.  L'idée  vint  à  Ralph  que  ce 
devait  être  là  le  Trou- Rocheux  et  la  maison  du  vieux  Pearson,  le 
vannier  à  jambe  de  bois,  protecteur  de  Shocky.  A  tout  hasard,  il 
frappa,  et  sa  surprise  fut  grande  d'être  introduit  par  Marthe.  — 
Vous  ici,  miss  Hawkins?  dit-il  après  avoir  serré  les  mains  de  l'in- 
valide et  de  sa  femme  paralytique,  tandis  que  Shocky  s'élançait  af- 
fectueusement à  sa  rencontre. 

—  Que  Dieu  la  bénisse  !  dit  la  vieille  femme ,  c'est  bien  la  meil- 
leure créature  qu'il  y  ait  !  Elle  vient  ici  presque  tous  les  jours  pour 
réconforter  le  monde  d'une  manière  ou  d'une  autre. 

Miss  Marthe  rougit,  et  répliqua  qu'elle  venait  volontiers  parce 
que  le  Trou-Rocheux  ressemblait  tant  à  un  endroit  qu'elle  aimait 
dans  l'est,  et  que  M.  et  M'"®  Pearson  lui  rappelaient  aussi  des  gens 
excellens  qu'elle  avait  connus  à  Boston. 

—  Allons  donc  !  dit  le  vieux  vannier,  ne  parlons  pas  de  gens  ex- 
cellens, s'il  vous  plaît,  de  bonté,  d'obligeance  ni  de  pareilles  sor- 
nettes. Certainement  vous  approchez  de  la  bonté  plus  qu'aucune 
personne  que  je  connaisse;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  nous 
sommes  tous  des  égoïstes. 

—  Vous  n'étiez  pas  égoïste  quand  vous  veilliez  mon  père  quinze 
nuits  de  suite,  dit  Shocky,  tendant  au  vieillard  un  éclat  de  bois. 

—  Si  fait!  —  Ceci  fut  souligné  d'un  ton  terrible. — Ton  père  était 
un  misérable  Anglais.  Je  les  avais  proprement  arrangés,  vos  ha- 
bits rouges,  dans  la  guerre  de  1812,  et  c'est  l'un  d'eux  qui  m'a 
fait  perdre  la  jambe  en  y  plantant  sa  baïonnette  à  Lundy's-Lane; 
un  camarade  l'a  tué,  le  gredin,  ce  qui  est  une  compensation.  Je 
n'aimais  donc  pas  ton  père,  vu  sa  qualité  d'Anglais;  mais,  s'il  était 
mort  dans  ce  pays  hbre  faute  de  quelqu'un  qui  lui  donnât  une 
goutte  d'eau,  le  diable  m'emporte  si  je  n'aurais  pas  honte,  au  bar- 


LE    MAÎTRE    d'ÉCOLE    DU    FLAT-CREEK.  1Z[5 

beciie  (1)  du  h  juillet,  de  lever  ma  jambe,  de  bois  pour  faire  applau- 
dir les  gars.  C'est  la  chose  la  plus  égoïste  que  j'aie  jamais  faite. 
INous  sommes  tous  égoïstes. 

—  Vous  ne  l'avez  pas  été  quand  vous  m'avez  pris  une  nuit,  vous 
savez?..  —  La  figure  de  Shocky  brillait  de  reconnaissance. 

—  Si  fait,  polisson!  Pourquoi  est-ce  que  je  t'ai  pris,...  hein? 
Pour  faire  enrager  Pete  Jones  et  son  frère.  Ce  sont  des  voleurs,  le 
diable  les  emporte!  — Ralph  frissonna;  le  cheval  alezan  galopait  de 
nouveau  sous  ses  yeux.  —  Une  bande  de  voleurs,  voilà  ce  qu'ils  sont! 

—  De  grâce,  monsieur  Pearson,  prenez  garde  !  dit  miss  Havvkins, 
vous  vous  attirerez  des  ennuis.  Cette  intempérance  de  langage  me 
rappelle  un  de  mes  amis  de  l'est... 

—  Bon!  vous  figurez-vous  donc  qu'un  vieux  soldat  puisse  avoir 
peur  des  voleurs?  interrompit  le  vannier.  Est-ce  que  j'ai  tourné 
le  dos  aux  Anglais?  Je  dirai  ce  que  j'ai  vu,  et  tout  haut!  Mer- 
credi dernier,  ayant  bu  au  cabaret  une  goutte  de  trop  peut-être, 
je  m'étais  couché  dans  la  rue  pour  me  reposer.  Voilà  que  vers 
une  heure  de  la  nuit  le  froid  m'éveille;  vers  deux  heures,  je  passe 
du  côté  de  chez  Means,  et  qu'est-ce  que  je  vois?  Pete  Jones  et 
les  gredins  qui  ont  volé  le  Hollandais,  puis  un  autre  que  je  ne 
connais  pas,  qui  traversait  le  pâturage,  celui-là,  comme  pour  se 
rendre  chez  Jones.  —  Ralph  frissonna  de  plus  belle.  —  Ne  me  fais 
pas  de  gros  yeux,  la  vieille!  Ma  langue  est  tout  ce  qui  me  reste 
pour  le  combat,  mais  je  me  battrai  contre  les  voleurs  jus':[u'à  ce 
que  la  mer  se  dessèche,  entends-tu  bien?..  Shocky,  passe-moi  une 
écharde ! 

—  Non,  vous  n'étiez  pas  égoï4e  quand  vous  m'avez  pris,  dit 
Shocky,  au^si  entêté  que  son  maître. 

—  Imbécile, 'je  ne  t'ai  pas  recueilli  par  bonté,  ma  foi  non! 
mais  je  haïssais  Jones  l'aîné,  qui  est  le  directeur  de  l'asile  des  pau- 
vres, et  je  ne  voulais  pas  que  lui  et  Pelé  fissent  un  voleur  de  plus... 
De  manière  qu'un  soir  d'hiver  que  ta  mère,  pauvre  aveugle,  s'était 
traînée  jusqu'ici,  appuyée  sur  toi,  pour  me  diie  :  «  monsieur  Pear- 
son, je  vous  demande  de  sauver  mon  garçon  !  »  j'ai  été  plus  égoïste 
que  jamais,  je  me  suis  chargé  de  toi.  Ta  mère  pleurait,  ce  qui  me 
faisait  pleiu-er  aussi.  Nous  sommes  égoïstes  en  tout,  je  vous  dis!  Le 
diable  m'emporte  si  nous  ne  le  sommes  pas,  miss  Hawkins;  seule- 
ment je  croirais  quelquefois  que  vous  êtes  vraiment  bonne,  si  je  ne 
savais  pas  fpie  nous  sommes  tous  égoïstes. 

Ralph  dut  ramener  chez  elle  miss  Marthe;  le  lendemain,  il  la 

(1)  Le  barbecue  est  une  solennité  dans  laquelle  on  fait  rôtir  un  animal  tout  entier. 
Le  barbecue  du  4  juillet  se  célèbre  en  riioniieur  de  la  prockmatiou  de  l'indépendance 
des  États-Unis. 

TOME  cir.  —  1872,  10 


I!l6  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

conduisit  encore  au  sermon,  à  la  prière  du  squire ,  qui  ne  pouvait 
prendre  ce  soin,  ayant  été  expulsé  de  l'église  des  Hardshells  (1) 
pour  s'être  fait  admettre  dans  une  société  de  tempérance. 

Ce  ne  fut  pas  précisément  une  partie  de  plaisir  qu'imposa  le 
brave  squire  au  maître  d'école.  Celui-ci  eut  à  monter  une  vieille 
jument,  la  seule  de  l'écurie  qui  voulût  «  porter  double,  »  et,  selon 
la  coutume  locale,  à  prendre  en  croupe  miss  Ilawkins.  S'il  se  fût 
agi  de  Hannah,  Ralph  aurait  probablement  goûté  cette  coutume, 
mais,  vu  les  circonstances,  l'unique  compensation  pour  lui  était 
l'espoir  de  désarmer  par  ses  attentions  envers  Marthe  le  ressenti- 
ment de  Bud.  D'ailleurs  le  squire,  qui  avait  peut-être  ses  desseins, 
ne  lui  laissa  pas  le  choix;  bon  gré  mal  gré,  il  dut  enfourcher  la 
jument  par  cette  matinée  de  décembre  avec  une  demoiselle  du 
Massachusetts  en  croupe.  Peu  habituée  à  ce  mode  de  locomotion, 
M"*^  Hawkins  jetait  les  hauts  cris  chaque  fois  que  la  monture  enfon- 
çait jusqu'aux  genoux  dans  l'argile  du  Flat-Creek. 

—  On  ne  va  jamais  à  l'église  de  cette  façon  dans  l'est;...  dans 
l'est  la  boue  n'est  pas  aussi  profonde.  Quand  j'étais  à  Boston... 

Mais  Ralph  ne  sut  jamais  ce  qui  lui  arriva  de  particulier  à  Bos- 
ton, car  à  ce  moment  même  la  jument  mit  le  pied  dans  un  trou 
rempli  d'une  boue  jaunâtre,  et  la  robe  de  miss  Hawkins  se  trouva 
pailletée  d'or.  Elle  déclara  n'avoir  jamais  rien  vu  de  pareil  dans 
l'est.  —  Le  voyage  parut  long  à  Ralph,  qui  découvrit  que  les  sujets 
sur  lesquels  il  pouvait  causer  avec  miss  Hawkins  étaient  peu  nom- 
breux; en  vain  évoquait-elle  ses  souvenirs  de  l'est  pour  soutenir  la 
conversation. 

Ce  matin-là  tout  le  Flat-Creek  était  à  l'église  :  les  Means,  les 
Jones,  les  Bantas,  tout  le  monde,  hormis  le  vieux  vannier,  dont  la 
famille  se  trouvait  représentée  par  Shocky,  venu  sans  doute  pour 
apercevoir  Hannah  plutôt  que  pour  entendre  le  sermon.  Au  fait,  il  y 
en  avait  peu  qui  fussent  attirés  par  le  service  religieux.  On  allait  à 
l'église,  comme  à  un  lieu  de  réunion,  chercher  les  nouvelles.  Cette 
fois  il  était  aisé  de  voir  qu'une  certaine  émotion  agitait  le  trou- 
peau; l'émotion  se  devine  dans  une  foule,  même  à  l'église.  Ralph 
aida  miss  Hawkins  à  descendre,  en  y  mettant  toute  sa  galanterie, 
afin  de  rassurer  le  pauvre  Bud,  qui  ne  parut  pas  adouci,  au  con- 
traire; les  mains  dans  ses  poches,  le  sourcil  froncé,  il  affectait  de 
ne  point  le  regarder.  Selon  l'usage,  les  hommes  bavardaient  au  de- 
hors, tandis  que  les  femmes  chuchotaient  entre  elles  à  l'intérieur; 
Ralph  se  joignit  au  premier  groupe  venu,  mais  aussitôt  ceux  qui  for- 

(1)  Les  Hardshell  Baptists  ou,  —  comme  on  les  appelle  encore,  —  les  baptistes  au 
whisky,  dont  la  foi  est  une  caricature  grossière  du  calvinisme,  réprouvent  les  caté- 
chismes, les  sociétés  de  tempérance,  les  missions,  et  ont  pour  maxime  :  laissez  Dieu 
faire  sa  besogne  ;  ce  qui  doit  être  sera. 


LE    MAÎTRE    D'ÉCOLE    DU   FLAT-CREER.  147 

maient  ce  groupe  prirent  l'air  embarrassé,  se  dispersèrent,  et  chaque 
fois  que  le  maître  d'école  essaya  de  se  mêler  à  la  conversation,  il 
en  fut  de  même.  Pete  Joues  dit  assez  près  de  lui  cependant  que 
la  vieille  jambe  de  bois  en  îtail  de  toute  façon  :  ne  l'avait-on  pas 
vu  rentrer  à  deux  heures  du  matin?  Et  celui-là  pourrait  en  nom- 
mer un  autre,  si  bon  lui  semblait;  mais  mieux  valait  ne  s'occuper 
que  d'un  seul  à  la  fois.  Au  moment  même,  un  murmure  courut  dans 
la  foule  :  —  le  meeting  commence  !  —  et  les  hommes  se  décidèrent 
enfin  à  remplir  la  partie  de  l'église  qui  restait  vide. —  Quand  Ralph 
revit  Hannah,  triste  et  l'air  accablé,  son  cœur  faiblit.  —  Devait-iî 
donc  se  sacrifier  aux  intérêts  de  Bud?  —  Mais  le  courage  d'un  mar- 
tyr lui  revint;  il  résolut  d'attendre  qu'il  sût  au  moins  si  vraiment  le 
jeune  Goliath  avait  des  droits  antérieurs  aux  siens,  et  s'efforça  de 
concentrer  toute  son  attention  sur  le  sermon,  avide  de  recueillir 
les  miettes  qui  pourraient  tomber  de  la  table  maigrement  servie  du 
prédicateur.  —  Hélas  !  il  était  impossible  de  tirer  des  injures  que 
vomissait  ce  dernier  contre  l'église  rivale  des  reformcrs^  qui  avait 
son  siège  au  village  voisin  de  Glifty,  la  moindre  consolation  spiri- 
tuelle, et  Ralph  Hartsook  n'était  pas  d'humeur  à  rire.  Il  entendit 
Pete  Jones  crier  en  sortant  :  —  Patience  !  nous  nous  occuperons  de 
son  affaire  à  Noël. 

Koël  tombait  à  deux  jours  de  là. 

V.  —  l'église  des  raclées. 

La  classe  se  termina  le  lundi  soir  comme  de  coutume.  Les  gar- 
çons avaient  causé  en  petits  groupes  toute  la  journée;  évidemment 
les  affaires  du  maître  d'école  allaient  mal.  Ralph  ne  pouvait  se  dis- 
simuler la  perte  de  sa  popularité  dans  le  pays,  et  malheureusement 
il  ne  réussissait  pas  à  deviner  de  quel  côté  au  juste  soufflait  le  mau- 
vais vent,  bien  qu'il  reconnût  dans  tout  ce  qui  se  passait  l'influence 
occulte  de  Small.  Aucun  allié  ne  lui  restait  plus;  Hannah  elle-même 
l'évitait  obstinément. 

n  s'était  attendu  à  ce  qu'on  lui  demandât  un  congé  pour  les 
fêtes  de  Noël;  ces  congés-là  sont  déduits  des  appointemens  du 
maître,  et  c'est  l'habitude  des  écoliers  de  mettre  à  la  porte  celui- 
ci  lorsqu'il  s'avise  de  les  refuser;  à  cet  effet,  ils  barricadent  l'école 
le  jour  de  Noël  et  le  jour  de  l'an.  Or  Ralph  avait  l'intention  d'ac- 
corder le  congé,  pourvu  qu'on  le  lui  demandât,  mais  la  demande 
ne  fut  pas  faite.  Hank  Banta  était  le  meneur  du  complot;  il  y  avait 
entraîné  Bud.  Celui-ci  fut  d'avis  cependant  d'adresser  la  requête 
d'usage  avant  d'arriver  aux  mesures  extrêmes,  mais  l'opinion  de 
la  majorité  l'emporta  sur  la  sienne;  il  se  contenta  de  dire  en  hochant 
la  tête  que  le  maître  avait  toute  sorte  de  malices  dans  son  sac. 


iâS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Lorsque  le  lundi  dans  la  soirée  on  vit  Ralph,  au  lieu  de  retourner 
chez  le  squire,  prendre  le  chemin  du  village  de  Glifiy,  à  quelques 
milles  dn  Flat-Creek,  la  curiosité  fut  vivement  excitée.  Quelques- 
uns  supposèrent  qu'il  filait,  mais  Bud  dit  que  ce  n'était  pas  son 
genre,  que,  tel  qu'il  le  connaissait,  il  serait  plutôt  d'humeur  à  brû- 
ler l'école  ou  à  la  faire  sauter.  La  malice  de  Ralph  tourmentait  Bud, 
quelque  décidé  qu'il  fût  à  soutenir  les  conjurés,  lorsqu'il  s'en  alla 
prendre  possession  de  l'école,  avec  le  reste  de  la  bande,  vers  neuf 
heures  du  soir.  Peut-être  l'intention  du  maître  avait-elle  été  de 
devancer  ce  mouvement,  car  ta  dix  heures  Hank  Banta  se  mit  à  trem- 
bler de  la  tète  aux  pieds  en  apercevant  collée  derrière  les  vitres 
une  figure  qui  ressemblait  à  celle  de  Ralph.  Il  courut  avenir  Bud. 

—  Eh  bien!  grogna  ce  dernier,  qu'as-tu  à  trembler,  poltron?  11  ne 
te  tuera  pas,  sois  tranquille;  mais  je  parierais  mon  cheval  qu'il  te 
donnera  une  bonne  leçon  et  à  moi  aussi.  Tu  ne  le  connais  pas,  bien 
qu'il  t'ait  fait  faire  un  fameux  plongeon. 

Dès  l'aube,  on  se  prépara  énergiquement  à  soutenir  le  siège  ; 
toutes  les  issues  furent  barrées  et  on  attendit;  on  attendit  si  long- 
temps que  les  rebelles  étaient  déjà  quelque  peu  démoralisés  lors- 
qu'approcha  l'heure  de  la  classe;  plusieurs  espéraient  toujours  que 
le  maître  avait  filé,  tous  redoutaient  de  le  voir  apparaître.  —  Bon! 
il  ne  viendia  pas,  dit  Ilank  en  frissonnant,  l'heure  est  passée. 

—  Il  viendra!  dit  Bud.  Je  parierais  dix  mille  dollars  qu'il  sera 
derrière  son  pupitre  à  neuf  heures  sonnant,  si  la  maison  est  de- 
bout. 

Quelques-uns  des  parens  qui  passaient  sur  la  route,  par  hasard 
bien  entendu,  s'attroupèrent  pour  assister  au  spectacle,  certains 
que  Bud  écraserait  le  maître  dans  le  cas  où  celui-ci  essaierait  d'en- 
trer de  force.  Small,  qui  se  rendait  chez  un  malade  apparemment, 
arrêta  aussi  son  cheval  devant  la  porte.  Point  de  Ralph.  11  était  neuf 
heures  moins  cinq  minutes.  Tout  à  coup  une  voix  cria  de  la  route  : 

—  Le  maître  ! 

Ralph  s'avançait  en  effet  portant  une  planche. 

—  Ho!  ho!  fit  Ilank,  s'elTorçant  de  rire.  Il  veut  nous  enfumer 
peut-être,  mais  le  cas  est  prévu.  —  En  effet  les  conjurés  avaient 
laissé  le  feu  s'éteindre;  il  n'y  avait  plus  dans  l'àtre  que  quelques 
tisons. 

—  Il  n'est  pourtant  pas  allé  à  Clifty  pour  rien,  dit  Bud,  résolu- 
ment appuyé  contre  une  barricade.  11  a  son  idée. 

Du  dehors,  Ralph  demanda  tranquillement  qu'on  lui  ouvrît. —  Au 
fait,  si  nous  ouvrions?  murumra  Ilank;  mais  Bud  se  redressant:  — 
Lâche!  c'est  toi  qui  m'as  entraîné  dans  ce  pétrin,  et  maintenant  tu 
recules!  Tiens  ferme  la  barre,  ou  je  t'assomme! 

Pendant  cette  discussion,  Ralph  avait  grimpé  sur  le  toit,  sa 


LE  MAÎrnE  d'école   du  rLAT-Cr.ELK.  ihO 

planche  à  la  main;  il  tira  ensuite  de  sa  poclie  un  papier  plié,  puis 
délibérénnent  il  en  versa  le  contenu  dans  la  cheminée. 

—  Poudre  à  canon!  hurla  l'un  des  passans  qui  s'esquiva  pour 
éviter  l'explosion.  Le  docteur  se  rappela  sans  doute  que  son  ma'ade 
pourrait  mourir  pendant  qu'il  flânait,  car  il  mit  son  cheval  au  trot. 
Mais  Ralph,  ayant  vidé  le  papier,  posa  la  planche  en  travers  sur  la 
cheminée.  Un  tapage  infernal  retentit  au  même  instant  dans  l'école; 
les  bancs  entassés  s'écroulèrent,  et  Hank  Banta  s'élança  le  premier 
sur  la  route,  en  toussant,  se  frottant  les  yeux  et  presque  sûr  qu'il 
venait  de  sauter.  Tous  les  autres  le  suivaient  éperdus,  et  de  la 
maison  ouverte  sortait  une  affreuse  odeur  de  soufre.  Aussitôt  que 
l'école  fut  évacuée,  Ralph  y  entra  et  ouvrit  les  fenêtres.  Les  révoltés 
le  rejoignirent  silencieusement.  Qu'allait-il  se  passer?  Sans  doute 
une  bataille  avec  Bud. 

—  11  est  neuf  heures,  dit  Ralph,  consultant  sa  montre.  Je  suis 
bien  aise  que  vous  soyez  tous  exacts.  Je  vous  aurais  accordé  un 
congé,  si  vous  me  l'eussiez  demandé  hier  comme  des  gentlemen.  De 
toutes  façons,  je  vous  le  donne  aujourd'hui;  allez!  —  Hank  le  re- 
garda d'un  air  stupide;  Bud  hésita  entre  l'envie  de  boxer  le  maître 
et  l'envie  non  moins  forle  de  boxer  Hank.  Tout  le  monde  sortit, 
sauf  Shocky  l'orphelin,  qui  ne  bougea  pas  de  son  banc. 

—  Pourquoi  ne  t'en  vas-tu  pas?  lui  dit  Ralph. 

—  J'attendais,  monsieur,  pour  voir  si  vous  ne  vous  en  alliez  pas 
aussi. 

—  Que  t'importe  ? 

—  Le  bon  Dieu  est  moins  loin  quand  je  suis  avec  vous,  dit  l'en- 
fant, qui  décidément  avait  en  lui  l'éioffe  d'un  poète. 

Ralph  appuya  doucement  la  main  sur  la  tête  hérissée  du  pauvre 
Shocky.  Peut-être  ce  mouvement  amical,  presque  fraternel,  lui 
était-il  inspiré  par  la  communauté  de  soufiVance  ou  par  les  paroles 
touchantes  qu'il  venait  d'entendre,  ou  bien  encore  Ralph  se  rappe- 
lait-il que  Shocky  était  le  frère  de  sa  chère  Hannah.  Quoi  qu'il  en 
fût,  Shocky,  en  levant  les  yeux,  vit  la  physionomie  froide  du  maître 
se  détendre,  et  sentit  une  larme,  une  seule,  mais  brûlante,  tomber 
sur  lui. 

—  Est-ce  que  le  bon  Dieu  vous  aurait  oublié  aussi?  dit  Shocky. 
Mieux  vaut  vous  en  aller  du  Flat-Creek.  Vous  voyez  que  le  bon  Dieu 
y  oublie  tout  le  monde. 

Ralph  s'était  laissé  tomber  sur  un  siège  au  coin  du  feu  et  ne  l'é- 
coutait  plus;  alors  l'enfant  se  dirigea  discrètement  vers  la  [)orte.  — 
Shocky!  —  Le  petit  poète  revint  sur  ses  pas.  —  Shocky,  il  ne  faut 
pas  croire  que  Dieu  oublie;  Dieu  arrange  toutes  choses  pour  le 
mieux. 

Mais  la  foi  de  Ralph  était  faible;  longtemps  il  médita,  essayant  de 


150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  convaincre  de  la  vérité  de  ce  qu'il  venait  de  dire.  Ainsi  tout  serait 
bien,  si  Bud  épousait  Hannah?  Tout  serait  bien,  s'il  était  chassé  du 
riat-Creek  sous  le  coup  d'un  infâme  soupçon?  Dieu  se  souciait-il 
de  ces  bagatelles?  Y  avait-il  seulement  un  Dieu? 

Quand  Ralph  releva  la  tête,  Shocky  n'était  plus  là.  Pendant  une 
heure  encore  il  demeura  plongé  dans  ses  réflexions;  son  âme  hési- 
tait entre  le  doute  et  la  foi.  A  midi,  il  ouvrit  la  porte  de  l'école  et 
appela  Bud.  —  Bud,  je  voudrais  vous  parler... 

Bud  ne  se  souciait  pas  de  revoir  le  maître  autrement  que  pour 
en  venir  aux  mains  avec  lui,  mais  il  n'était  pas  seul  sur  la  route,  et, 
dans  la  crainte  qu'on  ne  !e  soupçonnât  d'être  intimidé,  il  entra  d'un 
air  de  défi. 

—  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous,  messieurs,  dit  Ralph,  remarquant 
que  Hank  et  deux  ou  trois  autres  allaient  le  suivre. 

—  Je  pensais  que  vous  voudriez  au  moins  un  témoin  pour  juger 
si  l'on  jouait  franc  jeu,  fit  Hank. 

—  En  ce  cas,  vous  seriez  le  dernier  que  je  choisirais.  Bud  joue 
toujours  franc  jeu.  Je  n'en  dirais  pas  autant  de  tous.  —  Et  il  ferma 
la  porte. 

—  Écoutez  bien,  monsieur  Hartsook,  dit  Bnd  résolument;  vous  ne 
viendrez  pas  h  bout  de  moi  avec  des  cajoleries.  J'ai  pris  mon  parti  : 
vous  promettrez  de  quitter  le  pays,  ou  je  vous  rosserai. 

—  Rossez  donc,  dit  Ralph  un  peu  pâle;  mais,  —  se  rappelant  le 
bouledogue,  —  seulement  vous  me  direz  pourquoi,  n'est-ce  pas? 

—  Vous  le  savez  de  reste.  Les  gens  disent  que  vous  êtes  plus  au 
courant  que  vous  ne  voulez  en  avoir  l'air  du  vol  chez  le  Hollandais; 
je  ne  le  crois  pas,  car  ceux  qui  vous  accusent  sont  eux-mêmes  des 
voleurs.  Non,  ce  n'est  pas  pour  cela,  et  je  ne  vous  dirai  pas  pour- 
quoi; seulement,  si  vous  ne  voulez  pas  faire  vos  paquets,  ôtez  votre 
habit,  et  préparez-vous  à  être  rossé. 

Le  maître  ôta  son  habit  et  découvrit  ses  bras,  de  vrais  fuseaux. 
Bud  se  déshabilla,  et  m.ontra  le  torse  d'un  boxeur  de  profession. 

—  Vous  ne  prétendez  pas  vous  battre  avec  moi?  dit  ce  dernier. 

—  Si  vous  m'y  forcez. 

- —  Mais  je  ferai  de  vous  une  bouchée. 

—  Je  le  sais. 

—  Ma  foi  !  vous  êtes  brave  ;  mais  je  ne  permettrai  jamais  à 
personne,  voyez-vous,  de  marcher  sur  mes  brisées.  C'est  mal,  ce  que 
vous  avez  fait,  monsieur  Hartsook.  Je  ne  demandais  pas  mieux  que  de 
me  conduire  autrement  qu'on  ne  le  fait  d'habitude  au  Flat-Creek. 
Je  m'étais  dit  :  Je  tâcherai  d'être  meilleur  qu'un  Pete  Jones,  ou 
que  mon  père  ou  que  ces  mauvais  drôles  de  l'endroit.  Et  quand 
vous  êtes  venu,  j'ai  pensé  :  En  voilà  un  qui  m'aidera.  Bon!  j'é- 
tais sot!  qu'avez -vous  fait,  sinon  de  vous  servir  du  talent  que 


LE   MAÎTRE    D'ÉCOLE    DU   FLAT-CREEK.  151 

l'on  acquiert  dans  les  livres  et  de  vos  façons  de  citadin  pour  me 
prendre  la  femme  que  j'avais  choisie,  oui,  que  f  avais  choisie  parce 
que  je  me  disais  :  N'étant  pas  née  au  Flat-Greek,  elle  pourra  m'ap- 
prendre  à  me  conduire...  Et  je  ne  vous  assommerais  pas  pour  cela, 
monsieur  Hartsook?  Allons  donc  !.. 

—  Je  n'ai  jamais  marché  sur  vos  brisées. 

—  Oh  !  vous  ne  me  trom.perez  pas. 

—  Bud,  écoutez-moi,  et  ensuite  nous  en  viendrons  aux  coups,  si 
bon  vous  semble.  Aussitôt  que  j'ai  découvert  que  vous  aviez  des 
droits  sur  cette  jeune  fiile,  j'ai  renoncé  à  mes  espérances,  non  parce 
que  je  vous  craignais,...  je  vous  jure  que  j'étais  prêt  à  tout,  sauf  à 
la  perdre,  mais  en  vérité  je  n'ai  pas  échangé  un  mot  avec  elle  de- 
puis le  concours. 

—  Vous  mentez  !  cria  Bud  en  fermant  les  poings.  —  Ralph 
rougit.  —  Vous  n'étiez  pas  auprès  d'elle  dimanche  dernier  à  la 
courtiser  sous  mes  yeux  comme  pour  attirer  mon  attention,  comme 
pour  me  braver?..  Quand  vous  serez  prêt,  dites-le  ! 

—  Bud,  il  y  a  un  malentendu.  —  Le  jeune  maître  parlait  lente- 
ment et  semblait  abasourdi.  —  Je  vous  répète  que  je  n'ai  pas  parlé 
à  Hannah  dimanche,  et  vous  le  savez  aussi  bien  que  moi. 

—  Hannah  !  —  Les  yeux  de  Bud  s'arrondirent.  Hannah  !  —  H 
respira  fortement,  et  regarda  autour  de  lui.  —  Que  diable  Hannah 
a-t-elle  à  faire  là  dedans? 

—  Miranda  m'a  dit  que  vous  étiez  amoureux  de  Hannah,  dit 
Ralph,  rassemblant  ses  idées  avec  peine. 

—  Tonnerre  !  vous  avez  cru  Miranda?  Elle  et  maman  s'acharnent 
après  vous,  voilà  le  fait.  Hannah  !  eh  bien  !  c'est  une  belle  fille, 
une  brave  fil'e ,  et  vous  êtes  bienvenu  à  l'aimer.  Je  n'ai  jamais 
chassé  ce  lièvre-là.  Vous  allez  tout  savoir  :  jeudi  et  vendredi,  en 
portant  du  blé  au  moulin,  j'ai  vu...  c'est-à-dire  qu'en  repassant 
devant  la  maison  du  squire,  comme  vous  parliez  à  une  fille  qui  est 
une  demoiselle,  celle-là,  vous  savez...  Bud  hésita  un  peu  et  prit  l'air 
bête. . .  Je  suis  devenu  fou  tout  à  fait. 

Bud  remit  son  habit,  Ralph  remit  le  sien.  Hs  échangèrent  une 
poignée  de  main,  et  Bud  sortit.  Le  jeune  maître  recommença  de 
regarder  fixement  le  feu  ;  maintenant  sa  conscience  ne  lui  défendait 
plus  de  réclamer  Hannah  comme  sienne.  Une  branche  sèche  qui 
reposait  sur  la  pierre  de  l'âtre  prit  feu  et  pétilla,  de  même  l'espé- 
rance si  longtemps  refoulée  dans  le  cœur  de  Ralph;  mais  d'un  autre 
côté  sa  position  n'était-elle  pas  perdue  au  Flat-Greek?  N'y  avait-il 
pas  contre  lui  de  graves  présomptions?  H  était  évident  que  Hannah 
croyait  quelque  chose  des  méchans  propos  mis  en  circulation  par 
Small.  Quel  intérêt  avait  Small  à  lui  ravir  l'estime  de  Hannah?  Peut- 
être  lui  plaisait-elle,  à  lui  aussi,  et  Ralph  savait  que  le  docteur,  en 


lOZ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dépit  (le  ses  façons  puritaines,  avait  déjà  séduit  et  délaissé  plus 
d'une  jeune  fille.  La  flamme  brillante  du  foyer  vacilla,  pâlit  et  finit 
par  s'éteindre,  le  loquet  de  la  porte  fut  soulevé  en  même  temps,  et 
Bud  reparut.  —  Je  voudrais  vous  dire  quelque  chose,  commença  le 
jeune  Goliath,  mais  c'est  difficile;  je  n'ai  pas  appris  dans  les  livres, 
et  il  y  a  des  choses  qu'un  homme  a  de  la  peine  à  dire  quand  il  n'a 
pas  des  phrases  de  livres  en  tête,  il  y  a  même  des  choses  qu'un 
homme  ne  sait  jamais  dire  à  personne.  —  Bud  s'arrêta,  mais,  en- 
couragé par  Ralph,  il  reprit  :  —  Vous  avez  renoncé  à  Hannah, 
croyant  qu'elle  m'appartenait;  c'est  ce  que  je  n'aurais  jamiais  eu  le 
courage  de  faire.  En  vous  quittant  tout  à  l'heure,  je  me  suis  dit  : 
Un  homme  capable  de  renoncer  à  une  femme  par  respect  pour  les 
droits  d'un  Flat-Creeker  de  ma  sorte,  eh  bien!  le  diable  m'em- 
porte, un  tel  homme  est  celui  qui  peut  le  mieux  me  tendre  la 
perche.  Je  ne  sais  pas  si  vous  êtes  dévot,  ni  à  quelle  religion  vous 
appartenez,  mais  je  sais  que  celui  qui  peut  être  si  bon  avec  un  drôle 
comme  moi,  après  ce  que  je  vous  ai  fait,  mérite  qu'on  s'attache  à 
lui.  —  Bud  s'arrêta  encore,  comme  épouvanté  de  sa  propre  volubi- 
lité; on  eût  dit  qu'il  avait  appris  ce  discours  par  cœur,  et  qu'il  crai- 
gnait, s'il  reprenait  haleine,  de  ne  plus  oser  continuer. 

Ralph  répliqua  d'une  voix  affectueuse  qu'il  n'appartenait  à  aucune 
secte  particulière,  et  qu'il  craignait  de  ne  pouvoir  être  utile  à  son 
élève. 

—  Voyez-vous,  dit  Bud,  il  y  a  longtemps  que  le  genre  de  vie 
qu'on  mène  ici  me  répugne.  Si  je  reste  au  milieu  de  pareils  gredins, 
c'en  est  fait  de  moi.  Je  me  suis  donc  adressé  pour  me  convertir  à 
l'église  de  Ilardshell,  mais  notre  prédicateur  ne  se  soucie  que  de 
whisky.  Je  suis  allé  une  autre  fois  à  l'église  du  Mont-Thabor,  cela 
ne  m'a  pas  fait  de  bien  non  plus.  Un  gros  homme  a  parlé  de  l'enfer  : 
non  que  je  refuse  d'y  croire!  il  y  en  a  trop,  et  pas  bien  loin  d'ici, 
qui  mériteraient  d'y  être  logés;  mais  ce  gros  homme  nous  en  me- 
naçait de  façon  à  nous  faire  perdre  la  tète.  11  nous  insultait,  ma 
parole  !  il  semblait  content  de  songer  que  nous  serions  damnés,  il 
prêchait  comme  d'autres  jurent.  Alors  j'ai  réfléchi  :  puisque  je  dois 
aller  en  enfer,  autant  m'en  donner  jusque-là!  Je  suis  sorti  avec  mes 
camarades,  nous  avons  coupé  les  étriers  du  prédicateur  et  lâché 
son  cheval  dans  la  campagne.  Depuis,  j'ai  tantôt  voulu  devenir 
meilleur,  tantôt  essayé  d'être  pire;  aujourd'hui  il  m'a  semblé  que 
vous  pourriez  m'aider  à  me  décider.  Croyez-vous  vraiment  que  le 
Christ  se  soucie  d'un  pauvre  Flat-Creeker  comme  moi? 

—  Je  crois  bien  qu'il  était  lui-même  une  sorte  de  Flat-Creeker. 

—  Vous  plaisantez  ?  balbutia  Bud. 

—  11  vivait  dans  un  endroit  assez  sauvage  aussi  qu'on  appelait 
Nazareth,  ce  qui  veut  dire  ville  des  buissons. 


LE    MAxXr.E    b  ECOLE    DU    FLAT-CIIEER.  loô 

—  Pas  possible  ! 

—  Et  on  l'appelait  Nazaréen  à  peu  près  comme  on  vous  appelle, 
vous  autres  gens  des  forêts  (1). 

Ralph  souriait  in  jjello  de  sa  transformation  en  apôtre,  néanmoins 
il  conta  simplement  à  Bud  quelques  scènes  de  l'Évangile,  comment 
le  Christ  avait  fait  bon  accueil  aux  pubiicains,  aux  mendians  et  aux 
filles  perdues. 

—  Ainsi  je  puis  commencer  à  me  conduire  en  chrétien  sans  être 
baptisé?  interrompit  Bud. 

—  Pourquoi  non?  commençons  tout  de  suite  à  faire  de  notre 
mieux  avec  l'aide  de  la  grâce. 

—  C'est-à-dire  que,  si  je  ctonsacre  par  exemple  mes  meilleures 
raclées  à  Jésus-Christ,  il  m'aidera! 

Cette  question  parut  assez  choquante  à  Ralph,  mais  il  se  ravisa 
en  songeant  que  Bud  était  sincère,  qu'après  tout  il  marchait  vers 
le  bien,  quoique  la  route  ne  fût  peut-être  pas  scrupuleusement 
orthodoxe.  Le  néophyte  était  en  ti'ain  d'expliquer  que  la  première 
raclée  qu'il  comptait  donner  était  au  diable,  quand  Shocky  se  pré- 
cipita dans  l'école  essoufflé,  tremblant  de  tous  ses  membres  :  — 
Miss  II  a  wk  in  s... 

A  ce  nom,  Bud  tressaillit  et  changea  de  couleur.  —  Miss  Hawkins 
vient  de  dire  que  la  foule  allait  engluer  (2)  cette  nuit  M.  Pearson 
et...  —  Shocky  s'arrêta  pour  sangloter,  —  M.  Pearson  a  chargé 
son  vieux  fusil  à  pierre  et  déclare  qu'il  se  fera  tuer  à  son  poste. 

VI.    —    DIEU    SE    RAPPELLE     SHOCKY. 

Bien  entendu,  Bud  était  du" parti  de  Pearson  :  il  savait  que  cette 
persécution  contre  le  vieillard  n'était  qu'une  ruse  pour  sauver  les 
vrais  coupables,  que  le  cri  :  au  voleur!  partait  de  la  bouche  des 
voleurs  eux-mêmes.  L'occasion  était  donc  belle  de  mettre  en  pra- 
tique ses  vertueux  projets,  mais  j'ai  le  chagrin  de  reconnaître  qu'un 
motif  plus  puissant  décidait  Bud:  le  bon  cœur  de  Marthe  Ilawkins 
ayant  pris  fait  et  cause  pour  le  vieux  vannier,  Bud  se  trouvait  dans 
cette  situation  rare  et  bénie  où  le  devoir  et  l'amour  sont  tout  à,  fait 
d'accord. 

—  Monsieur  Harlsook,  dit-il,  vous  ferez  bien  de  retourner  chez  le 
squire;  quand  le  second  coup  de  tonnerre  éclatera,  ce  sera  diable- 
ment près  de  vous  :  en  attendant,  qu'on  ne  vous  voie  pas  en  notre 
compagnie!  De  quel  côté  est  venu  Shocky? 

— •  Je  voulais  accouiir  par  la  grande  route,  mais  là  j'ai  rencontré 

(1)  Backwoodsmen. 

(2)  Tar  and  feather,  injure  qui  consiste  à  plonger  la  victime  dans  un  sac  de  plumes 
après  l'avoir  enduite  de  poix. 


154  REYUE   DES    DEUX   MONDES, 

Pete  Jones,  qui  a  juré  après  moi  en  menaçant  de  me  tuer,  si  je  ne 
rebroussais  pas  chemin,  de  sorte  que  j'ai  fait  semblant  d'obéir 
pour  revenir  ensuite  par  le  cimetière. 

—  Eh  bien!  dit  Bud,  retourne-t'en  par  le  cimetière,  et  dis  au 
vieux  que  je  l'attends  près  de  la  source.  Je  te  suivrai  de  loin  afin 
que  nous  n'ayons  pas  l'air  de  nous  être  donné  le  mot.  Si  l'on  t'at- 
taque, aie  soin  de  crier. 

Ralph  avait  d'abord  consenti  à  suivre  le  sage  conseil  de  Bud,  mais 
une  seconde  réflexion  lui  prouva  qu'il  agissait  comme  un  poltron 
en  abandonnant  ses  amis.  Au  lieu  de  se  rendre  chez  le  squire,  il 
prit  le  chemin  de  la  forêt,  où  il  arriva  juste  à  temps  pour  assister 
au  premier  combat  de  l'église  contre  le  diable  en  plein  désert. 

Les  petits  pieds  de  Shocky  l'avaient  emporté  plus  vite  que  Bud  ne 
comptait.  Une  assez  grande  distance  les  séparait  déjà,  lorsque  Pete 
Jones,  son  fouet  de  porcher  à  la  main,  tomba  sur  le  malheureux  en- 
fant avant  même  que  celui-ci  ne  l'eût  aperçu.  Aux  cris"  désespérés 
de  Shocky,  Bad  accourut.  —  Misérable  coquin!  dit  le  géant  indigné, 
tu  vaux  encore  moins  que  je  ne  le  croyais,  puisque  tu  es  capable 
de  battre  un  enfant. — EtBudretroussases  manches,  tandis  que  Pete 
Jones  changeait  prudemment  de  position  pour  prendre  le  haut  de 
la  route.  —  "Va,  je  te  cède  la  meilleure  place,  mais  commençons! 

Pete  n'était  pas  un  champion  médiocre;  moins  robuste  que  Bud, 
il  avait  plus  d'habileté,  plus  d'expérience  dans  les  rudes  tournois 
à  coups  de  poing  qui  sont  si  fréquens  au  Flat-Creek;  d'ailleurs, 
comme  ils  étaient  éloignés  de  tous  témoins,  et  que  rien  n'empêchait 
de  mentir  après  le  combat,  il  ne  se  fit  aucun  scrupule  de  recourir 
à  des  moyens  qui  l'eussent  déshonoré  à  jamais,  s'il  les  eût  employés 
dans  une  bataille  publique,  un  jour  de  courses  ou  d'élections.  Il 
prit  la  montée  d'abord,  puis,  empoignant  son  fouet,  frappa  Bud  de 
toute  sa  force  avec  le  manche  plombé.  Bud  leva  le  bras  gauche  et 
para  le  coup,  qui  cependant  fut  si  rude  qu'un  des  os  de  ce  bras  fut 
fracturé.  Jetant  alors  son  fouet,  Pete  s'élança,  croyant  avoir  facile- 
ment raison  du  blessé;  mais  celui-ci  lui  échappa  en  glissant  de  côté, 
puis,  lorsque  Pete  Jones  revint  sur  lui,  il  l'envoya  d'un  coup  formi- 
dable du  poing  qui  lui  restait  rouler  par  terre  de  tout  son  long.  Les 
feuilles  mortes  l'empêchèrent  seules  d'avoir  le  crâne  brisé.  Pete  Jones 
se  releva  plus  furieux  que  jamais,  et  tira  son  couteau-poignard; 
mais  il  était  aveuglé  par  la  rage,  et  Bud  gardait  tout  son  sang-froid. 
Un  nouveau  coup  de  poing  vigoureusement  allongé  augmenta  pour 
la  vie  la  laideur  du  nez  de  Pete,  et  lança  Pete  lui-même  contre  un 
arbre  à  dix  pieds  de  là. 

Tandis  que  Ralph,  qui  venait  de  joindre  les  combattaiis,  mettait 
en  écharpe  le  bras  cassé  du  vainqueur,  le  vaincu  se  releva  lente- 
ment, et  battit  en  retraite  comme  un  chien  fouetté. 


LE   MAÎTRE   d'ÉCOLE    DU   FLAT-CREEK.  155 

—  J'ai  peur  que  vous  ne  sonffiiez  beaucoup,  dît  affectueusement 
le  maître  d'écoîe  à  son  sauvage  ami. 

—  N'importe,  je  me  suis  battu  pour  lui  cette  fois-ci, — dit  Bud,  qui 
n'avait  pas  encore  l'habitude  de  nommer  Dieu  autrement  que  dans  un 
blasphème;  mais  Gédéon  ne  put  prendre  plus  de  plaisir  à  chasser 
les  Madianites  que  Bud  à  secouer,  comme  il  disait,  Pete  Jones.  La 
vie  religieuse  de  l'Ancien-Testament,  qui  consiste  à  terrasser  les 
ennemis  du  Seigneur,  convenait  au  tempérament  et  à  l'éducation 
de  Bud;  elle  devait  le  conduire  par  la  suite  à  quelque  chose  de 
mieux. 

Lorsque  les  deux  amis  atteignirent  la  cabane  de  Pearson,  Shocky 
avait  déjà  tout  conté  aux  oreilles  émues  et  ravies  de  miss  Hawkins, 
qui  ne  pouvait  se  rappeler  rien  de  comparable  dans  l'est,  aux  oreilles 
épouvantées  de  Hannah  et  de  la  paralytique,  aux  oreilles  indignées 
du  vieux  héros,  qui  montait  la  garde  clopin-clopant  devant  sa  porte. 
Ce  pauvre  brave  vannier  était  l'homme  le  plus  impopulaire  de  tout 
le  district;  il  avait  deux  grands  vices  en  effet  :  d'abord  il  allait  à 
Clifty  tous  les  trois  mois  environ  pour  une  bamboche,  puis  il  disait 
toujours  la  vérité.  Or  un  gouvernement  despotique  n'eût  pas  mieux 
interdit  à  chacun  d'avoir  son  franc-parler  que  ne  le  faisait  la  sau- 
vage république  de  Flat-Creek.  En  se  débarrassant  de  Pearson, 
Pete  Jones  éloignait  un  dangereux  voisin,  et  détournait  les  soup- 
çons. Somme  toute,  le  crime  de  Pearson  était  d'en  avoir  trop  vu. 
11  le  savait  bien,  jugeait  son  affiire  des  plus  mauvaises,  et  néan- 
moins s'obstinait.  —  Non,  je  ne  me  sauverai  pas,  déclara-t-il  d'abord 
à  Ralph  et  à  Bud.  Que  dirait  le  général  Winfield  Scott,  s'il  apprenait 
qu'un  de  ses  braves  de  Lundy's  Lane  a  battu  en  retraite  devant  une 
poignée  de  bandits?  Non,  messieurs,  mon  fusil  à  pierre  et  moi, 
nous  avons  vécu  et  nous  mourrons  ensemble.  Je  me  défendrai, 
allez  1  ce  sera  un  second  Lundy's  Lane.  —  Et  le  vieillard  clopina  de 
plus  en  plus  vite,  comme  si  la  victoire  eût  dépendu  de  la  véhémence 
des  mouvemens  de  sa  jambe  de  bois. 

Ralph  eut  grand'peine  à  lui  faire  entendre  que  le  général  Winfield 
Scott  lui-même  eût  tenu  compte,  avant  d'engager  l'action,  des  forces 
del' ennemi,  de  la  condition  de  ses  troupes,  de  l'état  des  armes  et  des 
munitions  :  — Or,  ajoutait-il,  d'une  part,  tout  le  voisinage  est  contre 
nous;  d'autre  part,  Bud,  notre  aile  droite,  à  bien  dire,  se  trouve 
fortement  endommagé  dès  la  première  bataille,  et  je  suis  l'aile 
gauche,  bon  donneur  d'avis,  j'en  conviens,  mais  faible  dans  la 
mêlée.  Shocky,  miss  Marthe  et  lîannah  seraient  moins  utiles 
encore  malgré  leur  bonne  volonté.  Quant  aux  armes,  que  voulez- 
vous  faire  d'un  vieux  mousquet  chargé  depuis  dix  ans? 

—  Et  furieusement  rouillé,  murmura  entre  ses  dents  le  vannier, 
qui  commençait  à  faiblir. 


156  r.EvuL;  des  deux  mondes. 

—  Je  vous  raffirme,  le  général  Winneld  Scott  ordonnerait  une 
retraite  en  bon  ordre. 

Après  d'assez  longs  débats,  il  fut  décidé  que  Pearson,  malgré^sa 
répugnance,  se  tiendrait  caché  jasqu'tà  nouvel  ordre  chez  son  frère, 
dans  le  comté  de  Jackson. 

—  Vous  m'attendrez  près  de  la  source,  lui  ditBud.  —  La  source  en 
question  s'échappait  d'une  grotte  creusée  dans  le  rocher.  —  Hannah 
croit  savoir  que  l'ennemi  sera  ici  vers  minuit.  Je  viendrai  vous  cher- 
cher avant  neuf  heures  avec  mon  poulain  rouan,  et  vous  conduirai 
au  relais  de  la  malle. 

Ce  programme  fut  exécuté,  le  vieux  Pearson  répétant  toujours 
avec  tristesse  qu'il  serait  resté,  si  son  fusil  à  pierre  n'eût  été  en  si 
mauvais  état.  — Adieu,  dit-il  à  Bud  lorsqu'ils  se  séparèrent;  quand 
vous  aurez  besoin  de  moi,  faites  un  signe.  Je  n'aime  guère  m'éva- 
der  la  nuit;  mais  peut-être,  en  effet,  le  général  Winfield  Scott  au- 
rait-il approuvé  cette  manœuvre,  s'il  eût  été  dans  mes  souliers. 
Je  vous  suis  vraiment  obligé.  Nous  sommes  tous  égoïstes  sans 
doute,  cependant  le  diable  m'emporte  si  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait 
mie  ou  deux  exceptions. 

Soit  que  le  désastre  de  Pete  Jones  eût  calmé  l'ardeur  de  ses  par- 
tisans, soit  que  l'on  connût  la  fuite  du  vannier,  la  populace  ne  se 
porta  pas  en  grande  force  au  Trou-Rocheux  :  ce  fut  une  manifesta- 
tion manquée;  mais,  l'une  des  victimes  ayant  échappé,  l'animosité 
n'en  fut  que  plus  vive  contre  les  autres.  On  chercha  d'abord  à  déta- 
cher Bud  du  parti  qu'il  avait  embrassé  ;  le  docteur  Small  lui  pro- 
digua les  marques  du  dévoûment  le  plus  attentif  en  soignant  les 
blessures  que  le  jeune  homme  avait  reçues  dans  sa  lutte  avec  Jones. 
M™^  Means,  qui  ne  décolérait  pas,  accusait  son  fds  de  faire  cause 
commune  avec  un  voleur  à  jambe  de  bois,  et  cet  autre  vaurien,  le 
maître  d'école,  dont  elle  s'était  toujours  méfiée.  De  son  côté,  Jack 
Means  demandait  à  Bud  s'il  voulait  absolument  que  leurs  greniers 
fussent  brûlés  comme  l'avaient  été  ceux  de  bien  d'autres,  et  s'il 
avait  perdu  la  tête  de  se  brouiller  avec  des  gens  qu'il  était  si  utile 
d'avoir  pour  amis.  Heureusement  Bud  eut  la  visite  de  Marthe  Haw- 
kins,  qui  vint  s'informer  affectueusement  de  ses  nouvelles,  et  lui 
dire  que  sa  blessure  lui  rappelait  un  souvenir  de  Boston.  Ces  bonnes 
paroles  et  la  pensée  que  le  Christ  était  lai-même  une  espèce  de 
Flat-Creeker  furent  pour  le  pauvre  Bud  comme  la  manne  dans  le 
désert.  Shocky  était  plus  malade,  la  fièvre  ne  le  quittait  pas,  il 
avait  souvent  le  délire:  —  Ils  viennent,  criait-il  aussitôt  qu'il  en- 
tendait le  moindre  bruit,  ils  viennent!  Pete  Jones  va  me  louer  pour 
cent  ans;  retiens-moi,  Hannah,  défends -moi!  Dieu  nous  a  tous 
oubliés!  —  Il  ne  se  calmait  que  lorsque  Ralph  le  tenait  dans  ses 
bras.  Quand  le  maître  d'école  était  obligé  de  s'absenter,  Marthe  le 


LE    MAÎTRE    d'ÉCOLE    DU    FLAT-CREEK.  157 

remplaçait.  Deux  jours  se  passèrent  ainsi  ;  le  troisième  jour,  Bud 
envoya  chercher  Ralph  Ilartsook. 

—  Depuis  que  je  ne  peux  plus  rien  faire,  lui  dit-il,  j'ai  lu  un  peu 
dans  le  livre  que  vous  m'avez  donné,  j'ai  vu  que  l'on  travaille  pour 
Jésus-Christ  en  travaillant  pour  le  plus  petit  de  ses  frères.  Cyrtai- 
nement  Shocky  est  bien  le  plus  petit  des  frères  de  Jésus-Christ, 
voici  ce  que  je  ferai  pour  lui  :  les  deux  Jones  veulent  le  reprendre 
demain,  et  cela  ne  leur  sera  pas  difficile,  puisque  Pete  est  un  des 
administrateurs  du  comté.  Shocky  peut  être  réclamé  comme  orphelin 
et  comme  mendiant.  Au  fond,  Pete  ne  veut  que  se  venger  de  Pear- 
son,  de  vous  et  de  moi,  et  comment  lui  tenir  tète?  Ne  pourriez-vous 
pas  emmener  le  petit  à  Lewisburg?  Je  vous  prêterai  mon  poulain. 

Ralph  réQéchit  un  instant  et  dit  qu'il  sauverait  Shocky  à  tout 
risque.  En  quittant  Bud,  il  rencontra,  près  de  la  grange,  Ilannah 
qui  rentrait,  un  baquet  de  lait  sur  la  têle.  Dans  la  demi-obscurité 
du  crépuscule,  il  ne  put  distinguer  que  l'écume  blanche  du  lait 
au-dessus  du  blanc  visage  de  la  pauvre  fille.  —  Hannah!  mur- 
mura-t-il.  La  jeune  fille  s'arrêta  un  moment.  —  Hannah!  vous  ne 
croyez  pas  à  toutes  ces  calomnies! 

—  Je  ne  crois  rien,  monsieur  Hartsook,...  c'est-à-dire  que  je  ne 
veux  rien  croire  contre  vous,  et  je  ne  me  soucierais  de  rien  de  ce 
qu'on  peut  dire,  si... 

—  Parlez  !  s'écria  Ralph  en  proie  à  la  plus  vive  émotion.  —  Elle 
hésitait,  Ralph  insista  :  —  Parlez  donc,  au  nom  du  ciel!.. 

—  Si  je  ne  vous  avais  pas  vu  traverser  l'herbage...  la  nuit  oii 
nous  sommes  revenus  ensemble.  —  Par  compassion,  elle  ne  voulut 
pas  dire  la  nuit  du  vol. 

—  J'ai  traversé  l'herbage  en  effet...  —  Ralph  ne  put  continuer, 
il  n'avait  aucune  raison  à  donner  pour  cette  promenade  nocturne; 
voyant  qu'il  se  taisait,  Ilannah  reprit  le  baquet  qu'elle  avait  posé 
auprès  d'elle,  et  fit  un  pas  en  avant.  Il  l'arrêta  de  nouveau  :  — 
Qu'avez-vous  encore  contre  moi? 

—  Rien!  seulement  je  suis  pauvre,  abandonnée  et  bien  malheu- 
reuse. Vous  ne  devriez  pas  augmenter  ma  peine.  On  dit  que  c'est 
votre  habitude  de  faire  la  cour  aux  jeunes  filles.  Pourquoi  vous 
jouer  de  moi  ? 

Ralph  parla  cette  fois.  —  Celui-là  ment  qui  vous  a  dit  que  je 
m'étais  jamais  joué  d'aucune  femme,  répondit-il;  je  n'en  ai  de 
ma  vie  aimé  qu'une,  et  vous  savez  qui  elle  est,  Dieu  le  sait  aussi.  — 
Il  prononça  ces  derniers  mots  en  baissant  la  voix  et  tout  haletant. 

—  Que  vous  dirai-jp,  monsieur  Harlsook?..  Si  j'étais  seule  au 
monde,  mais  j'ai  ma  mère  aveugle  et  le  pauvre  Shocky  ;  il  tie  m'est 
pas  permis  de  me  tromper.  Le  monde  est  si  plein  de  meusonges! 
Quand  vous  parlez,  je  crois  entendre  la  vérité,  et  cependant... 


158  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Cependant?.,  répéta  Ralph. 

—  Vous  savez  bien  que  je  vous  ai  vu  plein  d'attention,  dimanche, 
pour  Marthe  ïlawkins... 

—  Hannah  !  —  cria  la  voix  irritée  de  M'"^  Means.  Hannah  reprit 
bien  vite  son  baquet  et  disparut.  Au  même  instant,  le  docteur  Small, 
qui  avait  installé  son  cheval  dans  la  grange,  sortit  d'un  air  aussi 
tranquille  que  s'il  n'eût  rien  entendu  de  la  conversation.  Quant  à 
Ralph,  ces  incidens  survenus  coup  sur  coup  lui  avaient  enlevé 
toute  force  morale.  Il  passa  la  nuit  à  pleurer,  et  ne  retrouva  un 
reste  d'énergie  qu'en  pensant  au  danger  qui  était  suspendu  sur  la 
tête  de  Shocky. 

A  quatre  heures  du  matin,  par  la  neige,  il  retourna  furtivement 
chez  les  Means.  Bud  l'attendait  dehors  avec  le  poulain  rouan  tout 
sellé  et  biidé.  —  Je  voudrais  être  guéri  pour  vous  épargner  la 
peine,  dit  le  géant,  c'est  dur  de  rester  tranquille,  mais  cela  force 
à  réfléchir,  et,  tel  que  vous  me  voyez,  je  suis  comme  un  enfant  à  l'é- 
cole; je  sens  que  je  fais  des  progrès,...  le  rouan  s'impatiente.  C'est 
comme  une  partie  de  moi-même,  tenez  !  Mon  brave  rouan  !  il  fait 
plus  pour  moi  que  je  ne  fais  pour  le  bon  Dieu. 

Ralph  serra  la  main  droite  de  Bad,  et  Bud  frotta  son  nez  contre 
celui  du  poulain  en  lui  adressant  à  de  mi-voix  des  recommandations 
auxquelles  répondit  un  léger  hennissement.  Bud  avait  raison  ;  pour 
les  chevaux,  les  hommes  sont  des  dieux,  et  ils  servent  leurs  dieux 
avec  une  fidélité  qui  nous  fait  honte. 

Aussitôt  que  Ralph  eut  touché  la  selle,  le  rouan,  comme  s'il  eût 
voulu  montrer  tout  de  suite  sa  bonne  volonté,  partit  au  galop  à 
travers  les  ténèbres.  Le  sol  était  gelé,  et  la  neige  le  rendait  encore 
plus  glissant  ;  cependant  le  rouan,  qui  était  ferré  en  conséquence, 
descendait  avec  une  aisance  parfaite  les  pentes  rapides  de  la  col- 
line. —  Une  faible  lumière,  éclairant  tout  à  coup  la  neige,  mar- 
quait la  cabane  du  vannier.  M'*"^  Marthe,  qui  s'était  mise  de  bon 
cœur  dans  le  complot,  quoique  de  pareilles  aventures  fussent  in- 
connues à  Boston,  parut  sur  la  porte  avec  Shocky  enveloppé  de 
tous  les  châles  dont  elle  avait  pu  disposer  : —  Oh!  monsieur  Hart- 
sook,  est-ce  vous?  Shocky  n'a  rien  su  de  nos  projets  que  tout  à 
l'heure,  quand  je  l'ai  éveillé.  Depuis,  il  ne  cesse  de  dire  qu'après 
tout  Dieu  s'est  souvenu  de  lui,  et  chaque  fois  cela  me  fait  pleurer. 

Shocky  embrassait  M'"'=  Pearson,  lui  promettant  que  Dieu  ramè- 
nerait son  mari  ;  quand  Marthe  le  souleva  pour  le  donner  à  Ralph, 
il  l'embrassa  aussi  en  répétant  :  —  Dites  bien  à  Hannah  qu'il  s'est 
souvenu  de  moi  ;  aussitôt  que  je  serai  à  Lewisburg,  je  lui  deman- 
derai de  la  reprendre  aux  Meaus  et  de  reprendre  maman  à  la  mai- 
son des  pauvres.  —  Puis  il  se  pelotonna  le  plus  près  possible  de 
la  poitrine  de  son  sauveur;  disons  à  la  louange  du  rouan  qu'aussitôt 


LE    MAÎTRE    D'ÉCOLE    DU    FLAT-GREEK.  159 

qu'il  eut  reçu  ce  nouveau  fardeau,  il  changea  complètement  d'al- 
lures. D'abord  il  avait  franchi  les  obstacles  avec  mie  sorte  de  furie, 
comme  s'il  eût  voulu  faire  montre  de  ses  brillantes  qualités;  dès  ce 
moment,  il  devint  plus  calme,  et  garda  le  trot  régulier  et  d'aplomb 
d'un  cheval  de  vingt  ans.  Kalph  sentait  l'esprit  du  rouan  pénétrer 
en  lui;  tandis  que  la  neige  lui  cinglait  le  visage,  un  sentiment  de 
calme  et  noble  triomphe  i'élevait  au-dessus  des  tribulations  de  la 
vie.  Les  jambes  solides  du  rouan  l'inspiraient  comme  jadis  l'avaient 
inspiré  les  mâchoires  du  bouledogue.  —  Nous  ne  prenons  pas  assez 
souvent  modèle  sur  les  animaux  ;  ils  seraient  quelquefois  nos 
maîtres.  —  Shocky  ne  soufflait  mot  ;  il  écoutait  la  musique  de  ce 
trot  régulier,  qui  sans  doute  résonnait  à  son  oreille  comme  une 
hymne  de  louange  au  Dieu  qui  s'était  souvenu.  Lorsque  l'aube  fit 
resplendir  l'éblouissante  blancheur  de  la  neige,  il  se  souleva  enfin  et 
regarda  en  souriant  les  tourbillons  se  donner  la  chasse.  Tout  à  coup 
le  sourire  s'effaça  de  ses  lèvres  :  —  Monsieur  Hartsook,  demanda- 
t-il,  qu'est-ce  que  cette  grande  vilaine  maison  que  nous  voyons  là- 
bas?  Comme  les  fenêtres  sont  petites  et  étroites,  comme  la  toiture 
est  délabrée  !  Et  ces  bandes  de  cochons  dans  la  cour...  on  ne  dirait 
pas  une  maison  ordinaire...  Quelle  horreur!  Qui  donc  peut  de- 
meurer là? 

Ralph  avait  d'avance  redouté  cette  question  :  il  ne  répondit  pas, 
et  pressa  l'allure  de  son  cheval  ;  mais  Shocky  était  poète,  et  un 
poète  comprend  le  silence  plus  vite  que  le  discours.  —  Est-ce  que  ce 
serait  la  maison  des  pauvres?  dit-il  d'une  voix  étranglée.  Ma  mère 
est  là.  Arrêtons-nous,  je  vous  en  prie,  que  je  l'embrasse  une  fois  1 
Elle  n'a  plus  ses  yeux,  pauvre  femme,  et  elle  aimait  tant  m'em- 
brasser  !  —  Il  s'était  dressé,  ses  mains  fiévreuses  crispées  à  l'habit 
de  Ralph.  En  vain  Ralph  lui  expliqua-t-il  que,  s'il  entrait,  Jones 
l'aîné  le  réclamerait  comme  vagabond  et  le  retiendrait  malgré  lui  : 
le  pauvre  Shocky  ne  voulait  pas  se  laisser  consoler;  il  grelot- 
tait, le  frisson  lui  courait  de  la  tête  aux  pieds,  et  son  pauvre  petit 
visage  s'altéra  tellement  qu'une  inquiétude  horrible  s'empara  de 
Ralph.  —  Shocky  allait-il  mourir  sur  la  route,  dans  ses  bras?  — 
Mettre  pied  à  terre,  enlever  la  couverture  qui  se  trouvait  sous  sa 
selle,  en  couvrir  l'enfant,  y  ajouter  son  propre  manteau,  ce  fut  l'af- 
faire d'une  minute.  Il  faisait  jour  maintenant,  et  il  mit  le  rouan  au 
galop  jusqu'à  ce  que  la  fumée  des  cheminées,  mêlant  ses  tourbil- 
lons à  ceux  de  la  neige,  lui  annonçât  le  voisinage  de  Lewisburg. 
Ralph  s'arrêta  enfin  devant  un  petit  cottage  perdu  au  fond  d'une 
ruelle.  Là  vivait  M"*"  Nancy  Sawyer,  une  de  ces  vieilles  filles  qui 
sont  la  providence  d'une  ville  entière,  une  de  ces  âmes  d'élite  dont 
l'amour  maternel,  manquant  d'objets  sur  lesquels  il  puisse  naturel- 
lement se  répandre,  déborde  sur  tout  ce  qui  souffre,  comme  une 


160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fontaine  d'inépuisable  bénédiction,  et  devient  plus  riche,  plus  abon- 
dant à  mesure  qu'il  s'épanche.  Ralph  avait  été  l'un  des  élèves  de 
miss  Nancy  Sawyer  à  l'école  du  dimanche,  où  l'on  apprenait  peu 
de  chose  sauf  la  charité,  et  il  était  rcslé  son  ami.  Miss  Nancy  vint 
ouvrir  elle-même  ;  en  le  voyant  tout  trempé,  tout  blanc  de  neige, 
avec  ce  qui  lui  s-emblait  être  un  gros  paquet  dans  les  bras  :  —  D'où 
tombez-vous,  s'écria- t-elle,  et  qu'apportez-vous  là? 

—  Je  tombe  du  Flat-Creek,  et  je  vous  apporte  un  petit  ange  qui 
a  besoin  d'une  mère. 

Elle  prit  Shocky,  l'installa  auprès  d'un  grand  feu  et  le  dépouilla 
de  ses  couvertures.  Il  n'avait  plus  froid,  la  fièvre  rougissait  ses 
joues.  —  Je  suis  Shocky,  répondit- il  aux  questions  de  miss  Nancy, 
un  petit  garçon  que  Dieu  avait  oublié,  mais  dont  il  s'est  souvenu 
ensuite. 

Une  demi -heure  après,  toutes  les  ressources  de  la  pharmacie  de 
miss  Nancy  avaient  été  mises  en  réquisition,  le  rouan  se  reposait 
gorgé  d'avoine  à  l'écurie,  et  Ralph  allait  présenter  ses  devoirs  à  sa 
famille,  qui  se  composait  d'un  oncle  et  d'une  tante,  M.  et  M'""  White. 
L'oncle  était  homme  de  loi,  la  tante  la  meilleure  ménagère  de 
Levvisburg  et  fort  dévote.  Sachant  qu'elle  faisait  partie  de  toutes 
les  sociétés  de  bienfaisance,  Ralph,  à  déjeuner,  lui  conta  l'histoire 
de  Shocky.  —  N'a-t-il  donc  pas  de  mère?  demanda  froidement 
M'"*^  White. 

—  C'est  justement  de  sa  mère  que  je  voulais  vous  parler,  répli- 
qua Ralph;  elle  est  à  l'asile  des  pauvres,  et  je  vous  prierai  de  la 
prendre  chez  vous,  ne  fût-ce  que  vingt-quatre  heures,  afin  que  le 
pauvre  enfant  puisse  la  voir. 

—  Une  pauvresse  ici  !  s'écria  la  sainte  femme.  Où  avez-vous  ra- 
massé d'aussi  basses  connaissances,  mon  cher  neveu?  Que  signi- 
fient ces  habitudes  de  sortir  la  nuit?  Pourquoi  prêter  main-forte  à 
un  invalide  qui  sert  d'espion  à  des  voleurs,  pourquoi... 

Ralph  s'aperçut  que  Small,  qui  était  un  des  hôtes  assidus  de  sa 
tante,  avait  sinon  dit,  il  ne  disait  jamais  rien,  du  moins  insinué 
tout  le  mal  possible  à  son  sujet;  il  n'en  put  douter  lorsque  l'austère 
matrone  entama  l'éloge  du  docteur,  du  vertueux  et  savant  docteur,  à 
qui  elle  avait  confié  le  soin  d'achever  l'éducation  de  Walter,  son  fils 
unique.  Ralph  garda  le  silence,  abrégea  sa  visite  et  retourna  chez 
miss  Nancy,  laissant  sa  tante  sous  l'impression  qu'il  n'était  rien 
moins  qu'un  réprouvé  et  l'oncle  fort  inquiet  du  scandale  qu'il  pour- 
rait f  lire  à  l'asile  des  pauvres,  car  il  était  candidat  aux  prochaines 
élections  pour  une  place  de  juge  au  tribunal  civil,  et  il  ne  se  sou- 
ciait pas  d'être  brouillé  avec  les  Jones,  qui  disposaient  d'un  cer- 
tain nombre  de  voix. 

En  rentrant  chez  miss  Sawyer,  Ralph  retrouva  Shocky  encore 


LE   MAÎTRE    d'ÉCOLE    DU    FLAT-CREEK.  161 

tout  ému,  il  racontait  son  histoire.  La  bonne  vieille  fille  l'écoutait 
en  pleurant.  Comme  la  tante  de  Ralph,  elle  appartenait  à  l'église 
méthodiste,  qui  est  la  plus  nombreuse  dans  les  parties  civilisées 
de  rindiana;  seulement  l'une  des  deux  femmes  était  méthodiste 
et  chrétienne,  l'autre  était  simplement  méthodiste.  —  Mon  enfant, 
dit  miss  Nancy,  emmenant  Ralph  dans  la  cuisine,  procurez-vous 
un  traîneau  et  allez  vite  chercher  la  mère.  Cela  me  fera  plus  de 
bien  qu'un  sermon  de  la  voir  demain  dimanche  ici,  auprès  de  ce 
petit. 

Ralph  l'embrassa  et  partit.  En  arrivant  à  l'asile  des  pauvres,  il 
fut  heureux  d'apprendre  que  Jones  l'aîné,  le  surintendant,  était  en 
ville.  La  maison  lui  parut  être  dans  un  pitoyable  état;  bien  que 
nombre  de  fois  la  commission  du  comté  eût  voté  des  fonds  pour  les 
réparations  indispensables,  celles-ci  n'avaient  jamais  été  faites,  et 
il  n'eût  pas  été  prudent  de  regarder  de  trop  près  aux  comptes  de 
M.  Jones;  les  commissaires  auraient  été  sûrs  de  ne  pas  être  réélus. 
Ainsi  vont  les  choses  quand  il  s'agit  d'élections  politiques,  et,  dans 
le  comté  de  Iloopole,  la  politique  est  partout.  Le  premier  devoir* 
d'un  candidat  est  d'être  sourd  et  aveugle  devant  les  abus.  Ralph, 
qui  n'était  pas  candidat,  vit  et  entendit  les  choses  les  plus  révol- 
tantes. Toutes  les  mères  de  famille  couchaient  dans  la  même 
chambre,  sous  prétexte  que  les  enfans  ne  devaient  point  courir  à 
travers  la  maison;  il  y  avait  vingt  personnes  dans  une  pièce  basse, 
espèce  de  sous-sol  mal  éclairé,  mal  aéré;  les  femmes  perdues  y 
étaient  confondues  avec  les  honnêtes  femmes,  les  enfans  serrés  les 
uns  contre  les  autres  comme  des  poulets  sous  une  mue;  on  s'y  que- 
rellait sans  cesse  quand  on  ne  se  battait  pas.  Dans  la  partie  de  l'é- 
tablissement réservée  aux  aliénés,  les  fous  paisibles  et  les  fous  fu- 
rieux étaient  également  dans  les  mêmes  salles.  Accroupis  sur  le 
plancher,  des  êtres  qui  n'avaient  plus  figure  humaine  marmottaient 
on  ne  sait  quels  discours  inintelligibles  et  sans  fin.  Les  règlemens 
de  l'asile  ne  permettaient  pas  cependant  que  les  pauvres  fussent 
retenus  de  force  lorsqu'on  venait  les  réclamer,  et  en  dépit  des  dif- 
ficultés suscitées  par  le  fils  Jones,  des  menaces  de  châtiment  pour 
le  retour,  M'"«  Thomson  réclamée  par  Ralph  sortit  de  l'asile,  heu- 
reuse de  souffrir,  résignée  à  mourir  ensuite,  pourvu  qu'elle  pressât 
une  fois  encore  sur  son  cœur  la  petite  tête  à  cheveux  pâles  que  de- 
puis deux  ans  elle  n'avait  pas  même  entrevue. 

Nous  ne  décrirons  pas  la  scène  qui  se  passa  chez  miss  Nancy  à 
son  arrivée,  ni  l'émotion  de  l'excellente  fille  lorsqu'elle  installa 
cette  pauvre  Anglaise,  muette  de  joie,  dans  le  vieux  fauteuil  à  bas- 
cule au  coin  du  feu  avec  le  petit  Shocky,  riant  et  pleurant  tout  à 
la  fois  sous  les  ardentes  caresses  de  sa  mère.  —  Dieu  ne  nous  a 

TOME  cil.  —  1872.  11 


162  RE7UE  DES  DEUX  MONDES. 

donc  pas  oubliés,  maman,  répétait  Shocky,  Dieu  ne  nous  a  pas 
oubliés! 

Le  nombre  est  grand  à  Lewisbnrg  comme  ailleurs  des  gens  qui 
se  mêlent  des  affaires  d' autrui  :  aussi  les  commères  poussèrent-elles 
les  hauts  cris  lorsque  miss  Nancy  déclara  que  sa  protégée  ne  re- 
tournerait pas  <à  l'asile  des  pauvres.  On  lui  savait  de  très  modestes 
revenus,  et  chacun  phophédsa  qu'elle-même,  en  persistant  dans 
ses  folles  générosités,  finirait  à  l'hôpital.  Le  scandale  fut  bien  plus 
complet  lorsqu'à  la  requête  de  miss  Nancy,  qu'il  estimait  fort,  le 
prédicateur  profita  du  service  divin  pour  recommander  M"""  Thom- 
son à  un  auditoire  sympathique.  Il  le  fit  en  termes  si  touchans  que 
la  bourse  de  quête  recueillit  des  pièces  d'or  au  lieu  des  pièces  de 
cuivre  que  l'on  donnait  dans  les  circonstances  ordinaires  ;  n'était- 
il  pas  révoltant  que  des  aumônes  méthodistes  fussent  prodiguées 
à  une  brebis  égarée  de  l'église  anglicane! 

VII.     —    DEUX    LETTRES. 

Le  dimanche  que  passa  Ralph  à  Lewisburg  et  Shocky  dans  le 
paradis  terrestre,  le  dimanche  qui  donna  un  avant-goût  du  ciel  à 
miss  Nancy  fut  aussi  un  dimanche  mémorable  pour  Bud  Means. 
Depuis  longtemps,  il  adorait  miss  Marthe  dans  le  secret  de  son 
cœur,  mais,  comme  beaucoup  d'autres  géans,  il  était  fort  timide 
en  présence  de  la  femme  aimée  :  qu'était-il  pour  oser  lever  les  yeux 
jusqu'à  Marthe  Hawkins?  —  Et  néanmoins  ce  dimanche-là,  Iq  bras 
en  écharpe,  vêtu  de  ses  meilleurs  habits  et  les  bottes  fraîchement 
enduites  de  la  graisse  du  raton,  il  traversa  tout  palpitant  d'espé- 
rance les  champs  blanchis  par  la  neige  qui  conduisaient  de  chez  lui 
chez  le  squire  Hawkins.  Au  départ,  Bud  ne  connaissait  pas  d'ob- 
stacle, mais  à  mesure  qu'il  approchait  de  l'objet  de  sa  passion,  les 
obstacles  commencèrent  à  se  montrer  et  s'élevèrent  graduellement 
à  d'incommensurables  hauteurs;  il  se  trouva  moins  bien  habillé,  il 
eût  voulu  n'avoir  pas  de  si  larges  épaules,  il  regretta  d'avoir  si  peu 
d'esprit  et  de  lire  si  mal  dans  les  livres.  —  Faire  la  cour  n'était  pas 
décidément  chose  facile;  cette  pensée  s'empara  de  lui  de  telle  sorte 
que,  lorsqu'il  atteignit  la  maison  du  squire,  il  lui  restait  à  peine 
assez  de  force  pour  frapper  à  la  porte.  Miss  Marthe  reçut  très  gra- 
cieusement son  adorateur  essoufflé,  mais  Bud  n'en  fat  que  plus  per- 
suadé qu'elle  était  un  être  supérieur.  Si  elle  l'eût  quelque  peu 
maltraité,  la  combativité  se  fût  éveillée  en  lui,  et  la  demande  qu'il 
avait  sur  les  lèvres  eût  trouvé  naturellement  sa  route;  mais  en  vain 
Marthe  demanda  des  nouvelles  de  sa  blessure  et  le  complimenta  de 
son  courage,  Bud  ne  songeait  qu'à  ses  grands  pieds,  à  ses  grosses 


LE    MAÎTRE    d'eCOLE    DU   FLAT-CREEK.  163 

mains,  à  sa  langue  qui  ne  savait  rien  dire.  II  répondait  par  mono- 
syllabes en  épongeant  avec  un  foulard  rouge  la  sueur  qui  lui  cou- 
vrait le  front. 

—  Allez-vous  mieux?  demanda  miss  Hawkins. 

—  Oui,  dit  Bud,  essayant  de  cacher  sa  jambe  gauche  sous  sa 
jambe  droite  et  de  dérober  ses  poings  dans  ses  manches. 

—  N'avez-vous  rien  su  de  M.  Pearson? 

—  Rien,  répliqua  Bud,  cachant  son  pied  droit  en  toute  hâte  sous 
la  chaisa  et  enfonçant  sa  main  gauche  dans  sa  poche. 

—  Quel  beau  temps,  n'est-ce  pas? 

—  Très-beau  !  —  Et  le  pauvre  Bud  dissimula  sa  main  droite  dans 
son  gilet. 

—  Cette  neige  est  comme  celle  que  nous  avons  dans  l'est. 

—  Ah?  —  Bud  ne  songeait  guère  à  la  neige;  il  se  disait  qu'il 
eût  vraiment  mieux  fait  de  laisser  bras  et  jambes  à  la  maison. 

—  Ainsi  vous  avez  prêté  votre  cheval  à  M.  Hartsook  ? 

Bud  fit  un  signe  affirmatif  en  songeant  avec  désespoir  qu'il  avait 
tout  l'air  d'un  sot. 

—  Vous  êtes  bon. 

Sur  ce  mot,  le  cœur  de  Bud  se  mit  à  battre  si  fort  qu'il  put  moins 
que  jamais  parler,  n)ais  il  regarda  éloquemment  miss  Hawkins,  les 
deux  pieds  sous  sa  chaise,  les  deux  mains  dans  ses  poches,  jusqu'à 
ce  que,  se  rendant  compte  du  ridicule  de  cette  attitude,  il  joignit 
les  mains,  croisa  les  jambes  et  résolut  de  se  précipiter  tête  baissée 
dans  le  plus  grand  des  périls  qu'il  pût  s'imaginer,  c'est-à-dire  en 
pleine  déclaration  d'amour. 

—  Voyez- vous,  miss  Hawkins,  je  me  suis  dit  que  je  viendrais 
aujourd'hui,  vous...  —  la  force  lui  manqua,  —  vous  voir... 

—  J'en  suis  bien  aise,  dit  Marthe  avec  un  sourire  encourageant. 

—  Et  vous  dire...  — Marthe,  croyant  deviner  ce  qu'il  allait  dire, 
fut  à  son  tour  un  peu  troublée,  — vous  dire...  seulement  je  ne 
savais  trop  comment  m'y  prendre...  — j'ai  pensé,  acheva-t-il  très 
vite,  que  vous  ne  seriez  pas  fâchée  d'apprendre  que  nous  allions 
avoir  un  concours  d'épellation  mardi  soir. 

—  Je  vous  remercie  du  renseignement,  répliqua  Marthe  assez 
désappointée. 

S'il  est  difficile  pour  un  homme  timide  d'engager  une  conversa- 
tion, il  lui  est  bien  plus  difficile  encore  d'en  sortir.  Chacun  aime 
laisser  à  son  interlocuteur  une  impression  favorable,  et  l'homme 
timide  attend  toujours  avec  la  vague  espérance  qu'un  tour  imprévu 
de  l'entreLien  lui  viendra  en  aide.  Bud  attendit  donc  longtemps,  et 
ne  sut  jamais  comment  il  avait  fait  pour  s'en  aller. 

Le  mardi  soir  au  concours,  il  avait  repris  un  peu  d'audace,  et 


16Zi  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

bien  qu'il  eût  épelé  encore  plus  mal  que  de  coutume,  tandis  que 
Marthe  se  distinguait  en  luttant  plus  d'une  demi-heure  de  suite 
contre  le  redoutable  Jim  Phillips,  il  se  rappela  le  proverbe  :  —  qui 
ne  risque  rien  n'a  rien  !  —  et  aborda  solennellement  Marthe  en  sol- 
licitant la  faveur  de  la  reconduire.  Quel  fut  son  désespoir  lorsque 
la  jeune  filîe  répliqua  par  un  refus!  —  Pour  s'expliquer  ce  refus,  il 
eût  fallu  savoir  qu'une  lettre  anonyme  avait  menacé  le  squire 
Hawkins  de  l'incendie  de  sa  grange  neuve,  s'il  continuait  à  rece- 
voir certaines  personnes  compromises  dans  le  vol.  Or  la  grange 
neuve  du  squire  lui  était  plus  précieuse  que  sa  perruque,  et  ceux 
qui  avaient  touché  ainsi  le  point  vulnérable  de  son  cœur  devaient 
le  bien  connaître.  Lorsque  le  pauvre  squire  lut  la  lettre  anonyme, 
il  faillit  d'émotion  laisser  tomber  son  œil  de  verre;  évidemment  le 
danger  venait  du  côté  de  Marthe,  mais  Marthe  appréciait-elle  à  sa 
juste  valeur  la  grange  neuve  peinte  en  rouge,  avec  tous  les  engins 
d'agriculture  qu'elle  contenait  et  le  sauvage  à  cheval  qui  lui  servait 
de  girouette?  Évidemment,  telle  qu'il  la  connaissait,  elle  eût  donné 
toutes  les  récoltes  de  l'année  pour  conserver  l'amitié  de  son  cher 
Bud.  Le  seul  moyen  de  la  décider  à  éconduire  Bud  était  de  lui  per- 
suader que,  si  elle  continuait  à  le  recevoir,  la  vie  même  de  son 
oncle,  de  son  bienfaiteur,  serait  menacée.  Ce  fut  le  moyen  assez 
déloyal  qu'employa  le  squire  dans  sa  sollicitude  pour  la  grange 
neuve,  et  Marthe  se  sacrifia,  l'âme  navrée. 

Bud  n'en  savait  rien,  il  ne  se  doutait  pas  de  ce  que  souffrit  Mar- 
the en  lui  répondant  :  «  Non,  je  vous  remercie,  »  lorsqu'il  lui  pro- 
posa de  l'accompagner.  Sa  douleur  fut  extrême.- —  J'aurais  dû  m'en 
douter,  pensait-il.  Naturellement  une  demoiselle  comme  Marthe 
ne  peut  se  soucier  d'un  lourdaud  incapable  seulement  d'épeler  deux 
syllabes;  c'est  fini.  Un  Flat-Creeker  est  un  Flat-Creeker,  quoi  qu'en 
dise  le  maître  d'école.  Yous  ne  ferez  jamais  d'un  cochon  de  Chine  un 
cochon  du  Berkshire.  —  Et  du  même  coup  toutes  ses  vertueuses  ré- 
solutions s'évanouirent,  car  l'espoir  d'épouser  Marthe  l'avait  seul 
soutenu  et  élevé  au-dessus  de  lui-même. 

Le  docteur  Small  s'aperçut  du  changement  soudain  qui  venait  de 
se  produire  dans  les  sentimens  du  pauvre  diable;  il  connaissait  les 
motifs  de  sa  tristesse  et  de  son  découragement,  et  il  sut  en  tirer 
parti.  Avec  le  même  zèle  qu'il  avait  mis  à  panser  le  bras  cassé  de 
Bud,  il  s'appliqua  désormais  à  guérir  les  blessures  de  son  amour- 
propre.  D'adroites  flatteries  sur  sa  force  musculaire  lui  gagnèrent 
peu  à  peu  l'hercule  du  Flat-Creek,  qui  n'avait  jamais  manqué  au 
devoir  de  la  reconnaissance.  D'autre  part,  Pete  Jones,  soit  qu'il  subît 
l'ascendant  du  docteur,  soit  qu'il  respectât  la  force  supérieure  de 
Bud,  avait  concentré  toute  sa  colère  sur  le  maître  d'école,  qui  bien- 


LE   MAÎTRE    d'ÉCOLE    DU    FLAT-CREEK.  165 

tôt  se  trouva  dans  cette  triste  situation  d'avoir  tout  le  pays  contre 
lui,  sans  un  seul  allié,  pas  même  Bud,  qui  le  fuyait  depuis  son  échec 
auprès  de  Marthe.  A  son  retour  de  Lewisburg  le  lundi ,  un  billet 
cependant  lui  fut  remis,  un  billet  de  quelques  lignes.  Il  était  ainsi 
conçu  :  —  «  Mon  cher  monsieur,  quiconque  est  capable  de  faire 
ce  que  vous  avez  fait  pour  notre  pauvre  Shocky  ne  peut  être  un 
méchant  homme.  Je  vous  supplie  de  me  pardonner.  Eussiez-vous 
toutes  les  apparences  contre  vous,  tout  le  monde  vous  accusât-il, 
je  vous  croirais  encore  et  toujours  un  noble  et  bon  cœur.  Ne  me 
répondez  pas,  ne  me  revoyez  plus,  ne  vous  rappelez  rien  de  ce  que 
vous  m'avez  dit  l'autre  soir.  Je  serai  esclave  trois  années  encore,  et 
après  je  devrai  me  consacrer  tout  entière  à  ma  mère  et  à  Shocky; 
mais  il  me  serait  impossible  de  vivre  sans  vous  demander  d'abord 
pardon  des  paroles  si  dures  que  je  vous  ai  dites.  Yoici  pourquoi  je 
vous  écris. 

«  Respectueusement  à  vous,  Hannah  Thomson.  » 

Ralph  lut  et  relut  cette  lettre.  C'était  le  rayon  de  soleil  dans  la 
nuit  qui  s'était  faite  autour  de  lui;  c'était  le  baume  sur  la  blessure, 
l'arme  bénie  de  la  défense  et  de  la  consolation.  Hannah  croyait  en 
lui;  il  avait  l'estime,  l'affection  de  Hannah,  que  lui  importait  le 
reste?  Il  lui  sembla  qu'il  n'avait  plus  d'ennemis  ou  du  moins  il  se 
sentit  fort  contre  tous  les  périls  dont  il  pouvait  être  menacé.  En 
ce  moment  plus  que  jamais  il  avait  besoin  d'être  invincible,  car 
le  danger  était  proche,  il  était  à  la  veille  des  grandes  épreuves. 

Dix  jours  après,  l'orage  éclata.  Ralph  en  éprouva  une  sorte  de 
satisfaction,  il  était  las  de  faire  le  bouledogue  et  de  montrer  les 
dents  à  l'intraitable  jeunesse  du  Flat-Greek;  il  désirait  en  finir,  ne 
pouvant  supporter  plus  longtemps  l'idée  que  chacun  le  regardât 
comme  un  voleur.  Qu'on  juge  de  ce  qu'il  devait  éprouver  quand  il 
voyait  poser  de  doubles  serrures  aux  portes  des  maisons  où  il  avait 
couché!  (L'on  se  souvient  que,  selon  l'usage  du  pays,  le  maître 
d'école  logeait  successivement  chez  les  parens  de  ses  élèves.)  Il 
aurait  bien  volontiers  quitté  le  Flat-Greek  et  pris  sa  course  vers  le 
Texas  ou  la  Californie,  sans  se  soucier  des  mauvais  propos,  s'il  ne 
s'était  senti  retenu  par  la  lettre  de  Hannah.  Fuir,  c'était  s'avouer 
coupable,  mettre  par  conséquent  une  barrière  insurmontable  entre 
lui  et  celle  qu'il  aimait.  Un  soir  que,  sous  la  longue  avenue  d'érables 
qui  précédait  l'école,  il  réfléchissait  sur  la  conduite  à  tenir,  il  vit 
tout  d'un  coup  apparaître  devant  lui  Hannah,  Hannah  très  pâle,  qui, 
s' approchant  silencieusement,  lui  remit  dans  la  main  un  papier  plié 
en  carré,  et  se  retira  vite  vers  la  maison  des  Means.  Au  premier  mo- 
ment, il  ne  se  rendit  compte  que  du  contact  de  la  main  qui  venait  de 


166  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

toucher  la  sienne  en  causant  dans  tout  son  être  un  trouble  inexpri- 
mable; quand  il  voulut  parler,  Hannah  n'était  plus  là.  Ralph  pensa 
seulement  alors  au  billet  qui  venait  de  lui  être  remis;  c'était  une 
page  déchirée  d'un  vieux  cahier  sur  laquelle  Bud  avait  écrit  à  grand'- 
peine  ces  quelques  mots  :  «  Monsieur,  j'ai  fait  de  mon  mieux  pour 
vous  servir,  mais  inutilement.  Sauvez -vous,  si  vous  tenez  à  la  vie. 
On  doit  vous  attaquer  ce  soir.  INe  perdez  pas  une  minute.  Le  dan- 
ger est  grand.  » 

Ralph  pouvait-il  se  fier  à  Bud?  Son  hésitation  fat  de  courte  durée: 
îa  trahison  était  le  dernier  crime  dont  Bud  pût  se  rendre  coupable. 
L'avis  et  le  conseil  étaient  donc  sérieux.  Fallait-il  résister,  aller  au- 
devant  du  péril  et  livrer  le  combat?  Ce  fut  sa  première  pensée;  mais 
seul  contre  tous,  exposé  à  toutes  les  calomnies,  voué  à  toutes  les 
rancunes,  sans  alliés,  ou  n'ayant  que  des  amis  qui  n'osaient  plus 
se  déclarer  ni  le  défendre  ouvertement,  lutter  était  une  folie.  L'in- 
spiration lui  vint  de  gagner  le  village  de  Clifty,  non  pas  par  les 
routes  ordinaires,  qui  toutes  devaient  être  gardées,  mais  en  suivant 
le  lit  du  torrent,  et,  arrivé  là,  de  se  livrer  lui-même  à  la  justice.  Le 
squire  Hawkins  s'était  retiré  à  Clifty  pour  éviter  toute  responsabilité 
dans  les  actes  de  violence  qui  se  préparaient  ;  il  se  rendit  chez  lui, 
et  le  pria  de  l'arrêter. 

VIII.    —    LE    JUGEMENT. 

Mieux  valait  être  jugé  à  Clifty,  qui  était  un  lieu  relativement 
tranquilh',  qu'au  sauvage  Flat-Creek,  et  le  squire  Hawkins,  en  dé- 
pit de  ses  ridicules  et  de  ses  travers,  avait  le  plus  profond  respect 
de  la  loi.  Excellent  magistrat,  inflexible  et  courageux  quand  il  était 
dans  son  prétoire,  il  pouvait,  au  besoin,  défendre  Ralph,  le  proté- 
ger, lui  donner  bonne  justice.  Ralph  avait  raison  de  se  fier  à  lui  en 
se  constituant  son  prisonnier  et  en  l'acceptant  pour  juge. 

Dès  la  première  audience,  toutes  les  populations  environnantes 
accoururent  dans  la  grande  maison  d'école  transformée  en  tribunal, 
et  les  citoyens  du  Flat-Creek,  sans  exception,  se  présentèrent  comme 
témoins.  Ceux  qui  en  savaient  le  moins  faisaient  semblant  d'en  sa- 
voir plus  que  les  autres;  insinuations,  réticences  perfides,  à  défaut 
d'indications  précises,  tout  leur  était  bon.  M'"*"  Means  déclarait 
que,  dès  le  commencement,  d'étranges  choses  avaient  excité  sa  mé- 
fiance, que,  si  son  mari  l'eût  écoutée,  on  n'eût  jamais  accepté  ce 
maître  d'école.  Pete  Jones  prétendait  ne  l'avoir  reçu  qu'à  contre- 
cœur dans  sa  maison.  Granny  Sanders  se  vantait  d'avoir  averti  tout 
le  voisinage,  sans  elle  on  n'eût  rien  découvert.  Personne  n'élevait 
ia  voix  en  faveur  de  Ralph.  Il  avait  dédaigné  de  prendre  un  avocat, 


LE    MAÎTRE    d'ÉCOTE    DU    FLAT-CREEK.  167 

et  son  oncle  de  Lewisburg,  craignant  de  nuire  à  ses  candidatures, 
s'était  refusé  à  donner  caution  pour  lui.  —  Oyezl  s'écria  l'officier 
de  police  comme  au  temps  de  Guillaume  le  Conquérant,  pour  an- 
noncer le  commencement  des  débats.  —  Ralph  comprit  tout  de 
suite  que  l'avocat-général,  chargé  de  soutenir  l'accusation,  était 
dominé  par  l'influence  de  Small.  Bronson,  c'était  son  nom,  débutait 
dans  la  carrière;  il  était  ardent,  ambitieux,  et  il  voulait  par-dessus 
tout  mériter  les  suffrages  du  Flat-Creek.  Il  lui  fallait  donc  obtenir 
coûte  que  coûte  la  condamnation  de  Ralph  Hartsook.  Après  avoir 
exprimé  sa  respectueuse  déférence  pour  le  squire  Hawkins  et  son 
collègue  le  squire  Underwood ,  Bronson  commença  un  vicient  ré- 
quisitoire contre  l'accusé,  qu'il  allait  écraser,  disait-il,  sous  le  poids 
des  plus  accablans  témoignages.  —  Approchez,  madame  Sarah 
Means.  —  M'"*  Menns  s'avança,  et  prêta  serment. 

—  Ayez  la  bonté  de  nous  dire,  madame  Means,  ce  que  vous  sa- 
vez sur  l'accusé  et  sur  la  part  qu'il  a  prise  au  vol  commis  chez 
M.  Schrœder. 

—  De  grand  cœur!  Voyez-vous,  messieurs,  j'avais  toujours  soup- 
çonné... 

—  II  ne  s'agit  pas  de  vos  soupçons;  dites-nous  des  faits. 

—  Des  faits  !  Eh  bien  !  quelle  espèce  de  filles  fiéquentait-il,  ce 
misérable!  Ma  servante,  messieurs,  ma  servante  Hannah.  Je  les  ai 
vus  rôder  d-'ns  l'herbnge  à  dix  heures  de  la  nuit!  Il  a  perdu  de  ré- 
putation la  pauvre  fille,  qui  n'a  d'autre  protection  au  monde  que  la 
mienne!  Oui,  je  vous  le  dis,  c'est  un  misérable! 

A  M'"*  Means  succéda  Pete  Jones.  Il  jura  sans  hésiter  qu'il  avait 
entendu  Ralph  sortir  de  la  maison  la  nuit  qu'il  avait  passée  chez  lui, 
qu'il  l'avait  entendu  rentrer  à  deux  heures  du  matin.  M'"^  Jones, 
une  pauvre  créature,  abrutie  par  les  mauvais  traitemens,  vint  tout 
effarée  corroborer  le  mensonge  de  son  mari. 

Sous  le  coup  de  ce  double  témoignage,  la  position  de  Ralph  de- 
venait très  critique.  Tout  à  coup  Pearson,  le  vannier  invalide,  entra 
dans  le  prétoire,  où  personne  ne  l'attendait.  Il  était  revenu  la  nuit 
précédente  s'assurer  que  «  la  vieille  »  n'avait  besoin  de  rien,  et, 
ayant  appris  l'arrestation  de  Ralph,  il  était  résolument  parti  pour 
Lewisburg.  —  Écoutez,  squire,  dit-il  en  essuyant  son  front  baigné 
de  sueur,  car  mon  témoignage  vaut  celui  des  autres. 

Bronson  dressa  l'oreille,  il  espérait  bien  que  l'on  allait  entendre 
encore  un  témoin  à  charge.  Alors,  avec  force  retours  au  temps  où 
il  s'était  battu  k  Lundy's  Lane,  quelques  imprécations  contre  les 
brigands  qui  l'avaient  forcé  à  se  cacher,  un  tribut  d'hommages  à 
Marthe  Hawkins,  et  d'autres  digressions  que  l'on  voulut  en  vain 
arrêter,  le  vieillard  déclara  qu'ayant  bu  du  whisky  ce  soir-là,  iî 


468  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'était  coiché  devant  la  boutique  du  serrurier;  le  froid  l'avait  ré- 
veillé, il  s'était  dirigé  vers  sa  cabane,  et,  au  sommet  de  la  montée 
qui  conduit  chez  les  Means,  il  avait  rencontré  Pete  Jones  et  son 
frère  avec  un  jeune  homme  à  cheval.  Il  avait  reconnu  tout  d'abord 
les  Jones  à  leurs  chevaux;  quant  au  jeune  homme,  il  était  habillé  à 
la  mode  de  la  ville.  Un  autre  individu  traversait  au  même  moment 
l'herbage,  allant  du  côté  de  la  maison  des  Jones.  Quelques  minutes 
plus  tard,  il  avait  rencontré  le  docteur  Small.  Voilà  tout  ce  qu'il 
pouvait  dire;  il  termina  en  s'indignant  de  ce  que  des  voleurs  comme 
les  Jones  fussent  assez  effrontés  pour  rejeter  leurs  mauvaises  ac- 
tions sur  un  brave  homme  tel  que  le  maître,  qui  avait  été  si  bon 
pour  lui  Pearson  et  pour  Shocky. 

Hannah  p?.rut  ensuite.  Elle  était  fort  émue,  répondait  avec  répu- 
gnance. Elle  déclara  vivre  chez  les  Means,  avoir  dix-huit  ans,  être 
louée  à  M™^  Means  depuis  trois  ans  ;  elle  avoua  sa  promenade  avec 
M.  Hartsook,  et  dit  aussi  qu'ayant  regardé  par  sa  fenêtre  vers 
l'aube,  elle  avait  vu  dans  l'herbage  quelqu'un  qui  lui  parut  être 
M.  Hartsook. 

Bronson,  cédant  évidemment  à  une  suggestion  du  docteur  Small, 
qui  se  rappelait  certaine  conversation  surprise  dans  la  grange,  lui 
demanda  si  Hartsook  était  jamais  convenu  avec  elle  d'avoir  traversé 
l'herbage.  Après  quelque  hésitation,  elle  répondit  affirmativement. 
—  Lui  avait-i!  expliqué  cette  sortie  nocturne?  —  Non.  —  Lui  avait- 
il  fait  la  cour  depuis?  —  Non.  —  Jamais  Ralph  n'avait  trouvé  Han- 
nah aussi  belle  que  dans  ce  moment  où  elle  disait  ingénument 
toute  la  vérité. 

Bronson  reprit  alors  la  parole.  H  dit  que,  malgré  le  coup  de 
théâtre  assez  habilement  amené  qui  avait  fait  surgir  inopinément  le 
vieux  soldat  comme  témoin  à  décharge,  l'accusé  ne  devait  pas 
échapper  à  la  vindicte  des  lois.  Il  regrettait  que  son  devoir  l'obli- 
geât à  faire  ressortir  les  preuves  trop  accablantes  qui  s'accumu- 
laient contre  le  maître  d'école;  mais  la  loi,  égale  pour  tous,  n'ad- 
mettait pas  de  différence  entre  le  criminel  ignorant  et  le  criminel 
lettré.  A  ses  yeux,  Hartsook  était  un  ennemi  de  la  société.  L'ac- 
cusé n'avait  évidemment  rien  à  alléguer  pour  sa  défense,  il  n'avait 
même  pas  su  se  disculper  naguère  auprès  de  la  fille  Thomson.  Une 
dernière  déposition  devait  suffire  pour  déshonorer  à  jamais  le  nom 
de  Hartsook. 

On  appela  Hank  Banta.  —  Celui-ci  déclara  demeurer  près  de  la 
maison  où  le  vol  avait  été  commis.  Ayant,  à  une  heure  du  matin, 
entendu  les  chevaux  faire  grand  tapage  dans  l'écurie,  il  était  allé 
voir  ce  qui  se  passait.  Alors  il  avait  vu  deux  hommes  sortir  de  la 
maison  du  Hollandais,  un  autre  paraissait  faire  le  guet.  Il  avait  re- 


LE   MAÎTRE   d'eCOLE    DU    FLAT-GREEK.  369 

connu  Pearson  à  sa  jambe  de  bois  et  le  maître  d'école  à  son  cha- 
peau. Quant  au  troisième,  il  devait  être  étranger  au  pays. 

Le  pauvre  Ralph  attendait  impatiemment,  après  tant  de  faux  té- 
moignages, la  disposition  de  Bud  ;  mais  les  actes  de  Bud,  si  contra- 
dictoires depuis  quelque  temps,  ne  lui  permettaient  plus  de  comp- 
ter sur  son  ancien  ami.  Et  d'ailleurs  la  conspiration  était  si  bien 
ourdie  qu'il  était  perdu  d'avance.  —  Les  vrais  voleurs,  dit-il,  sont 
ici.  M.  Jones  a  menti,  il  a  entraîné  sa  femme  au  parjure.  Quant  à 
Banta,  il  me  calomnie  pour  se  venger  d'avoir  été  châtié  par  moi 
selon  ses  mérites,  et  peut-être  aussi  a-t-il  reçu  de  l'argent.  Je  vous 
le  répète,  je  pourrais  désigner  les  véritables  voleurs. 

—  Bien  sûr  !  interrompit  le  vieux  vannier. 

Ralph  fixa  lentement  son  regard  sur  Pete  Jones  d'abord,  puis  sur 
Small.  Il  savait  que  ce  regard  dénonciateur  attirerait  probablement 
sur  lui  avant  le  lendemain  toutes  les  férocités  de  la  loi  de  Lynch  ; 
ce  qu'il  tenait  à  sauver,  c'était  son  honneur,  non  pas  sa  vie.  —  Le 
témoignage  de  miss  Hannah  Thomson,  continua-t-il,  est  absolu- 
ment exact;  je  crois  que  M.  Pearson  a  dit  la  vérité.  Tout  le  reste 
est  faux,  mais  je  ne  puis  le  prouver.  Je  connais  les  hommes  aux- 
quels j'ai  affaire;  je  n'échapperai  pas  à  la  prison,  à  moins  qu'anpa- 
ravant  on  ne  prenne  ma  vie,  mais  les  gens  de  Glifty  sauront  un 
jour  quels  sont  les  coupables.  —  Il  raconta  qu'en  effet  il  avait 
quitté  la  nuit  la  maison  da  M.  Jones,  qu'il  avait  traversé  l'herbage, 
rencontré  trois  hommes  à  cheval,  puis  le  docteur  Small,  que,  rentré 
bientôt  après,  il  avait  entendu  ouvrir  la  porte  de  la  maison,  et  re- 
connu le  lendemain  l'alezan  marqué  de  blanc  au  pied  et  aux  na- 
seaux. —  Voici,  termina  Ralph  en  désignant  Pete  du  doigt,  voici 
un  homme  qui,  à  son  tour,  ira  en  prison  ;  vous  vous  souviendrez  de 
mes  paroles. 

Après  ce  discours,  qui  produisit  un  certain  effet  sur  l'auditoire, 
l'avocat-général  se  leva  de  nouveau.  —  Je  voudrais,  dit-il,  poser 
au  prévenu  une  seule  question.  Il  ne  répondra  du  reste  que  si  bon 
lui  semble  :  Quel  motif  vous  a  conduit,  pendant  la  nuit  du  vol,  dans 
la  direction  où  tous  les  témoins  vous  ont  vu? 

Le  coup  porta  :  répondre  à  cette  question,  avouer  quelle  fantaisie 
amoureuse  l'avait  ramené  aux  lieux  parcourus  avec  Hannah,  c'eût 
été  mêler  à  ces  tristes  débats  un  nom  qu'il  voulait  préserver  de 
toute  tache.  —  Je  refuse  de  répondre,  dit  Ralph. 

—  Je  n'exige  pas  que  vous  vous  accusiez,  bien  entendu,  s'écria 
Bronson  triomphant. 

Depuis  quelques  secondes,  Bud  s'était  enfin  montré  dans  la  foule; 
mais,  au  grand  désappointement  de  Ralph,  il  resta  près  de  la  porte, 
causant  avec  Walter  White,  qui  l'accompagnait. 


170  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Small  pria  la  cour  de  l'entendre  à  son  tour.  Il  employa  les  meil- 
leurs moyens  pour  exciter  l'indignation  publique  et  pro\'oquer  une 
application  de  la  loi  de  Lyncli.  Comme  s'il  n'avait  eu  aucun  intérêt 
personnel  dans  cette  affaire,  sauf  un  reste  d'amitié  pour  son  ancien 
condisciple  Ralph  Hartsook,  il  feignit  d'être  fort  affligé.  Certes  il 
eût  préféré  n'avoir  rien  à  dire  dans  ce  déplorable  procès,  si  acca- 
blant pour  l'accusé  ;  mais  son  nom  avait  été  deux  fois  prononcé 
par  Hartsook,  puis  par  son  ami,  peut-être  son  complice,  John  Pear- 
son.  Il  lui  importait  donc  que  chacun  sût  qu'il  était  rentré  à  dix 
heures  la  nuit  du  vol.  Son  élève  Walter  White,  qui  avait  passé  une 
partie  de  cette  nuit  à  travailler  avec  lui,  pouvait  l'affirmer. 

Le  squire  Hawkins  rajusta  ses  dents,  sa  perruque  et  son  œil  de 
verre  pour  remei  cier  le  docteur  Small,  et  fit  procéder  à  l'arrestation 
immédiate  de  John  Pearson  avant  de  poursuivre  les  débats.  Walter 
fut  ensuite  entendu;  mais  il  convient  de  dire  tout  d'abord  dans 
quelles  dispositions  d'esprit  se  présenta  ce  jeune  homme.  Plus 
d'une  semaine  auparavant  il  avait  été,  en  compagnie  de  Bud,  qui 
s'était  lié  avec  lui  d'une  amitié  inexplicable,  et  de  toute  la  jeunesse 
de  Flat-Creek,  ent  ndre  un  prédicateur  en  grande  vogue  du  nom  de 
frère  Soden,  le  même  dont  les  menaces  au  sujet  de  l'enfer  avaient 
naguère  produit  un  si  fâcheux  effet  sur  Bud.  Le  talent  de  M.  Soden 
consistait  à  faire  pleuvoir  sur  ses  auditeurs  des  torrens  de  soufre  et 
de  feu;  cette  manière  d'évangéliser  n'était  peut-être  pas  la  plus 
mauvaise  pour  des  chrétiens  de  l'ouest.  Ce  soir-là,  frère  Soden  fut 
plus  terrible  encore  que  de  coutume.  Bud  l'écouta  en  levant  les 
épaules,  Small  d'un  air  de  dévote  approbation,  et  les  fidèles  en  gé- 
néral avec  un  sentiment  de  terreur  que  ses  tableaux  de  l'enfer 
étaient  bien  faits  pour  inspirer.  L'enfer  de  Dante  et  Milton  était 
pâle  auprès  de  l'enfer  de  frère  Soden.  Walter  paraissait  être  le  plus 
ému.  Au  milieu  d'une  description  épouvantable,  il  se  cacha  la  tête 
dans  les  mains;  puis,  comme  l'orateur  n'en  finissait  pas  avec  son 
énumération  de  tortures,  l'impressionnable  jeune  homme,  n'y  te- 
nant plus,  voulut  s'en  aller.  —  Malheureux!  criait  au  moment  même 
M.  Soden  de  sa  voix  la  plus  terrible,  malheureux!  vous  qui  suivez 
de  mauvais  conseils  et  fréquentez  de  mauvaises  gens,  croyez-moi, 
ces  conseils,  ces  fréquentations  vous  entraînent  aux  abîmes!  Je 
vous  vois  sur  le  bord,  l'odeur  du  soufre  est  sur  vos  vêtemens,  les 
flammes  éternelles  éclairent  votre  visage,  le  démon  vous  attend. 
Piolardez  votre  conversion,  et  vous  êtes  perdu.  Vous  pouvez  mourir 
avant  le  jour,  mourir  avant  de  dépasser  ce  seuil.  L'ange  redoutable 
de  la  mort  se  prépare  à  vous  frapper! 

Des  gémissemens  s'élevèrent  de  tous  les  côtés  de  l'églisa,  tandis 
que  frère  Soden  se  réjouissait  de  la  tempête  qu'il  avait  déchaînée 


LE    MAÎTRE    d'ÉCOLE    DU    FLAT-CREEK.  171 

dans  ces  âmes  incultes.  La  dureté,  la  violence  de  ses  paroles,  qui 
avaient  failli  conduire  Bud  à  l'endurcissement,  secouaient  au  can- 
traire  le  pauvre  Walter  comme  le  vent  secoue  un  roseau.  Il  gagna 
la  porte  au  milieu  de  l'émotion  générale,  poursuivi  par  les  foudres 
du  prédicateur,  -qui  hurlait  que  quiconque  fuit  la  vérité  se  précipite 
dans  les  tourmens  sans  fin.  Il  courut  éperdu  jusqu'à  la  maison  du 
docteur,  chez  qui  il  demeurait,  et  supplia  Bud,  qui  l'avait  rejoint, 
de  ne  le  pas  quitter  de  toute  la  nuit.  Pendant  cette  nuit  d'angoisses, 
certaines  révélations  lui  échappèrent.  —  Voyez- vous,  ajoutait  Wal- 
ter presque  à  chaque  mot,  si  le  docteur  savait  que  je  vous  parle 
ainsi,  je  ne  tarderais  pas  à  recevoir  une  balle  dans  la  tête;  quand 
vous  serez  initié,  vous  saurez  tout.  Quelquefois  je  voudrais  être  sorti 
de  leur  bande,  mais  le  docteur  ne  me  laissera  jamais  partir.  Vous 
ne  connaissez  pas  ce  diable  d'homme  :  il  voit  dans  la  pensée  de 
chacun,  il  voit  à  travers  les  murs. 

En  l'écoutant,  Bud  affectait  l'indifférence;  mais  rien  ne  fut  perdu 
des  aveux  que  la  peur  de  l'enfer  avait  arrachés  au  jeune  White,  et, 
lorsque  Bud  apprit  l'arrestation  de  Ralph,  sa  résolution  fut  aussitôt 
prise  de  l'obliger  à  les  répéter  devant  le  tribunal.  Pendant  la  pre- 
mière partie  de  l'audience,  il  avait  mis  à  la  torture  la  conscience  du 
malheureux,  exploitant  ses  scrupules  et  ses  terreurs  de  telle  sorte 
que  Walter  ne  savait  plus  que  devenir  entre  le  vieil  ascendant  de 
Small  et  l'influence  nouvelle  de  Bud.  Lorsqu'il  fut  appelé  pour  por- 
ter témoignage  contre  le  maître  d'école  et  prouver  Valibi  du  doc- 
teur, il  avait  absolument  perdu  la  tête.  Celui-ci  l'adjurait  de  dire 
la  vérité,  celui-là  le  paralysait  par  le  magnétisme  de  son  regard. 
Indécis,  il  s'avança  machinalement  au  milieu  de  la  foule,  croyant 
encore  entendre  les  dernières  paroles  de  Bud  :  si  vous  ne  dites 
sincèrement  tout  ce  que  vous  savez,  vous  irez  en  prison  et  en  enfer. 
—  Ce  ne  fut  pas  sans  peine  qu'il  parvint  à  lever  la  main  pour  prêter 
serment. 

—  Veuillez  dire  au  tribunal,  commença  Bronson,  ce  que  vous  sa- 
vez sur  les  faits  et  gestes  du  docteur  Small  la  nuit  du  vol. 

Small  s'était  aperçu  de  l'agitation  de  Walter,  et  s'en  alarmait 
déjà.  En  conséquence  il  s'était  placé  de  manière  à  être  bien  en  face 
de  lui  et  à  pouvoir  le  dominer  du  regard. 

—  La  nuit  du  vol...  Walter  parlait  d'une  voix  éteinte;  —  la 
nuit  du  vol,  le  docteur  est  rentré  avant...  —  Soudain  il  s'arrêta. 
Bud,  s'apercevant  de  l'effet  produit  par  la  présence  de  Small,  s'était 
frayé  à  coups  de  poing  un  chemin  parmi  la  foule  jusqu'au  premier 
rang.  C'était  lui  qui  à  son  tour  regardait  Walter.  —  Je  ne  puis,  je 
ne  puis  vraiment...  0  Dieu!  que  ferai-je?  —  s'écria  le  témoin,  ré- 
pondant à  ce  regard  significatif.  Pour  le  public,  son  agitation  était 
mcompréhensible;  on  montait  sur  les  bancs,  afin  de  ne  rien  perdre 


172  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  cette  scène.  Ralph  sentait  vaguement  qu'une  partie  terrible  dont 
il  était  l'enjeu  était  engagée  entre  Bud  et  le  docteur,  entre  son  bon 
et  son  mauvais  ange.  A  ce  moment,  Walter  s'évanouit.  La  foule  se 
précipita  vers  lui  au  risque  de  l'étouffer;  chacun  criait  d'ouvrir  la 
fenêtre,  de  donner  de  l'air,  et  personne  ne  se  rendait  utile.  Small 
seul  conservait  tout  son  sang-froid;  il  tâtait  le  pouls  du  malade,  et 
avec  l'autorité  d'un  praticien  déclarait  qu'un  accès  de  délire  s'était 
emparé  du  pauvre  diable,  atteint  de  fièvres  depuis  quelque  temps 
déjà.  Lorsque  Walter  revint  à  lui,  il  demanda  qu'on  lui  permît  de 
se  retirer;  mais  Ralph  insista  pour  qu'il  continuât  sa  déposition,  et 
le  docteur  s'assit  auprès  de  son  malade,  qui  pouvait  encore  récla- 
mer des  soins.  De  son  côté,  Bud  se  rapprocha  de  telle  sorte  que 
Walter,  pris  entre  deux  feux,  ne  put  articuler  une  syllabe,  et  fut  sur 
le  point  de  s'évanouir  pour  la  seconde  fois. 

Bronson  remarqua  le  manège.  —  Assurément,  dit-il,  le  témoin 
est  effrayé  par  la  présence  de  ce  grand  jeune  homme  qui  ne  cesse 
de  le  menacer  du  regard.  Je  demande  que  celui-ci  soit  invité  à  sortir 
de  la  salle  d'audience. 

Après  s'être  consultés,  les  juges,  étonnés  du  tour  que  prenait 
l'affaire,  firent  droit  à  cette  requête,  et  Bud  fut  emmené  de  force 
par  l'officier  de  police.  En  même  temps,  Ralph,  qui  avait  observé 
avec  attention  tous  ces  jeux  de  scène,  se  leva  pour  déclarer  que,  si 
le  tém.oin  était  intimidé,  c'était  par  la  présence  de  Small,  et  il  de- 
manda que  l'on  fît  également  sortir  le  docteur. 

Saiall  jeta  encore  à  son  élève  un  dernier  coup  d'œil  à  la  fois  impé- 
rieux et  suppliant,  puis,  avec  une  tranquillité  apparente,  alla  re- 
joindre Bud  au  dernier  rang,  près  de  la  porte.  —  Continuez,  —  dit 
le  squire  Hawkins  au  témoin;  mais  celui-ci  subissait  maintenant  une 
influence  nouvelle;  il  avait  aperçu  dans  la  foule  la  figure  de  frère 
Soden.  Or  l'expression  habituelle  de  l'éloquent  apôtre  était  telle 
que  l'on  eût  pu  croire  que  les  sept  trompettes  de  l'Apocalypse  lui 
sortaient  de  la  bouche  et  que  les  sept  foudres  frémissaient  sur  ses 
sourcils  contractés.  Aussitôt  que  le  timide  Walter  l'aperçut,  il  se  vit 
au  bord  de  l'abtme,  il  sentit  le  salpêtre  et  la  poix  bouillante...  — 
Parlez  donc  !  répéta  le  squire. 

—  Eh  bien  !  dit  Walter,  puisqu'il  le  faut...  —  Et  alors  il  raconta 
toute  son  histoire. 

Presque  enfant  à  Lewisburg,  la  tête  montée  par  des  histoires  de 
brigands  qu'il  avait  lues,  il  s'était  enrôlé  dans  une  bande  dont  Small 
était  le  chef;  les  noms  de  tous  les  membres  lui  étaient  inconnus  à 
l'exception  de  six,  parmi  lesquels  les  deux  frères  Jones  et  Small. 

Le  bruit  d'une  lutte  se  fit  entendre  au  fond  de  la  salle.  —  Si- 
lence !  dit  la  cour. 

—  Le  docteur  Small  veut  sortir,  cria  Bud,  qui  s'appuyait  de  tout 


LE   MAÎTRE    d'ÉCOLE    DU   FLAT-CREEK.  173 

son  poids  à  la  porte,  et  je  crois  qu'il  ne  serait  pas  mauvais  d'en- 
voyer fouiller  ses  tiroirs  avant  qu'on  en  ait  fait  disparaître  tous  les 
papiers. 

Le  squire  donna  ordre  d'arrêter  Small,  Pete  Jones  et  Jones  l'aîné. 
Bronson,  interdit,  gardait  le  silence.  Walter  entra  ensuite  dans  tous 
les  détails  du  vol.  C'était  lui  qui  avait  aidé  Small  à  scier  la  palis- 
sade, tandis  que  les  Jones  pénétraient  dans  la  maison.  Il  était  vrai 
que  R;dph,  et  un  peu  plus  tard  le  vannier,  les  avaient  rencontrés 
sur  la  route.  —  Plus  d'une  fois  pendant  son  récit,  il  fut  tenté  de 
s'arrêter,  mais  frère  Soden  ordonnait,  pareil  à  un  messager  du  ciel 
ou  plutôt  de  l'enfer.  Il  parla  donc  comme  il  l'eût  fait  au  jour  du 
jugement. 

Une  malle  trouvée  chez  Small  fut  produite  sur  ces  entrefaites,  et 
Hank  Banta,  voyant  que  tout  se  découvrait,  pressé  d'ailleurs  par 
les  menaces  de  Bud,  confessa  son  mensonge  en  ajoutant  que  M.  Pete 
Jones  le  lui  avait  payé.  Alors  Bronson  lui-même  fit  volte-face  avec 
une  souplesse  qui  promettait  pour  son  avenir.  —  Je  me  suis  efforcé, 
dit-il,  de  remplir  mon  devoir  en  ce  cas  difficile.  C'était  mon  devoir 
de  poursuivre  M.  Hartsook,  bien  que  je  fusse  personnellement  con- 
vaincu de  son  innocence;  j'avais  la  certitude  que  cette  innocence 
éclaterait.  Je  prie  maintenant  la  cour  de  s'ajourner  à  demain,  afin 
que  je  puisse  examiner  les  preuves  qui  s'élèvent  contre  les  prison- 
niers Jones  et  Small.  Je  suis  fier  de  penser  que  j'ai  réussi  à  élucider 
la  question  et  à  éloigner  de  M.  Hartsook,  en  aidant  à  découvrir  les 
vrais  criminels,  les  inculpations  indignes  qui  pesaient  sur  lui.  — 
Pearson  haussa  les  épaules. 

—  Le  tribunal,  dit  le  squire  Hawkins,  félicite  M.  Hartsook  de 
son  acquittement;  à  la  barre  de  ce  tribunal  et  devant  l'opinion  pu- 
blique, il  s'est  complètement  justifié.  —  Là-dessus,  le  vieux  Jack 
Means  proposa  trois  cheers  pour  M.  Hartsook,  et  la  foule,  qui  eût 
volontiers  pendu  le  maître  d'école  une  heure  auparavant,  éclata  en 
acclamations.  —  Le  tribunal  a  encore  un  devoir  à  remplir,  reprit  le 
squire.  Qu'on  rappelle  Hannah  Thomson. 

—  Je  viens  de  l'envoyer  traire  les  vaches,  répliqua  M'"^  Means,  ne 
me  souciant  pas  de  la  voir  flâner  ici  toute  la  journée. 

—  Qu'on  la  rappelle. 

Hannah  n'était  pas  loin;  elle  revint  au  bout  de  quelques  minutes, 
tremblante,  dans  la  crainte  d'une  calamité  nouvelle. 

—  Hannah  Thomson,  le  tribunal  désire  vous  adresser  une  ques- 
tion. Quel  âge  avez-vous? 

—  Dix-huit  ans. 

—  Jusqu'à  quel  âge  êtes-vous  louée  à  M""^  Means? 

—  Jusqu'à  vingt  et  un  ans. 

.  —  Jeune  fille,  notre  devoir  est  de  vous  avertir  que,  d'après  les 


174  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lois  de  rindiana,  une  femme  est  majeure  à  dix -huit  ans,  que  vous 
êtes  donc  victime  d'une  fraude  en  restant  louée  après  votre  majo- 
rité révolue.  Vous  êtes  libre;  vous  avez  même  le  droit  de  réclamer 
des  dommages  et  intérêts. 

M™"  Means,  indignée  de  ce  dénoûment,  lança  à  la  tête  des  juges 
une  bordée  d'injures,  pendant  que  la  foule,  de  plus  en  plus  en- 
thousiasmée, applaudissait  à  tout  rompre,  battant  des  mains  pour 
les  juges,  pour  Hannah,  pour  le  maître  d'école.  —  Connaissez-vous 
rien  de  plus  mobile  que  les  foules?  —  Granny  Sanders  criait  bien 
haut  qu'elle  avait  toujours  dit  que  Ralph  s'en  tirerait,  et  que  ce  doc- 
teur Small  ne  valait  pas  le  diable.  Le  vieux  Pearson  rentra  chez  lui 
après  avoir  absorbé  plusieurs  verres  de  whisky,  ainsi  qu'il  l'avait 
fait  le  soir  de  la  bataille  de  Lundy's  Lane,  et  bien  souvent  depuis. 
Walter  White  fut  retenu  comme  témoin.  Quant  à  Ralph,  il  écrivit  à 
son  oncle,  lui  demandant  de  vouloir  bien  se  porter  caution  pour  ce 
misérable.  Ce  fut  toute  sa  vengeance;  elle  fut  complète. 

IX.    —    APRÈS    LE    COMBAT. 

La  loi  de  Lynch  est  certainement  une  loi  barbare,  et  pourtant  elle 
a  ses  bons  côtés  dans  certains  pays;  elle  empêche  les  tribunaux  de 
se  laisser  intimider  ou  corrompre  par  d'audacieux  criminels.  L'esprit 
de  terreur  et  de  vengeance  qui  a  inspiré  cette  loi  agita  violemment 
le  peuple  dans  la  nuit  qui  suivit  l'acquittement  de  Ralph.  On  était 
indigné  du  complot  tramé  contre  Ralph,  et  plus  effrayé  encore  par 
la  découverte  d'une  bande  de  pillards  telle  que  la  bande  de  Small. 
Il  serait  aussi  impossible  d'expliquer  une  émeute  de  ce  genre  qu'un 
tremblement  de  terre;  je  ne  dirai  donc  pas  sous  l'effet  de  quels 
bouillonnemens  intérieurs  ni  à  la  suite  de  quel  travail  mystérieux 
la  populace  en  vint  à  se  soulever;  il  suffit  de  raconter  que  la  prison 
du  bourg  fut  envahie  avant  l'aube,  et  que  deux  fois  le  cou  de  Small 
sentit  la  corde.  Le  docteur  ne  fut  sauvé  que  par  l'intervention  de 
Ralph,  qui  avait  risqué  d'apprendre  à  ses  dépens  ce  que  vaut  la 
justice  rendue  par  la  populace.  Small  ne  trembla  pas  plus  quand 
on  voulut  le  pendre  qu'il  ne  parut  soulagé  lorsqu'on  le  délivra;  il 
ne  montra  ni  reconnaissance  ni  repentir,  et  se  comporta  jusqu'au 
bout  avec  le  calme  parfait  qui  lui  était  habituel.  Impossible  d'ima- 
giner plus  d'élégance  dans  le  crime,  c'était  en  vérité  un  admirable 
coquin.  Pour  en  finir  avec  ce  drôle,  nous  avons  le  regret  d'annoncer 
qu'il  parvint  à  s'échapper  de  la  prison  avant  le  jour  où  il  devait  être 
jugé.  D'aucuns  assurent  qu'on  l'a  vu  depuis  à  San-Francisco  tenant 
une  maison  de  jeu;  d'autres  prétendent  qu'il  est  à  New-York,  où  il 
exerce  la  médecine  en  guérissant  les  poitrinaires  par  l'électricité. 
Les  frères  Jones  furent  moins  heureux  ;  cgmme  ee  n'étaient  que  de 


LE   MAÎTRE   D'ÉCOLE   DU   FLAT-CREEK.  175 

pauvres  diables,  sans  éducation  et  sans  conséquence,  ils  furent  bel 
et  bien  jugés,  condamnés  et  emprisonnés,  pendant  que  leur  chef 
était  libre.  Ces  clioses-là  se  voient  souvent.  Peu  de  jours  après, 
Ralph,  qui  était  devenu  le  héros,  l'idole  du  Flat-Greek,  et  que  ce 
nouveau  rôle  ennuyait  presque  autant  que  celui  de  victime,  fut 
appelé  à  Lewisburg  par  une  bonne  nouvelle.  Son  oncle,  honteux 
peut-être  de  l'avoir  si  lâchement  abandonné,  ou  plutôt  désireux 
d'e.xploiter  au  profit  de  ses  candidatures  la  popularité  du  jeune 
maître,  avait  obtenu  pour  lui  une  place  honorable  de  professeur 
dans  l'une  des  premières  écoles  du  chef-lieu.  Aussitôt  qu'il  vit  son 
avenir  assuré,  Ralph  se  rendit  chez  sa  vieille  amie  Nancy  Sawyer, 
qui  avait  recueilli  Hannah.  Miss  Nancy  était  sortie,  Seule  au  coin 
du  feu,  Hannah  reçut  le  visiteur  avec  un  embarras  qui  se  trahit  sur 
tous  ses  traits,  bien  qu'elle  s'efforçât  de  paraître  calme  et  absorbée 
par  des  travaux  de  couture.  Hartsook  n'était  pas  plus  à  l'aise  :  il  lui 
semblait  que  cette  première  semaine  de  liberté  avait  singulièrement 
emballi  la  jeune  fille.  S'étant  assis  de  l'autre  côté  de  la  cheminée, 
il  lui  parla  de  son  nouvel  emploi  et  de  toute  sorte  de  projets  fort 
secondaires,  sans  oser  encore  aborder  le  principal,  l'unique  objet 
de  sa  visite. 

La  conversation,  remontant  dans  le  passé,  les  ramena  peu  à  peu 
au  Flat-Creek,  à  leur  promenade  de  nuit,  à  leur  entretien  dans 
l'aulnaie.  Hannah  implora  le  pardon  de  Ralph;  celui-ci,  pour  toute 
réponse,  lui  montra  le  petit  billet  qu'elle  lui  avait  écrit,  et  qu'il 
avait  toujours  porté  sur  lui  con]me  un  talisiimn,  comme  une  sainte 
relique.  Il  lui  dit  combien  ces  quelques  lignes  l'avaient  consolé, 
soutenu,  fortifié,..  Mais  nous  touchons  à  une  scène  que  chacun 
de  nos  lecteurs  doit  rester  libre  de  composer  selon  sa  fantaisie  ou 
son  expérience.  A  quoi  bon  hasarder  un  récit?  —  Lorsque  miss 
Nancy  et  M™"  Thomson  rentrèrent  un  peu  plus  tard  avec  Shocky, 
l'enfant  observa  que  la  chaise  du  maître  était  tout  près  de  celle  de 
Hannah  ;  la  homie  miss  T  ancy,  ayant  levé  les  yeux  vers  ceux  de  sa 
jeune  protégée,  y  lut  une  ineffable  expression  de  bonheur.  Quel  con- 
tentement pour  elle  d'avoir  fait  deux  heureux  de  plus!  Non,  ce 
n'est  pas  en  vain  que  Dieu  a  promis  aux  âmes  telles  que  la  sienne 
de  les  récompenser  au  centuple  dès  ce  monde. 

Peu  de  personnes  furent  invitées  au  mariage  de  Ralph  et  de 
Hannah  ;  cependant  Bad  et  Marthe  y  assistèrent.  Conduire  Marthe 
en  croupe  à  une  noce  était  l'occasion  après  laquelle  soupirait  le 
pauvre  Bud  ;  sans  cela,  peut-être  eût-il  encore  hésité  longtemps  à 
dire  ce  que  Marthe  souhaitait  le  plus  entendre  de  sa  bouche.  Les 
grandes  mains  de  Bud  étaient  occupées;  elle  ne  pouvait  voir  ses 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grands  pieds;  en  parlant  de  l'amour  de  Ralph  pour  Hannah,  il 
glissa  par  une  pente  insensible  à  son  propre  amour,  et  en  aidant 
Marthe  à  remettre  son  châle,  il  finit  par  bégayer  je  ne  sais  quoi, 
que  miss  Hawkins  dans  sa  bonne  volonté  accepta  comme  une  dé- 
claration. 

Les  fiançailles  décidées,  on  prit  l'avis  de  Ralph  sur  ce  que  de- 
viendraient les  jeunes  époux  :  le  squire  allait  se  remarier,  M'"^  Means 
n'était  pas  une  belle-mère  chez  laquelle  on  pût  conduire  une  dame 
élevée  dans  l'est,  et  le  brave  Bud  comptait  sur  son  ami  pour  trou- 
ver un  emploi,  bien  qu'il  n'eût  rien  appris  dans  les  livres.  —  Ralph 
réfléchit.  Pourquoi,  en  mesurant  des  yeux  le  robuste  gaillard  en 
quête  d'une  place,  se  souvint-il  d'Hercule  occupé  à  nettoyer  les 
écuries  d'Augias  ?  Cette  réminiscence  classique  le  frappa  comme  un 
éclair.  Il  se  garda  bien  d'en  faire  part  à  Bud,  qui  du  reste  n'y  au- 
rait absolument  rien  compris;  peut-être  miss  Marthe  aurait-elle 
déclaré  que  ces  noms  d'Hercule  et  d'Augias,  y  compris  les  écuries, 
lui  rappelaient  quelque  conversation  qu'elle  avait  entendue  dans 
les  cercles  de  Boston.  En  tout  cas,  Ralph  développa  son  idée. 

—  Mon  cher  Bad,  dit-il,  j'ai  une  proposition  à  vous  faire.  H 
s'agit  de  l'asile  des  pauvres.  J'espère  que  je  pourrai  obtenir  des 
nouveaux  administrateurs  que  cet  emploi  vous  soit  confié.  Jamais, 
je  crois,  vous  ne  trouverez  meilleure  occasion  de  travailler  pour  ce 
Flat-Creeker  qu'on  appela  le  Christ. 

—  Qu'en  dites-vous,  Marthe?  demanda  Bud. 

—  Vous  savez  bien  que  j'aime  les  pauvres. 

Ce  fut  ainsi  qu'Hercule  nettoya  les  écuries  d'Augias,  et  cette 
odieuse  maison,  qui  avait  recelé  tant  de  vols,  assisté  à  tant  de  souf- 
frances, devint,  sous  la  direction  du  brave  Bud  et  de  Marthe,  une 
maison  de  charité. 

Post-scriptum.  —  Un  numéro  du  Jcjfei^sonian  de  Lewisburg 
vient  de  me  tomber  sous  la  main.  J'y  ai  lu  que  M.  Ralph  Hartsook 
était  devenu  principal  de  l'académie,  ce  qui  ne  m'a  pas  surpris; 
mais  j'ai  eu  quelque  peine  à  reconnaître,  sous  le  nom  de  M.  Israël 
Means,  shérif  du  comté,  mon  vieil  ami  Bud  de  l'église  des  raclées. 
Quant  à  certain  article  philanthropique  d'une  haute  portée, qui  rem- 
plissait plusieurs  colonnes  du  Jeffcrsoniaiiy  comment  aurais-je  pu 
me  figurer  que  le  signataire,  M.  le  professeur  Thomson,  s'appelait 
autrefois  Shocky  ! 

Dieu  n'oublie  personne,  bien  que  ceux  à  qui  Dieu  confie  le  soin 
de  ses  œuVres  oublient  quelquefois. 

EoVt'ARD   EgGLESTON. 


IMPRESSIONS 

DE  VOYAGE   ET   D'ART 


VI. 

SOUVENIRS    DE    BOLRGOGNE   (1). 


A  peu  de  distance  du  château  de  Bussy  se  dresse  le  fameux  mont 
Auxois,  où  les  érudits  s'accordent  assez  généralement  à  placer  cette 
forteresse  d'Alesia,  qui  fut  le  dernier  rempart  de  l'indépendance 
gauloise  contre  César.  On  se  rappelle  le  débat  qui  surgit,  il  y  a  quel- 
ques années,  entre  les  archéologues  français,  pour  savoir  si  le  bourg 
d'Alise-Sainte-Reine  devait  être  regardé  comme  l'héritier  de  l'an- 
tique Alesia,  ou  s'il  fallait  chercher  en  Franche-Comté  le  siège  de 
la  célèbre  forteresse,  et  on  n'a  pas  oublié  le  beau  travail  où  M.  le 
duc  d'Aumale  a  présenté  ici  même  sur  ce  sujet  la  solution  la  plus 
voisine  de  la  certitude  (2).  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  ce  pauvre 
bourg  d'Alise,  qu'il  soit  ou  non  l'héritier  d'Alesia,  a  vraiment  du 
caractère.  Il  y  a  là  des  portes  de  granges  et  des  ouvertures  de 
ruelles  qui  ressemblent  à  des  contrefaçons  d'arcs  de  triomphe  ro- 
mains, et  une  sorte  de  grandeur  dépenaillée  marque  ses  misé- 
rables masures  bâties  à  pierre  sèche,  selon  l'ancienne  coutume 
gauloise.  Est-ce  le  simple  effet  du  hasard,  est-ce  le  dernier  legs 
d'un  passé  oblitéré?  Alise  porte-t-elle  cette  empreinte  de  grandeur 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  septembre  dernier. 

(2)  Alesia,  étude  sur  la  septième  campagne  de  César  en  Gaule.  —  Revue  du  1"  mai 
1858. 

TOME  Cil.  —  1872.  12 


178  REVUE    DES   DEUX   MO-VDES. 

misérable ,  comme  un  mendiant  descendant  d'une  origine  royale 
qui  lui  serait  inconnue  porterait  parmi  ses  loques  un  haillon  de 
pourpre  dont  il  ignorerait  la  provenance  lointaine?  Après  tout,  pour- 
quoi les  pierres  elles-mêmes  n'auraient-elles  pas  conservé  un  obscur 
caractère  dans  un  lieu  qui  est  fait  pour  toucher  l'âme  la  plus  vul- 
gaire des  mêmes  rêveries  où  se  sont  absorbées  les  âmes  les  plus 
méditatives  et  les  plus  poétiques?  C'est  en  ce  lieu  que  nos  premiers 
ancêtres,  victimes  de  leurs  éternelles  dissensions,  furent  définiti- 
vement vaincus.  L'indépendance  des  peuples  n'est  donc  pas  éter- 
nelle, il  n'y  a  donc  d'impérissable  que  les  lois  de  l'inflexible  na- 
ture, qui,  sollicitée  par  les  mêmes  causes,  ramène  invariablement 
les  mêmes  effets  :  voilà  le  thème  de  ces  rêveries  inévitables,  dont 
chacun  étendra  et  variera  la  portée  selon  la  profondeur  de  son  âme 
et  la  richesse  de  son  expérience.  La  crête  du  mont  Auxois  est  cou- 
ronnée depuis  quelques  années  par  une  statue  colossale  de  Yer- 
cingétorix,  qui  figura,  si  je  ne  me  trompe,  parmi  les  ornemens 
du  parc  de  la  grande  exposition  en  1867.  L'effet  de  ce  colosse  de 
bronze,  qui  était  assez  médiocre  dans  la  plaine  du  Champ  de 
Mars,  est  positivement  sublime  au  sommet  du  mont  Auxois,  tant  il 
est  vrai  que  les  choses  n'ont  kur  valeur  que  lorsqu'elles  occupent 
leur  place  légitime.  Un  peu  au-dessus  d'Alise,  un  petit  parc,  dont 
les  dernières  allées  touchent  presque  le  sommet  de  la  montagne, 
conduit  à  cette  statue  de  Vercingétorix.  On  monte  longtemps  sans 
apercevoir  le  colosse,  masqué  qu'il  est  par  l'épais  rideau  des  ar- 
bres ;  puis  tout  à  coup ,  au  tournant  d'un  étroit  sentier,  vous  levez 
la  tête,  et  vous  apercevez  les  yeux  d'un  géant  qui  vous  regarde  avec 
une  expression  farouche  dont  cette  solitude  double  l'énergie.  Peu 
de  choses  sont  faites  pour  ^larler  plus  vivement  à  l'imagination, 
surtout  quand  on  voit  cette  statue,  comme  nous  l'avons  vue,  sous 
le  ciel  gris  d'un  froid  printemps  et  battue  des  souffles  violons  d'une 
bise  âpre  et  siiïïante.  Alors  on  dirait  le  génie  même  de  la  défaite, 
dont  les  yeux  sans  larmes  gardent  éternellement  la  déception  et  la 
colère  du  suprême  combat  perdu.  Cette  solitude  profonde  comme 
celle  des  champs  de  bataille  quand  les  armées  s'en  sont  retirées, 
ce  silence  pareil  au  mutisme  qui  suit  les  grandes  défaites,  ce  ciel 
gris  et  froid  comme  l'oubli,  cette  bise  coupante  au  sifflement  aigu, 
pareil  à  la  voix  d'une  destinée  haineuse,  tout  cela  s'harmonise  ad- 
mirablement avec  le  caractère  de  cette  statue  colossale,  le  rehausse 
et  Je  complète.  C'est  vraiment  le  héros  de  l'indépendance  gauloise 
que  nous  contemplons  dans  cette  figure  de  bronze,  qui  par  son  at- 
titude ,  son  regard ,  son  expression  entière ,  par  cette  solitude  où 
nous  l'abordons,  par  ce  sommet  de  montagne  nu  et  stérile  comme 
une  grande  pensée  avortée,  nous  raconte  la  tragédie  de  son  exis- 
tence. 


IMPRESSIONS    DE   VOYAGE    ET   d'aRT.  179 

En  quittant  le  mont  Auxois,  je  me  rendis  directement  à  Nuits, 
désireux  que  j'étais  d'aller  chercher  à  Gîteaux  les  vestiges  d'un  autre 
genre  de  grandeur.  Nuits  n'a  rien  de  remarquable  que  ses  excellens 
vins,  et  je  n'aurais  pas  à  en  parler,  si  cette  ville  ne  m'avait  offert 
une  particularité  de  nature  fort  amusante.  J'entre  dans  un  café, 
afin  de  lire  les  journaux,  et,  les  journaux  lus,  je  me  divertis,  pour 
tuer  le  temps,  à  regarder  les  bourgeois  de  cette  localité  jouer  au  bil- 
lard. Je  doute  qu'il  y  ait  en  France  une  seconde  petite  ville  qui  puisse 
se  vanter  de  posséder  des  joueurs  aussi  consommés.  Deux,  quatre, 
six  parties  se  succèdent  entre  des  adversaires  différens,  c'est  tou- 
jours la  même  supériorité.  Tudieu!  quel  coup  d'œil!  quelle  sûreté 
de  main!  quelle  exactitude  de  calcul!  quel  art  d'éviter  les  contres, 
de  couler  la  bille,  de  la  faire  tourner  sur  elle-même  ou  revenir  en 
arrière!  et  quelles  séries!  Quand  des  joueurs  de  billard  savent 
pousser  les  avantages  d'une  partie  ou  en  diminuer  les  chances  dé- 
favorables avec  cette  habileté,  on  peut  dire  qu'il  y  a  en  eux  les 
germes  de  tacticiens  militaires  véritables,  si  parva  licet  componere 
magnis.  Aussi,  tout  en  regardant  les  bourgeois  de  Nuits  pousser 
leurs  billes,  je  songe  au  grand  nombre  d'hommes  éminens  que  cette 
province  a  fournis  au  jeu  terrible  de  la  guerre  :  Davout,  Marmont, 
Junot,  sont  Bourguignons,  pour  ne  citer  que  les  plus  illustres  parmi 
les  plus  récens.  Au  fond,  les  facultés  du  génie  ont  une  origine  humble 
comme  celle  des  grands  fleuves,  et  ne  sont  que  l'épanouissement 
splendide  d'atomes  rudimentaires  que  l'on  rencontre  chez  les  plus 
vulgaires  des  êtres,  où  ils  avortent  et  s'étiolent  comme  des  grains 
semés  dans  un  terrain  trop  maigre.  Qui  sait  si  l'atome  invisible  qui 
donne  à  ces  joueurs  de  billard  bourguignons  leur  sûreté  d'œil  et 
de  main  n'est  pas  le  même  qui  déposé  chez  des  natures  plus  riches 
y  enfante  le  génie  des  combinaisons  et  la  précision  savante  qui  les 
fait  réussir? 

La  campagne  qui  sépare  Nuits  de  Gîteaux  est  en  grande  partie 
couverte  de  gamay ,  et  chemin  faisant  je  profite  de  cette  circon- 
stance pour  m'iiiformer  auprès  de  mon  guide  de  ce  qu'il  faut  en- 
tendre par  ce  fameux  plant  de  vigne  que  l'abbé  Courtépée  qualifie 
de  déloyal  (1),  que  quatre  siècles  auparavant  Philippe  le  Hardi  trai- 
tait de  cauteleuXy  et  qui  en  somme  a  joué  un  si  grand  rôle  dans 
l'histoire  économique  de  la  riche  Bourgogne.  Des  explications^4e 

(Ij  Puisque  l'occasion  se  présente  de  nommer  l'abbé  Courtépée,  je  ne  la  laisserai 
pas  passer  sans  rendre  à  son  excellente  Description  du,  duché  de  Bourgogne  la  justice 
qui  lui  est  due.  C'est  un  livre  lentement  amassé,  jour  par  jour,  aimée  par  année, 
comme  l'oiseau  fait  son  nid  brin  à  brin,  sans  prétention  et  sans  efforts.  Quelle  abon- 
dance de  détails  pris  sur  le  vif  des  mœurs  et  des  traditions  populaires,  et  comme  1  ame 
de  la  Boui-gogne  s'échappe  avec  bonne  humeui-  de  cette  é:udition  cordiale  qui  fait  de 
l'abbé  Courtépée  un  digne  compatriote  de  Bernard  La  Monnoie  et  de  Charles  De 
Brosses! 


180  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

notre  guide,  il  résulte  que  le  gamay  est  un  plant  vulgaire  que  l'on 
cultive  dans  les  plaines  et  les  terrains  mal  exposés,  par  opposition 
au  pinot,  qui  a  le  privilège  de  croître  sur  les  coteaux  bien  ensoleil- 
lés. Gela  revient  à  dire  que  le  gamay,  quoique  plant  de  Bourgogne, 
produit  un  vin  parfaitement  ordinaire  et  qui  ne  mérite  pas  d'être 
plus  distingué  que  n'importe  quel  cru  médiocre  de  Berry,  de  Sain- 
tonge  ou  de  Périgord,  et  que  le  pinot  seul  produit  les  vins  qui  ont 
droit  de  porter  les  titres  de  noblesse  vinicole.  Cette  explication 
donnée,  je  commence  à  comprendre  les  épithètes  méprisantes  de 
Philippe  le  Hardi  et  de  l'abbé  Courtépée,  et  pourquoi  pendant  trois 
siècles  les  conseils  de  Bourgogne  n'ont  cessé  de  demander  l'extir- 
pation de  cet  intrus,  qui  se  donne  comme  plant  de  Bourgogne  à  peu 
près  comme  tels  aventuriers  français  se  font  passer  à  l'étranger 
pour  des  Montmorency  et  des  La  Trémouille.  Le  gamay  nous  désho- 
nore, n'ont  cessé  de  répéter  pendant  quatre  siècles  tous  les  Bour- 
guignons jaloux  de  l'honneur  de  leur  pays.  Les  mauvais  produits  de 
ce  plant  sortent  de  notre  province,  en  prennent  effrontément  le  nom, 
et  font  baisser  la  juste  réputation  que  nos  vins  se  sont  acquise. 
Non-seulement  il  nous  déshonore,  mais  il  est  à  craindre  qu'il  nous 
ruine,  car  quel  intérêt  y  a-t-il  à  lui  laisser  usurper,  pour  produire 
de  mauvais  vin,  des  terres  qui  porteraient  de  bon  froment  et  d'ex- 
cellens  fourrages?  Yaines  ont  été  toutes  les  récriminations  de  l'hon- 
nête commerce  et  de  l'honnête  propriété  contre  ces  envahissemens 
de  plus  en  plus  audacieux  du  gamay,  que  la  liberté  commerciale  a 
enfin  pleinement  émancipé,  et  qui,  loin  de  ruiner  la  Bourgogne,  a 
contribué  à  l'enrichir.  Il  n'y  a  eu  de  trompés  en  fin  de  compte  que 
les  dupes  qui  s'imaginent  naïvement  chaque  jour  boire  du  bour- 
gogne tandis  qu'ils  s'abreuvent  des  détestables  produits  du  gamay. 
La  vulgarité  prévaudra,  disait  tristement  naguère  M.  Michelet;  elle 
n'a  plus  à  prévaloir,  c'est  chose  faite  et  en  tout  sens;  cette  histoire 
du  gamay,  le  plant  déloyal,  n'en  est-elle  pas  entre  mille  autres  une 
preuve  des  plus  curieuses?  La  démocratie  étend  ses  envahissemens 
même  parmi  les  plantes. 

Gîteaux  a  été  pour  nous  une  grande  déception.  Si  nous  n'avions 
su  d'avance  que  saint  Bernard,  génie  entièrement  moral,  n'eut  à 
aucun  degré  cet  amour  exquis  de  la  nature  qui  distingua  saint  Fran- 
çois d'Assise,  l'aspect  de  Gîteaux  nous  l'aurait  révélé.  Gîteaux  ne  fut 
pas  à  la  vérité,  comme  Glairvaux,  la  création  propre  de  saint  Ber- 
nard :  il  le  trouva  tout  fondé,  et  se  contenta  de  l'adopter  lorsque, 
jeune,  il  résolut  d'entrer  dans  la  vie  monastique;  mais,  s'il  eût  été 
tant  soit  peu  possédé  du  démon  du  pittoresque,  il  aurait  sanctifié 
de  son  adoption  quelque  lieu  d'aspect  moins  plat  que  cette  cam- 
pagne, une  des  plus  dénuées  de  charmes  que  je  connaisse.  D'habi- 
tude les  fondations  de  monastères  ont  été  jetées  au  milieu  de  sites 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  181 

remarquables  par  leur  austérité  sauvage  ou  leur  solitude  poétique; 
Cîteaux  fait  une  exception  éclatante  à  cette  règle.  Je  n'ai  pas  vu 
Clairvaux,  mais  je  cloute  que  cette  vallée  de  l'absinthe,  que  saint 
Bernard  et  ses  moines  transformèrent  par  leur  pieux  travail  en  val- 
lée lumineuse,  ait  jamais  été,  même  dans  son  état  primitif,  plus 
morne  et  plus  ennuyeuse  au  regard.  Certes  les  moines  de  Cîteaux 
auraient  pu  se  vanter  de  tirer  d'eux-mêmes  toute  leur  piété  et 
tout  leur  amour  de  Dieu,  car  une  pareille  nature  n'était  capable 
de  leur  fournir  aucun  auxiliaire  d'élévation  religieuse  ni  aucun  sti- 
mulant de  tendresse  mystique.  A  cette  déception  pittoresque  a  suc- 
cédé la  déception  historique.  Hélas  !  il  ne  reste  quoi  que  ce  soit 
des  souvenirs  de  l'antique  abbaye,  et  je  ne  sais  vraiment  où  cer- 
tains itinéraire!!  ordinairement  exacts  et  bien  informés  ont  pu  dé- 
couvrir les  tombeaux  des  ducs  de  la  première  race  capétienne  qu'ils 
recommandent  à  l'attention  des  voyageurs.  Non- seulement  il  ne 
reste  rien  de  ces  sépultures ,  mais  on  ne  sait  même  pas  où  elles 
étaient  placées,  car  pendant  une  partie  de  cette  période  l'usage 
d'enterrer  les  grands  personnages  dans  l'intérieur  des  édifices  sa- 
crés n'était  pas  encore  admis,  et  tout  ce  que  le  clergé  accorda 
longtemps  aux  puissans  fut  une  sépulture  sous  un  des  porches  de 
l'église.  C'est  ainsi  que  fut,  dit-on,  inhumé  à  Semur  le  duc  Ro- 
bert 1",  c'est  ainsi  que  fut  inhumé  le  duc  Eudes  P'',  dont,  au  rap- 
port de  Gourtépée,  on  voyait  encore  la  tombe  sous  le  porche  de 
Cîteaux  avant  la  révolution.  Quant  aux  monumens  princiers  qui  ap- 
partenaient à  la  dernière  partie  de  cette  première  période  ducale, 
ils  ont  disparu  avec  l'église  même  qui  les  enfermait.  11  ne  reste  rien 
en  effet  de  l'ancienne  église  du  monastère,  et  celle  qui  existe  aujour- 
d'hui n'a  pas  une  date  plus  ancienne  que  18/i6.  Enfin  les  bâtimens 
de  l'abbaye  qui  sont  encore  intacts  ont  en  grande  partie  perdu  leur 
caractère,  et  ont  été  transformés  en  établissement  pénitentiaire 
pour  les  jeunes  détenus.  Le  touriste  avide  de  témoignages  histori- 
ques qui  serait  disposé  à  exécuter  le  voyage  de  Cîteaux  est  donc 
informé  qu'il  peut  s'épargner  cette  excursion  :  il  n'y  trouverait 
aucun  vestige  digne  du  plus  petit  intérêt. 

Et  cependant  on  peut  dire  que  ce  saint  lieu,  même  dans  sa  dé- 
chéance, n'a  pas  perdu  entièrement  son  ancienne  destination.  C'est 
encore  la  charité  qui  en  est  l'âme ,  c'est  encore  la  cause  du  bien 
moral  qu'on  y  défend.  Ces  terres  de  Cîteaux,  qui  furent  défrichées 
et  assainies  par  les  légions  de  moines  de  saint  Bernard ,  sont  au- 
jourd'hui cultivées  et  ensemencées  par  des  bataillons  de  pauvres 
enfans  touchés  prématurément  par  le  génie  du  mal,  sous  la  surveil- 
lance dévouée  de  frères  de  la  doctrine  chrétienne  qui  essaient  de 
transformer  en  pionniers  du  bien  ces  petites  victimes  du  diable. 
Environ  400  enfans  reçoivent  là  l'instruction  religieuse  et  morale 


182  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qui  leur  fit  défaut,  continuent  les  travaux  de  leurs  premières  an- 
nées, ou  font  l'apprentissage  d'un  état  qui  leur  permette  d'échapper 
aux  dangers  de  l'avenir.  J'ai  pris  un  réel  plaisir  à  regarder  pendant 
plusieurs  heures  leurs  petits  bataillons  défiler  en  ordre  parfait, 
fifres  en  tête  et  au  pas  militaire,  pour  se  rendre  aux  travaux  des 
champs  ou  de  l'atelier,  précédés  des  frères  en  chapeau  rond  et  en 
blouse  rustique,  portant  sur  l'épaule  les  armes  du  travail.  Gomme 
je  suis,  je  dois  l'avouer,  prédestinatien  déterminé,  et  que  je  ne 
crois  guère  à  la  pui-ssance  du  bien  que  sur  les  âmes  qui  sont  faites 
pour  lui  de  toute  éternité,  je  me  suis  amusé  à  passer  une  inspec- 
tion détaillée  de  toutes  ces  physionomies  d'enfans,  pour  savoir  si 
j'y  surprendrais  les  signes  d'une  rédemption  possible  plutôt  que 
ceux  d'un  endurcissement  déterminé,  et  je  dois  dire,  à  la  confusion 
de  mes  doctrines,  que  l'ensemble  est  exactement  le  même  que  celui 
que  présente  un  régiment,  un  collège  ou  un  atelier,  car,  s'il  y  a  là 
certaines  physionomies  bien  sérieusement  marquées  du  sceau  in- 
délébile de  la  bête,  il  s'y  rencontre  beaucoup  d'enfans  de  la  figure 
la  plus  heureuse,  et  que  certainement  la  nature  n'avait  pas  réservés 
à  l'esclavage  du  vice  et  du  crime.  Une  observation  assez  curieuse, 
et  qui  plaide  encore  contre  mes  croyances  prédestinatiennes,  c'est 
qu'il  m'a  paru  que  les  plus  petits  étaient  beaucoup  plus  endurcis 
que  les  grands.  Lorsque  j'ai  traversé  les  ateliers,  j'ai  pu  saisir  chez 
beaucoup  de  ces  derniers  des  signes  de  cette  bonne  honte  qui  est 
chez  les  coupables  l'indice  d'un  meilleur  état  d'âme,  rougeur  lé- 
gère, yeux  baissés,  satisfaction  visible  lorsqu'on  semblait  prendre 
intérêt  à  leur  travail  ;  je  n'ai  remarqué  rien  de  pareil  chez  les  plus 
jeunes.  Cette  observation  ne  peut  guère  prouver  qu'une  chose,  c'est 
que  le  levain  moral  a  besoin  du  temps  pour  agir,  et  que  le  senti- 
ment du  bien  ne  commence  à  avoir  de  puissance  que  lorsque  l'âme 
acquiert  une  conscience  à  peu  près  nette  d'elle-même.  Je  me  suis 
entretenu  assez  longuement  avec  le  directeur  de  l'établissement, 
prêtre  d'une  pbysiono'jiie  singulièrement  austère  et  triste  ,  comme 
peut  bien  l'être  celle  d'un  homme  qui  est  tenu,  au  nom  de  l'É- 
vangile, d'agir  tout  au  rebours  de  cette  parole  de  l'Évangile  : 
«  voyez-vous  qu'on  jette  le  bon  grain  parmi  les  ronces?  »  car  il 
doit  passer  sa  vie  précisément  à  ensemencer  les  épines  et  à  traiter 
le  sable  aride  comme  terre  fertile.  Dans  le  cours  de  la  conversation, 
il  me  fait  part  d'une  observation  fort  curieuse,  et  qui  est  bonne  à 
rapporter.  «  Les  meilleurs  de  nos  enfans,  me  dit-il,  les  plus  corri- 
gibles, sont  ceux  qui  nous  viennent  des  grandes  villes,  et  très  par- 
ticulièrement les  petits  Parisiens.  On  nous  envoie  quelquefois  des 
enfans  qui  se  sont  habitués  à  la  plus  détestable  liberté  d'un  vaga- 
bondage sauvage,  ou  de  petits  factieux  en  herbe,  qui  ont  pris  part 
aux  émeutes,  soulevé  des  pavés  et  autres  gentillesses  pareilles;  il 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  183 

semble  le  premier  jour  qu'on  n'en  aura  jamais  raison,  qu'ils  vont 
mettre  le  désordre  dans  l'établissement,  et  qu'il  sera  nécessaire  de 
prendre  à  leur  égard  des  mesures  exceptionnelles.  Eh  bien!  point 
du  tout;  au  bout  de  deux  ou  trois  jours,  ces  enfans  se  sont  engre- 
nés sans  effort  dans  la  régularité  de  la  discipline,  agissent  avec 
ordre  et  précision,  et  obéissent  sans  la  plus  petite  difficulté.  Ce 
qu'on  prenait  pour  esprit  de  révolte  enraciné  n'était  autre  chose 
que  turbulence  enfiévrée.  Ces  enfans  sont  pâte  tendre  à  laquelle 
on  donne  la  forme  que  l'on  veut.  Il  n'en  est  pas  ainsi  des  enfans 
qui  nous  viennent  de  la  campagne  :  ceux-là  ont  un  caractère;  il 
peut  être  bon,  il  peut  être  mauvais,  mais  ils  en  ont  un,  et  il  est 
difficile  de  le  changer.  »  J'ai  trouvé  d'ailleurs  le  digne  prêtre  très 
convaincu  de  l'efficacité  de  l'institution  qu'il  dirige  et  inébranlable 
sur  la  croyance  que  l'âme  peut  être  changée  par  la  discipline  reli- 
gieuse, à  la  condition  que  la  patience  du  maître  soit  infatigable  et 
ne  connaisse  pas  le  découragement.  Ayant  discrètement  émis  le 
doute  contraire  et  laissé  percer  pour  le  soutenir  quelque  chose  de 
mes  opinions  prédestinatiennes,  son  sévère  vis  tge  s'est  encore  at- 
tristé, et  je  me  suis  bien  vite  arrêté  pour  ne  pas  blesser  davantage 
la  sainte  illusion  dans  laquelle  il  puise  le  courage  d'accomplir  sa 
tâche  ardue,  et  à  laquelle  d'ailleurs  aucun  prêtre  catholique  ne 
renoncera  jamais  sérieusement. 

Les  âmes  humaines  ont  un  prix  infini,  voilà  la  grande  nouveauté 
que  le  christianisme  est  venu  apporter  au  monde;  mais  dans  aucune 
des  églises  qui  se  partagent  la  chrétienté  cett  j  doctrine  n'a  été  em- 
brassée avec  autant  d'étendue  que  dans  l'église  catholique.  Toutes 
les  âmes  sont  également  d'essence  divine,  et,  ayant  une  même  ori- 
gine, ont  une  même  fin,  à  moins  qu'elles  ne  s'en  écartent  par  le  dé- 
règlement de  leur  liberté.  Toutes  ayant  égaltment  été  rachetées  de  la 
chair  par  le  sang  de  Jésus-Christ,  Dieu  n'a  de  dessein  sacret  contre 
aucune,  et  quand  son  action  intervient  même  par  le  châtiment,  ce 
n'est  que  pour  avertir  l'âme,  aider  sa  faiblesse  et  l'empêcher  de 
perdre  le  prix  de  ce  rachat  univcirsel.  Dans  le  protestantisme,  le  dé- 
sespoir de  l'âme  coupable  éclairée  sur  ses  fautes  a  toujours  été  ac- 
cepté, sinon  expressément,  au  moins  tacitement,  comme  légitime; 
mais  le  catholicisme  a  fait  du  désespoir  le  vice  suprême  de  l'âme. 
Défense  absolue  est  faite  au  pécheur  de  désespérer.  Non-seulement 
il  n'est  pas  de  criminel  qui  m  puisse  se  rach.^ter,  mais  il  n'est  pas  de 
scélérat  qui  ait  le  droit  de  se  croire  indigne  du  pardon  de  Dieu.  Voilà 
les  principes  sur  lesquels  est  fondée  en  grande  partie  la  morale  so- 
ciale du  catholicisme,  et  qui  règlent  les  rapports  du  prêtre  catho- 
lique avec  les  âmes.  Aussi,  de  même  qu'il  interdit  au  pécheur  de  dé- 
sespérer, il  n'en  désespère  jamais  lui-même,  et  s'attache  à  croire  à 
la  possibiUté  de  sou  rachat  avec  une  obstination  qui,  je  le  déclare,  a 


184  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

toujours  fait  l'objet  de  mon  admiration.  Le  prêtre  catholique  est  tenu 
d'espérer  toujours,  même  contre  la  nature,  contre  la  raison  et  contre 
l'évidence.  Dans  la  vie  laïque,  nous  aimons  le  peuple,  mais  nul  de 
nous  n'aime  la  populace;  cette  populace  est  cependant  aimée  quel- 
que part  avec  un  zèle  de  charité  qui  ne  craint  même  pas  parfois  de 
braver  le  bon  sens  vulgaire,  quelque  part  où  on  lui  épargne  même 
son  nom  odieux  et  où  elle  est  considérée  non  comme  criminelle, 
mais  comme  égarée.  Quelques  jours  après  ma  visite  à  Cîteaux,  je 
faisais  part  de  mon  entretien  avec  le  directeur  de  cette  colonie  pé- 
nitentiaire à  un  magistrat  de  province  qui  pendant  trente  ans  a  pré- 
sidé les  assises,  et  je  lui  demandais  son  avis  sur  l'efficacité  de  ces 
sortes  d'institutions.  «  Il  est  possible,  me  répondit- il,  que  l'expé- 
rience de  ce  directeur  lui  ait  présenté  des  cas  heureux;  tout  ce  que 
je  puis  dire,  c'est  que  la  mienne  ne  m'en  présente  aucun,  et  que 
j'ai  vu  bien  des  fois  revenir  devant  nous  hommes  faits  ceux  que 
nous  avions  envoyés  enfans  à  ces  établissemens.  »  Ainsi,  tandis  que 
le  magistrat  qui  envoie  ces  enfans  coupables  dans  la  colonie  péni- 
tentiaire n'en  espère  rien,  le  prêtre  qui  dirige  la  colonie  en  espère 
tout.  En  vérité,  il  serait  temps  qu'il  se  rencontrât  quelque  honnête 
démagogue  qui,  comprenant  une  partie  de  ce  que  nous  venons  de 
dire,  modérât  un  peu  le  zèle  de  ses  confrères  et  leur  fît  remarquer 
qu'en  excitant  la  populace  à  se  ruer  sur  le  clergé  catholique  on  la 
pousse  à  tirer  non-seulement  sur  ses  plus  vrais,  mais  sur  ses  seuls 
amis,  car  là  seulement  elle  peut  trouver  indulgence  et  charité, 
tandis  que  partout  ailleurs,  même  chez  les  plus  vertueux  et  les 
meilleurs,  elle  ne  peut  rencontrer  que  justice. 

il.    —    BEAUNE.    —    ALEXIS    PIRON.    —    L'HÔPITAL    DU    CHANCELIER     ROLIN. 

Le  trajet  est  court  de  Nuits  à  Beaune,  et  j'en  ai  employé  le  temps 
à  regarder  avec  curiosité  si  je  n'apercevrais  pas  sur  les  talus  du 
chemin  les  héritiers  de  ces  chardons  qu'Alexis  Piron  trancha  jadis 
avec  rage,  prétendant  par  là  couper  les  vivres  aux  Beaunois.  Beau- 
coup de  nos  lecteurs  savent  sans  doute  qu'un  très  comique  petit 
pamphlet  de  Piron  a  fait  aux  Beaunois  une  réputation  de  bêtise 
presque  égale  à  celle  que  Molière  a  faite  aux  Limousins  par  sa  fa- 
meuse farce  de  M.  de  Pourceaugnac.  Les  jeux  populaires  étaient 
très  en  faveur  en  Bourgogne  sous  l'ancien  régime:  ainsi  Semur  était 
célèbre  par  sa  course  annuelle  des  bagues,  et  Dijon  et  Beaune  par 
leurs  fêtes  d'arbalétriers,  dont  l'origine,  si  je  ne  m'abuse,  remonte 
à  Philippe  le  Bon,  ce  prince  si  cordial  et  si  populaire,  qui  transporta 
tant  d'usages  issus  de  la  bonne  humeur  des  grasses  Flandres  dans 
la  grasse  Bourgogne,  où  ils  ne  pouvaient  dépérir.  Or  il  arriva  qu'en 
1715  les  arbalétriers  de  Beaune  remportèrent  le  prix  du  tir  sur  les 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  185 

arbalétriers  de  Dijon.  Piron  était  très  jeune  alors,  il  ressentit  la  dé- 
faite de  ses  concitoyens  avec  une  vivacité  juvénile  tout  à  fait  bur- 
lesque, et  dans  le  feu  de  son  amusante  fureur  il  rima  une  ode  fort 
longue  où,  du  commencement  à  la  fin,  les  Beaunois  étaient  assimi- 
lés aux  ânes  de  leur  pays,  qui  étaient  célèbres  sans  qu'on  sache 
bien  dire  pourquoi.  Le  point  d'honneur  provincial  était  beaucoup 
plus  vif  alors  qu'il  ne  l'est  aujourd'hui,  —  et  il  est  encore  par  mo- 
mens  très  suffisamment  pointu;  —  on  peut  donc  penser  avec  quelle 
humeur  les  Beaunois  prirent  cet  outrage  fait  à  leurs  lauriers.  Ils 
essayèrent  quelques  ripostes;  par  exemple  un  certain  curé  Martin, 
ancien  professeur  de  Piron,  crut  ou  feignit  de  croire  que  Piron, 
dans  son  ode,  avait  voulu  faire  allusion  à  sa  personne  lorsqu'il  avait 
donné  à  l'âne  ce  nom  générique  de  Martin  sous  lequel  la  race  des 
ânes  est  aussi  connue  que  le  peuple  anglais  sous  le  sobriquet  de 
John  Bull,  et  dans  une  lettre  assez  spirituellement  tournée  il  lui  rap- 
pela que  dans  son  enfance  il  l'avait  fréquemment  étrillé.  Piron  ré- 
pliqua qu'il  ne  niait  point  le  fait,  mais  que,  si  son  maître  l'avait 
étrillé  jadis,  il  se  pourrait  que  lui  fût  à  même  de  le  brider  présen- 
tement. Les  beaux  esprits  de  Beaune  n'étaient  pas  capables  de  lutter 
avec  un  homme  que  ses  reparties  ont  rendu  célèbre;  aussi  essayè- 
rent-ils de  s'en  venger  par  des  moyens  moins  difficiles.  S'étant  im- 
prudemment aventuré  dans  Beaune  deux  ans  après  l'équipée  de 
son  ode,  et  ayant  recommencé  d'ajuster  du  tir  de  ses  bons  mots  les 
longues  oreilles  dont  il  gratifiait  les  habitans  de  cette  ville,  Piron 
fut  poursuivi  à  travers  les  rues  par  ses  victimes,  et  n'échappa  qu'a- 
vec peine  à  une  correction  qui  aurait  pu  être  solide,  s'il  faut  juger 
des  Beaunois  d'alors  par  la  robuste  encolureties  Beaunois  d'aujour- 
d'hui. C'est  l'histoire  de  ces  tribulations  que  Piron  a  racontée  dans 
son  célèbre  Voyage  à  Beaune.  Comme  Piron  s'est  acquis  une  répu- 
tation déplorable  qui  l'a  mis  à  X index  auprès  de  tous  les  lecteurs 
qui  prétendent  se  respecter,  cet  opuscule  a  partagé  le  sort  de  la  plu- 
part des  écrits  de  cet  auteur,  et  il  est  assez  peu  lu  aujourd'hui  (1). 
C'est  un  tort;  les  occasions  de  s'amuser  sont  trop  rares  dans  ce  triste 
monde  et  par  ce  plus  insupportable  des  siècles  pour  dédaigner  un 
charmant  petit  livre  qui  peut  nous  procurer  une  heure  de  gaîté  dé- 
sopilante. Il  a  d'ailleurs  dans  la  littérature  burlesque  française  une 
originalité  très  à  part,  qui  mérite  d'être  signalée.  Il  y  a  des  degrés 
même  dans  le  burlesque,  et  les  autres  écrits  de  notre  littérature  qui 
relèvent  de  ce  genre  ne  possèdent  ni  ce  naturel,  ni  cette  franchise, 
ni  cette  verve  facile  et  nettement  classique  :  l'odyssée  du  scanda- 
leux d'Assoucy,  souvent  amusante  et  toujours  immorale,  ne  sort 
pas  du  royaume  des  bobèches;  le  Roman  comique  de  Paul  Scarron 

(1)  Il  en  a  été  fait  cependant  une  édition  assez  récente  augmentée  de  quelques 
fragmens  qui  ne  sont  pas  sans  valeur  par  M.  Honoré  Bonhomme. 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

atteint  fréquemment  l'excellente  bouffonnerie,  mais  il  ne  va  pas 
au-delà;  clans  le  Voyage  à  Beaune  d'Alexis  Piron  au  contraire,  le 
burlesque  touche  au  vrai  et  bon  comique.  L'entrée  à  Beaune  sur- 
tout constitue  une  page  des  plus  malicieuses,  où  se  mêlent  avec 
bonne  humeur  la  feinte  naïveté  d'un  jocrisse  de  la  foire  et  la  gaîté 
d'un  Regnard.  Que  le  lecteur,  s'il  ne  la  connaît  pas,  cherche  cette 
jolie  page  où  Piron  décrit  les  effets  abrutissans  que  le  génie  de 
Beaune  produit  sur  lai  dès  son  entrée,  et  cette  messe  à  laquelle  il 
assista,  «  où  tel  qui  vint  pour  lorgner  fut  obligé  d'y  prier  Dieu,  » 
tant  les  femmes  étaient  laides,  «  si  bien  que  jamais  Dieu  n'eut  aune 
messe  de  onze  heures  et  demie  des  cœurs  moins  partagés  ;  »  il  se 
convaincra  qu'elle  pourrait  faire  honneur  à  tout  auteur  comique. 

Je  n'oserais  jurer  que  les  Beaunois  aient  encore  pardonné  à  Piron 
ses  malicieux  brocards.  Ce  cju'il  y  a  de  certain,  c'est  que  le  malin 
petit  livre  ne  se  trouve  pas  dans  la  ville,  car,  ayant  eu  envie  de  le 
lire  sur  place,  il  m'a  été  impossible  de  me  le  procurer.  Le  premier 
libraire  auquel  je  me  suis  adressé  m'a  répondu  par  un  non  dont  la 
sécheresse  ne  laissait  rien  à  désirer,  accompagné  d'un  regard  d'une 
froideur  sévère  qui  m'a  fait  soupçonner  que  ma  demande  avait  été 
prise  pour  une  impertinence  calculée.  Un  second,  homme  fort  poli 
et  très  obligeant,  m'a  répondu  c{u'il  n'avait  pas  cet  écrit,  et,  comme 
j'ai  cru  devoir  alors  m'excuser  d'avoir  demandé  à  un  Beaunois  un 
livre  où  leurs  ancêtres  étaient  plaisantes,  il  m'a  répondu  par  un 
<(  oh  !  ça  m'est  bien  égal  !  »  accompagné  d'un  léger  éclat  de  rire 
dont  la  contrainte  sensible  disait  assez  nettement  :  «  cela  ne  m'est 
pas  égal  du  tout,  car  enfin  je  suis  Beaunois.  »  Je  n'ai  pas  cherché 
davantage,  me  tenant  pour  averti,  et  pendant  les  deux  jours  que 
j'ai  encore  passés  à  Beaune  je  n'ai  plus  soufflé  mot  de  Piron. 

La  statue  de  Monge,  qui  se  dresse  sur  la  place  du  marché,  au 
pied  de  la  tour  du  beffroi,  suffit  pour  réfuter  les  impertinentes  as- 
sertions de  Piron,  et  pour  prouver  que  les  dons  solides,  sinon  les 
dons  brillans  de  l'esprit,  n'ont  pas  été  refusés  à  Beaune.  Ainsi  c'est 
à  Beaune  que  nous  devons  notre  École  polytechnique;  il  y  a  plus 
d'une  ville  de  spirituel  renom  qui  n'a  pas  autant  fait  pour  la  vie 
intellectuelle  de  la  France.  Cette  statue  de  Monge  est  un  bon  ou- 
vrage de  Rude,  qui,  heureusement  pour  sa  gloire,  en  a  fait  de  tout 
autrement  remarquables.  Elle  est  très  curieuse  et  très  instructive, 
parce  que  le  sculpteur  en  la  composant  a  obéi  à  une  théorie  erro- 
née dont  elle  fait  ressortir  la  fausseté  avec  plus  d'évidence  que  ne 
le  pourraient  faire  vingt  dissertations  des  plus  habiles.  Il  est  parti 
de  cette  idée,  juste  en  apparence,  que,  la  statue  d'un  homme  il- 
lustre n'étant  malgré  tout  qu'un  portrait  en  marbre  ou  en  bronze, 
quelque  monumentale  qu'elle  fût,  ce  portrait  devait  être  indivi- 
dualisé le  plus  possible  sous  peine  de  ne  donner  aucune  connais- 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  187 

sance  exacte  du  persoDnage  qu'il  s'agit  de  représenter.  Se  borner 
aux  traits  les  plus  généraux  serait  en  donner  une  représentation 
vague,  tous  les  hommes  se  ressemblant  par  les  traits  généraux  et 
les  habitudes  générales  ;  ce  qui  les  diirérencie,  c'est  un  geste  fa- 
vori, une  attitude  propre,  un  accent  paitlculier  de  physionomie; 
c'est  là  ce  que  l'artiste  doit  reproduire,  s'il  veut  être  vrai,  et  créer 
un  portrait  qu'on  ne  puisse  confondre  avec  aucun  autre.  Cette  opi- 
nion est  parfaitement  juste  à  la  condition  que  ce  geste,  cette  at- 
titude et  cet  accent  de  physionomie  seront  logiques,  réguliers, 
harmonieux;  mais  quoi,  si  ce  geste  est  par  hasard  un  tic,  et  si 
cet  accent  de  physionomie  est  une  grimace?  Ces  sortes  d'accidens 
ne  sont  point  rares  chez  les  hommes  éminens,  surtout  chez  ceux 
qui  appartiennent  à  un  ordre  strictement  intellectuel,  car  la  profesr- 
sion  et  les  préoccupations  habituelles  de  l'intelligence  infligent  au 
corps  certains  gauchissemens  qui,  loin  d'être  des  grâces,  sont  par- 
fois de  véritables  difformités.  C'était,  paraît-il,  le  cas  pour  Monge; 
le  geste  que  l'artiste  lui  a  prêté  ne  saurait  avoir  été  inventé  par 
caprice,  et  n'a  certainement  été  adopté  que  sur  des  indications 
d'une  exactitude  et  d'une  précision  malencontreuses.  Il  est  extrê- 
mement difficile  de  faire  comprendre  la  nature  de  ce  geste,  tant  il 
est  particulier  et  bizarre,  et  cette  difficulté  suffirait  seule  à  prouver 
à  quelle  exagération  l'artiste  a  été  poussé  par  sa  théorie.  Monge  est 
évidemment  en  train  de  faire  une  démonstration  mathématique;  son 
bras  est  soulevé  horizontalement,  et  replié  de  manière  à  faire  saillir 
le  coude  comme  un  angle  aigu;  au  bout  de  ce  bras  ainsi  soulevé  et 
replié,  pend  une  main  recourbée  mollement,  comme  une  serre  d'oi- 
seau frappée  d'impuissance,  et  de  cette  main  se  détache  un  index, 
qui  lui-même  se  recourbe  comme  un  signe  d'orthogiaphe  de  fan- 
taisie. Tâchez  d'imaginer  une  sorte  de  triangle  difforme  et  sans 
base,  et  au  bout  d'une  des  deux  lignes  de  ce  triangle  suspendez  une 
énorme  virgule,  voici  le  geste  que  le  sculpteur  a  prêté  à  Monge.  Il 
est  incontestable  que  l'artiste  n'a  introduit  ce  détail  dans  son  ou- 
vrage qu'après  avoir  consulté  les  souvenirs  d'anciens  élèves  ou 
d'aaciens  amis  de  Monge,  dont  il  aura  scrupuleusement  copié  la  pan- 
tomime imitative.  Une  pareille  exactitude  serait  bizarre  même  dans 
un  portrait,  et  cependant  la  peinture  a  bien  plus  de  liberté  que  la 
sculpture;  dans  une  statue  monumentale,  elle  est  choquante  au 
plus  haut  point,  d'abord  parce  qu'elle  introduit,  sous  prétexte  de 
vérité,  une  complication  alambiquée  et  subtile  à  l'excès  dans  un  art 
qui  réclame  avant  tout  de  la  simplicité,  ensuite  parce  qu'elle  fait 
prédominer  un  détail  sur  l'ensemble  avec  tant  de  force  que  la  sta- 
tue a  l'air  d'avoir  été  faite  pour  ce  seul  détail,  enfin  parce  qu'elle 
fait  descendre  la  sculpture  monumentale  de  sa  dignité,  et  la  rend 
en  quelque  sorte  anecdotique.  Une  statue  monumentale  doit  être 


188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  grande  page  d'histoire  et  non  pas  un  chapitre  d'autobiogra- 
phie minutieuse;  rien  n'est  mieux  fait  pour  démontrer  la  vérité  de 
cette  assertion  que  cette  œuvre  de  Rude. 

Beaune  est  une  gentille  et  paisible  petite  ville  avec  une  physiono- 
mie ancienne  et  une  toilette  moderne.  De  verts  boulevards  de  date 
récente  font  une  charmante  ceinture  à  ses  flancs,  et  le  passé  lui  a 
laissé  en  héritage  assez  de  bijoux  d'un  travail  rare  et  précieux  pour 
lui  composer  une  parure  remarquable  et  forcer  les  yeux  à  s'arrêter 
sur  elle  avec  complaisance.  Tout  est  petit  dans  cette  miniature  de 
cité;  l'enceinte  est  petite,  les  demeures  (dont  quelques-unes  de  la 
renaissance  presque  intactes)  sont  pour  la  plupart  petites;  deux  ri- 
vières la  traversent,  mais  ces  deux  rivières  sont  de  simples  cours 
d'eau,  et  on  franchit  ces  fleuves  de  Lilliput  sur  des  ponts  microsco- 
piques. Tout  est  petit,  sauf  deux  édifices  admirables,  Notre-Dame, 
la  principale  église,  et  l'hôpital,  la  merveille  de  Beaune  et  l'une  des 
raretés  de  la  France. 

Cet  hôpital  fut  élevé  par  la  libéralité  de  Nicolas  Rolin,  chancelier 
de  Bourgogne  sous  Philippe  le  Bon,  âpre  et  ferme  politique  auquel 
une  tradition  probablement  exagérée  a  fait  une  réputation  de  rapa- 
cité et  d'avarice.  M.  Rossignol,  dans  sa  curieuse  Ilisloire  de  Beaune, 
a  fait  réparation  à  la  mémoire  du  chancelier,  et  n'a  pas  eu  de  peine 
à  le  disculper  du  péché  d'avarice.  Comment  taxer  d'avarice  un 
homme  qui  élève  à  ses  frais  un  édifice  aussi  somptueux  que  l'hô- 
pital de  Beaune?  Et  ce  n'est  pas  à  cette  ville  que  Nicolas  Rolin  avait 
borné  sa  libéralité,  car  la  collégiale  d'Autun  fut  encore  son  œuvre. 
Le  chancelier  trouva  à  Beaune  une  masure  d'hôpital  doté  d'un  re- 
venu de  50  francs,  et  il  lui  substitua  un  palais  qu'il  dota  d'un  re- 
venu de  1,000  francs.  L'exiguïté  de  cette  dotation  a  été  alléguée 
comme  preuve  de  lésinerie,  mais  M.  Rossignol  montre  très  judi- 
cieusement, par  le  détail  des  objets  qu'on  pouvait  avoir  pour  cette 
somme,  quelle  rente  énorme  c'était  que  1,000  francs  dans  la  pre- 
mière moitié  du  xv«  siècle.  Il  est  moins  aisé  d'absoudre  le  chan- 
celier du  reproche  de  rapacité,  car,  si  rapacité  et  avarice  vont  bien 
ensemble,  rapacité  et  libéralité  ne  s'excluent  nullement.  On  a  vu 
des  concussionnaires  se  montrer  les  plus  magnifiques  des  hommes; 
Fouquet,  le  prédécesseur  de  Colbert,  en  est  un  exemple  mémorable 
entre  tous.  Or  Nicolas  Rolin  passe  pour  avoir  eu  les  mains  crochues 
au  suprême  degré,  à  tel  point  que  Philippe  le  Bon,  qui  l'aimait 
comme  un  utile  serviteur,  ne  put  un  jour  se  retenir  de  lui  dire  : 
«  Cette  fois  c'est  trop,  Rolin.  »  On  attribue  encore  à  l'acre  Louis  .\I, 
qui  gardait  rancune  au  chancelier  des  services  rendus  à  la  maison 
de  Bourgogne,  un  mot  cruel.  Gomme  on  parlait  devant  lui  de  la 
magnificence  de  cet  hôpital  de  Beaune  :  «  Eh,  dit  le  roi,  c'est  bien 
le  moins  que  celui  qui  a  fait  tant  de  pauvres  ait  bâti  un  palais  pour 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   d'ART.  189 

les  abriter.  »  Nous  savons  par  une  expérience  souvent  répétée  com- 
bien il  faut  toujours  rabattre  des  exagérations  de  la  médisance  con- 
temporaine; cependant  nous  devons  dire  que  l'image  de  Nicolas 
Rolin  ne  plaide  pas  précisément  en  sa  faveur.  L'aîné  des  frères  Van 
Eyck,  Hubert,  nous  a  laissé  son  portrait,  que  possède  le  musée  de 
Dijon.  C'est  une  figure  maigre  comme  celle  d'un  loup  avec  un  pro- 
fil allongé  comme  le  tranchant  d'un  couteau  et  pointu  comme  le 
museau  d'un  renard,  la  sécheresse  et  la  dureté  incarnées,  mais  avec 
une  fermeté  visible  et  un  air  de  décision  et  d'autorité  remarquable. 
En  le  regardant,  on  pense  à  ces  silex  si  durs  et  si  froids,  d'où  jail- 
lissent, quand  on  les  frappe,  les  étincelles  d'un  feu  caché.  Que 
l'âme  qui  fut  revêtue  d'une  pareille  enveloppe  ait  aimé  l'argent 
comme  elle  aima  la  puissance  et  le  commandement,  rien  en  vérité 
n'est  plus  croyable.  D'ailleurs,  si  les  inclinations  du  père  passent 
dans  le  fils  avec  le  sang,  nous  pouvons  croire  que  Nicolas  Rolin  fut 
vraiment  rapace,  car  nous  savons  que  son  fils,  le  cardinal  Jean, 
évêque  d'Autun ,  libéral  et  magnifique  comme  lui,  aimait  l'argent 
à  tel  point  qu'ayant  été  prié  par  les  carmes  de  Semur  de  faire  la 
dédicace  de  leur  église  il  ne  dédaigna  pas  deux  saints  d'or  que 
ces  religieux  lui  donnèrent  pour  ses  peines. 

Mais  que  nous  importe  aujourd'hui  cette  rapacité,  puisqu'elle 
nous  a  valu  un  magnifique  édifice  et  puisque  d'ailleurs  les  contem- 
porains eux-mêmes  se  ressentirent  de  ses  bienfaits?  C'est  vraiment 
une  question  que  de  savoir  s'il  ne  vaut  pas  mieux  que  l'argent  aille 
en  des  mains  crochues,  mais  habiles,  qui,  comme  des  écluses,  le 
retiennent  pour  le  répandre  avec  intelligence,  qu'entre  des  mains 
peureuses  et  honnêtes  qui  ne  l'attireront  jamais  par  fraude  et  vio- 
lence, mais  qui  par  égoïsme  ne  laisseront  jamais  échapper  la  moindre 
portion  de  ce  qu'elles  auront  saisie.  Je  n'entreprendrai  point  une  des- 
cription détaillée  de  ce  ravissant  palais  des  pauvres,  avec  sa  longue 
façade,  son  clocher  fluet  et  pointu,  sa  superbe  cour  intérieure,  ses 
galeries  de  bois  sculpté,  ses  innombrables  lucarnes  ogivales  aux 
clochetons  dentelés;  ceux  qui  ont  vu  les  édifices  municipaux  des 
Flandres  pourront  se  faire  une  idée  de  l'élégante  originalité  de  cet 
édifice.  C'est  l'art  des  Flandres,  cà  sa  plus  brillante  époque,  trans- 
planté tout  vif  en  Bourgogne.  Je  suis  assez  surpris  de  découvrir 
que  cet  édifice  unique  n'est  point  classé  parmi  les  monumens  his- 
toriques, et  qu'il  se  trouve  ainsi  à  la  discrétion  des  conseils  mu- 
nicipaux saugrenus  qu'il  plaira  au  hasard  d'infliger  à  la  ville  de 
Beaune,  accidens  dont  nous  avons  vu  trop  d'exemples  pour  qu'ils 
ne  soient  pas  toujours  à  prévoir  et  à  redouter.  En  dehors  de  sa 
beauté,  cet  hôpital  a  une  importance  historique  capitale,  car  il  re- 
présente seul  en  Bourgogne  l'époque  la  plus  brillante  de  la  période 
ducale,  et  fait  revivre  le  moment  où,  la  politique  des  ducs  de  la 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maison  de  Valois  ayant  déplacé  son  centre  d'action,  la  Bourgogne 
ne  fut  plus  qu'un  satellite  de  la  Flandre.  On  dirait  un  fragment  de 
Bruges  ou  de  Malines  transporté  au  beau  milieu  de  la  Côte-d'Or  par 
un  miracle  analogue  à  celui  qui,  selon  la  tradition,  transporta  le 
sanctuaire  de  Notre-Dame-de-Lorette  de  Palestine  en  Italie.  Existe- 
t-il  en  Bourgogne  un  autre  témoin  aussi  intact,  aussi  complet,  de 
cette  domination  si  passagère,  et  si  brillante,  de  la  Flandre  ?  Pour 
ma  part,  je  n'en  connais  pas.  C'est  assez  dire  quel  intérêt  s'attache 
à  la  conservation  de  cet  édifice  dans  ses  moindres  dispositions,  et 
combien  il  serait  regrettable  qu'il  fût  à  la  merci  de  réparations  ou 
de  changemens  qui  en  altéreraient  le  caractère. 

L'intérieur  n'est  plus  tout  à  fait  tel  qne  l'avait  ordonné  Rolin;  de 
nombreux  changemens  y  ont  été  opérés  tant  dans  les  salles  que 
dans  la  chapelle;  mais,  tel  qu'il  est,  il  répond  dignement  à  l'exté- 
rieur. On  ne  peut  parcourir  sans  un  sentiment  de  reconnaissance 
attendrie  cps  longues  et  vastes  salles  aux  murs  d'une  blancheur 
irréprochable,  avec  leur  double  rangée  de  lits  largement  espacés. 
Partout  brille  une  propreté  exquise,  nulle  part  ne  se  fait  sentir 
la  moindre  de  ces  odeurs  d'hôpital,  mélanges  de  pharmacie,  de  po- 
tage, de  tisane  et  d'émanations  de  malades,  qui  sont  si  révoltantes 
pour  le  cœur.  La  tenue  de  cet  établissement  fait  le  plus  grand  hon- 
neur aux  bonnes  sœurs  en  costume  blanc  et  bleu  qui  le  desservent 
avec  un  zèle  où  le  chancelier  Rolin,  s'il  revenait  au  monde,  se  plai- 
rait à  reconnaître  l'exécution  expresse  de  ses  volontés.  Pourquoi 
faut-il  que  mon  admiration  pour  leur  charité,  dont  la  tenue  de  cet 
hôpital  est  un  si  touchant  témoignage,  soit  mêlée  d'un  ressentiment 
que  je  ne  puis  taire?  INicolas  Rolin,  en  sa  qualité  de  chancelier  de 
Bourgogne,  eut  la  bonne  fortune  d'être  l'ami  et  le  protecteur  des 
Van  Eyck,  et  parmi  les  cadeaux  dont  il  enrichit  son  hôpital  se  trou- 
vait une  œuvre  considérable  de  Jean  de  Bruges  représentant  le  Ju- 
gement demie?',  laquelle  a  subi  pour  le  moins  autant  de  mésaven- 
tures que  le  fameux  Agneau  myfttique  de  Saint-Bavon  de  Gand. 
Primitivement  cet  ouvrage  ornait  l'autel  de  la  chapelle;  un  beau 
jour,  il  déplut  aux  bonnes  religieuses  pour  ses  prétendues  nudités,  et 
elles  le  reléguèrent  sans  façon  dans  une  salle  déserte  d'un  étage 
supérieur  en  compagnie  de  la  poussière  et  des  toiles  d'araignée.  Cette 
précaution  même  ne  leur  parut  pas  suffisante,  et  elles  firent  pein- 
turlurer de  draperies  malencontreusement  bienséantes  les  figures 
sorties  du  pinceau  du  plus  pudique  et  du  plus  innocent  des  peintres. 
Aurait-on  jamais  imaginé  que  le  pieux  Van  Eyck  pût  être  suspect 
d'impureté?  Règle  générale  et  à  peu  près  sans  exception  :  donnez 
aux  religieuses  de  gentilles  images  pour  orner  leurs  chapelles,  et 
quantité  d'argent  pour  leurs  pauvres,  mais  ne  leur  confiez  jamais 
une  œuvre  d'art,  car  il  arrivera  toujours,  comme  pour  le  Van  Eyck 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  191 

de  Beaune,  que,  n'en  connaissant  pas  le  prix,  elles  la  relégueront  au 
grenier,  ou  qu'olTasquées  de  quelque  détail  inoffensif  elles  la  muti- 
leront ou  l'enlaidiront  de  feuilles  de  vigne  ou  de  draperies  ridicules. 
D'ailleurs  elles  ne  voudront  certes  jamais  comprendre  que,  s'il  est 
méritoire  de  soigner  des  malades,  il  l'est  presque  autant  de  soigner 
des  Yan  Eyck  lorsqu'on  a  le  bonheur  d'en  posséder,  attendu  que 
des  malades  se  remplacent  toujours,  tandis  qu'un  Van  Eyck  ne  se 
remplace  jamais.  Enfin  ce  tableau,  après  avoir  été  oublié  pendant  je 
ne  sais  combien  de  temps,  fut  découvert  dans  ces  dernières  années 
par  un  amateur  de  Chalon-sur-Saône,  tout  comme  s'il  n'avait  ja- 
mais existé.  Or  voilà  maintenant  qu'après  avoir  laissé  leiir  Van 
Eyck  sans  aucun  soin  les  bonnes  sœurs  sont  en  train  de  pécher 
par  excès  de  précautions.  Lorsque  dans  la  dernière  guerre  les 
Prussiens  se  sont  étendus  en  Bourgogne,  les  sœurs  ont  tremblé 
pour  leur  tableau,  et  l'ont  enfermé  dans  une  caisse  qu'elles  ont  dé- 
posé dans  quelque  cachette,  comaie  des  femmes  et  surtout  des  reli- 
gieuses savent  seules  en  trouver.  C'était  là  une  bonne,  très  bonne 
pensée,  pour  laquelle  tous  les  amis  des  arts  leur  doivent  des  re- 
mercîmens,  encore  ne  faudrait-il  pas  l'exagérer.  Il  y  a  longtemps 
que  les  Prussiens  ne  menacent  plus  la  Bourgogne,  il  y  a  longtemps 
même  qu'ils  s'en  sont  entièrement  retirés,  et  cependant  le  Van  Eyck 
ne  sort  pas  de  sa  cachette,  où  il  est,  paraît-il,  si  bien  muré  qu'il  est 
très  difficile  de  l'en  tirer.  11  y  était  encore  au  mois  de  mai  de  cette 
année,  et  nous  parierions  qu'il  y  est  toujours.  Le  résultat  de  cet 
excès  de  précautions,  c'est  qu'il  nous  a  été  impossible  de  voir  ce 
tableau,  ce  dont  nous  avons  éprouvé  un  dépit  que  nous  ne  pouvons 
dissimuler.  C'est  en  vain  qu'un  jeune  magistrat  de  Beaune  qui  porte 
le  nom  de  Davout  a  joint  ses  instances  à  nos  prières,  le  Van  Eyck 
est  resté  invisible. 

Notre-Dame  est  un  bel  édifice,  sans  unité  architecturale  très 
étroite,  mais  qui  par  ses  principaux  caractères  se  rapporte  à  l'ar- 
chitecture dite  de  transition,  c'est-à-dire  au  passage  da  style  roman 
au  style  gothique.  Oserai-je  dire  toute  ma  pensée?  Eh  bien!  cette 
architecture  intermédiaire,  lorsqu'elle  se  présente  avec  la  beauté 
que  nous  lui  voyons  à  Notre-Dame  de  Beaune  et  à  Saint-Lazare 
d'Autun,  me  semble  l'égale  des  deux  autres  pour  le  caractère  reli- 
gieux. 11  est  bien  entendu  que  je  veux  surtout  parler  de  l'impres- 
sion résultant  des  colonnades  à  arcs  brisés  qui  distinguent  ces  édi- 
fices. L'arc  roman,  étroit  et  harmonieux,  a  trop  de  sérénité  et  de 
beauté  précise  pour  parler  toujours  à  l'âme  l'austère  langage  du 
christianisme.  L'ogive  est  vraiment  mystique;  que  de  fois  pourtant, 
surtout  dans  la  dernière  période  de  son  règne,  son  vol  svelte  s'ar- 
rête et  se  repose  dans  une  élégance  toute  profane!  Combien  au 
contraire  cet  arc  brisé  du  style  de  transition  est  une  fidèle  image 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  pauvre  âme  humaine  sur  la  terre  dans  les  conditions  que  le 
christianisme  lui  a  faites  !  Humiliée,  pécheresse,  elle  essaie  de  se 
soulever  et  retombe  brisée  sur  elle-même  après  un  lourd  effort;  la 
sécurité  de  son  ancienne  ignorance  n'est  plus,  la  sérénité  de  l'avenir 
qui  lui  est  promis  n'est  pas  encore  ou  reste  incertaine,  et  elle  bat 
tristement  de  l'aile  entre  la  terre,  qui  la  rend  malheureuse,  et  le  ciel, 
pour  lequel  elle  est  inhabile.  Tel  cet  arc  brisé  qui  n'a  plus  l'harmo- 
nieuse sérénité  de  l'arc  roman,  et  qui  ne  soupçonne  pas  le  vol  élancé 
de  l'ogive,  sorte  de  larve  architecturale  en  qui  les  vies  de  deux 
architectures,  l'une  terrestre  et  l'autre  ailée,  se  mêlent  et  s'amalga- 
ment, l'une  pour  naître  et  l'autre  pour  cesser  d'être.  En  un  mot, 
je  ne  connais  pas  d'architecture  qui  soit  une  meilleure  image  de 
l'attitude  contrainte  de  l'âme  chrétienne  ici-bas,  et  de  sa  patiente 
et  douloureuse  espérance  dans  les  promesses  qui  lui  ont  été  faites. 
Sans  doute  ce  n'est  pas  là  tout  le  sentiment  religieux,  mais  c'en  est 
une  partie,  et,  si  le  style  roman  et  le  style  gothique  purs  expriment 
des  états  d'âme  plus  étendus,  plus  harmonieux  et  plus  vibrans,  ils 
n'en  expriment  pas  de  plus  touchans. 

Notre-Dame  de  Beaune  a  été  complètement  restaurée  à  l'intérieur 
dans  ces  dernières  années;  mais  ces  réparations  n'ont  pu  malheu- 
reusement lui  rendre  les  ornemens  qu'elle  a  perdus  au  jeu  terrible 
des  guerres  civiles  et  des  révolutions.  Aussi  a-t-elle  peu  de  choses  à 
montrer  aujourd'hui  en  dehors  des  principales  dispositions  de  son 
architecture.  Quelques  œuvres  méritent  cependant  que  nous  prolon- 
gions notre  visite.  Sur  l'un  des  côtés  du  chœur,  tout  au  haut  d'une 
colonne,  se  dresse  une  jolie  statue  de  saint  Michel,  souvenir  visible 
de  ce  gracieux  page  du  ciel  que  le  Guide  nous  a  représenté  posant 
avec  une  si  triomphante  élégance  son  pied  sur  le  front  du  \ïeuxjet- 
tatore  de  l'abîme,  tout  pareil  au  Roger  d'Arioste  qui  se  débarrasse- 
rait par  la  force  de  son  vieil  enchanteur  Atlante.  Une  des  chapelles 
contient  une  Adoration  du  sacré  cœur  de  Lebrun,  tableau  d'une  cou- 
leur à  la  fois  claire  et  livide  et  d'une  composition  savamment  ordon- 
née qui  n'a  que  le  tort  de  tromper  le  premier  regard  sur  la  nature  du 
sujet  et  de  faire  croire  à  une  Pentecôte.  Nous  n'aurions  probablement 
pas  fait  mention  de  ce  tableau,  si  nous  l'avions  vu  en  tout  autre  lieu 
que  Beaune,  sa  valeur  comme  art  étant  assez  indifférente;  mais  ici  il 
acquiert  une  importance  en  quelque  sorte  historique,  car  il  rappelle 
au  voyageur  curieux  de  suivre  la  vie  de  la  Bourgogne  dans  ses  dif- 
férentes manifestations  que  la  moderne  adoration  du  sacré  cœur 
est  une  dévotion  d'origine  bourguignonne.  Marie  Alacoque,  qui  était 
des  environs  d'Autun,  eut  ses  visions  à  Paray-le-Monial,  dans  le 
Oharolais,  et  son  plus  vaillant  champion  fut  un  de  ses  compatriotes. 
C'est  ce  Languet  de  Gergy,  évêque  de  Soissons  et  prédécesseur  de 
Buffon  à  l'Académie  française,  qui  joua  un  si  grand  rôle  dans  toutes 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'arT.  193 

les  affaires  de  la  constitution  Unigenitus,  et  ne  se  rendit  pas  moins 
célèbre  par  l'ardeur  qu'il  déploya  contre  les  miracles  du  cimetière 
Saint- Médard  que  par  le  zèle  avec  lequel  il  défendit  les  visions  de 
la  religieuse  bourguignonne. 

On  a  déposé  dans  deux  autres  chapelles  les  restes  de  belles  sculp- 
tures de  la  renaissance  qui  ont  eu  des  aventures  assez  curieuses. 
Au  moment  de  la  révolution,  ces  sculptures  ornaient  une  église  qui 
appartenait  aux  minimes  :  deux  ou  trois  visites  de  sans-culottes  en- 
ragés les  avaient  déjà  fortement  endommagées,  lorsqu'un  patriote, 
mieux  avisé  que  les  autres,  se  disant  sans  doute  qu'il  n'y  avait  pas 
crime  à  profiter  d'une  chose  qui  était  inévitablement  dévolue  à  la 
destruction,  eut  la  bonne  pensée  de  les  dérober  pour  en  orner  sa 
maison.  Heureux  larcin,  peut-on  dire,  puisqu'il  a  sauvé  les  parties 
intactes  de  ces  sculptures.  Elles  se  trouvèrent  donc  transformées  en 
propriété  privée;  mais  voilà  qu'au  bout  de  soixante  années,  un  des 
héritiers  de  cet  amateur  indiscret  des  beaux-arts,  touché  de  remords 
et  probablement  aussi  fort  embarrassé  de  posséder  des  objets  dont 
il  était  difficile  d'avouer  l'origine  sans  quelque  hésitation,  a  eu 
l'honnêteté  de  retirer  de  Babylone  ce  qui  appartenait  à  Sion.  Ne 
pouvant  les  restituer  à  l'église  où  elles  avaient  été  prises,  puisque 
cette  église  n'existe  plus,  il  en  a  fait  don  à  Notre-Dame.  Nous  devons 
à  cette  probité  de  pouvoir  recommander  ces  sculptures  à  la  curio- 
sité et  à  l'étude  de  tous  les  amateurs  d'art.  Elles  rappellent  de  la 
manière  la  plus  étroite  celles  que  nous  avons  admirées  déjà  dans 
l'église  de  Saint -Florentin;  elles  ont  été  conçues  dans  le  même  es- 
prit, exécutées  selon  le  même  système,  ont  évidemment  la  même 
date,  et  sont  peut-être  sorties  de  la  même  main.  Ce  sont  des  bas- 
reliefs  représentant  les  différentes  scènes  de  la  Nativité  et  de  la 
Passion  au  moyen  de  figurines  du  travail  le  plus  délicat  et  le  plus 
ingénieux.  Ils  ont  été,  dis-je,  singulièrement  endommagés,  mais 
dans  les  parties  qui  ont  été  oubliées  par  la  destruction  il  se  trouve 
des  détails  d'une  finesse  admirable.  Voici  par  exemple  le  cortège 
qui  se  met  en  marche  pour  le  Calvaire;  on  sort  de  la  ville  et  l'on 
passe  sous  l'arc  d'une  de  ses  portes.  Deux  officiers,  dirigeant  leurs 
chevaux  de  manière  à  se  trouver  rapprochés  l'un  de  l'autre,  s'en- 
tretiennent ensemble  avec  un  naturel  et  une  tranquillité  incroya- 
bles. Jamais  l'indifférence,  ce  sentiment  difficile  à  rendre  entre 
tous  puisqu'il  est  l'absence  de  tout  sentiment,  n'a  été  saisie  avec 
un  plus  grand  bonheur  et  une  plus  rare  subtilité.  L'évanouissement 
de  la  Vierge  au  pied  de  la  croix  est  encore  un  détail  qui  peut  frap- 
per d'admiration  même  quand  on  a  vu  les  innombrables  expres- 
•sions  qu'ont  données  de  cette  scène  les  plus  grands  maîtres,  tant 
l'abandon  du  corps  par  l'âme  est  voisin  de  la  complète  séparation.  Il 

TOME  crr.  —  1872.  13 


194  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

y  a  dans  ces  sculptures  un  art  tout  particulièrement  français,  c'est- 
à-dire  un  art  composé  de  fine  observation  morale,  de  malice  pro- 
fonde, de  sentiment  dramatique  et  de  philosophie  familière,  qui  fait 
d'autant  plus  regretter  les  mutilations  qu'elles  ont  subies. 

Ces  sculptures  sont  à  notre  avis  la  véritable  richesse  de  Notre- 
Dame  de  Beaune,  mais  elle  les  possède  depuis  trop  peu  de  temps 
pour  en  tirer  encore  orgueil.  Il  en  est  une  autre  de  date  beaucoup 
plus  ancienne,  qui  fut  tout  spécialement  créée  pour  elle,  et  dont 
elle  aime  à  se  vanter  de  préférence.  C'est  une  suite  de  longues 
bandes  de  tapisseries  destinées  primitivement  à  entourer  le  chœur, 
et  que  leur  prix  a  fait  soustraire  depuis  longtemps  à  tout  usage. 
Ces  tapisseries,  qui  représentent  la  vie  de  la  Yierge,  datent  de 
l'année  1500  et  furent  données  à  l'église  par  un  certain  archi- 
diacre Jean  Lecoq.  Elles  sont  en  effet  fort  belles,  mais  en  de- 
hors de  leur  beauté  elles  offrent  un  genre  particulier  d'intérêt  qui 
mérite  d'être  signalé.  Nous  nous  figurons  volontiers  aujourd'hui 
que  les  choses  marchaient  avant  nous  avec  une  lenteur  extrême;  or 
voici  des  tapisseries  qui  prouvent  de  la  plus  irréfutable  manière 
qu'une  belle  œuvre  d'art  produite  dans  n'importe  quel  pays  d-e  l'Eu- 
rope civiUsée  était  connue  du  public,  des  artistes  et  des  amateurs 
avec  une  rapidité  singulière.  Le  fragment  de  tapisserie  où  est  re- 
présenté le  mariage  de  la  Yierge  reproduit  détail  pour  détail  le  cé- 
lèbre tableau  du  Pérugin  dont  son  élève  Raphaël  nous  a  donné  une 
si  belle  imitation.  L'attitude  du  grand-prêtre  est  la  même,  les  at- 
titudes de  Joseph  et  de  Marie  sont  les  mêmes,  le  petit  garçon  qui 
est  à  l'angle  de  la  tapisserie  casse  les  baguettes  sur  son  genou  avec 
le  même  geste.  L'artiste  a  certainement  connu  l'œuvre  du  Pérugin, 
sans  quoi  cette  coïncidence  serait  vraiment  extraordinaire.  Or  ces 
tapisseries  sont  de  l'an  1500  et  le  tableau  du  Pérugin,  si  mes  sou- 
venirs sont  exacts,  est  des  tout  à  fait  dernières  années  du  xv®  siècle. 
.  Je  demande  s'il  est  possible  à  une  œuvre  de  faire  un  plus  rapide 
chemin.  Cette  tapisserie  a  été  sans  doute  à  son  tour  bien  vite  célèbre, 
car  je  retrouve  l'imitation  directe  de  quelques-unes  de  ses  scènes 
dans  telle  ou  telle  verrière.  Par  exemple,  le  tableau  qui  représente 
la  mort  de  la  Vierge  a  été  reproduit  sans  presque  aucun  changement 
par  le  verrier  limousin  Pénicaud  dans  un  vitrail  de  l'église  de  Saint- 
Pierre-du-Queyroix  à  Limoges.  Nous  finirons  par  découvrir  que 
chaque  siècle  a  son  genre  de  rapidité  qu'il  n'applique  qu'aux  choses 
qu'il  préfère;  aujourd'hui  nos  marchandises  et  nos  corps  sont  trans- 
portés avec  une  vitesse  que  certes  le  xvi^  siècle  ignorait,  mais  je 
défie  bien  que  n'importe  quelle  renommée  d'artiste  marche  plus 
promptement  dans  notre  expéditif  xix*  siècle  que  ne  marcha  au 
xvi"  la  renommée  de  Raphaël,  ni  que  la  parole  de  n'importe  quel 
révolutionnaire  se  propage  avec  autant  de  vitesse  que  se  propagea 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'ART.  195 

la  parole  de  Luther.  Rien  ne  change  en  ce  monde;  il  n'y  a  que  des 
déplacemens  de  forciis  qui  invariablement  aboutissent  toujours  au 
même  équilibre. 

III.    —   ACXERRE.    —  PHYSIONOMIE  DE   LA   VILLE.  —  SOUVENIRS    RE   LA  CATHÉDRALE. 

Nous  n'avons  pas  dépassé  Beaiine  au  midi  de  la  Bourgogne;  de 
là  nous  avons  brusquement  détourné  à  gauche,  pressé  que  nous 
étions  de  voir  Autun.  C'est  donc  de  cette  ville  que  nous  devrions 
logiquement  entretenir  nos  lecteurs;  mais,  comme  le  désir  de  grou- 
per ensemble  les  œuvres  et  les  choses  qui  ont  entre  elles  une  cer- 
taine analogie,  en  nous  entraînant  toujours  plus  au  sud,  nous  a 
fait  abandonner  deux  villes  importantes,  Auxerre  et  Yézelay,  mieux 
vaut  retourner  au  nord  et  rejoindre  Autun  par  un  autre  chemin. 
D'ailleurs  nous  pourrons  toujours  retrouver  cette  ville  à  l'entrée 
soit  du  Nivernais,  soit  du  Bourbonnais,  si  nous  nous  décidons  un 
jour  à  rassembler  nos  impressions  sur  l'une  ou  l'autre  de  ces  pro- 
vinces. 

Si  les  paysages  rustiques  de  la  Bourgogne  laissent  quelquefois  à 
désirer,  il  n'en  est  pas  de  même  de  cet  autre  genre  de  paysages 
que  nous  appellerons  urbains  faute  d'un  meilleur  mot,  c'est-à-dire 
de  ces  paysages  qui  sont  formés  par  la  position  des  villes  et  les 
reliefs  résultant  du  hasard  des  constructions  ou  des  accîdens  heu- 
reux de  l'architecture  des  édifices.  Nous  avons  déjà  décrit  les  as- 
pects de  Joigny,  de  Tonnerre,  de  Semur,  et  Autun,  que  nous  aban- 
donnons aujourd'hui,  nous  présentera  le  modèle  accompli  de  ce 
genre  de  paysages.  L'aspect  d' Auxerre  est  loin  d'avoir  la  beauté  de 
celui  d'Auiun,  et  cependant  je  ne  sais  trop  s'il  n'est  pas  plus  origi- 
nal. Auxerre  a  cela  de  particulier,  qu'elle  ne  doit  rien  de  son  agré- 
ment pittoresque  qu'à  elle-même,  car  la  nature  qui  l'entoure  ne 
lui  prête  aucun  secours,  privée  qu'elle  est  de  tout  caractère.  On  ne 
peut  dire  que  cette  campagne  soit  laide,  on  ne  peut  dire  qu'elle  soit 
johe,  et  nous  ne  saurions  trop  comment  la  définir,  si  la  langue  an- 
glaise ne  nous  fournissait  dans  son  adjectif  de  plain  une  nuance 
d'expression  qui  nous  manque  en  français,  it  is  a  2)lain  nature,  a 
jjlain  landscape.  A  la  vérité,  la  superbe  rivière  de  l'Yonne,  tou- 
jours belle,  toujours  limpide,  en  quelque  lieu  qu'on  la  rencontre, 
l'Yonne,  véritable  reine  de  ce  pays  des  cours  d'eau  maussades,  — 
oh  !  que  les  vieux  Gaulois  de  ces  contrées  eurent  bien  raison  d'ado- 
rer la  déesse  Icauna!  —  jette  aux  pieds  d' Auxerre  quelque  chose  de 
ses  trésors  de  verdure  et  de  fraîcheur;  mais,  comme  cette  rivière,  à 
moins  de  descendre  très  près  d'elle,  se  laisse  mal  apercevoir,  le 
bienfait  dont  elle  a  gratifié  la  ville  se  trouve  en  grande  partie  perdu. 

Auxerre  en  est  donc  réduite  à  ses  monumens  et  à  ses  maisons;  eh 


196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bien  !  cela  suffit  pour  lui  composer  un  aspect  pittoresque  et  sé- 
duisant. Il  est  impossible  de  n'être  pas  prévenu  en  sa  faveur  lors- 
que, dès  l'arrivée,  on  l'aperçoit  du  débarcadère,  ramassée  tout 
entière  comme  un  énorme  bouquet  aux  tiges  inégales  ou  une  cor- 
beille trop  pleine,  et  que  du  centre  de  cette  corbeille  la  jolie  ca- 
thédrale, fleur  gothique  exquise,  s'élance  comme  pour  vous  sourire 
et  vous  inviter  à  entrer.  Rien  de  plus  coquet,  de  plus  riant,  de 
plus  piquant  que  ce  premier  aspect,  qui  vous  laisse  tout  disposé 
à  croire  Auxerre  la  plus  gracieuse  des  villes,  et  qui  vous  fait  par- 
tir d'un  pied  léger  pour  aller  examiner  ses  charmes  de  plus  près. 
Il  y  a  bien  d'abord  quelque  désillusion  lorsqu'on  s'est  approché,  et 
l'on  a  envie  de  trouver  que  cette  corbeille  de  loin  si  coquette  est  un 
simple  panier  de  ménagère,  car  cette  élégance  d'aspect  est  une  il- 
lusion de  la  perspective,  et  ne  correspond  nullement  au  vrai  carac- 
tère de  la  ville,  qui  est  celui  d'une  simplicité  toute  bourgeoise,  et 
si  nous  ne  craignions  que  le  mot  fut  pris  à  tort  en  mauvaise  part, 
nous  dirions  volontiers  d'une  forte  vulgarité;  mais  ce  désappointe- 
ment dure  peu,  et  un  réel  attrait  se  révèle  bientôt  dans  cette  phy- 
sionomie nouvelle.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  de  ville  qui  se  présente 
avec  moins  d'étalage,  qui  trahisse  moins  d'envie  de  briller;  on  dirait 
même  qu'à  aucune  époque  Auxerre  n'a  senti  ce  besoin  de  se  moder- 
niser que  les  villes  ressentent  de  siècle  en  siècle,  et  auquel  elles 
cèdent  presque  toujours  au  risque  de  s'enlaidir.  Ses  rues  pittores- 
quement  tortueuses  et  escarpées  ont  l'air  d'avoir  été  tracées  à  l'ori- 
gine même  de  cette  ville  et  de  n'avoir  jamais  été  rectifiées  depuis, 
et  ses  maisons,  qui  paraissent  vieillottes  même  lorsqu'elles  sont 
neuves,  ont  l'air  d'avoir  été  reconstruites  sur  un  modèle  admis  une 
fois  pour  toutes.  Ce  sont  des  maisons  sans  prétention  ni  dehors, 
marquées  d'un  cachet  de  bonhomie  toute  populaire,  faites  pour  lo- 
ger des  gens  sans  façon,  vivant,  comme  dit  le  peuple,  à  la  bonne 
franquette  et  sans  faire  d'embarras,  d'humeur  gaie  et  même  un  peu 
grasse,  cherchant  plus  volontiers  le  plaisir  et  le  bonheur  dans  une 
réalité  très  matériellement  substantielle  que  dans  les  illusions  d'une 
vanité  flatteuse.  Telle  est  la  double  originalité  d' Auxerre  ;  de  loin 
c'est  une  toute  gracieuse  poésie,  de  près  c'est  une  robuste  prose, 
de  saveur  originale,  et  en  qui  la  franche  empreinte  du  passé  n'est 
pas  encore  effacée. 

Cette  forte  marque  populaire,  ce  sans-façon  des  demeures  qui 
semblent  faire  fi  du  luxe  extérieur,  ces  rues  inégales,  escarpées, 
tortueuses,  ce  dédain  de  la  régularité  et  de  l'affiche  qui  a  l'air  d'être 
le  génie  caché  du  lieu,  rien  de  tout  cela  ne  surprend  quand  on 
songe  à  l'ancienne  histoire  d' Auxerre.  Chaque  ville  a  son  origine 
propre,  et  il  est  parfois  étonnant  de  voir  à  quel  point  sa  physio- 
nomie moderne  dément  peu  cette  origine,  malgré  toutes  les  révolu- 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'arT.  107 

tiens  amenées  par  le  temps.  Autun  fut  une  création  romaine  et 
porte  une  physionomie  de  reine  déchue;  Dijon  fut  formée  par  les 
ducs  et  les  parlemens,  et  elle  reste  ville  aristocratique;  Auxerre  a 
été  façonnée  par  des  saints  et  des  évêques,  et,  bon  gré  mal  gré,  elle 
conserve  le  caractère  des  anciennes  villes  ecclésiastiques.  Or  deux 
traits  distinguent  invariablement  les  anciennes  villes  où  la  puis- 
sance ecclésiastique  a  été  prédominante,  une  complète  insouciance 
de  toute  apparence  extérieure  et  de  toute  régularité  matérielle  d'une 
part,  et  une  liberté  populaire  qui  va  parfois  jusqu'à  la  licence  du 
carnaval.  Rome,  où  la  vie  de  la  plèbe  ne  subit  jamais  aucune  con- 
trainte, est  l'exemple  mémorable  entre  tous  tant  de  cette  insouciance 
de  la  régularité  matérielle  que  de  cette  liberté  populaire  qui  dis- 
tinguent les  villes  ecclésiastiques.  Auxerre  a  été  la  ville  la  plus  folle 
de  la  joyeuse  Bourgogne,  et  non  pas  d'une  folie  brillante  et  chevale- 
resque comme  Dijon,  mais  d'une  folie  de  fabliau  pour  ainsi  dire,  toute 
bourgeoise  et  plébéienne.  Une  foule  d'usages  baroques  et  facétieux 
que  le  temps  a  eu  grand'peine  à  emporter  y  foisonnaient  comme  les 
coquelicots  dans  les  champs  de  blé  au  printemps.  Cette  fête  des 
fous  par  exemple,  si  célèbre  au  moyen  âge,  fut  par  excellence  la  fête 
d' Auxerre,  où  elle  n'a  cessé  qu'après  son  interdiction  par  le  concile 
de  Bâle;  encore  le  concile  faillit-il  être  positivement  désobéi,  car  il 
se  trouva  des  défenseurs  de  cette  parodie  grotesque  dans  les  rangs 
du  puissant  chapitre  des  chanoines,  dont  l'un  fit  observer  auda- 
cieusement  qu'on  portait  la  main  sur  une  fête  plus  ancienne  que 
celle  de  la  conception  de  la  Vierge.  Ces  puissans  chanoines  eux- 
mêmes  faisaient  mieux  que  tolérer,  ils  partageaient  cette  gaîté  po- 
pulaire, et  le  jour  de  Pâques,  en  manière  de  joyeux  alléluia,  ils  trans- 
formaient en  jeu  de  paume  le  chœur  de  la  cathédrale.  Je  ne  sais  trop 
ce  qui  reste  dans  le  peuple  d' Auxerre  de  cette  folie  d'autrefois,  au- 
jourd'hui que  la  vie  populaire  perd  à  peu  près  partout  son  carac- 
tère, cependant  il  en  doit  rester  encore  beaucoup,  car,  il  y  a  quel- 
ques années  à  peine,  un  romancier,  friand  à  l'excès  de  tous  ces 
détails  amusans,  fit  exprès  le  voyage  de  cette  ville  pour  y  voir  je 
ne  sais  quelle  fête  baroque  qui  s'y  célébrait  encore,  et  qui  depuis 
y  a  été  abolie  (1).  Quant  au  second  caractère,  c'est-à-dire  à  l'in- 

(1)  Un  fait  curieux  qui  prouve  que  cet  ancien  esprit  d'Auxerre,  s'il  est  par  hasard 
éteint,  ne  l'est  que  depuis  bien  peu  de  temps,  c'est  que  l'immortel  Cadet  Roussel,  le 
dernier  et  non  le  moins  amusant  des  types  grotesques,  était  un  bourgeois  plus  ou 
moins  ridicule  d'Auxfrre  qui  fut  chansonné  par  un  malin  compatriote.  C'est  au 
moins  ce  qu'affirme  M.  l'abbé  Fortin,  curé  actuel  de  la  cathédrale,  dans  un  livre 
où  il  a  recueilli  ses  souvenirs,  qui  remontent  haut,  car  il  est  aujourd'hui  âgé  de 
quatre-vingt-quatre  ans.  Je  crains  fort  que  les  Souvenirs  de  M.  l'abbé  Fortin  ne  soient 
bien  peu  connus  hors  d'Auxorre;  c'est  une  raison  de  plus  pour  que  j'en  mentionne 
l'existence,  et  pour  que  j'apprenne  à  tous  ceux  qui  seraient  à  portée  de  se  pro- 
curer ce  livre,  et  qui  négligeraient  cette  facilité,  qu'ils  y  trouveront  sur  l'ancienne 


198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

souciance  de  la  régularité  et  de  l'éclat  apparent,  je  réponds  qu'il  y 
est  encore  pour  l'avoir  observé  de  mes  propres  yeux,  et  pour  avoir 
retrouvé  dans  cette  ville  quelque  chose  des  impressions  que  m'ont 
invariablement  données  toutes  les  anciennes  villes  ecclésiastiques 
où  j'ai  séjourné. 

Tout  passe  en  ce  monde,  et  l'histoire  de  l'élégante  cathédrale 
en  est  la  preuve.  Elle  a  eu  toute  sorte  de  malheurs,  de  vicissitudes 
et  d'épreuves,  et  ce  destin  paraît  d'autant  plus  lamentable  que 
par  ses  caractères  de  grâce,  de  pureté  architecturale,  ses  heureuses 
proportions,  sa  forme  bien  dessinée,  son  front  charmant  dont  la 
destruction  a  bien  pu  briser  la  parure,  sans  en  effacer  toutefois  la 
beauté,  elle  semblait  faite  pour  fixer  à  jamais  un  destin  souriant. 
S'il  nous  était  permis,  usant  d'une  licence  habituelle  aux  poètes, 
cV individualiser  les  choses,  nous  dirions  que,  comparée  aux  autres 
cathédrales  célèbres,  celle-ci  est  comme  une  vierge  adolescente 
parmi  d'imposantes  matrones  ou  de  magnifiques  reines.  Longtemps 
en  effet  il  sembla  que  le  sort  d'une  jeunesse  éternelle  devait  être  le 
sien,  car  elle  eut  à  profusion  ces  spectacles  amusans  qui  plaisent  à 
à  la  jeunesse  et  ces  gaîtés  qui  lui  vont  bien.  Que  de  choses  drola- 
tiques n'a-t-elle  pas  vues,  le  sacrilège  innocent  de  la  fête  de  l'âne, 
le  carnaval  populaire  de  la  fête  des  fous,  la  partie  de  paume  des 
chanoines  au  jour  de  Pâques,  et,  pendant  je  ne  sais  combien  de 
générations,  l'aîné  de  la  maison  des  Chastellux  venant  gravement 
revêtir  les  insignes  de  chanoine  par-dessus  ses  ornemens  de  cheva- 
lier! Puis  elle  eut  pour  évêque  le  tout  aimable  Jacques  Amyot,  qui 
était  si  bien  fait  pour  lui  continuer  son  destin  souriant,  et  qui  le 
lui  continua  en  effet,  car,  en  véritable  enfant  de  la  renaissance,  il 
y  introduisit  la  musique  venue  d'Itahe  et  fit  lui-même  retentir  les 
échos  de  ses  voûtes  de  la  cadence  de  ses  périodes  à  la  molle  len- 
teur et  de  la  vivacité  voluptueuse  de  ses  images  toutes  trempées 
de  grâce.  Bien  des  fois  sans  doute,  cette  enceinte  entendit  recom- 
mander l'austérité  des  vertus  chrétiennes  dans  un  langage  viri- 
lement émané  de  l'austérité  Spartiate  ou  romaine  des  héros  de 

Tie  d'Auxerre,  sur  l'église  pendant  la  révolution  et  l'empire,  sur  le  dernier  évêque 
d'Auxerre,  M.  de  Cicé,  sur  l'abbé  Lebœuf,  sur  les  deux  restaurations,  quantité  d'anec- 
dotes curieuses,  instructives  et  amusantes.  M.  l'abbé  Fortin  n'est  pas  un  écrivain,  ce 
n'e«t  donc  pas  le  charme  de  l'art  qu'il  faut  chercher  dans  son  livre;  mais  il  raconte  sim- 
plement, avec  abondance  et  candeur,  dit  ce  qu'il  a  vu  et  entendu,  et  il  a  eu  le  temps 
durant  sa  longue  vie  de  voir  et  d'entendre  beaucoup.  Nous  avons  conservé  quantité  de 
mémoires  du  passé,  nous  exhumons  chaque  jour  de  la  poussière  et  nous  livrons  à  la 
publicité  quantité  de  vieux  papiers  qui  ne  valent  pas,  comme  documeus  historiques, 
ce  que  vaudront  ces  Souvenirs  pour  tel  ou  tel  érudit  de  l'avenir  qui  les  découvrira  au 
xxni"  ou  au  xxiv^  siècle.  Pour  moi,  je  leur  dois  d'avoir  passé  de  la  manière  la  plus 
agréable  deux  longues  soirées  d'auberge,  et  tous  les  voj'ageurs  savent  si  ces  soirées 
sont  mortelles. 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET    d'auT.  199 

Plutarque,  et  célébrer  la  douceur  de  l'amour  mystique  avec  une 
onction  issue,  comme  une  fraîche  rosée,  de  la  naïve  sensualité  de 
Daphnis  et  Cliloé.  Comme  il  arrive  toujours,  ce  fut  à  ce  moment 
suprême  de  grâce  et  de  douceur  que  le  malheur  commença  pour  la 
jolie  cathôcirale.  Vinrent  les  huguenots,  et  leur  zèle  iconoclaste  mu- 
tila les  sculptures  de  sa  façade,  brisa  les  figures  de  ses  tombeaux. 
Une  inscription,  placée  par  Jacques  Amyot  lui-même  en  1572  contre 
un  des  murs  de  la  cathédrale,  constate  ces  mutilations  et  nous  ap- 
prend qu'il  les  fit  réparer  en  partie.  Les  grosses  destructions  furent 
en  eifet  réparées,  mais  non  pas  celles  des  délicats  ornemens  sculp- 
tés, qui  furent  perdus  pour  toujours.  Les  guerres  religieuses  une 
fois  passées,  on  entra  dans  les  temps  d'ordre  monarchique  où  le 
gothique  fut  peu  en  faveur.  La  cathédrale  fut  donc  négligée,  lais- 
sée sans  soins  et  sans  réparations,  arbitrairement  altérée  par  telle 
ou  telle  mesure  prise  sans  scrupule,  et,  qui  le  croirait?  la  mode  a 
un  tel  empire,  que  plusieurs  fois  le  clergé  des  derniers  siècles  re- 
gretta de  ne  pouvoir  reconstruire  sur  un  plan  plus  nouveau  cette 
église  dont  l'architecture  lui  semblait  barbare.  Les  sans-culottes 
vinrent  à  leur  tour;  mais,  comme  il  faut  être  juste  envers  tout  le 
monde,  il  est  bon  de  dire  qu'ils  n'ajoutèrent  pas  grand'chose  au 
mal  du  passé,  soit  parce  que  le  plus  gros  était  fait,  soit,  ce  qui  est 
plus  probable,  parce  que  le  peuple  d'Auxerre,  chez  qui  l'esprit  de 
la  ligue  avait  été  si  fort  autrefois,  conservait  au  milieu  de  son  zèle 
révolutionnaire  un  robuste  levain  de  sentimens  catholiques.  Tout  ce 
qu'ils  firent,  ce  fut  de  gratter  les  emblèmes  de  la  royauté,  fleurs 
de  lis  et  autres.  L'ordre  reparut  enfin,  et  avec  l'ordre,  Kouveau 
malheur.  Une  cathédrale  ne  va  pas  sans  un  évêché;  or  l'évêché 
d'Auxerre,  fondé  au  m"  siècle  par  saiat  Pèlerin,  était  un  des  plus 
anciens  et  des  plus  vénérables  de  France,  un  de  ceux  qui  sem- 
blaient les  mieux  protégés  par  la  sainteté  des  souvenirs.  Je  ne 
crois  pas  en  effet  qu'il  y  ait  en  France  de  siège  épiscopal  où  se 
soient  assis  plus  de  saints  personnages;  mais  à  l'époque  où  furent 
tracées  les  nouvelles  circonscriptions  diocésaines,  l'archéologie  re- 
ligieuse était  peu  en  faveur,  et  petit  était  le  nombre  des  âmes 
que  pouvaient  toucher  les  souvenirs  de  saint  Pèlerin,  de  saint  Ger- 
main, de  saint  Amatre,  de  saint  Didier,  de  saint  Pallade,  de  saint 
Virgile,  de  saint  Aunaire,  et  de  je  ne  sais  combien  d'autres  encore. 
L'évêché  d'Auxerre  fut  donc  aboli,  et  son  diocèse  fut  réuni  au  dio- 
cèse de  Sens.  Enfin  il  n'est  pas  jusqu'à  la  dernière  invasion  dont 
la  malheureuse  cathédrale  n'ait  failli  pâtir;  un  boulet  prussien  est 
entré  dans  l'église,  et  est  allé  se  loger  dans  un  coin  de  la  cha- 
pelle où  se  trouve  le  monument  des  Ghastellux.  Ce  boulet  semble 
avoir  pris  une  direction  subtilement  oblique,  ce  qui  est  heureux, 
car  sans  cela  il  brisait  une  des  colonnes  monolithes  si  légères  qui 


200  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ouvrent  l'entrée  de  la  chapelle.  Vous  voyez  que  les  monumens  ont,, 
comme  les  hommes,  leurs  destinées  heureuses  ou  malheureuses.  On 
réparait  la  cathédrale  au  moment  où  je  la  visitais;  espérons  pour 
ce  brillant  édifice  que  ces  réparations  sont  l'augure  d'une  existence 
un  peu  moins  tourmentée  que  celle  du  passé. 

Bien  qu'appauvrie  et  mutilée  par  cette  cascade  de  malheurs,  la 
cathédrale  n'en  possède  pas  moins  trois  choses  qui  lui  constituent 
un  intérêt  considérable,  une  grande  unité  de  style,  de  splendides 
verrières  et  une  curieuse  crypte  (1).  Sa  perfeclion  architecturale  en 
fait  le  plus  remarquable  édifice  gothique  que  possède  la  Bourgogne. 
L'église  est  d'une  seule  pièce  et  d'un  seul  caractère;  pas  de  ces  con- 

(1)  Ce  n'est  pas  à  dire  cependant  que  la  cathédrale  d'Auxcrre  ne  possède  pas  un 
certain  nombre  d'œuvrcs  de  mérite  ou  d'objets  curieux,  mais,  comme  aucune  de  ces 
œuvres  n'est  un  aiguillon  pour  la  pensée,  et  comme  aucun  de  ces  objets  ne  constitue 
une  rareté  unique,  je  me  contenterai  d'en  dresser  en  note  un  catalogue  aussi  exact 
que  possible.  Deux  monumens  funèbres  placés  sur  les  deux  côtés  du  chœur  s'imposent 
à  l'attention;  l'un,  celui  de  l'évêque  Jacques  Amyot,  a  été  élevé  par  la  piété  de  son 
neveu;  l'autre  est  celui  d'un  second  évèque  d'Auxcrre,  Nicolas  Colbert.  Tout  ce  qu'on 
peut  dire  de  ces  tombeaux  surmontés  des  statues  des  deux  prélats,  c'est  que  ce  sont 
deux  beaux  monumens  funèbres,  mais  devant  lesquels  l'âme  conserve  une  tranquillité 
parfaite,  et  qui  n'ajoutent  rien  à  ce  que  nous  savions  de  l'art  de  la  fin  du  xvi^  et  de  la 
fin  du  XVII*  siècle.  Le  monument  élevé  aux  frères  de  Cliastellux  dans  la  chapelle  de 
la  Vierge  parlerait  un  peu  plus  fortement  à  l'imagination;  mais  ce  monument  est  une 
simple  restitution  qui  fut  faite  sous  la  restauration  pour  remplacer  le  monument 
primitif  qui  avait  été  détruit,  et  d'ailleurs  nous  réservons  ce  que  nous  avons  à  en  dire 
pour  le  chapitre  où  nous  parlerons  de  Chastellux.  On  montre  dans  une  chapelle  une 
peinture  sur  pierre,  fort  endommagée  par  un  réparateur  maladroit,  représentant  une 
pietà  et  attribuée  à  Léonard  de  Vinci.  Le  corps  du  Christ,  d'un  dessin  admirable, 
ne  serait  pas  indigne  du  grand  maître;  mais  la  douleur  de  la  Vierge  penchée  sur 
le  corps  parle  un  langage  qui  n'est  guère  celui  des  figures  de  Léonard  et  rappelle 
d'une  manière  fort  étroite  le  môme  genre  de  pathétique  que  nous  trouvons  dans  les 
œuvres  de  Lorenzo  di  Crcdi.  Deux  autres  chapelles  attirent  un  Instant  !a  curiosité, 
l'une  par  des  restes  de  vieilles  fresques  effacées  consacrées  aux  souvenirs  des  saints 
d'Auxerre,  Germain,  Pallade,  Virgile,  etc.;  l'autre  par  un  barbouillage  colorié  qui  res- 
semble à  une  énigme  et  qui  est  une  énigme  en  effet  jusqu'à  ce  qu'on  en  ait  l'explica- 
tion. Des  colombes,  des  flammes,  des  verges  et  autres  emblèmes  dont  le  sens  échappe, 
couvrent  les  murs  et  la  voûte  de  cette  chapelle.  Cette  énigme  peinte  donna  lieu  naguère 
à  une  méprise  amusante  digne  de  l'antiquaire  de  Walter  Scott.  Un  archéologue  de  la 
localité,  emporté  probablement  par  un  zèle  trop  voltairien,  attribuant  à  ces  pein- 
tures une  date  plus  ancienne  que  la  leur,  voulut  y  voir  des  emblèmes  de  l'inquisition. 
Informations  prises,  il  se  trouva  que  ces  coloriages  avaient  été  peints  à  la  fin  du 
xvii"  siècle  par  un  ecclésiastique  qui  avait  quelques  notions  de  la  peinture,  et  que  ces 
rébus  n'étaient  autre  chose  que  les  différons  emblèmes  qui  expriment  les  diverses 
formes  et  les  divers  degrés  de  la  pénitence.  Une  cathédrale  ne  va  guère  sans  un  trésor, 
surtout  la  cathédrale  d'un  évêché  aussi  ancien,  et  cependant  celle  d'Auxerre  n'en  pos- 
sédait pas  avant  ces  dernières  années.  Enfin  un  certain  M.  Duru,  collectionneur  qui 
s'était  acquis  une  renommée  de  goût  et  de  tact  assez  justifiée,  est  mort  en  laissant  à 
la  cathédrale  celle  des  parties  de  sa  collection  qui  ont  un  intérêt  religieux,  en  sorte 
que  cette  église  est  maintenant  bien  pourvue  de  tous  les  précieux  bibelots  qui  com- 
posent un  trésor. 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'arT.  201 

trastes  de  styles  opposés  souvent  intéressans,  mais  qui,  divisant 
l'admiration,  empêchent  toute  plénitude  de  sentiment.  Les  mutila- 
tions de  sa  façade  ne  nuisent  guère  non  plus  à  sa  beauté,  car  l'ima- 
gination rétablit  sans  peine  les  dentelles  et  les  guipures  qui  man- 
quent à  sa  toilette  de  pierre.  On  ne  se  plaint  pas  davantage  de  ne 
lui  voir  qu'une  seule  tour,  car  il  faut  qu'une  cathédrale  soit  toujoui's 
inachevée  par  quelque  côté;  l'inachevé  va  bien  à  ces  édifices,  et  n'en 
fait  que  mieux  ressortir  cette  vanité  des  œuvres  humaines,  tou- 
jours incomplètes  par  quelque  endroit,  qui  est  au  nombre  des  leçons 
qu'enseigne  le  christianisme.  Les  trois  grandes  verrières  de  la  fa- 
çade et  des  deux  portes  latérales  ont  beaucoup  souffert,  surtout 
les  deux  dernières;  il  en  est  peu  d'aussi  belles,  et  celle  de  la  ro- 
sace en  particulier  possède  une  magie  de  lumière  qui  produit  un 
double  effet  dont  l'œil  ne  peut  se  lasser.  Deux  couleurs  y  dominent, 
le  jaune  et  le  violet,  et  selon  les  heures  du  jour  l'une  ou  l'autre  y 
triomphe  exclusivement.  Quand  on  regarde  cette  rosace  au  milieu 
du  jour,  le  jaune  inondé  de  la  lumière  qu'il  laisse  passer  à  flots 
apparaît  seul,  et  alors  il  semble  voir  s'épano-uir  une  énorme  fleur 
du  souci  ou  un  bouton  d'or  colossal  ;  mais  aux  heures  du  crépus- 
cule la  couleur  plus  foncée  reprend  son  avantage,  et  le  jaune  souci 
est  remplacé  par  une  violette  géante.  On  me  dit  que  cette  verrière 
est  menacée  de  déplacement,  parce  qu'on  ne  la  juge  pas  en  harmo- 
nie assez  étroite  avec  le  caractère  de  l'édifice;  je  ne  sais  trop  ce 
qui  en  est  à  cet  égard,  mais  souvent  le  mieux  est  l'ennemi  du  bien, 
même  quand  le  mieux  est  cherché  par  d'habiles  gens,  et  volontiers 
je  demanderais  grâce  pour  mes  deux  fleurs  de  lumière. 

La  crypte,  forêt 'Souterraine  de  colonnes  trapues,  a  reçu  dans  ces 
dernières  années  les  soins  de  M.  Viollet-Le-Duc,  cet  habile  chirur- 
gien, ou,  pour  mieux  parler,  ce  véritable  bon  samaritain  de  notre 
architecture  nationale,  qui  a  remis  tant  de  membres  à  nos  églises 
et  pansé  tant  de  plaies  de  nos  édifices.  Cette  crypte  est  remar- 
quable. De  vieilles  peintures  à  fresque  ornent  le  sommet  et  les 
côtés  d'un  enfoncement  en  forme  de  chapelle.  La  principale,  celle 
de  face,  représente  un  Christ  d'un  caractère  très  particulier,  car 
c'est  un  Christ  selon  saint  Jean,  un  Christ  alpha  et  oméga,  première 
et  dernière  parole  du  monde.  Les  peintures  des  côtés  représentent 
différens  personnages  qu'on  reconnaît  sans  peine  à  leurs  attributs 
pour  les  quatre  cavaliers  de  l'Apocalypse.  Comme  mon  guide  m'a- 
bandonne quelques  instans  dans  la  solitude  de  cette  église  souter- 
raine, j'ai  tout  le  temps  de  m'y  laisser  aller  à  mes  rêveries  en  face 
de  ces  vieilles  peintures.  Il  me  viemt  donc  à  la  pensée  que  cette  for- 
mule :  ((  je  suis  l'alpha  et  l'oméga,  »  s'appUque  non-seulement  à 
l'éternité,  mais  au  temps,  qu'elle  doit  s'entendre  non-seulement 
comme  une  définition  mystique  de  la  nature  du  Christ,  mais  comme 


202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  prophétie  des  destinées  de  ses  doctrines,  et  qu'elle  contient 
l'affirmation  d'un  catholicisme  plus  flottant,  plus  obscur,  et  encore 
plus  étendu  que  celui  qui  est  affirmé  par  la  célèbre  promesse  :  «  tu 
es  Pierre,  et  sur  cette  pierre  je  bâtirai  mon  église.  »  Cette  der- 
nière promesse  ne  s'applique  qu'à  l'édifice  visible  de  l'égHse,  tan- 
dis que  la  formule  de  Jean  va  beaucoup  plus  loin ,  car  elle  implique 
que,  même  l'église  s'écroulât-elle,  la  doctrine  qu'elle  incarne  reste- 
rait invincible,  ou,  pour  préciser  notre  pensée  avec  plus  d'énergie, 
trouverait  sa  victoire  définitive  dans  la  défaite  que  l'enfer  semble- 
rait lui  infliger.  Tout  le  développement  de  l'Apocalypse  ne  nous 
montre-t-il  pas  en  effet  les  triomphes  répétés  de  ces  portes  de  l'enfer 
qui  ne  doivent  pas  prévaloir?  Je  suis  l'alpha  et  l'oméga,  qu'est-ce 
que  cela  veut  dire,  sinon  j'enserre  entre  mes  deux  extrémités  toutes 
les  lettres  par  lesquelles  s'exprime  la  parole,  je  suis  l'alphabet  en- 
tier, autrement  dit  je  contiens  toute  parole,  toute  sagesse,  toute 
doctrine;  c'est  de  moi  qu'elles  sortent  toutes,  quelles  que  soient 
leurs  combinaisons,  c'est  à  moi  que  forcément  elles  retournent, 
quelles  que  soient  leurs  déviations?  Le  temps  déroulera  mille  vicis- 
situdes et  déchaînera  des  fléaux  sans  nombre,  ces  vicissitudes  et 
ces  fléaux  rencontreront  toujours  pour  limites  la  frontière  de  ma 
parole.  Ces  quatre  cavaliers  si  redoutables  ravageront  la  terre  bien 
des  fois;  eh  bien!  quelle  sera  la  fin  de  leurs  exploits?  Le  cavalier 
armé  du  sceptre  foulera  la  terre  en  conquérant;  au  bout  de  sa  vic- 
toire, il  me  rencontrera  devant  lui  pour  lui  dire  :  Je  vois  ta  force,  où 
est  ton  droit?  Le  cavalier  armé  du  glaive  livrera  les  hommes  à  la 
guerre  civile;  quand  des  torrens  de  sang  auront  coulé,  je  me  dresserai 
devant  sa  face,  et  je  lui  dirai  :  Je  vois  ta  vengeance,  où  est  ta  fra- 
ternité? Le  cavalier  armé  de  la  balance  viendra  châtier  les  hommes 
de  sa  justice;  mais  quand  leurs  iniquités  auront  été  punies,  il  m'en- 
tendra lui  dire  :  Je  vois  ta  colère,  où  est  ta  clémence?  Le  cava- 
lier armé  de  la  faux  tranchera  la  race  des  hommes ,  et  alors  je  lui 
dirai  :  Tu  livres  à  l'éternité,  qui  est  mon  royaume,  ce  qui  apparte- 
nait au  temps,  tu  clos  l'ère  du  long  combat,  et  tu  inaugures  mon 
règne,  et  dès  lors  où  est  ta  victoire?  La  pauvre  âme  humaine  join- 
dra les  maux  de  ses  erreurs  aux  maux  de  ces  désastres;  tantôt  eni- 
vrée d'elle-même,  elle  oubliera  ma  parole,  tantôt  désespérée  de  ses 
malheurs,  elle  perdra  confiance  en  ma  promesse,  et  cherchera  d'au- 
tres remèdes  et  d'autres  appuis  que  ma  doctrine.  Elle  se  tourmen- 
tera et  s'ingéniera  pour  trouver  d'autres  voies,  et,  quand  elle  aura 
fait  bien  du  chemin  et  qu'elle  se  croira  bien  loin  de  moi,  elle  me 
rencontrera  au  bout  d'elle-même.  11  n'y  a  de  véritable  propriétaire 
du  monde  et  de  l'âme  que  moi,  tous  les  autres  n'en  sont  que  les 
usufruitiers  et  les  fermiers  à  bail,  et  que  m'importe  que  l'enfer 
prévale,  puisqu'il  est  lui-même  sous  ma  domination? 


IMPRESSIONS    DE    TOYAGE    ET   D  ART.  20S 

En  sortant  de  la  cathédrale,  je  lis  à  l'angle  d'une  des  petites 
rues  tortueuses  qui  l'avoisinent  le  nom  de  l'abbé  Lebœuf;  ce  sou- 
venir de  reconnaissance  pour  une  gloire  modeste  et  un  solide  mé- 
rite fait  honneur  à  l'édilité  auxerroise.  Des  travaux  si  nombreux  et 
si  considérables  de  l'érudit  chanoine,  je  ne  connais  que  quelques- 
unes  des  parties  de  ses  mémoires  pour  servir  à  l'histoire  civile  et 
religieuse  du  diocèse  d'Auxerre,  mais  j'en  connaîtrais  davantage, 
que  le  sentin-iOnt  d'estime  que  ces  lectures  m'ont  inspiré  n'en  pour- 
rait guère  être  augmenté.  Il  est  difficile  d'unir  plus  de  patiente  éru- 
dition à  plus  de  modestie  et  je  dirais  presque  à  plus  d'humilité  de 
parole.  Que  voilà  donc  un  savant  qui  hausse  peu  le  ton,  a  peu  souci 
de  s'imposer  à  ses  lecteurs,  et  poursuit  peu  la  vaine  gloire  !  Ses  écrits, 
qui  ne  cherchent  pas  l'ornement  et  qui  ne  connaissent  pas  le  co- 
loris, se  laissent  lire  pourtant  avec  facilité,  avec  plaisir,  tant  leurs 
honnêtes  pages  sont  reluisantes  de  candeur,  de  bonne  foi ,  de  sin- 
cère et  naïf  amour  des  choses  antiques.  La  manière  dont  il  avait 
acquis  son  érudition  est  aussi  bien  faite  pour  toucher  quiconque 
prend  plaisir  au  spectacle  d'un  honnête  homme  qui  arrive  à  faire 
quelque  chose  de  considérable  avec  rien.  Ah  1  il  n'avait  pas  eu  à 
sa  disposition  des  bibliothèques  de  cent  mille  volumes,  des  mu- 
sées admirables,  des  collections  dressées  avec  méthode.  Élevé  dans 
le  sanctuaire,  enfant  de  chœur,  servant  de  messe,  il  avait  appris  à 
lire  dans  les  vieux  antiphonaires  et  les  vieux  rituels,  et  c'est  en 
tournant  leurs  feuillets,  en  remarquant  avec  l'acuité  de  l'enfance 
mille  petits  détails  insignifians  en  apparence,  que  s'insinua  douce- 
ment dans  sa  jeune  âme  cet  amour  de  l'antiquité  religieuse  qui  ne 
l'abandonna  plus.  Entré  dans  les  ordres,  des  difficultés  qui  auraient 
été  insurmontables  pour  quiconque  n'aurait  pas  eu  l'amour  de  la 
science  lui  furent  opposées  par  la  pauvreté  et  les  devoirs  de  sa  pro- 
fession ;  mais  ce  sont  là  des  barrières  qui  n'arrêtent  pas  un  cœur 
bien  épris.  Il  n'avait  pas  de  livres,  il  alla  les  chercher  où  ils  étaient; 
il  n'avait  pas  d'argent  pour  voyager,  il  s'en  passa  en  n'employant  ni 
voiture,  ni  cheval.  Dès  que  le  temps  et  les  devoirs  de  sa  profession 
le  lui  permettaient,  il  prenait  un  bâton  à  la  main,  partait  sans 
emporter  d'autre  bagage  que  lui-même,  et  accomplissait,  par  ce  pro- 
cédé renouvelé  de  Bias,  des  excursions  de  deux  et  de  trois  mois.  Puis, 
sa  moisson  faite,  il  s'en  revenait  au  logis,  classait  les  résultats  de 
sa  récolte  et  notait  comme  objets  de  ses  excursions  futures  les  diffi- 
cultés nouvelles  que  soulevaient  les  documens  qu'il  avait  recueillis, 
ou  les  diverses  obscurités  qu'il  n'était  pas  parvenu  à  éclaircir. 
L'année  d'après,  il  recommençait,  et  c'est  ainsi  que,  selon  les  tra- 
ditions locales,  s'écoulèrent  les  années  de  sa  jeunesse  et  de  sa  force 
avant  que  son  mérite  eût  rencontré  sa  récompense,  et  qu'il  fût  de- 
venu chanoine  de  ce. diocèse  de  Paris,  dont  il  a  écrit  l'histoire.  Les 


204  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

laborieux  et  les  studieux  peuvent  puiser  dans  une  telle  vie  plus 
d'une  utile  leçon  de  patience  et  de  résignation,  et  quant  aux  élus 
de  l'érudition  et  de  la  science,  à  qui  tout  a  souri  et  qui  ont  tout 
trouvé  disposé  sous  leurs  mains,  qu'ils  pensent  un  peu  à  cette 
science  amassée  brin  à  brin,  avec  fatigue,  avec  lenteur,  lorsque  les 
documens  affluent  vers  eux  de  toutes  parts  sans  qu'ils  aient  presque 
la  peine  de  les  chercher. 

A  côté  même  de  la  cathédrale  s'élève  l'ancien  palais  épiscopal, 
aujourd'hui  la  préfecture  de  l'Yonne,  édifice  à  la  fois  vaste  et  char- 
mant, où  les  deux  ordres  d'architecture  gothique  et  romane  se  sont 
ajoutés  l'un  à  l'autre  dans  la  succession  des  temps,  et  se  sont  mariés 
sinon  très  étroitement,  au  moins  dans  une  union  pleine  de  liberté 
gracieuse  et  d'originalité  spirituelle.  L'aile  de  l'édifice  la  plus  rap- 
prochée de  la  cathédrale  est  traversée  tout  entière  à  la  hauteur  du 
premier  étage  par  une  galerie  à  colonnade  romane  du  goût  le  plus 
pur  et  de  l'effet  le  plus  heureux.  Cette  colonnade  romane  ne  règne 
que  sur  un  des  côtés  de  cette  aile,  et  pour  la  voir,  on  doit  entrer 
dans  le  jardin  même  qui  s'étend  derrière  la  préfecture;  mais  une 
fois  là,  les  yeux  s'en  détournent  bien  vite,  quel  que  soit  le  plaisir 
qu'elle  leur  procure,  enthousiasmés  qu'ils  sont  par  un  spectacle 
d'une  singulière  beauté  qui  réclame  toute  leur  admiration.  Devant 
vous  s'étend  le  beau  palais  épiscopal  avec  le  double  caractère  de  son 
architecture;  à  gauche,  la  cathédrale  vous  présente  un  de  ses  flancs 
dominé  par  son  unique  tour;  à  droite,  dans  un  lointain  assez  rappro- 
ché pour  qu'on  ne  perde  aucun  détail,  se  dresse  la  robuste  masse  de 
l'ancienne  église  abbatiale  de  Saint-Germain;  tout  en  bas  et  par  der- 
rière vous,  l'Yonne  roule  ses  eaux  au  cours  majestueusement  paisible, 
doucement  ralenti  par  de  petites  îles  verdoyantes.  Nous  parlions  en 
commençant  de  ces  paysages  urbains  dont  les  villes  de  Bourgogne 
présentent  de  notables  exemples;  celui-là  en  est  un,  et  des  plus  re- 
marquables. Auxerre  n'a  rien  de  plus  beau  que  cet  aspect,  qui  réu- 
nit tous  les  caractères  d'une  absolue  perfection.  D'autres  paysages 
d'architecture  peuvent  être  plus  riches,  plus  étendus,  plus  variés,  je 
doute  qu'il  s'en  rencontre  beaucoup  qui  soient  aussi  heureusement 
ramassés  et  concentrés  en  un  aussi  petit  espace,  aussi  harmonieu- 
sement balancés  avec  des  édifices  d'une  telle  masse,  et  dont  l'en- 
semble puisse  être  embrassé  par  l'œil  avec  un  plaisir  moins  exempt 
d'efforts. 

IV.    —  AUXERRE.  —  LA    STATUE    DE   DAYOUT.  —    ANECDOTES    INÉDITES   SLR   LE   MARÉCHAL. 

Jusqu'à  ces  dernières  années,  Auxerre  n'avait  possédé  d'autre 
statue  monumentale  que  celle  du  mathématicien  Fourîer,  célébrité 
solide,  mais  nécessairement  restreinte,  peu  faite  pour  dire  quoi  que 


IMPRESSIONS   DE  VOYAGE    ET   d'aRT.  205 

ce  soit  à  l'imagination  de  la  presque  totalité  des  promeneurs,  et 
dont  l'image,  selon  les  principes  que  nous  avons  exposés  déjà  ici 
même,  serait  mieux  placée  dans  la  cour  d'une  école  ou  la  salle 
d'une  académie  que  dans  un  jardin  public.  Auxerre  a  senti  cette 
lacune  et  a  eu  le  désir  de  la  combler.  Malheureusement  les  renom- 
mées des  hommes  éminens  que  cette  ville  a  produits  se  prêtaient 
assez  mal  à  cet  hommage  monumental.  Nous  avons  rendu  pleine 
justice  au  mérite  de  l'abbé  Lebœuf,  mais  comment  songer  à  lui 
élever  urfô  statue?  Lacurne  de  Sainte-Palaye,  l'ami  de  Charles  De 
Brosses,  l'érudit  aimable  qui,  avec  le  comte  de  Tressan,  a  le  plus 
contribué  au  xviii''  siècle  à  mettre  à  la  mode  le  moyen  âge,  appar- 
tient à  la  même  catégorie  de  célébrités.  Ici  nous  touchons  à  une  des 
objections  les  plus  fortes  que  l'on  puisse  faire  à  cette  rage  de  sta- 
tues monumentales  qui  depuis  trente  ans  s'est  emparée  de  toutes  les 
villes  de  France  indistinctement.  Ce  n'est  pas  tout  en  effet  que  de 
vouloir  posséder  une  statue  monumentale,  encore  faut-il  en  avoir 
la  matière  première,  c'est-à-dire  un  grand  homme  dont  la  renom- 
mée s'accommode  de  ce  genre  d'apothéose.  Il  se  peut  faire  qu'une 
ville  ait  été  très  fertile  en  hommes  éminens,  et  qu'il  n'y  ait  cepen- 
dant dans  aucun  de  ces  hommes  la  matière  première  que  nous  ré- 
clamons. Dans  ce  cas,  ce  que  cette  ville  aurait  de  mieux  à  faire,  ce 
serait  de  regarder  d'un  œil  sans  envie  les  villes  souvent  moins  il- 
lustres qui  posséderaient  ce  genre  d'ornement  tout  simplement 
parce  que  le  hasard  de  la  nature  leur  a  fourni  un  homme  qui  réu- 
nit les  qualités  voulues  pour  une  statue  monumentale.  Ne  trouvant 
dans  ses  hommes  célèbres  aucune  renommée  capable  de  supporter 
cette  épreuve  du  bronze,  Auxerre  a  justement  pensé  que  sa  qualité 
de  chef-lieu  lui  donnait  droit  de  se  parer  des  gloires  qui  appartien- 
nent au  département  entier,  et  c'est  ainsi  qu'un  tardif  hommage 
a^été  enfin  rendu  au  maréchal  Davout,  dont  la  mémoire  attendait 
encore,  alors  que  les  images  de  tous  ses  frères  d'armes  moins  illus- 
tres que  lui  ornaient  depuis  longues  années  les  places  publiques 
des  villes  où  ils  ont  pris  naissance.  Jamais  choix  ne  fut  plus  heu- 
reux, car  il  a  porté  sur  l'individualité  la  plus  éminente  qu'ait  pro- 
duite le  département  de  l'Yonne,  et  s'il  est  une  mémoire  qui  soit 
vraiment  faite  pour  le  bronze,  c'est  bien  celle  de  l'énergique  soldat 
que  M.  Thiers  appelle  si  justement  le  taciturne  et  sévère  Davout. 

Certainement  c'est  un  homme  d'esprit  qui  a  présidé  à  l'érection  de 
cette  statue,  car  le  choix  de  la  place  où  elle  s'élève  témoigne  d'un 
bon  goût  qu'on  ne  saurait  trop  louer.  Elle  ferme  l'extrémité  d'un 
vaste  et  vert  boulevard  de  récente  création,  et  par  derrière  son  pié- 
destal l'œil  découvre  avec  plaisir  un  des  plus  jolis  sites  de  la  cam- 
pagne auxerroise.  Ainsi  placée  dans  un  espace  ouvert  où  elle  n'est 
ni  étouffée  ni  amoindrie,  elle  se  détache  sur  un  fond  d'air  et  de  lu- 


206  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mière  avec  un  relief  et  je  dirais  presque  une  liberté  saisissantes,  se 
distingue  de  loin  et  se  dessine  avec  une  netteté  toujours  grandis- 
sante à  chacun  des  pas  qu'on  fait  vers  elle.  Cette  statue  est  une 
œuvre  de  mérite  de  M.  Dumont.  Elle  a  subi  un  certain  nombre  de 
critiques  que  je  me  permettrai  de  ne  pas  toujours  trouver  justes. 
Je  lui  ai  rendu  jusqu'à  trois  visites,  et  j'ai  pris  soin  d'en  faire  le 
tour  pour  lavoir  sous  tous  ses  aspects;  elle  se  soutient  parfaite- 
ment et  laisse  l'œil  satisfait,  de  quelque  point  qu'on  la  regarde.  Le 
manteau  militaire  jeté  sur  l'épaule  du  maréchal  n'est  peut-être  pas 
attaché  assez  solidement,  car  on  ne  voit  pas  comment  il  tiendrait 
si  l'on  suppose  un  léger  mouvement  du  corps  ;  mais ,  cette  petite 
critique  faite,  il  faut  reconnaître  qu'il  retombe  en  beaux  plis  et 
qu'il  forme  une  noble  draperie.  La  figure  est  bien  campée,  dans 
une  attitude  ferme  sans  raideur,  et  martiale  sans  démonstration 
extérieure.  L'artiste  a  judicieusement  évité  toute  pantomime  mi- 
litaire du  geste  et  toute  expression  dramatique  de  physionomie 
comme  contraires  à  cette  énergie  concentrée  et  à  cette  tranquillité 
presque  implacable,  tant  elle  est  profonde,  qui  sont  les  caractères 
les  plus  prononcés  de  l'illustre  homme  de  guerre.  Il  n'est  pas  fa- 
cile de  faire  comprendre  par  le  bronze  que  le  génie  militaire  du 
prince  d'Eckmûhl  était  encore  plus  dans  la  pensée  que  dans  l'ac- 
tion, qu'il  consistait  dans  une  méditation  profonde  de  la  guerre 
plutôt  que  dans  l'entraînement  passager  et  dans  l'accès  de  fièvre 
belliqueuse  des  jours  de  bataille.  Pour  qu'une  statue  du  maréchal 
Davout  fût  parfaite,  il  faudrait  que  tout  spectateur  pût  dire  en  la 
voyant  :  l'homme  dont  voici  l'image  était  le  maître  de  son  art  ter- 
rible, il  n'en  était  pas  l'esclave.  Or  un  génie  militaire  qui  relève 
avant  tout  de  l'intelligence  et  du  caractère  offrira  toujours  au 
sculpteur  des  difficultés  bien  plus  considérables  qu'un  génie  militaire 
qui  relève  du  tempérament  et  de  la  passion.  Une  statue  du  prince 
de  Gondé  sera  toujours  plus  aisée  à  exécuter  qu'une  statue  de  Tu- 
renne,  une  statue  de  Yendôme  qu'une  statue  de  Catinat  ou  de  Vau- 
ban,  une  statue  de  Murât  qu'une  statue  de  Davout.  M.  Dumont  a 
senti  cette  difficulté,  et  il  s'est  tourmenté  pour  la  résoudre.  Le 
moyen  qu'il  a  trouvé  est  ingénieux  et  non  sans  bonheur;  on  ne 
peut  lui  faire  qu'un  seul  reproche,  c'est  qu'il  est  tellement  fin 
qu'il  sera  difficilement  saisi  par  le  plus  grand  nombre  des  cu- 
rieux. Une  des  mains  du  maréchal  tient  la  lorgnette  militaire  à  la 
hauteur  des  yeux ,  l'autre  repose  sur  son  sabre,  mais  y  repose  si 
légèrement  qu'on  peut  dire  qu'elle  l'effleure  plutôt  qu'elle  ne  le 
touche.  Par  là  l'artiste  a  voulu  indiquer  que  Davout  était  une  in- 
telligence et  non  un  militaire  de  l'ordre  de  ceux  qu'on  appelle  des 
sabres  en  langage  d'atelier,  que  son  arme  véritable  était  l'instru- 
ment scientifique  et  non  le  brutal  instrument  de  mort,  que  ce  sabre 


IMPRESSIONS   DE   VOYAGE    ET   d'ART.  207 

légèrement  caressé  n'était  autre  chose  pour  lui  que  le  symbole  de 
l'action  et  l'insigne  du  commandement  militaire.  Encore  une  fois 
cela  est  ingénieux,  mais  la  pensée  de  l'artiste  sera-t-elle  comprise 
de  beaucoup?  Je  ne  ferai  qu'un  seul  reproche  à  cette  statue;  l'ar- 
tiste a  représenté  le  maréchal  Davout  beaucoup  trop  jeune.  C'est 
l'officier  de  la  campagne  d'Egypte  et  de  l'aurore  du  consulat  que 
nous  contemplons  dans  cette  statue,  ce  n'est  pas  le  chef  militaire 
d'Auerstœdt  et  de  Wagram,  encore  moins  le  rigide  organisateur 
des  armées  du  nord  et  le  combattant  héroïque  de  Mohilev,  de  Smo- 
lensk  et  de  la  Moskova.  Gomme  il  est  trop  jeune,  il  est  aussi  beau- 
coup trop  serein;  la  tranquillité  de  Davout  n'était  pas  exempte  de 
tristesse,  et  son  visage  connaissait  peu  ce  sourire  heureux  que  lui 
a  donné  l'artiste  et  qui  ne  convient  qu'aux  existences  sans  nuages, 
ignorantes  du  fardeau  de  la  responsabilité,  des  douleurs  du  com- 
mandement et  de  la  dureté  des  choses  d'ici-bas.  L'artiste,  il  est 
vrai,  a  une  excuse;  il  a  été  préoccupé  de  rendre  la  beauté  physique 
du  maréchal.  Mais  cette  beauté  était  assez  réelle  pour  se  passer  du 
secours  de  l'extrême  jeunesse;  ce  n'est  que  pour  ceux  qui  ignorent 
en  quoi  consiste  la  vraie  beauté  de  l'homme  que  Davout  bronzé  par 
les  fatigues  du  camp  et  du  champ  de  bataille  peut  paraître  moins 
beau  que  Davout  jeune  et  dameret.  D'ailleurs  l'artiste  n'a  pas  à 
notre  avis  assez  respecté  les  caractères  vrais  de  cette  beauté,  il  les 
a  même  légèrement  altérés.  Kous  avons  vu  plusieurs  miniatures 
de  Davout  jeune;  la  tête  est  plus  ronde,  le  cou  un  peu  plus  court, 
les  épaules  plus  larges.  Une  robuste  encolure  bourguignonne  en  un 
mot  dominait  chez  le  maréchal;  or  la  statue, ne  le  fait  même  pa^ 
soupçonner.  Ce  n'était  pas  le  cas  de  sacrifier  la  vérité  à  la  beauté, 
puisque  la  beauté  était  réelle,  et  que  la  vérité  ne  pouvait  lui  nuire 
en  rien. 

Le  vieux  général  de  Trobriand,  qui  pendant  tout  le  temps  de 
l'empire  ne  cessa  d'assister  le  prince  d'Eckmûhl  en  qualité  d'aide- 
de-camp,  racontait  sur  le  maréchal  l'anecdote  suivante.  Pendant 
qu'il  occupait  les  environs  d'Ostende,  un  peintre  se  présenta  un  jour 
à  lui  avec  de  bons  tableaux  comme  échantillon  de  son  savoir-faire, 
en  le  suppliant  de  lui  permettre  de  faire  son  portrait.  Justement  la 
maréchale  d'Eckmiihl  réclamait  en  ce  moment  un  portrait  de  son 
mari,  Davout  consent.  Les  séances  se  succèdent,  séances  fort  inter- 
rompues par  les  allées  et  venues  du  maréchal,  qui,  pendant  qu'il 
posait,  donnait  ses  ordres  et  lisait  sa  correspondance,  et  le  portrait 
ne  s'achevait  pas.  Si  d'ailleurs  ce  portrait  était  bon  ou  mauvais, 
Davout  n'en  savait  rien,  car  il  avait  promis  au  peintre  de  ne  pas 
regarder  son  ouvrage  avant  qu'il  ne  fût  terminé.  Enfin  l'artiste  de- 
mande à  emporter  un  uniforme,  afin  de  mettre  la  dernière  main  à 
son  chef-d'œuvre,  et  rapporte  bientôt  une  enseigne  de  village  et 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

U113  nots  de  600  francs.  Furieux,  le  maréchal  lance  le  portrait  dans 
le  feu  et  paie  la  noie  en  s'écriant  :  «  Eh!  je  vous  aurais  donné  le 
double  pour  ne  pas  me  faire  perdre  mon  temps.  Au  lieu  de  me 
tromper  par  un  talent  qui  n'existe  pas,  il  fallait  me  dire  :  j'ai  be- 
soin d'argent,  et,  sacrebleu  !  je  vous  en  aurais  donné.  » 

Profitant  de  la  leçon  de  modestie  contenue  dans  cette  anec- 
dote, nous  nous  bornerions  aux  observations  qui  précèdent  sur  la 
statue  d'Auxerre,  si  une  toute  parfaite  bienveillance  ne  nous  avait 
permis  de  prendre  connaissance  d'une  série  de  notes  intimes  as- 
semblées par  une  piété  filiale  aussi  ardente  que  noble.  Quelques- 
unes  de  ces  notes  sont  des  réfutations  de  faits  avancés  par  différens 
historiens  ou  des  controverses  sur  leurs  jugemens;  d'autres,  et  c'est 
le  plus  grand  nombre,  sont  des  anecdotes  recueillies  de  la  bouche 
de  divers  contemporains,  quelques-uns  illustres  eux-mêmes  et  tous 
bien  connus  dans  la  haute  société  française." Certaines  de  ces  anec- 
dotes sont  fort  curieuses,  et,  bien  qu'elles  ne  nous  lévèlent  pas  un 
Davout  différent  de  celui  que  nous  connaissons,  elles  nous  font  en- 
trer cependant  plus  avant  dans  certaines  parties  du  caractère  de  cet 
homme  remarquable  et  nous  montrent  en  action  quelques-uns  des 
ressorts  qui  faisaient  mouvoir  son  âme. 

Les  plus  intéressantes  nous  paraissent  celles  qui  sont  dues  au  gé- 
néral de  Trobriand,  mort  il  y  a  quelques  années  plus  qu'octogénaire. 
Nous  avons  eu  occasion  de  le  rencontrer  bien  souvent  dans  la  der- 
nière période  de  sa  vie,  et  nous  l'avons  nous-même  entendu  racon- 
ter quelques-uns  des  récits  que  nous  allons  transcrire.  C'était  le 
modèle  des  aides-de-camp  et  un  type  original  de  Français  de  l'an- 
cienne école,  comme  disent  les  étrangers  lorsqu'ils  veulent  être  in- 
justes ou  impertinens  envers  les  nouvelles  générations  françaises, 
une  âme  entièrement  mâle,  sans  alliage  aucun  de  ces  mièvreries 
brillantes  que  la  vie  des  salons  enseigne  mieux  que  l'habitude  des 
camps,  et  qui  sont  plus  souvent  des  faiblesses  que  des  qualités;  mais 
cette  masculinité  était  sans  rudesse  et  s'alliait  à  une  extrême  dou- 
ceur. Son  langage  sans  recherches  ni  ornemens  était  d'une  simpli- 
cité toute  militaire,  et  le  fond  de  son  humeur  était  une  bonhomie 
franche  qui,  poussée  à  bout,  était  capable  d'une  vivacité  de  défense 
que  tout  agresseur  aurait  regretté  d'avoir  excitée.  Quelques-unes 
de  ses  reparties  mériteraient  d'être  célèbres.  En  1815,  un  géné- 
ral prussien  lui  disant  un  jour  :  «  Vous  autres.  Français,  vous  vous 
battez  pour  l'argent,  tandis  que  nous,  Allemands,  nous  nous  bat- 
tons pour  l'honneur.  —  Rien  de  plus  naturel,  lui  répondit  le  bouil- 
lant officier,  chacun  se  bat  pour  ce  qui  lui  manque.  »  C'est  une 
réponse  du  même  genre  qu'il  fit  au  général  prussien  Thielmann, 
en  cette  même  année  1815,  un  jour  qu'il  avait  été  envoyé  auprès  de 
lui  par  le  maréchal  Davout,  afin  d'en  obtenir  certaines  facilités  pour 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  Î>09 

îe  service  des  blessés  et  de  lui  annoncer  que  l'armée  avait  pris  la 
cocarde  blanche,  u  II  faut  avouer,  messieurs  les  Français,  que  vous 
changez  souvent  de  cocardes!  dit  Thielmann,  qui,  après  avoir  long- 
temps servi  daiïe  nos  rangs,  était  devenu  notre  ennemi. — C'est  pos- 
sible, général,  riposta  M.  de  ïrobriand,  mais  en  tout  cas  il  vaut 
mieux  changer  de  cocarde  que  changer  de  patrie.  »  Dévoué  au  ma- 
réchal Davout  jusqu'à  sa  dernière  heure,  —  il  passa  huit  jours  au 
chevet  de  son  lit  de  mort  sans  se  débotter,  —  il  avait  gardé  pour 
sa  mémoire  un  respect  toujours  vivant.  Tout  lui  en  était  resté  cher, 
même  les  brusqueries,  les  réprimandes  et  les  punitions,  et  en  homme 
bien  né  qu'il  était,  il  aimait  à  citer  certaine  leçon  de  respect  hiérar- 
chique et  de  politesse  militaire  qu'il  en  avait  reçue  dans  les  premiers 
jours  qu'il  servait  sous  ses  ordres.  Ayant  eu  à  écrire  un  rapport  sur 
une  mission  dont  il  avait  été  chargé,  moitié  par  inexpérience  juvé- 
nile, moitié  par  idolâtrie  pour  son  illustre  chef,  il  mit  familièrement 
en  tête  :  Mon  cher  maréchal.  Cette  familiarité  était  cependant  fort 
excusable ,  d'abord  parce  que  toute  idolâtrie  entraîne  nécessaire- 
ment une  sorte  de  familiarité,  ensuite  parce  qu'avant  de  servir  sous 
les  ordres  du  maréchal  Davout  M.  de  Trobriand  avait  servi  sous 
ceux  de  son  beau-frère,  le  général  Leclerc,  premier  mari  de  Pauline 
Bonaparte,  et  que  cette  circonstance  pouvait  lui  faire  croire  qu'une 
partie  de  la  distance  qui  sépare  un  maréchal  de  France  d'un  simple 
officier  était  effacée.  Davout  sentit  à  merveille  cette  double  excuse, 
et  donna  à  sa  leçon  de  respect  militaire  la  charmante  tournure  que 
voici.  Au  lieu  de  rappeler  brusquement  son  aide-de-camp  au  res- 
pect des  convenances,  il  lui  fit  compliment  sur  la  manière  dont  il 
avait  exécuté  ses  ordres  ;  puis,  au  moment  de  le  congédier,  il  lui 
dit  gracieusement  :  «  Vous  êtes  jeune  et  tout  nouveau  dans  mon 
corps  d'armée,  mon  cher  Trobriand;  je  dois  vous  donner  quelques 
conseils,  qui  vous  seront  utiles  ici  et  même  dans  le  monde.  Ainsi, 
quand  vous  aurez  par  hasard  un  rapport  à  faire  ou  une  lettre  à 
écrire  à  un  général,  à  un  colonel,  à  un  chef  d'escadron,  vous  direz  : 
monsieur  le  général,  monsieur  le  colonel,  mon  commandant;  à  un 
lieutenant,  mon  cher  camarade;  et  à  moi  enfin,  mon  cher  Tro- 
briand, vous  direz  comme  vous  voudrez.  »  Il  est  aisé  de  comprendre 
que,  bien  loin  d'être  affaibli  par  cette  leçon  d'une  si  cordiale  affabi- 
lité, le  culte  du  jeune  aide-de-camp  n'en  devint  que  plus  ardent. 

Le  fait  d'armes  le  plus  extraordinaire  du  maréchal  Davout  est 
peut-être  la  journée  d'Auerstœdt,  où  il  lui  fallut  venir  à  bout  de 
70,000  Prussiens  avec  lii,000  Français.  Aussi  cette  bataille  était- 
elle  le  souvenir  favori  du  général  de  Trobriand.  Sur  les  prélimi- 
naires  de  cette  bataille ,  sur  les  incidens  qui  la  signalèrent  ou  qui 
en  furent  la  suite,  entre  autres  sur  l'inaction  de  Bernadotte ,  prince 

TOME  eu.  —  1872.  14 


210  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

de  Ponte-Corvo,  pendant  cette  glorieuse  journée ,  cette  narration 
contient  nombre  de  particularités  curieuses  et  inconnues.  Nous  al- 
lons en  placer  fidèlement  sous  les  yeux  du  lecteur  les  parties  les 
plus  intéressantes. 

«  Le  général  de  Trobriand  est  venu  passer  l'anniversaire  d'Auerstaedt 
avec  la  famille  de  son  cher  maréchal.  Ce  souvenir  le  remuait,  l'ani- 
mait, et  il  s'écriait  à  chaque  instant  :  11  faisait  chaud  à  cette  heure, 
il  y  a  cinquante-quatre  ans.  Ahl  quel  homme  que  le  maréchal!  je  le 
vois  encore.  En  face  de  l'ennemi,  nous  étions  comme  ce  petit  vase  (un 
vase  de  fleurs  posé  sur  la  table)  en  face  de  ce  gros  canapé.  Nous  avions 
l'air,  avec  nos  1Z).,000  hommes,  de  préparer  un  déjeuner  à  messieurs  les 
Prussiens,  qui  étaient  70,000  contre  nous.  Le  maréchal  fait  former  le 
carré  et  se  place  au  centre;  puis  d'une  voix  qui  retentissait  comme  la 
trompette,  le  visage  illuminé,  il  s'écrie  :  a  Le  grand  Frédéric  a  dit  que 
c'étaient  les  gros  bataillons  qui  remportaient  la  victoire;  il  en  a  menti, 
ce  sont  les  plus  entêtés.  Faites  tous  comme  votre  maréchal,  mes  en- 
fans,  en  avant!»  Et  tous  de  s'élancer  en  avant  comme  électrisés  et  ac- 
clamant avec  délire  :  viva  monsieur  le  maréchal  !  et  le  noble  entêté  a  eu 

raison  sur  le  grand  Frédéric. A  un 

moment  de  cette  journée,  le  maréchal  Davout  resté  maître  du  champ  de 
bataille,  mais  incapable  de  poursuivre  ses  avantages,  avisant  une  ma- 
nœuvre qui  pourrait  en  une  fois  terminer  la  campagne,  envoya,  pendant 
qu'il  se  battait  encore,  son  aide-de-camp  Trobriand  auprès  de  Berna- 
dette, en  lui  criant  au  milieu  du  feu  :  «  Allez-vous-en  lui  dire  que  je 
n'ai  pas  un  homme  de  réserve,  et  qu'il  poursuive  mes  succès.  »  Ponte- 
Corvo,  toujours  jaloux  et  mauvais  camarade,  répondit  au  messager  avec 
force  jurons  :  «  Retournez  dire  à  votre  maréchal  que  je  suis  là,  et  qu'il 
n'ait  pas  peur.  »  —  «  Sacrebleu,  depuis  huit  heures  du  matin  jusqu'à 
quatre  heures  du  soir  que  mon  maréchal  s'est  battu  comme  un  lion 
contre  des  forces  écrasantes,  il  a  bien  assez  prouvé  qu'il  n'avait  pas 
peur!  »  La  querelle  s'envenima,  et  il  ne  put  amener  Bernadette  à  mar- 
cher. 

(c  Le  lendemain,  l'aide-de-camp  fut  envoyé  auprès  de  l'empereur  par 
le  maréchal  Davout,  qui  avait  couché  sur  le  champ  de  bataille,  pour  lui 
annoncer  son  éclatant  triomphe.  Napoléon,  un  peu  crispé,  malgré  son 
contentement,  interrogea  vivement  Trobriand  sur  les  circonstances  da 
combat;  enfin,  impatienté  de  ses  réponses,  il  s'écria  :  «  Allons,  votre 
maréchal,  qui  n'y  voit  pas  d'ordinaire,  y  a  vu  double  hier.  »  —  Davout 
tait  en  effet  un  peu  myope. 

«  Cependant  Bernadette,  au  fond  un  peu  inquiet,  était  venu  se  plaindre 
à  Berthier,  et  réclamer  le  châtiment  de  l'insolent  envoyé  de  Davout  qui 
lui  avait  manqué  de  respect.  Berthier,  qui  aimait  Trobriand  et  l'appelait 
toujours  M,  de  Cliaîeaubriand,  le  manda  près  de  lui,  et,  après  avoir  en- 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   D  ART.  211 

tendu  son  récit,  l'introduisit  auprès  de  l'empereur  pour  lui  faire  con- 
naître la  vérité.  Napoléon,  son  pantalon  sur  ses  bottes,  pointait  une 
carte  au  moment  de  son  entrée,  et  il  finit  de  s'habiller  en  l'écoutant 
défendre  son  maréchal.  Comme  il  parlait,  la  porte  s'ouvre  brusquement, 
et  le  maréchal  Davout  paraît  sans  être  annoncé.  En  voyant  son  aide-de- 
camp,  qui  n'était  pas  là  par  son  ordre,  avant  même  de  s'adresser  à 
l'empereur,  le  maréchal,  se  tournant,  les  sourcils  froncés,  vers  Tro- 
briand,  lui  dit  :  «  Que  faites-vous  ici,  monsieur?  Mes  aides-de-camp 
m'appartiennent;  descendez  m' attendre.  »  Le  brave  officier  sort  fort 
troublé;  mais,  non  moins  curieux  que  troublé,  pour  la  première  fois  de 
sa  vie  il  colla  son  oreille  à  la  porte,  afin  d'assister  au  premier  abordage, 
et  il  entendit  le  maréchal  entrer  ainsi  d'assaut  dans  la  question  :  «  Si 
votre  misérable  Ponte-Corvo  avait  voulu  faire  déboucher  une  tête  de  co- 
lonne, j'aurais  encore  dix  mille  hommes  de  plus  au  service  de  la  France.» 
L'empereur  ne  répondait  pas,  et  Trobriand  s'en  allait,  la  tête  toujours 
tournée  vers  la  porte,  se  frottant  les  mains  et  se  disant  :  «  Cela  marche, 
cela  marche  !  »  quand  son  grand  sabre  qui  traînait,  s'accrochant  dans  les 
jambes  d'un  jeune  officier,  les  fit  tomber  tous  deux.  Impatiences,  léger 
coup  d'épée  et  amitié  ensuite.  Le  brave  soldat  racontait  que  son  re- 
tour en  ivurst  avec  le  maréchal,  qui  lui  reprochait  impérieusement  sa 
démarche  et  le  mit  aux  arrêts,  avait  été  rude.  Pour  ne  pas  l'irriter 
davantage  contre  Bernadotte  et  craignant  d'amener  une  affaire  entre 
eux,  il  eut  la  vertu  de  ne  pas  lui  raconter  ce  qui  était  arrivé,  et  com- 
ment il  se  trouvait  chez  l'empereur  pour  le  défendre.  » 

]N'est-il  pas  vrai  que  la  figure  de  Davout  ressort  de  cette  narra- 
tion bien  reconnaissable  et  bien  complète?  Le  voici  avec  ses  traits 
si  fortement  accentués,  son  indomptable  obstination,  son  coup  d'œil 
ferme  et  précis,  son  sévère  souci  de  la  discipline,  son  impérieuse 
brusquerie.  Ne  trouvez-vous  pas  aussi  qu'il  y  a  là  la  matière  pre- 
mière d'un  de  ces  récits  militaires  où  la  grandeur  se  mélange  à  la 
familiarité,  comme  Mérimée  et  Stendhal  les  aimaient  et  savaient 
les  faire?  La  brusque  entrée  de  Davout  chez  l'empereur  surtout  est 
d'un  bel  effet  dramatique;  c'est  une  scène  toute  trouvée  et  qu'il  n'y 
aurait  qu'à  développer. 

Plusieurs  de  ces  anecdotes  vengent  Davout  de  la  réputation  de 
dureté  qui  lui  a  été  faite,  réputation  que  nous  avons  toujours  eu 
peine  à  comprendre,  ne  pouvant  admettre  qu'une  grande  supério- 
rité ne  soit  pas  doublée  d'une  grande  bonté.  Toute  la  difficulté  con- 
siste peut-être  à  bien  définir  quelle  est  la  nature  de  bonté  qui  con- 
vient à  un  chef  d'armée.  Évidemment  ce  ne  peut  être  celle  qui 
convient  à  un  infirmier  ou  à  une  sœur  de  charité.  Or  ne  serait-il 
pas  piquant  que  l'examen  scrupuleux  de  cette  question  nous  con- 
duisît à  ce  paradoxe  apparent  :  la  bonté  véritable  d'un  général  en 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chef  consiste  précisément  dans  ce  que  le  vulgaire  appelle  dureté? 
Quel  est  en  somme  le  meilleur,  d'un  général  qui,  par  négligence  de 
caractère  ou  niaise  complaisance,  tolère  chez  ses  soldats  un  relâ- 
chement de  discipline  qui  un  jour  ou  l'autre  se  traduira  infaillible- 
ment en  dangers  pour  eux-mêmes ,  ou  d'un  général  qui  par  les 
mâles  habitudes  d'une  discipline  rigoureuse  en  tout  temps  les  rend 
invulnérables  à  l'heure  décisive?  «  Va,  va,  mon  garçon,  disait  le  roi 
Gustave-Adolphe  à  un  soldat  qu'il  faisait  punir  pour  un  acte  d'in- 
discipline, mieux  vaut  que  tu  souffres  cette  correction  à  cette  heure 
que  de  brûler  éternellement  du  feu  de  l'enfer,  »  et  le  roi  Gustave- 
Adolphe  n'a  jamais  passé,  que  nous  sachions,  pour  inhumain.  Le 
maréchal  Davout,  sous  des  formes  moins  pieuses,  pensait  au  fond 
exactement  comme  le  roi  Gustave-Adolphe.  Pendant  la  campagne 
de  Russie,  nul  corps  n'a  été  soumis  à  d'aussi  rudes  épreuves  que  le 
corps  de  Davout;  c'est  lui  qui  a  formé  F  avant -garde  de  la  grande 
armée  et  qui  a  soutenu  les  premiers  combats,  en  sorte  que,  lorsque 
les  autres  corps  sont  entrés  tout  frais  en  lice,  celui  de  Davout  avait 
déjà  plusieurs  semaines  de  fatigues.  Lorsqu'il  a  fallu  sortir  de  Mos- 
cou, c'est  lui  qui  a  été  chargé  de  protéger  la  retraite  pendant  plus 
de  la  moitié  de  cette  effroyable  route.  Tous  les  autres  corps  d'ar- 
mée fondent  l'un  après  l'autre  avec  une  rapidité  effrayante,  celui 
de  Davout  au  contraire  se  dissout  avec  une  lenteur  relative  qui 
frappe  d'étonnement.  Ses  soldats  avaient-ils  donc  des  privilèges 
physiques  particuliers?  Non,  mais  ils  avaient  pour  résister  aux  élé- 
mens  les  mâles  habitudes  d'une  discipline  plus  ancienne  et  plus 
stricte.  Non-seulement  l'armée  se  dissout,  mais  elle  se  débande,  et 
se  précipite  dans  la  mort  par  imprudence,  désespoir  et  folie;  seul 
le  corps  de  Davout,  tant  qu'il  reste  un  chiffre  d'hommes  suffisant 
pour  figurer  une  ombre  de  corps  d'armée,  se  maintient  compacte  et 
solide;  si,  dans  cette  masse  d'hommes  affolés  et  désespérés,  il  y  a 
encore  quelque  part  tenue,  discipline,  prudence,  dignité  et  posses- 
sion de  soi,  c'est  dans  le  corps  de  Davout.  Eh  bien!  mais  savez-vous 
qu'une  dureté  qui  produit  de  pareils  résultats  mérite  beaucoup 
mieux  le  nom  de  bonté  qu'une  indulgence  qui  laisse  ses  soldats 
sans  défense  contre  des  accidens  qu'elle  n'a  pas  prévus?  Ses  sol- 
dats n'en  souffraient  pas  moins,  parce  qu'ils  souffraient  avec  ordre, 
seulement  ils  résistaient  plus  longtemps  aux  dernières  conséquences 
de  leurs  souffrances  par  les  ressources  qu'ils  puisaient  dans  la  dis- 
cipline, et  enfin,  quand  il  fallait  mourir,  ils  en  mouraient  mieux, 
ce  qui  est  encore  quelque  chose.  Concluons  donc  que  le  généra 
véritablement  bon  est  celui  dont  la  vigilance  continue,  ne  tolérant 
jamais  aucune  infraction  à  l'ordre,  protège  ses  soldats  contre  le^ 
sottises  de  leur  propre  incontinence  dans  la  victoire,  contre  les  fo- 
ies de  leur  propre  désespoir  dans  les  grandes  déroutes,  et  les  met 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  213 

à  l'abri  des  accidens  et  des  dangers  qui  naissent  d'une  masse 
d'hommes  mal  contenus  d'ordinaire,  terreurs  paniques,  entassemens 
désordonnés,  explosions  par  imprudence.  Un  général  dur  à  la  façon 
de  Davout  non-seulement  est  une  providence  pour  les  âmes  de  ses 
soldats,  dont  il  soutient  et  règle  le  courage,  mais  se  trouve  en  fin 
de  compte  un  véritable  Esculape  pour  leurs  corps,  qu'il  protège 
contre  la  maladie  et  l'imprudence  par  les  habitudes  d'ordre  qu'il 
leur  donne.  Cela  dit,  voici  deux  anecdotes.  La  première  était  ra- 
contée par  le  général  de  Trobriand. 

«  Le  colonel  du  l^'^  de  chasseurs,  le  brillant  Montbrun,  après  une  af- 
faire magnifique  s'avise  de  lever  une  contribution  considérable  sur  la 
princesse  de  Steyer.  Davout  l'apprend,  entre  dans  une  fureur  extrême 
et  s'écrie  devant  tout  le  corps  d'officiers  :  «  Si  j'avais  deux  Montbrun, 
j'en  ferais  pendre  un.  »  Montbrun,  mandé,  nia  tout  avec  aplomb;  son 
major  Tavernier  se  dévoua  pour  lui  et  fut  condamné  à  deux  ans  de  cita- 
delle; mais  au  bout  de  quelques  mois  le  maréchal  Davout,  qui  le  sa- 
vait innocent,  Ten  fit  sortir  avec  la  croix  et  un  grade.  » 

Il  me  semble  que  nous  surprenons  assez  bien  ici  une  bonté  de 
l'ordre  le  plus  élevé,  seulement  cette  bonté  est  réglée  par  un  bon 
sens  supérieur.  Je  ne  connais  d'analogue  à  ce  fait  dans  notre  his- 
toire qu'un  trait  de  Gaspard  de  Goligny.  Un  jour  on  lui  amène  un 
étourdi  qui  s'était  livré  à  je  ne  sais  quel  acte  de  maraude  :  «  Qu'on 
le  pende  sans  délai,  »  dit  l'amiral;  puis  il  fait  semblant  de  tourner 
brusquement  les  talons,  en  recommandant  à  l'oreille  d'un  de  ses 
gentilshommes  de  faire  couper  la  corde  dès  que  le  coupable  sera 
suspendu.  C'est  le  même  sérieux  sentiment  de  l'ordre  uni  à  la  même 
humanité. 

J'extrais  la  seconde  anecdote  d'une  lettre  écrite  par  une  personne 
dont  je  ne  suis  pas  autorisé  à  citer  le  nom,  un  des  plus  grands  du 
premier  empire. 

((  Le  maréchal  maintenait  une  très  sévère  discipline  dans  son  corps 
d'armée,  tant  dans  l'intérêt  de  ses  troupes,  qui  étaient  admirablement 
tenues,  que  par  intégrité  personnelle. 

a  II  avait  interdit  le  maraudage  sous  peine  de  mort.  Un  jour  il  aper- 
çoit dans  un  champ  un  soldat  qui  avait  une  singulière  tournure.  C'était 
un  dragon  qui  avait  en  ceinture  un  mouton  qu'il  venait  de  voler.  Le  ma- 
réchal, se  l'étant  fait  amener,  commence  par  lui  annoncer  le  jugement 
qui  l'attend.  Le  pauvre  mouton,  qui  bêlait  d'une  manière  lamentable, 
couvrait  de  sa  voix  l'admonestation.  Tout  à  coup  le  dragon  lui  frappant 
sur  la  tête  :  paix,  mouton,  s'écrie-t-il,  laisse  parler  le  maréchal. 

«  Le  maréchal  rit  (pour  la  première  fois  peut-être  de  sa  vie,  ajoute 
M.  R...),  et  l'à-propos  de  l'accusé  le  sauva  non  de  la  mort,  qui  n'était 
qu'une  naenace,  mais  d'un  jugement.  » 


214  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais,  dira-t-on,  il  était  dur  envers  les  populations  conquises  et 
les  pays  occupés,  —  et  il  me  souvient  que  le  pauvre  Heine,  dans 
son  poème  sur  Y  Allemagne,  a  contribué  lui-même  à  répandre  cette 
opinion.  Ici  encore,  pour  trouver  l'explication  de  cette  prétendue 
dureté,  il  suffit  de  faire  appel  au  bon  sens.  Comme  tous  les  hommes 
de  génie,  en  quelque  genre  que  ce  soit,  le  maréchal  Davout  a  obéi 
pendant  toute  sa  carrière  à  deux  ou  trois  idées  d'une  extrême  sim- 
plicité. La  plus  importante  de  ces  idées  est  celle-ci  :  «  L'état  de 
gmerre  étant  un  état  particulier  doit  nécessairement  avoir  ses  lois 
propres.  »  Savoir  quelles  sont  ces  lois  et  leur  obéir  sont  les  deux 
devoirs  que  la  logique  impose  à  tout  chef  d'armée,  sous  peine  de 
périr.  Si  dans  la  vie  ordinaire  nous  voyons  un  homme  qui  prétend 
se  soustraire  à  l'action  de  la  nature  et  agir  contre  ses  lois,  nous 
prévoyons  que  l'issue  de  sa  folie  sera  la  mort.  Nous  pouvons  pré- 
dire le  même  sort  au  général  qui  serait  assez  mauvais  logicien  pour 
apporter  dans  l'état  de  guerre  des  principes  d'action  qui  appartien- 
nent à  l'état  de  paix.  Or  un  de  ces  principes,  et  le  plus  important, 
impose  au  chef  d'armée  de  faire  à  l'ennemi  non  pas  tout  le  mal  pos- 
sible, mais  tout  le  mal  qui  est  nécessaire;  sur  ce  point  il  n'y  a  pas 
à  hésiter,  car  le  salut  est  à  ce  prix.  Mais  l'humanité  en  gémit,  dira- 
t-on;  eh  bien  !  qu'elle  sèche  ses  larmes.  Plaisante  objection  en  vérité  ! 
la  guerre  est-elle  donc  une  chose  humaine?  Admettons  cette  objec- 
tion cependant,  quoiqu'elle  ne  vaille  rien.  En  examinant  les  choses 
à  fond,  nous  découvrirons  que  les  intérêts  de  l'humanité  sont  d'au- 
tant mieux  sauvegardés  que  les  lois  de  la  guerre  sont  plus  stricte- 
ment observées.  Serait-ce  être  humain  par  hasard  que  de  l'être  aux 
dépens  de  ses  frères  d'armes,  de  ses  soldats,  et  finalement  de  son 
pays?  Voilà  le  principe  inattaquable  par  la  logique  qui  a  dirigé 
invariablement  la  conduite  de  Davout.  Et  maintenant  quand  on 
essaie  de  faire  le  compte  de  ces  prétendus  actes  de  dureté  on  trouve 
que  le  tout  se  réduit  à  l'occupation  de  Hambourg.  Soit,  admettons 
qu'il  ait  été  dur  en  cette  circonstance,  à  qui  revient  la  responsa- 
bilité de  cette  dureté?  Il  n'est  aucun  des  lecteurs  de  M.  Thiers  qui 
ne  sache  quelle  était  la  nature  des  instructions  envoyées  par  Na- 
poléon à  Davout,  qui  ne  se  rappelle  que,  loin  de  les  exécuter  à  la 
lettre,  le  maréchal  en  retrancha  précisément  toutes  les  violences 
qui  blessaient  inutilement  l'humanité,  et  que  le  tout  s'est  borné  à 
un  strict  état  de  siège  et  à  des  contributions  plus  ou  moins  arbitrai- 
rement levées  selon  les  lois  de  la  guerre.  Il  est  vrai  de  dire  ce- 
pendant que  la  sévérité  de  son  caractère  bien  connu  tenait  la  po- 
pulation dans  un  état  de  terreur  extrême;  mais,  s'il  fit  grand  peur, 
il  fit  peu  de  mal,  et  d'ailleurs  il  entrait  dans  sa  politique  de  causer 
un  effroi  qui  le  dispensait  d'une  sévérité  réelle,  ainsi  qu'en  témoigne 
l'anecdote  suivante. 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  215 

Pendant  l'occupalion  de  Hambourg,  le  général  Saiilnier,  grand- pré- 
vôt du  IS'^  corps,  arriva  un  jour  consterné,  indigné,  auprès  du  maréchal 
Davout,  lui  apportant  une  caricature  qu'il  venait  de  faire  saisir  et  qui 
représentait  le  maréchal  sous  une  tente  soutenue  par  quatre  pendus  et 
leurs  potences.  Il  accourait  lui  demander  d'en  faire  punir  les  auteurs; 
alors  Davout  s'écrie  en  riant  :  «  Eh,  mon  cher,  vous  n'êtes  pardieu  qu'un 
enfant!  Loin  de  punir  l'auteur,  saisissez  la  planche,  et  faites  tirer  cette 
caricature  à  60,000,  à  100,000  exemplaires,  qu'on  la  répande  soigneu- 
sement ensuite  !  Escorté  de  cette  réputation  effroyable,  terrible,  j'inspi- 
rerai tant  de  peur  que  je  n'aurai  besoin  de  faire  pendre  personne.  » 

Cette  anecdote,  si  caractéristique  d'un  homme  vraiment  fait  pour 
commander,  s'accorde  exactement  avec  les  propres  paroles  du  ma- 
réchal dans  le  mémoire  qu'il  dut  adresser  au  roi  Louis  XYIII,  pen- 
dant la  première  restauration,  pour  justifier  sa  conduite.  «  Je  pro- 
voque ici,  disait  le  mémoire,  le  témoignage  des  Hambourgeoàs ; 
qu'ils  citent,  qu'ils  nomment  les  individus  innocens  qui  ont  été 
victimes  :  j'ai  été  sévère,  il  est  vrai,  mais  d'une  sévérité  de  paroles 
qu'il  était  dans  mon  système  d'afTecter  dans  tous  les  pays  où  j'ai 
commandé,  et  dont  j'ai  laissé  croître  le  bruit,  bien  loin  de  chercher 
à  le  détruire,  pour  m'épargner  la  pénible  obligation  de  faire  des 
exemples.  »  Le  maréchal  terminait  ce  mémoire  en  publiant  une 
partie  des  instructions  de  l'empereur,  celle  qui  pouvait  le  moins 
nuire  au  grand  vaincu  qu'il  avait  servi  avec  tant  de  gloire  et  de 
fidélité.  «  Avouez,  Davout,  lui  dit  un  jour  l'empereur  après  le  re- 
tour de  l'île  d'Elbe,  que  ma  lettre  vous  a  bien  servi  pour  vous  dé- 
fendre auprès  des  autres.  —  Oui,  sire,  répondit  le  maréchal,  mais, 
si  votre  majesté  eût  été  aux  Tuileries,  et  que  j'eusse  dû  publier  ce 
mémoire.,  j'aurais  donné  la  lettre  entière.  » 

Davout  avait  une  qualité  qui,  selon  nous,  est  la  qualité  suprême 
de  tout  homme  appelé  à  exercer  l'autorité,  c'est  qu'il  aimait  les 
gens  d'un  mérite  sérieux  comme  le  sien,  et  qu'il  ne  consentait  ja- 
mais à  se  séparer  d'un  officier  dont  il  avait  éprouvé  la  solidité  et 
l'expérience.  Il  fut  un  jour  menacé  de  perdre  le  général  Gudin, 
qu'il  affectionnait  beaucoup,  —  le  Gudin  de  l'une  de  ces  trois  im- 
mortelles divisions  Gudin,  Morand,  Friant.  Voici,  au  rapport  du 
général  de  Trobriand,  de  quelle  humeur  il  prit  cette  menace. 

((  Murât  voulant  garder  le  général  Gudin ,  Davout  reçut  à  Brùnn  une 
dépêche  qui  lui  annonçait  que  le  général  Puthod  remplacerait  ce  pre- 
mier. Davout  était  alors  dans  la  chapelle  du  château,  et,  la  messe  termi- 
née, il  trouva  plus  de  trois  cents  personnes  rassemblées  dans  la  galerie 
pour  lui  faire  leur  cour.  Le  sourcil  froncé,  les  bras  croisés  derrière  le 
dos,  il  se  promenait  avec  agitation  sans  rien  dire  à  personne.  On  se  fai- 
sait petit,  on  l'observait,  quand  le  malheureux  général  Puthod,  qui  ne 


216  REVUE    DES   LEUX   MONDES. 

savait  rien,  entre,  la  poitrine  resplendissante  d'ordres  en  diamans.  Da- 
vout  l'aperçoit,  marche  vers  lui  comme  un  tourbillon,  et  lui  dit  à  haute 
voix  :  «  C'est  vous,  monsieur,  qui  prétendez  remplacer  le  général  Gu- 
din?  Vous  croyez  y  parvenir?  Mais,  plutôt  que  de  laisser  enlever  à  cet 
héroïque  général  le  commandement  des  braves  divisions  qu'il  a  vingt 
fois  menées  à  la  victoire,  je  briserais  mon  bâton  de  maréchal!  »  Le 
pauvre  général  Puthod,  innocent  d'ailleurs,  se  prit  à  pleurer  et  s'en  alla. 
Il  ne  connaissait  pas  même  l'ordre;  Davout,  détrompé,  s'excusa  le  soir, 
mais  il  garda  le  général  Gudin.  » 

Terminons  par  ce  croquis  de  Davout  en  1815 ,  dû  aux  souvenirs 
de  M.  Allart,  ancien  directeur  des  télégraphes,  qui  paraît  avoir  laissé 
le  souvenir  d'un  homme  d'esprit  à  tous  ceux  qui  l'ont  connu. 

«  En  1815,  lors  du  licenciement  de  l'armée  de  la  Loire,  M.  Allart, 
alors  fort  jeune,  était  employé  au  conseil  d'état.  Il  fut  chargé  de  porter 
une  dépêche  importante  au  prince  d'Eckmuhl,  dont  le  quartier-général 
était  à  Orléans,  et  il  partit  à  franc  étrier. 

«  L'armée  française,  qui  occupait  la  rive  gauche  de  la  Loire ,  n'était 
séparée  que  par  le  fleuve  de  l'armée  ennemie,  qui  campait  sur  la  rive 
droite,  et  la  tente  du  maréchal  était  dressée  tout  près  du  pont  d'Or- 
léans, dont  l'artillerie  française  défendait  les  abords,  tandis  que  de  l'autre 
coté  la  rive  et  la  tête  du  pont  étaient  garnies  de  l'artillerie  ennemie. 
M.  Allart,  ayant  atteint  la  rive  gauche  et  le  quartier-général,  fut  immé- 
diatement introduit  dans  la  tente  du  prince  d'Eckmiihl ,  auquel  il  remit 
les  dépêches  dont  il  était  porteur. 

«  Pendant  que  le  maréchal  lisait,  le  jeune  messager  l'observait  avec 
attention,  et  il  éprouvait  une  impression  étrange  et,  disait-il,  un  grand 
désappointement.  Il  se  trouvait  en  présence  d'un  des  plus  illustres 
guerriers  de  ces  temps  héroïques,  et  rien,  dans  l'apparence  du  maré- 
chal, ne  révélait  un  des  vainqueurs  de  l'Europe.  Il  était  assis  devant 
une  table  de  travail,  le  front  soucieux,  courbé,  on  pourrait  dire  affaissé, 
et  son  regard  impassible  parcourait  lentement  la  dépêche.  Après  l'avoir 
lue,  et  sans  lever  la  tête,  il  dit  :  «  C'est  bien,  reposez-vous,  et  dans  deux 
heures  soyez  prêt  à  repartir.  »  M.  Allart  ne  bougeait  pas.  «  Est-ce  que 
vous  ne  m'avez  pas  entendu?  reprit  le  maréchal,  mais  cette  fois  d'un 
ton  brusque  accompagné  d'un  regard  sévère.  —  Je  vous  demande  par- 
don, monsieur  le  maréchal,  lui  répondit  le  jeune  courrier  improvisé, 
qui  pouvait  à  peine  se  tenir  sur  ses  jambes;  mais  je  prendrai  la  liberté 
de  vous  faire  observer  que  je  ne  suis  pas  militaire,  encore  moins  cava- 
lier, et  que  je  suis  incapable  de  repartir  à  cheval.  —  Eh  bien!  dit  le 
maréchal,  on  vous  donnera  une  voiture.  » 

«  En  ce  moment  un  grand  tumulte  se  fait  entendre  autour  de  la  tente. 
Uh  aide-de-camp  entre  précipitamment,  tout  essoufflé  :  «  Monsieur  le  ma- 
réchal, s'écrie-t-il,  un  bateau  rempli  de  blessés  français  descend  la  Loire, 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  2l7 

se  dirigeant  vers  le  quartier-général.  Les  Prussiens  lui  ont  ordonné  de 
s'arrêter,  lui  défendent  le  passage  et  menacent  de  le  couler  bas,  s'il  fait 
un  pas  de  plus.  » 

<(  Alors,  dit  le  narrateur,  je  fus  témoin  d'une  scène  que  je  n'oublierai 
jamais.  Le  maréchal  se  lève,  d'un  bond  il  est  hors  de  sa  tente,  il  me 
semblait  qu'il  avait  dix  pieds  de  haut;  il  s'avance  tête  nue,  et  d'une 
voix  de  stentor  :  «  Canonniers,  à  vos  pièces  !  »  Monsieur,  dit-il  à  l'aide-de- 
camp,  franchissez  le  pont  sans  perdre  une  seconde,  sans  formalité  quel- 
conque, criez  au  bateau  de  continuer  sa  route,  et  dites  aux  Prussiens 
que,  si  le  moindre  obstacle  lui  est  opposé,  je  commence  le  feu.  u 

«  Quelques  minutes  après,  disait  M.  Allart,  tout  bruit  avait  cessé.  Les 
canonniers  avaient  éteint  leurs  mèches,  le  bateau  ayant  passé  sans  plus 
d'obstacles;  le  maréchal  était  rentré  chez  lui,  et  j'attendais  ses  dépêches, 
mais  j'étais  moi-même  tellement  surexcité  que  je  crois  que,  s'il  l'eût 
fallu,  je  serais  remonté  à  cheval.  » 

Arrêtons-nous  sur  cette  scène,  qui  nous  montre  Davout  à  la  der- 
nière heure  de  sa  grande  vie  militaire.  Nous  n'avons  pas  la  préten- 
tion de  faire  en  quelques  pages  rapides  une  étude  sur  un  pareil 
homme;  tout  ce  que  nous  avons  voulu,  c'est  saluer  sa  renommée 
au  passage,  puisque  nous  la  rencontrions  sur  notre  chemin,  et  pro- 
fiter de  cette  occasion  pour  faire  partager  à  nos  lecteurs  une  partie 
de  l'intérêt  que  nous  avait  inspiré  la  lecture  de  documens  intimes 
assemblés  par  une  pieuse  affection.  Rien  n'est  indifférent  de  ce  qui 
regarde  une  vie  héroïque,  et  le  plus  petit  détail,  quand  il  s'agit 
d'un  homme  illustre,  perd  aussitôt  toute  insignifiance  et  prend  une 
portée  qu'on  n'aurait  pu  soupçonner.  Qu'il  nous  soit  permis  en  ter- 
minant d'exprimer  à  la  fois  un  regret  et  un  vœu.  Nous  savons  qu'il 
reste  du  maréchal  Davout  des  documens  de  la  plus  extrême  impor- 
tance, de  nombreuses  pièces  militaires,  une  abondante  correspon- 
dance, et  surtout  un  récit  détaillé  de  l'occupation  de  Hambourg 
écrit  en  partie  sous  la  dictée  du  maréchal,  en  partie  de  sa  propre 
main.  Les  documens  intimes  dont  nous  venons  de  faire  usage  con- 
tiennent de  ce  mémoire  des  citations  assez  nombreuses  et  une  ana- 
lyse qui  pique  vivement  la  curiosité.  L'occupation  de  Hambourg 
est  un  des  épisodes  de  l'empire  qui  sont  le  moins  connus  ;  or  cette 
histoire  existe,  et  écrite  précisément  par  l'homm.e  qui  en  fut  le  prin- 
cipal acteur.  Nous  ne  savons  quelles  causes  ont  pu  retarder  jusqu'à 
ce  jour  la  publication  des  papiers  du  prince  d'Eckmiihl,  mais  nous 
les  regrettons  en  les  ignorant,  et  nous  espérons  que  le  jour  est  pro- 
cjiain  où  la  voix  de  ce  mort  glorieux  rompra  enfin  le  silence  qu'elle 
a  trop  longtemps  gardé  pour  nous  apporter  son  témoignage  que 
l'histoire  réclame  et  que  la  France  attend. 

Emile  Montégut. 


DEPUIS  L'ANNEXION 


I.  L'Alsace  et  les  prétentions  prussiennes ,  par  un  Alsacien,  M.  Edouard  Sohuré;  GenèTe. 
—  II.  Le  Protestantisme  et  la  rjimre  de  i870,  par  M.  Lichtenberger,  professeur  à  la  Faculté 
de  théologie  et  au  séminaire  protestant  de  Strasbourg  ;  Strasbourg.  —  III.  Was  fordern 
tvir.  von  Franlireich,  par  Heinrich  von  Treitschke;  Berlin. 


Plus  d'un  récit  a  été  publié  sur  les  iucidens  qui  ont  accompagné 
la  séparation  de  l'Alsace- Lorraine  de  la  patrie  française.  Ceux  qui 
y  ont  assisté  sont  fondés  à  dire  qu'aucun  de  ces  récits  n'approche 
de  la  réalité.  C'est  qu'il  était  bien  difficile  de  rendre,  dans  de 
telles  circonstances,  la  noblesse  du  sacrifice  et  la  grandeur  des 
émotions.  Que  demandait-on  à  ces  provinces,  en  butte  alors  à  la 
plus  douloureuse  alternative?  On  leur  demandait  de  répondre  à 
bref  délai  aux  questions  suivantes  :  voulez-vous  rester  Français  ? 
voulez- vous  devenir  Allemands?  Dans  ce  dernier  cas,  le  silence 
suffisait;  il  signifiait  un  acquiescement  au  régime  imposé  par  la 
conquête,  et  supprimait  toute  autre  formalité.  C'était  une  porte 
opverte  aux  indifférens,  à  ceux  qu'un  acte  épouvante  et  qui  se  ré- 
fugient volontiers  dans  l'inertie;  mais  dans  l'autre  cas,  c'est-à-dire 
pour  rester  Français,  il  fallait  agir  et  agir  avec  diligence.  Dans 
cette  sorte  de  consultation,  on  ne  s'adressait  pas  à  la  masse,  dont  les 
voix,  presque  sans  exception,  auraient  été  l'écho  du  sentiment  réel; 
c'était  individuellement,  nominativement,  qu'il  y  avait  lieu  d'opter. 
Ni  l'âge,  ni  le  sexe  n'exemptaient  d'une  déclaration  directe  ou  in- 
directe, et  cette  déclaration  équivalait  à  un  arrêt  d'exil  à  jour  ^ix^^ 
sans  délai  ni  appel.  Pendant  des  semaines  et  des  mois,  on  a  pu  as- 
sister dans  ce  malheureux  pays  à  la  plus  cruelle  des  tortures,  la 


l' ALSACE-LORRAINE    DEPUIS   l' ANNEXION.  219 

torture  des  consciences.  Pour  combler  la  mesure,  on  disait  aux  po- 
pulations d'un  air  railleur  qu'au  fond  elles  étaient  plus  allemandes 
qu'elles  ne  se  l'imaginaient,  allemandes  par  la  théorie  historique, 
allemandes  par  les  mœurs  comme  par  la  langue,  et  qu'il  y  aurait 
tout  honneur,  tout  profit  pour  elles  à  quitter  «une  nation  déchue  et 
infectée  de  vices  pour  une  nation  glorieuse  et  douée  d'un  bel  assem- 
blage de  vertus.  »  C'était,  ajoutait- on,  non  pas  un  changement  de 
patrie,  mais  un  retour  à  la  patrie  naturelle. 

Voilà  au  milieu  de  quels  assauts  et  de  quels  troubles  d'esprit  ont 
vécu  ces  provinces  dans  les  dernières  semaines  qui  ont  précédé 
l'annexion.  J'en  parle  pour  en  avoir  été  le  témoin  et  quelquefois  le 
confident;  il  est  des  scènes  qui  ne  sortiront  jamais  de  ma  mémoire, 
surtout  celles  qui  se  passaient  dans  l'une  des  rues  de  Mulhouse,  à 
la  porte  du  Kreîs-direcior,  l'équivalent  d'un  sous-pr(*fet,  chargé  du 
contrôle  et  de  l'enregistrement  des  options.  Invariablement,  chaque 
matin,  entre  neuf  et  dix  heures,  le  trottoir  était  envahi  par  un  ras- 
semblement qui,  de  minute  en  minute,  prenait  des  proportions  plus 
considérables  et  ne  cessait  de  s'accroître  jusqu'à  la  clôture  des  bu- 
reaux. Comment  assister  de  sang-froid  à  ce  défilé  de  plus  en  plus 
significatif?  C'étaient  autant  d'hommes  qui  venaient  opter  pour  la 
France,  autant  de  compatriotes  recouvrés.  J'en  ai  interrogé  plu- 
sieurs; ils  auraient  eu  cent  raisons  non-seulement  plausibles,  mais 
souvent  impérieuses,  de  se  résigner  au  régime  allemand,  —  raisons 
d'intérêt,  de  famille,  de  propriété,  d'établissement  d'industrie.  Au- 
cune de  ces  considérations  n'avait  tenu  devant  l'abjuration  qui  y 
était  attachée.  Plutôt  tous  les  sacrifices,  si  onéreux  qu'ils  fussent, 
qu'un  changement  de  drapeau.  Pour  les  jeunes  gens,  porter  les 
armes  contre  ceux  à  côté  de  qui  hier  encore  ils  combattaient,  — 
pour  les  hommes  mûrs  ou  les  vieillards  rompre  les  liens  politiques 
qui  étaient  la  trame  môme  de  leur  vie,  voilà  des  perspectives  qu'ils 
n'envisageaient  pas  les  uns  et  les  autres  sans  révolte  et  sans  frémis- 
sement. Les  moins  susceptibles  disaient  avec  amertume  qu'on  au- 
rait pu  user  de  plus  de  ménagement  vis-à-vis  de  ces  vaincus  qu'on 
espérait  s'identifier  et  qu'on  affectait  d'appeler  des  «  frères.  »  Ainsi 
pensaient  et  ont  agi  la  plupart  de  ceux  auxquels  leur  fortune  ou 
leur  carrière  laissaient  quelque  liberté  de  détermination. 

Il  convient  pourtant  d'ajouter  que,  même  parmi  ces  privilégiés, 
une  scission  a  eu  lieu  et  qu'elle  compte  plusieurs  hommes  influens 
par  leur  position  et  par  leur  fortune, —  non  pas  que  cette  minorité 
soit  animée  d'un  moindre  regret  de  ce  qu'elle  perd  et  d'un  moindre 
désir  de  le  recouvrer;  ce  n'est  point  sur  le  but,  c'est  sur  les  moyens 
seulement  qu'elle  diffère.  Elle  prévoit  malgré  tout  que  la  séparation 
sera  longue,  et  que  de  longtemps  l'Allemagne  ne  lâchera  pas  sa 


220  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

proie  :  d'ici  là,  il  y  a  donc  à  imaginer  un  moyen  de  vivre  et  à  choisir 
le  meilleur.  Ce  moyen  n'est  pas  l'exil,  qui  anéantit  toute  action,  c'est 
la  résidence  et  l'exercice  des  droits  qui  y  sont  inhérens.  La  con- 
duite à  suivre  serait  alors  de  reconstituer  l'Alsace-Lorraine  avec 
des  élémens  qui  lui  soient  propres,  autonomes  comme  ils  disent,  et 
de  tenir  surtout  à  l'écart  les  colons  allemands  qui  en  convoitent  les 
dépouilles,  puis,  cette  reconstitution  achevée,  de  demander  réso- 
lument aux  chambres  de  l'empire  qu'à  une  dictature  de  circon- 
stance, qui  a  encore  quinze  mois  à  courir,  succédât  un  régime  ré- 
gulier d'une  application  immédiate.  —  Point  d'illusions,  disent  ces 
dissidens,  elles  seraient  funestes,  et  rendraient  notre  absorption 
irrévocable;  les  exilés  n'emportent  pas  le  sol  à  leurs  pieds,  les 
vides,  si  grands  qu'ils  soient,  ne  déplacent  pas  une  population,  le 
gros  restera  sédentaire,  d'où  il  faut  conclure  que  l'Alsace,  quoi 
qu'on  en  ait,  ne  peut  exister  que  chez  elle,  et  qu'il  est  bon  de  res- 
ter avec  ceux  qui  ne  peuvent  pas  partir.  Toute  réflexion  faite,  ajou- 
tent-ils, gardons-nous  et  serrons  nos  rangs,  demeurons  Alsaciens- 
Lorrains  quand  même  ;  rien  ne  serait  pire  que  l'excès  de  visages 
nouveaux.  Comme  Alsaciens-Lorrains  démembrés,  l'Allemagne  ne 
peut  nous  refuser  les  institutions  dont  jouissent  les  autres  parties 
de  l'empire;  c'est  notre  force,  et,  s'il  plaît  à  Dieu,  ce  sera  un  jour 
notre  indépendance .  Que  le  mot  d'ordre  soit  :  rester  en  nombre, 
faire  corps,  et,  si  peu  de  liberté  qu'on  nous  laisse,  agir,  exister  par 
nous-mêmes,  nous  gouverner  nous-mêmes.  —  Tel  est  le  langage  de 
cette  minorité.  Autant  qu'il  m'a  semblé,  elle  n'est  point  obéie.  C'est 
que  la  population,  sous  ces  motifs  plausibles,  craint  des  malen- 
tendus, une  pensée  de  ralliement  par  exemple,  qui  n'est  pas  du 
goût  même  de  ceux  qui  restent.  La  masse  ne  veut  pas  de  compro- 
mis, pas  d'acte  non  plus  qui  de  près  ou  de  loin  y  ressemble;  elle 
entend  garder  intacte  sa  force  d'inertie,  la  seule  dont  elle  puisse 
et  veuille  se  servir.  Elle  a  subi  une  violence  morale,  elle  se  réserve 
de  voir  avec  une  patiente  et  persévérante  fermeté  si  cette  violence 
s-era  définitivement  justifiée  par  le  succès  politique. 

I. 

Un  autre  problème  s'est  agité  en  Alsace-Lorraine  dans  le  cours  de 
ce  changement  de  régime,  c'est,  en  perspective  du  moins,  une  ré- 
volution économique.  Aucune  épreuve  n'aura  manqué  à  ces  pro- 
vinces, troublées  par  la  paix  autant  que  par  la  guerre.  Peu  d'années 
auparavant,  elles  étaient  en  plein  essor  et  en  pleine  prospérité  ; 
françaises  alors,  rien  ne  laissait  prévoir  qu'elles  pussent  cesser  de 
l'être  :  leurs  industries  nous  faisaient  honneur;  elles  comptaient 


L'âLCACE-LORRAINE   DEPUIS    l'aNNEXION.  221 

pour  un  appoint  considérable  clans  notre  fortune,  et  tenaient  le 
premier  rang  dans  l'échelle  de  notre  production,  la  Lorraine  pour 
ses  fonderies  et  ses  forges,  ses  glaces  et  ses  cristaux,  l'Alsace  pour 
ses  filatures  et  tissages  de  coton  et  de  laine,  et  surtout  par  ses  ira- 
pressions  de  tissus,  où  depuis  près  d'un  demi-siècle  elle  demeurait 
inimitable.  Qu'allaient  devenir  ces  grands  ateliers  d'industrie  et 
d'art  créés  sur  notre  territoire  et  inspirés  par  notre  goût?  Une  rude 
épreuve  les  attendait,  bien  rare  dans  la  vie  des  peuples  et  capable 
d'y  ébranler  les  existences  les  plus  solides,  un  changement  complet 
de  marché.  Se  rend-on  bien  compte  de  ce  que  ces  mots  représen- 
tent? C'est-à-dire  qu'il  fallait  ici,  et  dans  des  conditions  nouvelles, 
tourner  le  dos  à  une  clientèle  acquise,  éprouvée  et  douée  de  discer- 
nement, pour  courir  après  une  clientèle  incertaine,  prise  au  hasard 
et  dont  l'éducation  était  à  faire ,  quitter  des  débiteurs  sûrs  pour 
des  débiteurs  inconnus,  de  vieilles  relations  pour  des  relations  im- 
provisées, un  débouché  constant  pour  un  débouché  aléatoire,  pour 
tout  dire,  s'adresser  à  l'Allemagne  là  où  auparavant  on  s'adressait 
à  la  France,  et  déplacer  le  siège  de  l'échange  en  dépit  des  contrastes 
qui  régnent  d'un  pays  à  l'autre  dans  les  préférences  et  les  habi- 
tudes. Voilà  ce  que  signifiait  et  ce  que  signifie  encore  un  change- 
ment de  marché.  Comment  les  provinces  annexées  en  ont-elles 
supporté  les  effets?  C'est  à  examiner.  Occupons-nous  d'abord  de 
l'Alsace,  qui  est  un  pays  d'exception. 

Deux  circonstances  ont  amorti  pour  elle  les  suites  du  premier 
choc,  l'impulsion  acquise  et  d'heureux  compromis.  Par  l'impulsion 
acquise,  il  faut  entendre  ce  courant  commercial  qui  poussait  et 
pousse  encore  l'Alsace  vers  la  France,  et  qui  n'eût  été  interrompu 
qu'au  prix  d'une  catastrophe.  Les  deux  gouvernemens  se  sont  en- 
tendus pour  la  conjurer.  A  l'aide  de  tarifs  modérés,  on  a  maintenu, 
pour  un  certain  temps,  l'activité  habituelle  des  relations,  et  ménagé 
par  des  dispositions  particulières  le  débouché  de  l'exportation,  qui 
tient  une  si  grande  place  dans  les  tissus  de  luxe.  Ainsi  le  Haut-Rhin 
a  pu  conserver  à  Paris  ses  dépôts  ordinaires,  convertis  en  entrepôt 
fictif  pour  une  partie  de  leur  approvisionnement  :  des  estampilles  mo- 
biles apposées  à  chaque  pièce  d'étoffe  en  suivent  pour  ainsi  dire  la 
destination;  la  marchandise  qui  entre  dans  la  consommation  inté- 
rieure paie  les  droits  cotés  au  tarif,  celle  qui  traverse  seulement 
notre  territoire  cÎKCule  sous  acquit  à  caution  et  sort  en  franchise  de 
droits;  l'estampille  constate  et  spécifie  les  deux  cas.  C'est  sous  ce 
régime  de  faveur  que  le  Haut-Pihin  vit  depuis  deux  saisons,  et  jus- 
qu'ici son  étoile  ne  l'a  point  abandonné.  11  est  resté  ce  que  nous 
l'avons  connu,  l'arbitre  de  la  mode  pour  les  vêtemens  légers,  plus 
ingénieux,  plus  élégant  que  jamais,  nous  conviant  sans  cesse  à  de 


222  REVUE  DES  BEUX  MONDES. 

nouvelles  surprises.  Dans  son  deuil  politique,  il  a  eu  cette  compen- 
sation, que  ni  ses  industries,  ni  son  commerce  n'en  ont  souffert.  La 
fabrique  d'impressions  n'est  pas  la  seule  qui  ait  eu  cette  chance; 
on  cite  d'autres  industries  qui  l'ont  partagée  et  même  dépassée, 
notamment  la  filature  et  le  tissage  de  la  laine,  qui  sont  pour  la 
Haute-Alsace  d'introduction  récente.  On  signale  en  ce  genre  des 
établissemens  qui  au  bout  de  peu  d'années  ont  pu  reconstituer 
avec  leurs  bénéfices  l'équivalent  de  leur  capital  d'émission.  Il  y  a 
donc  là,  pour  plusieurs  détails,  une  veine  d'abondance  qui  succède 
à  la  disette  des  mauvais  jours. 

Mais  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  ces  succès  tiennent  à  un  traitement 
de  faveur  qui  peut  cesser  d'un  jour  à  l'autre.  A  l'heure  qu'il  est,  l'Al- 
sace jouit  du  bénéfice  de  deux  marchés,  l'un  à  droit  réduit,  l'autre 
sans  droits.  Tôt  ou  tard  cette  situation  sera  contestée,  non  pas  qu'il  y 
ait  beaucoup  à  craindre  des  réclamations  que  pourront  élever  quel- 
ques-uns de  nos  centres  industriels  :  une  question  de  sentiment, 
d'affection  et  on  peut  dire  d'honneur  domine  ici  les  considérations 
d'intérêt;  mais  on  n'aura  pas  aussi  bon  marché  des  susceptibilités 
allemandes.  L'empire  d'Allemagne  ne  souffrira  pas  longtemps  que 
l'Alsace  appartienne  à  la  France  par  un  lien  aussi  étroit,  et  reste  à 
ce  point  identifiée  à  sa  fortune.  Supérieur  dans  les  arts  de  la  guerre, 
il  voudra  le  devenir  dans  tous  les  arts.  Avec  la  puissance,  l'or- 
gueil lui  est  venu,  et  en  mauvais  conseiller  pousse  le  génie  national 
vers  les  entreprises  auxquelles  il  est  le  moins  propre.  On  a  pu  le 
voir  dans  cet  embryon  de  marine  qu'il  va  promener  autour  du 
monde,  comme  un  avis  donné  à  l'Angleterre  et  aux  États-Unis.  Vis- 
à-vis  de  la  France,  toute  mutilée  qu'elle  est,  il  lui  reste  une  der- 
nière victoire  à  poursuivre  dans  le  domaine  de  l'élégance  et  du 
goût,  dans  les  industries  auxquelles  l'art  donne  un  certain  relief. 
Il  l'essaiera  certainement,  de  beaucoup  de  côtés  on  l'y  pousse; 
Berlin  est  jaloux  de  Paris,  de  la  supériorité  que  Paris  conserve 
dans  l'ajustement,  dans  l'ornement,  dans  la  décoration.  Peut-être 
les  populations  du  Brandebourg  n'arriveront-elles  jamais,  si  bien 
qu'on  les  y  exerce,  à  ces  habiletés  de  la  main  :  leur  meilleur  outil, 
elles  l'ont  prouvé,  c'est  le  glaive  [das  schiverl),  — à  chacun  son  lot; 
mais  les  Alsaciens  sont  là,  des  annexés  de  fraîche  date,  de  nouveaux 
frères  auxquels  la  grâce  française  a  communiqué  une  partie  de  ses 
dons,  et  qui  l'emploieront  à  donner  ce  dernier  complément  à  la 
supériorité  allemande.  Tels  sont  les  plans  et  les  calculs. 

Discuter  là-dessus,  de  la  part  d'un  Français,  serait  peine  per- 
due :  nous  avons  si  tristement  défailli  dans  Faction  que  nos  paroles 
ont  gardé  peu  de  crédit.  C'est  donc  avec  des  Allemands  que  désor- 
mais il  nous  faut  battre  les  Allemands.  La  prétention  de  prendre  la 


l'alsace-lorraine  depuis  l'annexion.  223 

mode  d'assaut  et  de  mettre  la  main  sur  l'élégance  et  la  grâce  a 
rencontré  chez  eux  plus  d'un  contradicteur;  il  en  est  même  qui  ont 
la  bonne  foi  de  douter  que  Berlin  puisse  en  tout  suppléer  Paris. 
Écoutons  ce  qu'en  dit  M.  Charles  Muller,  de  Halle.  A  son  avis,  la 
Prusse  a  beaucoup  à  faire  pour  se  mettre  en  matière  d'art  au  niveau 
des  peuples  qui  depuis  longtemps  en  ont  reçu  et  transmis  la  tradi- 
tion; elle  manque  de  collections  de  modèles  et  surtout  d'écoles  de 
dessin.  «  Ce  que  savaient  des  esprits  prévoyans,  ajoute- t-il,  s'est 
révélé  à  nous  comme  une  découverte  dans  la  dernière  exposition 
de  Paris,  et  une  découverte  des  plus  significatives.  Nos  industries 
qui  font  à  l'art  quelques  emprunts  végètent  dans  une  honteuse  mé- 
diocrité :  point  de  caractère,  point  de  goût,  point  d'originalité;  rien 
de  saillant  ni  dans  la  forme,  ni  dans  le  décor;  on  est  de  beaucoup  dé- 
passé par  l'industrie  française  et  même  par  l'industrie  anglaise.  Pa- 
reille révélation  doit  donner  à  réfléchir.  Se  traîner  dans  l'ornière  des 
peuples  étrangers,  rester  l'esclave  de  leurs  modèles,  de  leurs  dessins 
et  de  leurs  modes,  n'y  a-t-il  pas  là  de  quoi  inquiéter  non-seule- 
ment tout  ami  de  son  pays,  mais  tout  homme  d'état?  Pour  l'ami  de 
son  pays,  ces  signes  d'infériorité  sont  affligeans;  l'homme  d'état 
doit  se  dire  que,  dans  de  telles  conditions,  cette  branche  de  l'in- 
dustrie allemande  peut  être  évincée  d'un  moment  à  l'autre  du  mar- 
ché universel.  » 

La  plainte  est  formelle  :  point  d'originalité,  point  de  goût,  et  il 
faut  qu'elle  soit  bien  générale  pour  qu'on  la  retrouve  chez  tous  les 
faiseurs  de  pamphlets  allemands.  C'est  parmi  eux  à  qui  décochera 
son  épigramme,  témoin  ce  passage  d'une  brochure  de  Wolfgang 
Menzel,  un  humoriste,  celui-là!  «  Jusqu'où  ne  va  pas  chez  nous, 
dit-il,  la  déification  de  ce  qui  est  étranger,  la  singerie  des  modes 
étrangères!  On  s'y  habitue  si  bien  que,  s'il  prend  un  jour  à  la  na- 
tion allemande  la  fantaisie  de  se  regarder  dans  une  glace,  elle  y 
verra  non  pas  un  être  allemand,  mais  un  singe  français.  »  Un 
membre  de  la  chambre  de  commerce  de  Bielefeld,  M.  Gustave 
Meyer,  reprend  la  même  idée  sur  un  ton  plus  sérieux,  avec  des 
preuves  à  l'appui.  M.  Meyer  a  pour  nous  un  titre  qui  n'est  pas 
commun  :  au  fort  des  passions  qui  régnaient  dans  cette  Allemagne 
enfiévrée,  il  s'est  résolument  prononcé  contre  l'annexion  ;  il  a  vu 
clair  là  où  la  multitude  voyait  trouble,  il  a  compris  mieux  qu'un 
autre  ce  qu'était  la  Haute-Alsace  à  la  France,  et  à  quel  point  ces 
deux  fractions  d'un  même  état  se  complétaient  par  une  affinité]  de 
services.  Entre  elles,  il  y  avait  comme  un  pacte  et  un  secret;  elles 
possédaient  en  commun,  et  chacune  dans  le  cadre  assigné  à  son 
génie,  inspiration  et  exécution,  ce  je  ne  sais  quoi,  comme  dit  Prou- 
dhon,  qui  nous  plaît  tant  dans  les  choses,  et  qui  s'impose  partout 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  il  paraît.  C'est  ce  je  ne  sais  quoi  qui  fraie  aux  tissus  de  Mul- 
house le  chemin  des  grands  débouchés,  Londres,  Vienne,  Saint- 
Pétersbourg,  Berlin,  et  qui  renvoie  aux  Américains,  malgré  des 
droits  et  des  frais  énormes,  leurs  propres  cotons  filés,  tissés  et  im- 
primés chez  nous.  Voilà  ce  que  constate  M.  Gustave  Meyer,  et  il 
entre  dans  quelques  détails  pour  donner  à  ses  compatriotes  une 
plus  juste  notion  de  l'état  des  industries  d'art  en  France  et  en  Al- 
lemagne. 

«  Unie  depuis  tant  d'années  à  la  France,  dit-il,  l'Alsace  s'est  d'au- 
tant mieux  assimilé  le  goût  et  l'esprit  français  que  l'excédant  de  sa 
production  industrielle  est  destiné  à  la  France.  C'est  en  effet  à  Pa- 
ris, où  la  plupart  des  grands  établissemens  ont  leurs  dépôts,  que  se 
concluent  les  grandes  transactions,  et  c'est  de  là  que  partent  la  re- 
cherche constante  et  l'effort  soutenu  du  renouvellement  de  la  fabri- 
cation. Les  tissus  de  coton  allemands  ont  leurs  mérites,  notamment 
la  solidité  et  le  bas  prix,  mais  comme  beauté  d'exécution  dans  la 
filature  et  le  tissage,  dans  la  teinture,  dans  l'impression,  même 
dans  les  détails  secondaires  du  pliage  et  de  l'apprêt,  ils  restent 
fort  en  arrière  de  l'industrie  alsacienne  :  encore  moins  peuvent- 
ils  lutter  pour  l'originalité  dans  l'invention.  En  un  mot,  nous  man- 
quons d'une  industrie  d'art  véritablement  allemande.  Les  sor- 
ties contre  le  goût  français  et  les  marchandises  françaises  ne  sont 
que  pures  déclamations  :  au  fond,  le  gouvernement  prussien  n'a 
point  d'illusions  là-dessus;  il  a  vu  par  où  ses  industries  .péchaient 
et  s'est  efforcé  d'y  porter  remède.  Il  a  procédé  à  une  organisation 
complète  des  écoles  d'arts  et  métiers  et  des  écoles  de  dessin  qui  y 
sont  annexées.  Aux  créations  officielles  se  sont  jointes  des  créations 
privées,  à  Stuttgart  un  dépôt  de  modèles,  à  Garlsruhe  le  conserva- 
toire des  arts  et  métiers,  enfin  à  Berlin  un  musée  où  figurent  des 
collections  choisies  d'objets  anciens  et  nouveaux  d'art  industriel.  » 

Qu'en  pensent  les  Allemands,  et  leur  faut-il  d'autres  témoi- 
gnages? Ne  sont-ce  pas  là  des  aveux  et  des  actes  qui  attestent  une 
infériorité  formelle  en  même  temps  que  le  désir  et  la  volonté  de 
s'affranchir  de  cette  infériorité?  S'en  affranchir,  soit;  mais  ce  n'est 
pas  fait,  c'est  seulement  ce  qu'on  veut  faire,  et  il  y  a  loin  de  la 
coupe  aux  lèvres.  On  insiste,  et  l'on  invoque  l'exemple  de  l'Angle- 
terre; les  auteurs  allemands  en  abusent  surtout;  il  serait  bon,  puis- 
que l'occasion  s'en  présente,  de  réduire  les  choses  à  leur  juste  va- 
leur. Le  fait  est  que  le  bruit  qui  se  fit,  il  y  a  vingt  ans  de  cela,  à 
propos  des  industries  d'art  chez  nos  voisins  et  de  la  fondation  à 
grands  frais  du  musée  de  South-Kensington,  ne  fut  pas  tout  à  fait 
désintéressé.  Il  devint  de  mode  alors,  dans  les  salons  et  dans  les 
ateliers,  de  proclamer  bien  haut  que  l'art  français  était  menacé,  et 


l' ALSACE-LORRAINE    DEPUIS   l' ANNEXION.  225 

qu'il  ne  lui  restait  plus  qu'à  s'incliner  devant  un  art  supérieur  qui 
se  préparait  en  Angleterre.  A  qui  la  faute?  Aux  maîtres  français, 
disait-on,  qui  s'obstinaient  dans  la  routine  et  allaient  par  leur  entê- 
tement nous  exposer  à  déchoir.  De  là  des  disputes  d'écoles  et  un 
feu  croisé  d'intrigues,  si  bien  qu'un  beau  jour  notre  Académie  des 
Beaux- Arts  fut  jugée  à  huis-clos,  condamnée  sans  avoir  pu  se  dé- 
fendre et  privée  de  la  meilleure  partie  de  ses  attributions.  Son  hé- 
ritage fat  dispersé  à  tous  les  vents,  ballotté  de  main  en  main,  et 
c'est  d'hier  seulement  qu'elle  a  pu  en  recueillir  quelques  débris. 
Si  la  réforme  des  écoles  anglaisés  et  le  musée  de  Kensington  ne 
sont  pas  nés  de  ce  petit  coup  d'état,  on  peut  affirmer  qu'ils  l'ont 
merveilleusement  servi.  Une  fois  l'acte  accompli,  le  bruit  qu'avaient 
fait  ces  institutions  d'outre-Manche  s'est  graduellement  éteint;  les 
pronostics  favorables  ou  fâcheux  sont  tombés  dans  le  même  oubli. 
En  réalité,  l'Angleterre  n'a  retiré  qu'un  fruit  assez  médiocre  des 
dépenses  qu'avaient  couvertes  de  larges  souscriptions:  au  premier 
engouement,  on  a  vu  succéder  une  certaine  lassitude.  Ces  écoles, 
en  augmentant  le  nombre  de  leurs  élèves,  n'en  ont  pas  vu  s'amélio- 
rer la  qualité;  sur  beaucoup  d'appelés,  peut-être  y  a-t-il  eu  moins 
d'élus,  les  facilites  offertes  ont  multiplié  seulement  les  vocations 
douteuses;  enfin  Kensington,  à  bien  suivre  sa  clientèle,  est  aujour- 
d'hui moins  un  foyer  d'études  qu'un  objet  de  curiosité.  D'un  autre 
côté,  la  France  n'a  pas  eu  à  essuyer  la  déchéance  dont  on  la  me- 
naçait :  elle  tient  encore,  sur  les  sommets  de  l'art,  un  rang  qu'on 
ne  saurait  lui  disputer;  elle  excelle  toujours  dans  les  industries  qui 
en  dépendent,  les  toiles  peintes,  les  bronzes,  les  émaux,  la  céra- 
mique, l'orfèvrerie,  les  tapis  et  tapisseries  de  luxe;  elle  a  même  avec 
ses  qualités  conservé  ses  défauts,  qui  sont  une  exécution  à  outrance 
et  les  exagérations  de  la  jeunesse.  Ni  l'abondance  des  écoles,  ni  la 
richesse  des  collections,  n'ont  donc  changé  les  proportions  qui  exis- 
taient entre  l'Angleterre  et  nous  quand  elle  a  engagé  ce  duel  d'art 
au  bout  duquel  tant  de  voix  présageaient  notre  abaissement. 

Il  y  a  cependant  un  fait  à  noter  dans  cette  expérience,  et  qui 
peut  donner  à  réfléchir  aux  Allemands  :  tant  qu'elle  a  duré,  un 
courant  assez  vif  d'émigration  a  régné  parmi  nos  artistes  et  nos 
ouvriers  d'art;  on  le  devait  encore  à  la  notoriété  entretenue  par  les 
otTicieux,  si  prompts  à  prendre  l'alarme.  Il  semblait  que  l'Angleterre 
allait  devenir  pour  les  hommes  que  l'art  nourrit  une  sorte  de  terre 
promise,  et  qu'on  ne  pourrait  aller  jouir  assez  tôt  des  avantages 
qui  leur  seraient  dévolus.  Une  petite  colonie  française  passa  donc 
le  détroit,  et  par  aventure  trouva  le  terrain  préparé,  des  logemens 
à  des  prix  discrets  et  des  installations  faciles.  Voici  comment,  à  la 
suite  des  désordres  et  des  proscriptions  de  18A8,  un  premier  convoi 
lOME  en.  —  1872.  13 


226  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

d'artisans,  et  dans  le  nombre  quelques  sujets  de  choix,  s'était  réfu- 
gié à  Londres.  Les  uns  maniaient  le  pinceau,  d'autres  l'ébauchoir; 
ceux-ci  traitaient  la  figure,  ceux-là  l'ornement.  La  plupart  avaient 
réussi;  ils  formaient  ainsi  des  cadres  dans  lesquels  les  nouveau-ve- 
nus étaient  libres  d'entrer.  Dans  cette  combinaison,  tout  était  profit 
pour  ces  derniers  ;  ils  trouvaient  là  des  compagnons  sachant  leur 
langue,  des  guides,  des  interprètes  et  au  besoin  des  cautions.  Tout 
alla  bien  au  début;  mais  au  bout  d'une  certaine  période  de  séjour 
ils  firent  tous  ou  à  peu  près  tous ,  anciens  et  nouveaux ,  une  dé- 
couverte ,  c'est  qu'au  lieu  d'avancer  dans  leur  art  ils  se  sentaient 
gagnés  par  un  invincible  déclin.  Était-ce  une  impression  morale 
ou  une  disposition  physique?  Ils  ne  s'en  rendaient  pas  compte; 
mais  l'effet  était  constant  et  les  frappait ,  ils  vivaient  de  ce  qu'ils 
avaient  acquis,  et  ne  faisaient  plus  de  progrès.  L'inspiration  ne 
leur  venait  plus,  leur  main  les  servait  mal.  Involontairement  ils 
se  tournaient  alors  vers  la  France,  et  l'esprit  de  retour  les  gagnait. 
Peu  y  ont  résisté,  un  à  un  ils  sont  revenus  à  Paris,  les  uns  pour 
toujours,  les  autres  pour  y  renouveler  leurs  provisions  d'idées  et 
de  forces,  se  remonter  l'imagination  ou  retrouver  leur  dextérité. 
Ce  qui  restera  en  Angleterre  après  ces  éliminations  est  voué  au 
goût  anglais,  et  bon  gré  mal  gré  subira  l'influence  des  milieux. 

C'est  que  l'art  ne  se  naturalise  pas  au  gré  des  conquérans;  ni  le 
fer  ni  l'or  ne  peuvent  rien  sur  lui,  il  ne  se  fixe  que  là  où  il  lui  plaît 
d'aller;  c'est  une  plante  délicate  à  laquelle  il  faut  une  exposition  de 
choix,  un  sol,  un  climat  et  une  culture  appropriés.  User  de  violence 
avec  lui,  qu'on  l'essaie  donc!  plus  la  main  est  brutale,  moins  elle  a 
de  chance  de  le  posséder.  Ce  n'est  pas  non  plus  la  grandeur  des 
états  qui  l'attire;  des  villes  comme  Florence,  des  républiques 
comme  la  Grèce,  ont  été  pour  lui  des  asiles  de  prédilection  où  il  a 
répandu  ses  prestiges.  Il  ne  s'accommode  pas  davantage  du  bruit 
des  armes;  c'est  dans  les  loisirs  de  la  paix  qu'il  se  plaît  le  plus  vo- 
lontiers. Voilà  bien  des  obstacles,  des  incompatibilités  dont  Berlin 
ne  triomphera  pas  aisément.  Ses  soldats  ont  pu  franchir  l'enceinte 
de  nos  remparts,  ils  ne  franchiront  pas  cette  autre  enceinte,  inacces- 
sible aux  profanes,  dont  l'art  environne  ses  initiés.  L'art  n'est  pas 
tout  d'ailleurs  pour  une  ville  qui  aurait  la  prétention  de  devenir  ce 
qu'est  Paris,  l'un  des  plus  grands  marchés  de  luxe  qui  soient  au 
monde.  Les  conditions  alors  deviendraient  bien  plus  lourdes;  il  fau- 
drait une  variété  d'assortimens  à  laquelle  il  est  difficile  d'atteindre, 
l'éclat  des  produits,  la  renommée  acquise,  le  choix  éprouvé  de  la 
matière,  la  perfection  de  la  main-d'œuvre;  il  faudrait  par-dessus 
tout  l'homogénéité  du  marché,  que  Paris  réalise  au  plus  haut  point. 
Là-dessus  il  a  discipliné  non-seulement  nos  provinces,  mais  les 


l'alsage-lorraine  depuis  l'annexion.  227 

pays  étrangers.  Ses  fournisseurs  en  renom  sont  partout  bien  clas- 
sés ;  c'est  un  fonds  de  clientèle,  puissant  par  le  nombre,  influent 
par  l'universalité,  et  qui  s'est  formé  par  les  mêmes  préférences  et 
les  mêmes  goûts,  quoiqu'il  ne  parle  pas  la  même  langue.  L'Alle- 
magne peut-elle  prétendre  à  ce  rôle,  et  en  remplit-elle  les  condi- 
tions? D'abord  l'homogénéité  du  marché  lui  manque,  et  probable- 
ment lui  manquera  toujours.  Elle  n'est  point  en  réaUté  un  état,  c'est 
une  marqueterie  d'états  qui  hier  encore  avaient  une  existence  sé- 
parée, et  en  gardent  l'empreinte.  De  là  des  différences  de  mœurs, 
de  coutumes,  de  traditions,  qui  laissent  un  champ  ouvert  à  des 
industries  locales  et  affaiblissent,  quand  elles  ne  les  suppriment 
pas,  les  grandes  concentrations.  On  aura  beau  faire,  ni  le  Souabe, 
ni  le  Westphalien  ne  puiseront  aux  mômes  dépôts  que  les  ha- 
bitans  de  la  Poméranie,  et  il  y  aura  toujours  un  autre  courant 
d'approvisionnemens  pour  l'Allemand  du  midi,  auquel  sourit  le  so- 
leil et  que  la  terre  comble  de  ses  largesses,  et  l'Allemand  du  nord, 
qui  plonge  dans  les  brumes  et  cultive  péniblement  ses  tourbières. 
Ces  contrastes  ne  suffiraient  pas  qu'un  autre  empêchement  se  pré- 
senterait. Berlin  est  trop  mal  situé  pour  se  permettre  tous  les 
déplacemens  de  fantaisie;  l'esprit  militaire  peut  y  condescendre, 
l'esprit  commercial  ne  s'y  prêterait  pas. 

Toute  récapitulation  faite,  l'empire  d'Allemagne  n'a  pointa  offrir 
au  monde,  comme  marché  de  luxe,  une  ville  qui  puisse  supplanter 
Paris.  Aux  expiations  qu'il  nous  a  infligées,  il  n'ajoutera  pas  cel'e-là, 
et  l'Alsace,  dont  il  veut  se  faire  un  auxiliaire,  n'acceptera  pas  cette 
complicité.  Pourtant  nos  vainqueurs  ne  la  tiendront  pas  quitte  :  les 
résistances  qu'ils  y  rencontrent  les  piquent  au  jeu,  eux  à  qui  depuis 
dix  ans  rien  n'a  résisté;  ils  essaieront  sur  elle  tous  les  moyens 
possibles  de  captation  pour  en  obtenir  au  moins  les  apparences  d'un 
consentement.  Coûte  que  coûte,  il  faut,  pour  employer  leurs  ex- 
pressions, que  l'Alsace  se  germanise.  C'est  l'œuvre  à  laquelle  ils 
travaillent  avec  cet  art  persévérant  qu'ils  ont  montré  dans  tout  ce 
qu'ils  entreprennent,  et  comme  d'habitude  avec  une  grande  vigueur 
d'exécution.  Nous  allons  voir  quels  moyens  ils  emploient,  et  ce  qu'ils 
en  attendent. 

II. 

C'est  contre  Mulhouse  surtout  que  sont  dirigées  les  visées  se- 
crètes de  l'Allemagne,  et  à  ce  propos  une  question  se  présente.  De 
quel  droit  historique  s'appuient  donc  ses  érudits  pour  en  reven- 
diquer la  possession?  Ce  serait  curieux  à  connaître.  Mulhouse  doit 
tout  à  la  France  et  ne  doit  absolument  rien  à  l'Allemagne ,  sa  re- 


228  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nommée  et  sa  fortune  datent  de  ce  siècle.  Lorsqu'on  1793  cette  pe- 
tite république  se  donna  volontairement  à  nous,  elle  ne  comptait 
que  5,000  âmes,  dispersées  dans  des  ateliers  de  médiocre  impor- 
tance; en  1872,  avant  les  derniers  vides,  Mulhouse  et  sa  banlieue 
contenaient  60,000  âmes  au  service  des  plus  magnifiques  ateliers 
qu'ait  pu  créer  le  génie  mécanique.  Yoilà  l'une  des  surprises  de 
la  grande  industrie  et  le  bénéfice  d'une  vie  commune  qui  a  duré 
quatre-vingts  ans.  Dira-t-on  encore  cette  fois  que  les  Allemands 
ne  font  que  reprendre  leur  bien? 

Ceux  qui  pourraient  revendiquer  ce  bien,  ce  sont  les  descendans 
des  hommes  qui,  il  y  a  cent  ans,  constitués  en  une  sorte  de  patri- 
ciat,  ont  imprimé  à  Mulhouse  l'élan  sur  lequel  il  vit,  les  habitudes 
d*une  existence  active  servie  par  le  goût  des  arts.  Ils  étaient  à  l'ori- 
gine cinq  ou  six  dont  les  noms  sont  dans  toutes  les  bouches,  et  qui,  se 
multipliant  par  des  alliances  de  famille,  ont  transmis  à  leurs  héri- 
tiers, avec  l'influence  et  la  richesse,  le  respect  de  la  tradition.  Pour 
les  nouveaux  comme  pour  les  anciens,  l'industrie  est  le  principal,  le 
vrai  patrimoine,  et  le  but  que  de  père  en  fils  ils  se  proposent,  c'est 
de  la  féconder  et  de  l'ennoblir.  De  là  deux  règles  invariables  de 
conduite  :  le  perfectionnement  incessant  de  la  fabrication,  un  pa- 
tronage attentif  exercé  envers  les  ouvriers.  Ces  deux  conditions 
n'ont  été  remplies  qu'à  titre  onéreux  :  c'est  par  millions  qu'il  faut 
compter  ce  qu'elles  ont  coûté  à  Mulhouse;  elle  les  a  donnés  de 
bonne  grâce,  et  ne  s'est  jamais  refusée  ni  à  une  œuvre  d'assistance, 
ni  à  un  progrès.  Nulle  part  on  n'avait  à  ce  point  l'œil  tourné  vers  les 
inventions  étrangères,  ni  la  main  plus  largement  ouverte  pour 
s'en  emparer  quand  l'utilité  en  était  démontrée.  Il  faudrait  des 
pages  pour  citer  ce  que  Mulhouse  s'est  approprié  en  ce  genre  et  a 
livré  ensuite  au  domaine  commun  par  une  notoriété  et  une  généro- 
sité sans  limites.  C'est  à  ce  service  que  répondait  une  Socicté  in- 
dustrielle dont  les  travaux  intérieurs  et  les  publications  ont  été  de- 
puis près  d'un  siècle  des  moniteurs  et  des  guides  pour  nos  grands 
centres  manufacturiers.  Physique,  chimie,  mécanique,  statique, 
tout  y  était  signalé,  éclairé  par  des  descriptions  précises  avec  figures 
à  l'appui  et  contrôlé  ensuite  par  des  expériences  de  fabrique.  Dieu 
sait  que  de  lumières  ont  été  ainsi  répandues  et  quels  coups  d'ai- 
guillon ont  été  donnés  aux  branches  de  notre  production  que  les 
privilèges  du  marché  frappaient  de  langueur! 

C'est  surtout  dans  les  œuvres  d'assistance  morale  que  cette  asso- 
ciation s'est  montrée  incomparable.  Tout  était  à  faire  ou  à  réfor- 
mer, instruction,  mœurs,  habitudes,  manière  de  vivre;  les  témoi- 
gnages contemporains  sont  d'accord  là-dessus;  il  fallait  prendre  ces 
liommes  au  plus  bas  de  l'échelle  et  les  relever.  C'est  ce  qu'a  fait  un 


l' ALSACE-LORRAINE    DEPUIS    l' ANNEXION.  229 

patronage,  de  cinquante  ans  souvent  ingrat,  mais  suivi  avec  autant 
de  persévérance  que  de  désintéressement.  Les  écoles  ont  été  mul- 
tipliées, écoles  de  grammaire  et  de  science  appliqu 'e,  écoles  de 
dessin,  conférences  du  soir,  bibliothèques  populaires,  lectures  pé- 
riodiques. Comme  encouragement  à  l'épargne,  les  combinaisons  les 
plus  variées  ont  été  essayées,  —  entre  autres  celle  qui  associe  dans 
une  proportion  considérable  les  cotisations  des  entrepreneurs  d'in- 
dustrie aux  versemens  des  ouvriers  qu'ils  emploient,  —  des  primées 
assez  fortes  attachées  aux  heures  supplémentaires  de  travail  dans 
les  jours  de  presse,  l'établissement  de  boulangeries  et  de  bouche- 
ries qui,  en  diminuant  le  coût  des  objets,  laissent  entre  les  mains 
de  l'ouvrier  plus  d'argent  disponible,  enfin  des  largesses  qui  varient 
d'un  atelier  à  l'autre  avec  des  succès  quelquefois  équivoques,  mais 
que  relevait  toujours  la  droiture  des  intentions.  Ce  qui,  on  le  sait, 
réussit  le  mieux,  ce  fut  la  construction  de  maisons  d'un  prix  ré- 
duit et  qui  pouvaient  être  acquises  au  nioyen  d'annuités.  Ici  les 
résultats  frappent  les  yeux  ;  une  ville  nouvelle  s'est  élevée  près  de 
l'ancienne  avec  des  rues  tirées  au  cordeau,  des  façades  symétriques 
et  des  chaussées  bien  entretenues.  Chacune  de  ces  maisons  renferme 
un  ménage  d'ouvriers  qui  en  solde  le  prix  par  des  versemens  com- 
binés avec  ses  loyers,  et  au  bout  de  dix-huit  ans  en  devient  pro- 
priétaire. D'autres  détails  seraient  encore  à  citer  :  des  temps  de  re- 
pos assignés,  imposés  même,  aux  femmes  en  couche  sans  que  leurs 
salaires  cessent  de  courir,  surtout  les  appareils  destinés  à  prévenir 
les  accidens  des  machines,  si  perfectionnés  aujourd'hui  qu'on  peut 
en  tirer  pour  l'avenir  l'augure  d'une  sorte  d'immunité.  Comme  per- 
fectionnemens  d'industrie,  comme  moyens  d'assistance,  comme  pa- 
tronage judicieux,  tel  est  donc  le  résumé  sommaire  et  certainement 
incomplet  de  ce  qu'a  fait  Mulhouse  dans  le  cours  de  ce  siècle  pour 
venir  en  aide  à  ses  laborieux  enfans  et  justifier  sa  fortune. 

Ajoutons  ceci  :  les  chefs,  en  fait  d'activité,  ont  donné  l'exemple; 
toujours  les  premiers  au  travail  et  aussi  les  derniers,  ils  n'ont  re- 
cours à  des  services  étrangers  que  là  où  ils  ne  peuvent  pas  s'em- 
ployer eux-mêmes;  les  fonctions  se  distribuent  entre  les  membres 
de  la  famille  dans  des  cadres  assignés  par  la  vocation  et  les  études, 
de  façon  que  chacun  fasse  ce  qu'il  sait  le  mieux  faire,  soit  pour 
l'action,  soit  pour  le  conseil.  C'est  en  industrie  l'analogue  de  ces 
tribus  antiques  où  la  richesse  demeurait  commune,  même  quand 
le  nombre  des  enfans  et  des  alliés  s'était  accru.  Ici  encore,  dans 
une  certaine  proportion,  le  fonds  reste  commun  ou  tout  au  moins 
n'emprunte  rien  au  dehors  :  ainsi  en  est-il  des  immeubles  et  du  ter- 
rain sur  lequel  ils  reposent,  ainsi  du  mobilier,  des  instrumens,  des 
outils,  des  fonds  de  roulement,  du  matériel  des  ateliers  'accessoires; 


230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  l'ensemble  et  dans  le  détail,  c'est  strictement  bien  de  famille, 
propriété  de  famille.  Pom'  la  recette  comme  pour  la  dépense,  la 
maison  n'a  point  d'intérêts  mêlés,  de  compte  à  rendre  à  personne; 
dans  ce  qu'elle  ordonne  ou  ce  qu'elle  défend,  dans  ses  promesses 
comme  dans  ses  refus,  quand  elle  s'engage  ou  se  dégage,  rien  ne 
la  détermine  que  sa  propre  inspiration  et  sa  propre  volonté. 

J'ai  insisté  sur  cette  situation,  parce  que  c'est  celle-là  que  di- 
rectement ou  indirectement  les  Allemands  prétendent  troubler.  Ils 
l'ont  troublée  d'abord  par  la  violence  morale  qu'ils  ont  exercée  sur 
les  consciences  individuelles.  Dans  ces  hauts  rangs  de  l'industrie, 
plusieurs  chefs,  et  des  plus  considérables,  ont  été  placés  entre  le 
bien  qui  leur  restait  à  faire  et  le  mal,  pour  ne  pas  forcer  le  mot, 
qu'on  leur  imposait,  la  responsabilité  qu'ils  encouraient  en  aban- 
donnant, après  de  longues  années  passées  ensemble,  des  auxiliaires 
qui  les  avaient  loyalement  servis,  et  cette  autre  responsabilité  en- 
vers soi-même  qui  relève  de  sentimens  d'un  ordre  supérieur.  Plus 
d'un  cœur  a  saigné  à  l'aspect  de  ces  visages  depuis  longtemps  fami- 
liers et  qui  exprimaient  un  regret  mêlé  de  reproches,  plus  d'une 
hésitation  a  dû  naître  en  songeant  qu'il  y  avait  là  un  devoir  à  rem- 
plir, et  que  par  la  force  des  choses  il  fallait  y  manquer.  Ces  auxi- 
liaires n'étaient  pas  les  seuls;  il  y  en  avait  d'autres  encore,  nombreux, 
intéressans,  dans  les  bureaux,  dans  les  comptoirs,  même  dans  les 
cliens  habituels.  Tel  est  le  premier  coup  très  direct,  très  grave  que 
les  Allemands  ont  porté  à  ces  sièges  d'industrie,  qui  n'avaient  connu 
jusque-là  que  des  encouragemens  dans  leur  bonne  fortune;  ils  enri- 
chissaient le  pays  en  s' enrichissant  eux-mêmes,  —  qui  donc  en  eût 
pris  ombrage  et  payé  par  des  persécutions  l'honneur  et  le  profit  que 
la  communauté  en  retirait?  Et  que  serait-ce  si,  en  optant  pour  la 
France,  ces  chefs  de  maison  s'étaient  en  même  temps  condamnés 
à  un  exil  qui  les  éloignerait  du  siège  de  leurs  affaires  ! 

Yoilà  un  premier  trouble,  le  trouble  direct;  l'Allemagne  en  mé- 
nage d'autres,  non  moins  profonds,  quoique  indirects,  à  cette  por- 
tion du  territoire  alsacien.  Par  un  retour  d'opinion,  elle  commence 
à  sentir  de  quel  poids  pèseront  sur  des  annexions  irréfléchies  les 
industries  considérables  dont  vivent  les  populations.  C'est  là,  après 
tout,  une  puissance  qu'une  occupation,  si  forte  et  si  habile  qu'on  îa 
suppose,  n'ébranlera  pas.  Ce  sont  des  relations,  des  habitudes 
d'obéissance,  des  besoins  de  tutelle  qui  laisseront  pour  de  longues 
années  encore,  peut-être  pour  des  siècles,  le  conquérant  isolé  dans 
le  pays  conquis.  Il  n'y  aura  pas  de  révolte,  point  de  conspiration, 
non,  il  y  aura  une  protestation  silencieuse  et  une  sorte  d'affectation 
de  la  part  des  natifs  à  se  préserver  de  tout  mélange.  L'effet  en  est 
déjà  sensible;  s'il  persiste,  ce  sera  deux  peuples  au  lieu  d'un,  celui 


l' ALSACE-LORRAINE    DEPUIS   l' ANNEXION.  231 

qui  exploite  le  sol  ou  l'industrie  et  celui  qui  les  tient  sous  sa  garde. 
Quel  parti  prendre  alors  et  qu'opposer  à  cela?  Comment  vaincre 
cette  résistance  passive?  Les  moyens  de  police,  on  en  a  usé  et  abusé; 
les  promesses,  on  n'y  croit  plus;  l'intimidation,  ce  serait  se  tromper 
d'adresse  avec  des  cœurs  si  résolus;  la  camaraderie  militaire,  elle 
est  à  naître,  et  avec  le  petit  nombre  d'Alsaciens  enrôlés  elle  ne 
naîtra  pas  de  longtemps.  Que  d'échecs  en  perspective!  et  ce  serait 
presque  à  désespérer  d'une  conversion  même  superficielle,  si  des 
esprits  à  ressources  n'avaient  songé  à  un  autre  agent  qui  dompte 
les  sentimens  les  plus  rebelles,  l'esprit  de  spéculation. 

Personne  n'ignore  quels  ravages  l'esprit  de  spéculation  a  faits  en 
Allemagne  :  c'est  le  dernier  de  ses  triomphes,  et  c'est  le  seul  dont 
nous  ayons  à  la  féliciter;  c'est  aussi  le  seul  soulagement  qu'elle  ait 
procuré  à  la  France,  qui  en  a  si  longtemps  souffert.  Les  hommes 
d'affaires  nous  ont  en  partie  quittés  pour  transporter  leur  industrie 
sur  ce  nouveau  théâtre.  C'est  notre  or,  paraît-il,  qui  les  attire  et 
grise  aussi  les  populations  d'outre-Rhin.  L'or  a  son  ivresse  comme 
la  gloire.  Toujours  est-il  que  jamais  fièvre  ne  fut  mieux  caractéri- 
sée; voici  quinze  mois  au  moins  que  Berlin  et  Francfort  semblent 
avoir  pris  les  fonctions  de  commanditaire  à  titre  universel  (1).  On 
compte  en  Italie  cinq  ou  six  entreprises  qui  ont  mis  leurs  offres  à 
profit  sans  compter  des  projets  à  l'état  d'instruction  ;  on  en  connaît 
d'autres  en  Espagne ,  d'autres  en  Autriche  et  en  Hongrie;  on  va 
glanant  partout  sur  les  traces  d'un  célèbre  capitaliste  belge  qui, 
chargé  d'un  trop  lourd  bagage,  a  tristement  succombé  sous  le  poids. 
Gomment,  dans  ces  débauches  de  la  spéculation,  n'aurait-on  pas 
songé  à  l'Alsace?  Un  pays  riche,  une  contrée  de  choix,  une  acqui- 
sition toute  récente!  Que  de  motifs  pour  vider  de  ce  côté  les  four- 
gons de  l'indemnité  de  guerre  !  On  l'a  proposé  du  moins,  et  quel- 
ques comptoirs  financiers  ont  servi,  à  ce  qu'il  semble,  de  porteurs 
de  paroles.  Il  s'agissait  de  transformer  de  grandes  manufactures, 

(1)  Un  journal  de  Berlin,  le  Berliner  Boersenzeitung ,  a  publié  dans  son  numéro 
du  29  septembre  dernier  la  liste  des  établissemens  de  crédit  qui  ont  été  fondés  dans 
cette  ville  pour  prêter  les  mains  à  des  combinaisons  de  spéculation  industrielle;  il  y 
a  même  ajouté  le  bénéfice  présumé  de  chacun  de  ces  établissemens.  Nous  donnons  ces 
renseigncmens  sous  toute  réserve  et  sans  commentaire.  Voici  les  noms  et  les  annota- 
tions des  journaux  :  Berliner  Hoh-comptoir,  premier  semestre,  30  pour  100;  —  Dis- 
conlo-Commandit,  dividende  pour  1872,  30  pour  100;  —  Elbinger  Fabrik,  gain  déjà 
réalisé,  300,000  thalers;  —  Léopolds-Hall,  20  pour  100  pour  tout  l'exercice;  —  Bir- 
kenwerder  Aktien,  dividende  certain,  30  pour  100;  —  Central- Bank,  dividende, 
20  pour  100;  —  Disconto-Commandit,  86  pour  100;  —  Nordend-Aklien ,  200  thalers 
par  action;  — jp/èinger  Aktien,  25  pour  100;  —  Hamburger  Wagenhall,  25  pour  100;  — 
Bauverein  Born,  40  pour  100.  —  Dividendes,  primes,  ce  sont  les  mêmes  folies  que 
chez  nous  naguère;  on  sait  où  elles  aboutirent. 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  appartiennent  en  nom  à  des  possesseurs  bien  connus,  en  éta- 
blissemens  anonymes  dont  le  capital,  divisé  en  actions,  n'aurait 
soulevé  aucun  voile  ni  attribué  d'importance  à  aucune  individualité. 
Çà  et  là  ces  offres  furent  colportées  en  y  ajoutant,  comme  dernier 
moyen  de  séduction ,  qu'un  acquiescement  serait  vu  avec  faveur 
dans  le  nionrle  officiel.  On  ne  se  montrait  d'ailleurs  difficile  ni  sur 
le  prix  des  choses,  ni  sur  les  modes  de  paiement,  pourvu  que  le 
marché  supprimât  la  notoriété  des  noms,  et  aboutît  à  l'anonymat. 

On  devine  quel  accueil  ont  fait  à  ces  ouvertures,  si  tant  est  qu'on 
ait  osé  les  leur  faire,  les  fils  et  petits-fils  des  hommes  qui  ont  été 
les  parrains  de  Mulhouse,  quand  elle  devint  française.  La  réponse, 
dans  tous  les  cas,  n'eût  pas  été  douteuse.  Leurs  noms!  mais  c'était 
pour  eux  un  titre  héréditaire  et  le  meilleur  instrument  de  leur  for- 
tune; ils  auraient  renié  leurs  ascendans  et  se  seraient  reniés  eux- 
mêmes  ;  point  de  recrue  dès  lors  à  enrôler  de  ce  côté.  L'esprit  de 
spéculation  ne  désarma  point  pour  cela;  il  lui  fallait  une  proie, 
plusieurs  proies  même  parmi  les  établisscmens  de  Mulhouse,  et,  ne 
les  trouvant  pas  dans  la  première  catégorie,  il  passa  à  la  seconde, 
puis  à  la  troisième.  Ce  calcul  était  habile;  les  consciences  chance- 
lantes et  les  existences  douteuses  capitulèrent  plus  aisément,  et, 
amplement  défrayées,  en  passèrent  par  les  conditions  qu'on  leur 
imposa.  L'une  de  ces  conditions  fut  quelquefois  de  doubler,  de  tri- 
pler même  leur  capital  constitutif;  il  s'agissait,  disait-on,  d'ac- 
croître dans  une  proportion  égale  les  moyens  d'exploitation  des 
nouveaux  ateliers,  d'en  changer  la  nature  ou  d'en  perfectionner 
les  élémens.  On  voulait  les  rendre  plus  forts,  mieux  armés  pour  la 
lutte,  plus  menaçans  pour  leurs  rivaux.  Ces  rivaux,  on  les  devine: 
ils  se  désignaient  d'eux-mêmes  comme  un  embarras  à  supprimer. 
C'était  le  trait  du  Parthe  lancé  contre  les  anciens  établissemens, 
tenus  décidément  pour  irréconciliables,  un  moyen  de  les  amener  à 
merci,  ou  tout  au  moins  de  multiplier  autour  d'eux  les  germes  de 
désorganisation.  La  campagne  commence  à  peine,  et  il  faudra  en 
étudier  les  suites.  Le  fond  des  choses  est  un  avertissement  pour 
ce  qui  est  réfractaire,  et  une  avance  pour  ce  qui  se  montrera  ac- 
commodant. 

Tous  ces  moyens,  dans  leur  raffinement,  ont  une  portée  qui  ne 
peut  échapper  à  personne;  c'est  la  lutte  des  influences  qui  s'en- 
gage, et  elle  prendra  dans  l' Alsace-Lorraine  des  formes  qui  se  mo- 
difieront suivant  les  lieux,  suivant  les  temps,  suivant  les  circon- 
stances, suivant  les  personnes.  Pour  détacher  les  classes  qui  vivent 
soit  de  la  culture  du  sol,  soit  d'un  travail  manuel,  forcément  il 
faudra  lutter  contre  leurs  instructeurs  ordinaires,  le  clergé  dans  les 
campagnes,  les  patrons  dans  les  villes  industrielles.  Des  deux  côtés. 


LALSACE-LORnAINE    DEPUIS    LANNEXION.  233 

la  lutte  sera  sérieuse,  et  le  dénoûment  n'est  point  f;icile  à  prévoir. 
Tout  ce  que  j'ai  pu  recueillir  sur  la  population  des  campagnes  s'ac- 
corde en  ceci,  que  les  répugnances  pour  l'annexion  prennent  le  tour 
d'une  querelle  religieuse  et  en  ont  l'animosité.  Seulement,  entre 
les  communes  catholiques  et  les  communes  protestantes,  il  y  a  plus 
que  des  nuances,  il  y  a  des  contrastes,  si  bien  qu'à  un  jour  donné 
elles  pourraient  obéir  à  des  mots  d'ordre  dilTérens  ;  mais  sur  tout 
ceci  les  renseignemens  ne  sont  encore  ni  bien  complets  ni  bien 
sûrs,  il  convient  de  ne  les  accueillir  qu'avec  réserve.  Pour  les  ou- 
vriers des  fabriques,  le  cas  est  différent;  les  données  sont  certaines, 
les  informations  précises,  et,  pour  Mulhouse  surtout,  des  plus  satis- 
faisantes que  l'on  puisse  souhaiter. 

Pas  plus  que  d'autres,  ces  populations  n'avaient  pourtant  résisté 
aux  vertiges  d'ambition  et  à  l'esprit  de  désordre  qui  se  sont  emparés 
des  ouvriers  depuis  une  dizaine  d'années,  et  dont  le  dernier  mot  est 
venu  aboutir  à  Paris  dans  des  flots  de  sang  et  des  amas  de  ruines. 
Quelques  mois  avant  la  guerre,  Mulhouse  avait  ses  grèves  comme 
Bischwiller,  et  lassait  en  Alsace  les  entrepreneurs  d'industrie  par  les 
prétentions  qui  se  produisaient  sous  la  dictée  des  sociétés  secrètes. 
C'était  tantôt  sur  le  prix  des  salaires,  tantôt  sur  les  heures  de  tra- 
vail, que  s'élevaient  ces  querelles,  où  les  patrons  avaient  constam- 
ment le  dessus.  Presque  toutes  se  terminaient  par  quelques  rixes 
avec  la  police  et  l'emprisonnement  de  quelques  mutins.  Au  fond, 
l'ouvrier  n'avait  guère  le  goût  de  ces  échauffourées,  et  ne  s'y  prêtait 
que  par  déférence  pour  ses  conseillers;  dès  qu'il  le  pouvait,  il  si- 
gnait sa  paix  avec  le  patron  et  reprenait  le  harnais  de  misère.  Gela  se 
passait  ainsi  des  semaines  et  des  mois  en  brouilles  suivies  de  rac- 
commodemens.  Naturellement  personne  ne  gagnait  à  ces  manèges. 
En  homme  qui  réfléchit  et  sait  calculer,  l'ouvrier  semait  bien  que 
tout  n'était  pas  bénéfice  dans  des  joutes  avec  plus  fort  que  soi;  il 
avait  vu  pendant  le  chômage  son  épargne  fondre  à  vue  d'œil,  sa 
famille  pâtir,  et  au  bout  du  compte  il  retombait  sur  sa  même  paie 
plutôt  diminuée  qu'accrue  et  sur  les  mêmes  conditions  de  durée 
pour  son  travail;  mais  il  avait  obéi  au  mot  d'ordre  donné  de  loin, 
fait  ni  plus  ni  moins  que  ses  camarades,  et  comme  eux  conduit 
à  fond  la  campagne  ordinaire  contre  le  capital.  S'il  avait  dissipé 
son  argent,  il  était  en  règle  avec  l'opinion,  c'était  une  satisfaction 
suffisante,  et  à  l'occasion  il  était  prêt  à  recommencer.  De  combien 
d'ouvriers  n'est-ce  pas  là  l'histoire,  et  combien  de  grèves  n'ont  pas 
d'autre  dénoûment! 

La  guerre  venue,  une  trêve  forcée  coupa  court  à  ces  disputes  dé- 
sormais sans  objet,  une  portion  des  ouvriers  courut  aux  armes,  les 
autres  restèrent  quelque  temps  inoccupés.  Ce  fut  pour  tout  le 


234  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

monde  l'heure  des  réflexions.  Des  deux  côtés,  on  comprit  qu'il  pou- 
vait s'agiter  des  questions  plus  graves  que  la  durée  du  travail  des 
mains  et  la  quotité  des  salaires.  Les  événemens  devenaient  de  plus 
en  plus  sombres.  Il  n'y  avait  plus  de  sécurité  au  dehors  ni  pour  les 
vies  ni  pour  les  biens,  plus  d'autre  droit  que  la  force,  plus  d'autre 
forme  de  contrat  que  l'épée.  De  toutes  parts  éclataient  les  calamités 
de  la  guerre.  A  ce  spectacle,  ouvriers  et  patrons  furent  saisis  d'un 
même  sentiment;  ils  confondirent  et  oublièrent  leurs  griefs  dans 
une  réconciliation  tacite.  Quand  avec  la  paix  le  travail  se  fut  ra- 
nimé, il  ne  vint  à  l'esprit  de  personne  de  toucher  à  ce  pacte,  issu 
d'une  angoisse  commune  et  qui  n'avait  de  garantie  que  dans  un 
consentement  qui  y  survivait.  Il  semblait  qu'il  n'y  eût  plus  alors 
qu'une  âme  dans  cette  population  livrée  naguère  à  beaucoup  de 
dissentimens,  qu'un  seul  intérêt  au  lieu  de  tant  d'intérêts  qui  pa- 
raissaient inconciliables.  Le  deuil  d'une  défaite  et  le  poids  d'une 
oppression  avaient  opéré  ce  miracle.  Depuis  plus  de  deux  ans,  ce 
miracle  dure,  et  on  peut  dire  que  les  effets  n'en  sont  point  affaiblis. 
Pas  une  récrimination,  pas  une  plainte;  jamais  l'atelier  n'a  été  plus 
suivi,  ni  la  place  publique  plus  tranquille.  On  se  sent  bien  d'accord, 
grands  et  petits,  pour  courir  en  commun  les  mêmes  chances,  souf- 
frir des  mêmes  douleurs  et  partager  la  même  fortune. 

Yoilà  où  en  sont  les  ouvriers  d'Alsace,  rendus  à  leur  bonne  na- 
ture par  les  amertumes  de  l'occupation  allemande.  Il  n'est  plus  à 
craindre  qu'ils  échappent  aux  mains  des  vaincus  pour  aller  grossir 
le  cortège  du  vainqueur.  A  les  voir  dans  les  rues,  on  reconnaît  sur- 
le-champ  où  les  portent  leurs  affections  et  leurs  répugnances.  C'est 
qu'aussi  les  pamphlétaires  de  l'Allemagne  ne  les  ont  guère  ménagés; 
il  en  est  même  qui  ont  épuisé  à  leur  sujet  le  vocabulaire  des  in- 
vectives. Le  parti  évangélique  n'y  a  pas  mis  plus  de  réserve  que  le 
parti  militaire;  tous  deux  font  assaut  de  brutalités,  témoin  cette 
sortie  de  M.  Henri  de  Treitschke  :  «  en  méprisant  la  volonté  des 
Alsaciens,  nous  faisons  ce  que  nous  commande  l'honneur  alle- 
mand, »  et  plus  loin  :  «  la  nouvelle  province  récalcitrante  forti- 
fiera la  tendance  unitaire  de  notre  art  gouvernemental;  cet  exemple 
forcera  tous  les  gens  avisés  à  se  serrer  fidèlement  sous  notre  forte 
discipline  autour  de  la  couronne  de  Prusse;  ce  gain  est  d'autant 
plus  précieux  qu'il  est  toujours  possible  qu'un  nouvel  essai  de 
république  à  Paris  attire  les  regards  admiratifs  de  nos  radicaux 
allemands.  »  Notez  que  les  gens  avisés  dont  parle  l'auteur  sont 
les  Bavarois  et  les  Wurtembergeois,  et  qu'on  se  propose  de  fus- 
tiger l'Alsace  pour  mettre  ces  deux  peuples  à  la  raison.  Il  est  vrai 
que,  si  M.  de  Treitschke  accommode  ainsi  les  Alsaciens,  M.  Schrœ- 
der,  premier  prédicateur  de  la  cour,  ne  nous  épargne  pas  da- 


l'alsace-loreaine  depuis  l'annexion.  235 

vantage.  Écoutons  ce  parallèle  entre  les  Prussiens  et  nous.  «  Le 
peuple  allemand  s'est  montré  comme  le  peuple  de  Dieu.  Suivant 
l'exemple  donné  par  son  chef,  l'empereur  allemand,  il  est  parti 
pour  la  guerre  avec  Dieu,  après  s'être  humilié  devant  lui  dans  la 
pénitence  et  dans  la  prière.  Sur  le  champ  de  bataille  et  de  victoire, 
il  a  entonné  ses  vieux  cantiques.  Chaque  soldat  porte  sur  lui  son 
petit  livre  de  cantiques  de  campagne...  Dans  les  havre-sacs  de  la 
plupart  des  Français  vaincus  ou  tués,  on  n'a  trouvé  que  de  sales 
écrits  ou  des  lettres  lascives;  jamais  un  livre  sérieux,  moral,  et  en- 
core moins  un  livre  de  prières  (1).  »  Que  cette  modestie  et  cette 
charité  sont  évangéliques,  et  que  ce  langage  sied  bien  à  un  prêtre! 
Quelle  conclusion  tirer  de  tout  ceci?  Une  espérance  qui  nous  est 
commune  avec  M.  Schuré,  auteur  d'une  protestation  éloquente 
contre  les  annexions,  c'est  que  tôt  ou  tard  on  sentira  que  l'Alsace- 
Lorraine,  dans  son  démembrement,  manque  à  l'Europe  autant 
qu'à  la  France.  Unie  à  nous,  elle  représentait  la  fusion  des  deux 
races,  elle  était  la  preuve  vivante  de  l'alliance  possible  entre  leurs 
génies  si  divers,  entre  leurs  langues  et  leurs  littératures.  L'Alsace 
ouvrait  à  la  France  une  perspective  sur  l'Allemagne,  et  à  l'Alle- 
magne une  perspective  sur  la  France.  Elle  était  en  même  temps  une 
garantie  que  la  distribution  des  forces  en  Europe  ne  subirait  pas 
de  trop  graves  altérations.  Dans  l'état  actuel,  quelle  puissance  pe- 
tite ou  grande  peut  se  dire  en  sûreté?  Où  est  la  garantie  qui  existe 
pour  la  Belgique,  la  Hollande,  la  Suisse,  le  Luxembourg  plusieurs 
fois  menacé?  Il  est  vrai  que  l'enfant  terrible  des  annexionistes , 
M.  de  Treitschke,  s'est  efforcé  de  rassurer  tout  ce  monde  en  ajou- 
tant d'un  ton  protecteur  :  «  Nous  daignons  souffrir  que  la  Suisse 
reste  indépendante.  »  C'est  un  fier  langage  et  une  condescen- 
dance bien  hautaine;  mais  où  est  la  caution?  Le  mot  de  la  v-eille 
peut  être  démenti  le  lendemain.  L'évidence  du  moment,  c'est  que 
les  faibles  restent  à  la  merci  du  fort,  dont  la  main  ne  quitte  pas 
la  garde  de  son  épée,  et  qui  en  est  toujours,  dans  son  allure  et  ses 
préparatifs,  à  la  veillée  des  armes.  La  menace  est  là  comme  un  des 
satellites  de  la  paix  pour  en  donner  la  vraie  signification.  L'Europe, 
pour  son  repos  comme  pour  sa  dignité,  est  mise  en  demeure  d'y 
réfléchir;  si  elle  persiste  dans  son  système  de  désistement,  il  n'y 
restera  bientôt  plus  debout  que  les  états  auxquels,  dans  sa  magna- 
nimité, l'empire  d'Allemagne  aura  fait  grâce,  ou,  comme  dit  avec 
un  dédain  de  gentilhomme  M.  de  Treitschke ,  qu'il  aura  daigné 
souffrir. 

Louis  Reybaud. 

(1)  Le  Protestantisme  et  la  guerre  de  1S70,  par  M.  Lichtenberger, 


CHRONIQUE   DE  LA  QUINZAINE 


31  octobre  1872. 


Le  déclin  de  l'automne,  d'un  automne  pluvieux  et  froid,  va  marquer 
la  fin  des  vacances  politiques.  D'ici  à  peu  de  jours,  l'assemblée,  qui  est 
la  représentation  souveraine  de  la  France,  va  se  retrouver  à  Versailles, 
où  le  gouvernement  l'a  déjà  devancée  et  l'attend.  Tout  est  calme  en 
définitive,  rien  ne  révèle  une  agitation  menaçante.  Des  pérégrinations 
démocratiques  qui  ont  fait  un  bruit  momentané  sans  émouvoir  sérieu- 
sement le  pays,  il  n'en  est  plus  même  question  ;  c'est  à  peine  si  on 
s'occupe  encore  des  élections  qui  ont  eu  lieu  tout  récemment.  La  der- 
nière lettre  que  M.  le  comte  de  Chambord  a  cru  devoir  écrire  date  de 
quelques  jours  tout  au  plus,  et  elle  est  déjà  oubliée.  Épîtres,  discours, 
factums,  manifestes,  se  sont  succédé;  ils  ont  tourbillonné  comme  les 
feuilles  d'automne  et  ont  disparu  comme  elles.  On  ne  peut  pas  dire  que, 
pendant  ces  trois  mois  qui  viennent  de  s'écouler,  la  situation  générale 
ait  sensiblement  changé,  qu'il  se  soit  produit  dans  le  pays  un  mouve- 
ment précis,  déterminé,  impérieux,  et  cependant,  on  en  a  le  pressenti- 
ment vague,  on  le  comprend,  cette  session  nouvelle  qui  va  s'ouvrir  doit 
avoir  une  importance  particulière;  il  y  a  des  questions  qui  se  présente- 
ront nécessairement  d'elles-mêmes  et  qui  devront  être  résolues,  parce 
que  les  jours  et  les  semaines  s'écoulent,  parce  qu'on  marche  à  grands 
pas  vers  l'heure  où  l'occupation  étrangère  cessera  de  peser  sur  nos 
malheureuses  provinces,  parce  qu'enfin  il  est  de  la  plus  simple  pré- 
voyance patriotique  de  ne  pas  attendre  le  dernier  instant,  au  risque 
d'être  surpris  par  les  événemens  et  de  tomber  dans  l'imprévu.  Les 
députés  sont  partis  il  y  a  trois  mois,  ils  vont  revenir  maintenant  re- 
posés et  éclairés.  Ceux  qui  n'ont  pas  un  parti  pris  d'avance  et  des  idées 
systématiques  ont  pu  étudier  le  pays,  interroger  les  mouvemens  de 
l'opinion;  ils  savent  ce  qui  est  possible,  ce  qui  répond  aux  intérêts, 
aux  instincts  publics.  Assurément,  même  en  admettant  un  concours  suf- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  237 

fisant  de  bonnes  volontés  sincères  et  désintéressées,  ce  ne  sera  pas  fa- 
cile d'arriver  à  des  combinaisons  qui  puissent  mettre  d'accord  tant 
d'opinions  diverses;  mais  il  y  a  une  chose  qui  domine  tout  :  c'est  la 
nécessité,  et  le  patriotisme  doit  faire  le  reste. 

Qu'est-ce  donc  après  tout  que  la  politique,  si  ce  n'est  la  recherche  de 
ce  qui  est  possible  dans  une  siiuaiion  aussi  complexe  et  aussi  doulou- 
reuse que  celle  où  se  débat  notre  pays  depuis  deux  ans?  Ce  qui  est 
possible  aujourd'hui,  on  le  sent,  on  le  voit,  c'est  évidemment  la  régu- 
larisation de  ce  qui  existe,  c'est  l'affermissement  d'un  régime  qui  a 
donné  à  la  France  la  paix  extérieure,  la  paix  intérieure,  et  qui  au  mi- 
lieu des  dilficLillés  les  plus  inextricables  a  entrepris  cette  œuvre  im- 
mense de  la  libération  du  teniioire.  Comment  ce  régime  peut-il  être 
affermi  et  régularisé?  C'est  l'assemblée  qui  l'a  créé  sous  l'influence  des 
plus  pressantes  nécessités  publiques,  c'est  par  l'assemblée  qu'il  peut 
prendre  un  caractère  plus  précis  ou  plus  définitif,  si  l'on  veut.  Qu'il  s'ap- 
pelle la  république  conservatrice  ou  la  république  sans  épithète,  cela 
importe  vraiment  assez  peu.  L'essentiel  est  que  ce  soit  un  régime  pro- 
tscteur  de  toutes  les  sécurités  et  de  tous  les  intérêts,  ayant  en  lui-même 
une  force  de  préservation  contre  tous  les  entraînemens  et  tous  les  excès. 
Tel  qu'il  est,  tel  qu'il  peut  être  constitué,  ce  régime  a  cela  pour  lui  qu'il 
est  le  seul  possible  au  moment  où  nous  sommes,  qu'il  existe  déjà,  qu'il 
n'y  a  qu'à  se  servir  des  moyens  dont  on  dispose  pour  l'organiser  sans 
secousse,  sans  ébranlement,  sans  exposer  le  pays  à  des  crises  nouvelles 
en  face  de  l'étranger,  sans  braver  le  péril  d'une  dissolution  prématurée 
de  l'assemblée. 

Est-ce  qu'on  peut  faire  autre  chose  aujourd'hui?  Est-ce  qu'il  y  a  un 
autre  mo^eii  séiieux  et  pratique  de  procéder  dans  les  conditions  où  se 
trouve  la  France?  Oui,  sans  doute,  disent  les  uns,  le  moyen  existe,  on 
peut  faire  mieux  que  la  république,  on  peut  restaurer  la  monarchie.  La 
question  est  de  savuir  comment  on  ferait  pour  restaurer  cette  monarchie, 
qui  depuis  deux  ans  s'épuise  à  se  discréditer  par  son  impuissance  que- 
relleuse et  à  gaspiller  les  chances  qu'elle  a  paru  avoir  un  instant.  D'hon- 
nêtes légitimistes  ont  souvent  accusé  M.  Thiers  et  ils  l'accusent  encore 
d'être  le  plus  grand  obstacle  au  rétablissement  de  la  royauté  tradition- 
nelle. M.  Thiers,  il  esi  vrai,  ne  s'est  jamais  donné  pour  un  légitimiste 
d'une  irréprochable  orthodoxie,  et  au  milieu  des  travaux  qui  l'assiègent 
il  n'a  peut-être  pas  eu  le  temps  de  songer  beaucoup  à  une  restauration 
de  la  monarchie  traditionnelle;  mais  sûrement  ce  n'est  pas  lui  qui  de- 
puis deux  ans  a  fait  le  plus  de  mal  à  la  cause  de  la  royauté.  Si  cette 
cause  a  été  compromise,  elle  l'a  dû  surtout  aux  royalistes  ei  à  M.  le 
comte  de  Chambord  lui  même.  Personne  au  monde  ne  peut  mécou naître 
la  loyale  honnêteté,  l'élévation  des  sentimens  d'un  prince  qui  supporte 
si  noblement  l'exil  depuis  quarante-deux  ans.  Il  faut  bien  l'avouer  ce- 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pendant,  chacun  de  ses  manifestes  est  une  bataille  perdue  pour  sa  cause, 
et  la  dernière  lettre  qu'il  vient  d'adresser  à  un  de  ses  amis,  membre  de 
l'assemblée  de  Versailles,  n'est  point  certes  de  nature  à  lui  ramener  la 
victoire.  Voilà  un  prince  qui  ne  dirait  pas,  à  l'exemple  de  son  aïeul 
Henri  IV,  que  la  France  et  Paris  valent  bien  une  messe,  ou,  si  l'on  veut, 
un  mot  d'amitié  à  la  société  moderne;  il  ne  transige  pas  quant  à  lui,  il 
s'enferme  dans  le  droit,  dans  le  sentiment  religieux  de  la  mission  pro- 
videntielle qu'il  s'attribue.  Il  reste  immuable,  impassible  sur  son  haut 
promontoire  de  la  légitimité,  attendant  que  la  mer  vienne  le  reprendre; 
mais  la  mer  ne  monte  plus  jusque-là.  La  France,  telle  que  ce  prince  hon- 
nête et  aveuglé  croit  la  voir,  telle  que  ses  amis  la  lui  représentent  sans 
doute,  cette  France  n'existe  pas;  cette  royauté  sacerdotale  dont  il  garde 
l'idéal  n'a  plus  de  place  dans  notre  monde,  et  M.  le  comte  de  Chambord 
semble  le  comprendre,  puisque  visiblement  il  ne  croit  plus  aux  moyens 
humains  pour  une  restauration ,  qu'il  désire  peut-être  moins  que  ses 
partisans,  «  Le  jour  du  triomphe  est  encore  un  des  secrets  de  Dieu,  » 
dit-il,  et  il  est  certain  qu'il  n'y  a  rien  à  objecter  à  cela.  M.  le  comte  de 
Chambord  a  écrit  sa  lettre  pour  protester  une  dernière  fois  contre  les 
tentatives  d'organisation  constitutionnelle  qui  se  préparent;  mais  il  ne 
dit  ni  ce  qu'on  pourrait  faire,  ni  comment  on  pourrait  le  faire.  Le 
manifeste  d'Ebenzweyer  est  une  protestation,  ce  n'est  pas  une  solution 
au  milieu  des  difficultés  qui  nous  pressent. 

Cette  solution  nécessaire,  où  est-elle  cependant?  Est-ce  qu'on  peut  la 
chercher  dans  une  crise  intérieure  imprudemment  provoquée,  dans  un 
appel  au  pays  lui-même  par  une  dissolution  de  la  chambre,  par  l'élection 
d'une  assemblée  nouvelle  qui  arriverait  avec  la  mission  particulière  da 
constituer,  d'organiser  un  gouvernement?  Où  donc  est  la  nécessité  de  se 
jeter  dans  de  telles  aventures  au  moment  où  nous  aurions  besoin  de 
mettre  la  plus  extrême  mesure  dans  nos  actions  et  même  dans  nos  paroles? 
Assurément  l'assemblée  qui  existe  aujourd'hui  n'est  point  éternelle,  elle 
ne  vivra  pas  au-delà  du  terme  qui  lui  est  naturellement  assigné.  Sa  rai- 
son d'être  est  dans  les  circonstances  d'où  elle  est  sortie  et  avec  lesquelles 
elle  disparaîtra.  Jusque-là,  elle  doit  rester  à  son  poste,  elle  doit  vivre, 
son  existence  est  liée  à  cette  œuvre  de  la  libération  du  territoire  qui  se 
poursuit  laborieusement.  Voulût-elle  se  dissoudre,  elle  ne  le  pourrait 
pas  sans  déshonneur  pour  elle,  sans  danger  pour  le  pnys.  Qu'on  y  ré- 
fléchisse un  instant  :  imagine-t-on  une  crise  électorale  s'ouvrant  au- 
jourd'hui ou  dem.ain,  le  gouvernement  battu  en  brèche  dans  la  lutte, 
toutes  les  passions  se  donnant  rendez-vous,  tous  les  partis  relevant  leurs 
drapeaux,  l'agitation  survivant  sans  doute  au  scrutin,  et  tout  cela  pen- 
dant que  les  Allemands  sont  dans  nos  villes  et  dans  nos  campagnes,  at- 
tendant la  fin  de  cette  meurtrière  aventure!  M.  Louis  Blanc,  qui  tient  à 
r^^prendre  son  rang  dans  le  radicalisme  agitateur,  juge  celte  considération 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  239 

fort  puérile,  il  trouve  que  c'est  une  insigne  faiblesse  de  se  préoccuper  des 
Prussiens,  qui  n'ont  pas  le  droit  de  se  mêler  de  nos  affaires.  Ce  qui  est 
puéril,  malavisé,  c'est  de  ne  pas  tenir  compte  des  circonstances,  c'est 
de  s'imaginer  naïvement  que  la  France  aujourd'hui  peut  perdre  im- 
punément trois  mois  en  agitations  stériles.  Sans  doute,  comme  le  dit 
M.  Louis  Blanc,  le  crédit  de  la  France  est  considérable,  il  a  suffi  à 
tout,  il  doit  jusqu'au  bout  suffire  à  tout;  mais  ce  crédit  lui-même  ne 
vit  et  ne  se  soutient  que  par  le  travail,  par  la  sécurité,  et  ce  n'est  pas 
au  milieu  des  incertitudes,  des  confusions  d'une  crise  toujours  redou- 
table, que  le  pays  peut  travailler,  que  le  gouvernement  peut  combiner 
tous  les  moyens  nécessaires  pour  hâter  ou  assurer  la  libération  du  ter- 
ritoire. Quelle  raison  y  a-t-il  d'aller  au-devant  de  ces  périls?  Les  radi- 
caux se  défient  de  l'assemblée  actuelle,  voilà  toute  la  question;  déjà  ils 
s'étudient  à  mettre  en  suspicion  tout  ce  qui  pourra  être  fait  par  elle, 
même  pour  l'établissement  de  la  république,  et  ils  ne  voient  pas  qu'en 
déclinant  l'autorité  de  cette  assemblée  librement  élue,  c'est  l'autorité 
même  de  la  souveraineté  nationale  qu'ils  déclinent.  La  chambre  de  Ver- 
sailles peut  ne  pas  leur  plaire,  c'est  possible;  croient-ils  par  hasard 
qu'une  chambre  où  ils  domineraient  ne  soulèverait  aucune  protestation 
et  serait  considérée  par  tout  le  monde  comme  la  représentation  fidèle 
de  la  volonté  nationale?  La  vérité  esi  qu'entre  l'impossibilité  d'un  re- 
tour à  la  monarchie  et  le  danger  des  agitations  où  le  radicalisme  cherche 
une  victoire  de  surprise,  il  n'y  a  qu'un  moyen  pratique,  efficace,  c'est 
que  l'assemblée  elle-même  se  décide  prudemment  à  régulariser  le  ré- 
gime que  les  événemens  ont  fait  à  la  France,  en  l'entourant  de  toutes 
les  garanties  qui  peuvent  lui  imprimer  le  caractère  d'un  régime  de  libé- 
rale conciliation. 

Au  fond,  c'est  là  visiblement  la  direction  de  l'opinion.  Le  pays  ne  de- 
mande rien  de  plus  ;  il  se  rattache  par  instinct,  par  bon  sens  à  ce  qui 
existe,  et  les  élections  qui  viennent  d'avoir  lieu,  qui  ont  été  un  instant 
l'objet  de  tant  d'interprétations,  de  tant  de  commentaires,  ces  élec- 
tions ,  interrogées  en  toute  impartialité ,  n'ont  point  un  autre  sens. 
N'est-il  pas  clair  d'abord  qu'elles  ne  révèlent  aucune  tendance  parti- 
cuhèrement  monarchique?  Même  dans  le  Morbihan,  où  le  candidat  de 
l'opposition  a  triomphé,  le  vote  semble  avoir  eu  un  caractère  religieux 
encore  plus  que  politique.  Dans  les  autres  départemens,  les  nouveaux 
élus  sont  républicains,  ils  se  sont  présentés  comme  tels  ou  ils  ont  fait 
acte  d'adhésion  à  la  république.  Le  résultat  est-il  cependant  aussi  simple, 
aussi  décisif  qu'on  le  dirait,  et  les  radicaux  ont-ils  surtout  le  droit  de 
triompher  du  dernier  scrutin?  Il  faudrait  s'entendre.  Qu'on  remarque 
ce  fait  au  moins  caractéristique  :  ce  sont  des  républicains  qui  ont  été 
nommés,  mais  tous,  ou  presque  tous,  ils  ont  commencé  par  protester  de 
leur  adhésion  au  régime  actuel,  au  gouvernement  de  M.  Thiers,  à  la  ré- 


2/l0  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

publique  conservatrice.  M.  Nioche,  élu  dans  l'Indre-et-Loire,  a  renou- 
velé ses  protestations  même  après  le  vote.  L'élu  du  Calvados,  M.  Paris, 
s'était  prononcé  dans  sa  profession  de  foi  avec  une  vivacité  des  plus 
énergiques.  Le  nouveau  député  de  l'Oise,  M.  Gérard,  ancien  représen- 
tant de  1840,  avait  marqué  d'avance  sa  place  dans  le  centre  gauche. 
Dans  la  Gironde  également,  un  candidat  qui  n'avait  d'autre  titre  que 
d'avoir  été  exilé  en  1852  et  qui  a  été  soutenu  par  les  radicaux,  M.  Ca- 
duc, a  cru  devoir  se  mettre  sous  le  pavillon  de  M.  Thiers. 

A  Alger,  M.  Crémieux  a  pris  la  cocarde  de  républicain  conservateur, 
de  sorte  qu'on  ne  voit  pas  bien  en  quoi  consiste  cette  victoire  électo- 
rale que  les  radicaux  ont  revendiquée  si  bruyamment.  S'ils  ont  triomphé, 
comme  ils  l'ont  dit,  ils  n'ont  certainement  pas  triomphé  par  eux-mêmes, 
ils  se  sont  glissés  à  la  suite  du  gouvernement,  dont  ils  se  sont  proclamés 
les  amis  et  les  défenseurs,  en  dissimulant  leur  propre  drapeau.  Ce  n'est 
pas  là  le  seul  fait  significatif  dans  les  élections.  Si  modérés  qu'ils  soient, 
ces  nouveaux  députés  républicains  n'ont  pas  réussi  sans  quelque  diffî- 
cujté.  Dans  l'Indre-et-Loire,  M.  Nioche  a  élé  serré  de  près  par  M.  Paul 
Schneider;  un  déplacement  de  quelques  centaines  de  voix  changeait  le 
résultat.  Dans  le  Calvados,  les  concurrens  de  M.  Paris  ont  réuni  plus  de 
suffrages  que  M.  Paris  lui-m.ême.  Jusque  dans  la  Gironde ,  le  scrutin  a  été 
assez  étrange.  M.  de  Forcade  La  Roquette,  malgré  les  souvenirs  qui  le 
rattachaient  au  régime  impérial,  malgré  son  titre  d'ancien  ministre  de 
l'empire,  M.  de  Forcade  est  arrivé  au  chiffre  de  50,000  voix.  Ces  résultats 
ne  laissent  pas  d'être  assez  curieux;  on  peut  les  méditer  avec  fruit  et 
voir  surtout  le  danger  d'offrir  par  des  divisions  des  facilités  inespérées 
au  bonapartisme. 

Qu'en  faut-il  conclure?  C'est  évidemment  une  illusion  de  triompher 
ou  de  s'alarmer  d'un  vote  qui  n'est  après  tout  que  l'expression  de  l'in- 
cerlitude  des  esprits  et  des  opinions.  En  réalité,  c'est  un  pays  assez  per- 
plexe, qui  vote  ou  qui  croit  voter  pour  un  gouvernement  auquel  il  doit  la 
paix  et  la  sécurité.  Fatigué,  excédé  de  révolutions,  il  ne  se  met  pas  à  la 
suite  d'un  parti  dont  la  victoire  serait  le  signal  de  révolutions  nouvelles, 
il  se  prononce  par  une  sorte  d'instinct  pour  ce  qui  existe;  il  n'éprouve 
pas  le  besoin  de  changer  de  condition,  surtout  quand  on  lui  parle  de  re- 
venir à  une  monarchie  qui  représente  à  ses  yeux  tout  un  ordre  évanoui, 
il  demande  tout  simplement  qu'on  lui  donne  un  régime  régulier  et  sensé 
qui  le  ))rotége  dans  son  repos,  dans  son  travail.  Voilà  ce  que  veulent 
dire  les  élections  dernières;  elles  signifient  le  repos  dans  la  république, 
puisque  la  république  existe,  et  ce  que  le  pays  demande,  il  faut  le 
lui  donner.  Comment  le  lui  donnera-t-on,  si  ce  n'est  par  un  certain 
nombre  de  mesures,  qu'on  appellera  constitutionnelles  si  l'on  veut,  qui 
dans  tous  les  cas  tranchent  des  questions  toujours  irritantes,  toujours 
menaçantes,  en  imprimant  un  caractère  plus  définitif  à  ce  qui  n'a  été 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  2A1 

depuis  deux  ans  qu'une  trêve  souvent  agitée,  quoique  volontairement 
acceptée? 

Et  d'abord  on  a  l'avantage  d'entrer  dans  cette  voie  avec  un  esprit 
éclairé  par  une  longue  et  cruelle  expérience.  On  sait  désormais  ce  que 
valent  ces  constitutions  écrites  qui  ont  la  prétention  de  tout  résumer  en 
quelques  articles  et  de  fixer  irrévocablement  l'avenir.  La  France  a  eu 
depuis  quatre-vingts  ans  une  douzaine  de  constitutions  de  toutes  les 
couleurs,  de  toutes  les  nuances,  de  toutes  les  dimensions,  constitutions 
impériales,  royales,  consulaires,  républicaines,  despotiques,  libérales. 
Qu'en  est-il  resié?  Elles  ont  disparu  comme  elles  étaient  venues,  dans 
un  coup  de  vent.  Elles  forment  aujourd'hui  une  assez  curieuse  collec- 
tion pour  ceux  qui  veulent  faire  des  études  rétrospectives  sur  le  droit 
politique.  Où  donc  est  aujourd'hui  la  nécessité  de  recommencer  cette 
histoire?  La  vraie  constitution  de  la  France  est  dans  nos  mœurs,  dans 
nos  institutions  civiles  et  sociales.  Le  reste  n'est  que  l'organisation  d'un 
mécanisme  de  gouvernement  adapté  au  principe  de  la  souveraineté  na- 
tionale, et  qu'est-ce  qui  empêche  de  coordonner  ce  mécanisme  en  dé- 
brouillant un  peu  la  confusion  oii  l'on  se  débat  depuis  près  de  deux  ans? 
On  sent  bien  que  le  moment  approche  où  ces  questions  s'imposeront, 
déjà  des  projets  de  toute  sorte  se  préparent;  en  définitive,  ils  tournent 
autour  de  deux  ou  trois  idées.  La  présidence,  telle  qu'elle  existe,  a  besoin 
évidemment  d'être  modifiée.  On  est  allé  au  plus  pressé,  on  a  remis  le 
pouvoir  entre  les  mains  de  l'homme  que  tout  désignait  à  la  confiance  pu- 
blique, dont  l'expérience,  le  patriotisme,  la  fertile  activité,  étaient  des  ga- 
ranties pour  la  France.  On  l'a  nommé  chef  du  pouvoir  exécutif,  président 
de  la  république;  mais  cette  présidence  est  en  quelque  sorte  une  situa- 
tion personnelle,  une  prééminence  consulaire  plutôt  qu'une  autorité  dé- 
finie :  elle  n'a  aucune  durée  précise,  et  à  la  rigueur,  d'après  la  loi  Rivet, 
elle  devrait  disparaître  avec  la  chambre  dont  elle  est  l'émanation,  de 
telle  sorte  que  le  pays  pourrait  se  trouver  un  jour  sans  assemblée  et 
sans  gouvernement.  Voilà  le  fait.  On  a  parlé  de  décerner  la  présidence 
à  vie  à  M.  7'hiers.  Cette  idée,  on  peut  l'assurer,  ne  vient  point  de  M.  le 
président  de  la  république,  et  elle  ne  lui  sourit  nullement  malgré  tout 
ce  qu'elle  peut  avoir  de  flatteur.  Elle  ne  remédierait  à  rien,  et  elle 
risquerait  de  créer  des  confusions  qui  ne  seraient  peut-être  pas  sans 
danger.  Ce  qu'il  y  aurait  de  plus  simple  sans  doute,  ce  serait  de  don- 
ner à  la  présidence  une  durée  de  quatre  ans  avec  faculté  de  réélection, 
et  de  compléter  l'institution  présidentielle  par  une  vice-présidence  qui 
écarterait  d'avance  tout  péril  d'interrègne  et  de  crise  en  cas  d'accident. 
Dans  quelles  conditions  pourrait-on  établir  cette  vice-présidence?  Celui 
qui  l'exercera  sera-t-il  élu  expressément  par  la  chambre,  ou  bien  le 
président  même  de  l'assemblée  restera-t-il  chargé  de  prendre  éventuel- 
lement le  pouvoir  exécutif?  Ces  questions  peuvent  avoir  quelques  côtés 

XOME  cil.  —  1872.  li) 


2à2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

délicats;  elles  ne  sont  point  insolubles  dès  qu'on  les  abordera  sans  ar- 
rière-pensée, et,  cette  constitution  du  pouvoir  exécutif  une  fois  définie, 
un  grand  pas,  un  pas  décisif  sera  fait  dans  la  voie  d'une  organisation 
sérieuse. 

Ce  n'est  pas  tout  évidemment.  Il  y  a  deux  questions  qui  se  présen- 
tent d'elles-mêmes,  dont  la  solution  est  peut-être  un  peu  moins  pres- 
sante, mais  qui  devront  nécessairement  être  résolues.  La  première  de 
ces  questions  est  la  constitution  d'une  seconde  chambre.  Un  jour,  sous 
l'empire,  nous  nous  entretenions  justement  de  cette  question  d'une  se- 
conde chambre  avec  un  homme  qui  est  aujourd'hui  dans  le  parti  radi- 
cal, qui  a  toujours  été  républicain.  11  avouait  qu'en  ISkS  il  était  partisan 
d'une  chambre  unique,  niais  que  depuis  ses  idées  s'étaient  modifiées, 
qu'il  admettait  l'utilité  d'une  seconde  assemblée,  et,  comme  on  lui  de- 
mandait pourquoi  il  avait  changé  d'opinion,  il  répondait  simplement  : 
«  parce  que  j'ai  vingt  ans  de  plus.  »  Il  disait  vrai,  c'est  la  raison  la  plus 
naturelle  et  la  plus  philosophique  à  la  fois  de  la  nécessité  d'une  seconde 
assemblée,  parce  qu'on  ne  voit  pas  les  choses  de  ce  monde  du  même 
œil  à  tous  les  âges.  II  y  a  une  expérience  que  donnent  le  temps,  l'étude, 
le  maniement  des  intérêts  du  pays,  et  cette  expérience,  cette  maturité 
si  l'on  veut,  c'est  justement  une  seconde  chambre,  de  quelque  nom 
qu'on  la  nomme,  qui  peut  la  représenter  dans  les  grandes  délibérations 
sur  les  affaires  publiques.  La  difficulté  est  toujours  sans  doute  de  trou- 
ver les  élémens  de  cette  seconde  assemblée  dans  un  pays  où  il  n'y  a  pas 
des  traditions  d'aristocratie  politique  comme  en  Angleterre,  des  condi- 
tions particulières  de  vie  locale  comme  aux  États-Unis  ou  en  Suisse.  Il 
n'est  pas  moins  vrai  que  c'est  la  seule  garantie  qui  existe  jusqu'ici  contre 
les  entraînemens  et  les  tyrannies  possibles  d'une  assemblée  unique. 
D'ailleurs,  une  fois  le  principe  admis,  cette  difficulté  n'est  point  elle- 
même  insoluble.  Les  élémens  d'une  seconde  chambre,  ils  existent  dans 
les  conseils-généraux,  dans  la  haute  magistrature,  dans  l'armée,  dans 
les  compagnies  savantes,  même  dans  la  grande  propriété  ou  dans  l'in- 
dustrie, dans  tout  ce  qui  peut  offrir  en  un  mot  la  triple  garantie  de 
l'indépendance,  de  l'expérience  et  du  savoir. 

La  seconde  question  qui  reste  à  résoudre  et  qu'il  faudra  bien  abor- 
der, c'est  la  loi  électorale  :  non  pas  que  par  un  excès  de  susceptibilité 
conservatrice  on  puisse  songer  à  revenir  à  quelque  chose  comme  la  loi 
du  31  mai  1850,  qui  a  si  étrangement  servi  de  prétexte  au  coup  d'état 
du  2  décembre  1851.  Nullement,  le  suffrage  universel  existe,  et  ce 
qu'il  y  a  de  mieux  c'est  de  vivre  avec  lui,  en  l'éclairant  autant  que 
possible,  en  le  mettant  en  garde  contre  les  pièges  où  il  peut  tomber; 
mais  ce  qui  est  essentiel,  ce  qui  ne  ressemble  en  aucune  façon  à  une 
violation  directe  ou  indirecte  du  droit  de  suffrage,  c'est  de  ramener  la 
vérité,  la  sincérité  dans  la  représentation  publique,  et  de  ne  point  lais- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  243 

ser  le  pays  exposé  à  ces  coups  de  vent  des  scrutins  de  liste,  qui  met- 
tent le  hasard  dans  les  élections,  qui  ne  sont,  à  tout  prendre,  que  le 
plébiscite,  sous  une  forme  un  peu  moins  violente,  dans  le  cercle  d'un 
département.  En  définitive,  de  quoi  s'agit-il?  Les  républicains  sincères 
et  prévoyans  devraient  être  les  premiers  à  demander  cette  réforme  et 
toutes  celles  dont  on  parle  aujourd'hui,  car  enfin,  si  l'on  veut  que  la 
république  vive,  il  faut  qu'elle  cesse  d'être  un  ouragan  comme  elle  Ta 
été  si  souvent  dans  son  passage  à  travers  notre  existence  nationale;  il 
faut  qu'elle  devienne  une  institution  paisible  et  pratique,  qu'elle  entre 
dans  les  faits  et  dans  les  mœurs,  qu'elle  offre  des  garanties  contre  les 
dangers  de  mobilité  et  de  perturbation  dont  elle  porte  en  elle-même  le 
redoutable  germe. 

Une  des  choses  les  plus  plaisantes,  c'est  le  t!bn  mélancolique  que  pren- 
nent, depuis  quelque  temps  surtout,  les  chefs  et  même  les  dieux  infé- 
rieurs du  radicalisme,  pour  se  plaindre  de  tout  ce  qu'ils  ont  eu  à  dévorer, 
des  déboires  qui  leur  ont  été  infligés  pendant  ces  deux  dernières  années. 
M.  Louis  Blanc  le  disait,  il  y  a  peu  de  jours  encore,  avec  un  attendris- 
sement des  plus  touchans.  Les  radicaux  sont  malheureux,  ils  ont  été 
obligés  plus  d'une  fois  de  réprimer  leurs  intempérances,  de  retenir  leurs 
programmes,  leurs  discours,  leurs  propositions,  leurs  interpellations;  ils 
se  sont  vus  condamnés  à  se  taire  quand  ils  avaient  tant  envie  de  par- 
ler! Mais  ne  voient-ils  pas  que,  si  la  république  vit  encore,  c'est  peut- 
être  justement  parce  qu'ils  ne  l'ont  pas  gouvernée,  parce  qu'ils  ont  été 
contraints  par  les  circonstances  à  cette  modération  qui  leur  pèse  ?  Vrai- 
semblablement, s'ils  avaient  eu  toute  liberté,  c'eût  été  bientôt  fini;  la 
crise  eût  été  violente  sans  doute,  elle  aurait  fini  comme  toutes  les  crises 
de  ce  genre.  L'anarchie  eût  enfanté  quelque  dictature,  et  une  fois  de 
plus  la  république  aurait  été  perdue  par  ceux  qui  se  prétendent  ses  vrais 
et  uniques  serviteurs.  Elle  vit,  parce  qu'elle  a  été  sagement  protégée 
contre  ses  excès,  parce  qu'il  s'est  trouvé  là  un  homme  qui  a  su  se  ser- 
vir de  ce  régime  pour  relever,  autant  qu'il  l'a  pu,  un  pays  qui  venait  de 
tomber  mutilé  et  sanglant  dans  la  poussière.  Elle  ne  s'est  maintenue,  en 
un  mot,  et  elle  ne  peut  se  maintenir  que  par  cette  politique  de  ména- 
gement et  de  prudence  que  rendent  nécessaire  les  circonstances  exté- 
rieures autant  que  les  complications  intérieures.  C'est  assurément  un 
fait  curieux  et  qui  dénote  la  singulière  idée  que  les  radicaux  se  font  de 
la  vie  d'un  pays.  Dès  qu'ils  aperçoivent  un  certain  calme,  une  certaine 
paix,  dès  qu'ils  voient  qu'on  se  remet  à  traiter  les  affaires  pour  elles- 
mêmes,  à  résoudre  simplement  les  questions  sans  mettre  partout  l'agi- 
tation et  la  violence,  il  leur  semble  que  ce  n'est  plus  la  république, 
qu'on  leur  a  pris  leur  régime  préféré.  Pour  que  la  république  existe  à 
leurs  yeux,  il  faut  qu'ils  puissent  se  déchaîner,  remuer  les  passions,  se 
répandre  en  discours  enflammés,  sans  s'inquiéter  des  résultats  de  cette 


2Ml  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

politique  de  sédition  et  d'excitation.  Malheureusement,  si  ce  système  a 
souvent  de  désastreuses  conséquences  dans  notre  vie  intérieure,  il  est 
parfois  plus  dangereux  encore  au  point  de  vue  de  notre  situation  exté- 
rieure. 

Il  faudrait  bien  se  dire  que  nous  ne  sommes  pas  dans  des  conditions 
ordinaires,  que  toutes  les  polémiques  ne  sont  pas  sans  péril.  On  vient 
de  s'en  apercevoir  tout  récemment  encore  par  un  incident  des  plus  pé- 
nibles, par  cette  lettre  que  M.  le  maire  de  Nancy  s'est  vu  obligé  d'é- 
crire à  notre  plénipotentiaire  au  camp  allemand,  M.  de  Saint-Vallier, 
pour  se  plaindre  de  la  situation  cruelle  où  les  polémiques  de  certains 
journaux  placent  les  habitans  des  départemens  occupés  qui  «  paient  sans 
se  plaindre  la  rançon  de  la  France  en  restant  jusqu'au  bout  le  gage  de 
cette  rançon,  »  et  en  demeurant  exposés  aux  contre-coups  de  l'irritation 
produite  chez  les  Prussiens  par  des  articles  irréfléchis.  M.  le  maire  de 
Is'ancy  dit  avec  tristesse  une  parole  qu'on  devrait  avoir  toujours  pré- 
sente. «  Le  seul  moyen  en  ce  moment  pour  la  France  de  nous  témoigner 
ses  sympaihifs,  c'est  de  nous  aider  par  une  sage  prudence  à  supporter 
jusqu'au  bout,  sans  secousses  violentes,  les  charges  d'une  occupation 
que  l'exagération  de  certains  sentimens  ne  ferait  que  prolonger.  »  Aussi 
tout  nous  rappelle  à  chaque  instant  une  situation  douloureuse,  et  ce  se- 
rait bien  le  moins  que  l'administration  de  la  guerre  ne  se  mît  pas,  elle 
aussi,  de  la  partie,  pour  nous  faire  sentir  ce  cruel  déboire  en  envoyant 
sans  précaution  siiflisante  à  Châlons  des  soldats  qui  se  trouvent  exposés 
à  être  désarmés  par  les  Prussiens.  C'est  bien  assez  que  des  articles  de 
journaux  nous  attirent  des  mésaventures  par  des  polémiques  inutile- 
ment provocantes. 

Quelle  étrange  et  malfaisante  manie,  en  effet,  de  S'épuiser  si  souvent 
en  disputes  dangereuses  ou  en  déclamations  passionnées  lorsqu'il  y  a 
tant  à  faire  de  toute  façon,  lorsqu'il  n'y  a  point  une  heure  à  perdre  pour 
préparer  la  reconstitution  morale  et  nationale  de  la  France!  Puisque  le 
malheur  nous  a  fait  sentir  son  aiguillon,  il  faudrait  au  moins  profiter  de 
cette  dure  expérience  pour  se  recueillir  avec  une  patriotique  sincérité, 
pour  étudier  résolument,  virilement,  les  causes  de  tous  ces  désastres  ac- 
cumulés, et  pour  chercher  les  moyens  de  les  réparer.  C'est  là  une  œuvre 
bien  autrement  sérieuse,  bien  autrement  salutaire  que  toutes  les  agita- 
tions factices  des  partis,  qui  ne  font  qu'aggraver  nos  misères  en  aigris- 
sant les  esprits,  en  détournant  l'attention  des  seuls  objets  dignes  d'oc- 
cuper une  société  qui  n'a  plus  le  droit  de  se  flatter  elle-même,  qui  a  trop 
cruellement  expié  ses  illusions,  ses  fantaisies  ou  ses  défaillances.  Les 
questions  politiques  ont  toujours  de  l'importance  sans  doute;  il  y  a  des 
questions  bien  plus  graves  encore,  qu'il  faut  savoir  aborder  simplement, 
qu'on  ne  peut  résoudre  que  par  le  travail,  par  l'étude,  par  une  action 
attentive  ne  tous  les  jours  et  de  toutes  les  heures. 


RETUE.    —    CHRONIQUE.  2Û5 

L'admiaistration  française  a  tous  les  mérites  qu'on  voudra,  elle  a 
surtout  l'avantage  d'être  un  instrument  aussi  ingénieux  que  puissant, 
docile  à  tous  les  pouvoirs,  merveilleusement  combiné  pour  tous  les  ser- 
vices utiles  ou  inutiles  qu'on  peut  lui  demander.  Il  n'est  pas  moins  vrai 
qu'au  moment  où  nous  sommes,  en  dépit  de  tous  les  événemens  et  de 
toutes  les  leçons,  cette  administration  revient  plus  que  jamais,  si  on  n'y 
prend  garde,  à  ses  triidiiions  d'immobilité  et  de  routine.  Au  lien  de  sim- 
plifier et  d'expédier  les  affaires,  elle  les  complique  et  les  ralentit.  Elle  a 
aujourd'hui  comme  autrefois  ses  formalités  minutieuses  et  découra- 
geantes, ses  habitudes  lentes  et  obstinées  qu'il  est  si  difficile  de  vaincre, 
qu'on  ne  changera  qu'en  y  mettant  un  peu  énergiquement  la  main,  en 
introduisant  quelque  ressort  nouveau  dans  cette  machine  confuse  et  pa- 
resseuse. La  réforme  administrative,  c'est  là  une  de  ces  choses  sérieuses 
et  pratiques  dont  il  faudrait  s'occuper.  Certes  le  gouvernement  a  déjà 
fait  beaucoup  pour  l'armée,  pour  cette  armée  qui  a  été  si  justement  sa 
première  et  sa  plus  vive  préoccupation  au  lendemain  de  nos  revers. 
M.  le  président  de  la  république  a  trouvé  là  une  douloureuse  occasion 
de  déployer  son  expérience,  de  satisfaire  son  ancienne  et  très  noble 
passion  pour  tout  ce  qui  touche  à  la  grandeur  militaire  de  la  France.  Il 
s'occupe  avec  une  sollicitude  jalouse  de  tous  ces  détails,  il  veille  à  la 
formation  de  ces  camps  où  nos  soldats  vont  se  discipliner  et  puiser  une 
instruction  nouvelle  sous  la  direction  de  nos  plus  vaillans  hommes  de 
guerre,  et  cependant,  on  le  sent  bien,  ce  qui  a  été  fait  n'est  qu'un  c«m- 
mencement.  Que  d'efforts  patiens  et  persévérans  il  faut  encore  pour  re- 
mettre un  peu  partout  l'ordre,  l'exactitude,  le  sentiment  du  devoir,  la 
vigilance,  pour  remonter  cette  administration  de  la  guerre  de  façon 
qu'elle  nous  épargne  tout  au  moins  des  accidens  comme  celui  de  Châ- 
lons!  Voilà  certes  qui  vaudrait  mieux  que  toutes  les  préoccupations  et 
les  conversations  politiques,  comme  celle  qu'on  prête  à  un  aide-de-camp 
de  M.  le  ministre  de  la  guerre  récemment  en  voyage  à  La  Fère.  Nous 
sommes  à  un  de  ces  moinens  où  l'esprit  de  réforme,  éclairé  par  le  mal- 
heur, doit  s'efforcer  de  rendre  à  la  France  tout  ce  qui  peut  reconstituer 
son  existence  nationale,  une  administration  vigilante  et  expédiiive,  une 
armée  vigoureusement  réorganisée,  un  enseignement  plus  sérieux  et 
plus  efficace.  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique,  il  faut  lui  rendre 
cette  justice,  a  voulu  pour  sa  part  mettre  la  main  à  cette  œuvre  de 
réformation  nécessaire,  et  montrer  son  zèle  :  il  a  publié  à  la  rentrée 
des  classes  une  circulaire  qui  résume  ses  idées  et  ses  méditations  sur 
l'enseignement  secondaire,  qui  est  tout  un  programme  soigneusement 
étudié,  aussi  bien  coordonné  que  possible. 

Qu'un  certain  mouvement  de  décadence  se  soit  fait  seniir  dans  les 
études  en  France,  et  que  cette  décadence  des  études,  de  l'éducation 
tout  entière,  ne  soit  point  étrangère  aux  dernieri  désastres  de  notre 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pays,  rien  n'est  plus  évident.  Ce  mal  ne  date  ni  d'aujourd'hui  ni  d'hier, 
il  remonte  bien  plus  haut,  il  tient  à  bien  des  causes  générales  sans 
doute.  Le  fait  est  que  peu  à  peu ,  sous  une  multitude  d'influences, 
l'aptitude  même  au  travail  semble  s'être  affaiblie,  et  qu'il  s'est  formé 
par  degrés  une  jeunesse  impatiente  et  promptement  fatiguée,  n'ayant 
plus  que  des  connaissances  vagues  et  superficielles,  perdant  avec  les 
habitudes  de  la  discipline  le  sens  et  le  goût  des  fortes  études.  Tout  est 
dans  l'apparence;  on  a  un  vernis  d'éducation,  un  semblant  de  culture, 
un  à-peu-près  de  toute  chose,  avec  le  dégoût  de  ce  qui  fait  justement 
la  force  de  l'esprit,  la  méthode  et  la  précision.  Disons  le  mot  :  depuis 
longtemps,  on  a  pratiqué  l'enseignement  un  peu  comme  tout  le  reste, 
avec  un  certain  abandon,  avec  de  la  complaisance  pour  toutes  les  fai- 
blesses, en  se  gênant  le  moins  possible,  en  sacrifiant  l'intégrité  de  l'é- 
ducation publique,  de  la  véritable  instruction,  tantôt  à  des  fantaisies, 
tantôt  à  de  prétendues  innovations  qui  étaient  des  chimères  quand  elles 
n'étaient  pas  des  dangers.  Les  enfans  n'ont  pas  demandé  mieux  que  de 
sentir  se  relâcher  la  sévère  discipline  de  l'étude,  les  parens  y  ont  aidé, 
les  maîtres  n'ont  pas  toujours  assez  résisté  ;  le  résultat  a  été  funeste. 
Voilà  le  mal  qui  est  allé  en  s'aggravant  d'année  en  année  et  auquel  il 
faut  remédier  aujourd'hui,  si  l'on  veut  préparer  des  générations  plus 
viriles,  mieux  armées  de  force  morale,  d'instruction  et  de  savoir.  La 
circulaire  de  M.  Jules  Simon,  nous  nous  hâtons  de  le  dire,  est  semée  de 
bonhes  intentions,  et  parmi  toutes  ces  bonnes  intentions  la  meilleure, 
la  plus  sage,  est  de  ne  vouloir  procéder  que  par  des  améliorations  suc- 
cessives, d'éviter  les  expériences  précipitées  et  hasardeuses.  L'essentiel 
en  effet  est  de  s'appuyer  sur  une  étude  attentive  des  faits,  de  ne  rien 
bnisquer,  u  d'agir  à  coup  sûr,  »  selon  le  mot  de  la  circulaire,  comme 
aussi  la  première  condition  est  de  ne  point  se  faire  illusion,  de  ne  pas 
prendre  pour  un  système  d'innovations  graduées  et  réparatrices  ce  qui 
ne  serait  peut-être  ni  bien  nouveau,  ni  même  en  rapport  avec  le  mal 
qu'on  veut  guérir. 

Quelle  sera  la  portée  pratique  du  programme  de  M.  Jules  Simon?  La 
pensée  qui  a  inspiré  ce  programme  aura-t-elle  tous  les  résultats  qu'en 
attend  celui  qui  l'a  écrit?  Allons  droit  au  fait  essentiel.  Que  M,  le  mi- 
nistre de  l'instruction  publique  recommande  aux  professeurs  de  se  réunir 
périodiquement,  de  mettre  en  commun  leurs  lumières  et  leur  expérience 
pour  préparer  par  leurs  délibérations  les  réformes  qui  pourront  être  ac- 
complies, c'est  là  certainement  une  mesure  aussi  libérale  qu'intelli- 
gente. Ces  maîtres,  occupés  chaque  jour  à  façonner  la  jeunesse,  peuvent 
dire  souvent  le  mot  le  plus  juste,  le  plus  décisif  sur  une  méthode,  sur 
un  système  d'enseignement.  Les  consulter,  les  appeler  à  donner  leur 
avis,  c'est  s'assurer  un  concours  précieux.  Rien  de  plus  prévoyant  et  de 
mieux  entendu  assurément  que  toutes  les  précautions  minutieuses  de 


REVUE.    —  CHRONIQUE,  2Ù7 

M.  le  ministre  de  Tinstruction  publique  au  sujet  de  la  gymnastique,  des 
exercices  militaires,  de  l'équitation,  de  la  natation,  des  promenades  in- 
structives des  enfaiis.  Si  ce  programme  est  suivi,  l'éducation  physique 
est  complète;  elle  fortifie  le  corps  et  prépare  à  l'âme  une  saine  habita- 
tion, lîien  de  mieux  encore  que  tout  ce  que  dit  M.  le  ministre  de  l'in- 
struction publique  au  sujet  de  l'enseignement  de  la  géographie,  de  l'his- 
toire. Ici  cependant  il  resterait  à  savoir  ce  qu'entend  M.  Jules  Simon 
lorsqu'il  veut  que,  pour  enseigner  la  géographie,  on  commence  «  par  la 
description  de  la  commune,  de  l'arrondissement,  du  département,  pour 
n'arriver  qu'en  dernier  lieu  à  la  carte  d'Europe  et  à  la  mappemonde.  » 
Qu'on  ne  veuille  pas  tout  d'abord  inculquer  à  un  enfant  les  notions 
transcendantes  de  la  physique  terrestre,  nous  le  comprenons  bien;  qu'on 
simplifie  pour  lui  les  élémens  de  la  science  géographique  et  qu'on  ne  lui 
dise  que  ce  qu'il  peut  saisir,  ce  sera  au  mieux.  En  dehors  de  ceci,  que 
peut  bien  être  au  juste  ce  genre  de  géographie  recommandé  par  la  cir- 
culaire ministérielle,  et  qui  consiste  à  décrire  aux  enfans  «  les  cam- 
pagnes voisines  de  leur  ville  ou  de  leur  village?  »  M.  Jules  Simon  s'est 
peut-être  laissé  tromper  par  un  mirage  de  simplicité  et  de  logique,  et  les 
enfans  à  qui  on  voudrait  enseigner  ainsi  la  géographie  pourraient  bien 
ne  pas  la  savoir  du  tout;  c'est  comme  si  l'on  voulait  les  initier  à  l'étude 
de  l'histoire  en  commençant  par  leur  raconter  les  annales  de  leur  ville 
ou  de  leur  village.  Ce  n'est  là,  si  l'on  veut,  qu'un  point  secondaire  dans 
le  programme  ministériel;  le  point  délicat,  épineux,  c'est  ce  qui  touche 
à  l'enseignement  classique,  à  ce  qu'on  appelait  autrefois  du  beau  nom 
d'humanités. 

Il  a  été  de  mode  pendant  bien  des  années  de  jeter  la  pierre  à  ces 
malheureuses  études  classiques,  de  les  représenter  comme  une  vieillerie 
scolastique  bonne  à  faire  perdre  du  temps ,  à  détourner  les  enfans  de 
ce  qui  peut  leur  être  le  plus  utile,  des  langues  vivantes,  des  études  pro- 
fessionnelles, des  connaissances  spéciales.  Qu'on  favorise,  qu'on  déve- 
loppe tant  qu'on  voudra  ces  études  nouvelles,  qui  sont  en  effet  néces- 
saires dans  un  siècle  d'industrie,  de  démocratie  laborieuse,  de  grand 
mouvement  matériel  :  soit,  on  répond  à  des  intérêts,  à  des  instincts  qui 
ont  besoin  d'une  satisfaction.  Il  n'est  pas  moins  vrai  que  tout  ce  qui 
affaiblit  cette  vieille  et  nourrissante  instruction  classique  est  une  atteinte 
à  la  civilisation  française  elle-même,  et,  s'il  y  a  cette  sorte  de  décadence 
des  forces  intellectuelles  dont  on  s'aperçoit  aujourd'hui,  c'est  que  l'en- 
seignement classique  n'est  pas  resté  ce  qu'il  devait  être.  Les  novateurs 
à  courte  vue  se  figurent  qu'en  mettant  des  enfans  au  régime  de  Virgile 
et  de  Cicéron  on  fait  simplement  des  latinistes;  pas  du  tout,  l'on  fait 
bien  autre  chose  que  des  latinistes,  on  fait  des  hommes,  et  l'objet  de 
l'éducation  est  apparemment  de  faire  des  hommes  avant  de  faire  des 
magistrats,  des  ingénieurs,  des  soldats,  des  industriels.  M.  Jules  Simon 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  veut  pas  toucher  à  cet  enseignement  classique,  il  s'en  défend  avec 
vivacité,  bien  au  contraire  il  voudrait  le  relever,  et  il  condamne  cet 
étrange  système  qui  s'est  appelé  un  jour  du  nom  barbare  de  bifurca- 
tion. Il  s'agit  de  savoir  si  les  mesures  qu'il  propose  n'iront  pas  malgré 
lui  au  même  but,  si  elles  n'exposeront  pas  les  éludes  au  même  danger. 
Sans  doute  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  prétend  se  borner 
à  simplifier,  à  supprimer  des  exercices  inutiles  ou  fasiidieux,  à  dégager 
l'enseignement  des  broussailles  qui  l'encombrent,  et  il  ne  voit  pas  que  ces 
exercices  qu'il  croit  inutiles  sont  une  gymnastique  pour  l'esprit  de  l'en- 
fant. C'est  dur,  c'est  rebutant  quelquefois,  mais  cela  fait  entrer  dans  de 
jeunes  intelligences  des  notions  et  des  idées  qui  n'en  sortent  plus.  On 
croit  avoir  perdu  le  temps,  il  n'en  est  rien;  l'esprit  s'est  formé  peu  à  peu, 
l'enfant  est  devenu  un  jeune  homm.e  dont  l'intelligence  est  désormais 
préparée  à  un  travail  supérieur.  Qu'il  y  ait  des  routines  surannées,  des 
méthodes  vieillies,  c'est  possible;  on  peut  les  réformer  avec  prudence 
sans  toucher  au  fond  de  cet  enseignement  classique  qu'il  faudrait  bien 
plutôt  fortifier  et  remettre  en  honneur  par  tous  les  moyens.  Si  les  me- 
sures que  propose  M.  Jules  Simon,  et  qui  n'ont  point  eu  d'ailleurs  jus- 
qu'ici la  sanction  du  conseil  supérieur  de  l'instruction  publique,  si  ces 
mesures,  contre  l'intention  du  ministre,  devaient  avoir  pour  résultat 
indirect  d'affaiblir  encore  l'enseignement  classique,  cet  affaissement  ne 
profiterait  ni  à  l'étude  des  langues  vivantes,  ni  à  l'étude  de  la  langue 
française  elle-même;  il  conduirait  à  un  demi-savoir  qui  ne  serait  qu'un 
déguisement  de  l'ignorance,  et  voilà  pourquoi  il  faut  y  regarder  à  deux 
fois  avant  d'aller  plus  loin.  On  veut  à  juste  titre  relever  la  France,  ce  ne 
serait  pas  le  moment  de  compromettre  pour  l'avenir  cet  ascendant  intel- 
lectuel qu'elle  a  exercé  avec  tant  d'éclat  et  qu'elle  peut,  qu'elle  doit  re- 
trouver encore.  en.  de  mazade. 


ESSAIS    ET    NOTICES. 


LES    ÉCOLES    DE    COMMERCE    AUX    ÉTATÇ-UNIS. 

Dans  une  étude  sur  les  Écoles  de  commerce  en  France  et  à  l'étranger  pu- 
bliée dans  la  Revue  du  1"  avril  dernier,  l'auteur  s'étend  sur  les  institu- 
tions de  ce  genre  qui  existent  aux  États-Unis.  Appartenant  depuis  plu- 
sieurs années  à  la  principale  école  commerciale  des  Étals-Unis,  qui  est 
le  PackarcCs  Business  Collège,  je  crois  qu'il  ne  sera  pas  sans  intérêt  de 
donner  quelques  détails  sur  l'état  de  ces  écoles  en  Amérique. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  249 

L'idée  dominante  des  Américains  est  d'aller  droit  au  but;  leur  go 
ahead  n'aime  pas  à  se  préoccuper  des  théories,  ils  veulent  voir  le  ré- 
sultat; aussi  sont-ils  loin  d'accorder  à  leur  instruction  le  même  temps 
que  les  Européens,  et  ces  études  abrégées  doivent  suppléer  par  de 
bonnes  données  pratiques  aux  études  approfondies. 

Ce  problème  n'est  pas  facile  à  résoudre,  mais,  en  Amérique  comme 
en  Europe,  l'Instruction  tend  tous  les  jours  à  occuper  un  rang  plus  im- 
portant; aussi  depuis  une  dizaine  d'années  le  programme  des  études 
s'est-il  considérablement  augmenté,  et  il  faut  d'une  à  deux  années  pour 
acquérir  les  rudimens  d'une  instruction  commerciale. 

Les  Américains  ont  pour  maxime  qu'il  faut  enseigner  aux  enfans  ce 
qu'ils  pratiquent  dans  la  vie.  Dans  les  écoles  publiques,  qui  sont  fré- 
quentées par  la  majorité  des  enfans,  le  passage  d'une  classe  à  la  classe 
supérieure  n'est  autorisé  que  lorsque  l'élève  a  passé  des  examens  satis- 
faisans  en  arithmétique.  Ainsi  l'arithmétique  est  prise  pour  critérium; 
ce  n'est  pas  qu'elle  indique  mieux  que  toute  autre  étude  le  degré  d'in- 
telligence des  élèves,  mais  une  bonne  connaissance  de  l'arithmétique 
est  plus  appréciée  des  Américains.  Les  écoles  de  commerce  ontdià  tenir 
compte  de  cette  opinion  pour  l'organisation  de  leurs  cours. 

Depuis  une  trentaine  d'années  que  les  écoles  de  commerce,  business 
collèges,  ont  été  introduites  aux  États-Unis,  elles  se  sont  beaucoup  mul- 
tipliées, et  elles  constituent  aujourd'hui  une  branche  très  importante 
des  établisscmens  spéciaux  d'enseignement.  L'instruction  classique  n'est 
pas  tenue  malheureusement  en  très  haute  estime,  par  la  raison  que  les 
personnes  qui  ont  fait  les  plus  grandes  fortunes  ne  doivent  pas  leur  suc- 
cès à  la  supériorité  littéraire.  Les  jeunes  gens  élevés  dans  un  tel  milieu 
ne  tiennent  pas  aux  diplômes;  ils  vont  droit  à  l'apprentissage  commer- 
cial, qui  doit  les  conduire  à  la  fortune,  et  ils  fréquentent  les  écoles  oîi 
ils  peuvent  se  procurer  en  peu  de  temps  les  notions  nécessaires  pour 
leur  faciliter  l'exercice  des  professions  lucratives. 

Pour  perfectionner  cet  enseignement,  MM.  Bryant  et  Stratton  sont  en- 
trés en  relation  avec  les  institutions  semblables  qui  existent  dans  les 
différentes  villes  de  l'Union,  et  ils  ont  fondé  des  succursales,  formant 
ainsi  The  International  business  Collège  Association.  Cette  société  ne  com- 
prend pas  moins  de  quarante  collèges  dans  les  États-Unis  et  au  Canada, 
de  Portland  à  San-Francisco,  et  de  Montréal  à  la  Nouvelle-Orléans.  Elle 
est  coopérative  quant  à  l'instruction,  mais  chaque  collège  ne  dépend 
pour  son  existence  que  de  lui-même.  Plusieurs  éiablissemens  reçoivent 
des  subventions  des  états;  dans  ce  cas,  il  y  a  des  trustées  ou  fidéicom- 
missaires  nommés  par  l'état  qui  accorde  la  subvention;  mais  on  peut 
dire  que  l'intervention  de  ces  commissaires  est  le  plus  souvent  une  gène 
pour  les  directeurs  intelligens  et  un  obstacle  aux  améliorations  dans  le 
système  d'enseignement. 


250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  études  comprennent  :  la  tenue  des  livres,  lé  droit  commercial, 
l'arithmétique,  la  correspondance,  l'économie  politique  et  l'administra- 
tion civile.  Dans  la  plupart  de  ces  institutions,  les  langues  française,  al- 
lemande et  espagnole  sont  enseignées;  il  est  regrettable  de  dire  combien 
l'introduction  de  cette  branche  d'enseignement  rencontre  de  difficultés. 
Cependant  on  ne  se  rebute  pas,  et  l'on  espère  pouvoir  entrer  en  relation 
avec  les  écoles  de  commerce  en  Europe.  La  correspondance  joue  un 
grand  rôle  dans  les  écoles  américaines  ;  le  collège  Packard  de  New- York 
reçoit  en  moyenne,  par  jour,  une  centaine  de  lettres  des  collèges  provin- 
ciaux. Ces  lettres  contiennent  des  expéditions  de  marchandises  qui  doi- 
vent être  vendues  soit  au  compte  de  l'expéditeur,  soit  au  compte  du 
consignataire,  des  ordres  d'achat  à  exécuter,  des  comptes  d'opérations 
commerciales  accompagnés  de  lettres  de  change,  billets  à  échéance,  en 
un  mot  tous  les  détails  qui  entrent  dans  la  correspondance  commerciale 
des  grandes  maisons.  Cet  exercice  permet  de  juger  des  progrès  et  des 
aptitudes  des  élèves,  et  il  établit  une  saine  émulation  entre  les  jeunes 
gens  des  différentes  écoles,  tout  en  étendant  le  cercle  de  leurs  idées. 

On  ne  peut  donner  une  meilleure  idée  du  caractère  et  de  la  portée 
des  études  qu'en  résumant  les  opérations  quotidiennes  de  l'école  de 
New-York.  Il  y  a  cinq  jours  de  classe  par  semaine,  et  les  cours  durent 
de  neuf  heures  du  matin  à  deux  heures  de  l'après-midi.  La  moyenne  des 
élèves  est  de  300.  Les  règlemens  sont  sévères  sous  le  rapport  de  l'exac- 
titude. Tous  les  élèves  sans  distinction  doivent  prendre  une  leçon  d'écri- 
ture d'au  moins  une  heure;  une  très  grande  importance  est  attachée  à 
l'écriture  par  les  maisons  de  commerce  américaines,  et  l'école  de  New- 
York  produit,  sous  ce  rapport,  d'excellens  élèves;  c'est  une  des  causes 
de  son  succès. 

L'école  est  divisée  en  deux  classes,  l'une  pour  la  théorie,  l'autre  pour 
la  pratique.  Dans  la  première,  toutes  les  opérations  commerciales  sont 
analysées  et  démontrées;  on  y  enseigne  le  droit  commercial  et  les  lan- 
gues vivantes.  La  seconde  classe,  oii  l'élève  ne  peut  entrer  qu'après  six 
mois  d'études,  n'est  autre  chose  qu'un  monde  d'affaires  en  miniature  ; 
elle  est  exclusivement  consacrée  à  la  pratique.  L'élève  commence  comme 
un  petit  négociant,  avec  un  capital  fictif,  dont  il  doit  diriger  tous  les 
mouvemens.  Il  y  a  une  banque  ;  on  sait  quels  immenses  avantages  les 
États-Unis  ont  tirés  de  ces  institutions.  Or,  dans  cette  banque,  l'élève 
négocie  ses  emprunts,  dépose  ses  recettes  et  entretient  un  compte-cou- 
rant. Au  terme  de  ces  opérations  simulées,  il  fait  son  inventaire,  et  il 
arrête  ses  écritures  pour  passer  à  une  autre  branche  de  commerce.  Il  se 
familiarise  ainsi  successivement  avec  les  divers  négoces.  11  entre  ensuite 
dans  une  m.aison  de  commission  oii  il  traite  avec  les  manufacturiers, 
reçoit  des  marchandises  de  pays  étrangers,  les  passe  en  douane,  ce  qui 
n'est  pas  une  petite  affaire,  surtout  à  New-York  ;  en  un  mot,  il  fait  les 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  251 

affaires  en  grand,  remplissant  tous  les  rôles  depuis  la  fonction  de  com- 
mis inférieur  jusqu'à  celle  de  chef  d'établissement.  Pendant  le  cours  de 
ces  dernières  études,  l'élève  acquiert  des  idées  générales  sur  la  loi  de 
l'offre  et  de  la  demande,  sur  la  protection  douanière,  sur  l'achat  et  la 
consommation;  il  étudie  les  grandes  voies  de  communication,  les  frets, 
les  opérations  de  banque  dans  tous  leurs  détails,  la  tenue  des  livres,  le 
maniement  d'une  caisse.  Pour  que  son  instruction  soit  complète,  il  faut 
qu'il  soit  en  mesure  de  diriger  chaque  service  et  de  remplir  sans  hési- 
tation toutes  les  fonctions  dans  une  maison  de  commerce  ou  de  banque. 

En  un  mot,  cette  école  pratique  est  un  monde  d'affaires  en  miniature  : 
chaque  élève  y  déploie  toute  son  énergie;  il  prend  son  rôle  au  sérieux, 
il  calcule,  il  écrit,  il  parle  comme  un  négociant  expérimenté  ;  il  s'habi- 
tue à  la  dignité  dans  les  relations,  à  la  clarté  du  style,  à  la  précision 
des  combinaisons.  Lorsque,  sorti  des  bancs  de  l'école,  il  entre  dans  la 
vie  réelle,  rien  n'est  plus  nouveau  pour  lui  ;  il  connaît  les  affaires  et 
même  les  hommes,  et  il  a  acquis,  tout  jeune  encore,  une  maturité  de 
raisonnement  qui  lai  permet  de  se  diriger  à  coup  sûr  dans  ce  vaste 
monde  commercial  où  il  est  appelé  à  vivre. 

Ainsi  s'explique  le  succès  des  écoles  commerciales  des  États-Unis.  Ces 
établissemens,  qui  répondent  aux  intérêts  de  la  nation  américaine,  se 
multiplient  et  se  perfectionnent  sans  cesse.  Ils  étendent  et  améliorent 
leurs  programmes.  Chaque  année  voit  augmenter  le  nombre  de  leurs 
élèves.  Il  est  donc  permis  de  les  signaler  comme  des  modèles  à  l'estime 
et  à  l'imitation  des  pays  européens.  g.-h.  gaulier. 


Essais  d'histoire  religieuse  et  mélanges  liltcraires,  par  D.-F.  Strauss,  traduits  par  M.  Charles  Ritter, 
avec  une  introduction  par  M.  Ernest  Renan;  1872,  Michel  Lévy. 

Le  nom  de  M.  Strauss,  connu  surtout  par  la  Yie  de  Jésus,  personnifie 
aux  yeux  du  plus  grand  nombre  une  méthode  hardie,  originale  selon 
les  uns,  téméraire  selon  les  autres,  qui  soumet  les  récits  évangéliques 
aux  règles  de  la  critique  historique  (1).  Les  vues  habituelles  de  l'auteur 
de  la  Vie  de  Jésus  et  les  questions  d'ordre  religieux  qui  se  rattachent  à  ce 
sujet  reviennent  fréquemment  dans  le  volume  que  nous  avons  sous  les 
yeux;  mais  elles  ne  dominent  point  exclusivement.  Le  traducteur  a 
pensé,  non  sans  raison,  que  les  fragmens  sur  lesquels  son  choix  s'est 
fixé  feraient  connaître  M.  Strauss  sous  un  aspect  nouveau  pour  la  plu- 
part des  lecteurs.  On  pourra  dans  ces  morceaux  apprécier  en  lui  un  pu- 
bliciste  original,  un  critique  délicat  en  matière  littéraire  et  un  excellent 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  1"  février,  la  remarquable  étude  que  M.  Victor  Cherbu- 
liez  a  consacrée  à  M.  Strauss. 


252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

biographe,  habile  à  intéresser  par  la  familiarité  des  détails  et  à  en  re- 
lever la  valeur  par  des  vues  supérieures.  La  verve  du  publiciste  se  dé- 
ploie dans  la  spirituelle  étude  sur  Julien,  où  l'auteur,  faisant  le  portrait 
du  restaurateur  du  paganisme  discrédité,  dessine  avec  malice,  tout  au 
travers  de  son  érudition,  la  figure  d'un  souverain  de  nos  temps  trop 
épris  de  romantisme.  Ce  fut,  selon  M.  Strauss,  le  tort  de  Frédéric-Guil- 
laume IV.  Le  romantisme,  doctrine  religieuse  et  littéraire  à  la  fois,  se  dis- 
tinguait par  un  excessif  enthousiasme  pour  les  choses  du  moyen  âge;  il 
reportait  les  imaginations  vers  un  passé  que  d'illustres  écrivains  et  poètes, 
en  Allemagne  comme  en  France,  se  plaisaient  à  parer  de  vives  couleurs. 
M.  Strauss  possède  trop  le  sens  historique  pour  se  fâcher  contre  le  moyen 
âge;  cependant  il  n'aime  pas  non  plus  les  résui'rections  factices,  il  n'ap- 
prouve point,  on  le  voit  dans  le  dialogue  consacré  à  ce  sujet,  qu'on  re- 
construise les  cathédrales  restées  inachevées,  A  un  faux  enthousiasme  cor- 
respond un  art  de  convention.  Mieux  vaut  respecter  l'œuvre  du  temps  et 
laisser  les  choses  telles  qu'il  les  a  faites.  Les  monumens  gothiques  ne 
perdront  rien  de  leur  imposant  caractère  à  porter  sur  leur  front  la  marque 
de  leur  destinée.  On  a  été  assez  habitué  en  France  à  rattacher  au  mot 
de  romantisme  l'idée  d'innovation.  M.  Strauss,  en  plusieurs  points,  est 
moins  novateur  qu'on  n'est  tenté  de  l'imaginer;  c'est  en  tout  cas  un  es- 
prit très  peu  prévenu  en  faveur  du  romantisme.  Ses  goûts  le  portent 
vers  l'époque  classique;  il  l'avoue  nettement.  Souabe  comme  Schiller,  il 
se  souvient  avec  admiration  du  poète  son  compatriote  avec  lequel  il  se 
sent  en  étroite  c  mformité  de  pensée.  Ami  de  la  littérature  qui  éclaire 
et  qui  fortifie  la  raison,  il  a  aussi  une  prédilection  marquée  pour  Les- 
sing;  il  consacre  au  drame  de  Nathan  le  Hage.  une  étude  de  critique  so- 
lide et  judicieuse.  A  propos  d'un  polémiste  du  xvni«  siècle,  il  vante  l'es- 
prit de  justice  qui  inspira  les  écrivains  de  cette  époque,  et  il  salue  en 
eux  les  héritiers  de  l'œuvre  de  la  réforme.  Dans  la  remarquable  préface 
sur  Ulrich  de  Hutten,  l'auteur,  reir.ontant  aux  jours  de  la  réforme,  fait 
le  compte  des  progrès  acquis  et  des  pertes  éprouvées;  il  insiste  sur  la 
liaison  étroite  par  laquelle  la  pensée  large  et  émancipatrice  des  écrivains 
du  xvni'^  siècle  se  relie  à  l'esprit  même  du  protestantisme,  tout  en  fran- 
chissant sur  plusieurs  points  les  limites  tracées  par  les  réformateurs  et 
maintenues  jusqu'alors  parles  croyances  établies.  On  le  voit  donc,  nous 
avons  affaire  à  un  écrivain  qui  se  rend  compte  de  ses  origines;  c'est  au 
mouvement  du  xviu«  siècle  qu'il  aime  à  rapporter  la  direction  de  son 
ftropre  esprit. 

Dans  tous  les  fragmens  que  nous  venons  d'indiquer,  il  y  a  largement 
à  recueillir  pour  tous  ceux  qui  s'occupent  de  critique  et  d'histoire. 
D'autres  fragmens,  plus  spécialement  littéraires,  nous  paraissent  devoir 
être  goiiiés  par  un  public  moins  restreint.  Les  détails  personnels,  les 
souvenirs  d'enfance  et  d'études,  la  peinture  des  affections  que  les  évé- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  253 

nemens  de  la  vie  font  éclore  et  qu'ils  brisent  parfois,  c'est  là  une  source 
d'intérêt  qui  ne  s'épuise  pas.  Beaucoup  d'écrivains  ont  abusé  de  ce  genre 
de  peintures;  si  elles  ne  contribuent  pas  à  nous  faire  mieux  connaître 
l'âme  humaine,  les  influences  auxquelles  elle  cède,  les  sollicitations  aux- 
quelles elle  résiste,  l'esprit  de  l'époque  s'insinuant  dans  les  relations  de 
la  vie  privée,  on  est  en  droit  de  n'y  voir  qu'un  puéril  commérage.  Les 
fragmens  choisis  par  M.  Ritter  ne  méritent  point  ce  reproche,  ils  ont  leur 
signification,  et  nous  font  mieux  connaître  l'auteur  et  le  milieu  dans  le- 
quel sa  pensée  s'est  développée. 

Un  souvenir  d'affection,  une  pensée  tendre  et  pieuse  ont  dicté  le 
fragment  intitulé  7na  Mère.  Cette  biographie  a  été  composée  en  vue 
d'un  jour  solennel,  pour  la  confirmation  de  la  fille  de  l'auteur,  et  ce- 
lui-ci s'est  proposé  avant  tout  de  maintenir  au  sein  de  la  famille  une 
tradition  de  respect  et  de  reconnaissance.  Il  a  désiré  que  sa  plume 
s'employât  à  graver  dans  l'esprit  de  ses  enfans  les  traits  de  leur  grand'- 
mère.  En  un  tel  sujet,  on  le  conçoit,  il  est  des  convenances  supérieures 
à  l'art  du  styliste.  De  nos  temps,  on  a  tracé  des  portraits  de  famille  où 
ne  manquent  ni  l'art,  ni  l'attrait  :  ici  la  grâce  daiiS  les  contours,  la  poé- 
sie dans  les  reflets  n'ont  guère  préoccupé  l'auteur.  11  ne  s'agit  point 
d'ailleurs  d'une  noble  dame,  comme  les  mères  de  Chateaubriand  et  de 
Lamartine.  Leurs  fils  ont  pu  les  peindre  dans  une  attitude  pleine  de  dis- 
tinction ou  parées  d'une  grâce  touchante.  M.  Strauss  s'est  dispensé  d'un 
tel  soin.  Il  n'avait  à  décrire  ni  château  féodal,  ni  élégante  villa.  C'est, 
dans  un  passé  déjà  bien  reculé  pour  les  enfans  conviés  à  ces  souvenirs, 
le  presbytère  d'une  petite  ville,  à  peine  entrevu  par  la  fille  du  pasteur, 
bientôt  orpheline;  puis  la  boutique  d'un  honnête  aiarchand  qui  accueille 
sa  petiie-fille  et  s'inquiète  de  son  éducation,  la  modeste  maison  où  s'é- 
coulent les  années  d'adolescence,  partagées  entre  les  soins  domestiques 
et  les  leçons  de  l'école  du  bourg,  où  l'on  n'apprenait  ni  l'histoire,  ni 
les  sciences  naturelles,  ni  la  littérature.  C'est  enfin  le  comptoir  où  Chris- 
tiane  Strauss,  après  un  mariage  de  convenance  autant  que  d'inclination, 
vient  exercer  sa  vigilance,  goûter  les  joies  et  éprouver  les  chagrins  qui 
attendent  la  mère  de  famille.  Christiane,  animée  de  cette  piété  pratique 
qui  inspire  la  force  morale  et  soutient  contre  les  revers,  s'empare  avec 
fermeté  de  la  direction  des  affaires;  par  son  labeur,  par  sa  prévoyance 
active,  elle  prévient  une  ruine  imminente  et  rétablit  le  crédit  de  la  mai- 
son. Au  milieu  de  ces  vicissitudes,  que  rendent  attachantes  le  naturel  du 
récit  et  la  sincérité  du  sentiment  de  piété  filiale,  on  rencontre  une  heu- 
reuse et  vive  description  d'abeilles,  d'essaims  attentivement  considérés 
par  le  chef  de  famille  initiant  ses  fils  aux  travaux  et  aux  migrations  de 
la  colonie  ouvrière  et  développant  ainsi  leurs  facultés  d'observation. 

Aux  souvenirs  de  la  maison  paternelle  succèdent  ceux  de  la  classe. 
M.  Piitter  les  a  empruntés  à  la  biographie  de  Maerklin,  condisciple  de 


25Ù  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Strauss,  par  lui  estimé  et  vivement  regretté.  Le  fragment  est  inti- 
tulé Années  de  jeunesse,  et  dans  cette  jeunesse,  est- il  nécessaire  de 
le  dire  ?  il  n'y  a  point  de  place  pour  les  illusions  légères  ou  les  aima- 
bles erreurs.  Le  séminaire,  l'université,  les  cours,  les  professeurs, 
l'influence  qu'ils  ont  exercée  sur  la  pensée,  les  transformations  que 
celle-ci  a  subies,  voilà  les  principaux  traits  du  tableau.  Cette  adoles- 
cence sévère  ne  connaît  pas  les  émotions  de  l'imprévu.  Il  s'y  rencontre 
des  moraens  de  crise,  des  incidens  inattendus,  —  mais  c'est  l'appari- 
tion d'un  nouveau  livre  de  philosophie;  les  correspondances  secrètes  ont 
pour  sujet  ce  qu'il  faut  penser  de  la  personnalité  de  Dieu.  Les  détails 
dans  lesquels  Fauteur  entre  sur  le  séminaire  de  Blaubeuren  et  le  ré- 
gime de  l'établissement,  la  distribution  des  leçons,  ne  seront  peut-être 
pas  du  goût  de  chacun  ;  nous  regretterions  qu'il  eût  renoncé  à  nous 
initier  aux  rigueurs  de  ce  cloître  protestant,  aux  sévérités  de  ce  noviciat 
pendant  lequel  l'emploi  de  chaque  journée  est  réglé,  le  nombre  des 
heures  de  travail  fixé,  les  heures  du  lever  et  du  repos  marquées  par  la 
cloche,  les  jours  se  suivant  dans  leur  monotonie,  sans  nulle  trêve, 
puisque  le  dimanche  ne  fait  pas  même  exception. 

Il  est  possible  que  cette  claustration  ait  eu  des  inconvéniens.  Il  appa- 
raît néanmoins  par  le  récit  de  l'auteur,  par  les  détails  qu'il  donne  sur 
ses  condisciples,  que  l'on  sortait  de  là  avec  une  instruction  solide,  une 
connaissance  réelle  des  langues  et  de  l'antiquité,  un  esprit  préparé  aux 
problèmes  de  la  philosophie  et  de  l'histoire.  La  biographie  de  Mserklin, 
dont  le  traducteur  a  détaché  plusieurs  fragmens,  suit  au-delà  des  études 
et  dans  les  fonctions  pastorales  une  de  ces  carrières  commencées  au 
séminaire.  Rien  de  saillant  dans  la  vie  extérieure  de  ce  pasteur  d'une 
petite  ville,  ecclésiastique  dévoué  à  ses  fonctions,  prédicateur  écouté,  et 
heureux  de  se  sentir  soutenu  dans  son  office  par  son  talent  naturel  d'o- 
rateur, de  plus  homme  de  science  consacrant  aux  études  supérieures 
les  heures  que  lui  laisse  le  soin  de  sa  paroisse.  Un  seul  incident  trouble 
la  régularité  de  cette  vie,  —  le  pasteur  résigne  ses  fonctions  et  s'engage 
dans  une  autre  carrière.  Cette  résolution  fut  la  suite  d'une  crise  morale 
et  intellectuelle.  L'intérêt  principal  du  récit  repose  encore  sur  le  tra- 
vail intérieur  accompli  dans  un  esprit  qui  se  développe  et  mûrit  dans 
la  solitude,  sans  précipitation  et  sans  passion.  Involontairement  on  s'in- 
téresse à  ce  pasteur  faisant  tous  ses  efforts  pour  concilier  sa  prédication 
avec  ses  vues  philosophiques  et,  à  un  certain  moment,  persuadé  qu'il 
est  arrivé  au  but.  S'attachant  aux  doctrines  d'un  philosophe  berlinois 
qui  a  exercé,  il  y  a  quelques  années,  une  autorité  considérable  sur  les 
esprits,  il  crut  avoir  découvert  une  solution  aux  incertitudes  qui  trou- 
blaient sa  tranquillité.  La  difficulté,  en  effet,  se  trouvait  singulièrement 
atténuée  par  la  distinction  établie  entre  la  vérité  essentielle  et  univer- 
selle contenue  dans  les  documens  bibliques,  et  le  récit  des  faits  et  des 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  255 

actes  des  personnages  qui  avaient  exprimé  la  vérité  religieuse.  En  son 
essence,  la  vérité  chrétienne  est  féconde  et  légitime;  c'est  ce  qu'il  im- 
portait d'enseigner  et  de  proclamer.  Quant  au  second  élément,  c'est  la 
forme  selon  laquelle  la  pensée  religieuse  a  été  conçue,  et  la  forme  est 
accessoire;  elle  se  lie  à  des  circonstances  de  temps,  de  lieu,  de  nationa- 
lité, qui  sait?  même  à  des  préjugés;  elle  emploie  des  figures  créées  par 
l'essor  d'une  imagination  naïve,  s'ignorant  elle-même  et  dupe  de  ses 
propres  créations.  II  serait  possible  par  exemple,  pensait  Maerklin,  de 
représenter  avec  force  l'empire  du  mal  et  ses  ravages,  d'entretenir  ses 
auditeurs  de  l'esprit  d'erreur  et  de  vertige,  de  la  perversité  menaçante 
pour  chacun  et  trouvant  des  alliés  dans  notre  pauvre  cœur,  sans  que 
pour  cela  on  affirmât  l'existence  du  diable  ou  la  réalité  de  mauvais  es- 
prits prenant  possession  des  corps  et  des  âmes. 

Nous  devons  maintenant  le  reconnaître ,  les  pensées  de  cet  ordre  se 
rencontrent  souvent  dans  ce  livre,  et  c'est  bien  de  là  qu'il  emprunte 
son  caractère  original.  Les  vues  familières  à  l'auteur  de  la  Vie  de  Jésus 
s'y  retrouvent  en  maint  endroit;  elles  sont  succinctement  résumées  dans 
le  fragment  sur  Reimarus  et  surtout  dans  les  extraits  delà  préface  d'Ul- 
rich de  Hutten.  Quelle  que  soit  l'appréciation  qu'on  en  fasse,  avant  tout 
on  devra  comprendre  comment  ces  vues  diffèrent  de  la  polémique  an- 
tichrétienne du  xvm"^  siècle.  Ce  n'est  pas  une  distinction  de  nuance. 
M.  Strauss  insiste  sur  ce  point  :  rien  n'est  plus  étroit  et  plus  faux  que 
de  prétendre  que  la  religion  n'est  qu'une  invention  des  prêtres  et  un 
tissu  de  fictions  chimériques.  Il  s'éloigne  souvent,  et  sur  des  matières 
graves,  de  la  doctrine  orthodoxe,  mais  il  y  est  toujours  conduit  par  des 
considérations  oii  l'intérêt  religieux  a  la  part  principale.  Je  ne  sais  si 
l'on  est  bien  préparé  en  France  à  comprendre  cette  classe  d'esprits  qui 
ne  nient  pas,  mais  qui  interprètent,  qui  ne  prennent  point  la  cognée 
pour  renverser  l'arbre,  mais  qui,  remarquant  les  branches  sèches  et 
flétries,  se  demandent  s'il  n'est  pas  possible  de  ranimer  la  sève  alanguie 
que  recèle  encore  l'intérieur  du  tronc. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cet  ouvrage  représente  avec  une  parfaite  netteté 
une  certaine  manière  d'envisager  les  questions  qu'agite  de  nos  jours  la 
conscience  religieuse.  —  Il  paraît  de  plus  en  plus  évident  qu'une  solu- 
tion de  continuité  s'est  établie  entre  la  pensée  propre  à  notre  temps  et 
les  formes  dont  jusqu'ici  les  doctrines  chrétiennes  ont  été  revêtues.  Il 
n'est  pas  moins  évident  que  la  question  n'est  point  résolue,  et  que  nul 
ne  saurait  dire  comment  elle  le  sera.  En  tout  cas,  la  génération  qui  s'é- 
lève, des  signes  manifestes  l'annoncent,  se  fera  des  choses  religieuses 
une  conception  différente,  et  il  faut  s'y  préparer.  L'empire  des  tradi- 
tions n'est  plus  possible  qu'à  la  condition  qu'elles  soient  fécondées  et 
transformées  par  une  salutaire  interprétation.  Chacun  pourra  profiter 
des  vues  de  M.  Strauss  sur  ce  point.  Les  partisans  de  la  conservation 


256  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Stricte  y  apprendront  par  l'exemple  de  Maerklin  que,  s'il  y  a  illusion  ou 
erreur  de  la  part  des  novateurs,  il  y  aurait  injustice  à  leur  refuser  les 
lumières,  l'esprit  d'investigation  et  de  méthode,  la  droiture  de  cœur;  ils 
cesseront  d'attiibuer  à  des  motifs  bas  et  vils  des  divergences  fondées 
sur  une  réflexion  mûrie  et  amenées  par  la  très  honorable  intention  de 
concilier  la  vérité  religieuse  avec  l'histoire,  avec  la  science  des  corps  et 
avec  celle  des  esprits,  enfin  avec  les  principes  logiques  qui  gouvernent 
la  raison.  Ceux  du  parti  opposé  apprendront  à  quel  prix  on  acquiert  le 
droit  de  formuler  une  affirmation  quelconque  en  ces  sujets.  La  parfaite 
connaissance  des  textes  originaux  y  est  à  peine  suffisante;  la  connais- 
sance des  langues,  celle  de  l'histoire  des  sociétés  et  des  religions  anti- 
ques, la  familiarité  avec  les  spéculations  philosophiques,  sont  indispen- 
sables. Ce  n'est  point  assez;  il  faut  y  joindre  le  tact,  qui  est  le  signe 
d'une  culture  large,  et  la  délicatesse,  qui  sait  ménager  les  scrupules.  Il 
faut  encore  demander  aux  partisans  de  la  libre  pensée  qu'ils  élaguent 
tout  ce  qui  dans  ces  questions  serait  affirmé  en  vue  de  choses  étran- 
gères, dans  l'intérêt  de  certaines  doctrines  politiques,  sociales  ou  éco- 
nomiques, et  qu'ils  n'hésitent  pas  à  signaler,  en  de  tels  procédés,  une 
pure  et  simple  falsification.  Maerklin,  nous  dit  le  biographe,  ne  souffrait 
pas  moins  de  l'intolérance  des  orthodoxes  que  des  légèretés  et  des  in- 
convenances de  leurs  contradicteurs.  Il  déplorait  amèrement  les  impru- 
dences par  lesquelles  on  compromettait  la  libre  pensée;  il  gémissait  de 
la  voir  accablée  par  les  lourds  pavés  que  lui  jetaient  ses  amis,  «  Notre 
manière  de  penser,  disait-il,  doit  avoir  la  force,  après  s'être  fixée  dans 
le  domaine  intellectuel,  de  se  montrer  vivante  aussi  dans  celui  du  sen- 
timent et  de  la  volonté.  Nous  n'aurons  gagné  notre  cause  que  lorsqu'on 
verra  chez  ceux  qui  partagent  nos  convictions  une  haute  et  solide  mora- 
lité; aussi  longtemps  que  notre  philosophie  ne  sera  pas  devenue  chez 
ses  adhérens  une  puissance  efficace ,  elle  n'aura  aucun  droit  à  faire 
sentir  son  action  dans  le  cours  des  événemens  et  dans  la  marche  histo- 
rique de  l'humanité  :  le  gouvernement  du  monde  appartiendra  encore 
aux  vieilles  doctrines.  » 

Il  se  dégage  de  ce  livre  une  pensée  de  tolérance  largement  comprise; 
le  traducteur  a  droit  à  des  remercîmens  pour  le  goût  dont  il  a  fait  preuve 
dans  le  choix  des  fragmens,  comme  pour  sa  traduction  claire  et  facile. 

A.    BÉRANGER. 


Le  directeur-gérant,  G.  Buloz. 


¥ 


LA  PRESSE  ALLEMANDE 


ET 


L'ENTREVUE  DES  TROIS  EMPEREURS 


I. 

Le  soir  du  18  octobre  1813,  lorsque  le  prince  de  Schwarzenberg 
vint  annoncer  à  l'empereur  de  Russie,  à  l'empereur  d'Autriche  et 
au  roi  de  Prusse,  réunis  sur  une  colline  aux  environs  de  Leipzig, 
que  l'effroyable  lutte  engagée  depuis  trois  jours  se  terminait  enfin 
par  la  victoire  de  leurs  armes,  les  trois  souverains  descendirent  de 
cheval  et  s'agenouillèrent  pour  rendre  grâce  à  Dieu.  L'empereur  de 
Russie  Alexandre  I"  était  une  âme  religieuse  et  un  esprit  chimé- 
rique; c'est  dans  ce  moment  solennel,  au  bruit  des  derniers  coups 
de  canon,  en  face  de  ce  champ  de  bataille  où  étaient  couchés  plus 
de  cent  mille  morts  et  blessés,  qu'il  conçut  l'idée  de  la  sainte- 
alliance.  Consacrer  à  Dieu  l'amitié  des  trois  puissances  unies  pour 
renverser  le  géant,  faire  de  cette  consécration  le  point  de  départ  d'un 
monde  nouveau,  opposer  ou  plutôt  substituer  cette  ère  meilleure 
à  celle  que  la  révolution  française  avait  promise  à  l'univers,  enfin 
confier  la  magistrature  suprême  de  l'Europe  à  trois  souverains  qui 
représentaient  les  trois  églises  de  la  chrétienté,  c'était  là  un  rêve  qui 
devait  séduire  l'imagination  de  l'empereur  orthodoxe.  Cette  idée  vrai- 
ment russe  ne  pouvait  d'ailleurs  que  trouver  un  bon  accueil  auprès 
de  l'empereur  d'Autriche  François  I"  et  du  roi  de  Prusse  Frédéric- 
Guillaume  111.  Elle  ne  se  réalisa  pourtant  que  deux  années  plus 
tard.  Napoléon,  au  lendemain  de  Leipzig,  était  encore  assez  redou- 
table pour  troubler  les  rêves  de  ses  ennemis.  Sur  la  route  de  Cham- 
paubert  et  de  Montmirail,  il  y  avait  d'autres  combinaisons  à  pour- 
suivre. Même  après  la  victoire,  des  intérêts  plus  pressans  réclamaient 
les  soins  des  souverains  alliés.  Les  discussions  du  congrès  de  Vienne 

TOME  cil.  —   15  NOVEMBRE  1872.  17 


258  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

firent  éclater  entre  les  vainqueurs  de  tels  dissentimens  qu'une  rup- 
ture paraissait  inévitable.  On  eût  vu  alors  tout  autre  chose  qu'une 
sainte-alliance  entre  l'Autriche,  la  Prusse  et  la  Russie.  Le  retour  de 
l'île  d'Elbe,  la  reprise  de  la  guerre,  la  nécessité  d'un  suprême  effort 
des  trois  souverains  contre  le  perturbateur  de  l'Europe,  enfin  la 
journée  de  Waterloo  et  la  chute  définitive  de  l'ernpereur,  tous  ces 
prodigieux  et  terribles  événemens  de  la  période  des  cent  jours  as- 
surèrent une  séduction  nouvelle  à  la  mystique  conception  d'A- 
lexandre 1".  C'est  ainsi  que  la  sainte-alliance,  née  d'une  inspiration 
soudaine,  le  18  octobre  1813,  sur  le  champ  de  bataille  de  Leipzig, 
fut  conclue  et  signée  à  Paris  le  26  octobre  1815. 

Ce  souvenir  s'est  représenté  en  Allemagne  à  tous  les  esprits  quand 
on  a  su  que  l'empereur  de  Russie  et  l'empereur  d'Autriche  devaient 
rendre  visite  dans  Berlin  même  au  nouvel  empereur  d'Allemagne. 
Un  tel  rapprochement  ne  souriait  pas  à  tout  le  monde.  S'il  flattait 
l€S  uns,  il  inquiétait  les  autres.  C'était  une  promesse  ou  une  me- 
nace, suivant  le  parti  politique  auquel  on  appartenait.  Nous  ne 
nions  pas  sur  ce  point  la  diversité  des  impressions;  nous  constatons 
seulement  que  l'image  lointaine  évoquée  par  les  circonstances, 
agréable  ou  fâcheuse  suivant  le  point  de  vue  de  chacun,  obsédait 
tous  les  esprits.  11  y  avait  pourtant  bien  des  raisons  de  l'écarter.  Les 
analogies  qui  avaient  pu  autoriser  un  instant  celte  assimilation 
n'étaient  que  superficielles  et  fortuites;  au  fond,  que  de  différences 
dans  les  situations  réciproques  !  L'expérience  n'avait-elle  pas  mon- 
tré depuis  soixante  ans  ce  que  valent  en  politique  des  alliances  de 
cette  nature?  Les  héritiers  des  souverains  qui  ont  signé  ce  contrat 
n'ont-ils  pas  été  divisés  par  les  intérêts  les  plus  graves?  Singulière 
alliance  signée  au  nom  de  Dieu,  consacrée  à  Dieu  comme  une  of- 
frande, bien  plus,  destinée  à  devenir  pour  les  imaginations  du  nord 
l'image  terrestre  de  la  très  sainte  trinité,  et  qui  devait  aboutir  à 
Sadowa  !  Les  trois  monarques  avaient  écrit  ces  mots  dans  l'acte 
signé  à  Paris  le  26  septembre  1815  :  «  Nous  nous  obligeons  à 
prendre  la  religion  chrétienne  pour  règle  de  notre  politique.  A  cette 
règle  chacun  de  nous  conformera  et  le  gouvernement  de  son  propre 
empire  et  ses  rapports  avec  les  deux  autres.  Tous  les  hommes,  les 
princes  surtout,  doivent  se  traiter  en  frères.  Nous  devons  nous  con- 
sidérer comme  les  pères  de  nos  sujets.  Nos  états  formeront  à  l'ave- 
nir les  rameaux  d'un  même  peuple  chrétien  ne  reconnaissant  qu'un 
maître.  Dieu,  à  qui  seul  appartient  toute  gloire,  toute  puissance, 
et  dont  nous  ne  sommes  que  les  ministres.  »  Un  demi- siècle  s'écoule; 
supposez  les  trois  signataires  de  cet  acte  extraordinaire  revenus  un 
instant  dans  cette  Europe  qu'ils  croient  avoir  mise  à  l'abri  des  révo- 
lutions; quel  est  le  spectacle  qui  frappe  leurs  yeux?  La  Prusse  écra- 
sant l'Autriche  sous  les  yeux  de  la  Russie  indifférente  ou  satisfaite. 


l'entrevue  des  trois  empereurs.  259 

Si  l'on  avait  sérieusement  examiné  la  condition  nouvelle  des  prin- 
cipaux états  de  l'Europe,  on  aurait  vu  sans  peine  combien  il  était 
impossible,  —  je  ne  dis  pas  de  constituer  une  autre  sainte- alliance, 
mais  seulement  d'y  songer.  Les  piiblicistes  qui  se  sont  décidés  à 
faire  cet  examen  n'ont  eu  que  l'embarras  du  choix  parmi  tant  de 
preuves  péremptoires.  La  sainte-alliance  de  1815  n'avait  eu  qu'une 
visée  :  détruire  la  révolution.  Elle  avait  espéré  d'abord  la  détruire 
en  la  remplaçant,  ce  qui  est  la  seule  manière  de  détruire;  elle 
avait  espéré  qu'une  politique  bienfaisante ,  une  politique  patriar- 
cale ferait  oublier  à  tous  les  peuples  les  promesses  de  89,  ces 
promesses  qui  avaient  eu  pour  dernier  résultat  le  bouleversement 
de  l'Europe  et  d'épouvantables  tueries.  Quand  elle  fut  obligée  de 
s'avouer  à  elle-même  que  son  espérance  était  une  chimère ,  elle 
ne  songea  plus  qu'à  détruire  la  révolution  purement  et  simple- 
ment, à  la  détruire  sans  la  remplacer  par  quelque  chose  de  meil- 
leur, à  la  poursuivre  partout,  à  l'extirper  à  jamais.  C'est  même 
par  suite  de  cette  résolution  que  la  sainte-alliance,  accueillie  d'a- 
bord comme  une  inspiration  d'une  âme  religieuse  et  tendre,  ne 
tarda  guère  à  devenir  odieuse  à  tous  les  peuples.  Le  congrès  de 
Vérone  marque  le  point  culminant  de  cette  transformation  (1). 
C'est  la  sainte- alliance  qui  étouffait  partout  les  idées  libérales, 
qui  poursuivait  comme  des  attentats  les  réclamations  les  plus  lé- 
gitimes, qui  assimilait  les  chrétiens  de  la  Turquie  à  de  vulgaires 
démagogues  et  les  condamnait  pêle-mêle  au  nom  des  mêmes  prin- 
cipes. La  sainte- alliance  ne  reconnaissait  que  l'ancien  ordre  de 
choses,  les  institutions  consacrées  par  le  temps,  les  trônes  établis 
depuis  des  siècles;  à  ce  titre,  elle  voulait  protéger  le  sultan  contre 
les  Grecs,  comme  elle  protégeait  les  petits  despotes  italiens  contre 
les  carbonari.  Intervenir  partout  où  besoin  était  pour  raffermir  l'an- 
cien régime  et  décourager  les  espérances  libéi'ales,  intervenir  par 
la  diplomatie  ou  par  les  armes,  par  l'insinuation  ou  la  menace,  ce 
fut  sa  règle  inflexible.  Elle  faisait  la  police  politique  de  l'Europe. 
Elle  prétendait  guérir  d'autorité  ce  qu'elle  appelait  la  maladie  du 
siècle,  l'esprit  de  réforme  et  le  goût  des  monarchies  constitution- 
Ci)  Chateaubriand  a  écrit  deux  volumes  tout  exprès  pour  expliquer  son  rôle  d'am- 
bassadeur au  congrès  de  Vérone  et  pour  justifier  sa  guerre  d'Espagne,  comme  il  dit. 
On  sait  qu'il  était  ministre  des  affaires  étrangères  en  1823  et  que  la  responsabilité  de 
cette  guerre  lui  appartient.  A  ce  propos,  il  s'efforce  de  réfuter  les  reproches  irrités  de 
M.  Duvergier  de  Hauranne,  les  protestations  éloquentes  du  général  Foy,  la  noble  phi- 
losophie politique  du  duc  de  Broglie,  les  pages  vigoureuses  û'Armand  Carrel.  Il  a  beau 
dire  qu'il  ne  s'excuse  pas  de  la  guerre  d'Espagne,  le  grand  événement  de  sa  vie,  on 
voit  que  ce  souvenir  l'obsède.  Il  désire  qu'on  sache  à  quelles  vues  élevées,  à  quelles 
inspirations  patriotiques  il  a  obéi  en  prenant  cette  décision  hasardeuse.  Il  tient  sur- 
tout à  prouver  qu'il  n'a  pas  été  l'huissier  à  verges  de  la  sainte-alliance.  Voyez  Congrès 
de  Vérone,  t.  II,  p.  290,  —  Mémoires  d'outre-tombe,  t.  MI,  p.  455. 


260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nelles.  A  Naples,  à  Turin,  à  Madrid,  comme  à  Francfort  ou  à  Saint- 
Pétersbourg,  elle  veillait  sur  le  mouvement  des  idées.  11  est  vrai 
qu'après  avoir  longtemps  comprimé  les  aspirations  du  xix*  siècle, 
elle  essuya  plus  d'un  revers;  l'esprit  nouveau  emportait  tous  les 
obstacles.  Les  monarques  alliés  virent  l'Angleterre  en  1823,  à  pro- 
pos de  la  guerre  d'Espagne,  poser  résolument  le  principe  de  non- 
intervention,  ce  qui  était  en  réalité  un  démenti  formel  au  premier 
article  de  leur  credo,  et  si  la  révolution  de  1830  est  demeurée 
populaire  pendant  plusieurs  années  et  chez  nous  et  en  Europe,  c'est 
qu'elle  a  été  la  plus  éclatante  défaite  de  la  sainte-alliance.  Malgré 
ces  échecs,  on  peut  dire  que  la  sainte-alliance  a  maintenu,  même 
en  face  de  la  révolution  de  1830,  même  en  face  de  la  révolution  de 
1848,  le  dessein  primitif,  le  principal  dessein  de  son  programme. 
Si  elle  n'a  pas  empêché  l'établissement  des  monarchies  constitu- 
tionnelles en  Europe,  elle  a  empêché  que  les  changemens  accom- 
plis en  France  n'eussent  leurs  contre-coups  au-delà  de  nos  fron- 
tières. La  France  avait  pu  passer  des  Bourbons  de  la  branche  aînée 
aux  Bourbons  de  la  branche  cadette,  de  ceux-ci  à  la  république  et 
de  la  république  à  l'empire,  sans  que  les  monarchies  du  reste  de 
l'Europe  fussent  sérieusement  ébranlées.  A  part  la  Belgique  et  l'Es- 
pagne, qui  après  1830  avaient  placé  sur  le  trône  des  dynasties 
nouvelles,  les  anciennes  familles  souveraines  avaient  maintenu  leurs 
droits.  La  légitimité,  —  c'était  avant  tout  le  drapeau  de  la  sainte- 
alliance,  —  la  légitimité  n'avait  pas  subi  d'atteinte. 

Mais  qu'est  devenu  tout  cela  depuis  une  quinzaine  d'années?  La 
révolution  a  reparu  sous  une  forme  extraordinaire.  Au  lieu  de  la 
révolution  par  en  bas,  c'est  la  révolution  par  en  haut.  Qui  dit  ré- 
volution dans  le  langage  de  la  sainte -alliance  dit  le  mépris  des 
droits  séculaires,  la  ruppression  des  trônes,  la  dépossession  des  fa- 
milles souveraines,  tous  les  bouleversemens  que  Napoléon  I"  avait 
introduits  dans  l'Europe  centrale  au  nom  de  la  révolution  française. 
La  mission  que  s'était  donnée  la  sainte-alliance  consistait  précisé- 
ment à  restaurer  ces  pouvoirs  légitimes  et  à  ne  plus  permettre 
qu'ils  fussent  amoindris.  Eh  bien  !  ce  que  la  sainte-alliance  voulait 
restaurer  et  défendre,  ce  principe  de  la  légitimité  qu'elle  se  propo- 
sait de  rendre  inviolable,  c'est  une  des  puissances  signataires  du 
mystique  traité  de  1815  qui  l'a  foulé  aux  pieds  avec  une  audace 
sans  exemple.  Un  monarque  légitime,  le  propre  fils  de  celui  qui 
avait  contracté  de  si  religieux  engagemens  au  nom  de  la  fraternité 
des  rois  et  des  peuples,  renverse  des  trônes,  détruit  des  souverai- 
netés, subordonne  et  médiatise  des  princes  dont  le  droit,  au  point 
de  vue  de  la  sainte-alliance,  est  égal  au  sien.  Yoilà  ce  qu'on  peut 
appeler  la  révolution  par  en  haut.  Quand  Napoléon  I"  rendait  et 
exécutait  de  pareilles  sentences,  c'était  la  révolution  par  en  bas, 


L  ENTREVUE  DES  TROIS  EMPEREURS. 

puisque  le  conquérant,  même  couronné,  agissait  d'après  les  prin- 
cipes révolutionnaires.  Invoquer  la  légitimité  pour  soi-même  et  y 
porter  ailleurs  de  si  terribles  atteintes,  c'est  le  spectacle  que  la 
Prusse  de  1866  a  donné  à  l'Europe  monarchique.  Et  c'est  chez  elle, 
c'est  à  Berlin,  c'est  entre  les  mains  du  roi  de  Prusse,  devenu  empe- 
reur d'Allemagne,  que  l'empereur  d'Autriche  et  l'empereur  de  Rus- 
sie iraient  signer  le  contrat  d'une  nouvelle  sainte-alliance  ! 

Un  journal  autrichien,  dont  je  n'ai  fait  ici  que  résumer  les  obser- 
vations, s'écrie  à  ce  sujet  :   «  Est-ce  que  l'Autriche  et  la  Russie 
pourraient  jamais  prendre  part  à  une  telle  œuvre,  elles  que  leurs 
traditions,  leurs  intérêts,  je  dis  leurs  intérêts  les  plus  graves  et  les 
plus  impérieux,  des  intérêts  de  vie  ou  de  mort,  obligent  à  repré- 
senter en  Europe  la  politique  conservatrice  ?  La  Prusse  a  créé  par  la 
force  un  établissement  d'une  tidle  nouveauté  et  d'une  telle  nature 
qu'elle  sera  obligée  de  recourir  à  de  nouvelles  conquêtes  pour  le 
soutenir.  C'est  là  une  conséquence  inévitable,  et  en  vérité  il  suffit 
de  jeter  les  yeux  sur  une  carte  d'Europe  pour  reconnaître  que  cette 
menace  s'adresse  d'abord,  s'adresse  principalement  à  l'Autriche  et 
ensuite  à  la  Russie.  Ce  n'est  pas  tout  :  cette  nouvelle  sainte- alliance 
serait  en  contradiction  ouverte  avec  les  principes  de  religion  et  de 
morale  que  l'ancienne  sainte-alliance  avait  placés  si  haut,  car  elle 
devrait  sanctionner  les  résultats  d'une  politique  de  conquête  et 
d'usurpation,  politique  qui  n'a  jamais  été  considérée  comme  reli- 
gieuse et  morale.  La  sainte-aliiance  avait  dit  :  La  loi  chrétienne  sera 
l'étoile  lumineuse  qui  guidera  ma  politique.  Assurément  ce  n'était 
là  qu'une  phrase,  car  sous  le  régime  de  la  sainte-alliance  les  pro<- 
testans  d'Autriche  ne  furent  pas  libres,  les  catholiques  de  Prusse 
subirent  comme  avant  le  joug  de  l'esprit  protestant,  et  aux  catho- 
liques comme  aux  protestans  de  l'empire  russe  il  ne  fut  rien  accordé 
de  plus  que  l'ancienne  tolérance.  Après  tout,  la  sainte-alliance  était 
conséquente  avec  elle-même;  dans  les  affaires  de  l'église  comme 
dans  celles  de  l'état,  elle  n'admettait  aucune  innovation,  elle  main- 
tenait scrupuleusement  l'ancien  état  de  choses.  Depuis  cette  époque, 
des  améliorations  se  sont  produites,  mais  seulement  en  Autriche,  et 
seulement  pour  les  protestans.  Au  contraire,  en  Autriche  comme  en 
Prusse,  la  situation  des  catholiques  est  devenue  bien  pire.  Or  on 
vient  nous  annoncer,  on  vient  nous  signifier  aujourd'hui  que  le  but 
principal  ('.e  l'entrevue  de  Berlin  est  d'établir  la  souveraineté  de 
l'état  sur  le  for  intérieur,  de  constituer  la  césaropapie,  toutes  choses 
contraires  à  la  liberté  de  conscience  et  à  cette  loi  du  Christ  :  rendez 
à  César  ce  qui  appartient  à  César  et  à  Dieu  ce  qui  appartient  à 
Dieu.  » 

Le  journal  ou  plutôt  le  recueil  hebdomadaire  auquel  j'emprunte 


262  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cette  page  est  un  des  plus  sérieux  organes  de  la  presse  politique  en 
Autriche.  Voilà  certes  un  exposé  assez  clair.  Les  raisons  qui  de- 
vaient écarter  tout  rapprochement  entre  la  sainte-alliance  et  le  con- 
grès impérial  de  Berlin  sont  aussi  nombreuses  que  décisives.  Il  est 
évident  que,  si  les  empereurs  de  Russie,  d'Autriche  et  d'Allemagne 
se  sont  réunis  en  1872,  ce  n'est  pas  pour  préparer  quoi  que  ce  soit 
d'analogue  à  ce  que  leurs  prédécesseurs  ont  fait  en  1815.  N'im- 
porte; on  oublia  tout,  les  souvenirs  de  Sadowa  s'effacèrent  un  in- 
stant devant  les  souvenirs  de  Leipzig,  bien  des  gens  furent  persuadés 
qu'une  nouvelle  sainte-alliance  allait  prétendre  au  gouvernement 
de  l'Europe.  L'ardeur  même  avec  laquelle  une  partie  de  la  presse 
allemande  rejetait  ces  conjectures  indiquait  assez  combien  l'image 
subitement  évoquée  avait  obsédé  les  inteUigences. 

Quand  on  s'aperçut  pourtant  que  cette  manière  de  voir  était  inad- 
missible, on  essaya  de  deviner  quel  était  le  but  du  congrès.  Les 
imaginations  avaient  beau  jeu  pour  se  donner  carrière.  La  situation 
de  l'Europe  est  telle  qu'un  événement  comme  celui-là  devait  faire 
travailler  tous  les  esprits.  Chacun  jugeait  la  chose  suivant  son  in- 
térêt, chacun  aimait  à  se  persuader  qu'il  y  avait  là  quelque  com- 
binaison profitable  à  sa  cause.  En  un  mot,  c'était  une  occasion  pour 
tous  les  partis  de  manifester  leurs  espérances  ou  leurs  craintes. 
Étudiées  à  ce  point  de  vue,  les  explications  de  la  presse  allemande 
offrent  un  caractère  instructif.  Quand  nous  parcourions,  au  moment 
de  l'entrevue,  les  principaux  journaux  de  l'Allemagne,  ceux-là  sur- 
tout qui,  se  préoccupant  des  idées  générales,  s'appliquent  à  cher- 
cher la  philosophie  des  faits,  il  nous  semblait  voir  se  dérouler  sous 
nos  yeux  un  tableau  de  l'Europe  centrale  et  des  questions  qui  l'a- 
gitent. Ce  sont  les  traits  les  plus  importans  de  ce  tableau  que  nous 
voudrions  rassembler  ici;  nous  nous  occupons  beaucoup  moins  de 
l'entrevue  elle-même  que  des  appréciations  dont  elle  a  été  l'objet 
et  des  conjectures  qu'elle  a  fait  naître.  Le  point  de  départ  de  notre 
sujet  est  à  Berlin;  le  sujet  même  est  plutôt  à  Leipzig  et  à  Francfort, 
à  Munich  et  à  Vienne,  à  Prague  et  à  Pesth.  Comment  savoir  avec 
une  parfaite  exactitude  ce  qui  s'est  passé  entre  les  trois  monarques  et 
même  entre  leurs  ministres  ?  11  est  clair  qu'il  faut  y  renoncer.  Nous 
y  renonçons  sans  trop  de  peine,  ayant  en  vue  une  étude  toute  diffé- 
rente. Que  les  renseignemens  donnés  par  la  presse  allemande  soient 
plus  ou  moins  dignes  de  foi,  ce  n'est  pas  là  notre  principal  souci; 
nous  ne  cherchons  pas  de  nouvelles,  nous  voulons  seulement  pro- 
fiter de  ces  rumeurs,  de  ces  conjectures  en  divers  sens,  de  ces 
explications  contradictoires  pour  en  faire  jaillir  quelque  lumière  sur 
la  situation  présente  de  l'Europe. 


l'entrevue  des  trois  empereurs.  263 


II. 

On  a  déjà,  vu  la  première  idée  qui  s'est  produite  à  l'annonce  de 
l'entrevue  des  trois  empereurs,  ce  souvenir  confus  de  la  sainte- 
alliance,  la  pensée  bizarre  que  les  trois  monarques,  par  cela  seul 
qu'ils  étaient  les  héritiers  des  trois  signataires  de  l'acte  de  1815, 
et  comme  si  tout  n'était  pas  changé  entre  eux  de  fond  en  comble, 
allaient  se  concerter  pour  gouverner  l'Europe.  Un  examen  attentif 
ayant  écarté  cette  chimère ,  on  se  demanda  quelle  avait  été  tout 
d'abord  l'inspiration  du  cabinet  de  Berlin,  si  les  empereurs  de 
Russie  et  d'Autriche  avaient  été  invités  en  même  temps,  si  l'un  et 
l'autre  avaient  dû  accepter  cette  invitation  avec  des  sentimens 
pareils. 

A  ces  questions,  un  journal  viennois  fait  une  réponse  d'une  net- 
teté singulière.  Ce  journal,  un  des  recueils  politiques  les  plus  esti- 
mables de  l'Autriche,  est  intitulé  la  Reforme.  J'ai  déjà  eu  l'occa- 
sion, il  y  a  quelques  années,  à.  propos  des  luttas  de  la  Bohême 
contre  le  dualisme  austro-hongrois,  de  signaler  le  rare  mérite  du 
rédacteur  en  chef  de  la  Réforme  y  M.  Franz  Schuselka;  depuis  les 
désastres  de  la  France,  M.  Schuselka  s'est  acquis  de  nouveaux  titres 
à  l'estime  de  tous  les  esprits  indépendans.  Il  n'a  pas  craint  de 
rompre  en  visière  à  ses  compatriotes.  Les  Allemands  de  l'Autriche, 
éblouis  par  les  victoires  de  la  Prusse,  se  laissent  attirer  ou  plutôt 
se  précipitent  aveuglément  vers  l'empire  d'Allemagne;  ]\L  Franz 
Schuselka  est  fidèle  à  l'Autriche.  Allemand  d'origine,  de  langue,  de 
culture,  il  est  dévoué  avant  tout  à  cette  monarchie  autrichienne  que 
tant  de  périls  menacent,  et  qui  pourrait  rendre,  si  elle  se  relevait, 
de  si  grands  services  à  l'indépendance  de  l'Europe.  Il  cherche  ar- 
demment par  quelle  voie  elle  pourra  se  sauver.  Le  système  actuel 
du  dualisme  lui  paraît  une  cause  de  ruine;  il  l'attaque  sans  relâche 
et  lui  porte  de  terribles  coups.  Les  passions  prusso-germaniques 
lui  font  horreur,  il  ne  manque  pas  une  occasion  de  les  flétrir.  In- 
ti'épide  en  face  des  Allemands  fanatisés,  il  a  montré  un  courage  plus 
grand  encore  :  il  est  impartial  pour  les  Français.  Au  mois  de  sep- 
tembre 1870 ,  au  moment  où  les  Prussiens  commençaient  le  siège 
de  Paris,,  la  Réforme  publiait  un  article  sur  les  sympathies  qui 
s'attachaient  en  Europe  à  l'une  ou  à  l'autre  des  puissances  belligé- 
rantes, et  il  établissait  que  presque  dans  toute  l'Europe  les  peuples 
faisaient  des  vœux  pour  nous,  tant  les  Prussiens  excitaient  de  ré- 
pulsion. On  n'était  pas  fâché  de  voir  nos  vanités  punies,  notre  or- 
gueil humilié;  mais  voir  la  France,  la  nation  humaine  et  généreuse 
entre  toutes,  écrasée  par  la  Prusse  au  point  de  ne  plus  pouvoir 
tenir  sa  place  dans  le  monde,  non,  non,  disait  la  Reforme;  on  n'y 


26h  •  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

peut  consentir!  «  La  France,  dût-elle  succomber  en  ce  suprême  ef- 
fort, dût-elle  subir  la  paix  que  lui  dictera  le  vainqueur,  restera 
toujours  grande  et  puissante;  bien  plus,  des  malheurs  mêmes  de 
cette  guerre  elle  sortira  purifiée  et  moralement  plus  forte  (1).  »  Un 
journal  qui  parlait  ainsi  le  29  septembre  1870,  au  moment  où  com- 
mençait la  résistance  de  Paris,  un  journal  qui  nous  témoignait  de 
telles  sympathies  à  l'heure  où  nous  nous  croyions  abandonnés  du 
monde  entier,  n'a  pas  seulement  droit  à  nos  remercîmens,  il  mé- 
rite la  confiance  que  commandent  toujours  la  droiture  et  l'impar- 
tialité. Dans  cet  examen  de  la  presse  allemande,  je  m'attacherai 
donc  de  préférence  aux  renseignemens  et  aux  considérations  poli- 
tiques de  la  Réfoi^me.  Que  je  m'appuie  sur  elle  ou  que  je  la  con- 
tredise, je  serai  sûr  de  me  fier  à  un  bon  guide  ou  de  combattre  un 
loyal  adversaire. 

Yoici  donc  ce  que  la  Réforme  répondait  sans  hésiter  aux  ques- 
tions qui  tenaient  l'esprit  public  en  suspens;  elle  écrivait  le  12  sep- 
tembre dernier  :  a  Aujourd'hui  le  monde  entier  s'occupe  des  fêtes 
de  Berlin;  dans  quelques  jours,  personne  n'en  parlera,  et  tout  cela 
aura  disparu  sans  laisser  de  trace.  L'histoire  sérieuse  aura  grand'- 
peine  à  mentionner  seulement  cette  pompeuse  entrevue.  L'appa- 
rence est  brillante,  la  réalité  n'est  rien.  Oui,  que  cette  conférence 
ait  pour  but  d'importantes  conversations  politiques,  comme  disent 
les  uns,  des  traités  même,  comme  d'autres  le  prétendent,  c'est  une 
apparence  et  pas  autre  chose.  En  réalité,  il  ne  s'est  agi  d'abord  et 
avant  tout  que  de  procurer  un  nouveau  triomphe  à  la  Prusse,  c'est- 
à-dire  à  la  maison  de  Hohenzollern.  C'est  en  vue  de  ce  triomphe 
que  l'empereur  Guillaume  P""  a  invité  l'empereur  d'Autriche  à  venir 
le  voir  à  Berlin.  Le  fait  seul  de  cette  invitation  était  le  premier  acte 
du  triomphe  que  la  Prusse  se  préparait  aux  dépens  de  l'Autriche, 
car  cela  signifiait  manifestement  :  on  sera  péniblement  affecté  à 
Vienne  de  notre  invitation,  mais  on  ne  pourra  pas  la  refuser.  L'ob- 
servateur impartial  est  obligé  de  dire  que  cette  invitation  a  été  une 
offense.  » 

C'est  surtout  à  la  presse  austro-hongroise,  c'est  aux  journaux  de 
Vienne  et  de  Pesth,  de  nous  renseigner  sur  l'effet  produit  en  Au- 
triche par  cette  invitation  extraordinaire.  L'avis  si  franchement  ex- 
primé par  M.  Schuselka  est-il  conforme  au  sentiment  de  ses  con- 
frères? Il  s'en  faut  bien.  Les  journaux  qui  soutiennent  le  dualisme 
austro-hongrois  sont  placés  à  un  tout  autre  point  de  vue  que  le  ré- 
dacteur de  la  Réforme.  Allemands  et  Hongrois,  dans  le  système 

(1)  «  Wenn  auch  Frankreich  gânslich  unterîiegt  und  sich  den  Frieden  diktiren 
lassen  muss,  so  wird  es  doch  gi'oss  und  mdchtig  bleiben,  ja  aus  dem  Ungluck  dièses 
Krieges  gelâutert  und  moralisch  gekràfligt  hervorgehen.  »  —  Die  Refoi'm,  29  sep- 
tembre 1870.  Voyez  l'article  intitulé  die  Sympathien  fur  Frankreich. 


l'entrevue  des  trois  empereurs.  265 

actuel  de  la  monarchie  autrichienne,  sont  les  ennemis  irréconci- 
liables des  Slaves;  séparés  eux-mêmes  autrefois  par  des  haines  sé- 
culaires, ils  se  sont  réunis  pour  opprimer  des  peuples  qui  repré- 
sentent la  moitié  de  l'empire.  Les  Allemands  de  la  Gisleithanie 
étouffent  les  Tchèques  de  Bohême  et  les  Polonais  de  la  Gallicie, 
comme  les  Magyars  de  la  Transleithanie  étouffent  la  voix  des  Slaves 
du  sud,  Croates  et  Transylvains.  Quand  M.  de  Beust  imagina  le 
partage  de  la  monarchie  entre  les  Allemands  de  l'archiduché  et  les 
Magyars  de  la  Hongrie,  on  crut  que  c'était  le  commencement  d'une 
organisation  fédérale  qui,  donnant  satisfaction  à  tous  les  droits, 
transformerait  l'Autriche  pour  la  sauver.  Aujourd'hui  que  les  Alle- 
mands d'une  part,  les  Hongrois  de  l'autre,  prétendent  faire  de  cet 
arrangement  la  loi  définitive  de  l'empire  et  résistent  avec  injure  à 
toute  idée  de  fédération,  les  Slaves,  poussés  à  bout,  ont  toujours 
involontairement  les  yeux  tournés  vers  la  Russie.  On  peut  dire  qu'il 
y  a  là  un  danger  de  mort  pour  la  monarchie  autrichienne.  Selon  le 
tour  que  prendront  ces  luttes  intestines,  il  peut  en  sortir  du  soir  au 
lendemain  des  événemens  qui  disloqueront  l'empire.  Une  question 
capitale  surtout,  ce  sont  les  tentations  que  l'Allemagne  et  la  Russie, 
chacune  de  son  côté,  offriraient  à  l'Autriche.  Suivant  les  circon- 
stances, une  moitié  de  l'Autriche  peut  tendre  vers  l'Allemagne,  tan- 
dis que  l'autre  moitié  tendrait  vers  la  Russie.  C'est  précisément  ce 
qui  a  lieu  en  ce  moment  même,  et  l'on  devine  aisément  quelles 
émotions  devait  produire  dans. un  pays  si  agité  une  nouvelle  con- 
çue en  ces  termes  :  sur  l'invitation  de  l'empereur  d'Allemagne,  l'em- 
pereur d'Autriche  va  se  rendre  à  Berlin. 

Les  Hongrois  et  les  Allemands  de  l'Autriche  en  poussaient  des 
cris  de  joie;  les  journaux  du  comte  Andrassy  triomphaient.  On  sait 
que  le  comte  Andrassy,  l'habile  homme  d'état  magyar,  est  chargé 
aujourd'hui  de  faire  fonctionner  ce  système  du  dualisme  imaginé  en 
1867  par  M.  le  comte  de  Beust  et  M.  Franz  Deak.  Exécuteur  fidèle 
du  plan  politique  des  Hongrois,  M.  le  comte  Andrassy  est  l'adver- 
saire résolu  des  Slaves  d'Autriche;  il  est  obligé  par  conséquent  de 
surveiller  de  très  près  la  politique  russe,  toujours  tentée  de  prendre 
les  Slaves  sous  son  patronage,  ou  du  moins  toujours  soupçonnée 
de  céder  à  une  tentation  si  naturelle.  Si  l'entrevue  de  l'empereur 
François-Joseph  avec  l'empereur  Guillaume  P'  annonçait  une  al- 
liance entre  l'Autriche  et  l'Allemagne,  le  comte  Andrassy  pouvait 
être  rassuré  pour  longtemps;  le  gouvernement  austro-hongrois  se 
trouvait  en  mesure  de  dédaigner  l'opposition  des  Slaves  sans  rien 
craindre  du  cabinet  de  Saint-Pétersbourg.  En  un  mot,  l'entrevue 
des  deux  empereurs  était  une  victoire  pour  les  Allemands  et  les 
Hongrois  de  l'Autriche,  elle  était  un  échec  et  un  échec  très-mena- 
çant pour  les  Slaves. 


266  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Il  fallait  voir  avec  quel  enthousiasme  la  presse  magyare  saluait 
ce  grand  événement.  C'était  à  M.  le  comte  Andrassy  qu'en  revenait 
tout  l'honneur.  C'était  lui  qui  avait  préparé  les  voies,  qui  avait  sug- 
géré à  M.  de  Bismarck  l'idée  de  cette  alliance,  qui  l'avait  rendue 
possible  et  saurait  la  rendre  bienfaisante.  N'était-ce  pas  déjà  un 
bienfait  que  d'avoir  découragé  les  Slaves?  et  comment  pouvait-on 
les  décourager  d'une  manière  plus  efficace  qu'en  s' assurant  contre 
eux  l'appui  du  nouvel  empire  d'Allemagne?  Ainsi  parlaient  les  jour- 
naux de  la  Transleithanie,  c'est-à-dire  de  cette  A.utriche  hon^groise 
où  les  Croates  et  les  Esclavons  sont  opprimés  par  les  Hongrois. 
Dans  la  Cisleithanie,  c'est-à-dire  dans  l'Autriche  allemande,  où  les 
Tchèques  et  les  Polonais  sont  opprimés  par  les  Allemands,  la  même 
haine  des  Slaves  excitait  les  mêmes  clameurs.  Vainement  quelques 
esprits  élevés,  et  parmi  eux  le  rédacteur  de  la  Réforme,  s'effor- 
çaient-ils d'avertir  ces  politiques  aveugles.  Vainement  leur  criaient- 
ils  :  «  Prenez  garde!  vous  croyez  servir  l'Autriche,  vous  préparez 
sa  ruine.  Vous,  Hongrois,  à  force  d'être  injustes  pour  les  Slaves,  à 
force  de  leur  fermer  toute  issue,  de  leur  enlever  toute  espérance, 
vous  en  faites  bon  gré  mal  gré  des  Russes,  16  milUons  de  Russes 
au  cœur  de  l'Autriche.  Et  vous,  Allemands  de  la  Cisleithanie,  ne 
sentez-vous  pas  que  votre  haine  des  Slaves  vous  est  un  piège?  ne 
sentez-vous  pas  qu'en  courant  ainsi,  les  bras  ouverts,  au-devant 
de  ces  Prussiens  qui  vous  ont  écrasés  il  y  a  six  ans,  vous  détruisez 
vous-mêmes  votre  dignité,  cette  force  que  rien  ne  remplace  ?  »  Tout 
cela  était  inutile;  ni  les  remontrances  de  l'honneur,  ni  les  conseils 
de  l'intérêt  ne  pouvaient  les  amener  à  vaincre  leur  passion.  Une 
seule  idée  les  animait  :  étouffer  les  Slaves,  les  faire  disparaître 
comme  peuple,  les  obliger  à  se  fondre  dans  les  deux  races  domi- 
nantes, les  contraindre  à  devenir,  ceux-ci  des  Allemands  et  ceux- 
là  des  Hongrois.  L'invitation  adressée  à  l'empereur  François-Joseph 
par  l'empereur  Guillaume  P''  leur  paraissait  l'annonce  d'une  alliance 
avec  l'Allemagne  prussienne;  ils  la  saluaient.  Allemands  et  Hon- 
grois, comme  la  défaite  définitive  des  Slaves. 

Y  avait-il  quelque  chose  de  vrai  dans  ces  interprétations?  Les 
Hongrois  et  les  Allemands  de  l'Autriche  avaient-ils  raison  de  pous- 
ser des  cris  de  triomphe?  les  Slaves  avaient-ils  sujet  de  considérer 
l'avenir  avec  inquiétude?  En  d'autres  termes,  l'invitation  impériale 
venue  de  Berlin  renfermait-elle  la  signification  qui  a  si  vivement 
agité  tous  les  partis,  de  Pesth  à  Vienne  et  de  Prague  à  Trieste?  11 
st  bien  difficile  de  répondre  à  ces  questions.  Ce  sont  là  les  secrets 
u  cabinet  de  Berlin.  Nous  avons  déjà  dit  que,  loin  de  prétendre 
apporter  ici  des  renseignemens  sur  d^s  choses  qui  nous  échappent, 
nous  cherchions  surtout  ce  qui  est  matière  à  observation  et  à  ré- 
flexion, c'est-à-dire  l'impression  produite  par  l'événement  dont  il 


l'entrevue  des  trois  empereurs.  267 

s'agit  et  l'idée  qu'on  s'en  faisait.  Ce  serait  pourtant  montrer  trop 
de  scrupule  que  de  ne  pas  mentionner  au  moins  l'opinion  la  plus 
répandue  sur  ce  point.  Or  on  croit  fermement  à  Vienne  et  ailleurs 
que  le  projet  primitif  de  M.  de  Bismarck  consistait  à  préparer  une 
alliance  entre  l'Allemagne  et  l'Autriche.  On  ajoute  que  M.  de  Bis- 
marck, mettant  à  profit  la  haine  des  Austro-Allemands  et  des  Aus- 
tro-Hongrois pour  les  Slaves,  espérait  entraîner  l'Autriche  dans  une 
guerre  contre  la  Russie.  Eùt-il  été  difficile  à  un  homme  tel  que  lui 
de  faire  briller  aux  yeux  de  l'Autriche  les  avantages  de  cette  guerre? 
Insister  sur  le  danger  perpétuel  que  causent  à  la  monarchie  des 
Habsbourg  ces  16  millions  de  Slaves  revendiquant  leurs  droits, 
prouver  que  l'occasion  serait  bonne  d'en  finir,  montrer  d'avance  la 
Russie  vaincue,  amoindrie,  et  destituée  pour  longtemps  de  ce  pro- 
tectorat des  Slaves  du  sud  qui  la  rend  si  redoutable  à  l'Autriche  et 
à  la  Turquie,  tout  cela  eût  été  un  jeu  pour  le  chancelier  de  l'em- 
pire d'Allemagne.  11  est  bien  entendu  que  l'empire  d'Allemagne 
avait  aussi  sa  part  de  bénéfices  dans  une  telle  entreprise.  M.  de  Bis- 
marck n'était  pas  inspiré  seulement  par  le  désir  fraternel  de  sauver 
l'Autriche.  Supposez  que  cette  combinaison  ait  été  réellement  faite, 
on  devine  aisément  quelle  place  devaient  y  trouver  les  plans  ulté- 
rieurs de  M.  de  Bismarck.  La  Russie  vaincue  aurait  été  contrainte  de 
se  laisser  arracher  ses  provinces  allemandes,  la  Courlande,  l'Estho- 
nie,  la  Livonie. — Provinces  allemandes,  ai-je  dit?  Oui,  allemandes 
d'origine,  de  langage,  mais  profondément  russes  de  cœur  et  d'âme, 
aussi  russes  que  l'Alsace  et  la  Lorraine  sont  françaises.  Après  cela, 
que  serait  devenue  l'Autriche?  Les  Allemands  de  l'archiduché  n'eus- 
sent-ils pas  été  attirés  de  plus  en  plus  par  la  fascination  de  l'em- 
pire germanique?  Les  Slaves  de  Bohême  et  de  Croatie  n'eussent-ils 
pas  été  pour  l'empire  germanique  un  moyen  de  désintéresser  la 
Russie?  Le  panslavisme,  de  façon  ou  d'autre,  eût  été  la  conséquence 
inévitable  du  pangermanisme.  De  cette  réunion  de  peuples  qui  com- 
posent l'empire  des  Habsbourg,  et  qui,  sous  des  institutions  libres 
fortement  établies,  auraient  pu  former  une  fédération  monarchique 
si  puissante,  la  Hongrie  seule  serait  restée  debout,  l'Autriche  eût 
disparu  de  la  carte. 

H  est  probable  que  les  Hongrois,  malgré  la  haine  aveugle  qu'ils 
portent  aux  populations  slaves,  n'auraient  pas  tardé  à  comprendre 
dans  quel  abîme  une  telle  politique  les  eût  précipités.  Après  avoir 
prêté  l'oreille  aux  propositions  de  M.  de  Bismarck,  -M.  le  comte 
Jules  Andrassy  se  serait-il  tout  à  coup  ravisé?  lîst-ce  lui  qui  aurait 
demandé  à  Ai.  de  Bismarck  que  l'empereur  de  Russie  assistât  aussi 
à  l'entrevue  de  Berlin?  Est-ce  l'empereur  d'Autriche  qui  aurait  per- 
sonnellement exprimé  ce  désir?  ou  bien  enfin  est-ce  l'empereur  de 
Russie  en  personne  qui,  soupçonnant  de  son  côté  l'ambition  insa- 


268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tiable  de  la  Prusse  et  flairant  un  danger  à  Berlin,  se  serait,  comme 
on  l'a  dit,  invité  lui-même? 

Ces  différentes  conjectures  ont  été  discutées  par  la  presse  alle- 
mande avec  une  vivacité  singulière  (1).  En  Autriche,  les  partis  les 
plus  soupçonnés  d'avoir  désiré  ardemment  une  alliance  avec  l'Alle- 
magne contre  la  Russie  étaient  aussi  les  plus  empressés  à  soutenir 
qu'ils  avaient  obtenu  de  M.  de  Bismarck  l'invitation  du  tsar.  Il  y  a 
en  effet,  pour  les  Austro-Allemands  comme  pour  les  Austro- Hon- 
grois, deux  moyens  de  décourager  les  Slaves  d'Autriche  :  vaincre  la 
Russie  et  l'empêcher  de  rien  pouvoir  en  faveur  des  Tchèques  et  des 
Croates,  ou  bien  se  l'attacher  par  une  alliance  et  la  détourner  de 
rien  vouloir.  Le  premier  plan  ayant  offert  de  très  graves  dangers, 
on  s'est  rabattu  sur  le  second.  C'est  ainsi  que  les  journaux  du  comte 
Andrassy  le  félicitaient  d'avoir  contribué  à  faire  inviter  le  tsar 
Alexandre  II,  —  c'est  ainsi  que,  dans  les  deux  parties  de  l'Autriche, 
Hongrois  et  Allemands  se  disputaient  pour  ainsi  dire  l'honneur  de 
cette  victoire  diplomatique. 

Nous  en  étions  là  de  notre  étude,  nous  cherchions  ce  qu'il  fallait 
admettre  ou  rejeter  parmi  tant  de  conjectures  inquiétantes,  nous 
nous  demandions  s'il  n'y  avait  pas  dans  le  nombre  quelques  rêves 
de  malade  comme  en  peut  provoquer  la  situation  fiévreuse  de  l'Eu- 
rope, quand  des  indications  d'un  autre  ordre  vinrent  éclairer  notre 
route.  Ayant  eu  l'occasion  de  rencontrer  un  homme  d'état  autri- 
chien, aujourd'hui  retiré  de  la  scène  politique,  mais  toujours  très 
attentif  à  ce  qui  s'y  passe,  je  l'interrogeai  à  ce  sujet,  et  j'obtins  des 
informations  très  logiquement  déduites.  Je  les  donne  comme  je  les 
ai  reçues.  On  verra  qu'elles  confirment  et  expliquent  ce  qui  pré- 
cède, on  verra  surtout  qu'elles  révèlent  la  fin  de  ce  singulier  épi- 
sode. 

Oui,  d'après  le  récit  qui  m'a  été  fait,  c'est  bien  le  comte  Jules 
Andrassy,  le  successeur  de  M.  de  Beust,  qui  a  eu  la  première  pensée 
de  l'entrevue,  laquelle  n'intéressait  d'abord  que  deux  empereurs 
au  lieu  de  trois.  Le  comte  Andrassy,  justement  alarmé  des  périls 
qui  menacent  la  monarchie  autrichienne,  plus  spécialement  préoc- 
cupé toutefois  des  périls  de  sa  patrie  particulière,  c'est-à-dire  de 
la  Hongrie,  a  raisonné  de  la  mapière  suivante.  —  «  Ministre  au- 
trichien, mais  surtout  homme  d'état  hongrois,  j'aperçois  dans  un 
avenir  prochain  deux  grands  ennemis  possibles,  deux  ennemis  re- 
doutables pour  les  intérêts  que  je  défends,  l'Allemagne  et  la  Rus- 
sie. La  politique  nous  conseille  de  les  diviser  en  nous  alliant  avec' 

(1)  Un  recueil  prussien,  le  Messager  de  la  frontière,  dans  sa  livraison  du  6  sep- 
tembre 1872,  affirme  que  ce  sont  là,  des  inventions  françaises;  on  voit  par  les  débats 
résumés  ci-dessus  qac  ces  conjectures  avaient  occupé  la  presse  allemande  longtemps 
avant  de  pénétrer  chez  nous. 


l'entrevue  des  trois  empereurs.  269 

l'un  contre  l'autre.  Empire  d'Allemagne  ou  empire  de  Russie,  le- 
quel des  deux  a  le  moins  d'intérêt  à  nous  nuire?  Evidemment  c'est 
l'empire  d'Allemagne.  De  deux  choses  l'une  :  ou  bien  M.  de  Bis- 
marck jugera  prudent  de  conserver  l'empire  austro-hongrois  comme 
un  tampon  entre  l'Allemagne  et  la  Russie,  ou  bien  il  en  convoitera 
la  partie  allemande.  Dans  le  premier  cas,  il  laisserait  subsister 
l'Autriche  tout  entière;  dans  le  second  cas,  c'est-à-dire  en  mettant 
les  choses  au  pire,  il  aurait  intérêt  à  maintenir  au  moins  la  Hon- 
grie pour  empêcher  la  Russie  de  s'étendre  jusqu'au  port  de  Fiume, 
à  quelques  lieues  de  Trieste.  Au  contraire,  la  Russie  est  intéressée 
à  la  suppression  totale  de  l' Autriche-Hongrie,  car  dans  la  disloca- 
tion de  l'empire  des  Habsbourg  non -seulement  elle  nous  pren- 
drait les  provinces  slaves  du  nord  et  de  l'est,  comme  l'Allemagne 
nous  prendrait  les  provinces  allemandes  du  nord-ouest,  mais  elle 
voudrait  absorber  la  Hongrie  afin  de  tendre  la  main  aux  Esclavons, 
aux  lilyriens,  à  tous  les  Slaves  du  sud,  et  de  s'établir  sur  l'Adria- 
tique. L'Allemagne  ne  consentira  jamais  à  ce  voisinage.  Nous  avons 
donc,  nous,  Hongrie,  le  même  intérêt  que  l'Allemagne  sur  ce  point; 
c'est  à  l'Allemagne  que  nous  devons  offrir  notre  alliance.  Les  deux 
empires  se  garantiront  réciproquement  leurs  possessions  actuelles. 
L'Allemagne  y  gagnera  l'assurance  de  ne  pas  être  inquiétée  par 
l'alliance  possible  de  la  Russie  et  de  la  France,  surtout  si  elle  trouve 
une  occasion  d'attaquer  la  Russie  avant  que  la  France  ait  achevé 
de  réparer  ses  ruines;  l'Autriche-Hongrie  y  gagnera  une  sécurité 
qui  lui  manque  aujourd'hui,  elle  n'aura  plus  à  redouter  ni  le  pan- 
slavisme ni  le  pangermanisme,  elle  pourra  se  livrer  tout  entière  à 

œuvre  de  sa  consolidation  intérieure.  » 

Ces  idées,  soumis;iS  au  prince  de  Bismarck  par  le  comte  Andrassy, 
auraient  été  accueillies  avec  une  joie  secrète;  M.  de  Bismarck  en 
effet  voyait  plus  loin  que  son  interlocuteur,  et  découvrait  dans  cette 
combiraaison  beaucoup  d'autres  avantages  que  le  ministre  hongiois 
n'avait  pas  soupçonnés.  Il  y  avait  là  pour  le  grand  joueur  d'échecs 
une  occasion  de  faire  coup  double,  et  même  quelque  chose  de  plus. 
Son  plan  fut  bien  vite  combiné  :  s'unir  à  l'Autriche  contre  la  Russie, 
infliger  à  la  Russie  des  défaites  assez  graves  pour  la  mettre  hors 
d'état  de  rien  entreprendre  pendant  bien  des  années,  telle  était  la 
première  partie  du  programme.  M.  de  Bismarck  détruisait  ainsi 
d'avance  la  possibilité  d'une  alliance  franco-russe.  L'Autriche  y 
trouvait  son  compte  en  haine  de  la  Russie,  comme  l'Allemagne  en 
haine  de  la  France.  Seulement  M.  Andrassy  avait  eu  tort  de  ne  pas 
prévoir  la  suitj  de  l'aventure.  Le  programme  avait  un  second  point  : 
une  fois  la  Russie  hors  de  cause,  M.  de  Bismarck  était  libre  de  par- 
tager l'Autriche  selon  ses  propres  vues  sans  avoir  à  compter  avec 
personne.  On  s'étonne  parfois  que  ce  partage  de  l'Autriche  ne  soit 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  encore  opéré,  la  malheureuse  Autriche  étant  ce  qu'elle  est  au- 
jourd'hui. Quoi  de  plus  facile,  à  ce  qu'il  semble?  L'Allemagne  pren- 
drait les  provinces  allemandes,  qui  déjà  réclament  cette  annexion; 
la  Russie  prendrait  les  provinces  slaves,  qui  n'opposeraient  pas 
une  bien  vive  résistance;  la  Hongrie  resterait  seule,  formant  un  état 
libre.  Eh  bien!  non;  cela  est  impossible.  La  Hongrie  disparaîtra  si 
l'Autriche  disparaît,  la  Hongrie  sera  dévorée  par  la  Russie,  car  la 
Russie,  réclamant  tous  les  Slaves  d'Autriche,  ira  nécessaiiement 
jusqu'à  l'Adriatique.  C'est  précisément  ce  que  redoute  M.  de  Bis- 
marck. Yoilà  pourquoi  il  voudrait  mettre  la  Russie  hors  de  combat 
et  partager  l'Autriche  à  lui  seul.  L'Allemagne  recueillerait  la  partie 
allemande  de  l'Autriche;  l'autre  partie,  la  partie  slave  et  hongroise, 
formerait  un  royaume  qui  pourrait  être  donné  à  un  prince  de  Ho- 
henzollern  et  placé  sous  le  protectorat  du  nouvel  empire. 

C'est  ainsi  que  les  deux  ministres,  M.  le  comte  Andrassy  avec 
une  imprudence  aveugle,  M.  de  Bismarck  avec  une  habileté  ef- 
frayante, se  seraient  rais  d'accord  pour  amener  une  entrevue  de 
leurs  souverains.  Ce  n'étaient  là  toutefois  que  des  conceptions  de 
ministres  ;  le  difficile  était  de  les  faire  accepter  aux  maîtres.  L'em- 
pereur d'Allemagne  et  l'empereur  de  Russie  sont  unis  par  des  li-ens 
étroits  de  famille  et  d'amitié  personnelle.  Comment  obtenir  de  Guil- 
laume I"  qu'il  déclarât  la  guerre  à  Alexandre  II?  De  quel  prétexte 
couvrir  à  ses  yeux  ce  plan  machiavélique?  Au  nom  de  quel  grief,  à 
l'aide  de  quel  sophisme  l'engager  en  de  si  violentes  entreprises? 
D'autre  part ,  entre  l'empereur  d'Allemagne  et  l'empereur  d'Au- 
triche, il  n'y  a  depuis  la  journée  de  Sadowa  que  des  souvenirs  em- 
barrassans  et  amers.  Comment  décider  François-Joseph  à  faire  une 
visite  solennelle  à  Guillaume  P'?  Comment  demander  au  vaincu 
d'aller  saluer  le  vainqueur  au  milieu  de  sa  cour?  Sous  l'impression 
de  ces  répugnances,  l'empereur  d'Autriche  a  bien  pu,  en  réponse  à 
l'invitation  allemande,  exprimer  le  désir  de  rencontrer  à  Berlin  l'em- 
pereur de  Russie.  Il  évitait  ainsi  la  douleur  de  paraître  s'humilier 
devant  le  conquérant;  il  se  rendait  4  un  congrès  de  souverains, 
à  une  réunion  de  princes  revêtus  d'un  même  titre;  la  démarche, 
si  pénible  qu'elle  fût,  ne  ressemblait  plus  à  un  acte  de  vassalité.  De 
son  côté,  l'empereur  de  Russie,  soupçonnant  sans  doute  quelque 
péril,  a  pu  se  faire  inviter-directement  par  l'empereur  d'Allemagne. 
Yoilà  comment  les  sentimens  personnels  des  souverains  ont  déjoué 
les  calculs  des  ministres.  La  dignité  de  François-Joseph  ne  lui  a 
pas  permis  de  se  rendre  seul  à  Berlin;  l'amitié  de  Guillaume  P'pour 
Alexandre  II  l'a  empêché  d'accepter  les  vues  de  M.  de  Bismarck. 
C'est  donc  M.  de  Bismarck  qui  a  eu  le  dessous  dans  toute  cette 
affaire,  —  résultat  heureux  pour  la  Russie,  dont  la  fortune  a 
échappé  aux  plus  graves  échecs,  heureux  surtout  pour  l'Autriche, 


L  ENTREVUE  DES  TROIS  EMPEREURS.  271 

que  l'imprudence  du  comte  Jules  Andrassy  exposait  aux  dernières 
catastrophes.  On  a  remarqué  à  Berlin,  paraît-il,  que  M.  de  Bis- 
marck, pendant  le  congrès  impérial,  se  tenait  volontiers  à  l'écart, 
dans  une  attitude  presque  chagrine,  et  comm«  s'il  assistait  à  un 
spectacle  qui  ne  le  regardait  pas. 

A  ces  renseignemens  d'un  homme  très  initié  aux  choses  de  l'Au- 
triche, j'ajoute  une  remarque  fort  curieuse  :  précisément  à  l'heure 
où  se  terminait  l'épisode  que  nous  venons  de  raconter,  vers  les 
derniers  jours  du  mois  d'août,  les  journaux  officiels  et  officieux 
de  l'empire  d'Allemagne  opérèrent  tout  à  coup  une  volte-face  qui 
semble  confirmer  notre  récit.  Jusque-là,  ces  journaux  ne  s'occu- 
paient en  rien  de  la  France;  ce  n'est  pas  de  la  France  qu'il  pouvait 
être  question  à  propos  de  l'entrevue  des  empereurs;  la  France  avait 
reçu  l'assurance  officielle  des  senlimens  pacifiques  qui  animaient 
les  souverains  du  nord,  et,  comme  elle  a  besoin  de  paix  avant  tout, 
elle  se  trouvait  hors  de  cause.  Le  congrès  de  Berlin  n'avait  pas  à 
s'occuper  d'elle,  elle  n'avait  pas  à  s'inquiéter  du  congrès  de  Berlin. 
Telle  était  la  situation,  tel  était  le  mot  d'ordre,  lorsque  tout  à  coup 
ces  mêmes  journaux  commencèrent  une  campagne  contre  la  France. 
On  s'inquiétait  de  voir  ses  finances  se  relever,  ses  forces  militaires 
se  réorganiser;  on  lui  demandait  compte  de  cette  reprise  énergique, 
on  voulait  savoir  dans  quelle  vue  elle  augmentait  son  armée.  Là- 
dessus  certains  publicistes  prenaient  feu,  et  aux  interrogations  cu- 
rieuses succédaient  les  dénonciations  hostiles.  Que  signifiait  ce  ta- 
page? Assurément  le  succès  de  l'emprunt  avait  bieii  pu  irriter  ces 
passions  allemandes,  toujours  prêtes  à  se  déchaîner  contre  nous; 
mais  ici  l'explication  ne  suffit  pas.  Il  y  avait  déjà  plusieurs  semaines 
que  le  résultat  prodigieux  de  l'emprunt  avait  été  examiné,  discuté, 
commenté  dans  tous  les  sens  par  la  presse  des  deux  mondes,  lorsque 
se  produisit  chez  les  journaux  de  l'empire  d'Allemagne  le  revirement 
subit  dont  nous  parlons.  De  très  bons  esprits  en  ont  conclu  que  ces 
colères  soudaines  étaient  des  colères  factices,  qu'elles  tenaient  à  une 
cause  qu'on  ne  pouvait  avouer,  et  cette  cause  à  leur  avis,  c'était  la 
nécessité  pour  M.  de  Bismarck  de  masquer  l'échec  de  son  plan  de 
campagne.  «  Nous  avons  essayé,  se  disait-on,  de  nouer  une  al- 
liance avec  l'Autriche  pour  faire  la  guerre  à  la  Russie  ;  nous  avons 
échoué.  L'empereur  de  Russie  assistera  au  congrès  où  devaient  être 
prises  les  résolutions  qui  le  concernent.  Hâtons-nous  d'attacher  à 
l'entrevue  des  trois  empereurs  une  signification  toute  spéciale.  Fai- 
sons croire  qu'il  s'agit  de  maintenir  l'ordre  européen  contre  la 
France,  soit  que  la  France  ait  l'intention  de  se  dégager  par  les 
armes  du  traité  qu'elle  subit,  soit  qu'elle  n'ait  pas  la  force  de  do- 
miner la  démagogie  qui  la  menace.  En  Allemagne  et  en  Europe, 
beaucoup  de  gens  vont  crier  à  la  sainte-alliance.  Les  libéraux  de 


2  72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  Bavière  et  du  Wurtemberg  s'inquiéteront,  et  ce  n'est  pas  chose  à 
dédaigner  dans  ces  pays,  où  déjà  les  catholiques  sont  contre  nous. 
N'importe;  laissons-les  crier.  L'essentiel,  pour  le  moment,  c'est 
d'effacer  les  impressions  de  ceux  qui  ont  deviné  notre  plan  et  l'ont 

mpêché  de  réussir.  » 

Nous  ne  donnons  pas  ces  conclusionstcomme  acquises  à  l'histoire; 
seulement,  si  nous  comparons  les  conjectures  diverses,  si  nous  com- 
binons entre  eux  les  récits  et  les  jugemens  contradictoires  de  la 
presse  germanique,  nous  avouons  que  cet  exposé  des  faits  offre 
une  grande  vraisemblance.  Dans  tous  les  cas,  les  controverses  dont 
nous  avons  indiqué  le  résumé  ont  l'avantage  de  mettre  en  lumière 
plusieurs  des  questions  qui  agitent  les  Allemands  et  les  Slaves. 
Elles  nous  montrent  que ,  si  en  Bavière  et  dans  le  Wurtemberg  la 
dureté  du  joug  prussien  a  fait  éclater  des  symptômes  de  résistance, 
les  Allemands  de  l'Autriche,  éblouis,  aveuglés,  incapables  de  voir 
ce  joug,  qu'ils  maudiraient  plus  tard,  n'aperçoivent  qu'une  chose  : 
l'Allemagne,  l'empire  d'Allemagne,  l'unité  de  l'Allemagne  reconsti- 
tuée par  la  Prusse  ! 

Ainsi  à  propos  de  ce  seul  point':  quelle  a  été  la  pensée  première 
du  cabinet  de  Berlin  en  provoquant  cette  entrevue?  comment  ont 
été  faites  les  invitations?  les  deux  empereurs  d'Autriche  et  de  Bus- 
sie  ont-ils  été  invités  en  même  temps  ou  l'un  après  l'autre?  —  à 
propos  de  ce  seul  point,  nous  avons  vu  les  questions  en  suspens,  les 
intérêts  en  jeu,  les  passions  toutes  prêtes.  Cas  renseignemens  ont 
bien  leur  valeur  historique.  Youlez-vous  cependant  résumer  tout 
cela  dans  une  conclusion  plus  précise  ou  du  moins  le  réduire  à  ce 
qui  paraît  certain?  Je  conclurais  volontiers  comme  la  Réforme. 
Selon  M.  Franz  Schuselka,  la  pensée  primitive  est  plus  simple.  Il 
peut  y  avoir  du  vrai,  beaucoup  de  vrai  dans  les  plans  relatifs  à  la 
Russie;  le  prince  de  Bismarck  a  pu  faire  entrer  en  ses  calculs  les  es- 
pérances du  comte  Andrassy,  le  comte  Andrassy  a  pu  compter  sur 
les  hardiesses  du  prince  de  Bismarck;  ce  sont  choses  particulières 
aux  deux  chanceliers,  simples  ébauches  d'idées  qui  pouvaient 
aboutir  ou  ne  point  laiss&r  de  traces.  Quant  à  la  pensée  primitive, 
celle  du  personnage  prépondérant,  l'empereur  d'Allemagne,  voici 
manifestement  ce  qu'elle  a  été.  Guillaume  I""  a  voulu  deux  choses  : 
premièrement,  faire  reconnaître  solennellement  le  nouvel  empire 
d'Allemagne  par  l'héritier  des  souverains  qui  ont  possédé  pendant 
des  siècles  l'ancien  empire  d'Allemagne;  deuxièmement,  avertir  la 
France  qu'il  n'y  avait  rien  à  tenter  pour  elle  du  côté  de  l'Autriche, 
qu'elle  devait  renoncer  à  tout  espoir  d'alliance  avec  les  vaincus  de 
Sadowa,  devenus  les  soutiens  du  vainqueur. 

Ce  plan  a-t-il  réussi?  La  Réforme  répond  sans  hésiter  :  —  non, 
ce  plan  n'a  pas  réussi.  La  Prusse  est  allée  trop  vite.  Elle  a  blessé 


L  ENTREVUE  DES  TROIS  EMPEREURS.  273 

l'empereur  d'Autriche.  François-Joseph  ne  pouvait  refuser  l'invita- 
tion de  l'empereur  d'Allemagne,  mais  il  est  impossible  qu'il  ne  l'ait 
pas  considérée  comme  une  offense.  Dignement,  courageusement  il  a 
Lu  le  calice;  il  s'est  rendu  à  Berlin.  Remarquez  toutefois  qu'il  s'y  est 
rendu  seul  ;  l'empereur  d'Allemagne  désirait  ardemment  que  l'im- 
pératrice d'Autriche  accompagnât  l'empereur.  La  signification  de 
cette  démarche  eût  été  bien  autrement  favorable  au  nouvel  empire; 
l'idée  d'une  entrevue  purement  politique,  l'idée  d'une  contrainte 
morale  silencieusement  subie  aurait  aussitôt  disparu.  On  n'a  pu 
l'obtenir;  l'impératrice  d'Autriche  n'a  pas  accompagné  l'empereur. 
Quant  à  l'autre  partie  du  programme,  l'avertissement  donné  à  la 
France  de  ne  plus  avoir  à  compter  désormais  sur  les  sympathies  de 
l'Autriche,  il  est  clair  que  ce  second  point  dépendait  absolument  du 
premier.  Une  alliance  durable  entre  l'Allemagne  et  l'Autriche  serait 
assurément  une  difficulté  très  grave  pour  la  France  le  jour  où  la 
France  se  serait  assez  relevée  de  ses  ruines,  assez  débarrassée  de 
ses  périls  intérieurs,  pour  songer  à  reprendre  dans  le  monde  la  place 
qui  lui  est  due;  mais  si  cette  alliance  n'est  qu'apparente,  si  elle 
laisse  subsister  des  ressentimens  amers,  qu'importent  les  démon- 
strations de  Berlin? 

On  parle  des  hommages  particuliers  rendus  par  le  peuple  berli- 
nois à  l'empereur  François-Joseph,  on  dit  qu'il  y  a  eu  là  de  véri- 
tables transports  d'enthousiasme;  l'empereur  François-Joseph  n'a- 
t-il  pas  dû  se  demander  si  ces  manifestations  ne  s'adressaient  pas 
au  représentant  des  Allemands  de  l'Autriche  beaucoup  plus  qu'au 
chef  de  la  monarchie  autrichienne?  N'a-t-il  pas  dû  se  rappeler  que 
neuf  années  auparavant  il  avait  fait  en  Allemagne  une  visite  bien 
différente  de  celle-là?  C'était  au  mois  d'août  1863.  Tous  les  souve- 
rains de  la  confédération  germanique  étaient  réunis  à  Francfort- 
sur-le-Mein,  dans  l'antique  ville  libre  où  se  célébrait  autrefois  le 
couronnement  des  empereurs;  François-Joseph,  l'héritier  des  Habs- 
bourg, les  y  avait  convoqués  pour  délibérer  avec  eux  sur  l'organi- 
sation d'une  nouvelle  Allemagne.  Un  seul,  le  roi  de  Prusse  Guil- 
laume I",  avait  formellement  refusé  de  se  rendre  à  l'invitation  de 
l'empereur  d'Autriche.  En  vain  l'empereur  avait-il  insisté  pour  que 
le  roi  se  fît  représenter  au  moins  par  un  membre  de  sa  famille,  si 
des  raisons  de  santé  ne  lui  permettaient  pas  de  faire  le  voyage; 
cette  seconde  invitation  fut  déclinée  comme  la  première  (l).  Il  avait 
donc  fallu  se  passer  du  roi  de  Prusse  dans  ce  congrès  de  Franc- 
fort, et  maintenant  l'empereur  d'Autriche,  exclu  de  la  confédéra- 

(1)  Le  roi  de  Prusse  se  trouvait  alors  aux  bains  de  Gastein,  dans  le  Tjrol.  Ces  faits 
sont  racontés  avec  précision  dans  l'histoire  de  M.  Edouard  Arndt,  Geichichte  der 
Jahre  1S60  bis  1867,  Leipzig  18C8;  2  vol.  —  Voj'cz  premier  volume,  p.  14. 
TOME  cil.  —  1872.  18 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion,  exclu  de  l'Allemagne,  s^en  venait  trouver  à  Berlin  ce  même 
roi  de  Prusse  Guillaume  I",  empereur  d'Allemagne  !  La  politique  a 
beau  faire  fléchir  les  caractères  les  plus  fermes  sous  des  nécessités 
impérieuses,  l'humanité  fmit  toujours  par  réclamer  ses  droits.  Lcl 
Réforme  a  raison  de  le  dire,  une  invitation  comme  celle-là,  une 
invitation  faite  en  de  telles  circonstances  et  dans  une  telle  vue  a 
dû  être  considérée  comme  une  offense.  Ce  n'est  pas  l'amitié  qui 
doit  sortir  de  là.  L'avenir  est  donc  réservé  en  ce.  qui  concerne  les 
alliances  futures  de  la  monarchie  autrichienne. 

IH. 

Nous  avons  parlé  de  la  pensée  première  de  l'eiatrevue  des  empa- 
reurs;  arrivons  à  l'entrevue  elle-même,  je  veux  dire  aux  interpré- 
tations qu'elle  a  provoquées,  aux  intentions  qu'on  lui  prête,  aux 
conséquences  qu'on  lui  attribue. 

Un  sentiment  qui  paraît  unanime,  c'est  que  le  premier  résultat 
de  ce  congrès  impérial  sera  l'affermissement  de  la  paix  européenne; 
assurances  officielles,  assurances  officieuses,  sont  d'accord  sur  ce 
point.  Les  chancelleries  ont  fait  cette  promesse  au  monde,  les  pu- 
blicistes  les  plus  autorisés  la  répètent  avec  joie.  La  paix,  n'en  dou- 
tez pas,  est  assurée  pour  longtemps.  Pas  de  question  qui  soit  de 
nature  à  troubler  le  repos  de  l'Europe,  pas  de  difficulté  qui  ne 
puisse  être  écartée  par  l'union  des  trois  empereurs.  Les  trois  em- 
pereurs veulent  la  paix,  ils  sauront  la  maintenir.  —  Qu'en  savez- 
vous?  répond  avec  un  hardi  bon  sens  le  publiciste  que  nous  avons 
plusieurs  fois  cité.  Les  trois  empereurs  peuvent  désirer  sincèrement 
la  paix;  ils  ne  sont  pas  maitres  des  événemens.  Les  voilà  d'accord 
aujourd'hui;  qui  donc  leur  assure  un  lendemain  pareil?  Est-ce  que 
ces  rencontres  solennelles  de  princes  souverains  sont  un  gage  in- 
faillible de  durée  pour  les  bonnes  dispositions  qu'on  y  apporte? 
Est-ce  que  l'empereur  d'Autriche  et  le  roi  de  Prusse  n'avaient  pas 
eu  de  longs  entretiens  aux  bains  de  Gastein  peu  de  temps  avant  la 
campagne  de  1866?  Est-ce  que  le  roi  de  Prusse  n'avait  pas  été  reçu 
aux  Tuileries  trois  ans  avant  la  guerre  de  1870?  Il  n'y  a  là  aucune 
espèce  de  gage.  Admettons  que  les  trois  empereurs,  loyaux  et  fidèles 
amis  en  ce  moment,  soient  animés  du  plus  vif  désir  de  maintenir 
ces  bons  rapports;  tel  événement  imprévu,  sans  compter  ceux  qu'on 
prévoit  trop  biea,  peut  tout  à  coup  faire  naître  pour  chacun  d'eux 
des  intérêts  opposés  et  à  chacun  d'eux  par  conséquent  imposer  des 
devoirs  contraires.  En  supposant  même  que  l'amitié  personnelle 
des  trois  monarques  ne  dût  pas  être  mise  à  cette  épreuve,  n'y 
a-t-il  pas  lieu  de  se  demander  ce  que  deviendraient  ces  rapports 
d'amitié  eu  égard  au  reste  de  l'Europe?  La  politique  n'échappe  pas 


l'entrevue  des  trois  empereurs.  275 

aux  conditions  de  l'humanité;  la  raison  d'état  ne  supprime  pas  les 
sentimens  individuels.  Politiquement  et  même  humainement,  l'em- 
pereur François-Joseph  a  pu  se  résigner  à  son  sort,  il  a  pu  étouffer 
en  lui  tout  ressentiment,  écarter  toute  idée  de  vengeance  contre 
son  heureux  rival;  croit-on  poar  cela  qu'il  fût  jamais  disposé  à 
prendre  les  armes  pour  prêter  appui  au  souverain  qui  l'a  dépos- 
sédé? Se  figure-t-on  l'empereur  d'Autriche  allant  en  guerre  pour 
défendre  cet  empire  d'Allemagne  d'où  on  l'a  exclu?  Tout  cela  est 
contraire  aux  conditions  humaines.  Le  même  raisonnement  s'appli- 
que à  l'empereur  de  Russie,  bien  qu'à  un  moindre  degré,  et  en  te- 
nant compte  des  différences  qui  sautent  aux  yeux.  Admettre  que  la 
Russie  a  pu  voir  sans  déplaisir  le  prodigieux  élan  de  la  Prusse,  ce 
serait  méconnaître  la  nature  humaine.  Jusqu'à  ces  dernières  années, 
la  Prusse  gardait  vis-à-vis  de  la  Russie  une  attitude  modeste,  l'at- 
titude presque  soumise,  non  pas  d'une  vassale  assurément,  mais 
d'une  protégée  reconnaissante,  et  tout  à  coup  la  voilà  au  premier 
rang  des  puissances  européennes!  Ni  politiquement,  ni  humaine- 
ment, l'empire  de  Russie  ne  se  sentii-a  désormais  enclin  à  tirer 
l'épée  pour  soutenir  une  grandeur  qui  l'offusque.  Ainsi,  malgré 
toutes  les  protestations  échangées  à  Berlin,  la  pensée  se  refuse  à 
croire  que  l'empereur  d'Allemagne  puisse  jamais  trouver  un  appui 
soit  chez  l'empereur  de  Russie,  soit  chez  l'empereur  d'Autriche, 
dans  le  cas  où  il  aurait  besoin  d'eux  pour  se  maintenir  à  la  hau- 
teur où  l'ont  élevé  ses  conquêtes.  11  n'y  a  pas  d'amitié  personnelle 
qui  tienne  contre  les  raisons  et  les  sentimens  dont  nous  venons  de 
parler.  L'empereur  d'Allemagne,  dans  l'état  où  est  aujourd'hui 
l'Europe,  ne  peut  compter  sur  aucune  alliance. 

Cette  argumentation  vigoureuse  renferme  un  détail  que  nous  avons 
laissé  de  côté  afin  de  ne  pas  interrompre  la  suite  du  raisonnement. 
Quel  est  ce  danger  que  l'auteur  prévoit  pour  l'empire  d'Allemagne? 
A  quel  propos  mentionne-t-il  le  cas  où  Guillaume  P""  aurait  besoin 
du  secours  de  l'Autriche  ou  de  la  Russie  ?  11  le  dit  très  nettement  ; 
ce  danger,  c'est  la  France.  En  vain  le  gouvernement  de  la  répu- 
blique française  est-il  uniquement  occupé  de  guérir  nos  blessures, 
en  vain  tous  les  esprits  sages  ont-ils  imposé  silence  à  leurs  colères 
patriotiques,  en  vain  ces  récriminations  et  ces  injures,  aussi  con- 
traires à  la  dignité  qu'à  la  politique,  ont-elles  disparu  de  la  con- 
troverse; les  représentans  les  plus  sérieux  de  l'opinion  à  l'étranger 
ne  peuvent  admettre  que  l'organisation  actuelle  de  l'Europe  soit 
définitive.  Il  y  a  là  un  symptôme  à  noter.  Qu'une  certaine  presse 
allemande,  tout  enfiévrée  de  haine,  affecte  de  ne  pas  croire  à  notre 
sincère  désir  de  prolonger  une  paix  dont  nous  avons  tant  besoin, 
rien  de  plus  naturel.  Le  jeu  qu'elle  joue  est  facile  à  comprendre. 
Les  hommes  qui  nourrissent  de  mauvais  desseins  contre  la  France 


276  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ne  seraient  pas  fâchés  d'avoir  un  prétexte  pour  consommer  sa 
ruine  avant  qu'elle  eût  pu  se  relever.  Ce  qui  est  frappant  ici,  c'est 
que  le  sentiment  du  publiciste  n'a  rien  de  malveillant  à  notre 
égard.  Il  ne  nous  attribue  pas  des  pensées  imprudentes,  il  se  garde 
bien  de  nous  adresser  des  excitations  périlleuses;  il  examine  sim- 
plement la  situation  actuelle  de  l'Europe,  et  il  lui  paraît  impossible 
que  cette  situation  se  consolide.  Bornons-nous  à  noter  ce  point  en 
passant  et  reprenons  la  suite  de  la  discussion. 

Le  publiciste  de  la  Reforme  a  déjà  fait  voir  l'impossibilité  d'une 
alliance  effective  entre  l'empereur  d'Allemagne  et  ses  augustes 
hôtes.  Il  poursuit  maintenant  sa  démonstration,  il  passe  en  revue 
les  sujets  déterminés  auxquels  pourrait  s'appliquer  une  action  en 
commun  de  la  part  des  trois  empires.  Des  journaux  prussiens  ont 
dit  que  les  trois  empereurs  se  réunissaient  à  Berlin  pour  se  garan- 
tir mutuellement  leurs  possessions  actuelles,  et  tous  les  journaux 
de  l'Allemagne  ont  répété  cette  déclaration.  Faut-il  la  répéter  à 
notre  tour?  Non  certes.  Il  suffît  d'un  examen  tant  soit  peu  attentif 
pour  comprendre  à  quel  point  elle  est  inadmissible.  De  qui  donc 
serait  venue  cette  pensée?  L'attribuer  au  cabinet  de  Berlin,  ce  se- 
rait bien  peu  connaître  la  Prusse.  La  Prusse  est  trop  fière  depuis 
ses  conquêtes  pour  en  demander  la  garantie  à  qui  que  ce  soit.  On 
aurait  beau  déguiser  la  chose  sous  les  formules  les  plus  complai- 
santes, il  faudrait  toujours  arriver  à  ceci  :  la  Prusse  demandant  la 
garantie  de  ses  conquêtes  à  la  Russie,  qui  en  est  jalouse,  et  à  l'Au- 
triche, qui  en  est  victime  !  Un  victorieux  de  la  veille  n'avoue  pas  si 
vite  et  si  clairement  qu'il  doute  lui-même  de  la  durée  de  son 
œuvre.  D'autre  part,  la  Prusse  est  à  la  fois  trop  prévoyante  et 
trop  économe  de  ses  ressources  pour  s'engager  à  maintenir  l'in- 
tégrité territoriale  de  ses  voisins.  L'intégrité  de  la  Russie,  passe 
encore,  puisque  nul  danger  ne  la  menace;  mais  l'intégrité  de 
l'Autriche,  dont  la  situation  est  si  précaire!  Ce  n'est  donc  pas  la 
Prusse  qui  aurait  eu  l'initiative  de  ce  projet.  Croit-on  que  la  Russie 
l'aurait  prise?  Autant  dire  que  sa  fierté  est  morte,  et  qu'après  avoir 
longtemps  accordé  une  espèce  de  protection  à  la  Prusse,  elle  se  ré- 
signe désormais  au  rôle  de  protégée.  Il  faudrait  ajouter  qu'elle  re- 
nie toutes  les  traditions  de  sa  politique,  qu'elle  renonce  au  long 
espoir  et  aux  visées  lointaines,  qu'elle  se  renferme  dans  le  cercle 
des  situations  nouvellement  créées  par  la  Prusse,  enfin  que  son 
principal  souci  désormais,  au  lieu  d'être  la  perspective  éblouis- 
sante de  l'Orient,  serait  le  maintien  des  conquêtes  mal  assurées  de 
la  Prusse  et  des  possessions  chancelantes  de  l'Autriche.  Quant  à 
l'Autriche,  que  ses  périls  intérieurs  obligent  à  une  circonspection 
particulière,  ce  n'est  pas  sa  fierté  peut-être,  c'est  assurément  sa 
prudence  qui  lui  aurait  interdit  une  conception  de  ce  genre,  a  Mal- 


l'entrevue  des  trois  empereurs.  277 

heur  à  l'Autriche,  s'écrie  M.  Schuselka,  s'il  arrivait  un  jour  que  la 
Prusse  eût  à  lui  garantir  son  territoire  !  Garantie  prussienne,  inva- 
sion prussienne,  ce  serait  tout  un.  La  Russie  en  18/i9  a  noblement 
sauvé  l'empire  des  Habsbourg;  si  la  Prusse  avait  à  remplir  le  même 
office,  elle  ne  montrerait  pas  la  même  noblesse.  » 

Après  avoir  affirmé  que  ce  projet  de  garantie  réciproque  était 
absolument  impossible,  le  hardi  publiciste  viennois  termine  par  ces 
paroles  :  «  On  ne  pourrait  traiter  à  Berlin  qu'une  seule  question  de 
garantie,  non  pas  question  de  garantie  réciproque,  mais  question 
de  garantie  spéciale  adressée  à  la  Prusse.  Le  gouvernement  de  la 
Prusse  a  été  un  tel  perturbateur  et  destructeur  de  l'ordre  légitime 
des  états,  il  a  été  un  tel  usurpateur  de  la  propriété  d' autrui,  que 
l'Autriche  et  la  Russie  auraient  bien  le  droit,  qu'elles  auraient 
même  à  certains  égards  le  devoir  d'exiger  caution  de  la  Prusse,  afm 
d'être  assurées  qu'elle  n'a  pas  la  volonté  de  poursuivre  sa  politique 
de  violence,  sa  politique  de  bouleversement  et  de  conquête.  Ces 
garanties  devraient  concerner  d'abord  les  provinces  allemandes  de 
l'empire  d'Autriche  et  les  provinces  baltiques  de  l'empire  de  Rus- 
sie. »  L'éloquente  ironie  de  ce  langage  prouve  que  tous  les  Alle- 
mands autrichiens  ne  se  prosternent  pas  devant  le  droit  de  la  force. 
La  pensée  est  fière,  et  le  coup  porte  haut.  Certes  on  n'a  pas  traité, 
on  n'a  pu  songer  à  traiter  une  pareille  question  dans  l'entrevue  de 
Berlin;  qui  oserait  dire  pourtant  que  les  paroles  du  publiciste  ne  se 
soient  pas  présentées  plus  d'une  fois  à  l'esprit  du  tsar  et  de  l'em- 
pereur d'Autriche? 

Une  idée  plus  singulière  encore  que  celle  des  garanties  réci- 
proques s'est  produite  dans  une  partie  de  la  presse  allemande.  11  y 
a  une  école  en  Allemagne  qui  est  impatiente  de  compléter  les  vic- 
toires de  1870  par  l'abaissement  du  catholicisme.  Cette  école  ayant 
décidé  que  la  race  latine  doit  disparaître  devant  la  race  germanique 
a  décidé  en  même  temps  que  l'église  catholique  doit  partout  céder 
la  place  aux  églises  protestantes.  Au  sud  de  l'Allemagne  aussi  bien 
que  dans  le  nord,  en  Autriche  comme  en  Prusse,  le  parti  qui  se  dit 
libéral  sacrifie  sans  hésiter  la  liberté  de  conscience  afm  d'assurer  la 
prépondérance  du  germanisme.  Il  applaudit  à  l'expédition  de  M.  de 
Bismarck  contre  les  jésuites,  il  pousse  le  gouvernement  à  des  me- 
sures de  rigueur  contre  les  évêques  ultramontains.  Naturellement 
aux  yeux  de  ces  ennemis  enragés  du  monde  latin,  les  trois  empe- 
reurs n'avaient  rien  de  plus  pressé  à  faire  que  de  se  liguer  pour  la 
destruction  du  catholicisme.  0  clairvoyance  merveilleuse  !  le  monde 
est  en  proie  à  d'affreuses  maladies  morales,  l'idée  du  devoir  dispa- 
rait, les  consciences  s'affaissent,  l'égoïsme  est  partout,  et  trois 
grands  souverains,  les  yeux  ouverts  sur  cette  société  défaillante, 
conspireraient  la  ruine  d'une  église  à  qui  ses  adversaires  même 


278  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  refusent  pas  l'honneur  d'être  la  plus  grande  école  de  respect! 
J'admire  en  vérité  avec  quel  sérieux  des  hommes  d'esprit  se  sont 
donné  la  peine  de  réfuter  ces  billevesées.  Non,  disent-ils  grave- 
ment, vous  voyez  bien  que  cela  est  impossible.  Supposé  qu'il  s'agît 
seulement  de  faire  la  guerre  aux  ultramontains,  les  convenances  ne 
permettraient  pas  à  des  souverains  de  s'en  mêler  personnellement; 
ce  sont  là  de  ces  besognes  qu'on  abandonne  aux  ministres.  Ne  sait- 
on  pas  que  l'empereur  d'Allemagne  est,  de  sa  personne,  bien  autre- 
ment réservé  que  ses  ministres  dans  les  affaires  ecclésiastiques?  Ne 
sait-on  pas  que  le  tsar  est  préoccupé  du  désir  de  renouer  ses  rela- 
tions avec  Pie  IX?  Quant  à  l'empereur  catholique  d'Autriche,  à  qui 
donc  fera-t-on  croire  qu'il  est  capable  de  conspirer  contre  sa  propre 
église  avec  l'empereur  protestant  et  l'empereur  schismatique? 
Qu'on  n'essaie  pas  de  refaire  la  sainte-alliance,  fort  bien;  mais  faire 
une  sainte-alliance  en  sens  contraire,  la  sainte-alliance  de  l'irréli- 
gion et  de  la  persécution,  est-ce  possible?  L'idée  est  si  monstrueuse 
que  la  langue  se  refuse  à  l'exprimer;  il  y  a  là  des  accouplemens  de 
mots  qui  révoltent  le  bon  sens.  —  Ainsi  raisonne  l'honnête  publi- 
ciste  de  la  Réforme,  et,  comme  si  ce  raisonnement  ne  le  rassurait 
pas,  comme  si  ces  réflexions,  dont  le  seul  défaut  est  d'être  trop 
vraies,  n'écartaient  pas  suffisamment  l'idée  de  cette  conjuration 
impossible,  il  s'écrie  :  «  Après  tout,  si  l'on  conclut  à  Berlin  une 
anti-sainte-alliance,  une  ligue  impie  et  funeste  contre  la  liberté  de 
l'église,  cette  ligue  est  condamnée  d'avance  au  plus  misérable 
fiasco,  car  il  y  a  quelqu'un  dans  les  choses  de  l'église  qui  est  plus 
puissant  que  tous  les  empereure  et  tous  les  rois,  c'est  Dieu,  à  qui 
seul  appartient  le  gouvernement  des  consciences.  » 

C'est  seulement  une  partie  de  la  presse  qui  avait  attribué  aux 
trois  empereurs  des  projets  hostiles  à  l'ultramontanisme;  il  était 
plus  naturel  de  penser  que  les  dangers  de  l'ordre  social  dans  l'Eu- 
rope entière  attireraient  leur  attention.  L'ennemi  des  gouvernemens, 
quels  qu'ils  soient,  l'ennemi  de  l'ordre  et  de  la  liberté,  l'ennemi  de 
tous  les  droits  et  le  perturbateur  de  tous  les  devoirs,  c'est  l'esprit 
de  révolution  qui,  ne  sachant  plus  où  porter  ses  coups  dans  une 
société  fondée  sur  la  justice,  s'attaque  à  la  société  elle-même.  Ne 
serait-ce  pas  à  l'organe  de  cet  esprit  de  ruine,  ne  serait-ce  pas  à 
l'Internationale  que  l'empereur  d'Allemagne  a  pensé  quand  il  a 
réuni  à  Berlin  ses  augustes  hôtes?  Presque  tous  les  publicistes  alle- 
mands ont  donné  cette  explication  comme  certaine.  L'écrivain  vien- 
nois que  nous  avons  déjà  cité  ne  saurait  se  ranger  à  cet  avis.  Qu'il 
•ait  dû  être  question  de  ririternalionale  dans  les  entretiens  des  trois 
monarques,  assurément  cela  n'est  pas  douteux;  mais  que  le  congrès 
impérial  ait  eu  lieu  principalement  en  vue  de  cette  affaire,  rien 
n'est  moins  probable.  Au  fond  de  ces  questions  sociales,  exploitées 


l'entrevue  des  trois  empereurs.  279 

par  de  criminelles  passions,  il  y  a  des  problèmes  dignes  de  l'at- 
tention la  plus  sérieuse.  Ce  sont  choses  à  examiner  de  près  et  à 
traiter  l'une  après  l'autre.  Il  y  faut  des  enquêtes  sincères,  des  rap- 
ports approfondis,  des  résolutions  prudentes.  On  ne  supprimera 
jamais  les  vagues  aspirations  du  socialisme;  on  en  diminuera  peu  à 
peu  le  péril  au  moyen  d'améliorations  successives.  C'est  la  tâche  de 
chaque  jour  imposée  à  tous  les  gouvernemens.  S'imaginer  qu'on 
résoudra  de  pareilles  difficultés  dans  une  réunion  de  souverains,  au 
milieu  des  fêtes,  au  milieu  des  parades  militaires,  c'est  une  pré- 
tention qui  fera  sourire  les  hommes  d'état.  Une  telle  idée  n'a  pu 
venir  qu'à  ces  publicistes,  enivrés  de  la  fortune  de  la  Prusse,  qui 
voient  déjà  l'empire  d'Allemagne  dictant  la  loi  à  l'univers. 

Quand  on  parcourt  les  discussions  de  la  presse  allemande  à  pro- 
pos de  l'entrevue  des  empereurs,  on  est  frappé  d'un  symptôme  qui 
mérite  d'être  noté;  il  y  a  deux  courans  très  distincts  dans  les  idées 
que  les  publicistes  allemands  se  font  des  victoires  de  la  Prusse  et 
de  la  mission  du  nouvel  empire.  Les  uns,  attachés  à  la  tradition, 
voudraient  que  l'empire  de  1871  fût  relié  à  l'antique  empire  dis- 
paru en  1806.  Les  autres,  plus  hardis,  rejettent  ces  souvenirs  du 
passé;  le  nouvel  empire,  disent-ils,  marque  l'avènement  d'un  monde 
nouveau.  Le  premier  groupe  exprime  une  pensée  qui  semble  d'ac- 
cord avec  les  sentimens  personnels  de  Guillaume  P'"  et  de  la  plus 
grande  partie  de  la  noblesse  prussienne;  le  second  serait  plutôt 
l'organe  de  M.  de  Bismarck.  Une  polémique  fort  curieuse  du  mois 
d'août  dernier  a  donné  un  corps  à  ces  dissentimens.  On  sait  que 
l'ancien  empire  d'Allemagne  possédait  tout  un  trésor  d'insignes  qui, 
transmis  de  dynastie  en  dynastie  à  travers  les  siècles,  était  devenu 
l'apanage  des  Habsbourg.  C'était  le  trône,  le  sceptre,  la  couronne, 
le  globe,  la  main  de  justice  et  le  manteau  impérial,  ce  que  le  poète 
Henri  Heine,  en  ses  fantaisies  irrévérencieuses,  appelle  le  bric-à- 
brac  du  moyen  âge.  Ces  reliques  vénérables,  dont  quelques-unes, 
assure-t-on,  remontent  aux  premiers  temps  de  l'empire,  c'est-à-dire 
à  un  millier  d'années,  étaient  autrefois  une  des  curiosités  de  la 
ville  de  Francfort.  Pendant  les  guerres  de  la  république,  à  l'époque 
du  siège  de  Mayence,  en  1796,  elles  furent  transportées  à  Vienne. 
H  paraît  qu'elles  y  sont  restées,  même  depuis  que  les  Habsbourg 
ont  perdu  l'empire  d'Allemagne.  Le  dernier  empereur  d'Allemagne, 
François  il,  devenu  en  1806  le  premier  empereur  d'Autriche  sous 
le  nom  de  François  P'',  aurait  dû  rendre  à  Francfort  ces  insignes 
dont  il  n'avait  que  le  dépôt;  mais  Francfort  en  1806  faisait  partie 
de  la  confédération  du  Rhin,  placée  sous  le  protectorat  de  Napo- 
léon; pouvait-on  lui  confier  le  trésor  du  vieil  empire  allemand? 
Asile  pour  asile.  Vienne  valait  mieux  que  Francfort.  Vienne  conserva 
donc,  quoique  sans  titre,  le  gothique  appareil  des  Othon  et  des 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Barberousse.  Il  semble  même  qu'elle  y  ait  pris  goût,  comme  si  elle 
réservait  ainsi  les  chances  de  l'avenir.  En  1848,  au  moment  où  fut 
convoqué  le  parlement  de  Francfort  chargé  de  constituer  l'unité  de 
l'Allemagne,  les  députes  viennois  voulaient  absolument  rapporter 
à  la  vieille  ville  impériale  le  trésor  du  vieil  empire.  M.  le  comte  de 
Fickelmont,  ministre  des  affaires  étrangères,  et  son  altesse  l'archi- 
duc Jean,  déjà  désigné  pour  les  fonctions  de  lieutenant  de  l'empire, 
en  attendant  le  vote  du  parlement,  eurent  toutes  les  peines  du 
monde  à  contenir  les  représentans  autrichiens,  férus  de  cette  ma- 
gnifique idée.  Enfin,  après  cette  guerre  de  1866  qui  a  exclu  l'Au- 
triche de  l'Allemagne,  il  était  clair  que  l'Autriche  n'avait  plus  ni 
droit  ni  titre  qui  l'autorisât  à  garder  le  trésor  de  l'empire  germa- 
nique. Elle  le  gardsk  pourtant  sans  que  personne  réclamât.  Bref,  il 
semblait  que  ce  fût  là  une  question  abandonnée,  lorsque  tout  à 
coup,  au  mois  d'août  1872,  les  impériaux  de  Berlin  prirent  feu  pour 
la  revendication  des  insignes. 

Il  faut  résumer  la  querelle  en  peu  de  mots.  Une  dépèche  télé- 
graphique, envoyée  de  Prusse  aux  journaux  de  Vienne,  annonça  un 
beau  jour  que  l'empereur  François-Joseph,  en  se  rendant  à  Berlin, 
remettrait  lui-même  à  l'empereur  Guillaume  les  précieux  objets 
dont  le  dépôt  ne  pouvait  plus  rester  entre  les  mains  de  l'Autriche. 
Ceux  qui  donnaient  la  nouvelle  de  cette  résolution  en  faisaient 
honneur,  bien  entendu,  au  bon  goût  de  l'empereur  François-Jo- 
seph. L'insinuation  n'eut  point  de  succès;  la  nouvelle  fut  immédia- 
tement dém.entie.  Là-dessus,  vifs  débats  dans  les  journaux  de  Ber- 
lin, contestation  du  droit  de  l'Autriche,  appel  au  gouvernement  de 
l'empire.  La  CorrespomUmce  provinciale ,  organe  de  M.  de  Bis- 
marck, trouve  ce  zèle  déplacé,  et  fait  savoir  d'un  ton  bref  que  la 
nouvelle  dynastie  impériale  n'attache  aucune  importance  à  la  pos- 
session de  ces  insignes.  La  discussion  continue  plus  vive,  plus 
pressante;  des  brochures  viennent  seconder  les  journaux.  M.  le 
comte  Stillfried  publie  un  travail  intitulé  les  Attributs  du  nouvel 
empire  (T Allemagne  ^  où  la  question  est  étudiée  sous  toutes  ses 
faces.  Evidemment  l'Autriche  a  tort.  Est-ce  une  raison  pour  faire  de 
cela  une  difficulté  au  moment  où  l'empereur  François-Joseph  ac- 
cepte l'invitation  de  l'empereur  Guillaume?  «  Non,  certes,  —  ré- 
pond la  Correspondance  provinciale,  s'appuyant  sur  l'élude  du 
comte  Stillfried,  —  non,  certes,  lorsque  l'empereur  Guillaume,  dans 
un  de  ses  discours,  a  dit  que  la  dignité  impériale,  après  une  inter- 
ruption de  soixante  ans,  était  restaurée  en  Allemagne,  il  n'a  pas 
voulu  dire  que  le  nouvel  empire  d'Allemagne  était  la  continuation 
du  saint-empire  romain  de  la  nation  allemande.  »  Il  est  difficile  de 
ne  pas  voir  ici  un  avertissement  de  M.  de  Bismarck  à  son  auguste 
maître;  il  explique,  il  corrige  les  imprudentes  paroles  de  l'empe- 


l'entrevde  des  trois  empereurs.  281 

reur.  «  Et  M.  de  Bismarck  a  raison,  reprend  avec  sa  franche  ironie 
le  journal  autrichien  la  Réforme.  Être  le  chef  du  saint-empire  ro- 
main, ce  serait  déjà  chose  malaisée  pour  un  prince  protestant; 
mais  ce  serait  absolument  impossible  à  l'ami  du  roi  d'Italie,  du  roi 
qui  a  mis  la  main  sur  l'héritage  de  saint  Pierre.  » 

La  Corresjjondance  provinciale  y  répondant  à  ceux  qui  voudraient 
continuer  le  saint- empire  et  en  reprendre  les  insignes,  déclare,  il 
est  vrai,  de  la  façon  la  plus  nette  «  qu'il  n'a  jamais  été  question 
dans  les  cercles  politiques  sérieux  de  revendiquer  les  joyaux  de 
l'ancien  empire  pour  l'usage  de  l'empire  nouveau  ;  »  il  faut  pour- 
tant donner  satisfaction  à  ceux  qui  contestent  le  droit  de  l'Autriche, 
et  la  Correspondance  ajoute  :  «  Le  trésor  dont  il  s'agit  appartient  à 
l'empire,  il  n'a  donc  plus  de  propriétaire  légitime  depuis  l'année 
1806,  et  personne  ne  peut  le  regarder  comme  sien,  personne,  pas 
même  le  nouvel  empire  d'Allemagne.  »  Ainsi  voilà  un  trésor  sans 
maître  et  qui  ne  doit  plus  en  avoir.  Ceux  qui  pouvaient  seuls  le  pos- 
séder légitimement  sont  morts;  il  n'y  a  plus  qu'à  le  ranger  dans 
une  nécropole.  Ces  sortes  de  choses  appartiennent  à  la  cité  des  sou- 
venirs. Telle  est  la  sentence  du  chancelier,  et  la  conclusion  de  ce 
singulier  procès.  —  Réjouissons-nous!  s'écrie  la  Nouvelle  presse 
libre,  journal  publié  à  Vienne,  mais  prussien  d'esprit  beaucoup  plus 
qu'autrichien;  l'empereur  Guillaume  ne  veut  pas  que  la  question 
des  insignes  devienne  une  cause  de  conflit  entre  l'Allemagne  et 
l'Autriche.  —  Réjouissons-nous!  reprend  la  Réforme,  la  Prusse 
nous  laisse  les  insignes  impériaux,  elle  ne  nous  prend  que  l'em- 
pire! 

Pour  nous,  qui  cherchons  surtout  la  signification  la  plus  vrai- 
semblable de  l'entrevue  des  empereurs  à  Berlin,  quelle  conclusion 
tirer  de  cet  incident?  Tout  simplement  celle-ci  :  les  Allemands 
pourront  discuter  longtemps  sur  la  mission  de  la  nouvelle  Alle- 
magne; c'est  affaire  à  eux.  La  question  de  savoir  si  l'empire  de 
1871  doit  être  le  renouvellement  de  l'ancien  empire  ou  l'inaugura- 
tion d'un  monde  nouveau  pourra  mettre  aux  prises  les  hobereaux 
et  les  libéraux,  les  politiques  de  cour  et  les  savans  d'université.  Ce 
débat  ne  nous  regarde  point.  Quant  à  l'empereur  Guillaume  1", 
dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  que  ce  soit  l'idée  de  la  tradition 
qui  l'emporte  ou  bien  l'idée  de  l'innovation,  son  intérêt  personnel, 
sa  préoccupation  personnelle  a  été  manifestement  de  faire  consa- 
crer l'empire  des  Hohenzollern  par  l'héritier  des  Habsbourg.  Une 
seule  visite,  la  visite  solennelle  de  l'empereur  François-Joseph, 
avait  bien  autrement  de  valeur  à  ses  yeux  que  la  couronne  et  le 
sceptre,  et  la  main  de  justice,  et  la  bulle  d'or,  et  le  manteau ,  et 
toute  la  garde-robe  du  vieil  empire. 


2S2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

IV. 

Ainsi  tout  nous  ramène  à  la  conclusion  que  nous  avons  déjà 
énoncée,  d'accord  avec  la  meilleure  partie  de  la  presse  allemande, 
au  début  de  ce  travail.  Nous  avons  écarté  la  première  idée  qui  s'était 
présentée  aux  esprits,  l'idée  d'une  nouvelle  sainte-alliance  formée 
par  les  héritiers  des  souverains  qui  avaient  conclu  celle  de  1815; 
nous  avons  débrouillé  les  conjectures  si  diverses  auxquelles  ont 
donné  lieu  les  invitations  parties  de  Berlin;  enfin  nous  avons  discuté 
l'un  après  l'autre  les  cas  déterminés  qui  pouvaient  être  l'objet  d'une 
action  en  commun  de  la  part  des  trois  empereurs.  Chacune  de  ces 
études  affermit  en  nous  la  même  conviction  :  l'empereur  Guillaume 
n'a  eu  qu'une  visée  incontestable,  il  a  voulu  obtenir  de  l'emp'Sreur 
François-Joseph  une  visite  solennelle  qui  fût,  aux  yeux  du  monde, 
la  reconnaissance  de  l'empire  des  Hohenzollern  par  l'héritier  dépos- 
sédé de  l'empire  des  Habsbourg.  Comment  ne  pas  ajouter  avec  la 
Réforme  :  «  Une  telle  invitation,  à  laquelle  la  politique  ne  permet- 
tait pas  de  se  soustraire,  n'a  pu  être  acceptée  qu'avec  un  profond 
sentiment  d'amertume;  elle  a  consacré  le  triomphe  du  vainqueur;  il 
n'en  sortira  aucune  alliance  sincère!  » 

Les  publicistes  allemands  auraient  voulu  découvrir  dans  les  mo- 
tifs de  l'entrevue  de  Berlin  quelque  chose  de  bien  plus  considé- 
rable. Si  l'on  démontre  que  tel  ou  tel  plan  imaginé  par  eux  est 
contraire  à  toute  vraisemblance,  ils  se  rejettent  sur  les  généralités. 
Les  uns,  dans  leur  exaltation ,  croient  déjà  voir  Berlin  devenue  la 
capitale  du  monde;  Vienne  et  Saint-Pétersbourg  ne  sont  que  ses  sa- 
tellites. L'empire  qui  s'y  élève  sera  forcément  un  empire  d'un  ordre 
intellectuel  supérieur,  une  sorte  de  césarisme  hégélien,  qui  trans- 
formera les  destinées  du  genre  humain.  Les  autres,  plus  modestes, 
se  bornent  à  célébrer  la  paix  européenne  assurée  à  jamais  par  l'a- 
mitié des  trois  puissans  monarques.  Tous  d'ailleurs,  amis  du  passé  ou 
rêveurs  de  je  ne  sais  quel  avenir,  s'unissent  dans  un  même  enthou- 
siasme. La  nouvelle  carte  d'Europe  leur  donne  des  éblouissemens, 
la  statistique  les  enivre.  «Le  continent  européen,  dit  le  Messager  de 
la  frontière ,  embrasse  une  étendue  de  181,700  lieues  carrées  et 
renferme  296  millions  d'habitans;  dans  ce  chiffre  total,  il  y  a 
121,500  lieues  carrées  et  lâ7  millions  d'habitans  pour  les  trois 
empires  d'Allemagne,  de  Russie  et  d'Autriche.  Les  trois  empires 
peuvent  mettre  sur  pied  plus  de  3  millions  de  soldats  et  imposer  la 
paix  à  l'Europe.  »  Après  cela  viennent  les  dénombremens  homéri- 
ques, la  revue  des  princes,  des  maréchaux,  des  brillans  états-ma- 
jors qui  accompagnent  les  trois  souverains,  une  contre-partie  d'Er- 


l'extrevue  des  tpxOis  empereurs.  283 

furt.  «  Fort  bien,  répond  la  Réforme  de  Vienne;  mais  suffit-il  de 
citer  les  puissances  qui  prennent  part  aux  fêtes  militaires  de  Ber- 
lin? Comptons,  s'il  vous  plaît,  celles  qui  n'y  figurent  pas.  »  Ici,  les 
paroles  sont  trop  intéressantes;  je  ne  veux  plus  résumer,  il  faut  ci- 
ter le  texte  même. 

((  Et  d'abord  la  France  n'y  est  pas  représentée.  Ahl  nous  le  savons 
bien,  on  croit  aujourd'hui  pouvoir  ignorer  absolument  la  France,  on 
croit  qu'il  n'en  faut  pas  tenir  compte.  On  s'abuse,  on  se  trompe  et  d'une 
façon  dangereuse.  La  France  avant  peu  se  sera  relevée  assez  vigoureu- 
sement pour  avoir  le  droit  d'exiger  comme  autrefois  que  sa  parole  sodt 
entendue  dans  toutes  les  affaires  importantes.  Plus  on  combine  d'arran- 
gemens,  plus  on  fait  d'innovations  sans  se  soucier  de  la  France,  avec  la 
pensée  hostile  et  arrogante  qu'elle  n'a  plus  le  droit  de  parler  dans  les 
conseils  de  la  grande  politique,  plus  haut  et  plus  puissamment  retentira 
un  jour  son  vélo.  L'Angleterre  non  plus  n'a  pas  de  représentant  au  con- 
grès impérial  de  Berlin.  On  dit  bien,  il  est  vrai,  que  l'Angleterre  s'est 
désintéressée  des  affaires  du  continent;  elle  les  examine  pourtant  avec 
une  attention  pénétrante  et  les  soumet  à  une  critique  précise.  L'Angle- 
terre, ii  y  a  un  demi-siècle,  a  marché  d'accord  avec  l'ancienne  sainte- 
alliance  jusqu'au  jour  où  Castlereagh,  le  ministre  réactionnaire,  se  coupa 
la  gorge  avec  son  canif.  L'Angleterre  d'aujourd'hui,  bien  loin  de  se 
mettre  au  service  d'une  sainte-alliance  nouvelle,  lui  fera  opposition  de 
la  manière  la  plus  décidée.  L'Angleterre  a  sa  place  dans  la  pentarchie, 
comme  on  dit,  dans  le  concert  des  cinq  grandes  puissances  dirigeantes; 
elle  n'admettra  jamais  une  triarchie  composée  de  l'Allemagne,  de  l'Au- 
triche, de  la  Russie,  et  dont  la  direction  serait  à  Berlin.  L'Italie  non 
plus  n'est  pas  représentée  au  congrès  des  empereurs.  C'est  un  fait  ca- 
ractéristique. Victor-Emmanuel  est  pourtant  l'allié  de  Guillaume  V  en 
même  temps  qu'il  est  l'ami  très  loyal  de  l'Autriche;  de  plus,  une  des 
questions  principales  dont  on  doit  s'occuper  à  Berlin  est  une  question  de 
vie  ou  de  mort  pour  l'Italie,  nous  parlons  de  la  question  romaine,  et 
Victor-Emmanuel,  le  nouveau  roi  national,  n'assiste  pas  au  congrès!  Tout 
cela  est  de  nature  à  faire  réfléchir.  Et  les  rois  de  l'Allemagne  du  midi 
sont-ils  allés  au  congrès  princier  de  Berlin?  Non.  Permis  de  railler  là- 
dessus  aux  Prussiens  et  à  tous  les  partisans  de  l'Allemagne  prussienne; 
mais  l'amertume  de  ces  railleries  montre  qu'il  y  a  des  points  très  noirs 
dans  le  ciel  momentanément  si  radieux  de  la  fortune  des  Hohenzollern. 

«  Si  l'on  pense  à  tous  les  autres  états  qui  ne  sont  pas  représentés  à 
Berlin,  il  est  impossible  de  ne  pas  trouver  parfaitement  ridicule  la  pré- 
tention de  ceux  qui  ont  déclaré  que  le  congrès  dont  il  s'agit  est  un  con- 
grès princier  européen,  et  qu'il  y  serait  pris  des  résolutions  obligatoires 
pour  l'Europe  entière.  D'autant  plus  ridicule  est  cette  prétention  que 


284  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  peuples  ne  sont  pas  représentés  à  Berlin,  et  que  tous,  sauf  une  par- 
ie de  la  nation  allemande,  considèrent  avec  défiance  ces  négociations 
accomplies  au  milieu  des  parades  et  des  démonstrations  militaires.  » 

Il  n'y  a  donc  rien  d'inquiétant  ni  pour  nous  ni  pour  l'Europe 
dans  l'entrevue  de  Berlin;  il  n'y  a  rien  de  rassurant  non  plus  ni 
pour  l'Europe  ni  pour  nous,  car  nul  ne  peut  répondre,  malgré  tant 
de  promesses  de  paix,  que  l'état  actuel  de  l'Europe  présente  des 
conditions  de  durée.  La  seule  chose  à  dire,  c'est  que  pour  les  états 
les  plus  menacés,  l'Autriche  et  la  France,  le  plus  grand  péril  n'est 
pas  au  dehors,  le  plus  grand  péril  est  au  dedans.  Le  péril  de  l'Au- 
triche, on  l'a  vu,  c'est  ce  dualisme  allemand-hongrois  qui  détruit 
l'idée  de  la  grande  association  autrichienne,  qui  tient  J6  millions 
de  Slaves  en  dehors  du  droit  politique,  qui  peut  les  pousser  au 
désespoir  et  disloquer  l'empire.  Le  péril  de  la  France,  c'est  l'in- 
certitude de  nos  destinées  et  la  menace  croissante  du  radicalisme. 

Il  est  évident  qu'on  a  dû  souvent  parler  de  la  France  au  congrès 
de  Berlin.  Dans  quel  sens?  On  le  devine.  L'empereur  de  Bussie  et 
l'empereur  d'Autriche  n'ont  certainement  dissimulé  ni  leurs  sym- 
pathies ni  leurs  appréhensions.  Lorsque  l'ambassadeur  de  France  à 
Berlin,  accompagné  du  personnel  de  l'ambassade,  est  allé  présenter 
ses  hommages  à  l'empereur  Alexandre  II,  l'empereur  a  exprimé  des 
sentimens  qui  peuvent  se  résumer  en  ces  termes  :  «  Je  ne  serais  pas 
venu  à  Berlin  si  on  avait  dû  y  prendre  des  résolutions  hostiles  à  la 
France.  Nous  faisons  des  vœux  pour  que  la  France  se  relève;  mais 
si  elle  se  perd  elle-même,  si  elle  s'abandonne  aux  passions  subver- 
sives, si  elle  tombe  aux  mains  du  radicahsme,  notre  bienveillance 
sera  paralysée;  nous  ne  pourrons  plus  qu'assister  aux  événemens.  » 
Assister  aux  événemens,  c'est  laisser  passer  la  justice  de  Dieu, 
quelles  que  soient  les  mains  à  qui  sera  remis  le  glaive.  Et  plus 
viles  seraient  les  mains,  plus  cruel  serait  le  châtiment.  L'empereur 
d'Autriche  avait  bien  des  raisons  pour  ne  pas  tenir  un  pareil  lan- 
gage. Si  menacé  lui-même,  en  proie  à  des  difficultés  bien  différentes 
des  nôtres,  mais  également  terribles,  il  n'a  pu  parler  d'une  façon 
aussi  précise;  comment  douter  cependant  qu'il  ait  partagé  cette  ma- 
nière de  voir?  C'est  le  mot  de  la  situation  pour  l'Autriche  comme 
pour  la  Bussie  :  nous  ne  pourrons  qu'assister  aux  événemens. 

Faisons  donc  en  sorte  que  les  événemens  tournent  à  notre  hon- 
neur et  concourent  au  relèvement  de  la  France.  Si  critique  que 
soit  la  situation,  il  dépend  encore  de  nous  de  prévenir  toutes  les 
catastrophes.  Que  les  honnêtes  gens  ne  renoncent  pas  à  se  dé- 
fendre, que  l'abstention  soit  flétrie  comme  une  trahison,  que  l'as- 
semblée nationale  veille  au  salut  de  tous.  Il  ne  faut  pas  voir  les 


l'entrevue  des  trois  empereurs.  285 

choses  pires  qu'elles  ne  sont  et  se  résigner  lâchement  à  l'idée  que 
tout  est  perdu.  Gardons-nous  cependant  des  pensées  trop  con- 
fiantes. Ni  pusillanimité  ni  forfanterie;  ni  pessimisme  ni  optimisme! 
Le  danger  est  grand,  la  victoire  n'est  pas  au-dessus  de  nos  forces. 
L'essentiel  est  de  regarder  la  réalité  en  face,  nettement,  virilement, 
sans  illusion  comme  sans  défaillance. 

Notre  devoir,  à  nous  qui  étudions  l'Allemagne,  est  de  fournir  à 
notre  pays  des  renseignemens  vrais,  dussent  ces  renseignemens 
lui  déplaire.  C'est  pourquoi  nous  lui  disons  :  Ne  comptez  plus  sur 
le  prestige  des  idées  de  progrès,  des  principes  de  rénovation  poli- 
tique et  sociale,  que  la  France  a  gardé  si  longtemps  avant  et 
après  89.  Ne  comptez  plus  sur  la  sympathie  des  peuples.  Il  n'y  a 
plus  de  révolution  à  faire,  et  ce  que  veut  l'Europe,  l'Europe  des 
peuples  comme  l'Europe  des  gouvernemens,  c'est  l'ordre,  un  ordre 
durable,  assurant  la  transmission  légale  du  pouvoir  et  condamnant 
à  l'impuissance  l'esprit  démagogique.  Tant  que  la  France  n'aura 
pas  donné  ces  gages  à  la  société  européenne,  n'espérez  pas  que 
l'Autriche  et  la  Russie  puissent  vous  tendre  la  main  malgré  leurs 
griefs  secrets  contre  l'Allemagne;  ce  serait  une  politique  d'enfans. 
Compter  sur  l'Allemagne  du  midi  serait  plus  puéril  encore.  Les 
états  de  Saxe,  de  Bavière,  de  Wurtemberg,  auraient  beau  nour- 
rir (ce  qui  n'est  vrai  qu'à  demi)  des  ressentimens  amers  contre  la 
Prusse,  le  jour  d'une  lutte  avec  la  France  ils  ne  verraient  que  le 
drapeau  allemand.  Quand  noas  disions  autrefois  qu'à  l'heure  de  la 
querelle  suprême  entre  la  Prusse  et  l'Autriche  la  victoire  serait  du 
côté  de  la  Prusse,  on  nous  reprochait  de  ne  pas  servir  les  intérêts 
de  la  France.  Servaient-ils  leur  pays,  ceux  qui  le  berçaient  d'illu- 
sions? J'affirme  que  nous  le  servions  en  lui  donnant  des  informa- 
tions exactes;  c'était  aux  politiques  à  tracer  leurs  plans  en  consé- 
quence. Aujourd'hui  nos  avertissemens  sont  bien  autrement  graves. 
11  y  a  en  Allemagne,  en  Russie,  en  Autriche,  des  esprits  sérieux  qui 
nous  apprécient,  et  j'ai  pris  plaisir  à  montrer  l'indépendance  d'un 
éminent  publiciste  autrichien,  M.  Franz  Schuselka.  Ne  l'oublions 
pas  cependant,  l'élite  seule  parle  ainsi,  et  cette  élite  n'est  pas  nom- 
breuse. Au  fond,  tout  ce  qui  est  Allemand,  même  en  Autriche,  ne 
songe  qu'à  consommer  notre  ruine.  On  nous  épie,  on  guette  nos 
fautes,  on  prévoit  et  on  appelle  nos  bouleversemens  intérieurs,  on 
se  prépare  à  en  profiter.  Si  l'entrevue  des  trois  empereurs  n'aggrave 
pas  cette  situation,  elle  n'y  apporte  aucun  remède.  Notre  ennemi 
le  plus  redoutable  n'est  pas  au-delà  de  nos  frontières.  Tout  dépend 
de  nous  et  de  nous  seuls.  C'est  aux  Français  de  sauver  la  France. 

Salnt-René  Taillandier. 


Celui  qui,  porté  par  un  frêle  esquif,  glisse  sur  la  mer  calme  et 
sereine,  laissant  l'élément  liquide  jouer  avec  lui»  pendant  que  les 
contours  diffus  des  côtes  s'évanouissent  peu  à  peu  dans  un  voile  de 
brume,  et  que  son  regard  rêveur  sonde  l'océan  aérien  au-dessus  de 
lui,  celui-là  me  comprendra  peut-être  quand  je  parle  de  la  plaine 
galicienne,  de  cet  océan  de  neige  à  travers  lequel  vous  emporte  en 
hiver  le  traîneau  fugitif.  Comme  l'onde,  la  plaine  attire  l'âme  et  la 
pénètre  d'une  mélancolique  langueur.  Pourtant  l'allure  du  traîneau 
est  vive  et  leste  comme  le  vol  de  l'aigle,  tandis  que  la  barque  roule 
dans  l'eau  comme  le  canard  qui  s'enlève  pesamment.  La  couleur 
aussi  de  la  plaine  sans  bornes  est  plus  sombre,  et  son  langage  plus 
morne,  plus  menaçant  ;  c'est  la  nature  implacable  qui  s'y  montre 
sans  voiles,  et  la  mort  y  semble  plus  près  de  vous,  elle  vous  effleure 
du  bout  de  son  aile,  on  entend  frémir  dans  l'air  ses  mille  voix. 

La  clarté  transparente  d'une  après-midi  d'hiver  m'avait  séduit; 
ma  résolution  était  prise  d'en  profiter.  Tous  les  chevaux  ne  sont 
pas  bons  pour  trotter  dans  la  neige;  mon  alezan  était  malade,  je  fis 
donc  venir  Mosche  Leb-Kattoun,  un  grand  cocher  devant  le  Sei- 
gneur, dont  les  deux  noirs  sont  connus  pour  avoir  le  pied  sûr.  Le 
temps  était  magnifique,  l'air  semblait  immobile  et  la  lumière  aussi, 
les  ondes  dorées  du  soleil  ne  tremblaient  point  dans  la  légère  va- 
peur terrestre;  air  et  lumière  ne  formaient  ensemble  qu'un  seul 
élément.  Le  village  était  silencieux,  aucun  bruit  ne  trahissait  les 
habitans  des  chaumières,  les  moineaux  seuls  voletaient  le  long  des 
haies  en  piaillant.  A  quelque  distance  était  arrêté  un  petit  traîneau 
attelé  d'un  petit  cheval  baiteux,  pas  plus  haut  qu'un  poulain;  c'était 
un  paysan  qui  avait  été  chercher  du  bois  dans  la  forêt  ;  sa  fillette 
l'interpellait,  et  elle  courait  pieds  nus  dans  la  neige  profonde  pour 
ramasser  une  bûche  qu'il  avait  perdue. 
.  Comme  nous  descendions  la  penLo  de  la  montagne  dénudée  en 


FRINEO   JBALA.BAN.  287 

faisant  joyeusement  tinter  nos  clochettes,  la  plaine  s'étendait  devant 
nous  sans  limites,  majestueuse  sous  le  manteau  d'hermine  dont  la 
couvrait  l'hiver;  les  troncs  des  saules  rabougris,  dépouillés  de  leurs 
feuilles,  dans  le  lointain  quelques  cabanes  enfumées,  étaient  les 
seules  taches  noires  sur  cette  fourrure  blanche.  Mosche  Leb-Kattoun 
se  secoua  en  poussant  un  cri.  La  première  vue  de  ce  désert  de  neige 
avait  agi  sur  lui  comme  un  poison  rapide;  son  imagination  orientale 
commençait  à  parler  en  phrases  bibliques,  un  coup  d'aile  l'avait 
transportée  de  la  région  des  ours  dans  celle  des  palmiers  et  des 
cèdres.  Il  s'agitait  sur  son  siège  comme  un  fiévreux;  il  creusait  sa 
cervelle,  cherchant  des  images  pour  exprimer  cette  chose  inexpri- 
mable qui  l'obsédait,  il  crachait  les  similitudes  par  douzaines  jus- 
qu'au moment  où  je  lui  dis  de  se  taire.  Alors  il  ne  fit  plus  que  mar- 
motter dans  sa  barbe.  Continuait-il  son  monologue?  priait-il? 
avait -il  enfin  trouvé  sa  comparaison?  C'était  comme  un  papier 
blanc  sans  fin  où  il  alignait  ses  chiffres  interminables,  comptant, 
comptant  toujours. 

Nous  glissions  sur  le  chemin  durci.  Voici  une  ferme,  et  plus  loin 
un  village.  La  neige  argenté  tous  les  objets;  elle  a  couvert  d'argent 
les  misérables  toits  de  chaume,  brodé  des  fleurs  d'argent  sur  les 
vitres  exiguës,  accroché  des  houppes  argentées  à  chaque  gouttière, 
à  chaque  puits,  à  chaque  arbre  dans  les  jardins.  Des  remparts  de 
neige  entourent  les  habitations;  l'homme  y  a  pratiqué  des  galeries 
comme  le  blaireau  ou  le  renard.  La  légère  fumée  qui  monte  du 
toit  semble  se  figer  dans  l'air.  Autour  de  la  ferme  sont  rangés  des 
peupliers  en  argent  massif.  De  ci,  de  là,  des  poussières  de  givre  se 
soulèvent  et  voltigent ,  semblables  à  des  essaims  de  moucherons 
diamantés,  et  passent  lentement  en  lançant  mille  éclairs  comme  des 
orages  en  miniature.  Sur  la  place  devant  le  village,  des  gamins 
aux  joues  vermeilles,  à  la  toison  blanche,  se  pourchassent  dans  la 
neige,  à  peine  vêtus.  Ils  en  forment  un  bonhomme,  et  lui  mettent 
dans  la  bouche  béante  une  longue  pipe  comme  celle  où  fume  le 
seigneur.  Un  jeune  paysan  fait  une  course  échevelée  dans  un  léger 
traîneau  tiré  par  deux  jolies  filles  aux  longues  tresses  brunes,  au 
corsage  rebondi  sous  la  chemise  bouffante.  Les  ris  partent  et  mon- 
tent vers  le  ciel  comme  des  alouettes  en  allégresse.  Elles  pouffent 
de  rire,  lui  rit  plus  fort^  et  il  perd  son  bonnet  de  fourrure. 

Nous  côtoyons  la  forêt.  Qu'est  devenu  son  langage  mélodieux? 
Abois  rauques  du  renard ,  croassemens  des  choucas  !  Le  feuillage 
mort  laisse  entrevoir  ses  tons  rouges  sous  une  couche  uniforme  de 
neige.  Une  vapeur  roaa,  humide,  enveloppe  la  forêt  et  le  ciel.  De- 
vant nous,  plus  rien  que  des  collines  neigeuses,  semblables  aux  va- 
gues figées  d'une  mer  blanche.  Là  où  cette  nappe  éblouissante  se 
soude  au  ciel  blanchâtre,  l'éclat  est  tel  qa'il  faut,poar  le  supporter, 


288  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

(les  yeux  qui  peuvent  impunément  regarder  le  soleil.  Derrière  nous 
disparaissent  et  le  village  et  la  rouge  forêt;  les  cimes  lointaines  des 
montagnes  dégarnies  s'éclairent  une  dernière  fois,  puis  s'évanouis- 
sent ainsi  que  les  collines  et  les  arbres  isolés.  Nous  sommes  entrés 
dans  la  plaine  indéfinie.  De  la  neige  devant  nous  et  derrière  nous, 
un  ciel  blanc  sur  nos  têtes,  —  et  autour  de  nous  la  solitude  abso- 
lue, la  mort,  le  silence. 

Nous  sommes  emportés  comme  dans  un  rêve.  Les  chevaux  nagent 
pour  ainsi  dire  dans  la  neige,  le  traîneau  les  suit  sans  bruit.  Une 
petite  souris  grise  court  sur  la  neige  durcie;  pourtant  l'œil  ne  dé- 
couvre nulle  part  ni  cheminée,  ni  arbre  creux,  ni  taupinière,  et  elle 
trotte  là  d'un  petit  air  affairé  et  déterminé.  Où  donc  va-t-elle?  Dojà 
ce  n'est  plus  qu'un  petit  point  noir ,  puis  nous  sommes  seuls  de 
nouveau.  On  dirait  que  nous  n'avançons  plus;  rien  ne  change  au- 
tour de  nous,  pas  même  le  ciel,  qui  demeure  complètement  fixe, 
sans  nuages,  d'une  teinte  uniforme  comme  s'il  était  blanchi  à  la 
chaux,  immobile  et  sans  éclat.  On  s'aperçoit  seulement  que  le  froid 
devient  plus  aigu,  plus  pénétrant;  c'est  un  froid  qui  cingle.  Mosche 
Leb-Kattoun  a  senti  une  douleur;  il  ramasse,  effrayé,  une  poignée 
de  neige  pour  s'en  frictionner  l'oreille,  puis  rabat  avec  soin  les 
oreillettes  de  son  bonnet  fourré.  E&t-ce  donc  que  notre  traîneau 
serait  arrêté  comme  un  navire  au  milieu  d'un  calme  plat,  qui  s'agite 
sans  changer  de  place?  Peut-être  croyons-nous  seulement  avancer, 
—  de  même  que  nous  croyons  vivre;  car  au  fond  vivons-nous  réelle- 
ment? Vivre,  n'est-ce  pas  être?  Or  cesser  d'être,  c'est  n'avoir  ja- 
mais été. 

Voici  un  corbeau  qui  arrive;  il  fend  l'air  de  ses  ailes  sinistres,  le 
bec  ouvert  et  silencieux.  II  s'approche,  il  voltige  autour  d'une  butte 
de  neige.  Est-ce  un  monceau  de  gravois,  est-ce  une  meule  de  foin 
oubliée,  perdue,  où  il  devine  des  souris?  Il  en  fait  le  tour  en  sautil- 
lant et  en  voletant,  puis,  l'inspection  terminée,  se  perche  dessus  et 
joue  du  bec.  C'est  une  charogne.  Il  ne  reste  pas  seul  longtemps  : 
c'est  maître  loup  qui  montre  déjà  sa  nuque  velue  ;  il  lève  le  mu- 
seau, prend  le  vent  et  accourt  au  trot.  Arrivé  au  but,  il  flaire,  il 
regarde  l'oiseau,  gémit  et  frétille  de  la  queue  comme  un  chien  qui 
retrouve  son  maître.  Le  corbeau  est  debout,  sa  voix  rauque  est 
joyeuse,  il  bat  de  l'aile.  «  Viens,  frère,  il  y  en  a  pour  nous  deux!  » 
Comme  ils  se  comprennent,  les  deux  filous! 

A  mesure  qu'il  descend,  le  soleil  devient  visible  à  l'horizon  sous 
la  forme  d'une  boule  vaporeuse  et  brillante.  Il  ne  se  couche  pas,  il 
se  dissout  dans  la  neige;  il  fond  comme  de  l'or  liquide,  des  ondes 
dorées  coulent  jusqu'à  nous,  des  traînées  de  lumière  irisée  se  jouent 
sur  la  nappe  blanche,  qui  semble  aspergée  d'argent  fondu.  Enfin  tout 
disparaît;  les  jets  de  lumière  rentrent,  pâlissent;  un  moment,  une 


FRINKO    CALADAN.  289 

légère  vapeur  rose  plane  encore  dans  l'atmosphère,  puis  elle  s'éva- 
nouit à  son  tour,  et  tout  retombe  dans  une  morne  et  froide  immobi- 
lité. Cela  ne  dura  qu'un  instant.  Soudain  du  côté  de  l'est  une  bise 
glacée  nous  fouetta  le  visage.  Un  traîneau  passait  au  loin,  le  vent 
nous  apportait  le  tintement  plaintif  de  ses  clochettes;  mais  bientôt 
tout  fut  englouti  dans  un  brouillard  cendré  qui  surgit  à  l'horizon, 
s'aggloméra  et  se  mit  à  onduler.  L'obscurité  augmentait  rapide- 
ment. Des  nuées  grises,  informes,  envahissaient  le  ciel,  redoutable 
armada  aux  mille  voiles.  Déjà  le  vent  les  saisit,  les  gonfle;  elles 
viennent  au-devant  de  nous,  et  nous  y  entrons  en  plein.  Le  Juif  ar- 
rête ses  chevaux.  —  C'est  une  tempête  qui  se  lève,  dit-il  d'un  air 
soucieux.  Nous  pourrions  nous  perdre  dans  la  tourmente.  Toulava 
n'est  pas  bien  loin  d'ici;  ce  serait  moins  long  que  de  retourner  chez 
nous.  Qu'en  pensez-vous,  monsieur? 
—  Allons  à  Toulava. 

11  fît  claquer  son  fouet  sur  les  têtes  de  ses  deux  noirs,  et  la  course 
reprit.  Des  traînées  de  brouillard  flottaient  dans  l'air  comme  des 
oiseaux  monstrueux.  Voici  la  sainte  image  sur  son  piédestal  de 
pierre;  c'est  là  que  le  chemin  de  Toulava  tourne  à  droite.  Déjà  je 
commence  à  sentir  dans  la  nuque  les  coups  de  poing  de  l'ouragan, 
j'entends  ses  mille  voix  furieuses  et  ses  plaintes  lamentables;  de  ses 
hauteurs,  il  plonge  dans  la  neige,  la  fouille  et  la  disperse,  il  brise 
les  nuages,  les  jette  à  terre  par  lambeaux  floconneux,  et  menace  de 
nous  y  ensevelir.  Les  chevaux  baissent  la  tête  et  s'ébrouent.  La 
neige  remonte  vers  le  ciel  en  immenses  tourbillons  ;  l'ouragan  ba- 
laie la  plaine  avec  des  balais  blancs,  et  sous  ses  balayures  il  en- 
terre les  hommes,  les  animaux,  des  villages  entiers.  L'air  semble 
brûlant  au  contact  :  on  dirait  qu'il  s'est  vitrifié;  le  vent  le  pulvé- 
rise, et  les  fragmens  pénètrent  dans  nos  poumons  comme  des  éclats 
de  verre. 

Les  chevaux  n'avancent  plus  qu'à  grand'peine,  en  coupant  l'air 
et  la  neige.  Cette  neige  est  devenue  un  élément  dans  lequel  nous 
nageons  avec  elFort  pour  ne  pas  nous  noyer,  que  nous  respirons,  et 
qui  menace  de  nous  brûler.  Au  milieu  de  la  plus  formidable  agita- 
tion, la  nature  se  glace  et  s'engourdit;  on  fait  soi-même  partie  de 
cet  engourdissement  universel.  On  conçoit  que  la  glace  puisse  de- 
venir le  tombeau  d'un  monde,  que  l'on  puisse  cesser  de  vivre  sans 
mourir,  sans  tomber  en  pourriture.  Des  mammouths  monstrueux  y 
gisent  intacts  depuis  des  millions  d'années,  et  attendent  le  jour  où 
ils  alimenteront  le  pot-au-feu  d'un  paléontologue.  Cela  fait  songer 
à  certain  dîner  antédiluvien,  et  on  ne  peut  s'empêcher  de  rire.  Mal- 
gré tout,  on  a  envie  de  rire;  le  froid  vous  chatouille  avec  une  per- 
sistance cruelle.  —  Tout  se  gèle.  Les  pensées  se  suspendent  en 

TOME  en.  —  1872.  19 


290  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

glaçons  sous  le  crâne,  l'âme  se  fige,  le  sang  tombe  comme  la  co- 
lonne de  mercure.  On  ne  raisonne  plus,  on  n'a  plus  de  senlimens 
humains,  ia  morale  n'est  p4us  qu'un  frimas  dans  vos  chevaux,  les 
forces  élémentaires  se  réveillent  en  vous.  Comme  on  s'emporte  lors- 
qu'un c]ou  indocile  ne  veut  pas  entrer  dans  un  mur,  comme  on  lui 
écrase  la  tête  d'un  grand  coup  de  marteau  en  l'accablant  d'injures! 
Ici  la  lutte  est  muette,  sérieuse,  patiente,  presque  résignée.  Cette 
vie  que  nous  aimons  et  qu'il  s'agit  de  disputer  à  l'ennemi  est  en- 
gourdie, on  est  devenu  pierre,  glaçon,  quelque  chose  qui  résiste 
par  sa  force  d'inertie. 

Un  ritîeau  blanc  nous  cache  nos  chevaux.  Le  traîneau  nous  em- 
porte comme  une  barque  sans  rames  et  sans  voiles;  il  semble  par 
momens  immobile.  L'ouragan  hurle  toujours,  la  tourmente  nous 
enveloppe;  le  temps  et  l'espace  ont  cessé  d'exister  pour  nous.  Avan- 
çons-nous? restons-nous  en  place?  fait-il  nuit?  fait-il  jour? 

Lentement  les  nuages  glissent  du  côté  du  couchant.  Les  chevaux 
ronflent,  ils  redeviennent  visibles,  on  aperçoit  leurs  dos  chargés  de 
neige.  Cela  tombe  à  flocons  pressés  et  s'amoncelle  devant  nous 
en  couche  épaisse,  mais  au  moins  on  y  volt  de  nouveau,  et  l'on  peut 
avancer.  L'ouragan  ne  fait  plus  que  râler  et  se  roule  sur  le  sol  en 
gémissant,  les  brouillards  sont  tombés  à  terre  comme  des  tas  de 
gravois.  Où  sommes-nous? 

Autour  de  nous,  tout  a  été  enseveli;  nul  vestige  de  la  route, 
nulle  croix  de  bois  pour  nous  l'indiquer.  Les  chevaux  enfoncent 
jusqu'au  poitrail;  la  voix  de  la  tempête  expire  au  loin.  Nous  ar- 
rêtons, avançons  de  nouveau;  le  Juif  balaie  le  dos  de  ses  bêtes 
avec  le  manche  de  son  fouet.  Deux  corbeaux  passent,  silencieux,  re- 
muant à  peine  leurs  ailes  noires;  ils  disparaissent  dans  la  chute  de 
neige.  Les  chevaux  se  secouent,  et  ils  vont  plus  vile.  Il  ne  tombe 
plus  que  des  flocons  légers,  fondans;  mais  au  loin  tout  est  encore 
ténèbres.  Nous  arrêtons  de  nouveau  pour  tenir  conseil. 

La  nuit  approche;  nous  sommes  enveloppés  dans  un  crépuscule 
çombre  et  brumeux  qui  s'étend  sur  le  pays.  Le  Juif  fouette  ses  che- 
vaux, qui  jouent  des  jambes.  Enfin  voici  une  bande  d'un  rouge 
ardent  qui  se  montre  à  l'horizon;  nous  y  courons  tout  ('roi t.  On  di- 
rait que  la  lune  est  tombée  dans  la  neige  et  qu'tlle  s'y  éteint;  une 
grande  flamme  monte  tout  à  coup,  éclairant  vivement  des  ombres 
noires.  —  C'est  le  bivac  de  la  garde  rurale,  près  du  petit  bois  de 
bouleaux,  dit  le  Juif;  derrière  le  bois  est  Toulava. 

A  mesure  que  nous  nous  rapprochions,  les  arbres  se  dressaient 
en  face  de  nous  comme  un  mur  sombre  où  se  projetaient  les  lueurs 
fugitives  de  l'immense  brasier  que  la  garde  avait  dis[)osé  en  demi- 
cercle  sur  la  lisière  du  bois  et  qu'elle  entretenait  avec  soin.  La  fumée 
montait  lentement  vers  les  bouleaux,  et  s'y  suspendait  en  voiles  gri- 


FRINKO   BALABAN.  291 

sâtres  qui  se  dissolvaient  peu  à  peu;  une  vapeur  chaude  et  lumi- 
neuse flottait  autour  de  la  fournaise.  Les  paysans  qui  étaient  cou- 
chés auprès  du  feu  se  dressèrent  tout  à  coup  comme  des  démons 
noirs.  Le  Juif  les  interpella  :  aussitôt  ils  se  replongèrent  dans 
l'ombre;  un  seul  se  détacha  et  vint  à  nous.  —  C'est  Balaban,  me  dit 
Leb-Kattoun.  Ne  le  connaissez-vous  pas?  C'est  le  capituhml  (1). 

C'était  un  ancien  troupier,  le  garde  champêtre  de  la  commune 
de  Toulava;  il  jouissait  d'une  grande  considération,  car  on  le  savait 
esclave  de  la  consigne.  J'avais  entendu  parler  de  lui  plus  d'une  fois 
déjcà,  mais  je  n'avais  pas  encore  eu  l'occasion  de  faire  sa  connais- 
sance. Je  l'examinai  avec  intérêt.  Sa  taille  élevée,  son  port  droit,  sa 
tête,  ses  allures  à  la  fois  aisées  et  réservées,  indiquaient  très  nette- 
ment un  caractère  ferme,  déterminé.  Son  salut  fut  poli,  mais  rien 
de  plus.  —  Est-ce  que  la  tempête  vous  a  causé  beaucoup  d'ennui? 
demanda-t-il  en  regardant  les  chevaux.  J'espère  que  le  cocher  a 
fait  son  devoir?  —  Il  parlait  comme  un  gentilhomme  qui  reçoit  son 
hôte,  il  y  avait  de  la  gtâce  et  de  la  dignité  dans  ses  façons.  D'un 
signe  de  la  main,  il  m'invita  à  venir  près  du  feu.  —  Les  chevaux 
sont  fatigués  et  en  sueur,  reprit-il,  et  il  est  nuit  noire;  il  vous 
faudra  faire  une  halte. 

—  C'est  bien  là  notre  intention,  répondis-je.  —  La  société  de  ces 
paysans,  surtout  celle  du  capitulant,  n'était  pas  sans  attrait  pour 
moi.  Comme  il  me  précédait  pour  me  conduire,  un  petit  gars  ac- 
courut au-devant  de  lui.  Il  lui  passa  doucement  la  main  sur  ses 
cheveux  d'un  blond  de  filasse;  ce  n'était  déjà  plus  le  même  homme. 
Je  vis  bien  que  celui-là  n'était  pas  de  ceux  que  l'on  connaît  tout  de 
suite  dès  le  premier  mot. 

Les  paysans  se  levèrent.  —  Que  faites- vous  donc  là?  leur  de- 
mandai-je. 

Tous  les  yeux  se  tournèrent  vers  le  capitulant.  —  Les  proprié- 
taires du  voisinage,  répondit-il  d'un  ton  grave,  et  peut-être  encore 
d'autres  Polonais  se  lendenf,  aujourd'hui  chez  le  seigneur  de  Tou- 
lava. Ils  y  trouveront  probablement  des  émissaires  et  des  corres- 
pondances, et  se  concerteront  entre  eux.  Beaucoup  vienntnt  sans 
passeport;  c'est  à  nous  d'ouvrir  les  yeux.  Peut-être  qu'il  se  décou- 
vrira quelque  chose.  Voilà  tout. 

—  Oui,  nous  faisons  bonne  garde,  dit  le  petit. 

—  Par  un  temps  pareil  ! 

—  Dame  I  on  tait  ce  qu'on  peut,  repartit  ie  capitulant.  S'ils  nous 
échappent  dans  la  tourmente,  au  moins  on  aura  été  à  son  poste.  — 
11  n'avait  pas  compris  que  le  mauvais  temps  aurait  pu  l'empêcher 

(11  Vétéran  de  l'armée  autrichienne  qui  a  fait  deux  congés  ou  même  trois;  re- 
prendre service  s'appelle  en  Autriche  capituler. 


292  fiEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'être  là.  —  Il  saisit  les  chevaux  par  la  crinière  du  front,  amena  le 
traîneau  tout  près  du  feu,  en  tira  une  couverture  et  l'étala  pour  moi 
sur  le  sol.  —  La  terre  est  sèche,  dit-il.  Nous  sommes  là  depuis  le 
matin,  et  nous  avons  allumé  un  bûcher  qui  suffirait  à  rôtir  un  bœuf 
entier.  —  La  cendre  chaude  était  en  effet  répandue  autour  du  feu 
jusqu'à  une  distance  de  deux  ou  trois  pas.  Les  flammes  s'élançaient 
droites,  ou  bien  se  penchaient  hors  du  cercle  qui  nous  enfermait, 
chassées  par  les  rafales  que  nous  renvoyait  le  bois.  Les  flocons 
arrivaient  semblables  à  des  papillons  d'argent,  et  disparaissaient 
dans  la  flamme,  qui  les  dévorait. 

—  Ceux  de  Zavale  en  sont,  fit  observer  le  petit  gars. 

—  Nécessairement,  dis-je,  les  jolies  femmes  aiment  à  tremper 
dans  les  complots. 

—  Doit-elle  venir  aussi,  la  dame?  demanda  le  Juif  en  tambouri- 
nant avec  ses  doigts  sur  l'épaule  de  Balaban. 

—  Est-ce  que  je  sais?  répliqua  celui-ci,  et  il  secoua  la  tête 
comme  un  cheval  qui  veut  chasser  une  mouche  importune.  —  Je 
surpris  dans  ses  yeux  un  éclair,  tandis  que  ses  traits  restaient  im- 
mobiles et  impassibles.  11  se  prit  à  considérer  la  fumée  qui  montait 
vers  les  bouleaux. 

Le  silence  était  profond;  on  n'entendait  que  le  souffle  léger  du 
vent  qui  attisait  le  feu.  Je  m'étendis  de  mon  long,  et  me  mis  à 
examiner  mes  compagnons.  Je  connaissais  le  paysan  qui  était  en 
faction  au  coin  du  bois  avec  sa  faux,  et  qui  venait  montrer  son  nez 
de  temps  en  temps,  moins  pour  se  chauffer  que  pour  écouter  la 
conversation.  Il  s'appelait  Mrak,  et  il  avait  cet  air  sérieux,  déter- 
miné, qui  est  habituel  à  nos  paysans.  Près  de  moi  était  accroupi 
un  bonhomme  maussade,  vêtu  d'un  sierak  (1)  gris  de  souris  à  long 
poil,  dont  la  tête  ressemblait  à  un  parachute,  pointue  par  le  haut, 
large  par  le  bas,  et  coiffée  d'un  petit  bonnet  en  peau  de  mouton  d'un 
blanc  sale.  Yu  de  profil,  on  eût  dit  qu'il  avait  été  découpé  grossiè- 
rement dans  un  vieux  morceau  de  mauvais  carton  :  un  nez  long, 
mince,  pointu,  feutré;  la  bouche  avait  été  oubliée,  le  menton  se 
perdait  dans  le  cou.  Même  les  plis  de  son  visage  incolore  étaient 
gauches  :  tout  dans  sa  pauvre  personne  semblait  raté,  manqué;  sa 
silhouette,  que  le  feu  dessinait,  avait  quelque  chose  d'irrésistible- 
ment grotesque. 

A  côté  de  lui  était  couché  à  plat  ventre  un  gaillard  que  le  petit 
Your  aux  cheveux  de  filasse  appelait  le  compère  mongol.  Tout  près 
de  là  est  un  ancien  champ  de  bataille  où  une  horde  tartare  a  éprouvé 
une  sanglante  défaite,  il  y  a  plus  de  deux  siècles  :  les  prisonniers 
furent  employés  à  repeupler  des  villages  dévastés;  je"  parierais  que 

(1)  Vêtement  de  Lure  à  capuchon. 


FRINKO   BALABAN.  293 

notre  Mongol  est  un  de  leurs  descendans.  11  est  de  moitié  moins 
long  que  l'homme  de  carton  complètement  développé,  mais  ce  na- 
bot est  solide  sur  ses  jambes  comme  un  pot  de  fer.  Il  montre  un 
cou  de  taureau,  couché  comme  il  est  dans  son  pantalon  de  toile  et 
sa  vieille  blouse,  la  poitrine  nue  dans  la  cendre  chaude,  les  jambes 
nues  dans  la  neige.  —  Toi  aussi,  mon  camarade,  tu  es  de  l'ouvrage 
bousillé.  Comment  a-t-on  fait  pour  tasser  ainsi  tes  reins  puissans  ? 
Et  ton  visage,  ou  ce  qui  t'en  tient  lieu  !  Deux  trous  percés  à  la 
vrille  pour  tes  yeux  noirs,  tandis  que  la  peau  trop  ample  fait  de  vi- 
lains plis  autour  de  ta  bouche;  les  coins  des  yeux  descendent,  et 
le  nez  trop  petit  se  retrousse,  avec  deux  trous  dont  un  seul  suffi- 
rait pour  tes  deux  yeux.  Aussi  tu  es  jaune  comme  l'envie,  et  tu  en- 
fonces ta  tchapka  de  tricot  par-dessus  tes  crins  noirs  jusqu'à  tes 
oreilles  longues  et  pointues. 

Le  personnage  principal  était  sans  conteste  Frinko  Balaban.  Son 
âge,  qui  eût  pu  le  dire?  mais  c'était  un  homme.  En  quel  lieu  qu'on 
le  rencontrât,  dans  les  rangs,  dans  sa  commune,  ici  dans  ce  bivac, 
on  ne  pouvait  ne  pas  le  voir.  Sa  taille  svelte  était  serrée  dans  une 
redingote  de  couleur  chamois  par  une  ceinture  de  cuir  noir  verni. 
Il  était  boutonné  jusqu'en  haut,  et  lui  seul  avait  un  vieux  foulard 
autour  du  cou  et  son  pantalon  militaire,  en  drap  bleu  déjà  usé,  re- 
tombant sur  la  botte  selon  la  mode  de  la  ville.  A  la  ceinture  étaient 
accrochés  un  long  couteau  et  une  blague  à  tabac  qui  lui  servait  à 
bourrer  sa  pipe  courte.  Les  autres  étaient  tous  armés  de  faux  ou  de 
fléaux;  Frinko  tenait  sur  ses  genoux  un  fusil  à  un  seul  coup.  Outre 
deux  médailles  de  service,  il  en  avait  une  troisième  sur  la  poi- 
trine. Un  bonnet  pointu  en  peau  d'agneau  donnait  à  sa  tête  fine  la 
dignité  d'un  rabbin  et  l'air  féroce  d'un  janissaire;  ce  bonnet  con- 
courait avec  les  cheveux  bruns  taillés  en  brosse  à  encadrer  un  visage 
remarquable,  aux  lignes  douces,  au  nez  droit,  à  la  bouche  fine, 
que  la  vie  militaire  avait  couvert  de  cette  belle  teinte  de  bronze 
qui,  avec  les  deux  plis  mélancoliques  de  la  bouche  et  les  mous- 
taches pendantes,  donne  à  nos  soldats  un  cachet  si  particulier.  Sous 
l'arc  rigide  des  sourcils,  ses  yeux  honnêtes  et  profonds  semblaient 
mouillés  de  larmes;  leur  regard  calme,  expressif,  allait  au  cœur. 
C'était  cela,  —  puis  sa  voix.  A  le  voir  d'abord,  cet  homme  parais- 
sait si  solide,  si  entier;  puis,  à  l'écouter,  on  devinait  une  fêlure.  Sa 
parole  était  grave,  monotone,  il  y  vibrait  comme  une  sourde  dou- 
leur. 

Les  paysans  avaient  avec  eux  un  chien;  c'était  un  chien  de  berger 
ordinaire,  de  couleur  indéterminée,  avec  un  collier  de  poils  noirs  et 
une  jolie  tête  de  renard.  Il  dormait  dans  la  cendre,  le  museau  pointu 
appuyé  sur  les  pattes  de  devant,  et  il  remuait  la  queue  chaque  fois 
que  la  voix  triste  du  capitulant  frappait  son  oreille.  Tout  le  monde 


294  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

parlait  bas  et.  sur  un  ton  sérieux,  le  Juif  seul  plaisantait  tout  haut. 
—  J'ai  trouvé  une  femme  pour  vous,  Balaban,  —  une  veuve,  très 
jolie,  je  sais  que  vous  y  tenez,  et  qui  a  du  bien  au  soleil,  ce  qui  ne 
gâte  rien.  Qu'en  pensez-vous?  Elle  m'a  déjà  parlé  de  vous.  — Il 
regarda  successivement  tous  les  assistans,  mais  personne  ne  fit  at- 
tention à  lui.  Leb-Kattoun  se  préparait  évidemment  à  devenir  tout 
à  fait  communicatif. — Juste  Dieu  !  dit-il  à  Balaban  en  lui  passant  la 
main  sur  le  dos,  j'oublie  que  vous  avez  renoncé  aux  femmes.  —  Il 
cligna  de  l'œil  gauche  en  s'adressant  aux  paysans  d'un  air  d'intelli- 
gence. —  Il  l'a  juré,  cet  homme,  il  l'a  juré  :  il  ne  se  mariera  point! 
Le  capitulant  lui  lança  un  regard  par-dessus  l'épaule,  à  la  suite 
duquel  le  Juif  se  retira  en  toussant  et  alla  se  jucher  sur  son  siège, 
où  il  tournait  le  dos  à  la  société.  Pendant  quelque  temps,  on  le  vit 
brandiller  les  jambes  en  comptant  à  haute  voix,  puis  il  fit  sa  prière 
et  finit  par  s'endormir.  Le  bruit  de  ses  talons,  qui  frappaient  contre 
le  bois,  avait  éveillé  le  chien,  qui  vint  me  sentir  en  étirant  pares- 
seusement ses  jambes  de  derrière;  il  alla  ensuite  examiner  le  traî- 
neau, flaira  les  chevaux,  et,  comme  ils  penchèrent  leurs  têtes  vers 
lui,  il  se  mit  à  lécher  le  givre  de  leurs  bouches  en  remuant  la 
queue  avec  un  petit  gémissement  amical.  Ensuite  il  leva  le  nez, 
s'approcha  du  Juif,  le  sentit,  se  retourna  immédiatement  et  leva 
la  jamba,  puis  il  revint,  éternua  en  reniflant  l'air  froid,  et  se  re- 
coucha près  du  feu,  le  nez  dans  la  cenrlre. 

—  Attention!  cria  tout  à  coup  le  paysan  qui  montait  la  garde  au 
coin  du  bois,  voici  quelqu'un  qui  court  dans  la  neige. 

Tout  le  monde  regarda  dans  la  direction  qu'il  nous  indiquait,  le 
ca,  itulant  seul  ne  bougea  point.  —  Ce  n'est  pas  la  peine  de  vous 
d^rvUiger,  dit-il  avec  un  sourire;  c'est  une  vieille  connaissance. 

—  Ah!  c'est  Ko^anko,  dit  l'homme  de  carton  d'un  ton  larmoyant 
et  en  se  grattant  l'oreille. 

—  Celui-là  nous  manquait  encore!  s'écria  ce  petit  effronté  de 
Your,  les  bras  croisés  sur  la  poitrine. 

Le  capitulant  fit  un  geste  d'impatience.  —  Il  faut  vous  dire,  mon- 
sieur, reprit-il  gravement,  que  c'est  un  vieillard  de  plus  de  cent 
ans,  un  homme  bien  étrange,  bien  expérimenté,  d'un  bien  grand 
esprit,  seulement  un  peu  bavard  maintenant,  comme  on  l'est  quand 
on  vit  trop  vieux;  il  rit  sans  motif,  il  lui  arrive  même  de  pleurer 
sans  motif;  il  est  tombé  en  enfance. 

Là-dessns,  le  centenaire  était  déjà  au  milieu  de  nous  :  un  petit 
homme  agile  avec  des  jambes  branlantes,  une  poitrine  étriquée, 
un  cou  jaune  desséché,  qui  n'avait  de  vivant  dans  sa  figure  ra- 
cornie que  ses  petits  yeux  gris,  enfoncés  dans  leurs  orbites,  d'où 
ils  semblaient  tout  guetter  et  tout  aspirer  avec  avidité.  Il  avait  de 
bonnes  bottes,  un  pantalon  bien  épais,  une  ample  fourrure  de  mou- 


FRINKO    BALAEAN.  295 

ton  assez  sale  et  un  bonnet  en  peau  de  chat  de  trois  couleurs;  il 
serrait  dans  ses  bras  un  traversin  rayé  de  rouge,  el  parlait  si  vite 
avec  sa  bouche  édentée  qu'on  ne  le  comprenait  pas  toujours.  — 
Ah!  je  vous  tiens,  mes  petites  anguilles!  s'écria-t-il  avec  un  petit 
rire:  —  puis  je  l'entendis  se  plaindre  de  quelque  chose  que  j'^  ne  pus 
saisir;  enfin  il  vint  s'asseoir  à  côté  du  capitulant.  Ses  yeux  firent  le 
tour  de  la  société,  s'arrêLant  successivement  sur  chacun  de  nous; 
lorsqu'il  fut  arrivé  à  moi,  il  avança  son  cou  ridé,  haussa  les  sour- 
cils, se  leva,  s'inclina  trois  fois,  et  se  rassit.  —  Monsieur  se  de- 
mande peut-être  qui  est  ce  bonhomme,  murmura-t-il  d'une  voix 
à  peine  iîifpHigible.  Je  suis  un  homme  très  vieux,  qui  a  perdu  tous 
les  siens.  Tel  que  vous  me  voyez,  je  suis  seul  sur  la  terre.  L'an- 
née dernière,  il  me  restait  encore  un  corbeau  :  celui-ci,  me  di- 
sais-je,  ira  jusqu'au  bout  avec  moi;  mais  un  jour  ça  l'a  pris  au 
collet,  lui  atjssi.  Maintenant  il  n'y  a  plus  personne  dans  ma  cabane 
que  moi.  Qui  voudrait  rester  avec  un  vieillard?..  Et  puis  je  ne  dors 
pas.  Quand  on  est  vieux,  hélas  !  il  vous  vient  tant  de  choses  à  l'es- 
prit; j'ai  peur  d'être  seul  la  nuit,  oui,  oui,  —  il  eut  un  accès  de 
rire,  —  le  brouillard  a  tout  à  coup  des  pieds,  et  la  neige  a  des 
mains,  et  ils  viennent  frapper  aux  fenêtres,  à  la  porte,  et  la  lune 
ouvre  de  giands  yeux  et  me  fait  la  grimace  et  me  pose  des  ques- 
tions auxquelles  je  ne  puis  pas  répondre.  —  Il  cracha  énergique- 
ment.  —  Alors  je  me  sauve  de  chez  moi,  mon  bon  monsieur,  et 
je  cours  où  il  y  a  du  monde. 

Le  bonhomme  m'amusait.  — Ainsi,  lui  demandai-je,  vous  vous 
sentez  à  l'aise  dans  la  société  des  hommes? 

—  Au  foufl,  lépondit-il,  je  m'y  ennuie  souvent. 
L'homme  de  carton  le  regarda  indigné. 

—  Ne  vous  fâchez  pas,  reprit  Kolanko;  il  n'y  a  rien  que  je  n'aie 
déjà  entenflu.  Je  connais  tout,  tout.  Et  s'il  y  a  du  nouveau  une 
fois  par  hasard,...  qu'est-ce  que  cela  me  fait  par  exemple  que  Basile 
s'y  soit  pris  un  peu  plus  bêtement  qu'Ivan  lorsqu'il  a  tenté  de  sé- 
duire la  femme  de  son  ami?  Belles  nouveautés,  cela!  Le  capitulant 
est  encore  le  seul  qui  vaille  la  peine  d'être  écouté;  c'est  pour  cela 
que  je  suis  venu  m'asseoir  à  votre  feu. 

—  La  vie  vous  ennuie  donc? 

—  Sans  doute. 

—  Et  vous  souhaitez  la  mort  ? 

—  La  vraie  mort?  Oui. 

—  Qu'est-ce  que  vous  appelez  la  vraie  mort? 

—  Une  mort,  monsieur,  qui  serait  la  fin  des  fins,  par  laquelle 
un  homme  vivant  mourrait  pour  toujours,  et  non  pour  rester  quel- 
que temps  en  terre,  après  quoi  il  peut  ramasser  ses  quatre  mem- 
bres et  recommencer  sur  nouveaux  frais! 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Il  a  peur  de  la  vie  éternelle,  dit  l'homme  de  carton  en  se  pen- 
chant vers  moi. 

Tous  les  yeux  s'étaient  portés  sur  le  vieillard.  J'étais  curieux  de 
l'entendre,  car  nos  paysans,  qui  n'ouvrent  jamais  un  livre,  sont  des 
politiques  et  des  philosophes-nés;  il  y  a  de  la  sagesse  orientale  en 
eux,  comme  dans  les  pauvres  pêcheurs,  pâtres  et  mendians  des 
Mille  et  une  Nuits  auxquels  Haroun  al  Raschid  demande  l'hospitalité. 

—  Au  fond  que  vaut  donc  cette  vie?  reprit  le  centenaire  d'une 
voix  basse,  mais  distincte.  Vous  autres,  béjaunes,  vous  ne  demandez 
pas  mieux  que  de  continuer.  Celui  qui  a  tout  vu,  tout  vécu,  tout 
souffert,  celui-là...  Il  s'abandonna  quelque  temps  à  ses  réflexions. 
—  La  vie  éternelle,  dit-il  enfin,  serait  peut-être  terriblement  en- 
nuyeuse; mais  je  sais  quelque  chose  qui  m'inspirerait  encore  plus 
d'effroi. 

—  Et  ce  serait? 

—  Ce  serait  de  naître  une  seconde  fois.  —  Il  se  mit  à  rire. 

—  Cette  idée  ne  m'était  jamais  venue,  dit  l'homme  de  carton  en 
pesant  sur  les  mots;  le  vieux  a  raison. 

Le  capitulant  regardait  dans  la  flamme  avec  des  yeux  vitreux. 
Kolanko  le  poussa  du  coude.  —  Eh  bien!  ton  avis  là-dessus? 

—  Que  Dieu  m'en  préserve,  repartit  gravement  Frinko  Balaban, 
je  ne  voudrais  pas  naître  une  seconde  fois! 

—  Voici  ce  que  je  me  dis,  mon  bon  monsieur,  poursuivit  le  vieil- 
lard. Je  me  dis  :  Tu  t'ennuies  assez  de  traîner  le  fardeau  de  tes  cent 
ans;  cependant  ceci  aura  une  fin,  mais,  si  tu  commences  à  t' ennuyer 
dans  la  vie  éternelle,  tu  es  un  homme  perdu.  Supposons,  mes  amis, 
que  tout  ce  qu'on  nous  dit  par  rapport  au  ciel  soit  vrai.  Bien.  D'abord 
ça  ne  manque  pas  de  charme,  on  a  des  conversations  agréables  qui 
vous  amusent.  Saint  Sébastien  me  raconte  comment  les  Turcs  ont 
tiré  sur  lui  avec  des  flèches  et  l'ont  cloué  comme  un  hibou,  mais 
sans  le  tuer  tout  à  fait,  comment  il  a  été  sauvé  par  une  veuve  qui 
l'a  pris  dans  sa  maison,  puis  comment  il  est  retourné  chez  l'em- 
pereur des  païens  pour  l'appeler  vile  engeance  et  se  faire  tuer  cette 
fois  pour  de  bon.  Ou  le  saint  évêque  Polycarpe  me  raconte  la  fa- 
meuse réponse  qu'il  a  faite  à  un  maréchal  romain  et  pour  laquelle 
il  fut  rôti  sur  un  bûcher,  ou  saint  Vincent  me  décrit  comment  il  fut 
couché  su?r  des  tessons  aigus;  mais  saint  Sébastien  vous  reparle  de 
ses  flèches  pour  la  millième  fois,  et  saint  Vincent  pour  la  millième 
fois  de  ses  tessons,  —  et  puis  ne  pouvoir  pas  dormir! 

—  Vous  êtes  encore  assez  vert,  lui  dis-je  ;  croyez-vous  que  vous 
dépasserez  de  beaucoup  la  centaine? 

—  Malheureusement  oui,  répondit-il.  Mon  bon  monsieur,  quand 
on  a  vu  pendant  cent  ans  ce  qui  se  passe  sur  cette  terre,  on  en  a 
assez,  et  on  ne  désire  plus  qu'une  chose,  c'est  de  pouvoir  s'endormir 


FRIXKO    BALATÎAN.  297 

d'un  long  sommeil  !  —  Il  s'absorba  dans  ses  rêveries.  —  La  vie  cé- 
leste, monsieur,  je  pense  que  c'est  une  plaisanterie.  Ici-bas  tout  ce 
qui  respire  doit  faire  les  cent  coups  pour  sustenter  sa  pauvre  exis- 
tence, et  on  me  fera  croire  que  là-haut  seront  nourris  tant  de  fai- 
néans!  S'il  y  a  une  vie  au-delà  du  tombeau,  c'est  que  nous  recom- 
mencerons de  peiner  et  de  souffrir. 

—  Est-ce  que  vous  ne  croyez  pas  à  une  autre  vie?  demanda 
doucement  le  cajutulant,  et  sa  voix  tremblait. 

—  Moi,  je  n'affirme  rien,  répliqua  Kolanko  en  se  grattant  le  nez.  Le 
diak  (1)  doit  savoir  ce  qui  en  est,  il  a  étudié  les  saintes  Écritures.  Et 
il  est  écrit  :  «  C'est  pourquoi  les  hommes  meurent  comme  les  bêtes, 
et  leur  sort  est  égal.  Et  tout  tend  en  un  même  lieu.  Ils  ont  tous  été 
tirés  de  la  terre,  et  ils  retournent  tous  dans  la  terre.  Qui  connaît  si 
l'âme  des  enfans  des  hommes  monte  en  haut,  et  si  l'âme  des  bêtes 
descend  en  bas?  Et  j*ai  reconnu  qu'il  n'y  a  rien  de  meilleur  à 
l'homme  que  de  se  réjouir  dans  ses  œuvres,  et  que  c'est  là  son 
partage.  Car,  qui  le  pourra  mettre  en  état  de  connaître  ce  qui  doit 
arriver  après  lui?  »  C'est  mot  pour  mot  dans  la  Bible. 

—  Le  meilleur  pour  l'homme,  c'est  de  se  réjouir  dans  ses  œuvres! 
s'écria  le  capitulant.  Faire  son  devoir,  il  n'y  a  que  cela. 

—  Ainsi,  repris-je  en  m'adressant  au  vieillard,  vous  voudriez 
mourir  pour  toujours,  et  la  mort  ne  vous  effraie  point? 

—  Si,  si,  mon  bon  monsieur,  —  il  hocha  la  tête  en  ricanant,  — 
j'ai  une  peur  atroce  de  la  mort. 

—  Comment  cela? 

—  Eh  bien  !  tant  que  je  vis,  je  puis  espérer  qu'il  y  aura  une  fin 
à  tout  ceci,  n'est-il  pas  vrai?  —  ses  petits  yeux  gris  semblaient  pé- 
nétrer jusqu'au  fond  de  mon  âme;  —  mais,  si  la  mort  vient,  la 
mort  que  j'attends  depuis  plus  de  cent  ans,  et  si  alors  je  n'ai  pas  cessé 
d'exister,...  tout  est  perdu  !  —  Les  assistans  éclatèrent  de  rire.  — 
Je  vous  en  prie,  monsieur,  continua- t-il  avec  volubilité,  regardez- 
moi  :  je  ne  suis  pas  un  malheureux  à  bout  de  ressources,  un  paysan 
ruiné  ou  un  scribe  sans  ouvrage;  je  suis  fatigué  de  vivre,  oh!  bien 
fatigué  !  Et  les  gens  s'étonnent  lorsqu'ils  trouvent  un  homme  qui 
s'est  pendu  ! 

11  se  tut  pendant  quelques  instans.  Le  feu  pétillait,  la  fumée  mon- 
tait lentement  vers  les  bouleaux,  le  vent  était  tombé  tout  à  fait.  Le 
centenaire  regarda  Balaban  en  dessous.  —  En  voilà  encore  un  qui 
en  a,  dit-il  tout  bas.  Pas  vrai? 

Le  menton  de  l'ancien  troupier  touchait  sa  poitrine,  et  il  se  tai- 
sait. —  Raconte-nous  quelque  chose,  Balaban! 


(1)  Chantre  d'église,  sacristain  et  maître  d'école  à  la  fois,  le  rf/'a/c  jonc  un  rôle  im- 
portant dans  la  paroisse. 


298  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Vous  devriez  en  effet  nous  faire  un  récit,  clis-je  à  mon  tour. 
On  prétend  que  vous  racontez  bien. 

—  Voulez -vous  un  conte  de  fées?  répondit-il  avec  un  empresse- 
ment poli. 

—  Non,  des  choses  qui  vous  sont  arrivées  à  vous-même. 

Le  centenaire  approuvait  de  la  tète.  —  Il  en  sait  plus  long  que 
bien  des  gens,  dit-il  de  sa  voix  éraillée. 

Le  capitiiîant  se  passa  la  main  sur  le  front.  —  Que  pourrais-je 
vous  raconter?.. 

—  Mais  qu'est-ce  donc  que  le  Juif  voulait  dire  tout  à  l'heure? 
demanda  l'homme  de  carton  en  avançant  le  cou  et  en  clignant  ses 
yeux  moroses. 

—  Ah!  mon  Dieu!  c'est  toute  une  histoire,  repartit  le  capitulant 
d'un  ton  bas;  ses  regards  se  fixèrent  sur  le  feu,  une  expression  de 
tristesse  navrante  se  répandit  sur  ses  traits. 

—  Une  histoire?  dit  avidement  Kolanko. 

—  Une  histoire  comme  il  y  en  a  beaucoup;  tout  cela  est  bien 
vieux  déj'i,  et  nullement  intéressant. 

—  C'est  une  histoire  d'amour,  ajouta  l'homme  de  carton  à  mi- 
voix,  d'un  air  pudique,  et  il  regarda  l'ancien  soldat  en  dessous. 

—  Ça  doit  être  curieux,  s'écria  Kolanko. 

—  Point  curieux  du  tout,  répondit  le  capitulant;  des  choses  qui 
arrivent  tous  les  jours.  J'aime  autant  vous  parler  de  la  guerre  de 
Hongrie...  Mon  régiment  s'était  donc  mis  en  marche... 

—  J'espère  que  tu  ne  vas  pas  nous  faire  marcher  encore  une  fois 
de  Doukla  à  Kaschau  (1)?  interrompit  le  vieillard  avec  humeur.  Ce 
serait  la  septième  fois,  si  j'ai  bonne  mémoire.  J'aimerais  mieux 
autre  chose. 

—  Dis-nous  plutôt  ton  histoire,  insista  l'homme  de  carton. 

—  Quelle  histoire? 

—  Eh  bien  !  celle  de  la  Catherine  qui  demeure  là-bas,  de  la  com- 
tesse enfin,  reprit  l'homme  de  carton  à  voix  bassa,  mais  avec  une 
nuance  d'amertume  méprisante,  et  dans  ses  yeux  brilla  un  éclair 
où  se  lisait  la  haine  invétérée  de  nos  paysans  pour  les  nobles. 

—  L'avez-vous  connue?  demanda  Frinko  Balaban  sans  lever  les 
yeux.  — Personne  n'osa  prendre  la  parole.  —  Eh  bien!  moi,  je 
l'ai  connue. 

Sa  voix  vibrait ,  douce  et  triste  comme  la  dernière  note  de  nos 
chants  populaires.  Lentement  il  levait  la  tête,  il  était  pâle,  ses 
yeux  s'ouvraient  grands  et  fixes  comme  ceux  d'un  visionnaire. 

—  A  présent,  il  va  raconter,  chuchota  le  Mongol  en  poussant  du 
coude  l'homme  de  carton. 

(1)  La  première  marche  du  corps  de  Schlick  dans  la  campagne  d'hiver. 


FRINKO    BALABAN.  299 

Tous  se  mirent  à  leur  aise  pour  écouter.  Mrak,  qui  montait  la 
garde  comme  une  vraie  sentinelle,  interrompit  sa  promenade  et 
s'arrêta  derrière  nous,  appuyé  sur  sa  faux. 

—  Où  donc  l'ai -je  vue  pour  la  première  fois?  commença  le  capi- 
tulant. Ah!  oui,  j'y  suis,  c'était  dans  les  aulnaies  de  Toulava;  elle 
cueillait  des  noisettes,  et  il  lui  était  entré  une  é])ine  dans  le  pied, 
une  longue  épine;  elle  était  assise  sur  la  lisière  du  bois  et  pleurait. 
Comme  je  vis  cette  jolie  fille  tout  en  larmes,  je  fus  pris  de  pitié;  je 
m'arrêtai  et  lui  demandai  ce  qu'elle  avait.  Elle  ne  me  répondit  pas; 
elle  n'était  occupée  qu'à  tirer  cette  épine  qu'elle  avait  dans  le  pied, 
et  sanglotait  de  plus  belle.  Alors  je  vis  ce  que  c'était;  je  m'assis  à 
côté  d'elle  et  lui  dis  :  —  Attends,  laisse-moi  faire!  —  Elle  cessa  de 
pleurer,  m'abandonna  son  pied  de  bonne  grâce,  me  regarda  seule- 
ment en  dessous.  Ça  ne  fut  pas  long,  j'eus  tout  de  suite  cette  épine, 
et  comme  je  la  retirai,  elle  siffla  un  petit  entre  ses  dents,  puis  elle 
rabattit  son  foulard  sur  sa  figure,  bondit  et  s'en  fut  sans  me  dire 
merci. 

A  partir  de  ce  jour,  quand  elle  m'apercevait  de  loin,  elle  se  sau- 
vait comme  devant  un  monstre  ou  un  haidanvik  (1).  Et  moi,  j'étais 
content  de  la  rencontrer.  Un  jour,  je  reviens  de  la  ville  avec  ma 
voiture  chargée  lourdement,  et  marchant  à  côté  de  mes  chevaux; 
elle  est  debout  denaère  une  clôture.  Comme  je  l'aperçois,  elle  fait 
le  plongeon,  et  je  vois  ses  yeux  noirs  briller  à  travers  la  claie  d'o- 
sier comme  ceux  d'un  petit  chat. 

—  Pourquoi  te  cacher,  Kassya  (2)?  lui  criai-je;  je  ne  te  ferai  pas 
de  mal.  —  Eu  même  temps  j'aiTêtai  les  chevaux.  La  fille  ne  souf- 
flait mot.  —  Quelle  idée  as-tu  donc,  lui  dis-je  encore,  de  te  sauver 
ainsi  chaque  fois?  Je  ne  cours  pas  après  toi. 

Elle  reparut,  se  couvrant  la  figure  avec  son  bras  et  riant  de  bon 
cœur,  la  friponne.  Ah!  ce  bec  mignon,  et  ces  dents,  du  corail 
blanc!  —  Vous  venez  de  la  foire,  Balaban?  me  dit-elle  d'un  petit 
air  timide. 

—  C'est  la  vérité,  Catherine. 

—  Ah!  si  je  pouvais  courir  le  monde  comme  vous! 

—  Et  où  iriez -vous  bien,  Catherine? 

—  Mais  à  la  foire  donc!  Et  je  verrais  toutes  les  villes,  et  la  Mer- 
Noire,  et  tout  d'abord  Kolomea,  dit-elle. 

—  Vous  n'avez  pas  encore  été  à  Kolomea? 

—  Jamais. 

—  Jamais! 


(1)  Brigand  ou  plutôt  rebelle. 

(2)  Diminutif  de  Gatheriae. 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  n'ai  encore  vu  aucune  ville,  continua-t-elle,  et  elle  me  re- 
gardait maintenant  en  face.  Est-il  vrai  qu'on  y  voit  des  deux  et 
trois  maisons  posées  les  unes  sur  les  autres,  que  les  nobles  s'y  font 
voiturer  dans  des  boîtes  à  quatre  roues,  qu'il  y  a  une  maison  toute 
remplie  de  soldats? 

Je  lui  expliquai  tout  cela,  et  elle  me  fit  une  foule  de  questions 
bien  plaisantes ,  Dieu  sait  !  La  pauvre  fille  ne  connaissait  rien 
alors.  Je  ne  pus  m'empêcber  de  rire  de  ses  drôleries  :  ça  l'effraya; 
elle  cacba  de  nouveau  sa  tête  sous  son  bras  comme  une  poulette. 
Le  soleil  se  couchait  à  ce  moment;  je  revois  tout  cela  comme  si 
c'était  d'aujourd'hui,  la  route,  la  clôture  et  la  jolie  fille.  Le  ciel 
était  tendu  derrière  elle  comme  un  immense  drap  couleur  de  feu 
dont  l'éclat  me  faisait  baisser  les  yeux,  et  je  restais  là,  une  main 
appuyée  sur  ma  voilure,  et  de  l'autre  frôlant  le  sable  avec  le  manche 
de  mon  fouet. 

Le  dimanche  suivant,  je  rencontre  ma  Catherine,...  pardonnez- 
moi  si  je  dis  ma  Catherine,  c'est  une  bête  d'habitude,...  je  la  ren- 
contre donc  à  l'église;  je  fais  ma  prière  en  conscience,  la  regarde 
seulement  en  dessous  de  temps  en  temps.  Après  la  messe,  au  mo- 
ment où  la  foule  va  sortir,  il  y  a  une  presse  extraordinaire  autour 
du  bénitier;  j'y  arrive  en  jouant  des  coudes,  et  j'apporte  à  la  jolie 
Catherine  l'eau  bénite  dans  le  creux  de  ma  main.  Elle  sourit,  trempe 
ses  doigts,  se  signe,  m'asperge  ensuite,  la  petite  coquine,  et  se 
sauve  en  courant. 

Depuis  lors,  je  ne  pus  la  chasser  de  ma  pensée;  voilà  mon  mal- 
heur. Je  m'étudiais  à  trouver  des  occasions  de  la  rencontrer  sans 
avoir  l'air  de  le  faire  exprès.  Mon  Dieu,  une  histoire  d'amour  comme 
tant  d'autres!  Un  jour,  j'avais  été  appelé  au  château  pour  la  ro- 
bot (1);  je  la  vis  qui  sortait  de  la  grande  porte.  Le  seigneur  était  à 
sa  fenêtre,  en  robe  de  chambre,  et  il  fumait  son  tchibouk.  Cathe- 
rine vint  se  faire  une  occupation  à  côté  de  moi;  je  n'y  fis  pas  atten- 
tion. Au  bout  de  quelques  minutes:  —  Je  m'en  vais  maintenant, 
Balaban,  me  dit-elle. 

—  Tant  mieux,  répondis-je  à  mi-voix.  Que  venez-vous  chercher 
au  château?  Ce  n'est  pas  la  place  d'une  jolie  fille  comme  vous. 

Elle  rougit,  je  ne  sais  si  ce  fut  de  dépit  ou  de  honte.  —  Qu'est-ce 
que  cela  peut  vous  faire?  reprit-elle  d'un  ton  dégagé. 

Je  me  troublai.  —  Ce  que  cela  peut  me  faire?  lui  dis-je  sévère- 
ment. Le  diable  est  toujours  à  la  porte,  et  je  regrette  toute  âme  que 
perd  le  bon  Dieu. 

—  Je  suis  une  fille  pauvre,  dit-elle.  Qui  s'intéresse  à  moi?  qui 
voudra  m'épouser?  Il  faut  pourtant  que  je  vive,  et  ce  qui  plaît  aux 

(1)  Corvée;  abolie  depuis  1848. 


FRINKO    BALAI5AN.  301 

autres  femmes  me  plaît  aussi.  Au  château,  je  puis  gagner  de  belles 
nippes,  un  foulard  neuf,  un  collier  de  corail,  voire  une  pelisse... 

—  Qu'as-tu  besoin  de  collier,  m'écriai-je,  ou  d'autres  parures? 

—  Telle  que  je  suis,  je  ne  plais  à  personne!  répondit-elle. 

—  Celui-là  ment,  qui  ose  dire  cela!  —  Et  le  feu  me  monta  au 
visage.  J'étais  déjà  épris  d'amour  ;  je  savais  maintenant  ce  qui  me 
restait  à  faire.  Je  me  rappelai  les  vieilles  légendes  et  les  chan- 
sons, où  le  tsar  aborde  la  tsarevna  et  le  pauvre  pêcheur  la  pê- 
cheuse, les  mains  pleines  de  beaux  présens,  et  je  mis  sou  sur  sou 
en  attendant  le  jour  des  Rois. 

Ce  soir-là,  je  fus  le  premier  à  me  barbouiller  de  noir.  Le  diak 
m'avait  prêté  une  nappe  d'autel  rouge  qui  me  fit  un  beau  man- 
teau ,  et  je  me  coiffai  d'une  immense  couronne  de  papier  doré  à 
pointes;  je  représentais  le  roi  more,  et  j'avais  avec  moi  deux  bons 
camarades,  Ivan  Stepnouk  et  Pazorek,  qui  étaient  les  deux  rois  blancs, 
très  bien  attifés  aussi,  puis  mon  cousin  Yousef,  celui  qui  est  mort  de 
la  petite  vérole,  et  qui  faisait  notre  valet,  un  vrai  moricaud.  C'est  lui 
qui  portait  les  présens  des  rois  mages.  Nous  nous  mîmes  donc  en 
route,  entonnant  à  tue-tête  notre  chanson,  et  Pazorek  nous  précé- 
dant avec  l'étoile  au  bout  d'une  longue  perche.  Comme  nous  en- 
trâmes chez  la  Catherine,  ce  furent  des  cris!  Les  filles  se  dispersè- 
rent comme  une  bande  de  perdrix;  mais  le  père,  le  vieux,  riait,  et 
il  prit  sur  la  planche  la  bouteille  d'eau-de-vie  pour  nous  régaler. 
Pendant  que  les  autres  trinquaient  avec  lui  comme  il  convient,  je 
pris  Catherine  poliment  par  la  main,  lui  fis  ma  révérence,  et  débitai 
mon  discours.  «  Je  te  bénis,  fleur  d'Occident.  Nous,  les  rois  d'O- 
rient, suivant  l'étoile  qui  nous  conduit  vers  notre  Sauveur,  nous 
sommes  venus  dans  ce  pays,  oii  nous  avons  entendu  parler  de  ta 
beauté  et  de  ta  vertu ,  et  nous  sommes  entrés  dans  ta  chaumière 
pour  te  saluer  et  t'ofl'rir  nos  dons.  »  A  ces  mots,  je  fis  signe  à  notre 
moricaud  d'approcher,  et  je  tirai  de  sa  lorba  (1)  un  large  et  beau 
foulard  rouge  que  je  présentai  à  Catherine,  puis  j'en  tirai  encore 
trois  magnifiques  fils  de  corail  rouge,  que  je  lui  présentai  égale- 
ment. J'avais  acheté  tout  cela  de  mes  deniers  comptans  à  KoJomea, 
Ma  Catherine  baissait  la  tête  en  rougissant  jusqu'à  la  racine  des 
cheveux,  et  d'un  air  embarrassé  serrait  les  deux  mains  entre  ses 
genoux  ;  mais  elle  dévorait  le  foulard  et  le  collier  des  yeux.  Je  l'at- 
tirai près  de  moi  sur  la  banquette  du  poêle,  je  déposai  gentiment 
mes  présens  sur  son  tablier,  et  nous  échangeâmes  de  beaux  dis- 
cours. «  Belle  tsarevna,  lui  disais-je,  l'année  prochaine  je  vous  ap- 
porte une  pelisse  de  zibeline  ou  d'hermine  blanche,  comme  vous 
l'ordonnerez.  »  Et  elle  répondait  :  «  Grand  roi  des  Mores,  je  ne  suis 

(1)  Besace. 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  une  fille  de  tsar,  je  ne  suis  qu'une  pauvre  paysanne,  et  je  me 
contenterai  d'une  fourrure  de  mouton.  »  Puis  moi  :  «  Tu  es  belle 
comme  une  fille  de  roi,  voilà  la  vérité  vraie.  Chez  nous  là-bas,  c'est 
un  autre  monde,  un  autre  peuple  :  chaque  homme  a  cent  femmes 
et  tout  loi  en  a  mille;  mais  moi,  je  ne  connais  qu'une  seule  femme 
dont  je  voudrais  pour  toute  ma  vie!  » 

Les  autres  s'étaient  mis  en  gaîté,  ils  sautaient  et  criaient.  Pazo- 
rek  vint  bravemi^nt  arracher  Catherine  de  son  banc,  et  la  fit  tour- 
ner en  rond;  mais  moi,  je  les  regardais  faire  sans  dire  un  mot,  et 
ce  fut  comme  une  soufi"rance  étrange  qui  alors  pour  la  première 
fois  me  serra  le  cœur.  Le  monde  revêtit  pour  moi  un  ar.tre  aspect, 
tout  bizarre.  De  même  qu'il  y  a  des  gens  qui  perdent  la  vue  pen- 
dant la  nuit,  moi  je  devins  pour  ainsi  dire  aveugle  en  plein  jour.  Le 
monde  que  je  voyais  n'était  pas  celui  qui  nous  enîoure;  je  regaj:- 
dais  en  quelque  sorte  en  dedans  de  moi-même,  et  la  nuit  je  retrou- 
vais mes  yeux  et  voyais  des  visions  étranges  dans  les  champs  et 
les  bois.  Dans  l'air  et  dans  l'eau,  au  clair  de  lune,  je  voyais  des 
choses  que  personne  autre  ne  voyait,  j'entendais  ce  (\ue  personne 
n'entendait,  et  ce  que  j'éprouvais,...  bien  des  années  se  sont  écou- 
lées depuis,  et  je  n'ai  pu  encore  trouver  les  mots  qu'il  faudrait  pour 
vous  expliquer  ce  que  j'éprouvais  alors.  Mon  cœur  se  dilatait  si 
étrangement,  se  serrait  tout  à  coup,  palpitait  à  éclater,  puis  s'arrê- 
tait... Sottises  que  tout  cela!  —  Un  sourire  mélancolique  vint  sur 
ses  lèvres,  et  il  balança  lentement  la  tête  pendant  quelques  instans. 

Le  surlendemain,  je  rencontrai  Catherine  sur  la  route.  —  Ah! 
cria- 1- elle  du  plus  loin  qu'elle  m'aperçut,  le  More  a  été  mis  à  la 
lessive!  —  Je  courus  pour  l'attraper,  mais  elle  m'échappa  cette 
fois. 

Nous  avions  toujours  maintenant  de  longues  conversations  en- 
semble quand  le  hasard  nous  mit  en  présence,  et  j'allais  aussi  la 
voir  chez  elle.  Les  voisins  commençaient  à  jaser.  —  Sais-tu  ce  que 
disent  les  gens?  demandai-je  un  jour  à  Catherine. 

—  Comment  le  saurais-je? 

—  Ils  disent  que  tu  es  ma  maîtresse. 

—  Eh  bien  !  ne  le  suis-je  point?  dit  la  pauvre  petite  en  ouvrant 
de  grands  yeux  étonnés.  We  m'as-tu  pas  donné  un  foulard  et  un 
collier  de  corail? 

Je  ne  répondis  pas.  Les  voisins  étaient  en  effet  convaincus  que 
nous  en  éiious  là,  et  on  acceptait  la  situation...  Ce  fut  d'ailleurs 
bientôt  la  vé:iié,  «jouta  le  capitulant  tout  bas,  en  baissant  les  yeux 
et  en  regardant  la  braise  à  ses  pieds;  sou  visage  était  comme  illu- 
miné, ses  prunelles  semblaient  transparentes,  on  eût  dit  qu'elles 
étaient  éclahées  en  dedans. 

Les  paysans  avaient  écouté  en  silence.  Kolanko,  les  sourcils  fron- 


FRINKO    BALABAN. 


303 


ces  et  les  lèvres  serrées,  ne  perdait  pas  un  mot;  l'homme  de  carton 
et  le  petit  Your,  qui  étaient  assis  derrière  son  dos,  s'appuyaient  l'un 
contre  l'autre  comme  deux  gerbes  de  blé;  le  Mongol  était  couché 
dans  la  cendre  comme  un  poisson  sur  la  phige,  tellement  absorbé 
qu'il  oubliait  de  respirer  et  ne  faisait  que  pousser  de  temps  à  autre 
un  grand  soupir. 

—  G'étiiit  une  jolie  fille,  et  très  bonne,  cette  Catherine,  dit 
l'homme  de  carton  en  se  tournant  vers  moi,  et  quelle  grands  dame 
maintenant!  Une  démarche  de  tsarine,  mcnsleur,  et  la  beauté  du 
diable  ! 

—  Encore  à  présent? 

—  Mais  sans  doute. 

—  Je  lui  ai  une  fois  baisé  la  main,  s'écria  le  petit  gars,  dont  les 
yeux  brillèrent;  elle  ôta  son  gant  pour  me  présenter  la  main  nue,... 
oh  !  une  main  de  princesse,  si  blanche,  si  douce,  une  petite  main 
comme  on  n'en  voit  pas  1 

—  C'était  une  fille  jolie  et  très  bonne,  reprit  à  son  tour  le  capi- 
tulant, travailleuse,  gaie;  elle  chantait  pendant  qu'elle  faisait  son 
ouvrage,  et  elle  dansait,  vous  auriez  dit  une  maïka  (1).  Toujours 
prête  à  la  riposte,  elle  avait  parfois  des  idées  bizarres  comme  une 
devineresse  (2)!..  Elle  était  plutôt  grande  que  petite,  —  des  che- 
veux bruns  avec  des  yeux  bleus,  des  yeux  si  doux,  un  peu  endor- 
mis, et  en  même  temps  étonnés,  timides,  comme  ceux  d'un  che- 
vreuil. Lorsqu'elle  me  regardait,  son  regard  me  pénétrait  jusqu'à  la 
plante  des  pieds.  Sa  tête  avait  quelque  chose  de...  comment  di- 
rai-je?  de  si  noble!  Dans  le  parc  du  château,  il  y  avait  une  femme 
de  marbre,  une  déesse  des  anciens  temps  :  c'était  la  même  tête, 
c'étaient  les  mêmes  traits  sévères...,  ah!  une  femme  bcille  et  gaie 
comme  les  eaux  de  la  Czernahora  (3)  pendant  l'été.  11  était  difficile 
de  ne  pas  l'aimer.  Elle  était  vraiment  l'être  que  j'aimais  le  plus  au 
monde.  Je  pouvais  lui  parler  comme  j'eusse  parié  à  ma  mère,  lui 
dire  tout,  lui  confier  tout;  avec  elle,  je  n'avais  ni  crainte,  ni  honte, 
ni  oigueil.  Parfois,  la  voyant  à  l'église,  immobile  comme  une  sainte, 
calme  et  recueillie,  une  ferveur  inconnue  s'emparait  de  moi,  j'au- 
rais voulu  prier,  je  me  confessais  à  elle  de  tout  ce  que  j'avais  sur 
le  cœur.  Elle  connaissait  chaque  repli  de  mon  âme  :  à  Catherine 
et  à  Dieu,  aucune  de  mes  pensées  n'était  cachée.  Et  elle,  elle  était 
pour  moi  comme  mon  enfant,  comme  un  oisillon  que  j'aurais  pris 
dans  son  nid  pour  l'élever.  Je  n'avais  qu'à  la  regarder,  elle  lisait 
dans  mes  yeux  ma  pensée,  ma  volonté...  Catherine  m'embrassait 

(1)  La  sylphide  des  Karpathes. 

(2)  Une  vidma,  celle  qui  sail,  la  sorcière  des  Petits-Russiens. 

(3;  Montagne-Noire,  le  plus  haut  sommet  des  Karpathes,  situé  dans  le  pays  des 
Roucoules. 


304  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

comme  si  ma  mère  m'eût  eu  baigné  dans  le  miel,  et  plus  d'une  fois 
elle  me  mordit,  le  petit  serpent...  J'étais  iieureux  alors.  —  11  se 
mit  à  sourire.  —  Je  veux  dire  que,  si  j'y  pense  maintenant,  j'étais 
alors  un  homme  heureux  ;  mais  je  n'en  avais  point  conscience.  Il 
m'était  impossible  de  me  figurer  que  jamais  il  pût  en  être  autre- 
ment. 

L'hiver  se  passa  ainsi,  et  le  printemps  approchait.  Depuis  quelque 
temps  déjà  je  sentais  que  Catherine  n'était  plus  la  même;  elle  le 
prenait  sur  un  ton  un  peu  haut.  Un  soir,  je  conduis  mes  chevaux  à 
l'abreuvoir,  là-bas,  vous  savez,  près  du  puits,  derrière  les  saules. 
Elle  se  fit  attendre;  c'était  la  première  fois  que  cela  lui  arrivait. 
Puis  tout  à  coup  je  la  vois  traverser  la  prairie,  gentille  comme 
un-e  bergeronnette,  balançant  les  cruches  sur  ses  épaules,  et  fre- 
donnant une  chanson  frivole  (1)  : 

Ce  n'est  point  pour  prier  que  je  vais  à  l'église, 
Je  n'y  vais,  s'il  vous  plaît,  que  pour  voir  mon  amant; 
Aux  pieds  du  saint  patron  modestement  assise, 
Je  regarde  le  pope  une  fois  seulement, 
Et  trois  fois  mon  amant. 

Elle  chantait  d'une  voix  franche,  faisait  des  trilles  comme  une 
alouette,  et  moi,  j'eus  le  cœur  gros.  Je  l'embrasse,  je  lui  parle  sans 
amertume  ;  elle  ne  trouve  pas  une  bonne  parole  à  me  donner.  Elle 
se  dépêche  de  remplir  ses  cruches,  je  les  lui  présente,  et  elle  les 
accroche  à  sa  perche,  puis  les  dépose  de  nouveau  à  terre.  —  Bah  ! 
dit-elle  enfin  en  jouant  avec  le  bout  du  pied  dans  l'eau,  autant  que 
tu  le  saches  tout  de  suite  !  Le  seigneur  me  fait  la  cour. 

—  Le  seigneur  du  village?  —  Je  me  sentis  pâlir. 

Elle  inclina  légèrement  la  tête.  —  Il  m'appelle  sa  petite  Kassya, 
il  me  prend  la  taille,...  et  une  fois  il  m'a  déjà  embrassée... 
La  colère  me  saisit;  je  frappai  du  pied. 

—  Ne  me  battez  pas!  s'écria-t-elle.  Il  me  promet  de  belles  robes, 
des  pierres  fines;  à  cette  heure  au  contraire,  bien  souvent  je  n'ai 
pas  de  quoi  m'acheter  un  ruban.  Je  pourrais  rouler  carrosse,  si  je 
voulais,  à  quatre  chevaux  comme  une  princesse;  mais  je  ne  veux 
pas...  — Elle  n'osait  pas  encore  lever  les  yeux. 

—  Regarde-moi!  lui  dis-je. 

Elle  m'obéit,  mais  son  regard  était  froid,  craintif,  incertain.  — 
Je  ne  l'écoute  pas  lorsqu'il  me  parle,  reprit-elle  avec  volubilité;  je 
l'ai  aussi  menacé  de  le  frapper,  s'il  m'embrasse. 

—  Il  ne  t'en  a  pas  moins  embrassée,  répondis-je,  et  tu  ne  l'as 
point  frappé. 

—  Je  ne  veux  pas  de  lui,  s'écria-t-elle;  il  le  sait,  et  il  s'en  venge. 

(1)  Chanson  populaire  du  pays  des  Houçoules. 


FRINKO   BALABAN.  305 

Maintenant  mon  père  ne  peut  plus  le  contenter  en  rien;  il  finira  par 
lui  retirer  son  bail,  et  par  nous  chasser  du  village  comme  des 
mendians,  comme  des  voleurs. 

—  Il  n'en  a  point  le  droit.  —  Je  lui  expliquai  ce  qui  en  était.  — 
Ne  perds  pas  courage,  lui  dis- je.  Si  le  bon  Dieu  nous  donne  la  bé- 
nédiction, peu  importe  que  le  diable  serve  la  messe.  N'aie  pas  peur, 
ma  mignonne,  ma  chère  âme,  ma  petite  caille  !  M'aimes-tu  tou- 
jours? Tiens  bon,  reste  ferme  ! 

Alors  elle  fondit  en  larmes,  et  se  mit  à  sangloter  si  éperdument 
que  le  cœur  me  fendait  de  pitié.  —  Je  ne  pourrai  pas,  s'écria-t-elle. 

—  Une  alouette  s'éleva  du  champ  voisin.  —  Vois-tu  l'alouette?  me 
dit-elle  tristement  :  elle  monte  au  ciel;  hélas!  si  je  pouvais  la 
suivre  ! 

—  Je  t'en  prie,  ma  petite  Kassya,  répondis-je,  ne  me  dis  pas  ces 
choses-lcà;  reste  avec  moi. 

—  Ce  n'est  guère  possible,  dit-ella  avec  un  soupir  et  en  s' es- 
suyant les  yeux,  je  ne  pourrai  jamais  résister! 

Mon  cheval  me  tirait  par  le  pan  de  mon  habit  comme  s'il  eût 
quelque  chose  à  me  dire;  je  le  caressai,  pauvre  bête  !  et  les  larmes 
me  vinrent  aux  yeux.  —  Au  fait,  pourquoi  te  forcer?  lui  dis-je.  Per- 
sonne ne  peut  rien  contre  sa  nature. 

Catherine,  pendant  ce  temps,  avait  contemplé  son  image  dans 
l'eau.  Ah  !  qu'elle  était  belle  en  ce  moment  !  C'était  une  roussalka  (1) 
qui  me  guettait  dans  ce  miroir  mouvant.  —  Me  resteras-tu  fidèle  ? 

—  lui  demandai-je  tout  bas.  Une  peur  terrible  de  la  perdre  s'em- 
parait de  moi;  j'aurais  voulu  la  supplier  à  genoux  de  ne  pas  me 
quitter...  Que  Dieu  lui  pardonne! 

—  Je  ne  t'abandonnerai  pas  !  s'écria-t-elle  en  se  jetant  à  mon 
cou.  Ah  !  si  j'étais  belle  comme  l'aurore,  je  me  lèverais  sur  ces 
champs  pour  éblouir  tous  les  yeux;...  mais,  telle  que  je  suis,  je  ne 
sais  ce  qui  peut  lui  plaire  en  moi.  Nous  nous  convenons  mieux,  nous 
deux,  n'est-ce  pas,  Balaban? 

J'inclinai  la  tête  en  signe  d'approbation,  et  j'emmenai  mes  che- 
vaux sans  répondre  un  mot. 

Balaban  s'arrêta.  Pendant  qu'il  parlait,  sa  pipe  s'était  éteinte;  il 
souleva  le  couvercle,  déblaya  les  cendres  avec  son  couteau,  ajouta 
une  pincée  de  tabac  frais;  ensuite  il  plaça  un  fragment  d'amadou 
sur  la  pierre  qu'il  portait  à  la  ceinture,  et  se  mit  à  battre  le  briquet 
avec  le  dos  du  couteau.  Les  étincelles  jaillirent  sur  l'amadou,  qui  prit 
feu  en  dégageant  une  agréable  odeur  acre;  il  l'introduisit  dans  la 
pipe,  et  en  tira  deux  ou  trois  bouffées  légères.  —  Je  revis  Cathe- 

(1)  Ondine  des  Slavons. 
TOME  cii.  —  1872.  20 


306  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rine  quelques  jours  après  chez  elle.  Le  vieux  père  était  absent  pour 
la  robot^  nous  étions  seuls.  Pendant  que  je  la  serrais  dans  mes 
bras,  elle  tremblait,  et  elle  m'embrassait  à  me  faire  saigner  les 
lèvres.  Tout  à  coup  elle  sourit.  —  Songe  un  peu,  dit-elle;  si  je 
tenais  là  devant  moi  un  haut  et  puissant  seigneur  comme  je  te  tiens 
en  ce  moment,  et  s'il  soupirait  en  roulant  les  yeux  comme  tu  fais! 
—  Lorsqu'elle  parlait  ainsi,  elle  joignait  ses  deux  mains  sur  sa 
nuque,  se  penchait  en  arrière  et  regardait  le  plafond,  comme  en 
rêve.  —  Il  y  a  de  quoi  être  fière,  murmurait-elle....  un  tel  sei- 
gneur! Pour  les  autres,  le  fouet,...  mais  moi,  il  me  baise  les 
mains.  Tu  ne  me  crois  pas,  peut-être? 

Oh!  je  la  crus  sans  peine.  Elle  vit  que  les  larmes  m'étouffaient, 
et  elle  fut  touchée  sans  doute;  elle  m'écarta  doucement  les  cheveux 
du  front,  et  essaya  de  sourire.  Voyant  que  je  me  taisais  toujours, 
elle  se  leva  enfin,  et  se  mit  àpeigner  sa  longue  chevelure.  —  Qu'as-tu 
donc?  s'écria-t-elle.  Prends  garde  de  me  lâcher...  —  Ses  yeux  étin- 
celaient  de  colère. 

—  Catherine,  lui  dis-je,  pense  à  l'éternité. 

A  ces  mots,  le  vieux  Kolanko  s'agita  sur  son  siège  improvisé,  et 
jeta  sur  le  capitulant  un  regard  de  pitié. 

—  J'y  pense  justement,  répondit-elle.  Ici-bas,  la  vie  est  courte, 
là-haut  nous  aurons  du  temps  devant  nous. 

—  Et  tu  crois  à  ces  choses?  interrompit  le  centenaire. 

—  Elle  vint  s'asseoir  près  de  moi,  continua  le  capitulant.  —  Que 
dirais-tu,  Balaban,  commença-t-elle,  si  j'étais  au  seigneur  ici-bas, 
et  là-haut  à  toi,  rien  qu'à  toi?  Là-haut  nous  serons  tous  des  esprits 
purs,  mais  ici-bas  je  ne  suis  qu'une  femme.  —  Ses  yeux  s'étaient 
contractés,  et  sur  ses  lèvres  rouges  errait  un  sourire  méchant  qui 
me  donna  le  frisson.  —  Si  tu  avais  un  château,  si  tu  pouvais  me 
donner  des  servantes  et  des  valets,  une  voiture  avec  quatre  che- 
vaux, me  rapporter  de  la  ville  des  pierreries  et  de  la  zibeline,  comme 
en  portent  les  femmes  des  nobles,  ou  même  si  tu  étais  seulement 
un  paysan  aisé,  eh  bien!  je  ne  voudrais  être  qu'à  toi  seul...  Tu  es 
l'homme  que  j'aime  le  plus  au  monde.  —  Elle  se  pendit  à  mon  cou, 
m'embrassa  en  pleurant. 

J'étais  anéanti  par  la  douleur:  je  songeais  comme  un  malheureux 
qui  est  dans  les  fers,  qui  va  être  exécuté,  et  qui  ne  voit  de  salut  nulle 
part.  —  Sais-tu  ce  que  je  vais  faire?  lui  dis-je  à  la  fin,  j'irai  parmi 
les  haïdamahs,  je  me  ferai  brigand,  et  tu  auras  des  pierreries,  de 
l'or,  de  l'argent,  des  fourrures  de  zibeline  et  d'hermine,  tout  ce  que 
tu  voudras... 

—  A  quoi  bon?  reprit- elle  en  hochant  la  tête.  Tu  finiras  par 
être  pris  et  pendu.  Le  seigneur  au  contraire  peut  tout  me  donner 
sans  courir  aucun  risque.  Est-ce  que  cela  ne  vaut  pas  mieux,  dis? 


FRINKO    BALABAN.  307 

—  Tu  es  bonne,  Catherine!  lui  répondis-je. 

—  Certes  je  suis  bonne;  je  ne  veux  pas  que  tu  meures  à  cause 
de  moi.  —  E'Ie  me  saisit  par  le  cou  et  m'embrassa  doucement  sur 
les  yeux,  qui  étaient  gonflés  de  larmes.  A  ce  moment,  son  père  ren- 
tra; il  nous  regarda,  déposa  son  fléau  dans  un  coin.  J'échangeai 
avec  lui  quelques  paroles  de  politesse,  et  je  sortis.  La  soirée  était 
belle,  les  étoiles  brillaient  au  ciel;  Catherine  marciiait  à  mes  côtés 
silenciense.  A  la  fin,  je  doublai  le  pas  :  elle  resta  en  arrière;  je  me 
mis  à  sifll'T,  mais  ce  n'était  pas  de  bon  cœur. 

Tout  ceci  S'.^  pa-îsa  longtemps  avant  iShS;  les  servitudes  et  la  cor- 
vée existaient  encore,  et  le  paysan  souffrait  beaucoup  d  'S  caprices 
du  seigneur.  11  arriva  une  fois  que  je  fus  chargé  de  conduire  une 
voiture  de  sel,  et  le  voyage  me  prit  plusieurs  jours.  C'était  contraire 
à  la  patente  impériale  (1),  contraire  à  tout  droit  :  je  ne  l'ignorais  pas; 
cependant  je  me  soumis,  et  j'eus  tort.  Ce  fut  mon  malheur,  l'origine 
de  mes  maux.  On  ne  doit  rien  faire  par  faiblesse;  celui  qui  cède 
malgré  sa  raison,  en  dépit  de  sa  volonté,  de  ses  senti  mens,  devient 
insouciant  de  son  devoir,  n'est  plus  bon  à  rien.  Dieu  soit  loué!  je 
me  suis  corrigé  à  temps.  Il  faut  faire  son  devoir  :  tout  est  là. 

—  Mais  qu'est-ce  donc  que  tn  aurais  voulu  faire?  dit  d'un  ton 
maussade  l'homme  de  carton  en  haussant  les  épauljs. 

—  Ah!  que  ces  temps  étaient  durs!  gémit  le  vieux  Kolanko. 
Lorsqu'on  parlait  de  ses  droits,  le  seigneur  répondait  en  levant  le 
bâton.  Des  temps  terribles!  Vous  autres  jeunes  gens,  vous  n'en 
savez  pas  grand'chnse. 

—  Eh  bien!  dis-je  à  mon  tour,  qu'advint-il  pendant  que  vous 
étiez  dehors  avec  la  voiture  de  sel  ?  —  Je  crus  nécessaire  d'inter- 
venir, car  je  savais  que  nos  paysans,  une  fois  qu'on  les  a  mis  sur  ce 
chapitre  de  la  j^obot,  ne  s'arrêtent  plus. 

—  Je  fis  donc  une  absence  assez  longue,  continua  Balaban.  Quand 
je  fus  de  retour,  le  mandataire  (2)  m'accabla  de  besogne,  et  Cathe- 
rine évita  de  me  rencontrer.  Je  me  doutai  de  quoi  il  retournait.  A 
la  fin,  le  hasard  nous  mit  un  jour  en  face  l'un  de  l'autre  à  l'église. 
Elle  avait  un  foulard  de  soie  sur  la  tète,  à  son  cou  un  triple  collier 
de  corail,  et  une  fourrure  de  mouton  toute  neuve,  que  l'on  sentait 
à  vingt  pas.  Elle  n'osait  lever  les  yeux  sur  moi,  et  elle  était  blanche 
comme  un  fourniment  qu'on  vient  d'astiquer. 

—  En  voilà  de  belles  !  lui  dis-je.  Où  donc  est  mon  foulard? 

—  Cherche-le  !  répliqua-t-elle,  moitié  en  colère,  moitié  effrayée. 
Je  la  regardai  dans  le  blanc  des  yeux. 

—  Est-ce  que  tu  oserais  me  toucher?  s'écria-t-elle  en  éclatant. 

(1)  Patente  de  Joseph  II  sur  la  robot,  qui  restreignit  beaucoup  les  droits  seigneuriaux. 

(2)  Le  mandataire  ou  régisseur  remplace  le  seigneur  dans  l'adiniaistraiioa  de  ses 
propriétés  et  dans  les  affaires  qui  ressortissent  à  sa  juridiction. 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Oh  non!  répondis-je;  va-t'en  au  diable! 

Parfois  aussi  je  fus  envoyé  à  la  forêt  pour  abattre  du  bois.  Là 
j'étais  à  mon  aise.  Quand  le  souille  du  vent  secouait  les  cimes  et 
faisait  ployer  les  herbes,  que  les  pics  frappaient  sur  l'écorce  en 
mesure,  qu'un  milan  planait  sur  ma  tète,  remuant  à  peine  l'aile  de 
loin  en  loin  et  poussant  un  cri  rauque,  alors  je  restais  couché  sur  le 
dos,  regardant  le  ciel,  et  n'avais  plus  de  chagrin.  Il  y  eut  pourtant 
des  jours  où  je  broyais  du  noir;  j'avais  creusé  un  trou  sous  les  ra- 
cines d'un  chêne,  j'y  enterrais  mes  économies,  sou  par  sou,  afin 
d'acheter  un  fusil.  Il  m'aurait  fallu  attendre  longtemps! 

Une  fois  dans  la  forêt,  je  fis  la  rencontre  d'une  vieille  baba  (1), 
la  Brigitte  de  Toulava,  qui  venait  cueillir  du  thym.  Lorsqu'elle 
m'aperçut,  elle  joignit  les  mains.  —  Gomment?  vous  êtes  là,  Bala- 
ban,  à  couper  les  arbres,  pendant  que  le  seigneur  fait  de  votre  Ca- 
therine sa  meniresse? 

—  Ah  çà!  répondis-je,  est-ce  qu'il  l'aurait  prise  chez  lui  par 
hasard  ? 

—  Sans  doute,  reprit-elle.  Mon  doux  Jésus,  quelle  histoire  !  La 
femme  de  charge  a  dû  quitter  la  maison  dès  le  premier  jour,  le 
seigneur  l'a  chassée.  C'est  cette  Catherine  qui  commande  à  pré- 
sent. La  semaine  dernière,  j'apporte  des  champignons  à  la  cui- 
sine, quand  je  la  vois  entrer  avec  des  papillotes  plein  la  tête 
comme  une  belle  dame,  et  une  robe  à  traîne,  et  une  cigarette  à  la 
bouche.  Je  la  regarde,  et  ne  lui  baise  point  la  main.  —  Est-ce 
qu'elle  t'écorche  les  lèvres?  crie-t-elle  aussitôt,  et  elle  me  frappe 
du  revers  sur  la  bouche,  par  deux  fois.  —  Voilà  ce  que  me  raconta 
la  vieitle,  et  bien  d'autres  choses  encore  :  que  la  Catherine  était  lo- 
gée comme  une  princesse,  qu'elle  portait  des  robes  splendides, 
mangeait  dans  de  la  vaisselle  d'argent,  montait  à  cheval,  et  faisait 
fouetter  les  gens  à  cœur-joie.  —  Tout  cela  ne  l'empêche  pas  d'être 
une  mentrésse,  dis-je. 

A  cette  époque,  quand  je  me  trouvais  tout  seul  dans  la  forêt,  je 
songeais  plus  d'une  fois  à  me  faire  brigand,  Dieu  me  pardonne  le 
péché  !  à  devenir  un  haidamak  qui  met  le  feu  aux  châteaux  et 
cloue  les  nobles  par  les  pieds  et  les  mains  aux  portes  de  leurs 
granges,  comme  des  oiseaux  de  proie.  Ma  conscience  ne  voulut 
pas  se  soumettre;  une  voix  intérieure  me  répétait  nuit  et  jour  :  — 
A  quoi  prétends-tu,  toi,  paysan,  fils  de  paysan?  Qu'as-tu  besoin 
d'un  fusil?  Youdrais-tu  seul  déclarer  la  guerre  aux  hommes?  —  Je 
finis  par  m' apaiser,  et  je  restai  au  village;  mais  je  pris  une  résolu- 
tion, celle  de  faire  mon  devoir  strictement,  et  de  ne  rien  souffrir  de 
contraire  à  mon  droit. 

(I)  Vieille  sorcière,  —  gâteau  de  Pâques. 


FRINKO    EALABAN.  309 

Bien,  voilà  qu'un  jour  je  rencontre  Kolanko,  qui  se  traîne  dans  la 
neige  comme  un  clïien  blessé.  Ma  Catherine  l'avait  fait  fouetter, 
parce  qu'il  ne  l'avait  pas  saluée  avec  le  respect  qu'elle  exigeait.  Je 
m'arrêtai,  et  il  m'apprit... 

—  Figurez- vous,  interrompit  le  centenaire,  impatient  de  placer 
son  mot,  figurez-vous  qu'elle  régnait  déjà  en  maîtresse  absolue. 
Le  seigneur  avait  fait  venir  pour  elle  deux  professeurs;  l'un  était 
un  Français.  Elle  apprenait  tout  ce  que  peut  apprendre  un  scribe 
ou  même  un  curé.  Chaque  semaine,  la  poste  apportait  un  paquet 
de  livres,  et  elle  lisait  tout,  jusqu'aux  gazettes,  et  il  y  en  avait! 
Dans  sa  chambre  était  une  grande  boîte  en  bois  fin,  là-dessus  elle 
apprenait  à  jouer  de  la  musique;  le  soir,  les  gens  s'arrêtaient  sous 
ses  fenêtres  pour  écouter. 

Le  Mongol  se  mit  à  ricaner  en  tisonnant  avec  une  bûche  qu'il 
tenait  à  la  main.  — Et  dire  que  ces  gens  oublient  qu'il  y  a  une  jus- 
tice divine  !  murmura-t-il  entre  ses  dents.  —  Kolaiiko  eut  un  accès 
de  toux,  et  on  l'entendit  grogner  en  dedans  comme  un  chat  furieux. 
Le  capitulant  regardait  devant  lui,  son  visage  demeurait  toujours 
impassible,  morne,  désolé.  Le  petit  Your  aux  cheveux  de  filasse 
dévisageait  le  Mongol  d'un  air  insolemment  étonné.  —  Eh  bien! 
qu'est-ce  que  tu  as  donc  à  me  regarder  ainsi?  dit  celui-ci  d'un  ton 
de  défiance,  en  plissant  sa  face  jaune  et  levant  son  nez  fendu. 

—  Je  me  demande  comment  tu  peux  faire,  compère  mongol,  qu'il 
ne  te  pleuve  pas  dans  le  nez?  répliqua  le  gars. 

Toute  la  bande  éclata  de  rire.  Le  Mongol  attrapa  le  petit  Your 
par  l'oreille,  l'attira  lentement  à  lui,  puis  le  lâcha  de  même. 

—  L'avez-vous  regrettée,  votre  Catherine?  demandai-je  à  Bala- 
ban.  Avez- vous  beaucoup  souffert? 

—  Pas  trop,  répondit-il  en  tirant  quelques  bouff'ées  de  sa  pipe.  Je 
ne  songeais  guère  non  plus  à  me  venger;  seulement,  chaque  fois 
que  j'eus  affaire  aux  gens  du  château,  ma  tête  s'échauffait...  Je  vou- 
lus m'élever  au-dessus  de  ma  condition;  j'appris  à  lire,  à  écrire,  à 
compter.  Me  trouvant  trop  vieux  pour  aller  à  l'école,  je  me  fis  don- 
ner des  leçons  par  le  diak-,  en  retour,  je  lui  apportais  soit  un  pou- 
let, soit  une  oie  grasse,  ou  encore  du  tabac  de  contrebande  de  Szi- 
geth  (1).  J'avais  toujours  le  nez  dans  les  livres,  je  lisais  l'Écriture, 
la  légende  des  saints,  la  vie  du  tsar  Ivan  le  Terrible,  les  patentes 
de  l'impératrice  Marie- Thérèse  et  celles  de  l'empereur  Joseph  et 
de  l'empereur  Frantsichek  (2)  ;  je  lisais  aussi  une  foule  de  lois,  et  je 
rédigeais  pour  les  paysans  les  plaintes  qu'ils  allaient  déposer  au 


(1)  A  cette  époque,  la  douane  existait  encore  à  la  frontière  de  Hongrie,  et  la  contre- 
bande allait  son  train. 

(2)  François. 


310  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

bailliage.  Oh  !  personne  ne  savait  alors  comme  moi  exciter  le  peuple 
contre  les  nobles,  contre  ces  Polonais!  Dans  la  Galicie  entière,  il 
n'y  eut  pas  autant  de  procès  que  clans  notre  seul  village,  et  tout 
cela  me  passait  par  les  mains.  —  Quand  M.  le  starosia  (i)  faisait  sa 
tournée,  les  gens  étaient  déjà  postés  sur  la  route  avec  leurs  re- 
t^uêtes.  Je  ne  perdais  pas  une  occasion  de  nuire  aux  seigneurs;  c'é- 
tait ma  joie.  A  la  fin,  il  est  vrai,  on  m'appelait  gratte-papier^  mais 
l'on  me  craignait,  personne  n'osait  s'attaquer  à  moi. 

—  Il  rossait  les  cosaques  (2)  du  château  !  s'écria  le  Mongol  en 
riant  aux  éclats.  Il  les  rossait  sans  aucun  motif,  à  tout  propos,  au 
cabaret,  sur  la  grande  route.  — C'est  parce  que  vous  êtes  de  la  mi- 
sérable valetaille!  leur  disait-il.  —  Voyons,  Balabaii,...  —  Ètes- 
vous  du  château,  oui  ou  non? —  Cependant...  —  Le  niez-vous?  — 
Non.  —  Eh  bien!  alors  vous  méritez  des  coups.  —  Permettez, 
criaient  les  cosaques,  s'il  fallait  donner  des  coups  à  tous  ceux  qui 
les  méritent,  avant  la  fia  du  mois  il  ne  resterait  plus  un  coudrier 
dans  l'empire! 

Le  capitulant  ne  put  s'empêcher  de  sourire.  —  A  la  fin  pourtant, 
le  mandataire  me  fit  venir;  il  me  reprocha  d'exciter  les  paysans, 
m'appela  giibouilleur,  rebelle,  haidamak.  —  Qu'on  l'étende  sur  le 
banc  !  hurla- t-il,  le  visage  gonflé  de  sang,  et  en  se  retirant  derrière 
ses  gens.  —  Nous  serons  bien  avancés,  répondirent  les  cosaques, 
quand  il  aura  assommé  un  de  nous  !  — Et  personne  n'osait  me  tou- 
cher. Alors  le  mandataire  se  précipite,  soufllant  de  rage,  les  che- 
veux hérissés,  les  yeux  tout  blancs,  et  lève  lui-môme  le  bâton  sur 
moi.  Je  l'attrape  encore  à  temps,  et  lui  tords  le  bras,  qui  craque 
comme  une  tète  de  pipe  que  l'on  retire  pour  faire  écouler  le  jus; 
je  lui  enlève  le  bâton,  le  dépose  dans  un  coin,  tout  cela  poliment, 
bien  entendu,  car  enfin  c'était  mon  supérieur. 

On  me  laissa  maintenant  tranquille  pendant  quelque  temps,  jus- 
qu'à ce  que  le  diable  me  fit  rencontrer  sur  la  route  sa  grâce  M""^  la 
mentresse.  Sa  voiture  était  embourbée,  le  cocher,  du  haut  de  son 
siège,  fouettait  inutilement  ses  chevaux.  Lorsqu'elle  m'aperçut, 
elle  se  blottit  dans  un  coin  comme  une  chatte,  et  je  vis  qu'elle 
tremblait.  Je  regardais  sans  rien  dire.  —  Viens  donner  un  coup  de 
main!  me  cria  le  cocher.  —  Je  m'approchai,  soulevai  le  train  de 
derrière,  poussai  à  la  roue,  puis  je  saisis  le  fouet  du  cocher  et  lui 
administrai  une  raclée  pour  avoir  si  mal  conduit  la  dame.  —  A  par- 
tir de  ce  jour,  elle  n'eut  de  repos,  je  l'ai  su  plus  tard,  qu'elle  ne 
m'eût  fait  enrôler. 

(1)  Bailli  de  cercle. 

(2)  Les  anciens  seigneurs  polonais  avaient  leur  garde  armée,  généralement  des  co- 
saques; encore  aujourd'hui  l'uniforme  des  cosaques  est  porté  par  quelques-uns  des  ser- 
viteurs de  la  maison. 


FRINKO    BALABAN.  311 

—  Elle  rougissait  de  l'avoir  toujours  devant  les  yeux,  ajouta 
Kolanko;  alors  elle  le  fit  partir  pour  l'armée. 

—  Eiî  ce  temps,  c'étaient  les  propriétaires  qui  fournissaient  les 
recrues,  continua  le  capitulant.  Je  fus  donc  empoigna  par  les  co- 
saques et  traîné  dans  la  cour,  où  il  y  avait  un  piquet  de  bois;  on 
me  fît  mettre  nu  comme  un  ver,  on  me  toisa;  le  médecin  me  tapota 
sur  la  poitrine,  me  regarda  dans  la  bouche,  pais  je  fus  in  crit;  c'en 
était  fait  de  Inoi  !  Ma  mère  se  tordait  aux  pieds  du  mandataire,  mon 
père  dévorait  ses  larmes,  et  elle,  elle  était  là -haut  à  sa  fenêtre, 
et  d'un  œil  sec  me  voyait  debout  dans  sa  cour,  en  ma  mi:  jre,  tel 
que  Dieu  m'a  fait.  Je  pleurais  de  rage  :  cela  ne  servait  de  rien;  il 
aurait  fallu  de  l'argent,  et  je  n'en  avais  pas.  On  m'assermenta  séance 
tenante,  et  on  me  mit  sur  la  tête  un  bonnet  de  police.  J'étais  sol- 
dat. Au  départ,  tout  le  monde  pleurait  après  nous,  et  les  recrues 
pleuraient  aussi.  Chacun  avait  une  croix  suspendue  sur  la  poitrine 
et  un  sachet  rempli  de  terre  qu'il  avait  prise  sous  le  seuil  de  sa  mai- 
son. Le  tambour  battit  aux  champs,  le  caporal  dit  :  «  En  avant, 
marche!  »  et  nous  partîmes  comme  des  chiens  couplés.  Ils  chan- 
taient tous  en  chœur  une  chanson  bien  triste.  Moi,  je  me  taisais. 
Quand  nous  fûmes  dr'jcà  loin,  que  le  village,  la  forêt,  le  c'ocher, 
eurent  disparu  à  l'horizon,  mon  parti  était  pris;  je  me  disais  :  — 
Eh  bien  !  tu  serviras  l'empereur;  c'est  un  métier  comme  un  autre. 

—  Et  la  vie  de  soldat,  vous  convenait -elle?  lui  demandai-je. 

—  Je  n'ai  pas  eu  à  me  plaindre,  monsieur,  me  répondit-il  avec  un 
regard  d'une  douceur  infinie.  On  ne  me  demandait  que  de  faire  mon 
devoir,  rien  de  plus:  c'était  tout  ce  qu'il  me  fallait.  Je  fus  d'abord 
envoyé  à  Kolomea,  où  j'appris  l'exercice.  Quand  je  sus  manier  le 
fusil,  je  n'avais  plus  qu'un  désir,  c'était  qu'on  se  battît  quelque 
part.  Enfin  je  compris  maintenant  que  l'ordre  n'est  pas  absent  des 
affaires  de  ce  monde;  nous  étions  traités  avec  sévérité,  mais  avec 
justice.  Et  quand  je  montais  la  garde  devant  le  bailliage,  et  que  j'en- 
tendais causer  entre  eux  les  paysans  qui  trouvaient  là  aide  et  pro- 
tection contre  les  Polonais,  je  levais  les  yeux  sur  l'aigle  qui  était 
au-dessus  de  la  porte,  et  je  pensais  ;  tu  n'es  qu'un  chétif  oiseau,  et 
tes  ailes  ne  sont  pas  bien  grandes;  elles  suffisent  cependant  pour 
abriter  tout  un  peuple!  Puis,  les  jours  de  parade,  quand  je  voyais 
flotter  sur  nos  têtes  le  drapeau  jaune  avec  l'aigle  noire  au  milieu,  je 
n'avais  qu'à  le  regarder  pour  me  sentir  tout  fier. 

Au  régiment,  comme  chez  nous  au  village,  nous  tenons  ferme 
ensemble  :  tous  pour  chacun,  et  chacun  pour  tous  !  On  aide  les 
braves  gens,  et  les  gredins  sont  punis,  mais  cela  se  passe  en  fa- 
mille. La  nuit,  quand  les  officiers  sont  couches  dans  leurs  quartiers 
et  messieurs  les  sergens  auprès  de  leurs  femmes,  on  s'assemble  en 
catimini  pour  juger  les  voleurs,  les  filous,  les  grecs,  les  ivrognes, 


312  KEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

qui  déshonorent  la  compagnie,  et  je  vous  jure  que  cette  justice  est 
plus  efficace  que  les  fers  du  prévôt. 

Une  année  se  passa  ainsi;  alors  il  fallut  un  beau  jour  faire  nos 
havre-sacs  et  nous  rendre  en  Hongrie,  puis  de  Hongrie  en  Bohême, 
et  de  Bohême  en  Styrie.  Sous  les  drapeaux,  on  finit  par  voir  de  la 
sorte  une  foule  de  pays,  qui  tous  sont  à  notre  empereur,  et  des 
hommes  très  divers;  on  devient  modeste  en  découvrant  que  tout 
n'est  pas  parfait  à  la  maison.  Je  trouvai  là  plus  de  bien-être,  plus 
de  justice  et  d'humanité,  plus  de  civilisation  (1)  que  chez  nous. 
J'appris  à  connaître  l'Allemand  et  le  Tchèque,  dont  le  langage  res- 
semble au  nôtre.  Je  vis  saint  Népomucène  couché  dans  son  cercueil 
d'argent,  et  le  rocher  où  le  roi  l'avait  tenu  enfermé,  et  le  pont  de 
pierre  d'où  il  fut  précipité  dans  l'eau  :  on  dit  qu'au-dessus  de  sa 
tête  on  vit  nager  cinq  étoiles  flamboyantes.  En  Styrie,  j'ai  rencon- 
tré des  hommes  qui  ont  deux  cous... 

Je  ne  pus  m'empêcher  de  rire  à  ce  détail  :  Balaban  s'en  aperçut, 
et  devint  silencieux. 

—  Je  me  rappelle  encore  le  jour  où  vous  êtes  revenu  pour  la 
première  fois  au  village  en  congé,  dit  Kolanko.  La  veste  blanche  à 
paremens  bleus  vous  allait  diablement  bien;  les  fem.mes  vous  sui- 
vaient des  yeux  et  chuchotaient...  Mais  ce  Balaban  ne  se  souciait 
pas  des  femmes! 

—  Vous  savez,  monsieur,  dit  le  capitulant  en  s'adressant  à  moi, 
qu'en  ce  temps- là  nos  soldats  pleuraient  lorsqu'ils  partaient  en 
congé.  Au  régiment,  on  les  avait  habitués  à  l'ordre,  à  la  justice,  au 
point  d'honneur;  à  la  maison,  ils  retrouvaient  la  servitude,  la  robot, 
l'arbitraire.  Le  jour  de  la  distribution  des  congés,  personne  ne  ré- 
pondit à  l'appel;  moi  seul,  je  ne  sais  ce  qui  me  prit,  je  sortis  des 
rangs  :  tout  le  monde  me  regarda.  Enfin  je  partis  donc  pour  mon 
village.  —  Lorsque  j'entrai  chez  mon  père  avec  mon  manteau  gris 
et  mon  bonnet  de  police,  il  leva  les  yeux  et  approcha  sa  main  trem- 
blante de  ses  cheveux  de  neige.  Je  lui  baisai  la  main.  —  Je  suis 
content  que  tu  sois  venu,  me  dit-il.  —  Puis  vint  la  mère,  qui  poussa 
un  cri,  riant  et  pleurant  tout  à  la  fois.  Je  leur  parlai  du  régiment 
et  des  pays  où  j'avais  été  en  garnison;  ils  me  donnèrent  des  nou- 
velles du  village.  Les  voisins  arrivèrent;  on  but  beaucoup  d'eau- 
de-vie  ce  jour-là. 

Tout  m'était  indifférent;  je  me  promenais  comme  un  homme 
malade.  Personne  ne  me  dit  rien;  de  mon  côté  je  n'osais  pas  ques- 
tionner. Ce  silence  me  disait  que  le  comte  devait  avoir  chassé  Ca- 
therine; en  tout  cas,  il  ne  tarderait  pas  à  le  faire.  Je  le  souhaitais 

(1)  Ce  mot  est  familier  aux  paysans  de  la  Galicie;  à  la  diète  de  1861,  il  se  rencon- 
trait souvent  dans  la  bouche  de  leurs  députés. 


FRINK.0    BALABAN.  313 

presque.  J'aurais  voulu  la  voir  dans  la  détresse,  accablée  de  misère 
et  de  honte,  et  alors,  malgré  tout,  je  lui  aurais  tendu  la  main. 

Le  dimanche,  pendant  la  grand'messe,  je  lève  par  hasard  les  yeux 
vers  le  chœur,  — j'y  aperçois  Catherine  en  toilette.  Elle  était  tou- 
jours belle,  plus  belle  même  qu'autrefois,  mais  pâle,  maladive,  fati- 
guée, avec  des  cercles  noirs  autour  des  yeux  comme  une  mourante. 
—  La  figure  du  capitulant  s'était  étrangement  illuminée  d'un  éclat 
tranquille.  —  Le  sang  s'arrêta  dans  mes  veines,  continua-t-il.  — Qui 
est  cette  belle  dame?  —  demandai-je  à  un  jeune  homme  qui  ne  me 
connaissait  pas.  Il  me  regarda  d'un  air  hébété.  —  C'est  la  dame  du 
château,  la  femme  de  notre  seigneur,  —  me  répondit-il.  C'était  la 
vérité  :  le  comte  l'avait  épousée  en  bonne  forme,  à  l'église;  il  avait 
raison,  ma  foi!  —  Il  eut  un  sourire.  —  Je  pouvais  la  rencontrer  à 
chaque  instant;  à  quoi  bon?  J'allai  donc  travailler  dans  un  autre 
village.  Tout  n'était-il  pas  fini  entre  nous? 

Il  se  tut.  Ses  bras  pendaient  inertes,  sa  tête  s'était  penchée  en 
avant,  et  il  regardait  fixement  le  brasier;  ses  traits  de  bronze  avaient 
repris  leur  expression  de  sévérité  impassible,  dans  ses  yeux  brûlait 
un  feu  contenu.  Le  silence  était  profond  autour  de  nous;  la  nuit 
couvrait  le  paysage  de  son  voile  mystérieux.  —  Est-ce  que  votre 
histoire  se  termine  là?  demandai-je  après  une  pause. 

—  Oui,  répondit  timidement  le  capitulant. 

—  Et  vous  n'avez  jamais  cherché  à  vous  venger? 

—  Pourquoi?  dit-il  à  demi-voix.  Cela  devait  arriver.  A  qui  vou- 
lez-vous que  je  m'en  prenne,  si  je  suis  un  homme  et  si  elle  est 
femme? 

—  Alors  vous  n'avez  jamais  eu  votre  revanche? 

—  Si,  dit-il,  après  avoir  réfléchi  un  peu.  Ce  fut  en  àQ,  au  mois 
de  février,  l'année  où  notre  pays  a  tant  souffert  par  suite  de  la  révo- 
lution polonaise.  Je  me  trouvais  encore  en  congé.  L'hiver  était 
rude;  dans  la  nuit,  il  était  tombé  beaucoup  de  neige,  et  il  n'y  avait 
plus  de  route...  Attendez!  cela  vient  plus  tard.  Il  faut  d'abord  re- 
monter un  peu  plus  haut.  Depuis  longtemps,  le  pays  était  en  émoi; 
les  propriétaires  allaient  et  venaient  dans  leurs  voitures,  on  parlait 
d'armes  cachées.  Un  jour,  il  y  avait  pas  mal  de  paysans  réunis  au 
cabaret  de  Toulava,  parmi  eux  le  juge,  lorsqu'on  voit  entrer  le  sei- 
gneur, qui  leur  dit  :  —  Voulez-vous  prendre  parti  pour  nous  autres, 
ou  de  quel  bord  êtes-vous?  Si  vous  êtes  pour  nous,  réunissez-vous 
tous  cette  nuit  derrière  l'église;  je  vous  amènerai  des  tireurs  avec 
des  carabines,  et  je  marcherai  à  votre  tête.  —  Le  juge  répondit  : 
Nous  ne  sommes  pas  pour  vous  ;  nous  sommes  avec  Dieu  et  avec 
notre  empereur  !  —  Là-dessus,  le  seigneur  s'en  va,  et  le  juge  dit 
aux  paysans  :  —  Mes  enfans,  que  personne  de  vous  n'aille  soutenir 
ces  bourreaux,  ces  nobles  ! 


Mh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Notre  seigneur,  —  le  même  qui  avait  épousé  ma  Catherine,  — 
avait  aussi  laissé  un  papier  sur  la  table  du  cabaret.  Tous  l'exami- 
nèrent, mais  personne  ne  savait  lire.  Alors  le  juge  leur  dit  :  — Allez 
chercher  Balaban;  c'est  un  vieux  troupier,  il  n'ignore  pas  sans  doute 
de  quoi  il  retourne  là  dedans. — J'arrivai  donc,  et  je  leur  en  fis  la  lec- 
ture. En  tête,  il  y  avait  :  A  tous  les  Polonais  qui  savent  lire  (1).  Gela 
me  fit  rire  aux  éclats,  car  d'abord  il  n'y  avait  pas  un  Polonais  parmi 
nous,  et  ensuite  pas  un  qui  sût  lire,  moi  excepté.  Vous  vous  rappe- 
lez sans  doute  ces  comédies.  «  La  servitude  et  la  robot,  nous  di- 
sait-on, avaient  eu  pour  origine  la  violence  et  l'injustice,  car  autre- 
fois tous  les  hommes  avaient  été  égaux,  et  les  nobles  avaient  été  des 
cultivateurs  comme  nous;  ils  nous  avaient  assujettis  et  avaient  fini 
par  vendre  la  terre  au  Moscovite,  au  Prussien  et  à  l'empereur,  dont 
les  fonctionnaires  allemands,  de  concert  avec  les  nobles,  écorchalent 
et  pressuraient  le  paysan.  L'empereur  ne  connaissait  point  le  paysan 
polonais,  et  lui  vendait  fort  cher  le  sel  et  le  tabac,  afin  de  vivre  gras- 
sement à  Vienne.  Il  n'y  avait  plus  d'espoir  qu'en  Dieu,  mais  il  fallait 
que  tout  le  monde  prît  les  armes.  Les  nobles  reconnaissaient  leurs 
torts,  ils  étaient  prêts  à  marcher  avec  les  campagnes  contre  l'em- 
pereur pour  chasser  tous  ses  fonctionnaires.  » 

Il  y  avait  du  vrai  dans  ces  raisonnemens,  et  cela  nous  plut;  ce- 
pendant, nous  disions-nous,  qui  est-ce  qui  nous  opprime,  sinon  les 
nobles,  et  qui  nous  protège  tant  bien  que  mal,  si  ce  n'est  les  fonc- 
tionnaires et  notre  empereur?  Et  personne  ne  voulut  avoir  affaire 
aux  Polonais.  —  Si  vous  écoutez  les  nobles,  leur  disais-je,  vien- 
dront-iis  labourer  avec  vous  comme  vous  labourez  maintenant  avec 
vos  bœufs  ?  A  tout  hasard,  prenons  rendez- vous  pour  ce  soir  au  ca- 
baret. 

La  nuit  arriva.  J'ai  déjà  dit  que  l'hiver  était  rude,  à  peu  près 
comme  cette  année,  et  qu'il  était  tombé  beaucoup  de  neige  de- 
puis quelques  jours.  Plus  de  routes,  plus  de  chemins,  les  forêts 
seules  se  détach;;ient  comme  des  murailles  noires  dans  la  nuit 
blanche  et  claire.  Nous  étions  réunis  à  l'auberge,  et  chacun  avait 
apporté  son  lléau  ou  sa  faux  redressée.  Sur  le  minuit,  je  pris  avec 
moi  une  troupe  de  paysans  pour  faire  la  patrouille. — Tenons  ferme, 
leur  disais-je  pour  les  rassurer,  et  nous  n'aurons  rien  à  craindre 
de  ces  rebelles. — Là-dessus  arrivaient  déjà  plusieurs  traîneaux  avec 
des  nobles  et  des  fermiers  et  d'autres  gredins  qui  se  rendaient  tous 
au  château.  En  nous  apercevant,  ils  arrêtent,  et  l'un  d'eux  nous 
crie  de  faire  cause  commune  avec  eux,  que  la  révolution  a  éclaté, 
que  le  paysan  est  libre  et  la  robot  abolie,  enfin  qu'on  nous  livre  les 
caisses  impériales  et  les  Juifs.  —  Il  n'y  a  point  de  traître  ici,  répli- 

(1)  Titre  d'un  manifeste  du  comité  national  de  1846. 


FRINKO    BALABAN.  315 

quai-je  d'une  voix  éclatante;  nous  restons  fidèles  à  Viqu  et  à  l'em- 
pereur. —  Je  n'avais  pas  fini  que  déjà  les  Polonais  tirèrent  sur 
nous;  je  reçus  plusieurs  grains  de  plomb  dans  le  corps,  un  paysan 
eut  une  balle  dans  le  pied. — Hardi  !  criai- je,  hardi,  camarades!  en 
avant!  — iNous  courons  sus  aux  Polonais,  nous  les  arrachons  de 
leurs  traîneaux  et  les  faisons  tous  prisonniers;  un  seul  d'entre  eux, 
qui  voulut  résister,  reçut  de  moi  un  coup  sur  la  tète,  il  n'y  eut  pas 
d'autres  blessés.  On  entendait  aussi  une  fusillade  du  côté  de  l'au- 
berge. J'y  courus  en  toute  hâte,  mais,  lorsque  j'arrivai,  tout  était 
déjà  terminé.  Un  noble,  du  nom  de  Bobroski,  gisait  dans  la  neige 
ensanglanté;  notre  seigneur  était  debout  au  milieu  des  paysans,  qui 
tapaient  sur  lui  à  bras  raccourcis  :  sans  moi,  ils  l'auraient  assommé, 
le  sang  lui  coulait  déjà  par  la  figure.  Je  le  sauvai. 

—  Vous? 

—  Moi,  monsieur.  J'avoue  que  je  regrettais  que  les  paysans  ne 
l'eussent  pas  tué;  mais,  une  fois  là,  je  ne  pouvais  pas  le  permettre. 
Les  Polonais  auraient  dit  que  c'était  une  vengeance;  c'eût  été  une 
vilaine  tache  pour  notre  cause.  On  se  contenta  de  lui  lier  les  pieds 
et  les  mains  comme  aux  autres,  puis  on  les  jeta  dans  leurs  traî- 
neaux, et  on  transporta  toute  la  noble  racaille  au  bailliage  de  Ko- 
lomea,  où  je  délivrai  une  vingtaine  de  prisonniers,  ainsi  que  leur 
argent,  leurs  montres  et  leurs  bijoux...  Ah!  monsieur,  quels  souve- 
nirs! La  guerre  du  pauvre  contre  ses  oppresseurs,  mais  partout 
l'ordre  et  la  discipline;  nous  gardions  tous  les  carrefours;  au  bail- 
liage, on  voyait  entrer  des  paysans  en  sarrau  troué,  qui  tiraient  de 
leur  poche  des  billets  de  mille  et  les  déposaient  fidè'enu  nt.  On  es- 
suyait les  coups  de  feu  et  on  se  bornait  à  désarmer  les  seigneurs. 
Chacun  de  nous  eût  volontiers  donné  son  sang,  chacun  croyait  qu'à 
l'avenir  il  n'y  aurait  plus  de  distinctions,  que  tous  les  hommes  al- 
laient être  égaux!..  Puis,  dans  l'ouest,  les  paysans  polonais  com- 
mencèrent d'assassiner,  et  il  vint  beaucoup  de  troupes  dans  le  pays; 
tout  tourna  autrement  que  nous  ne  l'avions  pensé.  Deux  ans  plus 
tard  cependant  la  servitude  a  été  abolie,  et  à  cette  heure  le  paysan 
est  un  homme  libre. 

—  Et  votre  seigneur,  qu'est-il  devenu?  demandai- je. 

—  11  fut  enfermé  dans  une  forteresse,  répondit  Kolanko;  sa 
femme  se  consola  pendant  son  absence  avec  un  voisin,  puis  en  18/18 
il  fut  relâché  avec  les  autres  rebelles  polonais. 

—  C'est  vers  ce  temps  que  je  pris  ma  seconde  capitulation  (I), 
dit  Balaban.  Je  fis  la  guerre  de  Hongrie;  au  cœur  de  l'hiver,  nous 
passâmes  les  monts  Rrapacks;  on  se  battit  à  Kaschau,  à  Tarczal; 

(1)  Que  je  repris  du  service  après  avoir  fait  deux  congés. 


316  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

puis  nous  gagnâmes  la  grande  bataille  de  Kapolna  et  celle  d'Isze- 
szeg.  Ensuite  il  fallut  nous  replier;  l'hiver  fut  terrible,  beaucoup  de 
nos  hommes  restèrent  sur  le  bord  des  chemins,  engourdis  par  le 
froid,  et  s'y  endormirent,  le  sourire  aux  lèvres.  Enfin  nous  donnâmes 
encore  une  fois  la  chasse  aux  Magyars,  jusqu'à  ce  que  Kossuth  s'é- 
chappa de  la  Hongrie  comme  un  écureuil  s'échappe  de  la  forêt... 
Des  temps  mémorables,  monsieur!  Les  camarades  tombèrent  les 
uns  après  les  autres,  celui-ci  par  la  balle,  celui-là  sous  un  coup  de 
sabre;  tel  autre  s'est  noyé  ou  est  mort-sur  la  route  après  avoir  em- 
brassé son  sachet  de  terre  natale.  Les  survivans  se  félicitaient,  moi 
seul  je  ne  tenais  point  à  la  vie,  et  je  me  pris  à  douter  de  tout.  Où 
donc  y  avait-il  une  justice?..  Puis  je  revins  au  village  avec  mon 
congé  quand  mon  père  était  mort. 

—  Ce  n'est  pas  pour  elle  que  vous  êtes  revenu? 

—  Gomment?  dit-il  en  haussant  les  épaules.  Moi,  un  soldat  li- 
cencié, et  elle,  une  grande  dame!..  J'avais  donc  perdu  mon  père, 
et  ma  mère  aussi;  j'étais  seul.  La  terre  était  libre;  mais  tout  était 
vendu,  il  me  restait  la  chaumière  et  quelques  arbres  fruitiers.  Bel 
héritage,  hein?  Qu'y  faire  pourtant? 

J'avais  toujours  eu  un  faible  pour  l'éducation  des  bêtes.  Je  me 
mis  à  étudier  les  abeilles,  et  j'eus  un  beau  rucher  derrière  ma  mai- 
son, —  vous  le  connaissez;  puis  j'élevai  deux  superbes  chiens, 
de  vrais  loups,  —  le  père  d'ailleurs  est  un  loup  véritable,  je  l'ai 
connu,  —  deux  beaux  crocottes  gris  avec  des  yeux  d'où  sortent  des 
flammes  la  nuit,  et  j'acceptai  le  poste  de  garde-champêtre  de  ma 
commune.  J'ai  aussi  un  beau  chat,  —  il  se  mit  à  sourire,  comme 
fait  tout  paysan  galicien  lorsqu'il  parle  des  chats,  —  je  l'ai  sauvé 
de  l'eau;  vous  le  connaissez  bien,  mon  Matchek. 

—  C'est  ses  chiens  qu'il  faut  voir,  monsieur  !  dit  l'homme  de 
carton  d'un  air  d'admiration  où  perçait  l'envie. 

—  Il  les  mérite  bien,  le  capitulant!  s'écria  Kolanko.  Jamais  la 
commune  n'avait  encore  eu  un  garde  comme  lui  ! 

—  Je  vous  en  prie,  interrompit  Balaban,  n'importunez  pas  mon- 
sieur avec  ces  choses-là. 

—  Mais  non,  m'écriai-je,  tout  ce  qui  vous  concerne  m'intéresse 
beaucoup. 

—  C'est  trop  d'honneur. 

—  En  voilà  un  qui  sait  faire  son  devoir,  dit  gravement  l'homme 
de  carton;  je  ne  flatte  personne,  mais  ce  qui  est  vrai  est  vrai.  Les 
voleurs  le  craignent  comme  le  feu,  les  ivrognes  son-t  dégrisés,  s'ils 
le  rencontrent  la  nuit.  Lorsqu'il  se  présente  pour  faire  rentrer  l'im- 
pôt, il  obtient  plus  que  ne  ferait  un  exécuteur  avec  vingt  hommes. 

—  Aux  élections  pour  la  diète,  c'est  lui  qu'on  écoute  plutôt  que 


FP.INKO    BALABAN.  317 

le  juge  ou  le  commissaire,  appuya  le  Mongol.  Si  vous  voulez  être 
député  du  cercle,  monsieur,  adressez-vous  au  capitulant;  il  fait  des 
paysans  ce  qu'il  veut. 

—  Je  vous  en  prie,  mes  amis,  interrompit  encore  Balaban  avec 
humilité;  faire  notre  devoir,  n'est-ce  pas  la  seule  chose  qui  nous 
reste  finalement? 

—  Moi,  je  ne  dis  rien,  glapit  Kolanko;  mais  il  faut  voir  les 
femmes  !  Oh  !  io!  io!  Par  malheur,  Balaban  est  un  inouraliste.  Nous 
avons  au  village  une  rousse,  belle  comme  l'étoile  du  matin,  qui 
pourrait  facilement  passer  pour  une  comtesse,  mais  un  peu  légère. 
Un  soir  donc,  il  la  rencontre  qui  s'échappe  du  village  au  clair  de 
lune.  —  Tu  cours  encore  après  quelqu'un,  lui  dit-il  en  l'abor- 
dant; où  cela  te  mènera-t-il  ?  S'il  arrive  un  malheur,  il  te  lâchera. 
Tu  ferais  bien  mieux  de  te  marier.  —  Elle  de  rire  :  elle  ne  pren- 
dra pas  le  premier  venu;  mais  si  lui,  Balaban,  veut  l'avoir  pour 
femme,  il  n'a  qu'à  dire  un  mot. 

—  Et  lui? 

—  11  hoche  la  tête  et  continue  son  sermon. 

—  Puisqu'il  ne  veut  pas  se  marier,  dit  Mrak,  qui  avait  jusque-là 
écouté  en  silence,  et  qui  reprit  maintenant  sa  faction. 

—  Aïe!  aïe!  il  aime  encore  Vautre,  —  s'écria  tout  à  coup  le  Juif, 
qui  avait  fini  par  s'éveiller  et  s'était  approché  en  sourdine.  Sa  face 
bêtement  astucieuse  grimaçait  un  vilain  sourire. 

—  Mon  cher,  répliqua  le  capitulant,  ta  tête  est  un  bain  de  va- 
peur où  ta  langue  sue  des  sottises. 

Tout  le  monde  riait;  mon  Juif  me  jeta  un  regard  de  reproche, 
tira  ses  manches,  passa  la  main  sur  ses  genoux,  puis,  contre  son 
habitude,  alla  tarabuster  ses  chevaux,  qui  n'en  pouvaient  mais. 

—  Est-ce  vrai  ?  dit  gravement  Kolanko  à  Balaban  en  le  touchant 
du  coude. 

—  Est-ce  vrai  que  tu  ne  peux  pas  l'oublier?  répéta  l'homme  de 
carton  d'une  voix  hésitante. 

'  Le  capitulant  ne  répondit  pas.  Un  voile  de  tristesse  était  sur  sa 
douce  et  honnête  figure;  ses  yeux  avaient  de  nouveau  ce  regard 
humide,  profond,  qui  vous  remuait  étrangement.  Il  y  eut  une  pause, 
pendant  laquelle  on  n'entendait  que  le  pétillement  de  la  flamme.  — 
Bêtises  que  tout  cela!  s'écria  enfin  le  Mongol. 

—  Tu  devrais  lui  cracher  au  visage,  à  cette  jolie  comtesse  de 
Zavale,  éclata  l'homme  de  carton. 

—  Qu'est-ce  qui  vous  prend  donc?  dit  froidement  le  capitulant. 
—  Il  était  très  pâle,  et  l'émotion  avait  contracté  ses  sourcils.  — 
Tout  cela  n'a  rien  que  de  naturel...  La  pauvre  fille  avait  trop  de 
mal;  elle  vit  qu'elle  pouvait  tout  à  coup  passer  grande  dame,...  et 
puis  notre  seigneur  était  un  bel  homme.  Je  n'étais  qu'un  pis-aller. 


318  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  ne  faut  pas  prendre  ces  choses  du  côté  du  cœur  :  entre  l'homme 
et  la  femme,  le  cœur  ne  vient  qu'en  seconde  ligne.  Raisonnons  un 
peu.  Lorsqu'une  femme  vous  plaît,  que  préférez-vous?  Qu'elle  soit 
à  vous,  même  en  résistant  un  peu?  ou  posséder  son  cœur  pendant 
qu'elle  se  donne  à  un  autre?  Allez!  j'ai  eu  le  temps  de  méditer  sur 
toutes  ces  questions.  Ce  n'est  pas  le  cœur  qui  parle  le  plus  haut. 
Ensuite,  dites-moi,  entre  l'homme  et  la  femme,  comme  partout, 
de  quoi  s'agit-il  au  fond?  Tout  uniment  de  la  vie!  comprenez-vous? 

—  Non. 

—  Eh  bien  !  voyez-vous,  la  seule  chose  que  m'ait  apprise  ma  car- 
rière de  soldat,  c'est  de  mépriser  la  mort;  mieux  vaudrait  encore 
apprendre  à  l'aimer,  à  la  souhaiter.  C'est  l'amour  de  la  vie  qui  est 
la  source  de  tous  nos  malheurs;  si  misérable  que  soit  cette  vie,  pour 
vivre,  on  fait  tout.  Fusillez-moi,  si  un  mot  de  ce  que  je  dis  n'est 
pas  vrai.  Or  la  femme  ne  vit  que  de  l'amour  de  l'homme. 

Kolanko  approuvait  de  la  tête.  —  Laissez-moi  dire  un  mot  à  mon 
tour,  s'écria-t-il  en  brandissant  son  traversin  rayé;  vous  parlez 
toujours,  vous  autres.  Laissez-moi  aussi  placer  mon  mot. 

—  Eh  bien  !  parle. 

—  Ah  çà!  qu'est-ce  que  je  voulais  déjà?.. 

—  A  présent,  il  ne  sait  plus  ce  qu'il  veut  dire. 

—  Je  disais  donc...  —  Le  bonhomme  resta  court  encore  une  fois. 
On  riait.  — Oui,  oui,  riez  toujours!  J'y  suis  maintenant,  reprit-il 
avec  une  visible  satisfaction.  C'est  cela.  Il  faut  que  la  femme  vive, 
elle  aussi;  comment  faire?  La  nature  ne  l'a  pas  douée  pour  le  tra- 
vail; alors  elle  cherche  à  vivre  à  nos  dépens.  Que  ne  faut-il  pas 
qu'un  homme  fasse  pour  arriver!  Une  jeune  fille  n'a  qu'à  montrer 
son  minois  et  le  reste,  et  petite  paysanne  devient  grande  dame. 
Est-ce  la  vérité? 

—  Oui,  oui,  c'est  la  vérité  ! 

—  La  femme  est  notre  perdition,  reprit  le  capitulant.  Ce  n'est 
pas  elle  qui  cherche  l'homme,  c'est  l'homme  qui  cherche  la  femme; 
voilà  l'avantage  qu'elle  a  sur  lui,  car  ce  sera  elle  qui  dressera  le 
compte.  Si  quelqu'un  est  dans  l'eau  jusqu'au  cou,  en  train  de  se 
noyer,  et  vous  pouvez  le  sauver,  et  il  a  sur  lui  une  bourse  garnie 
d'or,  il  vous  la  jettera  bien  volontiers.  Une  femme  avisée  ne  se  con- 
tente pas  de  la  bourse,  elle  traîne  l'homme  devant  l'autel.  Y  êtes- 
vous?  Voilà  aussi  pourquoi  deux  femmes  ne  s'entendent  pas  mieux 
que  deux  tailleurs  ou  deux  vanniers;  chacune  voudrait  placer  sa 
petite  marchandise  le  plus  avantageusement  possible,  —  et  elle 
n'a  pas  tort.  Est-ce  que  la  femme  n'est  pas  estimée  selon  le  mari 
qu'elle  a?  Une  paysanne  qui  épouse  un  comte  ne  devient-elle  pas 
comtesse?  Comprenez-vous  maintenant? 

—  Tout  cela  ne  m'explique  pas,  dit  Mrak  d'un  air  maussade, 


FRINKO   BALABAN.  319 

comment  tu  peux  toujours  aimer  la  dame  de  Zavale,  cette  Cathe- 
rine qui  t'a  si  lâchement  trahi. 

—  Tu  ne  le  comprendras  jamais,  répondit  le  capitulant  d'un 
ton  sec. 

—  Pourtant,  dis-je  à  mi-voix,  aucune  femme  ne  vaut  ce  qu'un 
homme  souffre  pour  elle! 

—  Sans  doute,  monsieur;  aucune  femme  ne  mérite  le  sentiment 
qu'elle  inspire,  —  excepté  une  mère;  mais,  pour  levenir  à  l'autre, 
—  quel  est  donc  son  crime?  Je  ne  suis  pas  né  sous  une  heureuse 
étoile,  voilà  tout.  Et  puis  d'ailleurs  tant  d'autres,  qui  ont  aimé  et 
ont  pu  se  marier,  où  en  sont-ils  à  présent?  Si  elle  était  devenue  ma 
femme,  j'aurais  peut-être  fini  par  la  battre...  L'un  vaut  l'autre... 

Je  hochai  la  tète. 

—  Qu'est-ce  qui  vous  étonne,  monsieur  ? 

—  Que  vous  ne  parlez  que  de  cet  amour  matériel,  tandis  que 
vous  donnez  vous-même  l'exemple  d'un  sentiment  bien  différent. 

—  Je  n'ai  rien  dit  contre  l'amour  désintéiessé;  ce  n'est  pas  moi 
qui  le  blcâmerai.  Un  homme  peut  bien  donner  son  cœur,  si  cela  lui 
fait  plaisir;  pourquoi  pas?  Une  femme  ne  le  peut  pas.  Mon  cheval 
aussi  me  regarde  avec  des  yeux  presque  humains,  comme  s'il  vou- 
lait me  parler,  mais  il  ne  peut  que  me  caresser;  il  en  semble  tout 
attristé,  et  pourtant  demain  il  portera  tout  aussi  gaîment  un  autre 
cavalier.  Faut -il  leur  en  faire  un  crime?..  C 'lui  qui  a  un  pareil 
amour  au  cœur  doit  se  résigner  à  temps,  ou  bien  s'attendre  à  être 
dupé  de  la  belle  façon,  car  la  femme  traite  l'amour  comme  le  Juif 
son  commerce. 

—  Qu'est-ce  vous  dites  là  des  Juifs?  chevrota  mon  cocher. 
Balaban  le  regarda  et  cracha.  —  Toute  notre  sagesse,  dit-il  enfin, 

se  résume  dans  ces  mots  :  renoncer,  souffrir,  se  taire.  Et  ne  vous 
étonnez  pas,  si  je  n'ai  pu  oublier  cette  Catherine.  L'amour  ne  se 
raisonne  pas  :  il  supporte  tout  et  il  résiste  à  tout,  à  la  raillerie,  aux 
coups,  à  la  cruauté  et  à  l'indifférence  ;  le  temps,  qui  détruit  tout, 
ne  peut  pas  le  détruird. 

—  Vous  auriez  fait  un  excellent  mari,  dit  le  centenaire  après  une 
pause.  Pourquoi  ne  vous  décidez-vous  pas  à  prendre  femme?  Cha- 
cun serait  heureux  de  vous  donner  sa  fille  avec  du  bien  au  soleil 
et  des  deniers  comptans. 

—  Comment  pourrais-je  me  marier?  repartit  Balaban.  Pour  la 
première  fois,  je  viens  de  vous  parler  à  cœur  ouvert;  vous  me  con- 
naissez à  présent:  puis-je  aimer  une  autre  femme  ?  et,  si  je  ne  l'aime 
pas,  à  quoi  bon  une  femme? 

—  A  y  regarder  de  plus  près,  tu  as  raison,  ajouta  Kolanko;  d'au- 
tant que  tout  passe  avec  le  temps! 


320  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

—  Tout  ne  passe  pas!  dit  le  capitulant  avec  un  beau  regard  lu- 
mineux... Et  pourtant,  ajouta-t-il  un  moment  après  en  soupirant, 
vous  avez  dit  vrai.  Même  nos  sentimens  s'affaiblissent;  ce  qui 
d'abord  nous  a  fait  de  la  peine  nous  réjouit  presque  plus  tard.  C'est 
une  triste  découverte  lorsqu'on  se  dit  enfin  :  Ce  que  tu  éprouves  ne 
doit  pas  durer.  Ai-je  assez  pleuré  quand  j'ai  enterré  mes  parens  ! 
Et  maintenant  il  m'arrive  de  rêver  que  je  bois  de  l'eau-de-vie  avec 
mon  père,  et  qu'il  est  gris...  Qu'en  pensez-vous?..  Ou  bien  savoir 
d'avance  que  ce  qui  est  aujourd'hui  ne  sera  peut-être  plus  l'année 
prochaine  !  Tout  passe,  comme  ces  nuages  qui  disparaissent  au  cou- 
chant,... et  nos  maux  aussi.  La  volonté  peut  tout,  mais  elle  ne  peut 
rien  contre  la  maladie  et  la  mort.  Quand  le  samedi,  après  le  rap- 
port, le  sergent-major  effaçait  une  semaine  du  calendrier,  cela 
m'attristait  toujours,  et  pourtant  plus  triste  que  la  vanité  de  la 
vie  et  la  fuite  du  temps  est  le  changement  qui  se  fait  en  nous- 
mêmes;  n'est-ce  pas  mourir  en  détail?  Tout  change  autour  de 
nous  :  les  yeux  de  l'enfant  voient  un  autre  monde  que  celui  que 
verra  l'homme  fait;  comment  pourrions -nous  rester  toujours  les 
mêmes?  et  de  quel  droit  reprocher  aux  autres  de  changer? 

Il  se  tut.  Un  moment,  le  silence  fut  complet;  puis  on  entendit 
tout  au  loin  le  tintement  faible  et  plaintif  d'une  clochette.  —  C'est 
quelqu'un  qui  se  meurt,  dit  le  vieillard,  et  il  se  signa. 

—  Où  avez-vous  l'esprit?  s'écria  Mrak;  c'est  la  szlachta  (j)  qui 
revient  de  Toulava,  où  ils  ont  encore  conspiré.  Attention  ! 

Le  capitulant  se  leva,  éteignit  sa  pipe  et  la  cacha  dans  sa  botte; 
ensuite  il  s'éloigna  de  quelques  pas,  s'arrêta,  ôta  son  bonnet,  aspira 
l'air  frais,  étendit  la  main.  La  clochette  se  rapprochait  de  plus  en 
plus.  Il  remit  son  bonnet.  —  Le  temps  s'adoucit,  dit-il,  le  vent  a 
tourné.  —  11  revint  vers  le  feu,  saisit  son  fusil.  —  Eh  bien!  mes 
amis,  faisons  notre  devoir! 

Tous  furent  debout  en  un  clin  d'œil  et  se  groupèrent  autour  du 
capitulant  avec  leurs  fléaux  et  leurs  faux. 

—  Un  traîneau  !  Garde  à  vous  !  cria  Mrak,  qui  était  à  son  poste. 
Le  tintement  désolé  résonnait  tout  près  de  nous,  on  entendait 

claquer  le  fouet  du  cocher  et  hennir  les  chevaux.  —  Halte-là  !  cria 
la  sentinelle. 

—  Halte-là  !  répétèrent  les  autres,  et  ils  arrivèrent  en  courant. 

Le  traîneau  s'était  arrêté.  Écartant  les  peaux  d'ours  qui  la  cou- 
vraient, une  femme  vêtue  d'une  riche  pelisse  se  dressa  sur  ses 
pieds.  Lorsqu'elle  eut  soulevé  la  voilette  de  son  capuchon,  je  pus 
voir  qu'elle  était  très  belle,  mais  horriblement  pâle.  Ses  yeux  bleus 

(1)  Noblesse. 


FRINKO   BALABAN.  321 

étincelaient  de  colère.  —  Que  me  voulez-vous?  s'écria -t-elle  d'une 
voix  étouffée. 

—  Passeport  ! 

—  Je  n'en  ai  pas. 

—  Légitimation  ! 

—  Je  n'en  ai  pas. 

—  Alors  je  vous  arrête,  dit  Mrak,  et  il  saisit  les  chevaux  par  la 
bride. 

A  ce  moment,  le  capitulant  s'avança,  le  fusil  sur  l'épaule,  et  tira 
Mrak  à  l'écart.  On  l'entoura,  les  têtes  se  rapprochèrent. — Laissons- 
la  partir!  dit  à  mi-voix  Balaban. 

—  La  laisser...  sans  passeport...  pourquoi? 

—  Je  la  connais,  reprit-il  ;  laissez-la  partir. 

—  Je  crois  sans  peine  que  tu  la  connais  !  dit  alors  le  vieux  Ko- 
lanko  avec  un  regard  singulier.  Vous  pouvez  la  laisser  partir,  mes 
enfans. 

Le  capitulant  était  retourné  près  du  feu,  et  tisonnait  dans  la 
braise.  Les  autres  le  S'iivirent  un  à  un. 

—  Allez  !  dit  d'un  ion  railleur  la  sentinelle. 

La  dame  retomba  dans  ses  fourrures,  le  cocher  fit  claquer  son 
fouet,  le  traîneau  s'envola  sur  la  nappe  de  neige.  Mon  Juif  riait 
dans  sa  barbe. 

—  Qui  était-ce?  demandai-je  à  voix  basse  à  mes  voisins. 

—  Elle. 

—  Elle? 

L'homme  de  carton  répondit  oui  par  un  signe  de  tête  en  tour- 
mentant une  bûche. 

—  C'était  la  femme  du  seigneur  de  Zavale,  murmura  Kolanko, 
celle  qu'il  a  aimée  et  qu'il  aime  encore. 

Il  y  eut  un  long  silence;  puis,  l'homme  de  carton  dit  :  —  On  pré- 
tend qu'elle  n'est  pas  heureuse  avec  lui;  elle  est  toujours  entourée 
de  courtisans.  Avez-vous  vu  comme  elle  était  pâle? 

—  Regardez-moi  son  traîneau,  et  l'attelage!  dit  le  capitulant. 
N'a-t-elle  pas  ses  krakouses  (1)  et  ses  cosaques?  Les  grands  sei- 
gneurs lui  baisent  la  main.  Pourquoi  ne  serait-elle  pas  heureuse  ? 

Sacher-Masoch. 

(i)  Chez  les  propriétaires  polonais,  le  cocher  et  le  palefrenier  portent  généralement 
le  coquet  costume  des  paysans  de  Gracovie. 


1872.  21 


LES    RÉFORMES 


DANS 


L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE 


L'arrêté  de  décembre  1802,  qui  constituait  les  lycées  de  l'empire, 
portait  ces  mots  :  «  on  enseignera  essentiellement  dans  les  lycées 
le  latin  et  les  mathématiques.  »  Ainsi  au  commencement  de  ce 
siècle,  et  il  en  a  été  ainsi  pendant  tout  le  siècle  dernier,  l'éduca- 
tion se  bornait  presque  exclusivement  au  latin,  auquel  s'ajoutaient, 
vers  la  fin  des  études,  les  mathématiques  et  la  philosophie;  on  ne 
croyait  pas  à  cette  époque  qu'il  fût  nécessaire  d'apprendre  tant  de 
choses  pour  devenir  des  hommes  utiles,  et  il  est  certain  que  c'est  à 
cette  école  que  se  sont  formées  les  générations  vigoureuses  de  la 
révolution  et  de  l'empire  :  quelques-uns  même  des  plus  illustres  de 
la  restauration  n'ont  pas  appris  beaucoup  plus;  mais  il  y  a  des  be- 
soins dilTérens  suivant  les  temps.  Il  n'est  pas  toujours  nécessaire 
d'apprendre  les  mêmes  choses,  et  il  devient  souvent  nécessaire 
d'apprendre  des  choses  nouvelles.  L'arrêté  de  1802  a  paru  bientôt 
trop  simple  pour  les  temps  où  nous  vivons,  et  les  matières  ensei- 
gnées se  sont  depuis  notablement  et  progressivement  accrues. 

C'est  d'abord  dans  l'enseignement  classique  même  que  ce  mou- 
vement d'expansion  a  commencé.  Le  grec,  qui  n'était  point  con- 
tenu dans  le  plan  primitif,  y  fat  bientôt  ajouté.  I!  avait  été  autre- 
fois enseigné  dans  l'université  de  Paris  :  RoUin  en  recommandait 
l'étude,  Port-Royal  s'en  était  beaucoup  occupé,  et  c'est  à  ce  soin 
que  l'on  doit  le  goût  de  Racine  pour  la  poésie  grecque  et  les  admi- 
rables inspirations  qu'il  en  a  tirées  ;  mais  dès  Ja  fin  du  xvii"  siècle 
l'enseignement  du  grec  était  déchu  dans  l'Université,  et  tout  le 
xviii®  siècle  l'a  complètement  négligé.  La  nouvelle  université  tint  à 
honneur  de  renouer  en  cette  matière  les  traditions  de  l'ancienne,  et 
l'enseignement  classique  fut  doublé. 


LES    llÉFORMES   DANS   l' ENSEIGNEMENT.  32S 

Bientôt  un  autre  enseignement  était  appelé  à  prendre  une  place 
considérable  dans  nos  études  :  ce  fut  l'enseignement  de  l'histoire. 
Considéré  jusqu'alors  comme  un  appendice  aux  classes  latines, 
borné  presque  exclusivement  à  l'histoire  ancienne,  cet  enseigne- 
ment fut  confié  à  des  professeurs  spéciaux  :  il  eut  son  indépen- 
dance, son  individualité,  et  se  développa  sur  une  large  échelle; 
d'abord  s'arrêtant  à  Louis  XIV,  il  fut  ensuite  poussé  jusqu'à  la  ré- 
volution, puis  jusqu'en  1815;  récemment  enfin  on  l'a  continué  un 
peu  imprudemment  jusqu'à  nos  jours.  On  vient  de  le  faire  rétro- 
grader jusqu'en  1848  :  cela  est  suffisant;  mais  c'est  encore,  il  faut 
le  reconnaître,  une  bien  vaste  carrière.  Ce  n'est  pas  tout  :  les 
sciences,  qui  dans  l'idée  primitive  devaient  se  borner  aux  mathé- 
matiques et,  suivant  les  traditions  de  l'ancien  régime,  être  ajour- 
nées à  la  fin  des  cours,  les  sciences  réclamèrent  une  part  plus 
large,  non-seulement  pour  la  préparation  aux  écoles  spéciales, 
mais  dans  l'enseignement  littéraire  lui-même.  Il  fallut  que  toutes 
fussent  enseignées  :  histoire  naturelle,  physique,  chimie,  cosmo- 
graphie, s'ajoutèrent  aux  mathématiques,  et  s'introduisirent  classe 
par  classe  à  côté  de  l'histoire  au  cœur  des  langues  anciennes,  aux- 
quelles elles  prirent  nécessairement  une  portion  de  leur  temps.  Un 
autre  besoin  se  fit  blenLôt  sentir,  celui  des  langues  vivantes.  Il  pa- 
rut impossible,  comme  autrefois,  de  les  exclure  absolument.  On 
leur  fit  une  place  telle  quelle  entre  les  classes,  on  les  réduisit  à 
la  portion  congrue;  elles  furent  facultatives  et  non  obligatoires. 
Néanmoins,  si  réduites  qu'elles  fussent,  elles  prenaient  encore  une 
part  sur  la  somme  des  heures,  toujours  la  même,  dont  les  enfans 
pouvaient  disposer;  elles  partageaient  nécessairement  l'attention  et 
la  force  de  travail  des  écoUers. 

Je  crois  que  l'on  peut  encore  compter  parmi  les  nécessités  nou- 
velles de  l'université  moderne  l'étude  et  l'analyse  de  nos  classiques 
français.  Il  est  évident  que  celte  étude  était  nulle  au  xvii*  siècle. 
Racine  et  Boileau  ne  durent  pas  avoir  de  modèles  fiançais  à  lire 
dans  les  classes,  car  c'étaient  eux-mêmes  qui  devaient  être  plus 
tard  les  classiques.  Quoique  Rollin,  dans  son  Traité  des  études, 
conseille  déjà  la  lecture  de  nos  grands  écrivains,  la  part  du  fran- 
çais dans  l'université  du  xviii^  siècle  ne  dut  pas  être  grande,  si 
nous  jugeons,  par  nos  propres  souvenirs  de  classe,  de  ce  qu'elle 
était  il  y  a  trente  ans.  C'est  seulement  en  1840  que  M.  Cousin  in- 
troduisit les  auteurs  français  dans  le  programme  du  baccalauréat 
es -lettres.  Ils  eurent  dès  lors  ou  durent  avoir  une  place  offi- 
cielle dans  notre  enseignement;  si  faible  que  soit  cette  part,  et 
il  serait  à  désirer  qu'elle  fût  beaucoup  plus  grande,  c'est  cepen- 
dant une  étude  de  plus  que  nos  pères  n'ont  pas  connue.  N'ou- 
blions pas  maintenant  la  part  très  grande  aussi  et  très  nécessaire 


324  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qu'ont  prise  ou  que  devraient  prendre  dans  nos  lycées  les  exer- 
cices physiques,  si  négligés  jusqu'ici,  et  il  ne  sera  pas  exagéré  de 
dire  que  le  cadre  de  nos  études  est  aujourd'hui  le  double,  le  triple 
peut-être  de  ce  qu'il  était  au  xviii^  siècle  et  de  ce  qu'il  devait  être 
dans  l'institution  originaire  de  l'Université. 

En  même  temps  que  se  produisait  ce  mouvement  d'accroissement 
progressif  dans  les  matières,  il  se  faisait  en  sens  inverse  un  mou- 
vement décroissant  dans  le  temps  du  travail.  En  effet,  les  sorties  ainsi 
que  les  récréations  devenaient  de  plus  en  plus  fréquentes.  L'an- 
cienne éducation,  tout  ecclésiastique  à  son  origine,  partait  de  cette 
idée,  que  l'école  doit  se  substituer  à  la  famille.  Il  n'était  pas  rare 
de  voir  des  institutions  où  les  enfans  ne  sortaient  qu'aux  vacances, 
et  j'ai  encore  connu  de  vieux  débris  de  ces  temps  antiques  gémis- 
sant sur  nos  mœurs  dégénérées  et  se  vantant  qu'autrefois,  du  temps 
de  leurs  études,  ils  ne  voyaient  leurs  parens  qu'une  fois  par  an. 
Encore  aujourd'hui  l'éducation  ecclésiastique,  quoique  moins  sé- 
vère, est  animée  au  fond  des  mêmes  sentimens,  et  elle  sépare  le 
plus  qu'elle  peut  l'enfant  de  la  famille.  L'Université  ne  pouvait 
avoir  de  telles  prétentions  :  composée  de  laïques,  eux-mêmes  pères 
de  famille,  elle  n'avait  aucune  autorité  pour  prétendre  se  substi- 
tuer à  la  famille  môme;  elle  a  donc  dû  faire  une  part  très  large  aux 
congés  et  aux  sorties.  Puis  sont  venues  les  plaintes  sur  le  peu  de 
soins  donné  à  l'éducation  physique,  sur  les  longues  études  et  l'exa- 
gération des  travaux  intellectuels,  et  par  conséquent  récréations 
plus  fréquentes  et,  si  je  ne  me  trompe,  lever  retardé,  au  moins 
en  hiver.  Je  ne  blâme  aucune  de  ces  mesures,  bien  loin  de  là;  mais 
il  est  permis  de  constater  que  le  temps  du  travail  décroissait  en  rai- 
son même  de  l'accroissement  des  matières. 

A  qui  la  faute  d'une  situation  si  préjudiciable  à  tant  d'égards?  A 
personne.  C'est  la  force  des  choses  qui  a  tout  fait.  Il  n'y  a  pas  à  in- 
voquer ici  le  lieu-commun  de  la  routine  universitaire,  car  c'est  au 
contrah'e  pour  avoir  voulu  satisfaire  aux  besoins  croissans  de  la  so- 
ciété environnante,  c'est  pour  s'être  prêtée  timidement,  il  est  vrai, 
mais  sérieusement,  à  toutes  les  innovations  qu'exigeait  l'esprit  du 
temps,  c'est  en  un  mot  pour  avoir  été  progressive,  sans  être  des- 
tructive, que  l'Université  s'est  trouvée  conduite  peu  à  peu  à  la 
crise  actuelle. 

Si  l'on  veut  bien  comprendre  cette  crise  et  la  juger  froidement, 
on  peut  la  résumer  ainsi.  Notre  éducation,  dans  l'Université,  se 
compose  aujourd'hui  en  réalité  de  deux  enseignemens  associés  en- 
semble, mais  qui  pourraient  séparément  fournir  déjà  la  matière 
d'une  éducation  solide  et  très  étendue,  d'une  part  l'enseignement 
classique,  —  de  l'autre  ce  que  l'on  peut  appeler  l'enseignement 
moderne,  qui  se  compose  du  français,  des  langues  vivantes,  de 


LES    RÉFORMES    DANS    l'eNSEIGNEMENT.  325 

l'histoire  et  de  la  géographie,  des  sciences  et  des  exercices  du 
corps.  Si  par  hypothèse  on  supprimait  (ce  qu'à  Dieu  ne  plaise!) 
le  latin  et  le  grec,  il  resterait  encore  un  enseignement  complet,  tel 
qu'on  le  donne  par  exemple  dans  les  écoles  secondaires  spéciales; 
et  en  supposant  que  l'on  attribuât  à  cet  enseignement  un  carac- 
tère à  la  fois  plus  savant  et  plus  esthétique,  que  l'on  fît  dans  les 
langues  vivantes  des  compositions  d'imagination  semblables  à  celles 
qu'on  fait  en  latin,  il  ne  serait  pas  difficile  de  maintenir  les  élèves 
huit  ans  sur  ces  études,  comme  on  le  fait  aujourd'hui  et  comme 
on  le  faisait  autrefois  avec  le  latin.  Nos  élèves  reçoivent  donc  de 
fait  deux  enseignemens,  qui,  sauf  quelques  matières  communes, 
pourraient  être  entièrement  séparés,  et  dont  l'un,  l'enseignement 
classique,  est  le  double  de  ce  qu'il  était  primitivement. 

Encore  une  fois,  ce  n'est  la  fantaisie  de  personne,  c'est  une  né- 
cessité absolue  et  toujours  croissante  qui  a  conduit  à  un  tel  état  de 
choses,  et  qui  a  contraint  l'Université  à  faire  une  part  de  plus  en 
plus  grande  à  l'enseignement  moderne  dans  nos  études.  Quelque 
effort  que  fassent  en  tout  temps  les  écoles  pour  se  maintenir  intactes 
en  dehors  du  monde,  elles  ne  peuvent  cependant  échapper  à  l'in- 
fluence des  milieux  au  sein  desquels  elles  sont  établies.  Notre  édu- 
cation classique  elle-même  a  été  dans  son  temps  une  éducation  ré- 
volutionnaire ;  elle  est  née  du  mouvement  de  la  renaissance  contre 
la  scolastique.  Le  grec,  le  latin  même  comme  langue  littéraire,  n'é- 
taient pas  au  xvi''  siècle  des  traditions,  c'étaient  des  nouveautés. 
Le  cicéronianisme,  contre  lequel  s'insurgent  aujourd'hui  nos  philo- 
logues germanisans,  a  été  lui-même,  à  son  jour,  une  généreuse  in- 
surrection contre  la  barbarie ,  et  Ramus  payait  de  sa  vie  à  la  Saint- 
Barthélémy  le  tort  d'avoir  voulu  donner  à  la  logique  un  tour  littéraire 
et  élégant. 

S'il  a  été  nécessaire  à  la  société  moderne,  lors  de  la  renaissanc 
des  lettres,  de  se  retremper  et  de  se  polir  dans  l'étude  des  grandes 
littératures  classiques  et  de  renouer  par  elle  cette  chaîne  de  civili- 
sation que  l'invasion  des  barbares  avait  interrompue,  il  n'est  pas 
moins  nécessaire  aujourd'hui,  sans  rompre  cette  tradition  sacrée, 
de  se  préparer  aux  conditions  nouvelles  de  la  civilisation  contem- 
poraine. Trois  faits  généraux  caractérisent  cette  civilisation;  ce  sont 
le  développement  prodigieux  des  sciences  et  de  l'industrie  depuis 
un  ou  deux  siècles,  —  l'établissement  d'institutions  politiques  plus 
ou  moins  libérales  dans  les  pays  les  plus  civilisés  de  l'Europe,  — 
l'extension  des  voies  de  communication  et  par  conséquent  des  rela- 
tions entre  les  peuples.  Ces  faits  ne  sont  pas  absolument  nouveaux 
dans  le  monde,  car  ce  sont  eux  qui  constituent  en  quelque  sorte  la 
civilisation  elle-même;  mais  ils  ont  pris  de  nos  jours  de  telles  pro- 
portions qu'ils  suffisent  à  caractériser  notre  société.  Comment  la 


326  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jeunesse  de  nos  écoles  pourrait- elle  rester  absolument  étrangère 
au  mouvement  de  faits  et  d'idées  qui  entraîne  le  monde  autour 
d'elle,  et  où  elle  doit  trouver  sa  place  à  son  tour?  Les  sciences  par 
exemple,  considérées  pendant  longtemps  comme  un  exercice  tout 
à  fait  spécial,  sont  devenues  aujourd'hui  un  élément  nécessaire  de 
la  culture  générale.  Comment  admettre  ce  préjugé,  qu'on  puisse 
être  un  esprit  cultivé  sans  rien  savoir  du  système  du  monde  et  des 
admirables  découvertes  qui  ont  été  faites  dans  les  sciences  depuis 
deux  siècles?  Sans  doute,  il  faut  beaucoup  compter  sur  la  lecture 
et  sur  l'étude  personnelle;  mais  ces  études  personnelles  sont  im- 
possibles sans  une  préparation  précise  et  sans  une  solide  instruction 
élémentaire. 

De  même  l'histoire  est  aujourd'hui  une  étude  d'une  absolue  né- 
cessité :  ce  n'est  pas  seulement  parce  que  l'esprit  historique  est  l'un  | 
des  traits  caractéristiques  de  notre  siècle,  c'est  encore,  c'est  sur- 
tout parce  qu'un  pays  politique  ne  peut  ignorer  l'histoire.  Sous  le 
régime  du  pouvoir  absolu,  l'histoire  est  inutile  et  dangereuse;  on 
remarquera  qu'au  xvii^  siècle,  dans  nos  écrivains  classiques,  rien 
n'est  plus  rare  qu'une  allusion  aux  événemens  et  aux  noms  de  l'his- 
toire natiomle;  mais  aussitôt  qu'il  existe  des  institutions,  que  les 
sujets  sont  devenus  des  citoyens,  l'histoire  du  pays  et  celle  de  ses 
voisins  est  une  partie  indispensable  du  patriotisme.  Comment  com- 
prendre quelque  chose  à  la  politique  de  son  temps  sans  connaître 
les  événemens  qui  ont  précédé  et  amené  les  temps  où  nous  sommes? 
Enfin  l'histoire  est  particulièrement  en  France  une  nécessité  de  pre- 
mier or  're,  un  contre-poids  de  l'esprit  excessif  de  généralisation  et 
de  philosophie  qui  nous  caractérise,  et  qui  nous  pousse  au  radica- 
lisme. 

D'autres  faits  et  d'autres  nécessités  nous  ont  conduits  à  l'étude 
des  langues  vivantes.  Pendant  les  deux  derniers  siècles,  on  peut 
dire  que  la  civilisation  française  a  été  prédominante  en  Europe.  La 
cour  de  Louis  XIV  et  les  salons  du  xviii'^  siècle,  la  littérature  et  la 
philosophie,  rayonnaient  dans  le  monde  entier,  et  nous  pouvions 
considérer  les  autres  peuples  comme  nos  tributaires.  Ce  serait  une 
grande  illusion  de  croire  qu'il  en  est  encore  ainsi.  Il  s'est  formé 
en  Allemagne  un  vaste  foyer  de  science  et  de  littérature,  une  natio- 
nalité puissante,  qui  ne  relève  plus  de  nous,  tant  s'en  faut,  qui  as- 
pire à  son  tour  au  rôle  prépondérant  que  nous  avons  joué.  D'un 
autre  côté,  l'Angleterre,  la  race  anglo-saxonne,  s'est  répandue 
dans  le  monde  entier.  Elle  a  envahi  l'Amérique,  l'Hindoustan,  l'Aus- 
tralie, elle  parcourt  en  maîtresse  les  mers  de  la  Chine  et  du  Japon. 
Ses  audacieuses  entreprises  ont  pénétré  au  cœur  de  l'Afrique  e,t 
dans  les  glaces  du  pôle  nord;  nous  ne  l'avons  suivie  que  de  loin 
dans  ces  explorations.  Il  y  a  donc  deux  mondes  nouveaux,  le  monde 


LES    RÉFORMES    DANS   l'eNSEIGNEMENT.  327 

germanique  et  le  monde  anglo-américain,  qui  l'un  et  l'autre  ont  à 
peine  cent  ans  d'existence.  Pouvons-nous,  comme  une  nouvelle 
Chine,  rester  étrangers  à  des  faits  si  importans,  si  prodigieux?  Et 
n'y  resterions-nous  pas  étrangers,  si  nous  ignorions  les  langues  de 
nos  voisins? 

Toutes  ces  raisons,  et  bien  d'autres  qui  se  présenteront  à  l'esprit 
de  tout  le  monde,  ont  amené  peu  à  peu  l'Université  à  donner  droit 
de  cité  à  ces  différentes  études;  mais,  tout  en  leur  faisant  une 
part,  on  maintenait  intact  l'enseignement  des  langues  anciennes. 
On  ajoutait  toujours  sans  rien  retrancher;  les  choses  se  tassaient 
comme  elles  pouvaient.  On  grapillait  un  peu  sur  tout.  Les  élèves 
d'ailleurs,  malgré  les  programmes,  n'en  prenaient  guère  que  ce  qui 
leur  plaisait.  Les  choses  auraient  pu  durer  ainsi  longtemps,  car  au- 
cun peuple  ne  se  met  de  gaîté  de  cœur  à  changer  son  système  d'é- 
ducation. Il  fallait  une  circonstance  déterminante  qui,  donnant  à  la 
crise  un  caractère  aigu,  appelât  les  esprits  et  amenât  l'administra- 
tion elle-même  sur  le  terrain  d'une  sérieuse  réforme.  Cette  circon- 
stance a  été  la  guerre  de  1870. 

I. 

On  se  demandera  quel  rapport  il  peut  y  avoir  entre  la  guerre  ré- 
cente et  les  vers  latins  :  ce  rapport  si  peu  apparent  n'en  est  pas 
moins  réel.  L'éducation  était  encombrée,  le  vase  était  comble;  il 
suffisait  d'une  goutte  d'eau  pour  le  faire  déborder.  Cette  goutte 
d'eau  a  été  la  nécessité  où  l'on  s'est  trouvé  de  rendre  l'étude  des 
langues  vivantes  obligatoire.  Le  jour  où  cette  obligation  a  été  dé- 
crétée, et  elle  ne  pouvait  pas  ne  pas  l'être,  nous  avons  prévu  que 
dans  un  temps  plus  ou  m.oins  proche  une  modification  profonde 
serait  apportée  à  nos  études  classiques.  M.  Jules  Simon,  qui  est  un 
esprit  circonspect  et  conservateur,  a  voulu  se  donner  le  temps  de 
réfléchir;  mais,  comme  c'est  aussi  un  esprit  net  et  judicieux,  il  a  vu 
qu'on  ne  pouvait  introduire  cette  grande  nouveauté  et  la  faire 
réussir  que  par  des  sacrifices  d'un  autre  côté.  C'était  inévitable,  et 
tout  ministre  dans  la  même  situation,  quelles  que  fussent  ses  sym^ 
pathies  personnelles,  eût  été  inévitablement  entraîné  aux  mêmes 
conséquences.  La  France  en  effet,  la  France,  à  tort  ou  à  raison, 
regarde  aujourd'hui  la  connaissance  des  langues  vivantes  comme 
une  condition  de  sa  sécurité  et  de  son  salut.  Tout  le  monde  a  été 
frappé  de  ce  fait  saîsis.^ant  dans  la  guerre  de  1870,  c'est  que  les 
Allemands  savaient  le  français,  et  que  les  Français  ne  savaient 
pas  l'allemand.  Je  veux  bien  que  ce  fait  ait  été  exagéré  :  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  dans  sa  généralité;  il  est  vrai  que,  longtemps 
avant  d'en  avoir  honte,  nous  en  tirions  vanité.  11  n'est  personne  qui 


328  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

n'ait  dit  ou  entendu  dire  que,  puisqu'on  parlait  partout  notre  lan- 
gue, il  nous  était  bien  inutile  d'apprendre  celle  des  autres.  On  re- 
connaissait donc  alors,  puisqu'on  s'en  vantait,  le  fait  dont  on  n'est 
plus  si  fier  aujourd'hui.  Les  examinateurs  qui  ont  occasion  d'appré- 
cier le  savoir  des  élèves  dans  les  langues  vivantes,  même  là  où  elles 
sont  obligatoires,  peuvent  dire  ce  que  valait  ce  savoir.  En  réalité, 
sauf  le  cas  exceptionnel  où  un  jeune  homme  a  pu  parler  anglais  ou 
allemand  dans  sa  famille,  les  résultats  dans  l'enseignement  de  ces 
langues  étaient  absolument  nuls. 

Etait-il  possible  à  la  France  de  rester  dans  cet  état  d'infériorité 
sur  un  point  aussi  essentiel?  N'est-il  pas  évident  qu'entre  deux  ri- 
vaux dont  l'un  sait  ce  qui  se  passe  chez  son  voisin,  tandis  que  ce 
dernier  ignore  ce  qui  se  passe  chez  le  premier,  l'avantage  manifeste 
est  p9ur  celui-ci?  Or  comment  pénétrer  chez  le  voisin  sans  la  con- 
naissance de  sa  langue?  Nous  ne  savons  pas  si  l'Allemagne  et  la 
France  sont  destinées  à  être  toujours  ennemies;  mais  à  coup  sûr 
elles  sont  rivales,  et  nous  nous  devons  à  nous-mêmes  de  ne  céder 
en  rien  à  de  tels  rivaux.  Comment  lutter  avec  l'Allemagne  sur  le 
terrain  de  la  science,  si  nous  ne  savons  pas  lire  les  savans  alle- 
mands? Comment  lutter  sur  le  terrain  des  inventions  techniques  ou 
de  l'organisation  administrative,  militaire,  pédagogique,  si  tous  ces 
faits  nous  sont  inconnus?  Enfin  comment  lutter  politiquement  avec 
des  peuples  dont  nous  ignorerions  l'histoire,  les  mœurs,  les  institu- 
tions? Et  quand  nous  parlons  de  rivalité,  c'est  pour  ménager  notre 
orgueil  saignant,  car  il  s'agit  pour  la  France  de  bien  autre  chose  : 
il  s'agit  de  son  existence,  il  s'agit  d'être  ou  ne  pas  être.  Qu'une 
lutte  recommence  entre  ces  deux  rivaux  (et  qui  oserait  dire  qu'elle 
ne  recommencera  jamais?),  et  la  France,  si  elle  était  vaincue,  se- 
rait anéantie  pour  jamais.  Comment,  devant  de  telles  éventùahtés, 
ne  pas  s'armer  de  tous  les  moyens  possibles  et  mettre  de  son  côté 
toutes  les  chances  de  succès!  Or  l'une  de  ces  armes,  l'une  de  ces 
chances,  c'est  la  connaissance  de  la  langue  rivale.  Encore  une  fois, 
devant  de  telles  raisons  aucun  ministre  de  l'instruction  publique 
n'eût  pu  s'empêcher  de  rendre  obligatoire  l'usage  des  langues  vi- 
vantes (1). 

Ce  point  une  fois  accordé,  les  conséquences  sont  inévitables  et 
plus  fortes  que  toute  volonté,  que  tout  regret,  que  toute  conviction 
personnelle,  quelque  respectable  qu'elle  soit.  Comment  jusqu'ici 
avait-on  pu  concilier  l'étude  des  langues  vivantes  avec  celle  des 
langues  classiques?  Par  un  moyen  bien  simple,  c'est  que  la  pre- 

(1)  Il  est  inutile  de  dire  que  des  raisons  différentes,  mais  analogues,  peuvent  être 
données  en  faveur  de  l'anglais,  de  l'italien,  de  l'espagnol,  une  seule  de  ces  langues 
<!'taiit  obligatoire.  Le  point  essentiel ,  c'est  que  la  France  ne  devienne  pas  une  Chine 
su  milieu  môme  de  l'Europe. 


LES    RÉFORMES    DANS   L'ENSEIGNEMENT.  329 

mière  était  illusoire.  La  pratique  est  plus  forte  que  la  théorie.  Vous 
voulez  donner  un  enseignement  très  v.iste,  plus  vaste  que  des  cer- 
velles d'enfans  ne  peuvent  le  supporter;  qu'arrivera-t-il?  L'ensei- 
gnement ne  sera  qu'une  étiquette.  11  n'y  a  proviseur  ni  ministre  qui 
tienne,  les  enfans  ne  prendront  jamais  que  la  même  somme  d'éiudes, 
ils  perdront  seulement  leur  temps  h  (les  études  auxquelles  ils  ne 
s'appliqueront  pas  sérieusement;  mieux  vaudraient  des  jeux  et  des 
récréations.  Voici  cependant  ces  mêmes  Langues  vivantes  devenues 
obligatoires,  ou  du  moins  l'une  d'entre  elles,  ce  qui  est  suffisant  : 
on  veut  des  résultats  réels,  des  effets  palpables,  un  enseignement 
vraiment  efficace;  comment  cela  sans  prendre  sur  les  matières  voi- 
sines ?  Il  faut  par  exemple  que  l'allemand  ou  l'anglais  s'enseigne 
aux  heures  des  classes  régulières;  comment  serait-ce  possible  sans 
prendre  sur  le  temps  du  professeur  de  latin?  Il  faut  des  exercices 
fréquemment  répétés;  comment  cela  sans  diminuer  les  exercices 
classiques?  Eu  un  mot,  ce  dilemme  s'impose  d'une  manière  inévi- 
table :  ou  point  de  langues  vivantes,  ou  réduction  des  langues  clas- 
siques. 

Tel  est  le  problème  qui  s'est  présenté  à  l'esprit  du  ministre  de 
l'instruction  publique.  On  peut  le  critiquer  sans  doute;  mais  alors 
qu'on  résolve  le  problème,  et  qu'on  nous  dise  comment  une  langue 
de  plus,  si  elle  est  réellement  enseignée,  pourrait  s'introduire  par 
surcroît  sans  rien  déranger.  Les  raisons  générales  et  excellentes 
données  en  faveur  des  langues  classiques  sont  ici  insuffisantes,  car 
nous  sommes  en  présence  d'un  fait  fatal  et  nouveau,  fait  brutal,  si 
vous  voulez,  qui  s'impose  à  nos  enfans  ainsi  que  d'autres  choses 
plus  dures  encore  :  ce  fait,  c'est  de  parler  la  langue  de  nos  ennemis. 
Personne  n'y  peut  rien.  Rollin  et  Lhomond  reviendraient  au  monde 
avec  tout  leur  art  pédagogique,  avec  leur  vieille  expérience,  avec 
leur  tendre  amour  de  l'enfance,  avec  leur  haute  et  docte  connais- 
sance de  l'antiquité,  eux-mêmes  seraient  les  premiers  à  nous  dire  : 
Apprenez  l'allemand,  apprenez  l'anglais,  et  sacrifiez  quelque  chose 
de  nos  vieilles  méthodes. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  ministre  a  vu  le  problème  ;  voici  comment 
il  l'a  résolu.  Il  est  parti  de  ce  principe,  que,  si  l'on  apprend  les 
langues  vivantes  pour  les  parler,  on  apprend  les  langues  mortes 
pour  les  lire,  principe  qui  paraît  évident,  mais  qui  n'avait  pas  en- 
core passé  dans  l'application  ;  c'est  qu'en  effet  ce  n'est  que  depuis 
assez  peu  de  temps  qu'on  peut  dire  du  latin  qu'il  est  une  langue 
tout  à  fait  morte.  Il  n'y  a  guère  plus  d'un  siècle  ou  deux,  on 
pouvait  encore  se  faire  une  réputation  dans  le  monde  des  lettres 
par  des  œuvres  écrites  en  latin.  Santeul,  le  cardinal  de  Polignac, 
le  père  Vanière ,  ont  leur  place  dans  l'histoire  littéraire  par  des 
poésies  latines.  Le  latin  était  encore  la  langue  commune   entre 


330  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  savans;  enfin,  depuis  la  chute  de  l'antiquité  latine  jusqu'à  nos 
jours,  on  a  continué  sans  interruption  à  parler  latin  dans  les  écoles. 
Les  compositions  latines  n'étaient  donc  pas  alors  des  exercices  pu- 
rement artificiels;  on  s'exerça'it  au  latin  comme  à  une  langue  vi- 
vante, au  moins  dans  un  ordre  spécial  d'études.  Or  les  institutions 
durent  toujours  beaucoup  plus  longtemps  que  les  faits  qui  leur  ont 
donné  naissance.  Il  n'est  pas  extraordinaire  que  l'habitude  ait  main- 
tenu ce  que  l'utilité  et  une  tradition  remontant  jusqu'à  Rome  même 
avaient  suscité;  mais,  aujourd'hui  que  des  nécessités  nouvelles 
nous  forcent  de  faire  du  jour  dans  nos  études,  le  moment  n'était-il 
pas  venu  de  se  demander  si  les  exercices  latins  répondent  encore 
à  un  besoin  réel  et  sérieux?  Si  l'on  ne  parle  plus  latin  nulle  part, 
si  l'on  n'écrit  plus  en  latin  ni  dans  les  lettres,  ni  dans  les  sciences, 
sauf  de  rares  exceptions,  toutes  les  études  coivent-elles  converger 
vers  ce  point  culminant  et  dominateur  :  un  chef-d'œuvre  juvénile 
de  latinité  oratoire  ?  Si  l'on  doit  apprendre  le  latin ,  non  pour 
l'écrire,  ni  pour  le  parler,  mais  pour  le  lire,  les  exercices  de  lec- 
ture ne  doivent-ils  pas  l'emporter  sur  les  exercices  de  composi- 
tion? Les  jeunes  gens,  au  moins  pour  la  grande  majorité  d'entre 
eux,  ne  devront-ils  pas  être  exercés  à  lire  plutôt  qu'à  écru'e,  et 
n'apprendront-ils  pas  à  lire  plus  sûrement  et  plus  rapidement  en 
lisant,  c'est-à-dire  en  expliquant  beaucoup,  qu'en  composant  péni- 
blement dans  des  exercices  qui  demandent  un  temps  infini  pour  y 
être  même  médiocrement  habile  ? 

N'oublions  pas  notre  point  de  départ  :  il  s'agit  de  faire  une  place 
aux  langues  vivantes.  Cette  place,  on  espère  la  trouver  au  moyen 
d'un  sacrifice,  moindre  peut-être  en  réalité  qu'en  apparence,  mais 
qui  enfin  est  nécessaire,  à  moins  qu'on  n'en  propose  un  autre  :  c'est 
de  sacrifier  l'art  d'écrire  en  latin,  au  moins  pour  la  majorité  des 
élèves,  comme  on  a  sacrifié  depuis  un  siècle  l'art,  autrefois  si  cultivé, 
de  parler  latin.  Dans  ce  système,  si  on  le  supposait  absolument  ap- 
pliqué, tous  les  exercices  d'invention,  d'imagination,  de  style,  se 
feraient  en  français;  les  langues  anciennes  seraient  exclusivement 
des  exercices  de  lecture.  Le  but  serait  de  faire  lire  les  anciens,  de 
rendre  accessibles  à  tous  ces  grands  modèles  littéraires,  répertoire 
inépuisable  de  vérités  morales  et  philosophiques  et  de  faits  sociaux 
d'un  si  vif  intérêt  pour  nous,  qui  nous  trouvons  dans  des  conditions 
de  société  si  analogues  à  celles  que  l'antiquité  a  connues.  On  ré- 
pète sans  cesse  que  l'on  élève  les  jeunes  gens  dans  l'étude  et  l'ad- 
miration des  sociétés  antiques,  qui  n'ont  rien  de  commun  avec  les 
nôtres.  Ceux  qui  parlent  ainsi  prouvent  bien  qu'ils  ne  connaissent 
guère  les  écrivains  anciens,  et  aussi  qu'on  ne  les  leur  a  guère  fait 
connaître.  C'est  au  contraire  une  circonstance  très  favorable  à 
l'étude  des  lettres  anciennes  que  les  monumens  de  l'antiquité  se 


LES    RÉFORMES   DANS   l'eNSEIGNEMENT.  331 

trouvent  être  une  préparation  éminemment  propre  aux  temps  où 
nous  nous  trouvons.  Les  anciens  en  effet  ont  connu  toutes  les  pé- 
ripéties (le  la  vie  politique  dans  laquelle  nous  sommes  encore  si  no- 
vices. Ils  ont  connu  les  crises  de  la  guerre  étrangère,  de  la  guerre 
civile,  de  la  guerre  sociale;  ils  ont  connu  les  luttes  de  la  démocra- 
tie, de  l'oligarchie,  de  la  tyrannie,  les  révolutions  et  les  réactions; 
leurs  livres  sont  plus  vivans  pour  nous  que  les  livres  modernes. 
Démostliène  et  Gicéron  sont  plus  près  de  nous  que  Bossuet;  Platon 
et  Aristote  en  savent  plus  sur  nos  affaires  que  Montesquieu  lui- 
même  et  Jean- Jacques  Rousseau;  Tacite  hier  encore  était  un  livre 
d'opposition.  C'est  cette  mine  de  richesse  qu'il  faut  ouvrir  à  nos 
écoliers;  on  peut  supposer  qu'ils  prendront  plus  de  goût  à  l'étude 
quand  ils  auront- une  familiarité  plus  grande  avec  les  textes  eux- 
mêmes,  quand  ils  seront  arrivés  à  expliquer  à  livre  ouvert,  ou 
même  à  comprendre  des  yeux,  sans  avoir  besoin  de  les  expliquer, 
les  chefs-d'œuvre  des  anciens  (1). 

Bien  entendu,  M.  Jules  Simon  n'a  pas  osé  appliquer  jusqu'au 
bout  cette  rigoureuse  réforme.  Entre  les  exercices  latins,  il  n'a  pas 
touché  au  plus  important  de  tous,  à  celui  qui  est  le  couronnement 
de  nos  exercices  scolaires,  à  savoir  le  discours  latin.  C'est  avec  rai- 
son que  le  ministre  s'est  arrêté  devant  cette  réforme  prématurée, 
même  inutile,  espérons-le,  si  l'expérience  tentée  suffit  et  réussit; 
mais  à  quoi  reconnaîtra- t-on  que  cette  expérience  aura  réussi?  Le 
voici.  Il  y  a  trois  conditions  de  succès.  Il  faut  d'abord  que  l'on  s'as- 
sure que  l'enseignement  des  langues  vivantes  est  efficace,  et  que 
les  élèves  apprennent  réellement  soit  à  parler  (2),  soit  à  lire  et  à 
écrire  dans  une  de  ces  langues  ;  —  en  second  lieu,  il  faut  qu'il 
soit  constaté  que  les  enfans  lisent  le  latin  aussi  facilement  et  même 
plus  facilement  qu'autrefois,  —  en  troisième  lieu  enfin  que  les 
exercices  d'imagination  ou  de  style  que  l'on  fera  en  français  ne 
soient  en  rien  inférieurs  à  ceux  que  l'on  faisait  en  latin.  Ces  trois 
expériences  peuvent  être  faites  en  peu  d'années.  Des  inspections 
ad  hoc  peuvent  être  organisées  pour  s'assurer  des  résultats  obte- 
nus :  or  il  nous  semble  qu'il  n'y  a  réellement  aucune  laison  pour 
que  ces  expériences  ne  réussissent  pas,  et,  si  elles  réu:  sissaient,  de 
quoi  se  plaindrait-on  ?  Quel  inconvénient  y  aurait-il  à  bien  savoir 
une  langue  vivante,  si  l'on  arrive  à  savoir  aussi  bien  le  latin,  et 

(1)  Pour  éviter  tout  malentendu,  disons  qu'il  y  aura  deux  sortes  d'explications  dans 
les  classes,  —  les  unes  très  approfondies  et  où  l'on  mettra  beaucoup  de  temps  à  expli- 
quer très  peu  de  lignes,  —  les  autres  au  contraire  très  rapides  et  très  ([tendues,  et  qui 
auront  pour  but  d'exercer  à  la  lecture  et  à  la  prompte  intelligence  des  textes. 

(2)  Beaucoup  de  bons  esprits  doutent  que  dans  des  classes  nombreuses,  comme 
elles  le  sont  nécessairement,  on  puisse  arriver  réellement  à  parler  les  langues  vivantes. 
Peu  importe.  Si  on  ne  parvient  pas  à  les  parler,  ce  sera  déjà  beaucoup  que  de  par- 
venir à  les  comprendre  et  à  s'en  servir  la  plume  à  la  main. 


332  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peut-être  mieux,  sans  rien  perdre  des  facultés  de  l'iinagination ? 
On  ne  voit  pas  pourquoi  les  facultés  de  composition  et  d'invention 
ne  s'exerceraient  pas  en  français  aussi  bien  qu'en  latin,  et,  s'il  y  a 
quelque  chose  de  vraisemblable,  c'est  qu'une  lecture  plus  fréquente 
et  plus  étendue  des  textes  doit  donner  une  connaissance  plus  libre 
et  plus  familière  de  la  langue.  C'est  d'ailleurs  sur  ces  deux  points 
que  l'expérience  prononcera;  on  ne  peut  en  préjuger  le  résultat. 

Examinons  cependant  quelques-unes  des  objections  que  l'on  op- 
pose à  la  réforme  nouvelle. 

La  principale  de  ces  objections  est  celle-ci  :  on  n'apprend  pas  le 
latin  seulement  pour  savoir  le  latin,  on  l'apprend  pour  se  culti- 
ver l'esprit,  pour  développer  ses  facultés.  Cette  doctrine  est  très 
vraie;  mais  il  semble  que  ce  soit  précisément  celle  que  le  ministre 
veut  exprimer  lorsqu'il  dit  :  a  On  n'apprend  pas  le  latin  pour  le 
parler,  ni  même  pour  l'écrire;  on  l'apprend  pour  le  lire,  »  car  c'est 
la  lecture  des  anciens  qui  est  un  véritable  aliment  pour  notre  es- 
prit; c'est  à  la  condition  de  les  lire  qu'on  en  tirera  tous  les  fruits 
qu'ils  peuvent  donner.  Or  on  peut  lire  les  auteurs  anciens  soit  pen- 
dant les  études,  soit  après  les  études.  Un  grand  nombre  ne  con- 
naîtront jamais  des  anciens  que  ce  qu'ils  auront  lu  au  lycée;  un 
petit  nombre,  les  plus  distingués,  pourront  continuer  plus  tard. 
Pour  que  l'on  puisse  dire  que  l'on  a  lu  les  classiques  anciens  au 
lycée,  il  faut  évidemment  que  les  explications  soient  très  amples 
et  très  fréquentes;  il  faut  que  la  lecture  des  textes  devienne  un 
exercice  capital  dans  les  classes.  Tout  le  monde  est  d'accord  sur 
ce  point  :  il  n'y  a  pas  assez  d'explications,  on  ne  lit  pas  assez  d'au- 
teurs, on  ne  les  lit  que  par  fragmens;  mais  comment  augmenter 
les  explications  sans  diminuer  les  exercices  écrits?  Quant  à  la  lec- 
ture des  auteurs  classiques  après  le  lycée,  elle  ne  sera  possible 
qu'à  la  condition  d'y  avoir  été  exercé  dès  le  collège  même,  car  ce 
n'est  qu'en  lisant  les  auteurs  qu'on  s'habitue  à  les  lire;  ici  encore, 
et  pour  la  même  raison,  il  faut  faire  la  part  la  plus  large  à  l'expli- 
cation des  textes,  et  par  suite  sacrifier  d'un  autre  côté.  On  ne  di- 
minue donc  en  rien  la  culture  de  l'esprit  lorsqu'on  met  les  élèves  plus 
en  mesure  qu'auparavant  de  lire  les  monumens  de  l'antiquité. 

Mais,  dira-t-on  encore,  ce  n'est  pas  uniquement  par  la  lecture 
que  les  devoirs  latins  cultivent  l'esprit ,  c'est  encore  à  deux  points 
de  vue  :  1°  comme  exercices  de  langue,  2°  comme  exercices  d'ima- 
gination. —  Pour  ce  qui  est  du  premier  point,  on  ne  voit  pas  en 
quoi  la  nouvelle  réforme  affaiblirait  l'utilité  du  latin  comme  exer- 
cice de  langue  et  comme  gymnastique  d'esprit.  La  comparaison 
des  deux  langues  continuera  de  se  faire  comme  par  le  passé,  seu- 
lement elle  se  fera  un  peu  plus  fréquemment  par  la  voie  orale,  un 
peu  moins  fréquemment  par  la  voie  écrite  ;  qui  peut  soutenir  qu'il 


LES    RÉFORMES   DANS   l' ENSEIGNEMENT.  3â3 

y  ait  là  un  bien  grand  inconvénient?  Sans  doute,  de  deux  épreuves 
dont  se  compose  l'étude  d'une  langue,  la  version  et  le  thème,  l'une, 
à  savoir  le  thème,  est  supprimée  à  partir  de  la  quatrième.  —  Le 
thème  écrit,  oui  ;  le  thème  oral,  non.  —  Or  les  meilleurs  éducateurs, 
Rollin  et  Port-Royal,  recommandent  les  thèmes  de  vive  voix  de  pré- 
férence au  thème  écrit  :  celui-ci  môme  n'est  pas  supprimé;  il  s'en 
faut,  puisqu'on  eu  fera  encore  pendant  quatre  années.  Supposez 
quatre  ans  de  thèmes  anglais,  faits  d'une  manière  Lien  régulière, 
bien  continue,  bien  sérieuse;  qui  pourrait  dire  que  c'est  peu  de 
chose?  Un  même  exercice  répété  pendant  huit  années  de  suite  finit 
par  perdre  toute  son  utilité,  toute  son  efficacité.  Cette  préférence 
de  la  version  sur  le  thème  a  été  la  méthode  des  meilleurs  et  des 
plus  illustres  éducateurs,  Port-Royal  et  Rollin.  Celui-ci  ne  mécon- 
naissait pas  l'utilité  des  thèmes,  mais  à  la  condition  u  qu'ils  ne 
soient  pas  trop  fréquens  (1).  »  Quant  à  Port-Royal,  on  y  excluait 
les  thèmes  dans  les  basses  classes,  «  car,  disait-on ,  n'est-ce  pas 
un  ordre  tout  renversé  et  tout  contraire  à  la  nature  que  de  vouloir 
qu'on  commence  par  écrire  en  une  langue,  laquelle  non-seulement 
on  ne  sait  pas  parler,  mais  même  qu'on  n'entend  pas?  »  Ici  à  la 
vérité,  se  plaçant  à  un  autre  point  de  vue  que  Port-Royal,  le  mi- 
nistre a  supprimé  le  thème  dans  les  hautes  classes  et  l'a  maintenu 
dans  les  petites.  Nous  préférons  pour  notre  part  la  mélhode  de  Port- 
Royal  ;  mais  dans  tous  les  cas  il  semble  que  quatre  années  de  thème 
soient  suffisantes,  soit  qu'on  commence,  soit  qu'on  finisse  par  là  (2). 
Il  est  donc  permis  de  dire  qu'au  point  de  vue  de  la  gymnastique 
linguistique  la  réforme  ne  met  rien  en  péril  et  laisse  les  choses 
comme  auparavant;  l'expérience  fera  voir  si  elle  les  a  améliorées. 
Ce  n'est  pas  tout,  dira-t-on  :  il  faut  faire  une  part  à  l'invention, 
à  l'imagination,  à  la  composition  littéraire.  On  ne  doit  pas  toujours 
se  borner  à  traduire;  il  faut  que  l'esprit  des  écoliers  travaille.  Fort 
bien;  mais  pourquoi  ces  exercices  d'imagination  ne  se  feraient-ils 
pas  en  français  aussi  bien  qu'en  latin?  C'est  le  point  où  il  y  a  le 
plus  de  débat.  Cependant  le  bon  sens  indique  que,  si  les  jeunes  gens 
sont  capables  de  composer  en  latin,  ils  doivent  être  encore  plus 
facilement  capables  de  composer  en  français,  et,  s'ils  sont  inca- 
pables de  composer  en  français,  on  ne  voit  pas  comment  une  diffî- 

(1)  Rollin,  Traité  des  études,  1.  II,  c.  iir. 

(2)  La  question  da  thème  latin  présente  toutefois,  nous  le  reconnaissons,  de  sé- 
rieuses difficultés  et  est  très  controversée  dans  l'Université.  Si,  comme  nous  le  propo- 
sons plus  loin,  l'étude  du  latin  était  ajournée  de  deux  ans,  c'est-à-dire  de  huitième 
en  sixième,  cette  question  serait  résolue  facilement.  En  effet,  les  quatre  années  de 
thème  qui  sont  conservées  par  la  réforme  nous  conduiraient  de  sixième  en  troisième 
et  viendraient  ainsi  rejoindre  les  narrations  latines  et  les  discours  latins,  qui  sont 
conservés  également  en  seconde  et  on  rhétorique,  de  sorte  que  l'ancien  et  le  nouveau 
système  se  concilieraient  très  bien. 


33Zl  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

culte  de  plus  les  rendrait  plus  capables  de  composer  dans  une 
langue  étrangère.  Tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est  que  la  platitude 
se  voit  moins  en  latin  qu'en  français,  et  qu'elle  est  peut-être  moins 
choquante  parce  qu'elle  est  tempérée  par  l'incorrection.  Les  barba- 
rismes et  les  solécismes  qui  sautent  aux  yeux  permettent  de  ne  pas 
trop  faire  attention  à  la  sottise  du  fond.  Autrement  il  n'est  per- 
sonne, ayant  composé  dans  les  deux  langues,  qui  ne  reconnaisse 
que  l'on  a  d'autant  moins  d'idées  que  l'on  a  moins  de  mots  à  sa 
disposition.  A  priori,  il  parait  donc  évident  que  les  jeunes  gens 
auront  plus  de  facilité  à  composer  dans  leur  langue  maternelle  que 
dans  une  langue  étrangère,  et  surtout  dans  une  langue  morte. 

C'est  cette  facilité  même  que  l'on  craint  pour  les  compositions 
françaises.  Il  semble  que  les  jeunes  gens,  par  cela  seul  qu'ils  trou- 
veront un  peu  plus  aisément  les  mots  et  les  tournures,  feront  moins 
d'eiforts  pour  trouver  les  idées.  La  réponse  est  fournie  par  l'expé- 
rience elle-même.  En  effet,  nos  élèves  composent  en  français  dans 
les  classes  de  rhétorique;  voit-on  que  les  discours  français  soient 
inférieurs,  quant  aux  idées,  aux  discours  latins?  C'est  aux  profes- 
seurs de  rhétorique  à  répondre.  A-t-on  plus  d'imagination  en  latin 
qu'en  français,  a-t-on  plus  d'esprit,  plus  de  logique,  plus  de  bon 
sens,  plus  d'invention  (1)?  Ne  soyons  pas  d'ailleurs  ici  dupes  d'une 
illusion  d'optique.  Lorsque  nous  lisons  des  travaux  écriis  en  fran- 
çais par  les  élèves,  nous  les  comparons  involontairement  à  ce  que 
nous  avons  l'habitude  d'exiger  d'un  écrivain;  de  là  vient  que  nous 
sommes  très  sensibles  à  la  pauvreté  et  à  la  platitude  de  la  plupart 
de  ces  travaux  juvéniles.  En  latin  au  contraire,  pour  peu  que  les 
travaux  aieiit  quelque  analogie  lointaine  avec  les  modèles,  nous 
sommes  disposés  à  en  savoir  gré  aux  auteurs  :  de  Là  vient  qu'un 
vers  latin  médiocre  nous  paraîtra  charmant,  tandis  qu'un  vers  fran- 
çais médiocre  nous  paraîtra  déplorable.  Il  est  évident  qu'il  faut 
avoir  beaucoup  plus  d'esprit  en  français  qu'en  latin  pour  se  rendre 
supportable;  mais  il  ne  s'agit  pas  de  plaire  à  son  professeur  :  expri- 
mer ses  idées  en  français,  même  de  la  manière  la  plus  pauvre  et  la 
plus  plate,  est  encore  un  exercice  utile,  puisque  tout  le  monde  a 
besoin  de  savoir,  tant  bien  que  mal,  écrire  ^a  langue  ;  la  platitude 
en  français,  pourvu  qu'elle  ne  soit  pas  la  sottise,  a  donc  encore  sa 
valeur,  tandis  que  la  platitude  en  latin  est  d'une  absolue  inutilité. 

jN'oublions  pas  d'ailleurs  que  les  exercices  français  n'ont  jamais 

(1)  Pour  notre  part,  nous  ne  poavons  répondre  qu'au  point  de  vue  de  la  philosophie. 
Or  nous  pouvons  déclarer,  ayant  assez  fait  de  classes  dans  notre  vie  pour  avoir  sur 
ce  point  une  opinion  arrêtée,  qu'il  n'y  a  pas  l'ombre  de  comparaison,  pour  la  force 
d'invention  et  la  fécondité  des  vues  développées  par  les  élèves,  entre  la  dissertation 
française  et  la  dissertation  latine.  Celle-ci  pourrait  être  absolument  supprimée  sans 
aucun  inconvénient. 


LES    RÉFORMES    DANS   l' ENSEIGNEMENT.  335 

été  cultivés  dans  l'Université  d'une  manière  méthorlique,  systéma- 
tique, continue.  Oa  n'a  jamais  admis  qu'un  seul  exercice  français, 
le  discours;  cependant  il  y  en  a  beaucoup  d'autres,  les  lettres,  les 
récits,  les  descriptions,  les  jugemans  historiques,  les  dialogues,  les 
analyses  d'auteur,  les  dissertations,  les  vers  français  eux-mêmes,  que 
je  ne  vois  aucune  raison  d'interdire,  sans  compter  les  rédactions, 
qui  sont  déjà  en  usage,  mais  qui  devraient  être  réduites,  sinon  tout 
à  fait  supprimées.  Que  de  formes  différentes  de  l'art  de  composer  et 
d'écrire,  que  d'exercices  variés  pour  l'imagination,  le  jugement  et  le 
goût!  Supposez,  comme  le  demande  le  ministre,  qu'on  réussisse  à 
graduer  ces  différens  exercices  suivant  les  âges  et  les  classes,  suppo- 
sez que  les  professeurs  arrivent  à  réunir  pour  ces  travaux  un  réper- 
toire de  matières  et  de  sujets  comme  ils  en  ont  pour  les  discours  et 
les  vers,  supposez  enfin  plusieurs  années  d'efforts  concentrés  dans 
cette  voie,  et,  quoi  qu'on  en  dise,  nous  ne  croyons  pas  du  tout  que 
la  haute  éducation  intellectuelle  de  la  France  soit  en  aucune  façon 
compromise.  Bien  loin  de  considérer  l'exercice  de  la  composition 
française  comme  supérii^ur  à  la  capacité  moyenne  des  élèves,  je 
suis  porté  à  croire  qu'il  nous  est  aussi  naturel  d'écrire  que  de 
parler,  pourvu  qu'on  entende  par  écrire  exprimer  correctement  et 
clairement  ses  pensées,  et  non  pas  avoir  du  talent,  ce  qui  n'est  pas 
absolument  nécessaire.  Je  pense  même  que  ces  exercices  de  français 
devraient  commencer  dès  les  premières  classes,  car  les  petits  enfans 
y  ont  une  singulière  facilité.  Ici  encore  nous  pouvons  nous  autoriser 
de  l'exemple  et  du  précepte  de  Port-Royal  :  a  on  pourra  même 
commencer  à  les  faire  écrire  en  français  avant  d'écrire  en  latin,  en 
leur  donnant  à  composer  de  petits  dialogues,  de  petites  narrations 
ou  histoires,  de  petites  lettres,  et  en  leur  laissant  choisir  les  sujets 
dans  les  souvenirs  de  leurs  lectures.  »  Au  reste,  il  faudra  s'en  rap- 
porter à  l'expérience;  mais  le  principe  paraît  incontestable  :  c'est 
que  dorénavant,  au  moins  pour  la  masse  des  élèves,  la  culture  des 
facultés  inventives  doit  se  faire  par  le  français  et  non  par  le  latin. 

lî. 

Nous  avons  exposé  le  système  du  ministre  de  l'instruction  pu- 
blique; nous  avons  loué  ce  système  dans  son  ensemble  et  dans  ses 
principes,  sauf  discussion  pour  le  détail  des  applications.  Ce  sys- 
tème peut  se  résumer  ainsi  :  nécessité  d'introduire  une  langue  vi- 
vante dans  l'enseignement,  nécessité  corrélative  d'une  réduction 
proportionnée,  réduction  portant  sur  les  devoirs  écrits  en  général 
et  les  compositions  latines  en  particulier.  Ce  système  est  simple  et 
clair  :  il  a  surtout  le  mérite  d'aborder  le  problème  nettement  et 
hardiment;  mais  peut-être  ne  va-t-il  pas  encore  jusqu'au  bout  de 


33(3  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  difficulté,  car  en  allégeant  l'enseignement  il  le  laisse  encore  bien 
chargé.  Si  l'on  supprime  certains  exercices,  on  en  met  d'autres  à 
la  place;  si  l'on  réduit  le  nombre  des  devoirs,  on  augmente  les  ex- 
plications orales, — tout  cela  est  bon  et  utile,  mais  la  proportion  est 
toujours  à  peu  près  la  même,  et  il  faut  encore  trouver  du  temps 
pour  les  langues  vivantes  et  pour  la  géographie.  Quelques  mesures 
plus  décisives  paraissent  donc  nécessaires.  Que  l'on  nous  permette 
en  conséquence  d'exposer  ici  nos  idées  personnelles  sur  la  ques- 
tion, sous  notre  propre  responsabilité.  Il  est  bien  entendu  d'ailleurs 
que  ce  sont  des  vues  que  nous  soumettons  à  l'examen  et  à  la  critique 
plutôt  que  des  projets  que  nous  proposons.  Chacun  aujourd'hui  es.t 
appelé  à  donner  son  avis;  nous  usons  de  ce  droit  en  demandant  que 
tous  ceux  qui  ont  quelque  autorité  en  fassent  autant.  Ce  n'est  pas 
trop  du  concours  de  tous  pour  résoudre  de  pareils  problèmes. 

Nous  l'avons  dit  déjà,  la  question  qui  se  débat  aujourd'hui  n'est 
qu'un  cas  particulier  du  grand  conflit  qui  s'agite  sourdement  depuis 
un  siècle,  dans  toutes  les  écoles  de  l'Europe,  entre  l'enseignement 
classique  et  ce  que  nous  avons  appelé  l'enseignement  moderne.  En 
général  les  partisans  aussi  bien  que  les  adversaires  de  ce  second 
enseignement  ont  l'habitude  de  le  représenter  sous  des  traits  qui 
ne  sont  peut-être  pas  complètement  justes.  Ainsi  par  exemple,  tan- 
dis que  l'éducation  classique  est  considérée  comme  une  éducation 
libérale,  générale,  philosophique,  ayant  pour  objet  la  culture  des 
hautes  facultés,  l'éducation  moderne  au  contraire  est  représentée 
comme  utilitaire,  pratique,  professionnelle,  positive  :  la  première 
ferait  des  hommes,  la  seconde  des  machines  propres  à  telle  ou  telle 
profession.  Il  n'y  a,  ce  semble,  nulle  raison  d'établir  une  telle  op- 
position. Si  l'on  considère  en  effet  que  l'enseignement  moderne 
comprend  les  grandes  littératures  modernes,  en  particulier  la  litté- 
rature française,  l'art  d'écrire  dans  la  langue  maternelle,  l'histoire 
de  la  civilisation  antique  et  moderne  et  la  comparaison  de  l'une  et 
de  l'autre,  la  philosophie,  y  compris  le  droit  public  et  l'économie 
politique,  les  sciences  dans  leurs  principes  les  plus  généraux  et  les 
plus  féconds,  il  serait  difficile  de  faire  croire  que  ce  ne  soit  là  qu'un 
ensemble  de  notions  serviles  et  mercenaires  servant  à  un  but  pro- 
chain et  immédiat,  comme  l'apprentissage  des  arts  mécaniques.  On 
ne  voit  pas  pourquoi  la  littérature  moderne  serait  une  étude  moins 
libérale  que  la  littérature  ancienne,  pourquoi  l'art  d'écrire  en  sa 
propre  langue  aurait  quelque  chose  de  moins  noble  que  l'art  d'écrire 
en  latin,  pourquoi  les  sciences  étudiées  dans  leurs  théories  générales 
seraient  moins  dignes  d'une  haute  culture  que  les  lettres  elles- 
mêmes,  pourquoi  les  études  morales  et  philosophiques  ne  seraient 
qu'une  préparation  à  l'atelier.  L'enseignement  moderne  n'a  donc 
été  tenu  à  distance  et  à  un  rang  inférieur  que  parce  qu'on  se  le 


LES    RÉFORMES   DANS    l' ENSEIGNEMENT.  337 

représente  sous  les  couleurs  les  plus  fausses,  et  que  ses  défenseu  s 
eux-mêmes  ne  se  sont  jamais  placés  qu'au  point  de  vue  de  l'utilité. 

L'histoire  de  l'éducation  explique  aussi  très  bien  et  pourquoi  cet 
enseignement  moderne  a  été  presque  partout  subordonné  à  l'ensei- 
gnement classique,  et  pourquoi  il  a  commencé  à  réclamer  sa  part 
en  l'exigeant  de  plus  en  plus  grande.  A  l'époque  où  l'éducation 
classique,  constituée  à  peu  près  telle  qu'elle  l'est  aujourd'hui,  a 
pris  naissance,  la  civilisation  moderne  n'existait  point  encore;  elle 
sortait  du  moyen  âge,  et  s'efforçait  d'en  secouer  le  joug,  qui  n'é- 
tait pour  elle  que  celui  de  la  barbarie.  Où  pouvait-elle  trouver  une 
source  de  culture  et  de  lumières,  si  ce  n'est  dans  les  lettres  an- 
ciennes? Elle  n'aspirait  qu'à  retourner  à  l'école  ;  le  retour  aux  an- 
ciens était  alors  une  délivrance.  Ce  mouvement  libérateur  fut  appelé 
la  renaissance,  tant  on  était  éloigné  alors  de  songer  à  autre  chose 
qu'à  une  restauration  du  passé;  mais  depuis  cette  époque,  c'est- 
à-dire  depuis  bientôt  quatre  siècles ,  la  civilisation  moderne  est 
passée  de  l'enfance  à  la  jeunesse  et  à  la  maturité.  Les  grandes  lit- 
tératures modernes  sont  nées,  et  elles  ont  aujourd'hui  leurs  classi- 
ques. Pétrarque  et  le  Tasse,  Racine  et  Corneille,  Shakspeare  et  Mil- 
ton,  Goethe  et  Schiller,  n'ont  plus  à  faire  leurs  preuves,  et  sont  les 
rivaux  d'Homère  et  de  Virgile,  d'Eschyle  et  de  Sophocle.  —  Les 
grandes  nations  modernes  se  sont  constituées,  elles  ont  subi  et  elles 
attendent  des  révolutions  auprès  desquelles  les  luttes  politiques 
d'Athènes  et  de  Rome  semblent  des  querelles  de  village  :  enfin  la 
science  est  devenue  la  maîtresse  du  monde;  tout  relève  d'elle,  et 
l'art  de  nourrir  et  l'art  de  détruire.  Le  mot  de  Bacon,  savoir,  c'est 
jjouvoir,  se  réalise  chaque  jour  avec  une  merveilleuse  vérité.  Sup- 
poser qu'avec  de  tels  états  de  services  et  le  sentiment  croissant 
de  ses  forces  la  civilisation  moderne  consentira  toujours  à  rester, 
comme  au  xv  i»^  siècle,  tributaire  et  dépendante  à  l'égard  de  l'anti- 
quité, c'est  aller  au-devant  de  cruels  démentis.  Évidemment  elle 
cherchera  à  pénétrer  de  plus  en  plus  dans  le  temple  de  l'éducation, 
elle  voudra  que  la  jeunesse  soit  élevée  pour  elle  et  par  elle,  et,  si  l'on 
ne  veut  s'exposer  dans  un  temps  donné  à  une  révolution  radicale, 
il  faut  par  une  série  de  réformes  judicieuses  faire  la  part  nécessaire 
à  des  besoins  nouveaux. 

TNous  sommes  précisément  à  l'un  de  ces  momens  critiques  où  le 
passé  et  le  présent  luttent  pour  la  prépondérance  dans  nos  écoles, 
aussi  bien  que  dans  la  société.  La  crise  actuelle  n'est  qu'un  cas 
particulier  de  la  crise  générale  que  nous  traversons.  Sans  nous 
perdre  dans  cos  hautes  généralités ,  et  pour  revenir  à  quelques 
points  précis,  examinons  quelques-unes  des  conséquences  que  pa- 
raît devoir  entraîner  l'introduction  définitive  des  langues  vivantes 

TOME  eu.  —  1872.  22 


338  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dans  nos  études.  Nous  en  signalerons  deux  principales  :  la  pre- 
mière est  l'ajournement  des  études  latines  de  huitième  en  sixième, 
ou,  si  l'on  veut,  de  dix  ans  à  douze  ans;  —  la  seconde  est  que  des 
deux  langues  anciennes  une  seule,  le  latin,  soit  obligatoire,  et  la 
seconde  facultative  (i). 

Pour  ce  qui  est  du  premier  point,  il  nous  semble  évident  que,  si 
l'on  commence  les  langues  vivantes  dans  les  classes  élémentaires, 
il  faut  ajourner  le  latin  dans  les  classes  de  grammaire.  On  ne  peut 
exiger  des  enfans  qu'ils  apprennent  en  même  temps  et  d'une  ma- 
nière utile  deux  langues  différentes,  l'une  ancienne,  l'autre  mo- 
derne, sans  compter  la  langue  maternelle.  De  deux  choses  l'une  : 
ou  vous  les  chargerez  pour  les  faire  travailler  efficacement,  et  alors 
vous  tuez  la  poule  aux  œufs  d'or  en  épuisant  d'avance  la  sève  de 
ces  jeunes  intelligences,  qu'il  faut  au  contraire  si  précieusement 
ménager,  —  ou  bien  vous  ne  les  chargez  pas,  vous  leur  mesurez 
avec  économie  le  travail  et  les  efforts;  mais  alors,  disséminé  sur  un 
trop  grand  nombre  d'exercices,  ce  travail  réduit  devient  stérile  et 
insuffisant.  Sans  exag-'-rer  le  nombre  des  devoirs,  on  sait  cependant 
qu'il  faut  que  ces  dt^.voirs  soient  assez  fréquens  et  assez  rapprochés 
pour  être  vraiment  utiles.  On  ne  peut  donc  réduire  le  nombre  des 
devoirs  au-delà  d'une  certaine  limite;  autrement  il  ne  reste  rien 
qu'un  travail  apparent.  Pour  les  langues  vivantes  en  particulier, 
qu'on  a  eu  raison  de  placer  dans  les  basses  classes,  car  c'est  là  ou 
jamais  qu'on  les  apprendra,  pour  ces  langues,  dis-je,  il  faut  de 
fréquens  exercices,  si  on  veut  que  l'étude  en  soit  efficace,  car  c'est 
précisément  par  le  retour  fréquent  des  mots  et  des  tournures  qu'une 
langue  s'apprend  au  point  de  vue  pratique.  Une  langue  vivante  doit 
s'apprendre  vite.  Si  vous  traînez  pendant  des  années  avec  deux  ou 
trois  heures  par  semaine,  je  doute,  sauf  expérience  contraire,  d'un 
résultat  bien  utile.  Chacun  sait  qu'on  peut  passer  sa  vie  ainsi  à 
apprendre  une  langue  sans  jamais  la  savoir,  tandis  qu'en  un  an  ou 
deux,  si  on  est  en  quelque  sorte  saisi  tout  vif,  on  en  devient  maître, 
et  le  reste  n'est  plus  que  perfectionnement  et  entretien.  J'imagine 
donc  que  c'est  pendant  ces  deux  années  de  classes  élémentaires, 
quand  les  organes  sont  encore  souples  et  quand  l'esprit,  moins  ira- 
patient  des  idées,  est  plus  propre  à  retenir  des  mots,  c'est  en  hui- 
tième et  en  septième  fju'on  devra  apprendre  l'allemand  et  l'anglais, 
—  non  pas  tout  à  fait,  bien  entendu,  puisqu'il  reste  encore  tout  le 
temps  des  études,  mais  assez  pour  que  le  plus  fort  soit  fait,  pour 
que  l'esprit  soit  rompu  à  entendre  la  langue  étrangère,  et  qu'on 

(l)  Quelques-uns  proposent  encore,  et  nous  ne  serions  pas  éloigné  d'être  de  cet 
avis,  l'ajournement  clfs  sciences  à  la  fin  des  études,  pendant  deux  ans,  comme  c'était 
dans  l'ancien  régime;  mais  il  y  aurait  là  un  remaniement  de  nos  classes  assez  difficlB 
à  opérer.  Cependant  toutes  les  idées  doivent  être  mûries  et  examinées. 


LES   RÉFORMES    DANS    l' ENSEIGNEMENT.  33'9 

puisse  ensuite  enseigner  dans  cette  langue  même.  Pour  obtenir  un 
tel  résultat,  il  faut  que,  dans  les  classes  élémentaires,  les  langues 
vivantes  prennent  la  place  du  latin  et  occupent  par  conséquent  la 
moitié  du  temps  total.  C'est  un  temps  que  l'on  retrouvera  plus  tard 
avec  bénéfice. 

Il  est  une  seconde  raison  qui  justifierait  à  nos  yeux  l'ajournement 
du  latin  en  sixième.  L'enseignement  élémentaire  dans  nos  collèges 
n'est  autre  chose,  à  vrai  dire,  que  l'enseignement  primaire;  les  en- 
fans  qui  suivent  ces  classes  n'en  savent  pas  beaucoup  plus,  et  sou- 
vent même  en  savent  moins  que  ceux  des  écoles  primaires.  Or  une 
forte  instruction  primaire  doit  être  la  base  d'une  solide  instruction 
littéraire;  la  culture  de  f  esprit  n'est  possible  qu'à  la  condition  d'une 
instruction  pratique  antérieure.  Orthographe,  calcul,  notions  élé- 
mentaires d'histoire  sainte  et  d'histoire  de  France,  géographie,  telies 
soHt  les  matières  indispensables  de  toute  instruction  primaire;  mais 
ces  matières  ne  peuvent  s'introduire  dans  l'esprit  et  y  subsister 
que  par  des  exercices  très  fréquens,  ce  qui  est  impossible,  si  vous 
commencez  tout  de  suite  par  les  occuper  au  laiin,  lequel,  dans  nos 
traditions  universitaires,  devient  bien  vite  le  principal  et  même  le 
tout,  aussitôt  qu'il  apparaît.  Je  ne  m'insurge  point  contre  ce  fait, 
au  contraire  je  persiste  à  croire  que  le  latin  doit  rester  le  principal 
dans  nos  études;  c'est  précisément  à  cause  de  cela  que  je  voudrais 
ne  le  voir  paraître  que  lorsqu'il  ne  ferait  plus  concurrence  à  une 
instruction  élémentaire  indispensable  et  qui  n'est  pas  encore  soli- 
dement établie. 

Ne  serait-il  pas  possible  cependant  qu'en  ajournant  le  latin  en 
sixième  on  affaiblît  nos  études,  et  en  particulier  les  études  clas- 
siques, qui  sont  et  doivent  rester  la  base  de  notre  éducation  natio- 
nale? Le  ministre  a  eu  cette  crainte,  et  il  a  hésité  devant  une  me- 
sure qui  lui  était,  dit- il,  demandée  de  difïérens  côtés;  il  n'a  pas 
voulu  porter  une  trop  grave  atteinte  à  l'économie  du  système  uni- 
versitaire. Nous  pensons  que  ces  craintes  sont  exagérées.  D'un  côté, 
un  retard  de  deux  ans  imposé  aux  études  latines  sera  amplement 
compensé  par  un  surcroît  de  maturité  chez  les  enfans.  Deux  ans  de 
plus  ont  une  valeur  inappréciable.  A  douze  ans,  les  enfans  ont  une 
plus  grande  force  d'attention  qu'à  dix  ans;  ils  ont  une  compréhen- 
sion plus  exercée  et  doivent  comprendre  plus  vite  les  choses  diffi- 
ciles. On  a  souvent  constaté  que  les  élèves  qui  commencent  les 
sciences  trop  tôt  sont  inférieurs  à  ceux  qui  les  commencent  plus 
tard  après  de  bonnes  études  littéraires,  et  c'est  ce  fait  surtout  qui 
a  décidé  de  la  chute  de  la  bifurcation  :  c'est  la  force  de  l'esprit 
beaucoup  plus  que  le  temps  qui  importe  ici.  On  peut  donc  admettre 
avec  certitude  qu'une  année  de  latin  commencée  à  douze  ans  pourra 
facilement  en  valoir  deux  à  partir  de  dix.  Ajoutez  à  cela  que,  les 


340  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

deux  premières  classes  ayant  donné  une  base  élémentaire  très  so- 
lide, les  enfans  seront  plus  aptes  à  s'élever  à  la  connaissance  plus 
abstraite  des  langues,  et  qu'enfin,  ayant  appris  déjà  l'allemand  ou 
l'anglais,  l'allemand  surtout,  ils  seront  préparés  à  la  grande  diffi- 
culté de  la  comparaison  d'une  langue  avec  une  autre.  De  plus,  je 
suis  tellement  frappé  de  la  nécessité  d'une  réduction  et  simplifica- 
tion dans  nos  études,  que  je  serais  tout  prêt  (j'y  reviendrai  tout  à 
l'heure)  à  proposer  la  simplification  du  cours  de  philosophie,  de 
manière  à  restituer  par  semaine  un  certain  nombre  d'heures  à  l'ex- 
plication de  textes  et  à  retrouver  à  la  fin  des  études  une  partie  du 
temps  qu'on  aurait  dû  sacrifier  en  commençant.  Enfin  nous  ferons 
observer  que  le  temps  nécessaire  à  l'étude  des  langues  vivantes 
sera  toujours  pris  de  quelque  façon  sur  le  temps  des  langues  an- 
ciennes. Si  l'on  en  fait  moins  dans  les  classes  élémentaires,  il  en 
faudra  faiie  plus  dans  les  classes  suivantes,  et  par  conséquent  ré- 
duire dans  la  même  mesure  l'enseignement  latin.  Réciproquement, 
si  vous  faites  porter  tout  l'effort  des  langues  vivantes  sur  les  deux 
premières  années,  vous  regagnerez  ce  temps  dans  les  années  sui- 
vantes, et  vous  le  regagnerez  au-delà.  Ce  n'est  donc  point  l'ajour- 
nement du  latin  en  sixième  qui  peut  faire  difficulté,  c'est  l'introduc- 
tion d'une  langue  de  plus;  mais,  comme  c'est  là  un  fait  inévitable, 
il  faut  s'y  résigner  et  chercher  le  meilleur  moyen  de  le  rendre 
profitable.  Ce  moyen,  selon  nous,  est  de  graduor  l'étude  des  langues 
au  lieu  de  les  cumuler.  De  là  la  réforme  que  nous  avons  proposée. 
Notre  seconde  réforme  est  d'un  caractère  beaucoup  plus  grave, 
car  ce  n'est  plus  seulement  un  changement  de  distribution,  c'est 
une  suppression  au  moins  dans  l'ordre  des  études  strictement  obli- 
gatoires. Cette  réforme,  déjà  méditée  par  un  ministre  de  l'instruc- 
tion publique,  M.  Duruy,  c'est  le  grec  facultatif.  Ici  encore,  sans 
faire  valoir  aucun  système,  nous  nous  plaçons  sur  le  terrain  de  la 
stricte  nécessité.  Il  est  impossible  d'exig-er  trois  langues  d'une  ma- 
nière obligatoire;  la  conséquence  inévitable  sera  qu'on  n'en  appren- 
dra plus  aucune.  Pour  maintenir  l'étiquette,  il  n'est  pas  raison- 
nable de  sacrifier  le  fond  des  choses.  Encore  une  fois,  l'introduction 
des  langues  vivantes  est  une  nécessité  absolue  :  personne,  absolu- 
ment personne  n'y  peut  rien;  ce  serait  vouloir  l'impossible  que  de 
continuer  à  exclure  ces  langues  de  notre  enseignement,  ou  du  moins 
de  ne  leur  donner  qu'une  place  dérisoire  et  inutile,  car  tout  le 
temps  qu'on  emploie  à  ne  pas  apprendre  une  chose  est  perdu  pour 
le  reste.  Ainsi  le  sort  en  est  jeté  :  on  apprendra  l'anglais  et  l'alle- 
mand, et  le  sentiment  patriotique  lui-même  y  entraînera  les  jjunes 
gens;  mais  dès  lors  point  d'illusion  !  Impossible  d'apprendre  une 
langue  de  plus  sans  en  apprendre  une  de  moins;  je  parle  pour  le 
plus  grand  nombre  et  non  pour  les  plus  distingués  :  pour  ceux-ci, 


LES    RÉFORMES    DANS    l'eNSEIGNEMENT.  3/il 

l'étude  du  grec  resterait  une  étude  de  libre  choix;  pour  les  autres, 
elle  cesserait  d'être  obligatoire. 

On  s'insurge  d'ailleurs  bien  à  tort  contre  l'hypothèse  du  grec  fa- 
cultatif, comme  si  c'était  un  état  de  choses  bien  différent  de  celui 
qui  existe  aujourd'hui.  Est-ce  que  de  fait  le  grec  n'est  pas  faculta- 
tif? Est-ce  que  chez  l'immense  majorité  des  élèves  il  est  autre  chose 
qu'un  exercice  matériel,  ne  laissant  aucune  trace  et  ne  portant  au- 
cun fruit?  Est-ce  que  les  examens  ne  témoignent  pas  de  l'absolue 
inefficacité  de  l'enseignement  grec?  On  fait  valoir  que  les  élèves 
paresseux  ne  sauront  jamais  rien,  de  quelque  manière  qu'on  s'y 
prenne  et  quelque  chose  qu'on  leur  retranche.  Je  réponds  :  il  n'y 
a  pas  seulement  les  élèves  paresseux,  il  y  a  encore  un  grand  nom- 
bre de  bons  esprits,  ients  et  médiocres,  qui  sont  accablés  par  le 
nombre  de  choses  à  apprendre,  et  qui  tireraient  peut-être  meil- 
leur parti  d'un  enseignement  plus  restreint.  Les  paresseux  eux- 
mêmes  ne  le  sont  pas  absolument  :  ils  finissent  toujours  par  ap- 
prendre quelque  chose;  si  donc  à  la  place  d'un  enseignement. 
rudimentaire  de  grec,  oîi  ils  ne  peuvent  jamais  aller  assez  loin  pour 
qu'il  leur  soit  vraiment  profitable,  on  leur  fait  apprendre  un  peu 
plus  de  latin  qu'auparavant,  ce  sera  tout  bénéfice.  Soit  un  élève 
qui  apprend  passablement  le  latin  et  faiblement  le  grec,  c'est  bien 
là  le  cas  de  la  moyenne;  —  supprimez  le  grec,  il  est  évident  qu'au 
lieu  de  passable  il  deviendra  bon  ou  assez  bon  en  latin.  Supposez 
même  que  sa  force  en  latin  reste  la  même,  mais  qu'il  apprenne 
une  langue  vivante  :  cette  langue  vivante  lui  sera  plus  utile  que  le 
grec  informe  où  il  s'est  consumé.  Des  rudimens  d'allemand  ou 
d'anglais  peuvent  toujours  être  utiles,  car  on  peut  perfectionner  ce 
qu'on  a  appris;  au  contraire  celui  qui  sort  du  lycée  avec  des  rudi- 
mens de  grec  n'en  tirera  plus  aucun  parti. 

De  très  bons  esprits  ne  seraient  pas  éloignés  d'admettre  que  l'une 
des  deux  langues  anciennes  fût  facultative;  mais,  comme  langue 
obligatoire,  ils  préféreraient  le  grec  au  latin.  Les  deux  raisons  prin- 
cipales de  ce  choix,  c'est  que  la  langue  grecque  est  la  plus  belle  et 
la  plus  riche  qui  ait  existé,  et  surtout  que  la  littérature  grecque 
offre  des  ressources  incomparables,  infiniment  plus  variées  que 
celles  de  la  littérature  latine.  Ce  système  peut  très  bien  se  soute- 
nir; on  pourrait  même  laisser  le  choix  entre  les  deux  langues  (1). 
Cependant  cette  préférence  très  légitime  pour  le  grec  est  plutôt 
justifiable  au  point  de  vue  esthétique  et  scientifique  qu'au  point  de 
vue  pratique.  Il  y  a  quelque  chose  d'étrange  à  supposer  que  quel- 

(I)  Toutes  ces  hypothèses,  bien  entendu,  soulèvent  de  grandes  difficultés  pratiques 
dans  l'organisation  actuelle  de  nos  lycées;  mais  nous  les  étudions  ici  au  point  pure- 
ment théorique. 


dA2  REVUE  DES  DEUX  MONDES» 

qu'un  sache  le  grec  sans  savoir  le  latin;  il  semble  que  ce  soit  comme 
celui  qui  se  parerait  du  superflu  sans  avoir  le  nécessaire.  Les  rap- 
ports de  filiation  entre  le  latin  et  le  français  sont  tellement  intimes 
que  l'on  conçoit  difficilement  une  étude  approfondie  du  français 
sans  la  connaissance  du  latin.  Enfin  la  langue  du  droit  est  toute 
latine,  et  ce  serait  là,  je  crois,  une  raison  déterminante  en  faveur 
du  latin  en  cas  de  concurrence  entre  les  deux  langues. 

On  demandera  si  l'on  peut  laisser  aux  élèves  le  choix  des  ma- 
tières de  l'enseignement;  nous  répondons  oui  sans  hésiter.  Comme 
il  s'agit  de  matières  que  par  hypothèse  nous  supposons  des  ma- 
tières de  luxe,  il  n'est  pas  nécessaire  qu'elles  soient  choisies  par 
les  mauvais  écoliers,  et  elles  seront  inévitablement  choisies  par  les 
bons.  Tous  ceux  qui  composent  une  tête  de  classe  tiendront  à  hon- 
neur, on  peut  en  être  assuré,  de  savoir  du  grec;  ils  y  seront  encou- 
ragés par  les  concours  et  les  prix.  On  peut  d'ailleurs  en  outre  assu- 
rer, à  l'examen  du  baccalauréat  ès-lettres,  un  coefficient  supérieur  (1) 
à  celui  qui  présenterait  l'étude  du  grec.  En  général,  il  est  permis  de 
croire  que  le  principe  du  facultatif  doit  jouer  dorénavant  un  rôle 
important  dans  nos  études.  Dans  un  système  aussi  encombré  que 
le  nôtre,  le  bon  sens  indique  qu'il  viendra  un  moment  où  l'on  fixera 
un  certain  nombre  de  matières  strictement  obligatoires,  en  laissant 
le  reste  au  libre  choix  des  écoliers.  A  l'aide  de  ce  principe,  on  pour- 
rait maintenii-  l'art  d'écrire  en  latin,  au  moins  pour  les  élèves  dis- 
tingués et  pour  ceux  qui  se  destinent  à  une  profession  savante. 

Si  ces  vues  étaient  admises,  voici  comment  je  me  représenterais 
l'organisation  future  de  nos  écoles.  Comme  bases  fondamentales, 
deux  langues  obligatoires,  l'une  ancienne,  l'autre  moderne,  soit  par 
exemple  le  latin  et  l'allemand,  le  grec  et  l'anglais,  comme  on  vou- 
dra. La  langue  moderne  serait  étudiée  au  point  de  vue  de  l'utilité 
pratique,  pour  être  comprise  et  parlée,  si  possible  était.  La  langue 
ancienne  serait  étudiée  au  point  £le  vue  moral  et  esthétique,  et  di- 
rigée surtout  vers  la  lecture  des  auteurs  :  l'une  et  l'autre  langue 
d'ailleurs  serviraient,  bien  entendu,  par  voie  de  comparaison  à 
perfectionner  la  connaissance  du  français.  Tous  les  exercices  d'ima- 
gination et  d'invention  se  feraient  en  français  et  seraient  obligatoires 
pour  tous,  car,  si  tous  ne  sont  pas  tenus  d'avoir  du  talent,  tous  doi- 
vent arriver  à  exprimer  leurs  idées  avec  correction  et  naturel.  11 
nous  semble  que  l'enseignement  ainsi  hmité  ne  serait  pas  trop 
chargé  lors  même  qu'on  y  ajouterait,  comme  il  est  juste,  l'histoire, 
la  géographie  et  les  sciences,  le  tout  dans  une  mesure  convenable 
et  sans  développemens  exagérés.  A  côté  et  au-delà  de  ces  matières 

(1)  Ce  qui  serait  mieux  encore,  ce  serait  deux  degrés  de  baccalauréat,  l'un  stricte- 
ment obligatoire,  le  second  ad  honores,  comme  en  Angleterre. 


LES  RÉFORMES  DANS  l' ENSEIGNEMENT.  843 

rigoureusement  obligatoires,  on  appliquerait  le  principe  du  faculta- 
tif: d'abord  aux  exercices  de  style  en  latin,  par  exemple  aux  vers 
latins  et  aux  discours  latins,  ensuite  à  la  langue  grecque.  Les  élèves 
forts  et  très  distingués  pourront  en  effet  sans  inconvénient,  et  en 
proportion  de  leurs  forces,  cumuler  toutes  ces  études;  mais  les 
élèves  ordinaires  en  sont  accablés. 

En  même  temps  que,  par  la  distinction  du  f icultatif  et  de  l'obli- 
gatoire, on  déchargerait  la  masse  des  élèves  d'études  qui  les  sur- 
passent, il  faudrait  encore  que  tout  le  monde,  historiens  et  géo- 
graphes, savans  et  philosophes  aussi  bien  que  lettrés,  se  fît  un 
devoir  de  conscience  de  ramener  au  strict  nécessaire  (sauf  aux  plus 
brillans  de  pousser  plus  loin)  la  matière  de  leurs  études.  Pour  notre 
part,  nous  n'hésiterions  pas  à  donner  l'exemple  et  à  préparer  un 
plan  de  réduction  et  de  simplification  de  la  philosophie  qui  laisse- 
rait place  aux  explications  latines  (et  même  grecques,  si  le  grec 
reste  obligatoire)  portant  sur  les  grands  philosophes  et  moralistes 
de  l'antiquité  (1).  Dj  cette  manière,  la  philosophie  compterait  en- 
core pour  une  classe  littéraire  et  décharg^^rait  d'autant  les  classes 
antérieures.  Le  système  Fortoul  avait  autrefois  révolté  tous  les  pro- 
fesseurs de  phi'osophie,  nous  le  premier,  parce  qu'il  avait  été  in- 
stitué dans  l'intention  d'abaisser  et  d'humilier  la  philosophie.  Il  avait 
été  accompagné  de  la  suppression  de  l'agrégation  de  philosophie,  et 
par  conséquent  de  toute  vocation  philosophique;  enfin  on  avait 
rempli  les  classes  de  philosophie  de  tous  ceux  qui  étaient  incapables 
d'en  faire  d'autres,  et  les  proviseurs,  renchérissant  sur  le  tout, 
poussai  nt  les  professeurs  à  n'être  autre  chose  que  des  préparateurs 
au  baccalauréat.  Aujourd'hui,  il  nous  semble-  qu'une  simplification 
de  l'enseignement  philosophique  qui  se  rattacherait  à  un  plan  gé- 
néral ^de  réduction  et  de  simplification  de  l'enseignement  serait 
certainement  bien  accueillie  par  les  professeurs  de  philosophie  , 
eux-mêmes  trop  chargés  et  qui  ont  à  peine  le  temps  de  traiter 
toutes  les  matières  de  leurs  cours.  Ils  seraient  les  premiers  à  sup- 
primer, pour  le  renvoyer  à  l'enseignement  supérieur,  tout  ce  qui 
touche  par  exemple  aux  controverses  de  la  métaphysique,  se  bor- 
nant à  la  psychologie  expérimentale,  à  la  logique  praticfue,  cà  la  mo- 
rale sociale,  à  la  théodicée  populaire,  et  en  général  tournant  l'en- 
seignement philosophique  aux  applications  pratiques,  en  logique  et 
en  morale. 

Il  ne  nous  appartient  pas  de  décider  quelles  réductions  pourraient 
être  opérées  en  histoire  :  c'est  l'œuvre  des  hommes  compétens; 

(1)  Pourquoi  n'en  ferait-on  pas  de  même  en  histoire?  —  Les  classes  d'Iiistoire  et  de 
philosophie  viendraient  ainsi  au  secours  des  classes  de  lettres,  en  compensation  de  ce 
que  celles-ci  perdraient  par  les  langues  vivantes. 


Z!lh  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mais  nous  sommes  portés  à  croire  qu'elles  pourraient  être  très 
larges.  Il  faut  enseigner  solidement  les  grandes  époques  histori- 
ques, et  laisser  à  l'étude  personnelle  le  soin  de  combler  les  lacunes, 
car  c'est  une  grande  erreur  de  croire  qu'il  faille  tout  apprendre  aux 
écoliers,  comme  si  cela  était  possible.  Il  faut  surtout  leur  inspirer 
le  goût  d'apprendre.  Accumuler  indéfînim.ent  les  matières  d'ensei- 
gnement, c'est  semer  l'ignorance.  Pour  la  géographie,  qui  avait  été 
trop  négligée,  on  a  eu  raison  de  lui  faire  sa  part,  et  de  lui  attribuer 
un  enseignement  spécial.  Rien  de  mieux;  cependant  ici  encore  il 
faudrait  de  la  mesure  et  de  la  sobriété.  Une  bonne  géographie  phy- 
sique est  la  base  de  tout  le  reste.  Celui  qui  auia  dans  les  yeux  et 
dans  l'imagination  la  configuration  précise  du  globe,  notamment 
celle  de  l'Europe  et  de  la  France,  —  pourra  y  caser  pkis  tard  tous  les 
faits  géographiques  particuliers.  La  géographie  ujilitaire  et  la  géo- 
graphie commerciale,  qui  sont  les  deux  plus  grandes  applications 
de  la  géographie  physique,  n'ont  pas  besoin  d'être  enseignées  au 
collège,  et  ressortissent  aux  écoles  spéciales.  Enfin  chacun  doit 
se  borner;  tel  est  le  principe  fondamental  que  tout  le  monde  doit 
avoir  devant  les  yeux.  Que  chacun  veuille  bien  faire  des  sacrifices 
dans  l'intérêt  commun;  ces  sacrifices  seront  moins  pénibles  quand 
ils  seront  faits  par  tous  à  la  fois,  et  quand  le  but  bien  démontré 
sera  l'utilité  publique. 

On  remarquera  que  dans  les  pages  qui  précèdent  nous  ne  nous 
sommes  pas  placés  au  point  de  vue  d'un  système  pédagogique  plu- 
tôt que  d'un  autre.  Nous  n'avons  pas  opposé  l'esprit  scientifique  à 
l'esprit  littéraire,  l'Allemagne  à  la  France,  la  philologie  à  la  rhéto- 
rique, nous  n'avons  pas  pris  part  dans  ces  disputes  où  l'on  s'irrite 
sans  profit;  nous  sommes  partis  d'un  fait  positif,  palpable,  accessible 
à  tous,  supérieur  à  toute  discussion,  à  savoir  la  nécessité  d'apprendre 
les  langues  vivantes  dans  nos  collèges,  — fait  qui  lui-miême  est  né, 
non  d'une  théorie  quelconque,  mais  d'un  autre  fait  implacable,  la 
conquête  et  l'invasion.  Il  est  inadmissible  pour  tout  homme  sensé 
que  l'on  puisse  introduire  une  langue  de  plus  dans  nos  études  sans 
qu'on  s'en  aperçoive.  La  nécessité  de  certaines  réductions  était 
donc  une  conséquence  inévitable.  On  peut  contester  au  ministre 
de  l'instruction  publique  telle  ou  telle  suppression  en  particulier, 
on  ne  peut  lui  contester  le  principe.  Pour  nous,  nous  aurions  peut- 
être  été  hardiment  jusqu'à  la  suppression  du  grec  comme  obli- 
gatoire, nous  fussions  revenus  à  l'état  de  l'Université  primitive 
ou  à  celle  du  xyiii*"  siècle;  mais,  si  l'on  reculait  devant  une  telle 
mesure,  il  ne  restait  rien  autre  chose  que  de  réduire  les  exercices 
écrits,  du  moins  les  exercices  latins.  On  craint  que  la  culture  libé- 
rale ne  soit  sacrifiée  aux  études  matérielles,  —  il  faut  commencer 


LES    RÉFORMES    DANS   l'eNSEIGNEMENT.  345 

par  reconnaître  qu'il  y  avait  eu  exagération  dans  le  sens  purement 
littéraire.  Le  peuple  français  est  cultivé,  mais  il  n'est  pas  instruit 
clans  le  sens  réel  du  mot;  on  y  manque  généralement  de  notions 
positives  et  de  raisonnement  exact.  Il  n'y  a  donc  nul  inconvénient 
à  ce  que  nos  études  fassent  une  part  plus  large  que  par  le  passé  à 
rin?>truction  utile  et  pratique,  et  par  compensation  il  est  nécessaire 
de  faire  quelques  sacrifices  sur  le  snperOu;  je  ne  dis  pas  qu'il  faille 
le  faire  sans  regrets,  mais  il  arrive  bien  souvent  dans  la  vie  qu'on 
est  condamné  à  faire  ce  qui  vous  est  pénible,  et,  parmi  les  sacrifices 
que  les  circonstances  nous  imposent,  avouons  qne  celui  des  vers 
latins  n'est  pas  le  plus  douloureux. 

Quant  à  ceux  qui  jettent  un  cri  d'alarme,  comme  M.  l'évoque 
d'Orléans,  et  déclarent  la  culture  intellectuelle  perdue  en  France, 
c'est  une  exagération  tellement  évidente  qu'on  ne  peut  l'expliquer 
que  par  la  passion  politique,  heureuse  de  trouver  un  grief  de  plus 
contre  le  gouvernement  de  la  république.  Il  serait  en  effet  difficile 
de  faire  comprendre  cà  quelqu'un  de  sang-froid  que  l'esprit  sera 
moins  cultivé  en  France  parce  que  les  auteurs  anciens  seront  plus 
lus  et  mieux  étudiés,  et  parce  que  l'esprit  s'exercera  un  peu  plus 
en  français,  im  peu  moins  en  latin.  Ce  sont  là  les  deux  points  es- 
sentiels de  la  future  réforme.  Lecture  des  textes  et  exercices  fran- 
çais, est-ce  là  de  quoi  crier  à  la  barbarie?  La  culture  intellectuelle 
ne  s'est  pas  faite  dans  tous  les  temps  de  la  même  manière.  Platon 
ne  composait  pas  de  vers  latins;  lui-même,  s'il  revenait  parmi  nous, 
serait  peut-être  profondément  surpris  que  la  musique  ne  fût  plus 
la  base  de  l'éducation,  et  de  la  trouver  réduite  au  rôle  si  secon- 
daire d'art  d'agrément,  tandis  qu'elle  était  pour  lui  une  des  co- 
lonnes de  l'état.  L'argumentation  a  été  considérée  pendant  des  siè- 
cles comme  la  forme  essentielle  de  l'éducation;  c'est  à  l'école  même 
de  la  scholastique  qu'avaient  été  formés  les  vigoureux  esprits  du 
xvii^  siècle  qui  l'ont  renversée.  Toucher  à  l'éducation  sans  besoin 
et  par  système,  c'est  témérité;  mais  y  toucher  sous  l'empire  d'une 
nécessité  impérieuse,  c'est  prudence  et  sagesse.  Est-il  quelqu'un 
qui  oserait  prendre  aujourd'hui  la  responsabilité  de  laisser  la  France 
dans  l'ignorance  des  langues  vivantes?  Non,  sans  doute;  mais  qui 
veut  la  fin  veut  les  moyens.  Trois  langues  sont  plus  que  deux;  c'est 
une  vérité  difficile  à  contester.  On  ne  saurait  mettre  dans  un  panier 
plus  qu'il  ne  peut  contenir;  si  vous  y  ajoutez  d'un  côté,  vous  ôterez 
de  l'autre.  Nous  en  sommes  là  aujourd'hui.  Le  problème  ne  peut 
être  nié  par  personne  :  c'est  à  le  résoudre  que  doivent  d'un  com- 
mun accord  s'appliquer  tous  les  bons  esprits. 

Paul  Janet. 


LE 


DEPARTEMENT  DES  ESTAMPES 

A  LA  BIBLIOTHÈOIIE  NATIONALE 


IL 

LE    CABINET    DES    ESTAMPES    DEPUIS    LE    BÈGNE    DE    LOUIS    XV 
jusqu'à    la    FIN    DU    XVIII^    SIÈCLE    (1). 


I. 

Depuis  le  jour  où,  grâce  au  zèle  et  à  l'influence  de  l'abbé  Bignon, 
la  Bibliothèque  du  roi  s'était  vu  assurer  la  possession  sans  trouble 
des  lieux  dont  on  avait  d'abord  travaillé  si  activement  à  l'évincer, 
—  depuis  que,  maîtresse  à  l'hôtel  de  Nevers  d'elle-même  et  de  la 
place,  elle  n'avait  plus  qu'à  poursuivre  au  grand  jour  les  travaux 
d'installation  presque  furtivement  commencés,  le  cabinet  des  es- 
tampes, plus  qu'aucun  des  autres  départemens  peut-être,  se  trou- 
vait en  présence  de  graves  difficultés  à  résoudre  et  d'un  arriéré 
considérable  à  régler.  Non-seulement  sa  récente  indépendance  lui 
imposait  le  devoir  de  substituer,  dans  la  théorie  aussi  bi  m  que 
dans  la  pratique,  des  lois  fixes  aux  usages  ou  aux  expédiens  qui 
avaient  pu  suffire  jusqu'alors,  mais,  avant  même  qu'elle  fût  séparée 
du  département  des  imprimés,  la  collection  des  estampes  s'était 
accrue  de  certaines  séries  dont  il  avait  fallu,  en  raison  des  circon- 
stances, ajourner  le  classement  ou  tout  au  moins  la  communication 
au  public.  C'est  ainsi  qu'une  belle  et  volumineuse  suite  de  dessins 
de  botanique,  transportée  depuis  1718  du  palais  de  Versailles  à  la 
Bibliothèque,  attendait  encore  vers  1724  qu'une  place  lui  fût  faite 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l"'  novembre. 


LE    CABINET    DES    ESTAMPES.  347 

parmi  les  recueils  en  état  d'être  journellement  consultés.  Et  pour- 
tant, par  la  perfection  du  travail  comme  par  l'intérêt  scientifique 
qu'ils  présentaient ,  ces  dessins  méritaient  bien  qu'on  les  mît  au 
plus  tôt  en  pleine  lumière. 

Après  avoir  appartenu  à  Gaston  d'Orléans,  aux  frais  de  qui  Nicolas 
Robert  et  quelques  autres  habiles  peintres  de  fleurs  les  avaient  exé- 
cutés en  prenant  pour  modèles  les  plantes  cultivées  dans  le  jardin 
du  château  de  Bîois,  ils  étaient  devenus  en  1660  la  propriété  du 
roi,  et  depuis  lors,  par  une  sorte  de  droit  d'habitude,  la  propriété 
temporaire  de  son  premier  médecin.  Fagon,  qui,  comme  dit  Saint- 
Simon,  «  aimait  la  botanique  et  la  médecine  jusqu'au  culte,  »  et  qui 
en  outre  n'était  pas  d'humeur  à  «  lâcher  facilement  ce  qu'il  tenait,  » 
Fagon  avait  fini  par  user  si  bien  et  si  complètement  de  ce  privilège, 
que,  même  après  la  mort  de  Louis  XIV,  par  conséquent  après  la 
fin  de  ses  propres  fonctions  à  la  cour,  il  crut  pouvoir  transporter 
avec  lui  au  Jardin  des  Plantes,  dont  il  était  resté  le  directeur,  tous 
les  dessins  autrefois  légués  au  roi  par  Gaston  d'Orléans.  Il  continua 
d'en  disposer  pour  ses  études  personnelles  ou  pour  celles  de  ses 
amis  sans  s'émouvoir,  à  ce  qu'il  semble,  des  réclamations  qu'on  lui 
adressait  parfois  de  Versailles,  encore  moins  des  plaintes  provo- 
quées dans  le  monde  des  savans  et  des  artistes  par  cette  longue 
confiscation.  Sa  mort  seule  put  changer  l'état  des  choses,  mais  le 
public  en  réalité  n'y  gagna  rien,  bien  qu'après  un  court  s'jour  dans 
le  palais  de  Versailles  la  collection  dont  il  s'agit  eût  été  envoyée 
en  4718  par  le  roi  à  la  Bibliothèque.  Ce  ne  fut  guère  qu'à  l'époque 
où  le  cabinet  des  estampes  cessa  d'occuper  dans  l'hôtel  de  Nevers 
les  chambres  où  on  l'avait  d'abord  relégué  que  chacun  put  libre- 
ment examiner  ces  précieux  dessins,  dont  le  roi  voulut  en  outre  que 
la  plus  grande  partie  fût  reproduite  par  la  gravure.  P'us  1a«'d,  d'au- 
tres pièces  du  même  genre,  provenant  de  la  collection  du  pè'  e  Pla- 
mier,  s'ajoutèrent  h  la  série,  et  servirent  à  leur  tour  de  modèles  hvl 
graveurs  pour  les  grands  ouvrages  sur  la  botanique  publiés  sous  le 
règne  de  Louis  XV. 

Ainsi,  dans  un  nouvel  ordre  d'intérêts  scientifiques,  s'amassèrent 
à  la  Bibliothèque  des  documens  aussi  abondans,  aussi  sûrement  in- 
structifs que  ceux  dont  les  libéralités  de  Clément  et  de  Gaignières 
avaient  eu  pour  objet  de  populariser  l'étude.  Le  cabinet  des  es- 
tampes, assez  bien  approvisionné  déjà  pour  subvenir  aux  recherches 
archéologiques,  se  trouvait  maintenant  en  mesure  de  pourvoir  à 
d'autres  besoins,  et,  quoiqu'une  partie  de  ses  collections  primitives 
sur  l'histoire  naturelle  ait  cessé  de  lui  appartenir  depuis  la  fin  du 
siècle  dernier  (1),  ce  qui  lui  reste  sur  la  matière,  tant  en  dessins 

(1)  ConformérDcnt  à  un  décret  de  la  convention  en  date  du  10  juin  1793,  48  volumes 


3Ù8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'en  recueils  gravés,  suffît  pour  le  maintenir  de  ce  côté  encore  au 
niveau,  sinon  au-dessus,  des  plus  riches  dépôts  publics. 

Cependant  la  part  faite  à  la  science  dans  les  accroissemcns  du 
cabinet  des  estampes  ne  s'élargissait  pas  si  bien  que  l'art  propre- 
ment dit  dût  en  subir  quelque  préjudice.  Tandis  qu'en  vue  d'études 
toutes  spf'ciales  des  séries  nouvelles  étaient  constituées,  celles  qui 
existaient  déjà  s'augmentaient  en  proportion,  se  complétaient  par 
l'adjonction  de  certaines  pièces  à  l'œuvre  d'un  maître,  quelquefois 
même  par  tout  un  ensemble  d'estampes  réunies  ailleurs  à  force  de 
soins  et  cà  grands  frais.  C'est  ainsi  qu'en  1731  la  plus  nombreuse 
collection  de  gravures  qu'un  curieux  eût  formée  à  Paris  depuis  Ma- 
rolles,  la  collection  du  mnrquis  de  Béringhen,  vint  ajouter  un  appoint 
magnifique  à  la  somme  des  richesses  amassées  déjà  sur  les  rayons 
de  la  Bibliothèque,  et  renouveler  à  plus  d'un  demi-siècle  d'inter- 
valle l'admiration  qu'avaient  suscitée  les  raretés  ou  les  chefs- 
d'œuvre  livrés  pour  la  première  fois  par  Colbert  aux  regards  des 
connaisseurs  et  du  public. 

Il  semble  d'ailleurs  que  la  nouvelle  collection  qui  prenait  place 
parmi  les  recueils  du  cabinet  du  roi  eût  été,  dans  la  pensée  du  pre- 
mier possesseur,  prédestinée  de  tout  temps  à  ce  voisinage.  Sauf 
une  centaine  de  portefeuilles  ou  de  paquets  contenant  quelques  mil- 
liers de  pièces  volantes,  tout  ce  qui  avait  fait  partie  du  cabinet  de 
Béringhen  se  trouvait,  au  moment  même  où  la  Bibliothèque  en  reçut 
livraison,  revêtu  par  avance  de  l'étiquette  royale  et  pour  ainsi  dire 
de  la  livrée  officielle.  Quoi  de  plus  simple  dès  lors  et  de  plus  facile 
que  de  ranger  ces  579  volumes  in-folio,  reliés  en  maroquin  rouge 
et  aux  armes  de  Fr^ince,  à  la  suite  des  volumes  absolument  pareils 
dans  lesquels  on  avait  réuni  les  estampes  acquises  de  l'abbé  de  Ma- 
rolles?  Telle  était,  entre  autres  considérations,  celle  que  Bignon 
faisait  valoir  avec  une  insistance  particulière  auprès  du  cardinal  de 
Fleury,  alors  premier  ministre,  pour  le  déterminer  à  accepter  l'offre 
de  cession  faite  par  l'évêque  du  Puy,  fils  et  héritier  de  Béringhen. 
Quant  à  Béringhen  lui-même,  en  habillant  ainsi  les  recueils  qui  lui 
appartenaient,  avait-il  voulu  épargner  dans  l'avenir  à  la  Biblio- 
thèque une  dépense  de  temps  et  d'argent,  —  ou  bien  n'avait--il  fait 
qu'user,  pour  l'ornement  d'objets  à  son  propre  usage,  du  droit  que 
lui  conférait  son  rang  dans  la  maison  du  roi,  son  titre  de  premier 
écuyer?  Quoi  qu'il  en  soit,  ces  volumes  dont  Bignon  pressait  le  car- 
dinal de  Fleury  d'ordonner  l'acquisition  se  trouvaient  prêts  pour 
une  mise  en  service  immédiate  et  comme  consacrés  en  fait  par 

de  plantes  peintes  sur  vélin  et  620  feuilles  représentant  des  types  zoologiques  furent, 
au  mois  d'août  de  la  même  année,  livrés  au  Muséum  d'histoire  naturelle.  En  outre, 
quarante  ans  plus  tard  (le  22  octobre  1834),  le  même  établissement  acquit,  par  voie 
d'écliange  avec  la  Bibliothèque,  la  collection  presque  tout  entière  du  père  Plumier, 


LE  CABINET  DES  ESTAMPES.  349 

leurs  dehors.  Restait  à  en  utiliser  le  contenu,  les  conditions  d'achat 
une  fois  réglées,  et  à  proposer  environ  80,000  pièces  à  l'étude  sans 
encourir  le  reproche  d'un  double  emploi  avec  celles  que  le  cabinet 
des  estampes  possédait  déjà. 

Un  pareil  reproche  eût  en  réalité  porté  à  faux,  le  caractère  des 
pièces  composant  la  collection  de  Béringhen  n'ayant  en  général  au- 
cune analogie  avec  le  genre  d'intérêt  qa'oflrt;  la  collection  de  l'abbé 
de  Marolles.  Il  semble  même  que  le  successeur  de  celui-ci,  en  se  ha- 
sardant à  son  tour  dans  la  carrière  de  curieux,  ait  eu  à  cœur  d'éviter 
tout  ce  qui  aurait  pu  servir  de  prétexte  à  une  comparaison  entre 
l'entreprise  de  l'abbé  de  Marolles  et  la  sienne,  et  laisser  soupçonner 
chez  lui  une  arrière-pensée  de  rivalité.  Rien  de  plus  naturel  d'ail- 
leurs que  cette  diversité  des  résultats.  Elle  s'explique  de  reste,  en 
dehors  de  tout  parti-pris  systématique,  par  la  diflerence  même  des 
milieux  où  vécurent  les  deux  iconophiles  et  par  les  inclinations 
propres  à  chacun  d'eux. 

Le  premier  écuyer  du  roi,  ou,  comme  on  disait  par  abréviation, 
«  M.  le  premier,  »  n'avait  ni  les  goiits  ni  les  coutumes  d'un  éruciit 
de  profession.  Saint-Simon,  qui  raconte  tout  au  long  sa  querelle 
avec  «  M.  le  grand,  »  au  sujet  de  la  dépouille  de  la  petite  écurie  et 
le  procès  qui  s'ensuivit  devant  le  conseil  de  régence,  parle  de  lui 
comme  d'un  homme  «  aimé,  estimé,  considéré  de  tout  temps  et 
ayant  beaucoup  d'amis;  »  mais  il  ne  donne  nulle  part  à  entendre 
qu'il  cherchât  dans  l'étude  du  passé  autre  chose  que  des  argumeus 
favorables  aux  privilèges  de  sa  charge  et  au  succès  de  ses  affaires 
présentes.  Aussi  Béringhen,  en  rassemblant  des  estampes  à  ses  mo- 
mens  de  loisir,  ne  songeait-il  guère  à  faire  acte  d'archéologue.  II  se 
préoccupait  uniquement  des  jouissances  que  pouvait  lui  procurer 
l'art  de  son  temps,  soit  qu'il  satisfît  en  lui  la  curiosité  du  dilettante^ 
soit  que,  par  l'exacte  représentation  des  personnages  ou  des  choses, 
il  alimentât  ou  ravivât  les  souvenirs  de  l'homme  de  cour.  De  là 
tant  d'images  des  princes,  des  prélats,  des  grands  seigneurs  ou  des 
gentilshommes  français  au  xvii®  siècle,  tant  d'estampes  sur  des  su- 
jets de  mœurs  ou  d'histoire  recueillies  à  mesure  qu'elles  sortaient 
des  ateliers  des  artistes,  et  pour  ainsi  dire  à  l'heure  même  où 
ceux-ci  venaient  de  les  achever  ;  de  là  aussi  l'incomparable  beauté 
des  épreuves  et  l'éclat  avec  lequel  tous  les  grands  talens  dej'é- 
poque  sont  représentés,  depuis  leurs  débuts  jusqu'à  leurs  derniers 
efforts,  dans  cette  collection  formée  par  un  homme  qui  ne  marchan- 
dait pas  plus  sur  la  quantité  des  objets  dignes  d'être  acquis  que  sur 
le  prix  dont  il  fallait  les  payer. 

Sauf  un  certain  nombre  d'estampes  appartenant  aux  écoles  étran- 
gères et  an  xvr  siècle,  on  peut  dire  que  les  pièces  provenant  du  ca- 
binet de  Béringhen  résument  tous  les  travaux,  tous  les  progrès 


350  REVUE    DES   DEUX   MONDES* 

accomplis  dans  notre  école  sous  le  règne  de  Louis  XIV  et  pendant 
les  premières  années  du  règne  de  Louis  XV.  Elles  permettent  de 
suivre  sans  lacune  comme  sans  équivoque  l'histoire  de  cet  âge  d'or 
de  la  gravure  nationale,  et  si  quelques-unes  d'entre  elles  ont  en 
réalité  une  origine  un  peu  antérieure,  si  les  œuvres,  par  exemple, 
de  Gallot  et  de  Michel  Lasne  figurent  à  côté  de  celles  qu'ont  signées 
plus  tard  Nanteuil  et  ses  successeurs  jusqu'à  Drevet,  le  tout  atteste 
d' autant  mieux  chez  Béringhen  la  prédilection  que  lui  inspirait  à  si 
juste  titre  l'habileté  de  nos  graveurs. 

Gardons-nous  donc  de  voir  dans  les  choix  faits  par  Béringhen  une 
preuve  d'étroite  intolérance.  Ne  devons-nous  pas,  après  tout,  à  un 
amateur  de  cet  ordre  la  même  gratitude  qu'à  ceux  dont  les  recher- 
ches ont  été  plus  savantes  ou  les  goûts  plus  éclectiques?  Sans  la 
clairvoyance  et  le  zèle  de  l'abbé  de  Marolles,  les  moiuimeos  primi- 
tifs de  la  gravure  que  la  Bibliothèque  possède  ne  nous  auraient  pas 
été  conservés;  sans  les  soins  pris  par  le  marquis  de  Béringhen,  sans 
sa  bonne  volonté  tout  au  moins,  les  plus  beaux  spécimens  de  la 
gravure  moderne  auraient  couru  le  risque  d'être  disséminés  à  leur 
tour  ou  de  ne  figurer  dans  la  collection  publique  particulièrement 
intéressée  à  les  mettre  en  lumière  que  sous  des  apparences  impar- 
faites ou  en  nombre  incomplet. 

Les  trente  premières  années  du  xviii*  siècle,  marquées  coup  sur 
coup  par  les  donations  ou  les  acquisitions  auxquelles  les  noms  de 
Clément  et  de  Gaignières,  de  Gaston  d'Orléans  et  de  Béringhen,  sont 
restés  attachés ,  ces  années,  plus  fécondes  encore  que  les  années 
précédentes,  avaient  été  pour  le  cabinet  des  estampes  une  période 
trop  favorisée  pour  qu'un  temps  de  stérilité  relative  ne  succédât 
pas  forcément  à  tant  d'abondance.  C'est  ce  qui  arriva  en  effet.  Pen- 
dant un  quart  de  siècle,  non-seulement  aucun  événement  renou- 
velé de  ceux  dont  nous  avons  indiqué  fimportance  ne  vint,  du  jour 
au  lendemain,  ajouter  le  surcroît  de  quelques  milliers  d'estampes 
aux  séries  déjà  constituées  ou  peupler  en  bloc  les  rayons  vides, 
mais  les  occasions  d'acquisitions,  même  partielles,  se  présentèrent 
aussi  peu  que  les  occasions  de  recueillir  les  dons  de  la  munificence 
royale  ou  de  la  générosité  privée.  Tandis  que  les  autres  départemens 
s'enrichissaient  de  collections  achetées  par  le  roi  ou  léguées  dans 
leur  ensemble  par  ceux  qui  les  avaient  formées,  tandis  que  le  ca- 
binet des  manuscrits  de  Colbert,  payé  100,000  écns  au  peiit-fils  du 
grand  ministre,  entrait  tout  entier  à  la  Bibliothèque,  ou  lorsqu'un 
peu  plus  tard  le  département  des  manuscrits  recevait  à  titre  gratuit 
les  précieux  documens  sur  l'histoire  de  France  légués  par  Lancelot, 
et  le  département  des  imprimés  11,000  volumes  ayant  appartenu  à 
un  autre  men;bre  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  B '.lies-Lettres, 
le  médecin  Falconet,  —  le  cabinet  des  estampes  n'avait  guère  à 


LE    CABINET   DES    ESTAMPES.  351 

enregistrer  que  des  emplettes  sans  conséquence,  ou  les  cadeaux  plus 
modestes  encore  que  quelque  employé  ou  fonctionnaire  lui  faisait 
de  loin  en  loin. 

Hélas!  il  faut  bien  ajouter  que  tout  le  mal  pour  le  cabinet  des 
estampes  ne  venait  pas  de  ce  temps  d'arrêt  dans  les  libéralités  du 
dehors.  Ce  qui  se  passait  à  l'intérieur  compromettait  plus  grave- 
ment le  présent  et  l'avenir,  puisqu'ici  le  déficit  portait  sur  les  biens 
acquis,  sur  les  collections  déjà  formées,  et  que  l'appauvrissement 
du  cabinet  était  l'œuvre  frauduleuse  de  celui-là  même  qui  avait  le 
devoir  d'en  conserver  et  d'en  augmenter  les  richesses. 

L'homme  coupable  de  cette  indignité  se  nommait  Claude  de 
Chancey.  Prêtre  du  diocèse  de  Lyon  et  prieur  de  Sainte-Madeleine, 
il  avait  été  nommé  en  1731  garde  des  planches  gravées  et  es- 
tampes, nous  ignorons  en  reconjpense  de  quels  services  ou  en  vertu 
de  quelles  recommandations.  Ce  que  nous  savons  seulement,  c'est 
que  cjuatre  ans  plus  tard,  le  2  juin  1735,  on  l'enfermait  à  la  Bas- 
tille, sous  l'accusation  «  d'avoir  diverti  quantité  de  planches  et 
d'estampes,  »  et  de  les  avoir  «  vendues  à  vil  prix  à  dilférens  par- 
ticuliers en  France  et  à  l'étranger,  »  qu'au  mois  d'août  suivant 
une  décision  souvei  aine  convertissait  cette  détention  préventive  en 
un  emprisonnement  définitif,  —  qu'enfin  le  13  novembre  1736  le 
prisonnier  sortait  de  la  Bastille,  non  pour  recouvrer  la  liberté,  mais 
pour  être  transféré  aux  Petites-Maisons. 

Le  choix  d'un  ])areil  lieu  de  réclusion  n'explique-t-il  pas  jusqu'à 
un  certain  point  les  méfaits  commis,  et  ne  semble-t-il  pas  en  carac- 
tériser le  mobile?  Pcut-être  cet  abbé  de  Chancey  n'avait-il  été  un 
voleur  que  parce  qu'il  était  en  réalité  un  fou.  L'effronterie  même 
avec  laquelle  il  trafiquait  presque  publiquement  du  dépôt  confié  à 
ses  mains  permettrait  de  supposer  qu'il  n'avait  pas  plus  conscience 
du  châtiment  qui  pouvait  l'atteindre  que  de  sa  propre  déloyauté. 
Quoi  qu'il  en  soit,  et  pour  en  finir  avec  ce  triste  épisode  d'une  his- 
toire où  nous  n'aurons  plus.  Dieu  merci,  aucun  souvenir  de  même 
sorte  à  consigner,  on  répara  le  mieux  qu'on  put  les  pertes  subies, 
soit  en  saisissant  les  objets  volés  chez  ceux  qui  s'en  étaient  faits  les 
receleurs,  soit  en  remplaçant  par  des  acquisitions  nouvelles  les  es- 
tampes isolées  ou  les  recueils  qu'on  n'avait  pas  réussi  à  retrouver. 
Sauf  un  certain  nombre  de  cuivres  provenant  originairement  de  la 
succession  de  Callot  et  vendus  par  l'abbé  de  Chancey  en  Angleterre, 
d'où  ils  passèrent,  vers  la  fin  du  xviii«  siècle,  dans  les  mains  de  di- 
vers marchands  du  continent  qui  les  firent  grossièrement  retoucher, 
—  sauf  ausbi  quelques  eaux-fortes  hollandaises,  —  la  plupart  des 
planches  gravées  ou  (  stampes  si  impudemment  dérobées  ne  tardè- 
rent pas  à  être  réintégrées  dans  les  collections  de  la  Bibliothèque. 
Quant  à  la  place  devenue  vacante  par  la  révocation  de  l'abbé  de 


352  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Chancey,  elle  fut  donnée  à  un  homme  que  sa  probité,  heureuse- 
ment beaucoup  plus  sévère  que  son  talent,  rendait  digne  de  l'occu- 
per, —  au  peintre  Charles-Antoine  Coypel,  déjà  garde  des  dessins 
du  roi,  et  qui  se  trouva  ainsi  cumuler  avec  ses  anciennes  fonctions 
celles  que  lui  imposait  son  nouveau  titre. 

C'était  la  première  fois  d'ailleurs  qu'un  artiste  de  profession  était 
appelé  à  prendre  la  direction  du  cabinet  des  estampes.  Depuis  1720, 
époque  de  la  constitution  de  ce  cabinet  en  un  département  séparé 
de  ceux  qui  comprenaient  les  livres  imprimés  et  les  manuscrits, 
trois  gardes,  —  Le  Hay,  Ladvenant  et  l'abbé  de  Chancey,  —  s'é- 
taient succédé  dans  la  charge  confiée  maintenant  à  Coypel;  mais, 
comme  Cléoient,  qui  l'avait  remplie  avant  eux,  bien  qu'avec  des 
attributions  un  peu  différentes  et  dans  des  conditions  d'indépen- 
dance moins  formelles,  comme  tous  les  fonctionnaires  attachés  au 
service  des  autres  départemens,  ils  avaient  été  choisis  en  consi- 
dération de  certains  mérites  d'un  ordre  purement  scientifique  ou 
littéraire  (3).  Aucun  d'eux  ne  possédait,  au  moment  de  sa  nomina- 
tion, l'expérience  de  fart,  j'entends  les  connaissances  spéciales  que 
donne  la  pratique.  Si  des  études  préalables  avaient  familiarisé 
chaque  nouveau  titulaire  avec  les  questions  de  chronologie  et 
d'histoh'e,  ce  qui  concernait  expressément  la  partie  technique, 
l'authenticité  ou  la  valeur  intrinsèque  des  monumens  recueillis, 
pouvait  bien,  le  cas  échéant,  trouver  sa  clairvoyance  en  défaut. 

Or  Coypel,  en  sa  double  qualité  de  peintre  et  de  graveur,  offrait 
à  cet  égard  des  garanties  dont  on  avait  raison  de  tenir  compte, 
quelque  peu  conformes  aux  traditions  des  maîtres  que  fussent 
d'ailleurs  ses  œuvres  personnelles  et  sa  manière.  Ajoutons  que  le 
peintre  à! Advienne  Lecouvreur  et  des  Aventures  de  don  Quichotte 
s'était  donné  à  ses  heures  les  apparences  d'un  homme  de  lettres,  et 
qu'une  vingtaine  de  tragédies,  de  comédies  ou  de  poèmes  sortis  de 
sa  plume  pouvaient  à  la  rigueur  lui  servir  de  laisser-passer  dans  la 
docte  compagnie  que  présidait  l'abbé  Bignon.  Il  ne  paraît  pas  néan- 
moins que  le  séjour  de  Coypel  à  la  Bibliothèque  ait  rien  produit  du 
bien  que  l'on  s'en  promettait.  Soit  que  les  occupations  ordinaires 
du  garde  des  dessins  aient  nui  forcément  à  la  tâche  que  devait 
accomplir  le  garde  des  estampes,  soit  que  les  efforts  pour  effacer 
les  traces  des  dilapidations  commises  par  l'abbé  de  Chancey  aient 
absorbé  tout  le  temps  et  tout  le  zèle  de  son  successeur,  celui-ci  ne 

(1)  Avant  de  prendre  la  direction  du  cabinet  des  planches  gravées  et  estampes,  —  le 
premier  en  17'20,  le  second  en  1723,  —  Le  Hay  avait  appartenu  au  département  des 
imprimés,  et  Ladvenant  était  commis  sous  les  ordres  de  Do  Buze,  au  cabinet  des  mé- 
dailles, alors  établi  dans  le  palais  de  Versailles.  Quant  à  lahbé  de  Chancey,  il  est  pré- 
sumable  qu'il  ne  fit  partie  du  personnel  de  la  Bibliothèque  qu'à  partir  de  1731, 
époque  de  sa  nomination  aux  fonctions  de  garde  du  cabinet  des  estampes. 


LE    CARINET    DES    ESTAMPES.  353 

laissa  pas  après  lui  le  souvenir  d'une  réforme  quelconque,  d'une 
tentative  de  progrès  même  partielle.  Coypel,  avec  son  iiicnn-^tance 
ordinaire,  se  dégoûta- t-il  des  fonctions  dont  il  s'était  trouvé  inopi- 
nément revêtu?  Quelque  diflîculté  administrative  survint-elle,  qm 
troubla  ou  compromit  la  bonne  intelligence  entre  lui  et  ses  col- 
lègues? Toujours  est- il  qu'après  une  seule  année  d'exercice,  il  se 
démettait  de  sa  charge,  et,  comme  si  l'épreuve  une  fois  faite  on  eût 
craint  de  la  renouveler,  ce  ne  fut  pas  un  artiste  qui  recueillit  son 
héritage.  Par  un  retour  aux  anciennes  coutumes,  on  fit  choix  d'un 
érudit,  d'un  simple  bibliophile  même,  employé  depuis  quelqu3s 
mois  au  cabinet  des  estampes,  et  les  choses  n'en  allèrent  ni  pis  ni 
mieux.  Delacroix,  qui  avait  remplacé  Coypel  au  commencement  do 
1737,  se  contenta  de  maintenir  les  collections  du  cabinet  dans  l'é- 
tat où  ell  'S  se  trouvaient  au  moment  où  il  en  reçut  la  garde.  Bieii 
que  sa  gestion  ait  duré  plus  de  treize  années,  les  résultats  en  de- 
meurèrent à  peu  près  nuls,  ou  se  léduisirenttoutau  plus  à  quelques 
améliorations  de  détail,  à  quelques  innovations  timides  dans  le  clas- 
sement des  recueils  et  dans  l'organisation  du  service. 

Ce  n'est  qu'à  partir  de  l'époque  où  Hugues-Adrien  Joly  entre  en 
fonctions  (mai  1750)  que  la  vie  semble  se  réveiller  là  où  Coypel  et 
Delacroix  l'avaient,  volontairement  ou  non,  laissée  s'engourdir.  Un;^ 
ère  de  progrès  continu  s'ouvre  alors  pour  le  cabinet  des  estampes 
sous  la  direction  la  plus  féconde  dont  nous  ayons,  dans  l'histoire 
de  ce  cabinet,  à  enregistrer  les  souvenirs,  et  bientôt  des  acquisitions 
judicieusement  faites,  des  donations  habilement  provoquées,  vien- 
nent accioître  la  collection  royale,  tandis  que  de  sages  mesures,  en 
modifiant  ceitains  règlemens  intérieurs,  achèvent  d'assurer  le  clas- 
sement exact  des  pièces,  d'en  faciliter  la  communication  et  d'étob'ir 
partout  le  bon  ordre. 

II. 

Le  nouveau  garde  des  estampes  n'était  pourtant  ni  un  artiste  hn- 
tié  par  ses  propres  travaux  à  tous  les  secrets  du  métier,  ni  un  sa- 
vant rompu  de  longue  main  aux  difficultés  archéologiques.  Homme 
du  monde  tout  juste  assez  lettré  peut-être  pour  rédiger  en  termen 
à  peu  près  corrects  une  lettre  officielle  ou  un  rapport,  mais  très 
certainement  homme  de  goût  et  d'esprit,  Joly  avait  dû  sa  nomina- 
tion à  la  bienveillance  générale  qu'inspirait  sa  personne,  à  l'amitié 
particulière  de  Coypel  et  à  ses  relations  avec  quelques  personnages 
en  haute  situation  à  la  cour.  Restait  maintenant  pour  lui  à  justifier 
par  son  zèle  une  faveur  d'autant  plus  exceptionnelle  que  la  jeunesse 
môme  de  celui  qui  l'obtenait  en  dissimulait  moins  l'origine  et  le  ca- 

TOME  en.  —  1872.  23 


354  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ractère  (1).  C'est  ce  à  quoi  Joly  s'appliqua  tout  d'abord  avec  un  plein 
succès.  iNous  avons  dit  dans  la  première  partie  de  ce  travail  que,  grâce 
à  lui,  les  planches  gravées  et  les  estampes  furent  transportées  de  la 
salle  à  rez-de-chaussée,  où  elles  se  détérioraient  depuis  douze  ans, 
dans  un  local  plus  vaste  et  plus  salubre.  En  même  temps  une  im- 
pulsion nouvelle  était  donnée  aux  travaux  des  graveurs  chargés  au 
nom  du  roi  de  reproduire  les  dessins  de  botanique  qui  avaient  ap- 
partenu à  Gaston  d'Orléans,  —  en  attendant  que  les  planches  déjà 
gravées,  et  «  retenues,  écrivait  Joly,  on  ne  sait  pourquoi  à  l'impri- 
merie royale,  »  fussent,  en  1768,  réintégrées  à  la  Bibliothèque, 
«  leur  véritable  chef-lieu.  »  Les  prêts  au  dehors,  qui  d'abus  en  abus 
avaient  fini  par  être  accordés  presque  à  tous  les  solliciteurs,  furent 
restreints  à  un  petit  nombre  d'écrivains,  de  savans  ou  d'artistes, 
parmi  lesquels  il  suffira  de  citer  Buffon,  Diderot,  Daubenlon  et  le 
peintre  Bachelier.  Un  peu  plus  tard,  il  est  vrai,  Joly  se  verra  obligé 
de  satisfaire  aux  demandes  d'autres  emprunteurs,  et  de  prêter  tan- 
tôt «  à  M.  le  chevalier  de  La  Ferrière,  sous-gouverneur  des  enfans 
de  France,  et  pour  les  princes  deux  volumes  de  portraits  des  an- 
ciens philosophes,  »  tantôt  «  à  M"*  d'Ossun,  sœur  de  M.  l'ambassa- 
deur d'Espagne,  deux  figures  pour  aider  au  costume  dans  la  tra- 
gédie de  Tancrcde,  que  doit  faire  représenter  cet  ambassadeur,  » 
—  tantôt  enfin  «  à  M.  le  chevalier  de  Tourampré  huit  dessins  des 
Modes  de  France  pour  une  comédie  anglaise  à  laquelle  s'intéresse 
M^'"  le  duc  d'Orléans;  »  mais,  tout  en  s'exécutant  de  bonne  grâce, 
tout  en  répondant  avec  déférence  à  certain  billet  entre  autres  par 
lequel  Madame  Victoire,  fille  de  Louis  XV,  lui  demande  sans  mar- 
chander d'envoyer  à  Versailles  «  toutes  les  estampes  qu'il  pourra 
trouver  »  pour  l'amusement  de  son  neveu  malade,  le  jeune  duc  de 
Bourgogne,  Joly  prend  minutieusement  ses  précautions  pour  assu- 
rer à  la  Bibliothèque  la  prompte  restitution  des  objets  prêtés,  et, 
contrairement  aux  usages  passés,  il  exige  de  ceux  à  qui  il  en  fait  la 
remise  des  reçus  détaillés  portant  avec  la  description  des  pièces 
l'engagement  de  les  rendre  a  au  garde  du  cabinet,  à  sa  première 
réquisition.  » 

La  série  de  ces  récépissés  conservés  aujourd'hui  dans  les  papiers 
du  département  des  estampes  n'atteste  pas  seulement  l'active  solli- 
citude et  la  vigilance  personnelle  de  Joly  :  elle  constate  aussi  et 
photographie  en  quelque  sorte  le  mouvement  des  esprits  dans  cha- 
cune des  périodes  dont  se  compose  la  seconde  moitié  du  xviii"  siè- 
cle. Au  commencement,  c'est-à-dire  à  l'époque  où  les  encyclopé- 

(1)  Joly,  né  en  1718,  n'était  âgé  que  de  trente-deux  ans  lorsqu'il  fut  nommé  garde 
du  cabinet. 


LE    CABINET   DES    ESTAMPES.  355 

distes  sont  à  l'œuvre  et  où  VEssai  sur  les  mœurs  a  déjà  paru,  les 
demandes  de  prêt,  —  qu'elles  viennent  de  la  cour  ou  de  la  ville, — 
expriment  en  général  le  goût  des  recherches  scientifiques  et  une 
ardente  curiosité  pour  tout  ce  qui  se  rattache  à  l'histoire  de  la  phi- 
losophie et  des  philosophes.  C'est  à  qui  se  munira  avec  le  plus 
d'empressement  de  documens  propres  à  élucider  les  questions  tech- 
niques ou  à  consacrer  la  mémoire  des  savans,  des  moralistes,  des 
métaphysiciens  de  tous  les  temps.  Puis,  quand  le  succès  de  la  Nou- 
velle Hcloise  et  les  premiers  essais  de  jardins -anglais  ont  popularisé 
du  même  coup  le  culte  de  la  «  passion  »  et  celui  de  la  «  nature,  » 
l'intérêt  se  détourne  des  images  austères  pour  se  concentrer  sur  les 
œuvres  qui  retracent  les  aventures  des  «  amans  illustres  »  ou  les 
scènes  de  la  campagne.  Aux  portraits  d'Archimède  et  de  Galilée,  de 
Socrate  et  de  Ltibuiz,  succèdent  les  portraits,  vrais  ou  supposés, 
d'Héloïse  et  d'Abeilard,  de  Laure  et  de  Pétrarque;  les  recueils  de 
pièces  sur  VArt  de,  fondre  les  statues  équestres  et  sur  l'Art  de  tour- 
ner, voire  sur  le  Métier  à  bas,  qu'avait  tour  à  tour  consultés  Di- 
derot, la  Physique  sacrée  et  les  Coutiwies  des  nations  anciennes, 
que  l'on  expédiait  naguère  à  Versailles,  demeurent  maintenant  sur 
les  rayons,  d'où  l'on  retire  incessamment,  pour  la  satisfaction  des 
grands  seigneurs  et  des  grandes  dames,  force  paysages  ou  jjasto- 
rales.  Viennent  les  années  voisines  de  la  révolution  et  les  tragédies 
patriotiques  de  Marie-Joseph  Chénier,  ce  n'est  pas  seulement  ïalma 
qui,  pour  les  besoins  du  théâtre,  demande  au  cabinet  des  estampes 
le  prêt  des  «  figures  représentant  le  roi  Charles  IX  »  ou  «  les  habille- 
mens  du  roi  Henry  YIII;  »  bien  d'autres  ennemis  de  la  tyrannie  veu- 
lent avoir  sous  les  yeux  les  images  des  oppresseurs  du  peuple  ou 
celles  de  ses  libérateurs,  et  des  graveurs  à  court  de  travaux,  des 
marchands  en  quête  d'une  bonne  opération  commerciale,  se  dispu- 
tent, suivant  les  cas,  les  modèles  dont  ils  pourront  se  servir  pour 
raviver,  aussi  bien  que  les  odieux  souvenirs  de  Sylla  et  des  organi- 
sateurs de  la  Saint-Barthélémy,  les  souvenirs  bienfaisans  des  Grac- 
ques  et  de  Rienzi,  de  Guillaume  Tell  surtout,  le  mieux  famé,  le 
plus  classique  à  ce  moment  des  héros  de  la  démocratie.  Il  va  sans 
dire  que,  lorsque  la  terreur  règne,  les  cliens  du  cabinet  des  es- 
tampes comme  les  œuvres  qu'ils  empruntent  représentent  de  moins 
en  moins  des  idées  d'art  et  d'étude  désintéressée.  Tout  se  borne  à 
quelques  informations  sollicitées  ou  fournies  sur  les  personnages 
politiques  contemporains,  et  le  «  citoyen  garde,  »  qui,  bien  en- 
tendu, n'est  plus  Joly,  n'a  encore  affaire  aux  amateurs  ou  aux  cu- 
rieux que  pour  leur  livrer  tantôt  les  portraits  de  Marat  et  de  ses 
pareils,  qu'il  inscrit  sur  son  registre  comme  ayant  été  «  tirés  du 
portefeuille  des  Hommes  de  la  révolution,  »  tantôt  le  portrait  de 
d'Espréménil,  qu'un  classement  conforme  à  la  justice  de  l'époqu* 


356  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

avait  naturellement  relégué  dans  le  portefeuille  des  Scélérats  (1). 

Il  serait  trop  long  de  relever  ici  toutes  les  innovations  utiles, 
toutes  les  prudentes  mesures  qui  signalèrent  l'administration  du 
successeur  de  Delacroix;  nous  nous  contenterons  de  choisir  et  d'in- 
diquer celles  qui  eurent  pour  eflet  un  accroissement  notable; des 
richesses  du  cabinet.  L'acquisition  en  1753  de  la  collection  Lalle- 
mant  de  Betz  mérite  à  ce  titre  d'être  mentionnée,  et,  vu  sa  date 
même  comme  en  raison  de  son  importance,  elle  doit  l'être^en  pre- 
mier lieu. 

La  collection  dont  il  s'agit  est  aujourd'hui  généralement  connue 
sous  le  nom  de  Collection  d'Ilitxelles,  bien  qu'aucune  preuve  histo- 
rique, que  je  sache,  aucune  probabilité  même,  ne  justifie  cette  dé- 
signation. Leprince,  il  est  vrai,  dans  son  Essai  sur  la  Bibliothèque 
du  roi,  publié  en  1782,  dit  en  parlant  des  estampes  cédées  trente 
ans  auparavant  à  cet  établissement  par  Lallemant  de  Betz,  qu'elles 
«  avaient  appartenu  au  maréchal  d'Huxelles;  »  mais  comment  con- 
cilier une  pareille  assertion  avec  Yavis  très  explicite  imprimé  lors 
de  la  mise  en  vente  de  ces  estampes  en  1727,  —  avis  portant  en 
propres  termes  que  la  collection  proposée  aux  amateurs  avait  été 
H  formée  par  M.  Rousseau,  auditeur  des  comptes,  »  et  qu'elle  était 
«  restée  dans  la  bibliothèque  du  même  M.  Rousseau  jusqu'à  sa  mort?» 
D'où  vient  enfin  que  Joly,  lorsque  la  Bibliothèque  fut  mise  en  pos- 
session de  cette  collection,  dont  il  devait  assurément  connaître  l'ori- 
gine et  l'histoire,  ait  écrit  en  tète  du  catalogue  qu'il  en  dressa  une 
note  constatant  que  «  M.  Lallemant  de  Betz  l'avait  achetée  20,000  li- 
vres de  M.  Rousseau,  »  et  qu'il  n'ait  dit  mot  du  maréchal? 

Peu  importe  au  surplus.  Que  la  tradition,  à  tort  ou  à  raison,  ait 
fait  intervenir  en  ceci  le  nom  du  maréchal  d'Huxelles,  ce  qui  de- 
meure hors  de  doute,  c'est  la  cession  directe  au  cabinet  des  es- 
tampes ou  plutôt  le  don  par  Lallemant  de  Betz  des  recueils  qui  lui 
avaient  appartenu,  c'est  par  conséquent  le  droit  que  l'on  a,  quant  à 
l'exposé  des  choses,  de  s'en  tenir  à  ce  souvenir  principal.  Cependant, 
comme  les  mœurs  du  temps  ne  permettaient  pas  qu'un  cadeau  fût 
offert  au  souverain  par  un  de  ses  sujets  autrement  qu'à  titre  de 
legs,  on  convint  que  la  donation  proposée  prendiait  les  apparences 
d'un  échange,  et  que  le  donateur  recevrait,  en  compensation  des 
objets  dont  il  faisait  l'abandon,  «  le  recueil  des  figuies  du  cabinet 
du  roi,  »  plus  quelques  exemplaires  «  des  éditions  imprimées  au 
Louvre.  »  Il  y  avait  loin  du  chilTre  que  représentaient  alors  ces  ou- 
vrages à  la  somme  de  20,000  livres  payée  autrefois  par  Lallemant 

{\j  Le  prêt  au  dehors  des  recueils  ou  des  pièces  appartenant  au  cabinet  des  estampes 
continua  d'être  autorisé  pendant  les  pn  mières  années  du  xix'  siècle.  Vers  la  fia  du 
premier  empire,  il  devint  le  privilège  exclusif  de  cinq  ou  six  a'tisies  ou  hauts  fonc- 
tioauaires.  Aux  termes  des  règlemens  actuels,  il  est  absolument  interdit. 


LE    CABINET   DES    ESTAMPES.  357 

de  Betz  pour  acquérir  l'ensemble  de  sa  collection,  et  si  l'on  songe 
que  celui  qui  sacrifiait  ainsi  ses  déboursés  était  un  fermier-général, 
un  homme  accoutumé  par  état  au  respect  superstitieux  de  l'argent, 
on  ne  peut  qu'honorer  davantage  le  désintéressement  singulier  dont 
il  fit  preuve  et  la  libéralité  de  son  procédé. 

Les  80  volumes  in-folio  cédés  au  roi  par  Lallemant  de  Betz  ont 
été  conservés  tels  qu'ils  étaient  à  l'époque  où  ils  vinrent  prendre 
place  sur  les  rayons  de  la  Bibliothèque.  Ils  ne  contiennent  pas  moins 
de  7,300  estampes  distribuées  en  deux  séries,  l'une  de  «  portraits 
des  hommes  illustres  qui  ont  vécu  depuis  le  paganisme  jusques  et  y 
compris  l'an  1660,  »  — l'autre  de  pièces  géographiques  ou  topogra- 
phiques sur  «  les  quatre  parties  du  monde,  »  depuis  les  «  états  du 
Turc  de  Perse  »  et  ceux  du  «  Turc  d'Afrique  »  jusqu'aux  «  antiquités 
et  singularités  »  des  diverses  villes  de  France  et  de  la  «  généralité 
de  Paris.  » 

La  première  de  ces  deux  suites,  on  le  voit,  ne  faisait  qu'ajouter 
un  supplément  à  la  série  du  même  genre  que  Clément  avait  lé- 
guée au  cabinet  vers  le  commencement  du  siècle;  mais  la  seconde 
lui  apportait  un  ensemble  de  documens  absolument  nouveaux,  re- 
cueillis en  vue  d'études  toutes  différentes  de  celles  qu'avait  en- 
tendu favoriser  Gaignières  lui-même,  et  par  conséquent  d'autant 
plus  précieux.  Aujourd'hui,  à  côté  des  riches  collections  topogra- 
phiques que  possède  le  département  des  estampes,  et  dont  nous 
aurons  l'occasion  de  parler  plus  loin,  à  côté  de  ces  5  ou  600  volumes 
dans  lesquels  on  n'a  cessé,  depuis  plus  de  cinquante  ans,  d'intro- 
duire des  dessins  ou  des  gravures  de  tout  âge  et  sur  tous  les  pays, 
la  collection  Lallemant  de  Betz  peut  paraître  un  peu  chétive  dans 
quelques-unes  de  ses  parties,  tout  à  fait  insuffisante  dans  certaines 
autres.  A  l'époque  oij  elle  fut  formée,  elle  avait  au  moins  ce  mérite 
de  présenter  réunis,  suivant  un  classement  méthodique,  tous  les  élé- 
mens  d'information  dont  les  publications  antérieures  permettaient 
de  disposer,  tous  les  renseignemens  plus  ou  moins  sûrs  qu'avaient 
légués  à  la  génération  présente  les  savans  ou  les  artistes  appartenant 
aux  deux  siècles  précédens.  Les  cartes  géographiques  de  Nicolas 
Sanson  et  de  ses  descendans,  la  Cosmographie  d'André  Thevet  ou, 
dans  l'ordre  de  la  topographie  et  de  l'architecture,  les  suites  de 
pièces  publiées  par  Châtillon  et  par  Ducerceau ,  par  Mérian  et  par 
Israël  Silvestre ,  quelques  autres  recueils  encore  édités  en  Alle- 
magne, dans  les  Pays-Bas  ou  en  Italie,  —  tels  étaient,  il  est  vrai, 
en  tant  que  corps  d'ouvrages,  les  seuls  travaux  à  peu  près  que  l'on 
pût  utiliser;  mais  en  ajoutant  aux  estampes  détachées  de  ces  ou- 
vrages celles  qui,  aux  différentes  époques,  avaient  paru  isolément, 
en  les  rapprochant  les  unes  des  autres  conformément  à  la  nature 
des  lieux  ou  au  caractère  des  monumens  représentés,  le  créateur  de 


k 


S58  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  collection  avait  à  la  fois  singulièrement  élargi  sa  tâche  et  résolu, 
dans  la  mesure  que  comportaient  le  temps  et  le  milieu  où  il  vivait, 
un  problème  dont  personne  avant  lui  ne  s'était  même  avisé  de  poser 
les  termes. 

Est-ce  assez  d'ailleurs  de  ne  reconnaître  aux  pièces  rassemblées 
ici  que  cette  valeur  et  cette  importance  relatives?  Quelque  incom- 
plète qu'on  la  juge  et  qu'elle  soit  en  effet  à  certains  égards,  la  col- 
lection Lallemantde  Betzn'en  fournit  pas  moins,  même  aujourd'hui, 
sur  plusieurs  points  des  éclaircissemens  qu'on  chercherait  vaine- 
ment dans  des  collections  beaucoup  plus  vastes,  et  nous  pourrions 
citer  telles  estampes  rares,  comme  la  Grand' Salle  du  Palais,  à 
Paris,  et  la  Cité  de  Lyon,  gravées  par  Ducerceau,  telles  antres  à 
peu  près  introuvables,  comme  les  Tableaux  astrologiques  d'Anto- 
nio Garrarino,  dont  les  épreuves  se  sont  conservées  dans  ces  vo- 
lumes au  grand  profit  de  l'érudition  moderne,  ou  tout  au  moins  de 
notre  curiosité. 

Les  études  scientifiques,  auxquelles  la  collection  Lallemant  de 
Betz  ne  devait  cependant  pourvoir  qu'en  attendant  mieux,  ont 
trouvé  depuis  et  trouvent  encore  tout  l'aliment  nécessaire  dans 
l'immense  série  de  pièces  historiques  réunies  par  Fevret  de  Fon- 
tette,  et  lorsqu'en  1770  ces  pièces,  au  nombre  de  plus  de  douze 
mille,  devinrent  la  propriété  du  cabinet  des  estampes,  elles  y  con- 
stituèrent d'emblée  un  fonds  d'enseignement  assez  riche  pour  que 
les  acquisitions  faites  depuis,  —  excepté,  bien  entendu,  en  ce  qui 
concerne  les  événemens  de  la  fia  du  dernier  siècle,  —  ne  l'aient  pas 
très  sensiblement  augmenté. 

Comme  dans  les  recueils  qui  avaient  appartenu  à  Lallemant  de 
Betz,  la  part  des  portraits  est  considérable  dans  la  collection  de 
Fontette,  sauf  cette  différence  pourtant  que  les  images  admises  ici 
sont  exclusivement  celles  de  personnages  français.  Quoi  de  plus 
naturel,  puisque  c'est  l'histoire  nationale,  non  pas  une  histoire 
universelle,  que  Fontette  prétendait  raconter  aux  yeux,  pour  ainsi 
dire,  en  la  composant  de  la  série  chronologique  des  divers  docu- 
mens  fig^urés?  Les  portraits  de  tous  les  hommes  ayant  joué  un  rôle 
quelconque  dans  cette  histoire  de  notre  pays,  les  estampes  repro- 
duisant tous  les  événemens  militaires  ou  politiques,  les  laits  épiso- 
diques  même,  se  rattachant  au  règne  de  chacun  de  nos  rois,  tels 
étaient  les  souvenirs  qu'il  voulait  consacrer  et  les  élémens  qu'il  se 
proposait  de  mettre  en  œuvre.  Le  plan  arrêté  par  lui  différait  donc 
complètement  de  celui  qu'avaient  successivement  adopté  Clément 
et  le  premier  possesseur  de  la  collection  Lallemant  de  Betz;  il  ne 
se  rapprochait  pas  davantage  du  projet  qu'avait  réalisé  Gaignières 
de  dresser  avec  le  crayon  et  le  pinceau  une  sorte  d'inventaire  des 
monumens  de  la  sculpture  ou  de  la  peinture  nationale  actuelle- 


LE  CABINET  DES  ESTAMPES.  359 

ment  existans  dans  les  églises  ou  dans  les  palais.  D'une  part,  Fon- 
tette  s'en  tenait  aux  œuvres  de  la  gravure;  de  l'autre,  les  progrès 
ou  les  variations  de  l'art  français  avaient  beaucoup  moins  d'intérêt 
à  ses  yeux  que  les  annales  de  la  France  même,  que  l'histoire  de  sa 
vie  générale,  de  sa  civilisation,  de  ses  mœurs.  En  un  mot,  tout  en 
cherchant  ses  informations  et  ses  preuves  ailleurs  que  dans  les  do- 
cumens  écrits,  il  procédait  à  la  manière  des  bénédiclins  de  Saint- 
Maur,  et  rc'nouvi'iait  sous  une  autre  forme  quelque  chose  de  l'en- 
treprise accomplie  par  les  savans  éditeurs  de  la  Collection  des 
historiens  de  France  et  de  la  Gallia  christiana. 

Par  ses  origines  comme  par  ses  aptitudes  personnelles  et  les  ha- 
bitudes laborieuses  de  toute  sa  vie,  Charles-Marie  de  Fontette  était 
mieux  que  personne  en  mesure  de  mener  à  bonne  fin  une  pareille 
tâche.  Né  à  D'jon  en  1710  dans  une  famille  où  se  perpétuait  depuis 
plus  d'un  siècle  la  tradition  des  études  sérieuses  et  du  généreux 
emploi  de  la  richesse  (l),  pourvu  dès  l'âge  de  vingt-six  ans  d'une 
charge  de  conseiller  qui,  en  le  maintenant  au  rang  qu'avaient  oc- 
cupé ses  pères,  lui  imposait  aussi  le  devoir  d'allier  à  leur  exemple 
les  mérites  de  l'éruditet  du  lettré  aux  mœurs  sévères  du  magistrat, 
enfin  possesseur  d'une  admirable  bibliothèque  et  doué  d'une  im- 
perturbable mémoire,  —  il  n'avait,  pour  édifier  le  monument  au- 
quel il  devait  attacher  son  nom,  qu'à  combiner  les  matériaux  pla- 
cés les  uns  à  portée  de  sa  main,  les  autres  à  des  distances  d'où  sa 
fortune,  aussi  bien  que  son  propre  savoir,  lui  permettait  de  les  at 
tirer  à  lui. 

Fontette  toutefois,  en  composant  sa  collection,  ne  se  bornait  pas 
à  rassembler  de^  estampes  et  à  les  classer  dans  un  ordre  chronolo- 
gique. A  ces  pièces  historiques,  collées  sur  des  feuilles  de  papier 
portant  chacune  l'indication  et  la  date  du  fait  représenté,  il  ajoutait, 
en  forme  de  commentaires,  d?s  observations  manuscrites  dont  les 
termes  peuvent  quelquefois  paraître  un  peu  surannés,  mais  qui  le 
plus  souvent  révèlent  chez  l'annotateur  un  jugement  aussi  sain 
qu'une  connaissance  approfondie  des  choses  ou  des  personnages  en 
cause.  De  plus,  tout  en  poursuivant  ce  vaste  travail  d'iconologie,  il 
préparait  une  nouvelle  édition  de  la  Bibliothèque  historique  du  père 
Lelong,  il  en  complétait  ou  en  modifiait  le  texte  suivant  ce  qu'il  avait 
lui-même  appris  ou  découvert,  et,  après  quinze  années  d'applica- 
tion et  de  recherches,  il  publiait  le  premier  volume  de  ce  grand 
ouvrage  ainsi  refondu,  —  sauf  à  regretter  modestement  dans  la 
préface,  à  s'accuser  presque  de  n'avoir  pas  su  faire  mieux. 

(1)  Le  bisaïeul  de  Fontette  était  ce  Cliarles  Fevret,  conseiller  au  parlement  de  Bour- 
gogne, dont  un  livre,  le  Traité  de  Vabiis,  est  resté  célèbre.  Le  fils  de  Charles  Fevret, 
conseiller  au  parlement  de  Bourgogne  comme  son  père  et  sous-doyen  de  sa  compagnie, 
fonda  la  bibliothèque  publique  de  la  ville  de  Dijon. 


360  REVUE    DliS    DEUX    MONDES. 

Cette  extrême  probité  scientifique  ou  plutôt  cette  humilité  est  au 
reste  une  des  qualités  distinctives  de  Fontette,  une  de  celles  qui  ca- 
racLéiisent  en  toute  occasion  ses  travaux.  11  y  a  quelque  chose  de 
touchant  dans  la  simplicité  avec  laquelle  l'inscription  placée  par  lui 
en  tête  de  sa  collection  d'estampes  rappelle  l'honnête  passion  de 
l'homme  et  le  dévoûment  patriotique  du  savant.  En  parlant  de  son 
amour,  de  sa  «  tendresse  »  pour  l'histoire  de  France  et  des  «  longs 
efforts  »  que  son  travail  lui  a  coûtés,  Fontette  ne  songe  qu'à  l'utilité 
des  résultats,  au  profit  qu'en  pourra  tirer  autrui.  Gomme  un  de  ses 
plus  illustres  devanciers  dans  la  double  carrière  de  magistrat  et 
d'ôrudit,  comme  Etienne  Pasquier  lorsqu'il  publiait  ses  Reclierches 
uu  XVI®  siècle,  il  aurait  pu  dire  :  «  J'écris  ici  pour  ma  France  et  non 
pour  moi,  »  et  certes  ces  deux  mots  «  ma  France  »  n'eussent  fait 
qu'indiquer  avec  une  stricte  justesse  l'objet  des  constantes  préoc- 
cupations de  sa  pensée,  des  plus  chères  affections  de  son  cœur. 

Faut-il  C'nclure  de  là  que  tout  mérite  la  même  confiance  dans 
les  documens  dont  se  compose  la  collection  de  Fontette?  Nous  ne  le 
prétendons  nullement.  Si  les  pièces  gravées  à  partir  de  la  seconde 
moiiié  du  xvi**  siècle  et  représentant  des  faits  ou  des  personi^ages 
contemporains  ont  par  cela  même  une  autorité,  une  authenticité 
incontestable,  celles  qui  retracent  des  événemens  survenus  à  des 
époques  bien  antérieures  ne  peuvent  guère  être  considérées  que 
comme  des  œuvres  de  fantaisie,  des  allusions  plus  ou  moins  ingé- 
nieuses aux  sujets  dont  elles  sont  censées  consacrer  les  souvenirs. 
Il  est  évident  par  exemple  qu'une  vignette  executive  à  douze  cents 
ans  d'intervalle  en  mémoire  du  baptême  de  Clovis  ne  saurait  nous 
renseigner  fort  utilement  sur  la  vraie  physionomie  de  la  scène,  ou 
qu'un  portrait  de  saiiit  Remy,  donné  pour  tel  par  Crispin  de  Passe, 
n'est  bon  tout  au  plus  qu'à  nous  apprendre  comment  au  temps  du 
graveur  un  évêque  était  vêtu.  En  outre,  systématiquement  ou  non, 
Fontette  supplée  parfois  au  témoignage  direct  par  l'interprétation 
détournée,  au  document  qu'il  n'a  pu  se  procurer  sur  tel  point  his- 
torique par  quelque  équivalent  de  rencontre.  C'est  ainsi  qu'une 
estampe  de  GoUzius  représentant  en  réalité  le  Jugement  de  Salo- 
7)7on  devient,  faute  de  mieux,  u  Clotaire,  roi  de  Soissons,  faisant 
massacrer  les  enfans  de  Clodomir,  son  frère,  »  et  que  l'image  ano- 
nyme d'un  guerrier  allemand  du  xvi*"  siècle  se  convertit  en  un  por- 
trait de  Samon,  marchand  franc,  natif  de  Sens,  «  lequel,  ajoute  phi- 
losophiquement Fontette,  élu  roi  des  Sclavons  en  650,  renonça  à  la 
religion  chrétienne  pour  s'accommoder  au  goût  de  ses  nouveaux 
sujets.  )) 

On  pourra  çà  et  là,  surtout  en  ce  qui  concerne  les  premiers  siècles 
de  la  monarchie  française,  rencontrer  d'autres  témoignages  erronés 
ou  suspects,  mais  on  sera  d'autant  plus  mal  venu  à  s'y  arrêter  que 


LE    CABINET    DES    ESTAMPES.  361 

les  conséquences  en  sont  naturellement  moins  dangereuses.  Per- 
sonne ne  sera  tenté  d'ajouter  plus  de  foi  qu'il  ne  convient  à  des 
compositions  qui  n'ont  d'historique  que  le  titre,  à  ces  fantaisies  de 
l'imagination  ou  du  goût  moderne  sur  des  sujets  empruntés  tantôt 
aux  âges  légendaires,  tantôt  à  des  époques  où,  l'art  de  la  gravure 
n'étant  pas  né  encore,  aucune  information  authentique,  aucune 
image  contemporaine  ne  pouvait  être  transmise  à  la  postérité.  En 
revanche,  les  renseignemens  que  la  collection  de  Foniette  contient 
à  partir  du  règne  de  François  ]'"■  sont  de  nature  à  persuader  les 
plus  incrédules,  à  contenter  les  plus  curieux.  Estampes  reproduisant 
les  événemens  de  la  place  publique  ou  les  cérémonies  de  la  cour, 
sujets  de  guerre  ou  scènes  de  mœurs,  satires  politiques  ou  pièces 
d'imagerie  populaire,  tout  ce  qui  peut  faire  revivre  le  passé  et  en 
divulguer  jusqu'aux  moindres  sec!  ets  se  trouve  ici  en  pleine  lumière 
et  à  sa  juste  place.  Lorsque,  près  de  cent  ans  plus  tard,  une  autre 
collection  formée  sur  un  plan  plus  rigoureux  encore  et  d'ailleurs 
riche  de  toutes  les  pièces  postérieures  au  règne  de  Louis  XV,  lors- 
que la  collection  Hennin  sera  venue  s'ajouter  à  celle-ci,  il  n'y 
aura  plus  dans  Y  Histoire  de  France  par  estampes  constituée  à  la 
Bibliothèque  aucun  fait  de  quelque  importance,  aucun  souvenir  de 
quelque  intérêt  dont  le  public  ne  puisse  trouver  une  image  instruc- 
tive ou  tout  au  moins  une  utile  mention. 


IIL 


L'entrée  au  cabinet  des  estampes  des  recueils  qui  avaient  appar- 
tenu à  Fevret  de  Fontette  est  un  des  épisodes  les  plus  notables  de 
l'histoire  de  ce  calîinet  au  xvm*  siècle;  mais  la  mémoire  doit  être 
conservée  d'autres  bienfaits  et  d'autres  bienfaiteurs,  de  Michel  Bé- 
gon  particulièrement,  dont  le  nomi  mérite  d'être  associé  à  celui  que 
nous  avons  rappelé  dans  les  pages  qui  précèdent.  Le  rapproche- 
ment d'ailleurs  est  d'autant  plus  légitime  que  la  colleclion  Bégon 
et  la  collection  Fontette  prenaient  place  presque  simultanément  en 
1770  sur  les  rayons  de  la  Bibliothèque,  et  que  les  deux  hommes 
qui  les  avaient  possédées  l'une  et  l'autre,  qui  maintenant  en  do- 
taient leur  pays  avec  la  même  libéralité,  s'étaient  trouvés  dès  leur 
jeunesse  également  sollicité^  aux  studieuses  recherches  par  leurs 
propres  goûts  et  par  les  traditions  de  leurs  familles. 

L'origine  de  la  collection  dont  Bégon  se  séparait  ainsi  au  grand 
profit  du  cabinet  des  estampes  remontait  à  une  époque  assez  éloi- 
gnée déjà.  «  A  force  de  mettre  tous  les  jours  quelque  chose  de  nou- 
veau dans  mon  cabinet,  je  m'aperçois  qu'il  commence  fort  à  se 
remplir  et  que  j'ai  bien  des  choses  fort  belles,  »  écrivait  en  1689 


362  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

l'aïeul  de  celui  qui  devait  un  jour  transmettre  à  la  Bibliothèque  ces 
mêmes  «  belles  choses,  »  devenues  successivement  la  propriété  de 
son  père  et  la  sienne  (1).  Pendant  vingt  années  encore,  le  premier 
possesseur  de  ce  cabinet  s'occupa  sans  relâche  d'en  augmenter  les 
richesses,  et  après  lui  son  fils  et  son  petit-fils  s'y  étaient  à  leur 
tour  si  bien  appliqués  que,  suivant  l'état  dressé  au  mois  de  mars 
1770,  Michel  Bégon  se  trouvait  en  mesure  de  «  transporter  à  la  Bi- 
bliothèque du  roi  24,7/i6  pièces,  dans  le  cas  où  sa  majesté  agrée- 
rait l'offre  qu'il  lui  avait  fait  faire  »  par  l'intermédiaire  du  comte  de 
Saint-Florentin,  et  surtout  à  l'instigation  de  Joly.  Le  roi,  bien  en- 
tendu, n'eut  garde  de  refuser;  mais,  pour  sauver  les  apparences  et 
pour  procéder  comme  on  avait  agi  déjà  dans  des  circonstances  à 
peu  près  pareilles,  il  voulut  qu'une  pension  annuelle  de  2,000  livres 
fût,  aux  termes  d'un  brevet  en  date  du  h  mai  1770,  «  accordée  audit 
sieur  Bf^gon  non  à  titre  de  paiement  de  sa  collection,  mais  comme 
une  récompense  due  au  mérite  et  à  la  vertu.  » 

Les  25,000  pii'ces  à  peu  près  provenant  de  la  collection  Bégon  n'ont 
pas  été,  comme  les  estampes  qui  avaient  appartenu  à  Lallemant  de 
Betz  et  à  Fontette,  conservées  à  la  Bibliothèque  dans  leur  ordre  pri- 
mitif, c'est-à-dire  à  l'état  de  série  une  fois  constituée  et  formant  un 
tout  par  elle-même.  Distribuées  aujourd'hui  dans  les  œuvres  des  dif- 
férens  maîtres,  elles  sont  reconnaissables  encore  à  l'estampille  que 
porte  chacune  d'elles  et  qui  reproduit  les  trois  premièn's  lettres  du 
nom  du  donateur;  mais,  sauf  ce  certificat  d'origine,  rien  ne  les  si- 
gnale à  l'attention  plus  particulièrement  que  les  gravures  au  milieu 
desquelles  on  les  a  introduites.  Qui  pourrait  regretter  d'ailleurs 
cette  reparution  de  la  collection  Bégon  dans  les  divers  recueils 
dont  se  compose  la  collection  générale?  Les  pièces  qu'avait  rt'unies 
Bégon,  aussi  bien  que  celles  qui  appartenaient  autrefois  à  Bérin- 
gben,  intéressent  surtout  notre  école  et  l'histoire  des  talens  qui 
l'ont  honorée.  Rapprochées  des  autres  témoignages  de  ces  talens 
en  raisou  des  lacunes  qu'il  s'agissait  de  combler,  elles  ont  ainsi 
complété  ou  utilement  accru  l'œuvre  de  chaque  peintre,  de  chaque 
graveur,  tandis  qu'elles  seraient  restées  à  peu  près  perdues  pour 
une  étude  suivie  comme  à  peu  près  stériles  pour  la  gloire  des 

(1)  Ce  premier  des  Bégon,  intendant  de  la  marine  à  Rochefort,  comme  son  fils  le 
fut  plus  tard  au  Havre  et  sou  petit-fils  à  Dunkerqae,  ne  consacrait  pas  seulement  à  la 
recherche  des  belles  estampes  les  loisirs  que  lui  laissaient  ses  fonctions.  Il  travaillait 
tout  aussi  activement  à  rassembler  des  médailles,  des  spécimens  botaniques  ou  miné- 
ralogiques,  bien  d  autres  curiosités  encore,  à  ce  point  môme  que  les  événemens  les 
moins  propres  en  apparence  à  entretenir  sa  manie  devenaient  pour  lui  des  occasions 
de  la  contenter.  «  Une  femme,  écrivait-il  en  1695,  étant  accouchée  d'une  fille  à  deux 
têtes,  je  l'ai  fait  apporter  ici  et  accommoder  de  manière  qu'elle  se  conservera  long- 
temps. J'en  ai  fait  faire  une  ligure  de  cire  très  ressemblante  à,  l'original.  »  C'était,  on 
en  conviendra,  pousser  loin  l'impartialité  scientifique  et  le  zèle  pour  toutes  les  raretés. 


LE  CABINET  DES  ESTAMPES.  363 

maîtres,  si  on  les  avait  isolées  des  travaux  dus  aux  mêmes  mains 
et  signés  des  mômes  noms. 

Parmi  les  portefeuilles  ou  les  volumes  que  Bégon  cédait  au  roi, 
plus  d'un  néanmoins  contenait  autre  chose  que  des  planches  gra- 
vées par  des  artistes  français  d'après  les  tableaux  de  leurs  compa- 
triotes. C'est  ainsi  que,  par  le  fait  même  de  cette  cession,  la 
Bibliothôqu'e  s'enrichissait  d'une  bien  précieuse  suite  de  dessins 
«  tirés  par  les  soins  de  M.  de  Nointel,  ambassadeur  du  roi  à  la  Porte, 
d'après  les  bas-reliefs  du  temple  de  Minerve,  à  Athènes,  dans  le 
temps  que  ce  temple,  renversé  depuis  par  une  bombe  des  Vénitiens, 
était  encore  dans  son  entier  (1)  :  »  recueil  inestimable  non  pas, 
tant  s'en  faut,  à  cause  de  l'habiîeté  du  dessinateur  employé  par 
M.  de  Nointel,  mais  en  raison  des  renseignemens  qu'on  ne  trouve- 
rait nulle  part  ailleurs  sur  certaines  figures  ou  certains  groupes  au- 
jourd'hui anéantis  et  sur  la  disposition  architectonique  des  sculp- 
tures qui  décoraient  le  Parthénon  avant  que  ce  chef-d'œuvre  fût 
ruiné  au  xvii"  siècle  par  la  guerre,  au  xix"  par  ce  que  Byron  a  jus- 
tement appelé  un  acte  de  «  rapacité  sacrilège  (2).  » 

Si  exceptionnelle  qu'en  fût  l'importance,  le  don  de  ces  dessins 
n'était  pas  d'ailleurs  le  premier  que  le  cabinet  des  estampes  eût 
reçu  dans  l'ordre  des  raretés  archéologiques,  le  seul  dont  pussent 
profiter  dès  cette  époque  les  artistes  ou  les  amateurs  spécialement 
voués  à  l'étude  de  l'antiquité.  Depuis  plusieurs  années  déjà,  la  libé- 
ralité du  comte  de  Caylus  avait  assuré  à  la  Bibliothèque  la  posses- 
sion d'un  grand  nombre  d'objets  précieux.  Tandis  que  le  cabinet 
des  médailles  héritait  en  1765  de  la  plupart  des  monumens  que  le 
savant  antiquaire  avait  réunis  dans  sa  riche  collection,  le  cabinet 
des  estampes,  outre  beaucoup  de  pièces  isolées,  recevait  du  même 
bienfaiteur  certains  beaux  recueils  formés  ou  acquis  par  lui.  Les  des- 
sins d'après  les  sculptures  du  Parthénon  entrés  au  cabinet  des  es- 
tampes avec  l'ensemble  de  la  collection  Bégon  s'ajoutaient  donc  en 
réalité  à  plus  d'un  document  de  même  espèce.  Si  le  moment  n'était 
pas  arrivé  encore  où  le  goût  de  quelques-uns  pour  l'art  antique 
deviendrait ,  sows  l'influence  de  David ,  une  passion  générale  et 
presque  une  religion  d'état,  si,  vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XV, 
les  occasions  d'étudier  les  exemples  grecs  ou  romains  ne  laissaient 
pas,  à  la  Bibliothèque  comme  ailleurs,  de  demeurer  assez  rares,  ces 

(1)  Tels  sont  les  termes  d'une  note  manuscrite  en  tête  du  volume  dans  lequel 
ces  dessins  sont  conservés.  —  Le  marquis  de  Nointel  remplit  les  fonctions  d'ambas- 
sadeur du  roi  de  France  près  la  Porte  de  1670  à  1678.  On  sait  que  la  dévastation  du 
Parthénon  par  les  troupes  vénitiennes  que  commandait  le  comte  de  Kœnigsmark  eut 
lieu  en  1687. 

{'2)  Les  spoliations  auxquelles  lord  Elgin  a  eu  le  malheur  d'attacher  son  nom  ont 
été  commises  en  1814. 


36à  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

occasions  du  moins  ne  faisaient  pas  complètement  défaut,  et  même 
de  ce  côté  le  cabinet  des  estampes  était  en  mesure  de  fournir  des 
renseignemens  utiles  aux  artistes  ou  aux  curieux. 

Cependant  la  vente  prochaine  de  la  plus  belle  collection  de  gra- 
vures que  depuis  l'abbé  de  Marolles  et  Béringhen  un  amateur  eût 
réussi  à  se  fonner,  la  vente,  annoncée  pour  le  mois  de  novembre 
1775,  de  la  célèbre  collection  Mariette  préoccupait  trop  justement 
le  garde  du  cabinet  des  estampes  pour  qu'il  pût  songer  dès  lors  à 
élargir  beaucoup  la  nouvelle  voie  ouverte  aux  études  par  les  dons 
de  Bégon  et  de  Gaylus.  Il  s'agissait  en  effet  d'empêcher  au  profit  de 
la  France,  et,  comme  l'écrivait  Joly,  «  pour  l'honneur  de  la  na- 
tion, ))  la  dispersion  d^s  trésors  accumulés  pendant  plus  d'un  siècle 
par  trois  générations  d'iconophiles,  dont  le  dernier,  Pierre-Jean 
Mariette,  mérite  encore  aujourd'hui  le  renom  du  connaisseur  le  plus 
délicat,  de  l'écrivain  technique  le  plus  savant  que  notre  pays  ait  vu 
naître.  11  fallait  toutefois  convaincre  qui  de  droit  de  la  nécessité 
d'un  gros  sacrifice  pécuniaire,  combattre  d'avance  la  fm  de  non-re- 
cevoir  que  les  ministres  d'alors  pourraient,  à  l'imitation  du  cardi- 
nal de  Fleury,  opposer  aux  sollicitations  (1);  Joly  ne  manqua  pas 
de  s'y  employer  de  tout  son  cœur.  Mémoires  adressés  au  ministre  de 
la  maison  du  roi  sous  le  titre  de  «  raisons  puissantes  pour  acquérir 
le  cabinet  de  feu  M.  Mariette  et  le  réunir  à  celui  de  sa  majesté,  » 

—  rapports  à  Turgot,  qui  venait  d'être  nomn^ié  contrôleur-général 
des  finances,  —  conférences  quotidiennes  avec  le  directeur  de  la 
Bibliothèque  pour  entretenir  ou  stimuler  son  zèle,  —  démarches 
personnelles  auprès  de  Pierre,  premier  peintre  du  roi,  auprès  de 
Cochin  et  du  graveur  Lempereur,  chargés  tous  trois  d'examiner  la 
collection  et  d'entrer  en  pourpaiier  avec  les  héritiers  de  Mariette, 

—  tout  ce  qu'il  est  possible  d'écrire,  de  dire  ou  de  faire  en  vue 
d'une  heureuse  solution,  Joly  le  fait,  le  dit  ou  l'écrit,  non  sans 
quelque  excès  parfois  de  lyrisme  dans  l'expression  ou  tout  au  moins 
d'indépendance  gram.maticale,  mais  toujours  avec  une  ardeur  in- 
telligente et  une  conviction  qui  rachètent  amplement  les  imperfec- 
tions de  la  forme.  «  On  peut,  écrivait-il  au  ministre  Lamoignon  de 
Malesherbes,  on  peut  acquérir  un  diamant,  une  statue,  un  tableau, 
mais  on  ne  pourra  jamais,  même  à  prix  d'argent,  rassembler  un 
cabinet  de  dessins  et  d'estampes  tel  que  celui  de  M.  Mariette.  S'il 
venait  à  être  divisé  ou  transféré  chez  une  puissance  étrangère,  la 
France  perdrait  pour  toujours  ce  que  le  hasard,  la  fortune  et  le  goût 
avaient  pris  plaisir  à  recueillir...  Enfin,  ajoutait  Joly,  quant  à  ce 

(1)  Lorsque,  trente-cinq  ans  auparavant,  l'acliat  pour  le  roi  de  la  magnifique  collec- 
tion de  dessins  anciens  formée  par  Crozat  avait  été  proposé  au  cardinal  de  Fleury, 
celui-ci  s'était  contenté  de  répondre  avec  autant  de  naïveté  au  moins  que  de  mauvaise 
hHmeur  :  «  Le  roi  a  bien  assez  de  fatras;  je  n'irai  pas  encore  en  accroître  la  quantité.  » 


LE    CABINET   DES    ESTAMPES.  365 

qui  constitue  la  gravure,  ses  progrès,  sa  conservation,  en  un  mot 
ce  qu'elle  a  d'unique  et  de  rare,  M.  Mariette  a  rassemblé  ces  mi- 
racles. Son  cabinet  passant  dans  celui  du  roi,  il  faudrait,  pour  ainsi 
dire,  ne  le  communiquer  que  par  permission  expresse  de  sa  ma- 
jesté. »  Par  malheur,  ni  le  roi,  ni  le  garde  du  cabinet  des  estampes, 
n'eut  cà  prendre  ces  précautions.  Il  fallut  s'arrêter  devant  les  préten- 
lious  des  héritiers  de  Mariette  que  le  succès  d'une  première  vente 
composée  seulement  des  doubles  de  la  collection  avait  mis  en  goût 
de  rêver,  quant  au  prix  qu'ils  tireraient  de  cette  collection  même, 
fort  au-delà  du  vraisemblable  et  du  juste,  et  bien  qu'au  dernier  mo- 
ment les  mandataires  du  ministre  eussent  été  jusqu'à  offrir  la  somme 
énorme  pour  l'époque  de  300,000  livres,  la  vente  en  détail  qu'on 
avait  voulu  prévenir  fut  irrévocablement  décidée  (1). 

L'unique  ressource  était  donc  l'obtention  d'un  crédit  qui  permît 
à  la  Bibliothèque  de  s'approprier  au  moins  une  partie  des  pièces  les 
plus  importantes  et  d'enlever  aux  compétiteurs  ces  chefs-d'œuvre 
de  la  gravure,  comme  de  son  côté  l'administration  du  Louvre  de- 
vait s'efforcer  de  conquérir  les  principaux  dessins.  En  réponse  aux 
pressantes  sollicitations  de  Joly,  Turgot  décida  qu'une  somme  de 
50,000  livres,  serait  mise  à  la  disposition  du  garde  du  cabinet  des 
estampes,  «  alin  d'augmenter  ce  cabinet  des  morceaux  de  pre- 
mière rareté  qui  se  trouveraient  manquer  ou  de  ceux  qui  mérite- 
raient d'être  acquis  à  cause  de  la  beauté  supérieure  des  épreuves;  » 
mais,  quelque  diligence  qu'il  crût  avoir  faite,  Turgot  accordait 
cette  autorisation  trop  tard.  Lorsque  Joly  reçut  la  lettre  qui  lui  en 
donnait  avis,  huit  jours  s'étaient  écoulés  déjà  depuis  l'ouverture  de 
la  vente,  et  l'on  devine  avec  quelle  douleur  le  pauvre  homme,  durant 
ces  huit  premières  vacations,  avait  vu  adjuger  à  autrui,  sans  pou- 
voir même  en  disputer  une  seule,  tant  d'estampes  précieuses  dont 
il  s'était  promis  d'enrichir  notre  dépôt  national.  Ce  qui  lui  échappe 
ainsi  pendant  ces  jours  funestes,  c'est  un  exemplaire,  unique  dans 
les  conditions  où  il  se  trouve,  des  Triomjyhcs  de  V empereur  Maxi- 
milien,  «  ce  chef-d'œuvre,  écrit  tristement  Joly,  de  la  gravure  en 
bois  par  le  célèbre  peintre  Albert  Durer,  w  et  qui  n'est  vendu  que 
900  livres;  c'est  un  œuvre  de  Marc- Antoine,  composé  de  plus  de 
700  estampes,  «  toutes  de  la  plus  grande  beauté  et  en  perfection 
d'épreuves;  »  ce  sont  encore  bien  d'autres  morceaux  de  choix  poin- 
tés d'avance  sur  le  catalogue  connue  le  butin  réservé  au  cabinet 

(1)  La  vente  des  doubles,  qui  eut  lieu  en  janvier  et  en  mai  1775,  ne  produisit 
pas  moins  de  ri9,000  livres.  Quant  à  l'ensemble  des  dessins  et  des  estampes  que  les 
héritiers  de  Mariette  avaient  refusé  de  céder  au  roi  pour  la  somme  d's  3;i0,()0U  livres, 
la  rente  qui  en  fut  faite  à  partir  du  15  novembre  1775  ne  produisit  qu'un  chiffre  infé- 
rieur de  11,500  livres  à  cette  somme. 


366  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  estampes,  et  que  le  hasard  des  enchères  dispersait  maintenant 
entre  toutes  mains. 

Passe  encore  lorsque  ces  admirables  pièces  ne  quittaient  la  salle 
de  vente  que  pour  entrer  dans  quelque  collection  particulière.  Tout 
espoir  de  les  reconquérir  un  jour  n'était  point  par  cela  même  abso- 
lument perdu,  et  plus  d'une  fois  en  effet,  avant  la  fin  du  dernier 
siècle  comme  dans  le  cours  de  celui-ci,  certains  monumens  anciens 
de  la  gravure  provenant  du  cabinet  de  Mariette  ont  pris  à  la  Biblio- 
thèque la  place  dont  un  fâcheux  concours  de  circonstances  les  avait 
d'abord  éloignés  (1);  mais  pour  les  estampes  devenues  le  lot  d€  quel- 
ques grandes  collections  publiques,  pour  toutes  celles  par  exemple 
qui,  au  lendemain  de  la  vente,  étaient  allées  s'immobiliser  dans  les 
musées  de  Dresde  et  de  Vienne,  qu'attendre  de  la  fortune  et  de  l'a- 
venir? Le  mal  de  ce  côté  restait  sans  remède,  le  préjudice  irrépa- 
rable. Bien  qu'une  fois  maître  du  crédit  que  Turgot  lui  avait  tardi- 
vement ouvert  Joly  se  soit  efforcé  de  regagner  quelque  chose  du 
temps  et  des  occasions  perdus,  bien  que,  entre  autres  acquisitions 
précieuses,  il  ait  assuré  à  la  Bibliothèque  la  possession  de  magni- 
fiques épreuves,  retouchées  par  le  peintre  lui-même,  des  principales 
planches  gravées  d'après  les  tableaux  de  Rubens  (2),  —  la  privation 
de  l'ensemble  des  trésors  qu'avait  laissés  Mariette  n'en  est  pas 
moins  la  plus  cruelle  déception,  la  plus  grande  mésaventure  dont 
le  souvenir  se  rattache  à  l'histoire  du  cabinet  des  estampes.  Si  l'on 
jette  les  yeux  sur  le  catalogue  dans  lequel  figurent  tant  d'articles 
d'élite,  tant  de  belles  œuvres  ou  de  raretés  dignes  de  s'ajouter  à 
celles  qu'avait  autrefois  recueillies  l'abbé  de  Marolles,  on  appréciera 
l'étendue  de  ce  que  Joly  pouvait  sans  exagération  appeler  un  «  dé- 
plorable malheur  pour  le  pays.  » 

A  défaut  d'une  compensation  aussi  introuvable  d'ailleurs  dans 
l'avenir  que  dans  le  présent,  y  eut-il  du  moins  pour  le  cabinet  des 

(1)  Ainsi  en  1784  la  mise  en  vente  de  la  bibliothèque  du  duc  de  La  Vallière  permit 
au  cabinet  des  estampes  d'acquérir  ce  bel  exemplaire  des  Triomphes  de  Maximilien, 
que  Joly,  huit  ans  auparavant,  se  lamentait  d'être  condamné  à  laisser  passer.  De  nos 
jours  encore,  bon  nombre  d'estampes  ayant  appartenu  à  Mariette,  et  dont  la  prove- 
nance est  constatée  par  la  signature  apposée  sur  le  verso  de  chacune  d'elles,  ont  été 

et  continuent  d'être  ressaisies  pour  le  cabinet  des  estampes  au  fur  et  à  mesure  des  oc- 
easions.  Toutefois  combien  d'autres  pièces  de  même  origine  transportées  en  1775  à 
l'étranger  n'ont  fait  depuis  lors  ou  ne  feront  que  changer  de  destination  sur  place  et 
ne  repasseront  jamais  nos  frontières! 

(2)  Les  acquisitions  faites  à  la  vente  Mallette  par  le  cabinet  des  estampes  donnèrent 
un  total  de  12,504  pièces. 


LE    CABINET   DES    ESTAMPES.  367 

estampes,  vers  la  fin  du  xviii*  siècle,  des  dédommagemens  à  la 
perte  qu'il  venait  de  subir?  Sans  doute  l'acquisition  si  involontaire- 
ment manquée  de  la  collection  Mariette  ne  découragea  pas  Joly  à 
ce  point  qu'il  négligeât  les  occasions  favorables  qui  pouvaient  en- 
core se  présenter;  mais  ces  occasions  devenaient  de  plus  en  plus 
rares,  et  les  résultats,  si  bons  qu'ils  fussent,  de  moins  en  moins 
comparables  aux  éclatans  succès  passés.  Sauf  Zi/i  gravures  italiennes 
du  xv"  siècle  qu'un  amateur,  M.  Bourlat  de  Montredon,  avait  eu 
l'heureuse  fortune  de  découvrir  à  Constantinople,  et  qui,  mises  en 
vente  après  sa  mort,  furent  acquises  pour  la  Bibliothèque  presque 
en  même  temps  que  la  collection  de  plantes  dessinées  connue  sous 
le  titre  de  Ilorlus  Cellensis,  et  plusieurs  suites  d'estampes  ou  de 
miniatures  ayant  appartenu  au  duc  de  La  Yallière,  —  sauf  encore 
un  recueil  des  eaux-fortes  de  Rembrandt  coinposé  de  plus  de 
700  épreuves,  et  acheté  en  1784  au  peintre  Peters  pour  la  somme 
de  2/i,000  livres,  —  on  ne  trouverait  guère  à  citer  des  pièces  d'un 
haut  intérêt  ou  des  œuvres  d'art  d'un  grand  mérite  parmi  celles 
qui  entrèrent  au  cabinet  des  estampes  depuis  l'année  1776  jusqu'à 
la  fin  du  règne  de  Louis  XVI. 

A  plus  forte  raison,  les  années  qui  suivirent  ne  devaient-elles  pas 
faciliter  les  transactions  ou  stimuler  les  libéralités  privées.  Le  gou- 
vernement d'alors ,  il  est  vrai ,  ne  se  fit  pas  faute  de  suppléer  aux 
unes  Pt  aux  autres  par  les  confiscations  et  les  saisies  ;  mais  on  eut 
beau,  à  l'intention  du  cabinet  des  estampes,  faire  main  basse  sur 
les  recueils,  presque  tous  lacérés  d'ailleurs,  qui  se  trouvaient  aux 
Tuileries  ou  à  Versailles,  sur  J  0,000  ou  12,000  gravures  provenant 
des  émigrés,  et  sur  plus  de  40,000  autres  conservées  dans  divers 
couvens  de  Paris  (1),  —  le  tout  n'arriva  guère  qu'à  encombrer  de 
doubles  ou  d'ouvrages  sans  valeur  l'établissement  qu'on  prétendait 
enrichir. 

Il  en  fut  à  peu  près  de  même  de  ce  que  les  victoires  sur  l'étran- 
ger lui  procurèrent  pendant  les  dernières  années  du  siècle.  Si  plu- 
sieurs belles  pièces  faisant  partie  du  cabinet  du  stathouder  et  rap- 
portées de  Hollande  en  1795  ajoutèrent  momentanément  un  appoint 
assez  notable  aux  œuvres  de  certains  maîtres,  parmi  les  21,700  es- 
tampes ayant  appartenu  aux  jésuites  établis  à  Cologne  et  les  3,000  es- 
tampes envoyées  d'Italie,  à  peine,  —  suivant  le  témoignage  de  Joly 
fils,  qui  à  cette  époque  avait  succédé  à  son  père,  —  s'en  tiouva-t-il 
quelfjues  centaines  qu'on  pût  considérer  comme  ne  faisant  pas 
double  emploi  avec  celles  que  le  cabinet  possédait  de  longue  date. 
Encore  ces  pièces  d'élite  ou  du  moins  relativement  utiles  étaient- 

(1)  Nous  ne  comprenons  pas  dans  ce  chiffre  les  estampes  formant  la  collection  que 
M.  de  Tralage  avait  léguée  à  la  bibliothèque  de  l'abbaye  de  Saint- Victor,  et  dont  la 
translation  à  la  Bibliothèque  nationale  sera  mentionnée  un  peu  plus  loin. 


368  UEVUti    DES    DEUX    MONDES. 

elles  souvent  en  aussi  mauvais  état  que  le  reste,  c'est-à-dire  «  ta- 
chées, déchirées  ou  très  faibles  d'épreuve.  »  On  ne  saurait  donc 
regretter  beaucoup  pour  le  cabinet  des  estampes  l'obligation  que 
les  événemens  lui  imposèrent,  vingt  ans  plus  tard,  de  restituer  à 
leurs  anciens  propriétaires  les  biens  dont  les  conquêtes  de  nos  ar- 
mées l'avaient  pendant  quelque  temps  rendu  détenteur.  Sans  par- 
ler de  la  question  d'équité,  il  y  avait  là  en  réalité  plutôt  un  allége- 
ment qu'un  préjudice,  la  plupart  des  objets  réclamés  n'ayant  guère 
fait  qu'envahir  la  place  réservée  jusqu'alors  aux  œuvres  d'un  intérêt 
sérieux  ou  aux  belles  œuvres. 

Pour  nous  en  tenir  d'ailleurs  à  ce  que  le  département  des  es- 
tampes possède  encore  du  contingent  fourni  par  les  réquisitions 
pendant  la  période  révolutionnaire,  deux  collections  seulement 
parmi  toutes  celles  dont  l'entrée  remonte  à  cette  époque  nous  sem- 
blent exiger  une  attention  particulière,  ou  mériter  au  moins  une 
mention.  L'une,  qui  avait  appartenu  à  l'ancien  ministre  émigré  Ber- 
tin  et  que  celui-ci  avait  exclusivement  conjposée  de  pièces  chi- 
noises ou  japonaises,  est  devenue  le  fonds  d'une  importante  série  à 
laquelle  d'autres  dessins  ou  d'autres  gravures  en  bois  originaires 
des  mêmes  pays  ont  ajouté  et  ajoutent  encore  d'année  en  année 
des  supplémens  précieux.  L'autre,  plus  considérable  par  le  nombre, 
puisqu'elle  ne  comprenait  pas  moins  de  33,000  pièces,  avait  été 
formée  par  un  conseiller  au  parlement  de  Paris,  M.  Nicolas  de  Tra- 
lage,  et  léguée  par  lui  à  la  bibliothèque  de  Saint- Victor,  où  on  l'avait 
prise  avec  le  reste  à  l'époque  de  la  suppression  des  couvens. Trans- 
portée au  cabinet  des  estampes,  cetts  volumineuse  collection  y 
introduisait  un  principe  nouveau  en  ce  sens  que  la  classification  en 
avait  été  faite  non,  comme  d'ordinaire,  au  point  de  vue  de  l'art,  de 
l'archéologie  ou  de  l'histoire,  mais  dans  l'intérêt  des  études  rela- 
tives à  la  mythologie.  Toute  image  de  dieu,  de  déesse  ou  de  héros 
fabuleux,  qu'elle  procédât  du  génie  antique  ou  de  la  fantaisie  d'un 
maître  moderne,  toute  représentation  allégorique,  quels  qu'en  fus- 
sent la  date,  les  mérites  ou  les  formes,  avait  sa  place  dans  ce  vaste 
répertoire  des  fictions  figurées,  dans  ce  dictionnaire  pittoresque  de 
la  fable,  conçu  à  peu  près  et,  sauf  la  différence  des  élémens,  éta- 
bli sur  le  même  plan  que  le  recueil  historique  de  Fontette.  En 
rassemblant  ;insi  des  documens  de  toute  provenance  et  d'une  au- 
torité fort  inégale,  la  main  de  Tralage,  il  est  vrai,  se  montrait 
plus  active  qu'intelligente,  et  préparait  en  réalité  pour  l'avenir  une 
provision  de  matériaux  bien  plutôt  qu'elle  n'édifiait  un  monument; 
mais  le  travail  iccompli  n'en  avait  pas  moins  une  utilité  véritable. 
La  part  une  fois  faite  des  doctrines  plus  impartiales  que  de  raison 
qui  l'ont  inspiré,  ce  n'est  que  justice  de  reconnaître  ce  qu'il  a  en 
soi  de  profitable  à  un  certain  ordre  d'études,  et  quels  secours  il 


LE   CABINET   DES    ESTAMPES.  369 

offre  encore  aujourd'hui  à  ceux  qui  savent  en  interroger  les  résul- 
tats avec  discernement. 

Tout  ne  s'était  pas  borné  pourtant,  durant  la  période  révolution- 
naire, à  ces  mesures  prescrites  par  les  lois  nouvelles,  à  ces  confisca- 
tions et  à  ces  envois  du  dehors.  Les  terribles  secousses  qui,  sur  k 
sol  de  la  France  entière,  venaient  de  jeter  bas  tant  d'hommes  et  de 
choses,  avaient  eu  leur  contre-coup  à  l'intérieur  de  !a  Bibliothèque, 
et  parmi  les  anciens  fonctionnaires  de  l'établissement  restés  à  leur 
poste  comme  parmi  ceux  qu'installait  à  tour  de  rôle  l'administration 
girondine  ou  montagnarde,  plus  d'un  était  tombé  victime  de  son 
passé  ou  de  la  situation  que  les  événemens  récens  lui  avaient  faite. 
Tandis  que  Chamfort  et  le  conventionnel  Carra,  revêtus  tous  deux 
après  le  10  août  du  titre  de  bibliothécaire  national ,  payaient  de 
leur  vie,  au  bout  d'une  année  seulement  d'ex  jrcice,  la  modération 
relative  de  leurs  opinions  ou  de  leurs  actes  (1),  tandis  qu'à  la  même 
époque  Girey-Dupré,  sous-garde  au  département  des  manuscrits, 
était  condamné  à  mort  par  le  tribunal  révolutionnaire,  —  le  docte 
Van-Praët,  alors  au  début  de  sa  carrière,  l'illustie  abbé  Barthélémy 
lui-même,  malgré  l'éclat  de  ses  services  et  la  majesté  de  ses  soixante- 
dix-sept  ans,  son  neveu,  Barthélémy  de  Courçay,  adjoint  à  la  garde 
du  cabinet  des  médailles,  d'autres  employés  supérieurs  encore 
étaient  jetés  en  prison.  Plus  tard,  c'est  l'orientaliste  Lefèvre  de  Yil- 
lebrune,  nommé  bibliothécaire  national  sur  la  recommandation  de 
Robespierre,  que  la  chute  de  son  sinistre  patron  et  ses  propres  es- 
sais à  la  Bibliothèque  de  dictature  terroriste  entraînent  à  une  démis- 
sion trop  bien  justifiée  aux  yeux  de  tous,  en  attendant  l'arrêt  de 
proscription  qui  devait  le  frapper  sous  le  directoire.  Partout  l'insta- 
bilité dans  les  procédés  administratifs  aussi  bien  que  dans  l'in- 
fluence des  hommes  appelés  à  les  employer,  partout  un  régime 
d'anarchie,  de  violences  contre  les  individus,  remplaçant  la  sage 
discipline  de  l'ancien  temps,  et  au  milieu  de  ces  perturbations  ou 
de  ces  vengeances  quelques  efforts  seulement  tentés  par  d'obscurs 
survivans  du  passé  pour  défendre  ce  qui  peut  être  préservé  encore, 

(1)  Chamfort,  arrêté  une  première  fois  en  1792  et  relâché  après  une  détention  de 
quelques  jours,  fut  de  nouveau  décrété  d'accusation  l'année  suivante.  A  la  vue  des 
gendarmes  chargés  de  s'emparer  de  sa  personne,  Chamfort,  sous  prétexte  de  quelques 
préparatifs,  passe  dans  une  pièce  reculée  de  son  appartement  et  décharge  à  bout  por- 
tant sur  son  front  un  pistolet  dont  la  balle  lui  fracasse  une  partie  du  crâne  et  lai 
crève  un  œil  sans  atteindre  la  cervelle.  Désespéré  de  vivre  encore,  il  se  saisit  alors 
d'un  rasoir  et  se  déchire  la  gorge  à  coups  redoublés;  mais  la  mort  continue  de  se  re- 
fuser à  l'appel  de  ses  mains  furieuses.  Elle  ne  vint  pour  lui  qu'au  bout  de  trois  mois 
d'horribles  souffrances.  —  Quant  à  Carra,  on  sait  que,  traduit  devant  le  tribunal  révo- 
lutionnaire avec  vingt  de  ses  collègues  appartenant  comme  lui  au  parti  de  la  Gironde, 
il  les  suivit  sur  l'échafaud,  où  ils  montèrent  le  31  octobre  179J. 

TOMB  ciu  —  1872.  24 


S70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  maintenir  un  reste  d'ordre  à  mesure  que  la  tyrannie  ou  la 
sottise  démagogique  tend  à  bouleverser  chaque  service,  à  le  désor- 
ganiser de  plus  en  plus. 

II  va  sans  dire  que  le  département  des  estampes  et  le  digne  chef 
qui  le  dirigeait  depuis  près  d'un  demi-siècle  ne  pouvaient  échapper 
ni  aux  agitations,  ni  aux  périls  survenus  à  cette  époque  dans  les 
autres  départemens  et  pour  les  autres  fonctionnaires  de  la  Biblio- 
thèque. Naturellement  désigné  aux  défiances  du  nouveau  pouvoir 
par  l'indépendance  de  son  caractère  comme  par  ses  liaisons  avec 
plusieurs  personnages  de  l'ancienne  cour,  Joly  avait  été  frappé  l'un 
des  premiers,  et  il  n'eût  pas  même  été  besoin  pour  cela  qu'un  in- 
grat et  un  lâche  attaché  depuis  quelque  temps,  grâce  à  lui,  au  ca- 
binet des  estampes,  qu'un  employé  nommé  Tobiezen-Duby  prît  la 
peine  de  le  dénoncer.  Ses  antécédens  bien  connus  suffisaient;  mais 
le  délateur  avait  ses  raisons  pour  travailler  à  précipiter  les  choses. 
En  provoquant  dès  le  mois  de  septembre  1792,  par  une  lettre 
adressée  à  M'"®  Roland,  la  destitution  de  Joly  «  comme  un  juste  châ- 
timent de  son  aristocratie,  )>  il  n'entendait  pas,  une  fois  le  coupable 
puni,  se  contenter  de  cette  satisfaction  stérile.  Il  fallait  pour  ache- 
ver la  justice  que  la  place  devenue  vacante  lui  fût  donnée,  à  lui,  et 
non  à  un  autre.  «  Vertueuse  citoyenne,  écrivait-iî,  cette  place 
m'appartient  de  droit.  Je  suis  orphelin,...  je  suis  marié;  mais  je  n'ai 
pour  tout  bien  que  300  livres  de  rente  et  mon  emploi  de  800  livres. 
Mon  père  a  été  interprète  à  la  Bibliothèque  nationale...  et  je  suis  le 
continuateur  et  l'éditeur  de  plusieurs  ouvrages  nationaux  qu'il  a 
laissés...  Enfin  je  suis  patriote  avant  le  10  août,  Brissot  le  sait.  Ci- 
toyenne, avec  ces  titres,  mériterais -je  le  passe-droit  dont  je  suis 
menacé?  » 

Il  ne  paraît  pas  que  la  valeur  de  ces  titres  ait  été  jugée,  par  la 
femme  du  ministre  de  l'intérieur  ou  par  ses  amis,  aussi  rare  que 
l'aurait  voulu  faire  croire  celui  qui  les  présentait.  D'ailleurs  le  plus 
considérable  des  ouvrages  «  nationaux  »  dus  à  la  plume  da  Tobiezen- 
Duby  le  père  et  aux  soins  de  son  fils  n'était  autre  qu'un  livre  publié 
deux  ans  auparavant  par  le  solliciteur  lui-même  sur  les  monnaies 
des  barons  et  des  prélats  de  France.  Peut-être  n'y  avait-il  pas  là  de 
quoi  démontrer  très  clairement  le  républicanisme  prématuré  d'un 
patriote  qui  se  vantait  d'avoir  fait  ses  preuves  au  temps  de  la 
royauté.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  triste  intrigant  n'obtint  que  la  moi- 
tié du  succès  qu'il  s'était  promis.  11  réussit  bien  à  faire  expulser 
Joly,  il  eut  la  consolation  encore  de  voir  le  fils  de  cet  «  aristocrate  » 
perdre,  en  sa  qualité  de  complice  des  crimes  reprochés  à  son  père, 
la  place  d'adjoint  à  la  garde  du  cabinet  des  estampes  qu'il  occupait 
depuis  plusieurs  années  et  même  aller  grossir  le  nombre  des  pri- 


LE  CABINET  DES  ESTAMPES.  371 

sonniers  de  la  Conciergerie;  quant  à  lui,  il  n'en  demeura  pas  moins, 
malgré  tout,  simple  employé  comme  devant.  Pour  se  dédommager 
de  sa  déconvenue,  Tobiezen-Duby  ne  manqua  pas,  il  est  vrai,  d'in- 
jurier dans  d'ignobles  pamphlets  la  «  vertueuse  citoyenne  »  dont  il 
avait  en  vain  recherché  la  protection,  et  qui  maintenant  n'était  plus 
pour  lui  que  «  la  femme  Roland;  »  mais  la  succession  de  Joly  et 
même  celle  de  Joly  fils,  sur  laquelle  Tobiezen-Duby  s'était  rabattu 
en  désespoir  de  cause,  furent  recueillies  par  d'autres  mains  que 
les  siennes.  "Voilà  en  somme  à  quels  résultats  tous  ses  efforts 
avaient  abouti,  et,  pour  comble  d'infortune,  l'héritier  qu'on  lui 
préférait  appartenait  comme  lui  à  la  classe  des  employés  inférieurs 
de  la  Bibliothèque,  sans  se  recommander  d'ailleurs  par  des  apti- 
tudes personnelles  beaucoup  plus  remarquables,  ni  par  de  plus 
brillans  états  de  service. 

Le  nouveau  garde  toutefois  avait  sur  son  compétiteur  évincé  l'a- 
vantage d'être  un  honnête  homme.  Si,  pendant  les  trente  mois  à 
peu  près  que  dura  la  gestion  de  Bounieu,  le  successeur  de  Joly,  on 
ne  trouve  à  relever  aucun  progrès  notable,  aucune  tentative  même 
digne  d'être  mentionnée,  on  ne  peut  non  plus  y  découvrir  l'indice 
d'une  témérité  ou  d'une  négligence  quelconque  dans  l'administra- 
tion et  dans  la  surveillance  du  dépôt  «  confié  par  la  naiion.  »  Le 
soin  scrupuleux  au  contraire  avec  lequel  Bounieu  inscrit  sur  son  re- 
gistre, jour  par  jour  et  presque  heure  par  heure,  jusqu'aux  moindres 
incidens  qui  se  [)roduisent,  jusqu'à  la  plus  minime  dépense  qu'exi- 
gent les  besoins  du  département,  —  d'autres  témoignages  matériels 
encore  attestent  chez  lui,  à  défaut  des  hautes  qualités  de  l'intelli- 
gence, beaucoup  de  bon  vouloir  et  de  bonne  foi.  A  peine  pourrait-on 
lui  reprocher  le  naïf  mouvement  d'amour-propre  qui  le  porte,  aus- 
sitôt qu'il  est  entré  en  fonctions,  à  faire  rechercher  et  acquérir  pour 
en  composer  son  œuvre  une  douzaine  de  mauvaises  estampes  en 
manière  noire  d'après  ses  propres  tableaux  :  à  cela  près,  tout, 
pendant  ces  deux  ans  et  demi  de  direction  négative  ou,  si  l'on 
veut,  d'interrègne,  se  borna  fort  heureusement  au  maintien  des 
choses,  telles  que  l'ancien  régime  les  avait  établies.  Jusqu'aux 
ornemens  et  aux  emblèmes  réputés  ailleurs  séditieux,  jusqu'à  ces 
reliures  aux  armes  que  dans  d'autres  collections  publiques  on 
avait  commencé  de  détruire  avant  qu'un  décret  de  la  conven- 
tion défendît  «  de  mutiler  les  livres  imprimés  ou  manuscrits  sous 
prétexte  de  faire  disparaître  les  signes  de  la  royauté  ou  de  la 
féodalité  (1),  »  — tout  fut  préservé,  tout  demeura  dans  son  état 
normal  et  à  sa  place.  Aussi  lorsqu'on  1795  Joly  fils,  par  une  sorte 

(1)  Loi  du  24  octobre  1703. 


372  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  restauration  domestique,  se  vit  appelé  au  poste  que  son  père, 
déjà  presque  octogénaire  et  à  demi  frappé  de  cécité,  ne  pouvait 
plus  reprendre,  il  se  trouvait  et  il  retrouvait  le  déparlement  lui- 
même  dans  les  conditions  matérielles  où  ils  eussent  été  l'un  et 
l'autre  si  nul  changement  politique  ne  fût  survenu.  Il  semblait  que 
ce  qui  s'était  passé  dans  l'intervalle  n'avait  eu  d'autre  résultat  que 
de  substituer  une  nouvelle  étiquette  à  l'inscription  autrefois  placée 
sur  la  porte  du  cabinet  des  estampes  du  roi,  et  quand  deux  ans 
plus  tard,  en  1797,  Joly  acquérait,  pour  la  somme  de  3,000  livres, 
l'œuvre  fort  peu  démocratique  assurément  du  graveur  Jacques- 
Philippe  Lebas,  que  faisait-il,  sinon  continuer  l'application  des 
principes  dont  il  avait  depuis  sa  jeunesse  reçu  la  tradition? 

GepemJant  cette  même  année  1797  allait  être  marquée  par  un 
événement  tout  autrement  mémorable,  par  une  découverte  aussi 
importante  pour  l'histoire  de  l'art  lui-même  que  pour  l'honneur  du 
cabinet  des  estampes.  On  sait  avec  quelle  passion  l'Allemagne  et 
l'Italie  se  disputaient  la  gloire  d'avoir  donné  naissance  à  l'inven- 
teur de  la  gravure,  et  dans  combien  d'écrits,  surtout  depuis  la  se- 
conde moitié  du  xviii"  siècle;,  ces  revendications  en  sens  contraire 
s'étaient  poursuivies  sans  néanmoins  aboutir  à  aucun  résultat  dé- 
cisif, à  la  production  d'aucune  preuve.  Forts  du  témoignage  de 
Vasari,  les  érudits  italiens  tenaient  pour  l'orfèvre  florentin  Maso 
Finiguerra,  et  pour  la  tradition  qui  lui  attribuait  la  découverte  de 
l'art  (1).  De  leur  côté,  les  Allemands,  et  Heinecke  avec  plus  de  hau- 
teur que  personne,  s'étonnaient  qu'on  défendît  une  pareille  cause 
sans  pouvoir  avec  certitude  «  présenter  au  public  la  moindre  es- 
tampe de  ce  fameux  Finiguerra,  »  tandis  qu'on  n'avait  en  Allemagne 
que  l'embarras  du  choix  entre  les  pièces  authentiques  gravées  par 
Martin  Schoëngauer  et  par  quelques-uns  de  ses  contemporains  ou 
de  ses  prédécesseurs.  La  question  était  de  savoir  toutefois  si  ces 
estampes,  dont  les  plus  anciennes  portent  le  millésime  1A66,  avaient 
en  réalité  précédé  les  estampes  italiennes  non  datées,  et  si  quelques- 
unes  de  celles-ci  ne  devaient  pas,  en  raison  des  caractèi  es  mêmes 
du  travail  ou  par  le  rapprochement  de  certains  témoignages  his- 
toriques, faire  justice  des  prétentions  de  l'Allemagne. 

Les  choses  en  étaient  là  lorsque,  au  commencement  de  son  séjour 
à  Paris  en  1797,  le  garde  du  cabinet  de  Parme,  le  savant  abbé 
Zaïii,  crut  reconnaître  parmi  quelques  vieilles  estampes  italiennes 

(I)  Il  va  sans  dire  qu'il  n'est  question  ici  que  de  l'impression  des  planches  gravées 
en  creux.  Le  secret  de  tirer  des  épreuves  sur  un  bîoc  de  Lois  gravé  en  relief  était 
populain^  dt''s  les  premières  années  du  xv*  siècle,  ainsi  que  le  prouvent,  entre  autres 
monumens  datés,  la  Vierge  de  141S,  à  la  bibliothèque  de  Bruxelles,  et  le  Saint  Chris- 
tophe de  14S3  dans  la  collection  de  lord  Spencer. 


LE    CABINET    DES    ESTAMPES.  373 

conservées  dans  notre  Bibliothèque  nationale  une  épreuve  sur  pa- 
pier d'une  plaque  d'argent,  d'une  paix  (1)  représentant  le  couron- 
nement de  la  Vierge,  gravée  et  niellée  par  Maso  Finiguerra  pour 
le  baptistère  de  Saint-Jean,  à  Florence.  Or  cette  paix,  —  les  regis- 
tres du  baptistère  en  font  foi,  —  avait  été  livrée  en  l/i52  par  l'or- 
fèvre florentin,  qui  avait  reçu  alors  le  prix  fixé  pour  la  rémunération 
de  son  travail.  Zani  se  rappelait  le  fait,  et  de  plus  il  avait  eu  l'oc- 
casion de  voir  assez  récemment  à  Livourne,  dans  la  collection  Se- 
ratti,  une  contre-empreinte  en  soufre  de  la  composition  gravée  sur 
la  plaque  originale.  L'épreuve  sur  papier  qui  venait  de  frapper  ses 
regards  avait  donc,  à  quelques  jours  près,  le  même  âge  que  cette 
épreuve  en  soufre.  Il  fallait  nécessairement  que  Finiguerra  l'eût 
tirée  avant  l'opération  de  la  niellure,  c'est-à-dire  avant  l'introduc- 
tion dans  les  tailles  de  l'émail  noir  qui  devait  s'y  incruster;  il  fal- 
lait qu'il  l'eût  prise  au  moment  où  les  travaux  de  gravure  nropre- 
ment  dite  étaient  seuls  terminés,  par  conséquent  à  une  époque 
antérieure  à  la  fin  de  cette  année  1452,  signalée  dans  l«s  archives 
du  baptistère  com^me  la  date  de  l'achèvement  et  de  la  livraison  de 
l'ouvrage.  Il  fallait  enfin  que  cette  petite  feuille  de  papier,  d-^jà 
vieille  de  plus  de  trois  siècles,  eût  été  imprimée  à  Florence  qua- 
torze ou  quinze  ans  plus  tôt  que  l'estampe  allemande  au  burin  la 
plus  ancienne,  de  l'aveu  même  de  Heinecke  et  des  siens. 

On  devine  l'empressement  de  Zani  à  rechercher  tout  ce  qui  pou- 
vait convertir  ses  suppositions  en  argumens  positifs  et  sa  secrète 
espérance  en  certitude.  Quelle  joie  pour  lui,  qui  n'avait  cessé  de 
soutenir  la  cause  de  Finiguerra  avec  plus  de  zèle  et  de  conviction 
qu'aucun  de  ses  compatriotes,  mais  avec  une  conviction  tout  in- 
stinctive, quel  surcroît  d'honneur  pour  l'Italie,  s'il  arrivait  à  pro- 
duire la  preuve  irrécusable  de  la  justesse  de  ses  pressentimens  et 
de  la  vanité  des  prétentions  élevées  par  les  Allemands  1  Le  moyen 
pourtant  dans  une  conjoncture  aussi  grave  de  se  fier  uniquement  à 
ses  souvenirs?  D'ailleurs  crier  victoire  avant  l'heure,  n'eùt-ce  pas 
été  s'exposer  au  danger  de  recevoir  plus  tard  quelque  péremptoire 
démenti  ou  de  céder  involontairement  ses  droits  à  quelque  surve- 
nant en  humeur  de  se  faire  valoir?  Zani  sut  attendre  en  silence  le 
jour  où  il  pourrait  sans  péril  proclamer  sa  découverte:  mais  lorsque 
ce  jour  fut  arrivé,  lorsqu'un  dessin  fait  sur  sa  demande  à  Florence 
d'après  la  paix  même  du  baptistère  lui  eût  permis  de  constater 
l'identité  absolue  de  l'épreuve  avec  l'œuvre  originale,  —  sauf  la 
reproduction  de  celle-ci  en  sens  inverse  et  par  conséquent  dans  le 

(1)  Il  est  d'usage  de  désigner  ainsi  une  plaque  de  métal  que,  dans  les  n?esses  solen- 
nelles, le  célébrant,  pendant  qu'on  chante  VAgnus  Dei,  donne  à  baiser  aux  membres 
ia  clergé  et  aux  fidèles  en  adressant  à  chacun  d'eux  ces  paroles  :  Pax  t^cum. 


37à  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sens  nécessaire  d'une  impression  directe,  —  adieu  la  possession  de 
son  secret  et  de  soi-même,  adieu  toute  précaution  conseillée  d'abord 
par  la  prudence,  toute  crainte  de  susciter  des  compétiteurs  ou 
d'être  arrêté  par  une  objection!  Rien  de  plus  naïvement  enthou- 
siaste, mais  d'un  enthousiasme  bien  légitime  après  tout,  que  le  ré- 
cit fait  par  Zani  lui-même  de  ses  émotions  au  moment  où,  toutes 
les  preuves  recueillies,  il  se  sentit  enfin  en  mesure  de  divulguer  sa 
découverte.  «  Ma  plume,  dit-il,  est  impuissante  à  décrire  ce  que 
j'éprouvai  pendant  cet  instant  fortuné...  Mon  cœur  nageait  dans  un 
océan  de  félicité  inconcevable...  Je  fis  part  de  ma  trouvaille  à 
M.  Joly,  l'homme  le  plus  aimable  que  je  connaisse  et  le  très  digne 
garde  du  calânet  de  Paris,  aux  employés  sous  ses  ordres,  à  plu- 
sieurs amis  parmi  lesquels  se  trouvait  le  célèbre  M.  Denon,  qui  vou- 
lut dessiner  mon  portrait  dans  l'attitude  même  où  il  m'avait  vu,  la 
loupe  à  la  main  et  les  yeux  fixés  sur  cette  chère  petite  feuille  de 
papier  (1).  » 

Un  employé  alors  très  jeune  du  département  des  estampes,  qui 
devait,  quarante-trois  ans  plus  tard,  en  devenir  le  conservateur, 
M.  Duchesne,  assistait  à  cette  scène  des  confidences  finales,  et  il  i'a 
racontée  à  son  tour,  a  II  serait  difficile,  écrivait-il  dans  son  Essai 
sur  les  nielles,  de  peindre  la  joie  de  l'estimable  abbé  Zani  au  mo- 
ment où,  ayant  acquis  la  certitude  de  sa  découverte,  il  s'empressa 
de  nous  en  faire  part.  Cet  excellent  homme  était  tellement  sourd 
qu'il  entendait  à  peine  les  complimens  qu'on  lui  faisait;...  s'expri- 
mant  avec  beaucoup  de  difficulté  en  français,  il  cherchait  par  mo- 
mens  à  se  faire  mieux  comprendre  en  parlant  italien;  puis,  pour 
s'exprimer  mieux  encore,  il  se  servait  de  phrases  latines  que  sa 
prononciation  rendait  presque  inintelligibles,  ou  d'expressions  tech- 
niques,... iddlo,  niellarCy  niellatore,  dont  le  sens  ne  nous  était  pas 
connu,  —  le  tout  entremêlé  d'exclamations  joyeuses...  L'agitation 
dans  laquelle  était  l'abbé  Zani  devait  paraître  d'aïaant  plus  singu- 
lière que  depuis  six  mois  qu'il  venait,  tous  les  jours,  travailler  à  la 
même  place,  son  infirmité  le  rendait  semblable  à  un  terme,  et  l'em- 
pêchait de  prendre  part  à  rien  de  ce  qui  se  passait  autour  de  lui... 
Je  n'oublierai  jamais  la  scène  que  produisit  l'état  d'enthousiasme 
où  se  trouvait  ce  digne  abbé  Zani.  Elle  m'a  frappé  si  fortement 
qu'après  plus  de  vingt-cinq  ans  elle  est  encore  parfaitement  pré- 
sente à  mon  esprit.  » 

Un  paieil  événement  était  en  effet  de  nature  à  laisser  de  profonds 
souvenirs.  Grâce  à  la  découverte  de  Zani,  cette  question  de  priorité, 
si  longtemps  débattue,  se  trouvait  définitivement  tranchée,  et  la  re- 

(1)  Mdteriali  per  servire  alla  storta  delV  incisione,  p.  49  et  suiv. 


LE   CABINET   DES    ESTAMPES.  375 

nommée  légendaire  de  Finiguerra  désormais  fondée  sur  un  témoi- 
gnage irréfragable.  Dira-t-on  que,  depuis  le  jour  où  le  chef-d'œuvre 
conservé  au  cabinet  des  estampes  a  reçu  cette  consécration  éclatante, 
deux  ou  trois  autres  découvertes  ont  été  faites,  qui  tendraient  à  dé- 
dommager l'Allemagne  de  l'échec  qu'elle  avait  subi?  Nous  ne  son- 
geons nullement  à  nier  que  la  gravure,  en  tant  que  procédé  matériel, 
ait  pu  être  pratiquée  par  des  artisans  de  Nuremberg  ou  d'Augsbourg 
à  l'époque  ou  même  un  peu  avant  l'époque  où  Finiguerra  travaillait 
à  Florence.  Certains  essais  de  grossière  imagerie  assez  récemment 
remis  en  lumière  (1)  ne  laissent  pas  en  ce  sens  de  mériter  quelque 
attention  ;  mais  qu'y  a-t-il  là  qui  intéresse  l'art  à  proprement  par- 
ler? La  curiosité  tout  au  plus  ou  le  rigorisme  archéologique  y 
trouverait  son  compte.  Qu'importent  donc  les  trouvailles  de  cette 
espèce  faites  ou  à  faire,  les  démentis  que  la  production  de  quelque 
méchante  image  antérieure  à  l'année  lZi52  aura  pu  ou  pourra 
donner  en  apparence  à  la  gloire  du  maître  florentin  et  à  la  sagacité 
de  Zani?  L'épreuve  de  la  paix  que  possède  la  collection  de  France 
n'en  est  et  n'en  demeurera  pas  moins  le  plus  ancien  monument  de 
l'art,  comme  Finiguerra  est  en  réalité  l'inventeur  de  la  gravure, 
puisqu'il  a  su  le  premier  en  deviner,  en  révéler  les  ressources  et 
élever  un  simple  procédé  industriel  à  la  hauteur  d'un  moyen  d'ex- 
pression pour  le  beau.  Que  la  paix  de  Florence,  si  l'on  n'a  égard 
qu'à  la  stricte  chronologie,  ne  doive  pas  être  considérée  comme  une 
œuvre  absolument  sans  précédens,  comme  le  spécimen  unique  des 
essais  primitifs  du  métier,  cela  est  possible;  toujours  est-il  qu'au- 
cune des  tentatives  antérieures  ou  contemporaines,  aucune  pièce, 
allemande  ou  non,  appartenant  à  l'époque  des  incunables,  ne  per- 
mettrait de  soupçonner  ce  que  nous  montre  cette  estampe  si  juste- 
ment célèbre.  Donc  celui  qui  l'a  faite,  loin  de  rien  usurper,  a  légi- 
timement tout  conquis. 

En  ôtant  ainsi  tout  prétexte  aux  hostilités  présentes  aussi  bien 
qu'aux  contestations  futures,  Zani  ne  faisait  pas  seulement  que  ré- 
tablir les  titres  d'un  grand  artiste,  ou  qu'assurer  à  notre  collection 
nationale  un  privilège  dont  aucune  collection  rivale  n'arriverait  ja- 
mais à  la  déposséder.  Grâce  à  lui,  les  pièces  analogues  par  le  carac- 
tère du  travail  à  cette  estampe  précieuse  entre  toutes  se  trouvaient 
désormais  former  une  classe  à  part  dans  la  série  des  monumens 
anciens  de  la  gravure,  et  les  nielles,  confondus  jusqu'alors  au  ca- 
binet des  estampes  avec  les  premiers  ouvrages  exécutés  suivant  les 
procédés  de  la  taille-douce,  devenaient  pour  les  artistes  comme 

(1)  One  Flagellation  par  exemple,  portant  la  date  de  144C,  décrite  par  M.  Renonvier, 
et  nne  Vierge  de  1451,  qui  faisait  partie  de  la  collection  Weigel,  vendue  il  y  a  quel- 
ques mois  à  Leipzig. 


376  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

pour  le  public  un  objet  d'études  toutes  nouvelles,  une  source  de 
révélations  d'autant  plus  intéressantes  que,  depuis  l'abbé  de  Ma- 
rolles  jusqu'à  Mariette  lui-même  (1),  aucun  curieux,  aucun  érudit 
ne  s'était  avisé  de  porter  son  attention  sur  ce  point.  La  lumière  une 
fois  faite,  n'était-ce  pas  un  devoir  pour  le  garde  du  cabinet  de  dis- 
traire des  divers  recueils  où  elles  figuraient  ces  pièces  de  nature 
homogène,  de  les  rassembler  comme  on  avait  déjà  rapproché  les 
unes  des  autres  les  vieilles  pièces  xylographiques  ou  les  estampes 
en  camaïeu? 

De  là  l'inappréciable  suite  qui,  avec  les  acquisitions  faites  plus 
tard,  ne  comprend  pas  aujourd'hui  moins  de  136  nielles.  Composée 
ea  majeure  partid  de  ceux  qui  avaient  appartenu  à  Marolles  et  dans 
lesquels  il  n'avait  pas  su  reconnaître  les  produits  d'un  art  particu- 
lier, augmentée  depuis  le  commencement  du  siècle  où  nous  sommes 
par  les  soins  de  M.  Duchesne,  qui  s'était  spécialement  appliqué  à 
la  recherche  et  à  l'étude  de  ces  œuvres  primitives,  enfin  enrichie 
tout  récemment  de  plusieurs  pièces  dignes  d'avoisiner  les  délicates 
raretés  recueillies  à  d'autres  époques,  —  la  collection  des  nielles 
conservés  à  la  Bibliothèque  nationale  est  sinon  la  plus  nombreuse, 
au  moins  la  plus  belle  et  la  plus  variée  que  l'on  ait  encore  réunie. 
Même  sans  compter  la  j^aix  de  Finiguerra,  qui  suffirait  à  elle  seule 
pour  mettre  hors  pair  le  cabinet  où  elle  se  trouve,  une  pareille 
série  défie  toute  comparaison  avec  les  collections  du  même  genre 
que  l'on  a  formées  ailleurs,  à  rimitaiion  de  la  nôtre  et  à  la  lumière 
des  enseignemens  publiquement  fournis  par  Zani  après  sa  décou- 
verte. Ce  n'est  pas  un  mince  honneur  pour  le  cabinet  de  France 
d'avoir  été  à  la  fois  le  théâtre  prédestiné  à  cette  découverte ^et  le 
premier  centre  des  efforts  qui  devaient  la  féconder. 

Les  dernières  années  du  xviii^  siècle,  bien  qu'elles  n'aient  été 
signalées  par  aucune  acquisition  importante  au  dehors,  marquent 
donc  dans  l'histoire  du  département  des  estampes  une  phase  de 
progrès  et  en  un  certain  sens  d'accroissement,  puisque  des  ri- 
chesses si  longtemps  ignorées  ou  négligées  viennent,  à  partir  de  ce 
moment,  s'ajouter  à  celles  dont  le  prix  et  l'utilité  avaient  été  re- 
connus dès  l'origine.  Est-ce  pour  compléter  de  ce  côté  les  récentes 
conquêtes,  est-ce  dans  l'espoir  de  découvrir  encore  quelque  filon 
caché  que  Joly  fils  entreprit  de  dresser  à  nouveau  un  inventaire  dé- 
taillé de  tout  ce  que  possédait  le  département?  Toujours  est-il  que 

(1)  La  correspondance  de  Mariette  avec  le  chevalier  Gaburri  nous  apprend  qu'il 
faisait  de  son  mieux  pour  se  procurer  quelques  renseignemens  sur  Finiguerra  et  sur 
ses  travaux,  mais  elle  ne  prouve  pas  qu'il  songeait  à  établir  une  distinction  entre  les 
épreuves  de  nielles  et  les  épreuves  tirées  sur  des  planches  formellement  gravées  ea 
vue  de  l'impression. 


LE   CABINET   DES    ESTAMPES,  377 

le  remaniement  des  anciens  répertoires,  inventaires  ou  catalogues, 
et  la  vérification  rigoureuse  de  chaque  recueil  à  porter  sur  le  nou- 
vel état  occupèrent  à  peu  près  exclusivement  le  temps  qui  s'écoula 
depuis  la  réintégration  de  Joly  jusqu'aux  premières  années  de 
l'empire.  Quelque  profitable  au  bon  ordre  que  pût  être  une  pareille 
besogne,  elle  ne  suffisait  pas  cependant  pour  prévenir  désormais 
toute  incertitude  dans  les  procédés  de  répartition  et  par  conséquent 
dans  les  recherches.  Restait  à  établir  un  classement  méthodique 
permettant  de  grouper,  en  raison  des  services  particuliers  qu'ils 
étaient  appelés  à  rendre,  les  ouvrages  de  chaque  espèce  actuelle- 
ment existans  et  de  rattacher  à  telle  série  fixe  les  volumes  ou  les 
pièces  qui  pourraient  survenir.  Sans  doute  on  n'avait  pas  attendu 
ce  moment  pour  subordonner  à  certaines  règles  la  distribution  des 
différens  recueils  composant  l'ensemble  de  la  collection.  Pour  ne 
parler  que  des  tentatives  les  plus  récentes,  on  avait  senti,  vers 
1783,  la  nécessité  de  mettre  en  pratique  les  principes  posés  par 
Heinecke  dans  son  livre  sur  la  matière  (1),  et  Hugues- Adrien  Joly 
avait  essayé  à  cette  époque  de  faire  prévaloir  dans  le  département 
qu'il  administrait  un  système  de  classification  moins  arbitraire  ou 
moins  équivoque  que  celui  dont  ses  prédécesseurs  et  lui-même 
s'étaient  à  peu  près  contentés;  mais,  à  peine  entreprise,  la  réforme 
n'avait  pu  être  poursuivie,  et  il  avait  fallu  que  vingt  années  se  pas- 
sassent avant  qu'elle  arrivât  à  produire  tous  ses  fruits.  Par  une 
coïncidence  singulière,  c'est  précisément  ave.c  le  xix®  siècle  que 
s'ouvre  pour  le  département  des  estampes  cette  ère  de  perfection- 
nement, d'achèvement  en  quelque  sorte,  et  que  la  réorganisation 
dont  nous  avons  à  indiquer  l'esprit  vient  compléter,  au  point  de 
vue  de  la  discipline  intérieure  et  du  service,  les  progrès  qui  avaient 
eu  jusqu'alors  pour  effet  principal  l'accroissement  numérique  ou  la 
richesse  intrinsèque  des  collections. 

Henri  Delabokde. 

(1)  Idée  générale  d'une  collection  d'estampes,  Leipzig  1771. 


J.-R.  THORBECKE 


ETUDE    HISTORIQUE 
SUR  LE  GOUVERNEMENT   PARLEMENTAIRE  AUX   PAYS-BAS. 


Le  à  juin  dernier,  la  Néerlande  a  perdu  le  plas  éminent  de  ses 
hommes  d'état,  celui  qui  a  le  plus  contribué  à  l'avènement  dans  ce 
pays  du  régime  strictement  parlementaire.  J.-R.  Thorbecke  n'était 
guère  connu  que  de  nom  à  l'étranger.  Pour  bien  des  raisons,  la  Néer- 
lande est  trop  ignorée  au  dehors  :  le  royaume  est  petit,  la  langue 
difficile,  rarement  étudiée,  et  les  Néerlandais  ne  se  donnent  pas 
beaucoup  de  peine  pour  attirer  l'attention  sur  eux.  Peut-être  ont- 
ils  tort,  peut-être  auront-ils  plus  tard  lieu  de  regretter  l'espèce 
d'indifférence,  mélange  de  fierté  légitime  et  d'indolence,  qu'ils 
professent  pour  l'opinion  de  l'Europe,  qu'ils  ne  secouent  du  moins 
qu'au  jour  où  leur  intérêt  national  est  directement  en  jeu.  Ce  que 
nous  pouvons  affirmer,  c'est  que  l'étranger  gagnerait  souvent  à  les 
voir  de  près.  Il  y  a  chez  eux  une  riche  mine  d'expériences  politiques 
et  sociales  à  utiliser.  Ils  offrent  à  l'observateur  une  population  con- 
densée, patriotique,  forte  par  ses  mœurs  et  ses  traditions,  plus  li- 
bérale par  instinct  et  sentiment  du  droit  qu'impatiente  de  mettre 
ses  institutions  en  harmonie  avec  ses  tendances,  et  par  cela  même 
mieux  préparée  que  toute  autre  à  servir  de  champ  d'épreuve  aux 
innovations  dont  ailleurs  on  redoute  les  conséquences.  Il  nous  a 
semblé  que  M.  Thorbecke  méritait  d'être  mieux  connu  que  par  la 
vague  renommée  qui  s'attache  à  son  nom  comme  au  chef  longtemps 
reconnu  du  parti  libéral  en  Hollande,  et  d'autre  part  que  sa  vie  of- 
rait  un  cadre  naturel  à  l'une  des  histoires  parlementaires  les  moins 
étudiées  et  les  plus  instructives  du  siècle  où  nous  vivons. 


UN  HOMME  d'État  hollandais.  379 


I. 


Johann-Rudolph  Thorbecke  naquit  à  Zwolle  en  1796.  Sa  famille 
paternelle  était  allemande  d'origine,  ce  qui  est  fréquent  dans  les 
Pays-Bas,  mais  ce  qui,  jusqu'à  présent  du  moins,  n'a  pas  tiré  à 
conséquence.  La  Néerlande  possède  une  puissance  d'assimilation 
qui  lui  a  permis  de  rester  elle-même,  tout  en  recevant  continuelle- 
ment des  affluens  de  source  étrangère.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que 
Thorbecke  fut  un  véritable  Hollandais,  et  le  prouva  toujours  plus  à 
mesure  que  l'âge,  l'étude,  la  lutte  avec  les  hommes  et  les  choses, 
dégagèrent  son  individualité  réelle  des  formes  passagères  qu'elle 
dut  aux  circonstances  de  sa  jeunesse.  Ses  parens  appartenaient  à 
la  bourgeoisie  commerçante  de  sa  ville  natale.  Ils  étaient  loin  d'être 
riches;  cependant  ils  surent  faire  des  sacrifices  pour  son  éducation. 
L'un  des  meilleurs  élèves  du  gymnase  ou  lycée  de  Zwolle,  il  com- 
mença ses  études  universitaires  à  Leyde  en  18  !â. 

La  Néerlande  s'appartenait  de  nouveau  à  elle-même.  Émancipée 
de  ce  despotisme  impérial  que  la  France  a  le  malheur  d'avoir  cou- 
vert de  son  nom,  et  qui,  dans  un  tel  pays,  était  le  couible  de  l'hu- 
miliation, la  nation  néerlandaise  renaissait  à  une  vie  nouvelle^  et  sa 
jeunesse  surtout  s'élançait  avec  ardeur  dans  le  vaste  champ  des 
espérances.  En  1820,  Thorbecke  fut  promu  docteur  ès-lettres  à  l'uni- 
versité de  Leyde,  et  il  dut  à  ses  brillans  succès  d'étudiant  de  pou- 
voir visiter  l'Allemagne  savante  avec  un  subside  du  gouvernement. 
Les  universités  germaniques  projetaient  alors  leur  plus  vif  éclat. 
Gœttingue,  Giessen,  Heidelberg,  Munich,  iéna,  Berlin,  l'attirèrent 
tour  à  tour,  et  la  philosophie  devint  son  étude  favorite;  mais  à  cette 
époque  on  n'était  pas  tout  à  fait  aussi  philosophe  en  Hollande  qu'en 
Allemagne,  ou,  pour  mieux  dire,  on  y  redoutait  beaucoup  les  au- 
daces spéculatives  de  la  nation  voisine,  et  lorsqu'il  revint  à  Leyde 
avec  une  réputation  précoce  de  savant  et  l'espoir  d'être  appelé  à 
une  place  de  professeur,  il  se  butta  contre  cette  méfiance  un  peu  sé- 
nile  des  nouveautés  qui  devait  plus  tard  lui  susciter  tant  d'obstacles 
sur  un  tout  autre  terrain. 

Le  jeune  Thorbecke  retourna  donc  en  Allemagne,  et  ouvrit  un 
cours  de  philosophie  de  l'histoire  comme  privat-docent  d'aborâ  ^. 
Giessen,  puis  à  Gœttingue.  H  résuma  les  principes  de  sa  théorie 
historique  dans  un  traité  sur  V Essence  et  le  caractère  organique  de 
l'histoire,  qu'il  écrivit  en  allemand  en  182Zi  et  qu'il  dédia  au  cé- 
lèbre professeur  K.-F.  Eichhorn,  un  de  ses  maîtres  préférés.  Ce 
traité  est  très  digne  d'être  lu.  Il  dénote  un  esprit  philoso)aique 
supérieur,  déjà  expert  dans  l'art  de  saisir  les  lois  générales  qui 
comm.andent  la  masse  confuse  des  faits  particuliers.  Ce  n'est  pas 
pour  lui  un  vain  mot  que  «  le  caractère  organique  »  de  l'histoire. 


380  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Il  s'élève  à  la  fois  au-dessus  du  point  de  vue  étroit  qui  ne  com- 
prend que  le  passé,  ne  songe  qu'à  le  restaurer,  et  du  point  de  vue 
purement  révolutionnaire,  qui  ne  sait  que  faire  table  rase  de  ce  passé 
pour  reconstruire  un  édifice  de  carton,  ne  tenant  à  rien  et  tombant 
au  premier  souffle.  Le  jeune  auteur  voit  dans  Ihistoire  d'une  na- 
tion, comme  dans  celle  d'une  personne,  un  développement  régu- 
lier dont  le  progrès  a  pour  condition  la  continuité.  Aucune  période 
de  la  vie  nationale  ne  peut  être  réellement  détachée  des  périodes 
antérieures  qui  la  contenaient  en  germe,  aucune  non  plus  ne  doit 
être  considérée  comme  défmitive,  puisqu'à  son  tour  elle  est  le  la- 
boratoire où  se  forment  les  germes  des  périodes  futures.  Cette 
théorie,  dont  la  vérité  est  aujourd'hui  reconnue  par  tous  ceux  qui 
ont  le  sens  de  l'histoire,  se  rattachait  aux  vues  originales  dévelop- 
pées en  181/ii  par  Savigny  dans  un  ouvrage  célèbre  sur  la  philo- 
sophie du  droit,  et  l'auteur  est  toujours  demeuré  fidèle  à  ce  point 
de  vue,  si  étroitement  lié  à  l'aptitude  organisatrice  qu'il  déploya 
plus  tard.  Seulement,  quand  on  le  surprend  tout  enchevêtré  en- 
core dans  les  lourdeurs  alambiquées  de  la  dialectique  allemande, 
qui  devait  longtemps  passer  pour  la  forme  scientifique  et  philo- 
sophique par  excellence,  quand  on  voit  cet  esprit,  naturellement 
clair  et  précis,  emmaillotter  sa  pensée  dans  les  formes  opaques  oii 
se  délectaient  alors  les  gens  à  prétentions  savantes,  on  a  de  la 
peine  à  deviner  le  futur  ministre  qui  puisera  l'un  de  ses  grands 
élémens  de  puissance  dans  la  netteté,  le  caractère  positif  et  sobre 
de  ses  vues  politiquss.  Évidemment  ce  déguisement  scolastique 
était  chez  lui  quelque  chose  de  juvénile,  un  genre  adopté,  dont 
il  devait  un  jour  s'émanciper. 

Nous  le  voyons  en  effet  dès  1825  dépouiller  déjà  en  partie  cette 
forme  allemande  qui  vise  à  la  profondeur  et  n'aboutit  trop  souvent 
qu'à  être  creuse,  dans  un  travail  remarquable  que,  de  retour  dans 
son  pays  natal,  il  publia  sur  le  Droit  et  VElat.  11  s'efforce  de  conci- 
lier le  droit  de  l'individu  et  celui  de  la  société  en  relevant  le  principe 
moral  dont  ils  dérivent  tous  deux.  Sa  réputation  grandissante  lui  va- 
lut la  chaire  des  sciences  politiques  à  l'université  de  Gand,  et  le  di- 
plôme honoris  causa  de  docteur  en  droit  à  celle  de  Leyde;  mais  les 
événeniensdel8301e  renvoyèrent  en  Hollande.  Une  chaire  de  droit 
lui  fut  ouverte  à  Leyde,  où  il  professa  l'histoire  du  droit  romain, 
celle  du  droit  néerlandais  et  le  droit  administratif.  A  cette  période 
appartient  un  autre  ouvrage  sur  les  changemens  survenus  depuis 
la  révolution  française  dans  le  système  général  des  états  de  l'Eu- 
rope (1).  Là  encore  on  ne  découvrirait  pas  du  premier  coup  le  futur 

(1)  Over  de  verandering  van  het  algemeen  Staten-slelsel  van  Europa,  sedert  de 
Fransche  Oniwenteîing;  Leyde  18::fl. 


UN  iioMMi'  d'État  hollandais.  381 

leader  des  réformistes  libéraux  en  Hollande.  Ses  jugemens  de  dé- 
tail sur  la  révoluticn  sont  encore  empreints  d'une  certaine  étroi- 
tesse,  bien  pardonnable  d'ailleurs  au  moment  où  il  écrivait;  mais 
son  point  de  vue  général  est  déjà  tout  à  fait  libre.  Au  nom  du  grand 
principe  historique  dont  la  vérité  profonde  lui  était  apparue  dès  ses 
premières  recheiches,  il  s'élève  contre  ceux  qui  ne  veulent  voir 
dans  la  révolution  française  qu'une  bourrasque  dévastatrice,  finie, 
dépassée,  désormais  sans  valeur  pour  le  développement  de  l'Eu- 
rope. Non,  dit-il,  malgré  ses  erreurs  et  ses  crimes,  malgré  la  con- 
tradiction que  recèle  ce  principe  révolutionnaire  qui  veut  récolter 
sans  avoir  semé  et  créer  de  rien  des  choses  nouvelles,  il  faut  main- 
tenant reconnaître  qu'à  son  tour  la  révolution  est  entrée  dans  la 
série  des  faits  historiques  et  qu'elle  est  soumise  aux  mêmes  lois. 
En  ce  sens,  elle  est  devenue  elle-même  un  antécédent  pour  les  âges 
suivans,  et  c'est  vainement  qu'ils  tâcheraient  de  se  soustraire  à  son 
influence.  Parmi  les  vues  originales  exposées  dans  cet  écrit,  nous 
signalerons  celle-ci  :  les  puissances,  en  se  coalisant  contre  la 
France  révolutionnaire,  ont  introduit  une  innovation  radicale  dans 
le  système  européen.  Tandis  que  jusqu'alors  les  alliances  et  les 
guerres  avaient  été  déterminées  uniquement  par  les  intérêts  de 
chaque  état,  —  quand  même  on  mettait  parfois  la  religion  en  avant, 
—  on  vit  alors  surgir  une  politique  nouvelle  qui  remplnçnit  sur  son 
programme  le  principe  de  l'intérêt  national  par  celui  de  l'intérêt 
général  de  l'Europe.  Ce  sont  les  monarchies  menacées  qui  ont  les 
premières,  au  nom  de  l'intérêt  conservateur,  constitué  quelque 
chose  qui  ressemble  à  une  fédération  européenne,  cette  grande 
idée  de  l'avenir.  Le  jour  viendra  où  les  peuples  suivront  l'exemple 
donné  par  les  rois. 

C'est  vers  le  même  temps  que  le  jeune  professeur  fixa  de  plus  en 
plus  son  attention  sur  son  pays  et  ses  institutions.  LaNéerlande  avait 
vu  ses  meilleures  foi  ces  absorbées  pendant  près  de  quinze  ans  parles 
embarras  croissans  de  la  question  belge.  A  la  fin,  l'orage  avait  éclaté, 
et  malgré  les  efforts  du  roi  et  du  peuple  l'issue  avait  été  contraire 
aux  vœux  du  patriotisme  hol'andais.  Déjà  toutefois  de  bons  esprits 
sexlemanduieut  si  en  réalité  la  nation  néerlandaise  n'avait,  pas  plus 
gagné  que  perdu  à  la  disjonction  de  deux  peuples  qui  peuvent  en- 
tretenir les  meilleurs  rapports  comme  voisins,  mais  qui  se  nuisent 
l'un  à  l'autre  quand  ils  sont  soumis  au  même  régime.  Désormais 
débarrassés  de  tout  souci  du  côté  de  la  Belgique,  les  INrerlandais 
ne  devaient-ils  pas  se  consacrer  entièrement  au  développement 
normal,  indigène,  tout  à  fait  libre,  de  leur  nationalité?  Le  patrio- 
tisme avait  pu  conseiller  de  supporter  patiemment  les  l.icunes,  les 
imperfections  de  la  charte  qui  les  régissait,  de  peur  de  fournir  des 
armes  à  ceux  qui  voulaient  le  démembrement  de  la  commune  pa- 


382  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

trie  ;  le  démembrement  accompli,  il  n'y  avait  plus  de  raison  pour 
se  taire.  D'ailleurs  les  faits  n'avaient-ils  pas  prouvé  que  l'insurrec- 
tion belge  avait  puisé  une  grande  partie  de  sa  puissance  dans  ces 
lacunes  et  ces  imperfections  elles-mêmes?  Mais,  pour  saisir  nette- 
ment le  rôle  toujours  plus  essentiel  de  Thorbecke  en  tant  que  ré- 
formateur politique,  il  faut  se  rendre  un  compte  clair  de  l'état  con- 
stitutionnel de  la  Néerlande  à  partir  de  la  restauration. 

En  1813,  au  lendemain  de  la  bataille  de  Leipzig,  et  quand  on 
vit  les  aigles  impériales  se  replier  sur  le  Rhin,  le  peuple  néerlan- 
dais s'insurgea  comme  un  seul  homme  contre  la  domination  fran- 
çaise. C'était  justice;  le  jour  de  Némésis  était  venu.  Là  comme  ail- 
leurs, l'empire  subissait  le  châtiment  des  violences  qu'il  avait 
commises  contre  le  bon  droit  des  peuples  libres.  Le  soulèvement  du 
peuple  hollandais,  en  ouvrant  à  la  coalition  les  frontières  septentrio- 
nales du  territoire  français,  contribua  pour  une  lai-ge  part  à  la  chute 
du  colosse.  Ce  n'était  pas  seulement  contre  la  France  impériale  que 
la  Néerlande  s'était  insurgée;  toutes  les  conséquences  de  la  révo- 
lution se  trouvaient  également  compromises.  Le  retour  de  l'indé- 
pendance s'associait  dans  une  foule  d'esprits  au  rétablissement  des 
anciennes  institutions,  et  particulièrement  à  celui  de  la  famille 
stathoudérienne,  exilée  depuis  1795.  Lorsque  le  prince  d'Orange, 
rappelé  parle  vœu  populaire,  débarqua  au  pied  des  dunes  de  Sche- 
veningue,  il  se  vit  par  le  fait  en  possession  d'un  pouvoir  pour  ainsi 
dire  absolu,  tel  du  moins  qu'aucun  de  ses  glorieux  ancêtres  ne  l'a- 
vait jamais  possédé  au  même  degré. 

Heureusement  pour  la  Néerlande,  les  promoteurs  de  la  restau- 
ration n'étaient  pas  des  réactionnaires  aveugles,  et  le  prince  d'O- 
range était  un  homme  d'une  réelle  supériorité  ;  les  leçons  de  l'exil 
lui  avaient  profité.  Il  connaissait  trop  bien  le  peuple  néerlandais 
pour  s'imaginer  que  l'établissement  d'un  régime  absolutiste  fût 
durable.  La  Néerlande  devait  à  la  révolution  d'être  devenue  un 
royaume  au  lieu  d'une  république  confédérée;  mais  il  était  clair 
que  les  traditions  républicaines  étaient  toujours  vivaces,  que,  la 
passion  de  l'indépendance  nationale  une  fois  satisfaite,  on  verrait 
revenir  le  vieil  antagonisme  de  la  bourgeoisie  et  de  la  maison  sta- 
thoudérienne, qui  avait  été  si  fatal  à  la  nation  tout  entière,  qu'en 
un  mot  la  plus  simple  prudence  commandait  de  ne  pas  recomme- 
cer  les  erremens  du  passé.  En  définitive,  rien  dans  les  traditions 
de  sa  maison  ne  pouvait  indisposer  le  prince  contre  un  régime  con- 
stitutionnel analogue  à  celui  dont  Louis  XVIII  lui-même  reconnais- 
sait la  nécessité  en  France;  il  avait  même,  pour  l'établir,  bien 
d'autres  précédens  que  la  maison  de  Bourbon.  Pourquoi  n'eût-il  pas 
fait  en  Hollande  ce  que  l'un  de  ses  plus  illustres  prédécesseurs  avait 
fait  en  Angleterre?  Ce  fut  donc  en  toute  sincérité  qu'à  l'offre  qui 


UN    HOMME    d'état    HOLLANDAIS.  383 

lui  était  faite  de  la  souveraineté  il  répondit  par  cette  déclaration 
solennelle  :  «j'accepte  ce  que  la  Néerlande  me  présente;  mais  je 
l'accepte  seulement  sous  la  garantie  d'une  constitution  sage,  qui 
préserve  sa  liberté  contre  les  abus  qui  pourraient  surgir  plus 
tard.  » 

Un  pareil  langage,  au  lendemain  de  l'autocratie  impériale,  son- 
nait délicieusement  aux  oreilles  de  la  nation  ressuscitée.  Bientôt  le 
«  prince-souverain,  »  —  c'est  le  titre  qui  lui  fut  d'abord  décerné, 
—  devint  le  roi  Guillaume  P"",  et  les  traités  de  Vienne  adjoignirent 
à  son  royaume  ces  anciens  Pays-Bas  espagnols,  puis  autrichiens, 
qui  font  aujourd'hui  la  Belgique,  et  dont  on  s'imaginait  que  la  fu- 
sion avec  leurs  frères  du  nord  serait  facile  et  prompte.  Le  retour 
de  l'île  d'Elbe,  les  terreurs  qu'inspira  la  réapparition  de  l'oppres- 
seur, la  bataille  de  Waterloo,  la  part  fort  honorable  qu'y  prirent  le 
corps  d'armée  hollandais  et  surtout  le  prince  d'Orange,  fils  du  roi, 
ces  anxiétés,  ces  joies,  ces  fiertés  ressenties  en  commun,  scellèrent 
de  nouveau  le  pacte  conclu  entre  le  peuple  et  la  dynastie.  La  plus 
importante  colonie,  Java  et  Sumatra,  avait  été  rendue  par  l'Angle- 
terre, qui  gardait,  il  est  vrai,  le  Gap  et  Geylan  :  le  commerce,  la 
navigation,  renaissaient,  tout  semblait  sourire  au  nouveau  royaume. 
Les  quelques  années  de  paix  profonde  qui  suivirent  devraient  pas- 
ser pour  fortunées  entre  toutes  dans  les  annales  néerlandaises,  s'il 
était  vrai  que  les  peuples  sont  d'autant  plus  heureux  qu'ils  ont 
moins  d'histoire. 

Déjà  pourtant  quelques  sons  détonnaient  dans  cette  harmonie 
qu'on  eût  pu  croire  parfaite.  L'assimilation  de  la  Belgique,  par 
exemple,  n'allait  pas  aussi  vite  qu'on  s'y  était  attendu.  Le  clergé 
catholique  en  Europe  avait  généralement  applaudi  à  l'état  de  choses 
issu  des  traités  de  1815;  mais  il  faut  faire  une  grande  exception 
pour  le  clergé  belge,  qui  ne  fut  rien  moins  qu'édihé  de  se  voir  sou- 
mis à  une  dynastie  protestante  et  à  une  constitution  proclamant 
sans  réserve  la  liberté  des  cultes.  Guillaume  I"  releva  le  gant  qu'on 
lui  jetait,  et  se  fit  à  bon  marché  une  réputation  de  prince  libéral. 
Lorsqu'on  parcourt  les  journaux  de  l'époque,'  on  voit  à  chaque  in- 
stant le  roi  des  Pays-Bas  cité  pat'  les  organes  du  libéralisme  comme 
un  prince  modèle,  qui  donne  asile  aux  proscrits,  qui  maintient 
scrupuleusement  la  constitution  jurée  par  lui,  qui  surtout  résiste 
hardiment  aux  prétentions  de  la  cabale  jésuitique.  Cette  politique 
augmentait  sa  popularité  dans  la  vieille  Néerlande,  en  majorité  pro- 
testante, elle  lui  valait  aussi  de  chauds  partisans  dans  les  grandes 
villes  belges;  mais  cela  n'empêchait  pas  la  masse  des  paysans  et 
des  ouvriers  belges,  alors  bien  plus  soumise  encore  qu'aujourd'hui 
aux  influences  cléricales,  de  se  croire  opprimée,  lésée  dans  ses  in- 
térêts les  plus  chers,  et,  chose  grave,  de  faire  retomber  sur  la  dy- 


384  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nastie  hollandaise  la  responsabilité  des  abus,  souvent  très  ima»; 
naires,  dont  cette  masse  croyait  avoir  à  se  plaindre. 

Guillaume  l"  avait  tenu  sa  parole  en  donnant  au  pays  une  loi 
fondamentale,  acceptée  par  les  états-généraux,  et  qui  «^'evait  garantir 
à  la  fois  les  droits  de  la  couronne  et  les  libertés  nationales;  cepen- 
dant il  semble  qu'il  ne  se  soit  jamais  rendu  un  compte  bien  clair  des 
conditions  essentielles  d'un  régime  réellement  libéral.  Quant  à  iui, 
il  se  sentait  libéral  dans  ses  idées  et  sa  politique;  mais  il  en  tirait 
trop  aisément  la  conclusion  que  les  intérêts  du  libéralisme  et  ceux 
de  son  pouvoir  personnel  ne  faisaient  qu'un.  Il  voulait  faire  lui- 
même  et  directement  les  choses  dont  il  attendait  l'accroissement 
de  sa  popularité.  Le  fait  est  que  la  constitution  néerlandaise  de 
181  A,  un  peu  modifiée  en  1815  en  vue  de  Funioii  avec  la  Belgique, 
était  rédigée  de  façon  à  laisser  à  la  couronne  une  prépondérance 
presque  ab^^orbante.  Par  exemple,  le  roi  n'avait  pas  voulu  entendre 
parler  de  la  responsabilité  ministérielle.  Il  n'y  avait  pas  de  cabinet 
homogène,  de  vrai  ministère,  il  n'y  avait  que  des  minisires  du  roi. 
Le  roi  se  faisait  fort  de  traiter  avec  la  représentation  nationale  et  de 
s'entendre  à  l'amiable  avec  elle;  mais  cette  représentation,  comment 
était-elle  constituée?  Les  états -généraux  étaient  formés  par  les 
deux  chambres,  La  première,  toute  semblable  h  notre  chambre  des 
pairs  sous  Louis- Philippe,  se  composait  de  /iO  à  60  membres  nom- 
més à  vie  par  le  roi  parmi  les  citoyens  notables;  c'était  donc  le  roi 
bien  plus  que  le  pays  qu'elle  représentait.  Les  membres  de  la  se- 
conde étaient  élus  par  les  états  provinciaux,  nommés  eux-mêmes 
par  des  collèges  électoraux  dont  la  composition  variait  selon  les 
provinces  et  les  villes,  et  dont  les  électnurs  n'étaient  renouvelés 
que  rarement.  Assurément  l'idée  avait  été  excellente  de  faire  appel 
à  l'élément  provincial,  si  puissant  dans  l'ancienne  confédération,  et 
de  lui  attribuer  une  importance  marquée  dans  le  nouvel  organisme; 
l'erreur  était  d'appliquer  à  la  constitution  d'une  seconde  chambre, 
destinée  à  représenter  la  nation  dans  sa  totalité  indivise,  une  force 
qui  fournissait  bien  plutôt  les  élémens  d'une  chambre  des  pairs  ou 
d'un  sénat.  En  fait  de  représentation  nationale,  le  peuple  néerlan- 
dais n'en  avait  guère  plus  que  l'ombre.  Gela  n'avait  pas  détourné  les 
auteurs  de  la  constitution  de  multiplier  les  mesures,  destinées  à 
empêcher  cette  ombre  de  prendre  corps.  Par  exemple,  le  budget 
ordinaire  était  voté  pour  dix  ans,  et  on  ne  pouvait  le  discuter  que 
par  ministères.  Le  roi,  tout  en  se  montrant  toujours  fort  gracieux 
pour  les  états- généraux,  ne  se  gênait  pas  pour  régler  par  simple 
décret  ce  qui  eût  été  de  leur  compétence.  Les  finances  étaient  tou- 
jours fort  obérées,  et  là  surtout  un  contrôle  indépendant  eût  été  né- 
cessaire :  on  iningina  un  syndicat  d'amortissement  à  la  nomination 
du  roi,  et  dont  le  fonctionnement  tendait  à  réduire  encore  le  pou- 


UN  HOMME  d'État  hollandais.  oS5 

voir  direct  des  chambres.  Ce  n'est  pas  que  Guillaume  I"  visât  à  l'ab- 
solutisme, mais,  fort  de  ses  bonnes  intentions,  se  voyant  soutenu  par 
la  confiance  populaire,  il  s'impatientait  des  obst-icles  que  ce  mini- 
mum de  gouvernement  représentatif  opposait  à  la  prom^ote  réalisa- 
tion de  ses  vues.  Il  ne  supportait  même  qu'avec  peine  les  objections 
respectueuses  que  lui  faisaient  parfois  des  hommes  indépendans  de 
caractère  ou  de  position.  C'est  ainsi  qu'on  vit  successivement  s'éloi- 
gner des  affaires  des  hommes  éminens  tels  que  Hogendorp,  Falck, 
Roëll,  Janssens,  que  l'on  eût  volontiers  regardés  comme  les  con- 
seillers naturels  de  la  politique  royale. 

On  se  demande  peut-être  comment  s'explique  la  placide  indul- 
gence du  peuple  néerlandais,  toujours  si  jaloux  de  ses  libertés,  et 
comment  le  roi  demeurait  populaire.  11  y  a  bien  des  raisons  de  cette 
apparente  anomalie.  La  principale,  c'est  qu'en  Hollande  la  liberté 
est  beaucoup  plus  ancienne  dans  les  mœurs,  dans  la  pratique  de 
tous  les  jours,  que  dans  les  institutions.  On  n'y  ressent  pas  au 
même  degré  qu'ailleurs  le  besoin  pressant  de  changer  celles-ci 
pour  les  mettre  d'accord  avec  les  théories  libérales.  Guillaume  I", 
comme  presque  tous  les  princes  d'Orange,  connaissait  bien  son 
peuple.  Il  savait  ce  qu'il  devait  ménager  chez  lui,  et  il  se  gardait 
bien  d'y  toucher.  La  presse,  par  exemple,  était  libre,  ainsi  que  la 
science;  l'administration,  la  police,  du  moins  en  Hollande,  n'étaient 
ni  oppressives,  ni  tracassières.  Il  y  avait  dans  le  gouvernement 
quelque  chose  de  paternel,  laissant  en  réalité  une  très  large  place 
à  la  liberté  individuelle,  celle  à  laquelle  le  Hollandais  tient  par- 
dessus tout,  et  respectant  tout  ce  que  la  révolution  avait  laissé  de- 
bout en  fait  d'anciens  privilèges  locaux  ou  personnels.  Ajoutons  que 
les  nombreuses  déceptions  qui  avaient  suivi  la  révolution,  les  cala- 
mités dont  le  pays  avait  souffert  sous  le  régime  français,  les  efforts 
extrêmes  qu'il  avait  fallu  faire  pour  le  secouer  et  défendre  l'indé- 
pendance à  peine  reconquise,  tout  cela  avait  jeté  les  esprits  dans 
cette  apathie  qui  suit  les  grandes  crises  et  propagé  un  certain  scep- 
ticisme politique  éminemment  favorable  aux  agissemens  d'un  pou- 
voir personnel  quelconque,  à  plus  forte  raison  quand  la  personne 
qui  l'exerce  inspire  une  grande  confiance.  Enfin,  par  l'attitude  qu'il 
avait  prise  contre  les  prétentions  intolérantes  de  l'épiscopat  belge, 
Guillaume  P''  conservait  au  dedans  comme  au  dehors  de  ses  états 
la  réputation  d'un  défenseur  du  hbéralisme.  On  eût  bien  étonné  la 
plupart  des  Néerlandais  de  ce  temps-là,  si  on  leur  eût  dit  que  leur 
régime  constitutionnel  n'était  que  pour  la  forme,  et  qu'en  réa- 
lité le  mode  d'après  lequel  ils  étaient  gouvernés  était  contraire 
aux  notions  élémentaires  du  libéralisme  politique.  Le  roi  disait  son 
gouvernement  Ubéral,  et  le  peuple  en  majorité  le  croyait  sur  parole. 

TOME  Cil.  —  1872.  25 


386  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

C'est  en  Belgique,  où  il  n'y  avait  pas  les  mêmes  illusions  opti- 
mistes, que  sous  l'influence  des  idées  françaises  l'opposition  libé- 
rale prit  naissance  et  grandit.  Des  voix  qui  ne  partaient  plus  désor- 
mais du  camp  clérical  réclamèrent  d'un  ton  toujours  plus  impérieux 
la  réforme  de  la  constitution,  l'introduction  du  principe  de  la  res- 
ponsabilité ministérielle,  des  élections  directes,  le  jury,  toutes  les 
conditions,  en  un  mot,  du  gouvernement  parlementaire.  Bientôt, 
par  une  coalition  plu^s  habile  que  morale,  les  libéraux  belges  et  le 
clergé  unirent  leurs  efforts  pQur  faire  brèche  au  gouvernement  néer- 
landais. Si  le  roi  Guillaume  eût  été  alors  bien  inspiré,  il  eût  prêté 
l'oreille  à  ceux  qui  lui  montraient,  dans  la  séparation  politique  et 
administrative  des  deux  nations,  le  meilleur  moyen  de  rester  roi  à 
Bruxelles  comme  à  La  Haye;  mais  le  roi  était  absolument  contraire 
à  une  telle  combinaison.  Il  aurait  dû,  dans  cette  hypothèse,  ac- 
corder à  la  Belgique  un  régime  parlementaire  plus  complet  que  celui 
qu'il  avait  établi  en  Hollande;  cela  lui  paraissait  inadmissible.  Sa 
politique  personnelle  l'entraîna  dans  de  grandes  fautes.  Elle  fut  va- 
cillante, variable,  tantôt  indulgente  jusqu'à  la  faiblesse,  tantôt  sé- 
vère jusqu'à  la  rudesse.  Un  jour,  à  la  fin  d'une  période  marquée  par 
de  nombreuses  concessions  de  détail,  il  rompt  ouvertement  en  vi- 
sière avec  l'épiscopat,  fonde  à  Louvain  le  «  Collège  philosophique,  » 
dont  les  futurs  séminaristes  eux-mêmes  étaient  forcés  de  suivre  les 
cours,   et  fait  expulser  par  la  gendarmerie  des  prêtres  d'origine 
étrangère  qui  protestaient.  Un  peu  plus  tard,  il  signait  avec  la  cour 
de  Rome  un  concordat  qui  blessait  les  protestans  sans  contenter  les 
catholiques,  et  qui  resta  lettre  morte.  Quelque  temps  après  il  frois- 
sait les  provinces  wallonnes  et  m.ême  une  bonne  partie  de  la  bour- 
geoisie llamande  en  rendant  l'usage  de  la  langue  hollandaise  obliga- 
toire, et  il  exaspérait  les  libéraux  en  faisant  poursuivre  et  condamner 
au  bannissement  plusieurs  de  leurs  chefs  marquans,  ce  qui  ne 
l'empêchait  pas  d'applaudir  à  la  révolution  de  juillet  et  d'être  le 
premier  des  souverains  à  reconnaître  la  royauté  de  Louis-Philippe. 
On  sait  le  reste.  La  révolution  parisienne  ne  tardait  pas  d'avoir  son 
contre-coup  à  Bruxelles,  l'alliance  des  libéraux  et  des  cléricaux  fit 
le  succès  du  mouvement.  En  vain  le  peuple  hollandais,  prenant  fait 
et  cause  pour  son  roi,  lui  fournit  autant  d'hommes  et  d'argent  qu'il 
en  avait  besoin  pour  rentrer  en  conquérant  dans  le  pays  qui  le  ré- 
pudiait comme  souverain.  La  campagne  de  dix  jours,  vigoureuse- 
ment et  habilement  menée  par  son  fils,  le  prince  d'Orange,  fut  inu- 
tile, la  France  allait  intervenir,  l'Angleterre  l'appuyait,  les  autres 
puissances  demeuraient  inertes.  La  prise  de  la  citadelle  d'Anvers 
en  1832  acheva  l'œuvre  de  la  révolution  belge. 

A  ce  moment,  le  roi  Guillaume  aurait  dû  se  résigner  devant  le 
fait  accompli  et  accepter  la  convention  arrêtée  par  la  conférence  de 


UN  HOMME  d'État  hollandais.  387 

Londres.  Il  s'y  refusa  pendant  sept  ans,  continua  d'entretenir  une 
grosse  armée  en  disproportion  avec  ses  ressources,  de  manœuvrer  au- 
près des  différentes  cours  et  d'ajourner  les  réformes  intérieures  sous 
prétexte  que  les  diflicultés  extérieures  ne  permettaient  pas  du  s'en 
occuper.  Si  la  nation  hollandaise  avait  chaleureusement  épousé  ses 
intérêts  dans  le  conflit  avec  la  Belgique,  elle  avait  trop  de  bon  sens 
pour  ne  pas  voir  que  la  séparation  des  deux  royaumes  était  désor- 
mais irrévocable.  L'entêtement  du  roi  à  poursuivre  une  restauration 
chimérique  p;isait  lourdement  sur  le  pays,  qui  murmurait.  La  po- 
pularité de  Guillaume  I""  avait  donc  notablement  diminué  lorsque 
en  1839  il  se  vit  enfin  forcé,  devant  la  volonté  de  l'Europe,  à  se 
soumettre  et  à  désarmsr.  Même  alors  il  ne  voulut  pas  comprendre 
combien  il  était  à  désirer  que  la  Néerîande,  sortie  honorablement, 
mais  diminuée,  mécontente,  appauvrie,  de  cette  crise  prolongée, 
cherchât  les  élémens  d'une  vie  nouvelle  dans  une  féconde  réforme 
intérieure.  L'âge  était  venu  pour  Guillaume  I""  avec  son  cortège 
ordinaire  d'illusions  et  d'opiniâtretés.  La  nation  d'ailleurs  vivotait 
encore  tranquillement,  conformément  à  ses  vieilles  habitudes,  sous 
un  sceptre  qu'elle  respectait.  La  malheureuse  issue  de  la  révolution 
belge  n'était  pas  faite  pour  rendre  aux  théories  dites  révolution- 
naires le  prestige  qu'elles  avaient  perdu  depuis  1813,  et  dans  un 
pays  toujours  volontiers  conservateur  tant  que  le  mal  dont  il  se 
plaint  n'a  pas  atteint  de  trop  grandes  proportions  il  n'y  avait  pas 
de  raison  majeure  pour  que  l'on  sortît  de  cette  douce  somnolence 
qui  n'exclut  pas  la  petite  fronde,  la  critique  anodine,  mais  qui  re- 
doute les  réformes  décisives. 

Il  y  a  plus.  Sur  ce  fond  d'idées  moyennes,  sagement  médiocres, 
éloignées  de  tout  excès,  qui  formait  le  patrimoine  politique  et  so- 
cial de  la  grande  majorité,  les  dernières  années  avaient  vu  surgir 
une  espèce  de  romantisme  politique  et  religieux  d'un  genre  tout 
spécial,  et  dont  les  conclusions  tendaient  à  restaurer  la  vieille  or- 
thodoxie calviniste,  depuis  longtemps  très  ébréchie,  et  à  s'en  re- 
mettre pour  le  reste  à  la  maison  d'Orange  comme  à  une  race  pré- 
destinée au  gouvernement  du  pays.  Une  sorte  de  mépris  pour  la  vie 
moderne,  ses  inventions  et  ses  prétentions,  une  antipathie  pronon- 
cée contre  la  révolution  et  toutes  ses  œuvres,  l'amour  du  moyen 
âge  et  du  paradoxe,  caractérisaient  ce  romantisme,  dont  le  princi- 
pal ropréàeniant  était  le  poète  Bilderdyk,  et  qui  recrutait  d'assez 
nombreux  adhérens  parmi  la  jeunesse  universitaire.  L'influence  qu'il 
eut  sur  le  reste  du  pays,  si  l'on  en  excepte  quelques  cercles  ortho- 
doxes, était  encore  peu  sensible;  mais  enfin  il  y  avait  là  un  mouve- 
ment d'idées  qui  ne  manquait  ni  d'éclat  ni  d'avenir,  et  un  observa- 
teur superficiel  eût  pu  croire  que  l'opinion  publique,  si  elle  devait 
secouer  son  indifférence,  se  laisserait  plutôt  entraîner  dans  le  sens 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  réaction  romantique-orthorloxe  que  ramener  dans  une  voie 
stigmatisée  d'avance  comme  révolutionnaire. 

C'est  alors,  c'est-à-dire  en  1S39,  en  même  temps  que  les  affaires 
belges  se  dénouaient  d'une  ûiçon  définitive,  que  M.  Thorbecke, 
toujours  simple  professeur  de  droit  à  Leyde,  publia  un  livre  des- 
tiné à  ouvrir  une  ère  nouvelle  dans  l'histoire  parlementaire  de  son 
pays.  Sous  le  titre  très  modeste  de  Notes  sw  la  Comtitution  (1), 
il  rédigea  une  critique  approfondie,  très  calme,  très  posée,  mais 
incisive,  de  chacun  des  articles  de  la  loi  fondamentale  pour  en 
faire  ressortir  les  contradictions  et  les  défauts.  Cet  ouvrage  en  deux 
volumes  ne  sacrifie  pas  un  seul  instant  aux  grâces;  pas  une  ligne 
ne  rappelle,  même  de  loin,  le  pamphlet  politique.  C'est  froide- 
ment, imperturbablement,  avec  une  monotonie  évidemment  cal- 
culée, que  l'auteur  dissèque  les  institutions  de  son  temps,  signale 
les  points  qui  jurent  avec  la  saine  raison,  les  principes  proclamés 
ou  qui  appellent  un  changement  radical.  Un  pareil  livre  ne  pou- 
vait réussir  qu'en  Hollande,  mais  il  devait  y  réussir.  Tandis  que 
parfois  ailleurs  les  hommes  graves  sont  amenés  à  se  rallier  aux 
systèmes  que  la  foule  passionnée  a  commencé  par  acclamer  d'in- 
stinct, sans  bien  savoir  ce  qu'elle  faisait,  en  Hollande  toute  tenta- 
tive de  réforme  qui  ne  se  présente  pas  avec  les  dehors  du  sérieux, 
de  l'étude  méthodique  et  réfléchie,  est  condamnée  à  échouer.  La 
modération  des  conclusions  était  un  ai'gument  de  plus  en  faveur 
de  la  thèse  générale.  On  est  même  surpris  de  voir  un  esprit  aussi 
judicieux  prendre  encore  si  facilement  son  parti  des  élections  in- 
directes et  provinciales  pour  former  la  chambre  des  députés;  mais 
■on  n'est  pas  habitué  partout,  comme  en  France,  à  faire  de  la  ques- 
tion électorale  le  point  central  des  constitutions.  Le  fait  est  que 
ce  livre  creusa  un  profond  sillon.  La  jeunesse  universitaire,  qui 
vouait  au  professeur  Thorbecke  une  sorte  de  vénération  à  la  fois 
affectueuse  et  craintive,  s'éprit  en  mnjorité  des  réformes  politiques 
proposées  avec  tant  de  sobriété  dans  la  forme  et  de  décision  quant 
au  fond.  Le  romantisme  de  l'école  de  Bi'derdyk  fut  enrayé;  les 
vieux  conservateurs  s'effrayèrent.  On  prétend  que  Van  Maanen,  le 
ministre  abhorré  des  Belges,  mais  qui  avait  conservé  la  faveur 
royale  et  un  certain  prestige  en  Hollande,  insista  auprès  du  roi  pour 
que  l'on  poursuivît  ce  professeur  de  révolution,  ce  dangereux  sé- 
ducteur. Guillaume  !"■  refusa,  et  fit  bien.  Thorbecke,  dit-on,  informé 
des  intentions  terroristes  de  Van  Maanen,  ne  s'en  émut  guère,  et 
il  aurait  déclaré  qu'à  son  point  de  vue  Van  Maanen  avait  raison.  Au 
surplus  la  situation  financière  était  si  mauvaise  que  le  gouverne- 
«lent  se  voyait  obligé  d'associer  sérieusement  la  représentation  na- 

(1)  Aanteekening  op  de  Grondwet,  1839. 


UN  HOMME  d'État  hollandais.  389 

tionale  aux  mesures  nécessitées  par  l'urgence  du  remède.  Le  21  oc- 
tobre 1839,  le  discours  de  la  couronne  annonça  que  des  changemens 
à  la  constitution  seraient  proposés  aux  chambres.  Pour  couvrir  la 
dignité  royale,  on  ajoutait  que  ces  cîiangemens  étaient  rendus  né- 
cessaires par  la  séparation  définitive  de  la  Belgique;  mais  par  suite 
de  cette  maladresse,  trop  souvent  fille  du  mauvais  vouloir,  qui  com- 
promet les  actes  des  gouvernemens  entraînés  dans  une  voie  qui  leur 
déplaît,  Guillaume  I"  perdait  par  une  mesure  arbitraire  tout  le  bé- 
néfice de  son  initiative  réformiste.  Pour  parer  aux  embarras  finan- 
ciers les  plus  pressans,  il  concluait  en  dehors  des  chambres  avec  la 
Société  de  Commerce  un  emprunt  considérable.  En  même  temps  on 
apprenait  que  le  vieux  roi  songeait  sérieusement  à  épouser  la  com- 
tesse d'Otiltremont,  Belge,  catholique  fervente,  et  dont  riiifiuence 
sur  son  amant  couronné  paraissait  des  plus  fâcheuses.  Le  peuple 
hollandais  sentait  diminuer  tous  les  jours  sa  confiance  dans  les 
intentions  de  son  souverain.  Les  réformes  constitutionnelles  pro- 
posées par  le  gouvernement  parurent  mesquines,  insuffisantes,  on 
y  soupçonnait  des  arrière-pensées.  Le  roi  faisait  pourtant  de  son 
mieux  pour  satisfaire  l'opinion.  Averti  de  Feflet  malencontreux  de 
ses  projets  matrimoniaux,  il  les  avait  fait  démentir  officiellement. 
Il  consentait  à  la  diminution  de  la  liste  civile,  au  règlement  de  l'é- 
lectorat  par  une  loi  générale,  à  la  transmission  aux  états  du  droit  de 
disposer  des  revenus  coloniaux,  à  la  fixation  pour  deux  ans,  au  lieu 
de  dix,  du  budget,  qui  serait  désormais  discuté  et  volé  par  chapitres, 
et  à  quelques  autres  modifications  de  moindre  importance.  Le  pays 
réclamait  beaucoup  plus:  Thorbecke  et  ses  amis  n'eurent  pas  de 
peine  à  démontrer  que  ces  réformes  n'aboutiraient  h  rien  tant  qu'on 
n'inscrirait  pas  dans  la  constitution  le  grand  principe  de  la  respon- 
sabilité ministérielle,  cette  réforme  radicale  sous  son  apparente  mo- 
dération, sans  laquelle  les  autres  demeureraient  une  lettre  morte. 
Quand  on  revient  aux  polémiques  de  ce  temps  en  Hollande,  on  les 
rapproche  involontairement  de  celles  que  l'opposition  sous  le  second 
empire,  M.  Thiers  en  tête,  dirigeait  avec  tant  d'insistance  contre  le 
gouvernement  impérial.  Il  y  avait  chez  le  vieux  roi  une  profonde 
répugnance  contre  tout  ca  qui  devait  lui  enlever  réellement  le  pou- 
voir personnel;  mais  l'opinion  passait  de  plus  en  plus  du  côté  des 
libéraux,  le  gouvernement  dut  encore  céder,  avec  le  consentement 
apparent  de  Guillaume  L'".  Celui-ci  pliait  devant  un  orage  qu'il  n'o- 
sait plus  défier.  Habitué  depuis  vingt-six  ans  à  tout  faire  par  lui- 
même,  il  se  considérait  comme  destitué.  Il  accusait  le  peuple  hol- 
landais d'ingratitude,  la  couronne  lui  était  à  charge,  et  un  beau 
jour,  le  7  octobre  IS/iO,  tandis  que  la  cour  était  au  château  du  Loo, 
la  Néerlande  fut  surprise  par  la  nouvelle  que  le  roi  abdiquait  en 
faveur  de  son  fils,  le  prince  d'Orange.  Il  faut  désormais,  disait-il, 


390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  mains  plus  jeunes  que  les  miennes  et  moins  liées  par  le  passé. 

11  quitta  la  Hollande,  se  rendit  en  Prusse,  et  l'année  d'après,  n'ayant 
plus  d'opinion  publique  à  ménager,  il  épousa  la  comtesse  d'Oiil- 
tremont.  Les  deux  époux  ne  vécurent  pas  longtemps  ensemble;  le 

12  décembre  18/13,  Guillaume  I"  mourut  à  Berlin  à  l'âge  de  soixante 
et  onze  ans. 

Ce  prince  a  laissé  aux  méditations  des  hommes  politiques  l'un  des 
exemples  les  plus  frappans  de  l'impuissance  finale  réservée  fatale- 
ment de  nos  jours  à  ce  pouvoir  personnel  que  des  ignorans  ou  des 
calculateurs  intéressés  invoquent  encore  parfois  comme  le  seul  re- 
mède efficace  aux  maux  des  révolutions.  Il  n'est  pas  possible  d'être 
plus  populaire  que  ne  le  fut  Guillaum.e  P"',  d'être  arrivé  au  trône 
par  des  voies  plus  légitimes  et  avec  un  consentement  plus  unanime, 
d'avoir  gouverné  avec  des  intentions  plus  correctes  et,  prises  en 
elles-mêmes,  plus  libérales;  il  n'est  pas  de  peuple  en  Europe  qui 
professe  plus  d'attachement  que  le  peuple  hollandais  pour  sa  raai- 
so^^  souveraine,  ou  qui  supporte  plus  patiemment  de.s  institutions 
défectueuses,  à  la  condition  de  certains  ménagemens,  qui  furent 
observés  pendant  tout  le  temps  du  règne.  On  ne  peut  attribuer  l'é- 
vénement de  1840  ni  à  un  péché  originel  de  la  nouvelle  royauté,  ni 
à  des  abus  de  pouvoir  exorbitans,  ni  à  l'humeur  capricieuse  de  la 
population,  et  pourtant  le  vieux  roi  se  vit  réduit  à  quitter  au  milieu 
de  l'indilTérence  gént'rale  un  pays  où  il  avait  été  reçu  avec  le  plus 
vif  enthousiasme,  un  pays  qui  avait  vécu,  au  moins  quinze  ans,  de 
sa  confiance  en  lui,  et  tout  son  système  s'en  allait  dars  la  berline 
qui  l'emportait  en  Prusse.  Tel  est  le  plus  grand  enseignement  que 
nous  fournisse  le  règne  de  Guillaume  P%  roi  des  Pays-Bas. 

II. 

Le  28  novembre  ÎSliO,  le  prince  d'Orange  succédait  donc  à  son 
père  sous  le  nom  de  Guillaume  II.  C'était  un  prince  personnelle- 
ment très  aimable,  chevaleresque,  grand  ami  des  arts  et  des  ar- 
tistes, à  qui  l'on  reprochait  seulement  une  forte  propension  à  la 
dépense,  —  côté  par  lequel  il  différait  de  son  père,  très  économe 
de  ses  deniers,  —  et  son  arrivée  au  trône  fut  saluée  par  d'unanimes 
sympathies.  Cependant  on  ne  savait  trop  quelle  ligne  de  conduite 
il  suivrait  en  politique.  Général  résolu  et  fort  capable,  sa  conduite 
aux  Quatre-Bras  la  veille  de  Waterloo,  sa  campagne  en  Belgique, 
l'avalent  fait  monter  très  haut  dans  l'opinion  comme  chef  d'armée; 
mais  ce  n'était  pas  d'un  militaire  que  la  Néerlande  avait  besoin,  c'é- 
tait d'un  roi  habile  et  sage.  Or  Guillaume  II,  éloigné  plus  ou  moins 
volontairement  des  affaires  depuis  les  événemens  de  1830,  n'avait 
jamais  donné  la  mesure  de  sa  capacité  politique.  Lui-même  sentait 


UN  HOMME  d'État  hollandais.  391 

son  insufTisance,  et  les  premières  années  de  son  règne  furent  mar- 
quées par  un  système  d'ajournemens,  de  tâtonnemens,  de  demi- 
mesures,  qui  ne  pouvaient  fonder  rien  de  définitif.  D'an  côté,  il 
accepta  franchement  le  principe  de  la  responsabilité  ministérielle; 
de  l'autre,  il  se  défia  des  hommes  nouveaux,  et  le  personnel  où 
il  eût  aimé  à  recruter  ses  ministres  lui  fit  souvent  défaut.  C'est  le 
malheur  des  gouvernemens  autocratiques  d'épuiser  assez  vite  ce 
qu'on  peut  appeler  le  siock  disponible  des  hommes  supérieurs  et 
d'arrêter  l'essor  des  jeunes  talens.  La  plupart  des  conseillers  de 
Guillaume  II  avaient  été  élevés  à  l'école  de  Guillaume  I",  honnêtes 
gens,  incapables  de  tyrannie  ou  de  dilapidation,  mais  très  méticu- 
leux, sans  fortes  convictions,  sans  grande  initiative.  Parmi  ces  mi- 
nistres, il  y  en  eut  un  toutefois,  M.  Van  Hall,  qui  montra  de  la  har- 
diesse et  du  savoir-faire.  La  situation  financière  semblait  désespérée, 
on  se  voyait  à  la  veille  de  la  banqueroute;  heureusement  l'intimité 
plus  grande  entre  le  gouvernement  et  la  nation  rendait  possible  ce 
qui  eût  été  chimérique  sous  le  régime  antérieur.  Van  Hall  fit  décré- 
ter par  les  états-généraux  un  emprunt  forcé  de  127  millions  de 
florins  (1),  avec  la  clause  qu'on  essaierait  d'abord  du  système  des 
souscriptions  volontaires.  L'emprunt  fut  couvert  librement,  et  ce 
fut  un  succès  pour  le  gouvernement;  néanmoins  la  situation  poli- 
tique restait  mauvaise.  De  nouveaux  découverts  avaient  absorbé 
les  ressources  provenant  de  l'emprunt.  Les  libéraux,  toujours  gui- 
dés par  la  parole  et  la  plume  opiniâtres  de  Thorbecke,  insistaient 
pour  l'introduction  des  réformes  dont  la  responsabilité  ministérielle 
ne  devait  être  que  le  prélude.  En  18/i5,  Thorbecke,  qui  était  entré 
aux  états-généraux,  rédigea  de  concert  avec  huit  de  ses  collègues 
un  projet  de  révision  qui  sembla  beaucoup  trop  radical  au  roi  et  à 
ses  miijistres.  On  proposait  deux  chambres,  des  élections  directes 
pour  la  chambres  des  députés,  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état, 
le  vote  annuel  et  détaillé  du  budget.  De  vifs  débats  s'élevèrent  dans 
les  chambres,  toujours  nommées  en  vertu  du  vieux  système,  et  le 
projet  fut  repoussé. 

Aux  élections  qui  suivirent,  Thorbecke  ne  fut  pas  réélu.  Un  souffle 
de  réaction  avait  passé  sur  les  collèges  électoraux.  iNon- seulement 
les  royalistes  quand  même,  les  réactionnaires  orthodoxes  ou  roman- 
tiques de  l'école  de  Bilderdyk  ou  du  parti  Groen,  ainsi  désigné  du 
nom  de  son  éminent  directeur,  combattaient  avec  acharnement  les 
projets  réformistes,  mais  de  plus  on  voyait  se  constituer  un  parti 
conservateur,  qui  malgré  ses  défaites  successives  est  resté  consi- 
dérable en  Hollande.  Ce  parti  se  compose  en  majorité  d'hommes 
fort  honorables,  libéraux  tant  qu'il  s'agit  de  principes  théoriques, 

(1)  Le  florin  de  Hollande  vaut  au  cours  moyen  2  fr.  12  cent. 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peu  enclins  à  leur  donner  une  large  part  dans  la  pratique,  et 
animés  d'un  esprit  tendant  à  l'oligarchie  yis-à-vis  des  hommes 
nouveaux,  qui  penchent  vers  les  institutions  démocratiques.  li  n'y 
a  chez  eux  rien  qui  rappelle  nos  légitimistes  partisans  du  droit 
divin,  encore  moins  ceux  qui  parmi  nous  ont  encore  quelque  goût 
pour  les  anciens  privilèges  féodaux;  la  noblesse  dans  les  Pays- 
Bas  est  trop  faible  par  le  nombre  et  la  richesse  pour  aspirer  à  un 
rôle  quelconque  en  tant  que  classe  distincte.  11  faudrait  plutôt  voir 
chez  eux  les  descendans  de  cette  vieille  aristocratie  bourgeoise, 
qui  fut  si  puissante  aux  deux  derniers  siècles  dans  la  république 
des  Provinces-Unies.  Us  se  soucieraient  peu,  par  exemple,  de  voir 
la  direction  des  affaires  confiée  à  M.  Groen  et  à  ses  amis  ultra- 
orangistes,  ils  voudraient  seulement  que  le  pouvoir  fût  toujours 
refusé  au  profanimi  vulgus,  qu'il  restât  aux  mains  d'hommes  de- 
puis longtemps  et  bien  «  connus.  »  C'est  un  parti  de  gens  comme 
il  faut,  un  peu  étroits,  se  résignant  sans  trop  de  peine  aux  ré- 
formes accomplies,  finissant  même  par  les  trouver  excellentes,  mais 
qui  bataillent  régulièrem.ent  aussi  longtemps  qu'ils  le  peuvent  contre 
l'introduction  de  ces  réformes,  et  qui,  au  pouvoir,  sont  toujours 
plus  disposés  à  maintenir  qu'à  changer.  On  trouve  ou  l'on  trouvait 
des  partis  conservateurs  du  même  genre  dans  les  vieilles  répu- 
bliques, à  Genève  par  exemple,  à  Bâle,  à  Francfort,  à  Hambourg, 
partout  où  une  riche  bourgeoisie  a  exercé  de  père  en  fils  les  fonc- 
tions gouvernementales.  Le  sysLème  en  vigueur  sous  Guillaume  I" 
avait  nécessairement  renforcé  l'influence  politique  de  ce  parti,  di- 
minué et  transformé  par  la  révolution;  c'est  lui,  plus  encore  que 
M.  Groen  et  les  siens,  qui  ne  pouvaient  lui  servir  que  d'appoint, 
c'est  ce  parti  qui  fut  en  réalité  l'adversaire  le  plus  redoutable  de 
Thorbecke.  L'indifférence  politique  où  tombe  trop  souvent  la  Hol- 
lande, l'inertie  qui  en  résulte  dans  la  masse  du  corps  électoral,  tel 
fut  le  second  ennemi  qu'il  eut  à  vaincre. 

Thorbecke  persévéra.  Toujours  avec  la  même  froideur  tenace, 
mais  avec  la  force  qu'il  devait  à  l'énergie  de  ses  convictions,  il 
ne  cessa  de  signaler  les  vices  qui  tenaient  bien  moins  aux  hommes 
qu'aux  institutions.  L'opinion,  un  moment  désorientée,  revint  du 
côté  des  réformes,  et  c'est  au  point  qu'en  18/i7  le  roi  jugea  pru- 
dent d'annoncer  aux  chambres  qu'on  allait  enfin  leur  soumettre 
un  projet  sérieux  de  révision  constitutionnelle.  11  est  à  présumer 
que  cette  révision  n'eût  pas  encore  satisfait  les  libéraux,  lorsqu'un 
de  ces  coups  de  tonnerre  qui  éclatent  le  plus  souvent  dans  notre 
France,  mais  qui  retentissent  bien  loin  de  ses  frontières,  vint  se- 
couer toutes  les  indolences  et  forcer  les  peureux  eux-mêmes  à  se 
mettre  du  côté  des  audacieux.  La  tempête  démocratique  de  1848 
se  déchaîna  dans  les  rues  de  Paris,  et  peu  de  temps  après  l'Aile- 


UN  HOMME  d'État  hollandais.  393 

magne,  la  Hongrie,  l'Italie,  l'Europe  presque  entière  en  ressentit 
la  commotion.  Sauf  quelques  scènes  de  désordre  sans  importance 
à  Amsterdam,  la  Hollande  resta  tranquille.  Guillaume  II  eut  le 
bon  sens  de  ne  pas  lutter  contre  le  torrent.  Il  renvoya  ses  mi- 
nistres et  appela  les  libéraux  au  pouvoir.  Une  commission  de  révi- 
sion dont  Ihorbecke  était  le  président,  et  qu'il  dominait  de  sa  ré- 
putation et  de  son  talent,  fat  chargée  d'élaborer  la  constitution 
nouvelle;  de  ses  travaux  sortit  la  loi  fondamentale  qui  depuis  lors 
régit  les  Pays-Bas.  Nous  en  reproduirons  ici  les  dispositions  prin- 
cipales. 

Les  onze  provinces,  —  y  compris  le  Limbourg,  mais  à  l'exclu- 
sion du  Luxembourg,  qui  ne  fait  à  aucun  titre  partie  de  l'état  néer- 
landais, —  forment  le  royaume  des  Pays-Bas,  dont  la  couronne  est 
et  demeure  attribuée  à  la  maison  d'Orange-Nassau  d'après  la  loi  de 
l'hérédité  masculine.  Le  roi  jouit  d'une  liste  civile  réglée  chaque 
fois  qu'un  nouveau  règne  commence.  En  prévision  des  cas  de  mi- 
norité ou  d'incapacité  constatée  de  la  personne  royale,  les  états- 
généraux  nomment  le  régent.  Le  roi  est  inviolable,  les  ministres 
sont  responsables,  et  une  loi  spéciale  règle  cette  responsabilité. 
La  couronne  possède  le  pouvoir  exécutif,  la  direction  suprême  des 
affaires  étrangères  et  coloniales,  le  droit  de  déclarer  la  guerre, 
sous  réserve  d'en  donner  connaissance  immédiate  aux  états-géné- 
raux, celui  de  sanctionner  les  traités,  de  commander  en  chef  les 
forces  de  terre  et  de  mer,  celui  d'en  nommer  les  officiers,  de  les 
congédier  ou  de  les  pensionner  conformément  à  une  loi  spéciale. 
La  loi  règle  aussi  les  comptes  financiers  des  colonies.  Le  roi  est  in- 
vesti du  droit  de  grâce,  mais  après  avoir  pris  l'avis  du  juge  qui  a 
rendu  l'arrêt,  s'il  sagit  de  peines  minimes,  et  celui  de  la  cour  su- 
prême dans  les  cas  plus  graves.  Le  roi  propose  aux  états- généraux 
les  lois  qu'il  juge  nécessaires,  et  peut  approuver  ou  désapprouver 
les  propositions  qui  lui  sont  faites  de  leur  part.  Il  exerce  sur  les 
deux  chambres  le  droit  de  dissolution,  avec  la  clause  que  de  nou- 
velles élections  doivent  avoir  lieu  dans  les  quarante  jours  et  que 
les  nouvelles  chambres  se  réuniront  dans  les  deux  mois.  Un  conseil 
d'état,  dont  la  loi  règle  la  composition  et  la  capacité,  et  où  le  prince 
d'Orange  a  droit  de  séance  avec  voix  consultative  à  partir  de  sa 
dix-huitième  année,  donne  son  avis  sur  tous  les  projt.'ts  présentés 
aux  états-généraux  ou  émanant  de  leur  initiative.  —  C'est  le  roi 
qui  institue  les  départemens  ministériels,  en  nomme  ou  congédie 
les  titulaires.  Toute  décision  royale  est  contre-signée  par  un  mi- 
nistre. —  Les  états-généraux  représentent  la  totalité  du  peuple  néer- 
landais. Ils  se  composent  d'une  première  et  d'une  seconde  chambre. 
La  première  compte  39  membres,  choisis  par  les  états  provinciaux 


394  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

parmi  les  citoyens  les  plus  imposés  de  chaque  province  sur  une 
liste  d'éligibles  dressée  de  telle  sorte  qu'il  y  ait  un  éligible  par 
3,000  âmes  de  population.  Les  membres  de  la  seconde  chambre 
représentent  la  population  dans  la  proportion  d'un  député  par 
45,000  âmes,  et  le  droit  de  vote  est  reconnu  à  tout  Néerlandais 
majeur,  sauf  certains  cas  d'incapacité,  et  payant  un  cens  qui  peut 
varier  selon  les  localités  de  100  à  20  florins.  Les  députés  sont  élus 
pour  quatre  ans  :  tous  les  deux  ans,  la  moitié  doit  sortir  de  charge; 
les  membres  sortans  sont  immédiatement  rééligibles.  Le  roi  désigne 
le  président  sur  la  présentation  de  trois  noms  faite  par  la  chambre 
même.  Une  loi  règle  les  indemnités  qui  leur  sont  dues  pour  frais  de 
voyage,  et  de  plus  il  leur  est  alloué  une  somme  fixe  de  2,000  florins 
par  an.  Les  membres  de  la  première  chambre  sont  élus  pour  neuf 
ans  par  les  états  provinciaux,  un  tiers  sort  tous  les  trois  ans,  immé- 
diatement rééligible.  Ils  sont  aussi  indemnisés  de  leurs  frais  de  dé- 
placement, mais  n'ont  pas  de  traitement.  Le  roi  nomme  directement 
leur  président.  Les  ministres  ont  droit  de  séance  dans  les  chambres 
avec  voix  consultative;  ils  ne  votent  que  s'ils  sont  membres  de 
l'assemblée.  La  seconde  chambre  possède  le  droit  d'enquête  et  ce- 
lui de  proposer  à  la  couronne  les  lois  émanées  de  l'initiative  des 
états-généraux,  mais  ses  propositions  doivent  obtenir  l'assentiment 
de  la  première  chambre.  —  Les  états  provinciaux  sont  nommés  par 
les  électeurs  de  chaque  province  pour  six  ans,  la  moitié  de  leurs 
membres  sort  de  charge  tous  les  trois  ans.  C'est  à  eux  que  revient, 
dans  les  limites  d'une  loi  réglant  leurs  attributions,  l'exécution  des 
lois  et  décrets  concernant  leurs  provinces  respectives.  Ils  gèrent  les 
intérêts  provinciaux,  en  particulier  les  voies  de  communication  par 
eau  et  par  terre,  les  desséchemens  et  les  endiguemens,  et  ils  nom- 
ment dans  leur  sein  une  délégation  permanente  [ctats  députés)  qui 
veille  à  l'exéciition  des  décisions  prises.  Leur  budget  et  leurs  or- 
donnances doivent  être  revêtus  de  l'approbation  royale.  Les  com- 
missaires du  roi  dans  les  provinces,  analogues  à  nos  préfets,  ont 
droit  de  séance  et  de  vote,  soit  aux  états  provinciaux,  soit  aux  états 
députés.  —  Les  conseils  municipaux,  nommés  par  des  électeurs 
payant  un  cens  moindre  de  moitié  que  celui  qui  est  exigé  pour  les 
élections  politiques,  sont  présidés  par  des  bourgmestres  nommés 
par  le  roi  et  que  le  roi  peut  révoquer;  rien  de  semblable  à  nos  sous- 
préfets.  Leur  budget,  leurs  ordonnances ,  doivent  être  approuvés 
par  les  états  provinciaux,  leur  système  local  d'impôts  doit  l'être  par 
le  roi. 

Ce  sont  là  les  grandes  lignes  de  l'organisme  constitutionnel 
de  1848.  Les  chapitres  qui  concernent  la  justice,  les  finances  et 
l'armée  n'ont  rien  de  spécial,  et  se  rapprochent  beaucoup  de  notre 


UN  HOMME  d'État  hollandais.  395 

organisation  française.  Notons  toutefois  que  la  constitution  hollan- 
daise ne  connaît  pas  le  jury,  que  les  juges  sont  nommés  par  le  roi, 
mais  sur  une  liste  de  présentation  dressée  par  les  corps  politiques 
ou  judiciaires,  enfin  que  les  soldats,  recrutés  par  la  voie  du  tirage 
au  sort,  ne  peuvent  être  envoyés  dans  les  colonies  que  s'ils  y  con- 
sentent. QLiant  à  l'instruction  publique,  l'état  se  déclare  tenu  de 
la  donner  partout  dans  une  mesure  suffisante  et  en  respectant  les 
croyances  religieuses  de  tous.  Du  reste  l'enseignement  est  libre, 
mais  tous  les  maîtres  doivent  présenter  les  mêmes  garanties  de 
savoir  et  de  moralité.  Cliacun  professe  en  toute  liberté  ses  opinions 
religieuses,  la  société  se  réservant  seulement  le  droit  de  se  proté- 
ger, elle  et  ses  membres,  contre  les  entreprises  prévues  par  le  code 
pénal.  Toutes  les  églises  sont  également  protégées.  Les  cérémonies 
des  divers  cultes  ne  sont  licites  qu'à  l'intérieur  des  édifices  consa- 
crés, sauf  dans  quelques  endroits  où  des  règlemens  antérieurs  en 
avaient  autorisé  la  célébration  en  plein  air  (1).  L'état  assure  aux 
diverses  confessions  le  maintien  des  traitemens  dont  jouissent  ac- 
tuellement leurs  ministres,  il  peut  même  créer  des  places  nouvelles; 
mais,  tout  en  veillant  à  ce  que  chaque  église  reste  dans  les  limites 
tracées  p-ar  les  lois,  il  s'abstient  de  toute  intervention  dans  leur 
régime  intérieur.  En  fait,  l'église  et  l'état  sont  séparés;  le  lien 
des  subsides,  qui  les  unit  encore,  n'est  plus  qu'un  détail  budgétaire 
ressortissant  au  ministère  des  finances.  Enfin  la  presse  est  libre, 
soumise  au  droit  commun,  et  les  habitans  du  royaume  jouissent 
pleinement  du  droit  de  se  réunir  et  de  s'assembler,  sauf  la  soumis- 
sion aux  règlemens  d'ordre  public  édictés  par  une  loi  spéciale. 

Telle  est  en  résumé  cette  constitution,  qui  a  enfin  donné  à  la 
Néerlande  des  institutions  en  harmonie  avec  le  libéralisme  de  ses 
mœurs.  C'est  Thorbecke,  cette  fois  encore,  qui  fut  le  promoteur  le 
plus  actif  de  la  réforme  constitutionnelle.  Il  dut  afl'router  de  vifs 
débats.  La  première  chambre  surtout,  qui  se  sentait  condamnée, 
se  montra  pleine  de  terreurs.  La  liberté  d'enseignement,  la  sépa- 
ration de  l'église  et  de  l'état,  la  limitation  systématique  du  pouvoir 
personnel  de  la  couronne,  les  élections  directes,  le  droit  pour  ainsi 
dire  absolu  de  réunion,  faisaient  bondir  les  vieux  conservateurs 
autour  de  leur  table  verte.  Thorbecke  l'emporta  de  haute  lutte, 
mais  non  sans  de  pénibles  sacrifices.  Depuis  1839,  ses  idées  en  ma- 
tière d'élection  s'étaient  modifiées  :  non-seulement  il  était  devenu 
partisan  des  élections  directes,  ce  système  lui  paraissant  indispen- 
sable à  l'autorité  comme  à  la  vigueur  des  corps  élus,  mais  de  plus 

(1)  Ceci  vise  les  communes  rurales  catholiques  de  quelques  provinces,  du  Brabant 
surtout,  où  il  n'y  avait  pas  de  motifs  d'ordre  public  pour  interdire  des  processions 
auxquelles  la  population  tenait  1  eaucoup. 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  demandait  que  la  capacité  intellectuelle  fût  admise  à  côté  du 
cens  comme  base  du  droit  électoral.  Il  est  fâcheux  que,  sur  ce 
point,  il  n'ait  pu  triompher  des  inconcevables  préjugés  qui  presque 
partout  empêchèrent  les  censitaires  d'élever  cette  digue  inoffen- 
sive et  salutaire  contre  les  débordemens  du  suffrage  universel.  Au- 
jourd'hui les  Néerlandais  voudraient  élargir  le  droit  électoral  sans 
en  venir  à  cette  redoutable  extrémité;  mais  tout  ce  qu'ils  pour- 
ront faire  sans  sortir  de  la  constitution  sera  d'abaisser  le  cens  dans 
quelques  localités.  Thorbecke  aurait  même  voulu  que  la  première 
chambre  disparût  de  la  constitution;  il  craignait,  et  la  suite  prouva 
qu'il  ne  se  trompait  pas,  qu'elle  ne  jouât  toujours  un  rôle  très 
effacé  à  côté  de  la  seconde.  Cependant  nous  serions  de  ceux  qui 
pensent  que,  telle  qu'elle  est,  les  services  qu'elle  rend  sont  réels. 
Il  se  prononça  de  plus  contre  l'obligation  dont  l'état  se  chargeait 
en  garantissant  aux  ministres  des  divers  cultes  le  maintien  de 
leurs  trailemens  :  sans  vouloir  changer  brusquement  une  situation 
à  laquelle  se  rattachaient  des  intérêts  respectables,  il  eût  désiré  que 
l'état  ne  se  liât  pas  les  mains.  En  somme,  ses  vues  essentielles 
triomphèrent,  et  l'on  peut  bien  dire  que  la  nouvelle  constitution 
fut  son  œuvre. 

L'année  18/i9  le  vit  ministre  de  l'intérieur  et  appelé  en  cette 
qualité  à  élaborer  les  nombreus3S  lois  d'organisation  nécessitées 
par  le  nouveau  régime.  On  se  fait  difficilement  une  idée  de  sa  pro- 
digieuse activité.  Étudiant  tout,  voulant  tout  connaître  à  fond, 
faisant  travailler  rude  ses  employés  comme  il  travaillait  lui-même, 
toujours  sur  la  brèche  devant  les  chambres,  stimulant  ses  collègues, 
respectueusement  tenace  avec  la  couronne,  imprimant  une  vigou- 
reuse impulsion  à  toutes  les  branches  d'une  administration  devenue 
un  peu  somnolente  sous  ses  prédécesseurs,  Thorbecke  fut  pour  ses 
compatriotes  pendant  plus  de  vingt  ans  l'homme  d'état  par  excel- 
lence, et  il  le  fut  dans  l'un  des  pays  où  il  est  le  plus  difficile  de 
s'imposer  comme  chef  de  parti  ou  d'école.  Il  parvint  à  dominer  ses 
adversaires  et,  ce  qui  peut-être  lui  coûta  le  plus  de  peine,  ses 
propres  amis.  Parmi  les  lois  importantes  qui  lui  sont  dues,  nous 
citerons  la  loi  électorale,  la  loi  provinciale,  la  loi  organique  des  com- 
munes, celles  sur  la  chasse,  la  pêche,  l'expropriation  pour  cause 
d'utilité  publique,  l'instruction  secondaire.  Cette  dernière  loi  a  cou- 
vert le  pays  d'écoles  civiles  supérieures,  aujourd'hui  en  pleine  pro- 
spérité. C'est  à  lui  en  grande  partie  que  sont  dus  les  gigantesques  tra- 
vaux qui  ouvriront  bientôt  de  nouvelles  voies  maritimes  aux  grandes 
villes  de  commerce,  l'organisation  d.3  l'exploitation  des  chemins  de 
fer  de  l'état,  la  loi  sur  l'exercice  de  la  médecine.  De  concert  avec  son 
ami  Betz,  grande  capacité  financière  trop  tôt  enlevée  à  son  pays,  il 


UN   HOMME    DETAT   HOLLANDAIS.  '  397 

(Iota  la  Néerlande  de  la  belle  reforme  qui  consiste  dans  l'abolition 
des  octrois  communaux  ;  même  quand  il  n'était  pas  au  pouvoir,  son 
influence  directe  ou  indirecte  fut  toujours  très  grande.  Par  exemple, 
les  lois  concernant  le  conseil  d'état,  la  milice,  l'instruction  primaire, 
—  cette  dernière  proposée  par  un  ministère  conservateur,  votée 
par  une  majorité  considérable,  et  aujourd'hui  tant  attaquée  par 
les  réactionnaires  de  tous  les  cultes,  parce  qu'elle  a  constitué  l'é- 
cole populaire  tout  à  fait  en  dehors  des  églises,  —  ces  lois  portent 
les  traces  évidentes  de  la  part  toujours  très  active  qu'il  prenait  aux 
discussions  politiques.  Il  avait  renoncé  à  sa  chaire  de  professeur 
pour  se  vouer  enlièrement  aux  affaires  publiques,  et  il  y  portait 
cette  passion  froide  qui  avait  déjcà  fait  la  puissance  de  ses  écrits  et 
qui  lui  valut  son  autorité  comme  orateur  et  législateur.  Il  avait  son 
genre  à  lui  d'éloquence  parlementaire.  Il  ne  brillait  ni  par  les 
grands  mouvemens  oratoires  ni  par  les  appels  aux  passions;  c'est 
tout  au  plus  si,  dans  la  série  de  ses  innombrables  discours,  on 
peut  relever  deux  ou  trois  expressions  suggérées  par  un  moment 
d'indignation  ou  de  colère.  Toujours  maître  de  lui-même,  sobre  de 
formes,  très  clair  et  très  précis,  il  démolissait  tranquillement  les 
objections  de  ses  adversaires,  et  les  pulvérisait  sous  les  coups  mé- 
thodiquement assénés  de  son  érudition  administrative.  Le  state- 
menl  of  fuels,  comme  disent  les  Anglais,  était  la  partie  forte  de  ses 
raisonnemens.  C'est  qu'il  ne  s'aventurait  sur  aucun  terrain  sans 
l'avoir  soigneusement  étudié  d'avance  ;  alors,  armé  de  chiffres  et 
de  données  positives,  ramenant  les  discussions  dans  le  règne  du 
réel  et  de  la  pratique,  il  brisait  comme  verre  les  argumens  que  ses 
antagonistes  cherchaient  trop  souvent  dans  le  domaine  des  généra- 
lités déclamatoires  ou  inapplicables.  Il  faut  connaître  ce  qu'il  y  a 
de  frondeur,  souvent  même  d'ergoteur,  dans  le  caractère  hollan- 
dais, pour  bien  comprendre  la  force  que  le  genre  oratoire  de  l'ex- 
professeur  de  droit  lui  prêtait  dans  les  débats  parlementaires.  Il 
y  joignait  le  talent  spécial  de  se  défendre  en  faisant  ressortir, 
avec  une  pointe  d'ironie,  sans  qu'on  eût  le  droit  de  se  sentir  of- 
fensé, l'inconvenance  ou  l'absurdité  des  objections  qui  lui  étaient 
faites.  Cela  cinglait  sans  faire  saigner  et  clouait  sans  qu'on  osât 
crier.  On  retrouvait  bien  un  peu  du  professeur  morigénant,  sans 
nommer  personne,  un  auditoire  d'étudians  indisciplinés.  Nous  cite- 
rons un  spécimen  de  cette  éloquence  sans  grand  éclat,  mais  inci- 
sive et  portant  coup;  nous  le  choisissons  au  milieu  des  très  vifs  dé- 
bats que  souleva  dans  la  première  chambre  la  présentation  de  la  loi 
électorale.  Cette  loi,  qui  pèche  bien  plutôt  par  excès  de  prudence 
que  par  trop  de  concessions  au  principe  démocratique,  avait  été  at- 
taquée de  la  manière  la  plus  violente.  On  l'accusait  d'ouvrir  la  porte 


398  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

au  suffrage  universel,  au  socialisme,  au  communisme;  la  probité 
politique  du  ministère  avait  même  été  mise  en  doute,  et  l'on  avait 
crié  à  la  violation  de  la  constitution.  Après  deux  jours  de  discussions 
passionnées,  Tliorbecke  prit  la  parole  pour  défendre  le  projet. 

«  Je  crois,  monsieur  le  président,  que  ceux  qui  ont  assisté  sans  parti- 
pris  aux  délibérations  d'hier  et  d'aujourd'hui  auront  eu  l'occasion  de 
faire  deux  remarques.  La  première,  c'est  que,  si  nous  avons  encore  à 
envier  plus  d'une  chose  aux  assemblées  représentatives  de  l'étranger,  ce 
n'est  pas  précisément  le  ton  des  discussions  (1).  J'ai  toujours  pensé  que, 
dans  une  assemblée  comme  la  vôtre,  ce  ton  ne  doit  jamais  s'écarter  de 
la  politesse  qui  caractérise  une  compagnie  d'hommes  comme  il  faut, 
discutant  ensemble  une  question  sérieuse  en  se  portant  un  respect  réci- 
proque. Si,  dans  une  telle  compagnie,  quelqu'un  s'oublie  au  point  de 
perdre  de  vue  ce  qu'il  doit  à  la  gravité  du  sujet  discuté  et  à  ceux  qui 
l'écoutent,  on  ne  tient  pas  compte  de  ce  qu'il  a  dit.  Voilà  ce  qui  con- 
vient selon  moi  dans  une  assemblée  telle  que  la  vôtre,  ce  qui  convient 
surtout  au  gouvernement.  Une  parole  acerbe  est  plus  facile  à  trouver 
qu'une  bonne  raison,  mais  il  n'y  a  que  les  bonnes  raisons  qui  restent. 

«  Ma  seconde  remarque  est  celle-ci.  Quand  on  découvre,  comme  on  a 
pu  le  découvrir  hier  et  aujourd'hui,  que  sur  un  même  point  des  hommes 
également  raisonnables  et  modérés  diffèrent  largement  de  manière  de 
voir,  il  convient  d'être  modeste.  Et  j'applique  sur-le-champ  cette  obser- 
vation à  ce  qu'on  a  dit  sur  l'interprétation  de  la  constitution.  Plus  que 
beaucoup  d'autres  peut-être,  j'ai  été  dans  le  cas  d'entendre  parler  de 
la  constitution  en  rapport  avec  le  projet  de  loi  qui  vous  est  soumis;  mais, 
lorsque  j'entends,  comme  aujourd'hui,  celui-ci  déclarer  que  la  constitu- 
tion est  violée  par  des  règlemens  qui  font  à  l'autre  l'effet  d'en  être  la 
stricte,  application,  aloi's  je  conclus  que  l'on  a  toute  sorte  de  motifs  de 
se  défier  de  sa  propre  opinion,  et  qu'on  doit  s'interdire  de  l'imposer 
d'autorité  aux  autres.  » 

Cette  leçon  donnée  à  des  adversaires  qui  avaient  dépassé  les 
formes  de  la  discussion  honnête,  l'orateur  reprend  l'un  après  l'autre 
les  articles  de  la  loi  proposée.  11  arrive  à  la  fixation  du  cens  élec- 
toral. 

«  Le  cens,  a-t-on  dit,  est  trop  bas;  mais  a-t-on  fait,  messieurs,  ce 
que  j'avais  instamment  demandé?  On  ne  m'a  pas  cité  une  seule  localité, 
pas  un  seul  district,  oii  le  cens  serait  trop  bas.  Et  moi,  depuis  la  pré- 
sentation de  notre  projet,  j'ai  constaté  le  contraire.  Depuis  qu'il  est 

(1)  Ces  paroles  font  allusion  aux  délais  tumultueux  dun    les  chambresen  France 
et  en  Allemagne  étaient  alors  le  théâtre. 


UN  HOMME  d'État  hollandais.  399 

connu  du  public,  j'ai  beaucoup  entendu  et  beaucoup  lu  sur  cette  ques- 
tion du  cens,  et  je  déclare  que  pas  un  district,  pas  une  localité  n'a  dé- 
clare qu'il  était  trop  bas  ;  au  contraire  on  m'a  reproché  en  beaucoup 
d'endroits  qu'il  était  trop  haut.  Des  magistrats  municipaux  de  la 
Nord-Hollande,  où  le  cens  est  fixé  de  40  à  50  florins,  m'ont  écrit  que, 
s'il  était  abaissé  à  20  florins,  cela  ne  ferait  pas  inscrire  un  seul  électeur 
incapable.  Un  des  premiers  propriétaires  fonciers  de  la  Gueldre,  qui 
connaît  cette  province  mieux  que  personne,  m'a  aflirmé  que  les  paysans 
gueldrois  payant  10  florins  de  contribution  directe  seraient  encore  des 
électeurs  très  acceptables.  Quand  je  pèse  tout  cela,  quand  j'observe 
surtout  que  pas  une  plainte  ne  nous  est  parvenue  d'aucun  district,  d'au- 
cune localité  déterminée,  alors  je  crois  pouvoir  maintenir  que  le  prin- 
cipe adopté  est  bon.  La  seule  chose  dont  on  ait  argué  dans  toute  cette 
discussion  pour  prouver  le  contraire  serait  que,  si  l'on  adopte  le  cens 
proposé,  il  y  aura  100,000  électeurs  dans  le  royaume,  et  que  ce  nombre 
est  trop  grand.  Messieurs,  s'il  se  trouve  100,000  électeurs  capables  dans 
notre  pays,  c'est  à  mon  avis  une  raison  de  nous  réjouir  et  non  pas  de 
nous  plaindre.  » 

Cela  continue  sur  ce  ton  ;  des  faits,  des  calculs  positifs,  la  froide 
réalité  présentée  de  manière  à  montrer  l'inanité  des  craintes  ou  des 
objections  émises,  telle  est  la  méthode  constante.  Ajoutons  que  la 
loi  fut  votée  à  une  majorité  de  plus  des  deux  tiers. 

III. 

Kotre  intention  n'est  pas  de  suivre  Thorbecke  tout  le  long  de  sa 
carrière  parlementaire;  le  détail,  pour  d'autres  que  des  Hollandais, 
offrirait  peu  d'intérêt.  Il  suffu'a  de  rappeler  les  principaux  événe- 
mens  qui  signalèrent  la  période  de  18^9  à  1872. 

Thorbecke  n'était  ministre  que  depuis  quelques  mois  quand  le 
roi  Guillaume  II  fut  frappé  d'une  apoplexie  suivie  d'une  prompte 
mort.  On  ne  sait  trop  ce  que  fussent  devenues  ses  relations  avec  lui, 
si  elles  avaient  dû  se  prolonger.  Son  fils  Guillaume  III,  le  roi  actuel 
des  Pays-Bas,  fut  couronné  le  12  mai  18^9  à  Amsterdam,  et  prêta 
serment  à  la  nouvelle  constitution.  Ce  n'est  pas  manquer  au  respect 
dû  à  une  tête  couronnée  que  de  constater  l'honnêteté  scrupuleuse 
avec  laquelle  le  roi  Guillaume  III  a  tenu  le  serment  prêté  par  lui  à 
une  loi  fondanïentale  que,  selon  toute  apparence,  il  n'aimait  pas.  Il 
est  impossible  de  se  montrer  plus  correct  dans  sa  conduite  comme 
roi  constitutionnel,  et  cela  fait  d'autant  plus  l'éloge  de  ce  prince 
qu'avec  moins  de  loyauté,  spéculant  sur  l'espèce  de  dévotion  reli- 
gieuse qu'inspire  la  maison  d'Orangî  au  peuple  néerlandais,  il  au- 


AOO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rait  pu  essayer  de  briser  violemment  des  entraves  antipathiques  à 
son  caractère,  essentiellement  militaire  et  même,  paraît- il,  facile- 
ment emporté.  11  n'est  donc  pas  étonnant  que,  dans  les  premières 
années  de  son  règne  surtout,  il  ait  subi  son  ministre  Thorbecke  plus 
qu'il  ne  l'a  aimé.  Les  échos  de  la  résidence  retentirent  plus  d'une 
fois  du  bruit  des  scènes  qui  se  passaient  entre  le  jeune  et  bouillant 
souverain  et  son  flegmatique  conseiller.  Celui-ci  ne  se  laissait  pas 
aisément  désarçonner,  mais  il  dut  souvent  faire  appel  à  toute  sa  té- 
nacité pour  ne  pas  fléchir  sous  le  poids  des  irritations  royales.  Ses 
adversaires  politiques  tâchaient  de  tirer  profit  de  cet  antagonisme 
personnel  en  le  dépeignant  à  la  population  comme  un  tyran  du  roi 
et  même  comme  un  républicain  latent,  ennemi  secret  de  la  maison 
d'Orange.  C'était  le  calomnier.  Thorbecke  voyait  dans  le  maintien 
de  cette  famille  sur  le  trône  des  Pays-Bas  la  pierre  angulaire  de  la 
constitution,  et  il  jugeait  avec  grand  sens  que,  si  la  république  est 
le  seul  gouvernement  stable  là  où  il  n'y  a  pas  de  famille  royale  in- 
contestée, universellement  désirée,  la  monarchie  constitutionnelle 
en  revanche  est  de  toute  nécessité,  si  l'on  veut  vivre  libre  dans  un 
pays  où  l'assentiment  unanime  décerne  la  primauté  permanente  du 
rang  et  du  pouvoir  à  une  famille  historique.  En  pareil  cas  en  effet, 
la  république  ne  peut  avoir  qu'une  existence  précaire,  et,  pour  se 
maintenir,  elle  doit  recourir  aux  mêmes  procédés  arbitraires  et  op- 
pressifs auxquels  sont  fatalement  condamnées  les  dynasties  forcées 
de  lutter  pour  leur  existence  (i).  Au  reste,  avec  les  années,  les  an- 
gles s'adoucirent  entre  le  roi  et  son  principal  ministre,  et  même  on 
peut  dire  que,  dans  les  derniers  temps,  leurs  relations  étaient  de- 
venues très  faciles,  presque  cordiales;  mais  évidemment  cette  posi- 
tion de  persona  ingrata  ne  facilitait  pas  la  tâche  du  ministre.  Sou- 
tenu par  une  majorité  décidée,  il  se  maintenait  toutefois  avec  succès 
au  pouvoir,  lorsqu'on  1853  un  incident  imprévu  vint  le  forcer 
brusquement  à  se  retirer,  et  c'est  de  Rome  que  le  coup  partit.  Ceci 
demande  explication. 

Parmi  les  divers  élémens  qui  composent  la  population  néerlan- 
daise, il  en  était  un  qui  avait  singulièrement  profité  des  changemens 
survenus  depuis  la  révolution,  et  surtout  depuis  l'avènement  d'un 
régime  foncièrement  libéral  :  c'était  l'élément  catholique.  Tenus  à 
l'écart  sous  l'ancienne  république,  suspects  de  nourrir  des  senti- 

(1)  N'est-ce  pas  faute  d'avoir  fait  cette  importante  distinction  que  tant  de  hons 
esprits  en  France  se  sont  complu  récemment  dans  le  rôve  d'une  restauration  monar- 
chique? Ils  eussent  probablement  adopté  une  autre  solution,  si,  au  lieu  de  se  deman- 
der :  la  monarchie  constitutionnelle  n'est-elle  pas  le  meilleur  régime  qu'on  puisse 
souhaiter  à  la  France?  ils  eussent  envisagé  d'abord  cette  question  préalaljle  :  les  condi- 
tions indispensables  d'une  monarchie  ccnstitutionnellc  existent-elles  en  France? 


UN  HOMME  d'État  hollandais.  ZiOl 

mens  peu  patriotiques  et  ne  comptant  qu'un  petit  nombre  de  fa- 
milles aisées  ou  d'hommes  instruits,  les  catholiques  avaient  vu  na- 
turellement avec  joie  tomber  les  barrières  élevées  contre  eux  et  leur 
église  par  les  anciennes  constitutions.  L'adjonction  sur  le  pied  de 
la  plus  parfaite  égalité  du  Brabant  et  du  Limbourg  aux  anciennes 
Provinces-Unies  avait  beaucoup  accru  leur  importance  numérique 
dans  le  nouveau  royaume,  dont  ils  fermaient  les  deux  cinquièmes. 
Ils  s'étaient  constamment  unis  aux  protestans  libéraux  dans  les  ba- 
tailles politiques  livrées  par  ceux-ci  aux  conservateurs  et  aux  réac- 
tionnaires, et  plus  d'une  fois  Thorbecke  avait  dû  recourir  à  leur 
appoint  pour  former  ou  conserver  sa  majorité.  En  un  sens,  il  était 
pleinement  dans  son  droit,  et  les  catholiques,  en  revendiquant  éga- 
lité complète,  entière  liberté,  étaient  pleinement  dans  le  leur;  seu- 
lement on  doit  se  demander  jusqu'à  quel  point  il  n'y  avait  pas 
malentendu  des  deux  parts.  Les  catholiques  comprenaient-ils  bien 
que  les  institutions  et  les  lois  libérales,  une  fois  leur  émancipation 
accomplie,  seraient  plus  dangereuses  pour  leurs  croyances  que  les 
vieilles  lois  d'exception  dont  ils  avaient  longtemps  souffert?  Il  est 
permis  d'en  douter  quand  on  les  voit  aujourd'hui  se  retourner  en 
masse  compacte  contre  les  principes  et  les  hommes  du  libéralisme. 
De  son  côté,  Thorbecke  avait-il  une  notion  claire  de  la  différence 
qu'on  est  bien  forcé  de  faire  en  politique  entre  l'église  catholique 
et  les  autres  églises  chrétiennes?  Rien  dans  ses  écrits  ni  dans  sa 
manière  d'agir  ne  prouve  que  son  intelligence,  si  pénétrante  et  si 
lucide  partout  ailleurs,  eût  serré  de  près  cette  question,  aujourd'hui 
si  impérieuse.  Ce  qui,  selon  les  circonstances,  fait  la  faiblesse  ou  la 
force  de  l'église  catholique,  c'est  qu'elle  est  internationale,  et  même 
par  sa  hiérarchie,  comme  dans  l'esprit  de  ses  membres  fervens, 
siq)ra-nalionale.  C'est  une  fort  belle  théorie  que  celle  de  la  sépara- 
tion de  l'église  et  de  l'état,  et  rien  de  plus  facile  que  de  l'appliquer 
à  des  populations  protestantes,  juives  ou  même  grecques;  mais 
toutes  les  théories  du  monde  ne  pourront  empêcher  que  là  où  la 
croyance  de  la  masse  est  restée  profondément  catholique,  où  par 
conséquent  le  clergé  tient  la  clé  des  consciences  et  se  croit  lui- 
même  tenu  d'obéir  sans  réserve  à  la  hiérarchie  dont  le  chef  est  à 
Rome,  là  aussi  c'est  l'épiscopat  qui  règne  et  gouverne  au  nom  du 
pape,  dont  il  est  le  délégué.  Gela  sera  surtout  vrai,  si  le  citholicisme 
est  professé  sous  cette  forme  ultramontaine  qui  est  aujourd'hui  sa 
forme  officielle  et  qui  était  déjà  celle  du  cathoUcisme  néerlandais 
depuis  le  dernier  siècle  (1).  C'est  pour  cela  que  notre  ancienne  mo- 

(1)  Dans  la  Bévue  da  15  mai  dernier,  nous  avons  raconté  comment  l'ancien  épi- 
scop.it  national  de  la  Hollande  fut  suppri':né  par  un  molu  proprio  du  pape. 
TOME  Cil.  —  1872.  2G 


Zl02  UEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

narchie  français^,  pourtant  si  catholique,  était  en  même  temps  très 
gallicane.  En  général,  les  libéraux  hollandais  de  la  génération  qui 
nous  précède  considéraient  le  catholicisme  comme  une  puissance 
du  passé  dont  il  était  inutile  de  se  préoccuper  beaucoup.  La  saine 
politique,  la  justice,  la  tolérance,  ordonnaient  d'assurer  à  ceux  qui 
le  professaient  encore  la  môme  protection,  les  mêmes  droits,  qu'aux 
adhérens  des  autres  confessions;  il  n'y  avait  plus  rien  de  sérieux  à 
craindre,  pensaient- ils,  d'une  croyance  battue  en  brèche  par  tous 
les  vents  et  tous  les  courans  de  la  pensée  moderne.  Thorbecke  et 
ses  amis  ne  devaient  pas  tarder  à  voir  qu'ils  avaient  compté  sans 
leur  hôte. 

Le  pape  Pie  IX  avait  résolu  de  rétablir  l'épiscopat  néerlandais. 
En  elle-même  et  à  son  point  de  vue,  cette  décision  n'avait  rien  que 
de  légitime.  L'église  catholique  est  épiscopale,  et  il  est  tout  natu- 
rel qu'elle  veuille  établir  des  évêques  dans  les  régions  où  il  n'y  en 
a  pas.  Â  ce  même  point  de  vue,  le  pape  ne  devait  pas  s'arrêter  de- 
vant les  réclamations  du  vieil  épiscopat  national  d'Utrecht,  con- 
damné par  ses  prédécesseurs,  et  dont  la  légitimité,  si  facile  à  dé- 
montrer d'après  les  principes  gallicans,  ne  pouvait  un  seul  instant 
se  soutenir  clans  la  théorie  ultramontaine.  Puisque  la  nouvelle  con- 
stitution néerlandaise  tendait  h  séparer  de  plus  en  plus  l'église  de 
l'état,  il  eût  été  facile,  en  s'y  prenant  avec  quelques  ménagemens, 
d'habituer  les  esprits  en  Hollande  à  l'idée  d'une  reconstitution 
épiscopale;  mais  il  ne  fallait  rien  brusquer.  Si  quelque  chose  était 
de  nature  à  réveiller  contre  les  catholiques  les  anciens  soupçons, 
c'était  tout  ce  qui  eût  ressemblé  à  un  acte  de  pouvoir  direct  posé 
par  la  cour  romaine  en  pleine  terre  hollandaise.  Le  gouvernement, 
averti  par  des  rumeurs  plutôt  que  par  des  communications  offi- 
cielles, avait  pris  les  devans,  et  il  croyait  avoir  obtenu  de  la  corn- 
papale  la  promesse  que  rien  ne  se  ferait  sans  son  aveu.  Qu'arriva- 
t-il?  Pie  IX,  cédant  à  cet  esprit  d'absolutisme  qui  l'a  si  souvent 
poussé  à  procéder  par  de  grands  éclats,  lança  un  beau  matin  le  dé- 
cret de  constitution  épiscopale,  découpa  le  royaume  en  diocèses, 
nomma  des  titulaires,  et  dans  l'allocution  publique  par  lui  pro- 
noncée à  cette  occasion ,  la  nation  néerlandaise  comme  telle,  son 
histoire,  son  indépendance,  ses  plus  glorieuses  traditions,  furent 
traînées  dans  la  boue. 

Ce  qu'il  était  facile  de  prévoir  ne  manqua  pas  d'arriver.  Les 
griefs  que  les  adversaires  du  nouveau  régime  avaient  tirés  contre 
Thorbecke  de  sa  condescendance  pour  les  catholiques  et  de  son 
indépendance  vis-à-vis  de  la  couronne  devinrent  tout  à  coup  une 
arme  formidable.  La  majorité  protestante  se  sentit  blessée,  humi- 
hée,  et  n'entendit  pas  que  les  choses  S3  passassent  ainsi  sans  qu'elle 


UN  HOJIME  d'État  hollandais.  i03 

eût  son  mot  à  dire.  Des  adresses  revêtues  de  milliers  de  signatures 
furent  envoyées  au  roi  pour  lui  demander  de  maintenir  l'honneur 
et  les  libertés  du  pays  contre  le  vieil  ennemi  qui  prétendait  de  nou- 
veau lui  faire  la  loi.  Le  roi,  lors  d'une  visite  qu'il  fit  à  Amsterdam, 
s'exprima  de  manière  à  montrer  qu'il  épousait  les  griefs  de  la 
nation,  et  Tlioibccke  se  vit  forcé  de  donner  sa  démission.  Sa  posi- 
tion en  effet  n'était  plus  tenable.  Beaucoup  de  ceux  qui  l'avaient 
suivi  jusqu'alors  hésitaient  ou  reculaient.  Se  mettre  à  la  tête  du 
mouvement  anticatholique,  il  n'y  pouvait  songer.  Il  se  retira  donc, 
la  seconde  chambre  fut  dissoute,  et  les  élections  qui  suivaient  en- 
voyèrent à  La  Haye  une  chambre,  non  pas  réactionnaire,  mais  con- 
servatrice et,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  marquant  le  pas. 

A  moins  de  se  lancer  dans  une  voie  d'oppression  antipathique  à 
l'esprit  national,  il  n'y  avait  guère  autre  chose  à  faire,  une  fois  la 
protestation  enregistrée,  qu'à  s'accommoder  à  la  situation  nou- 
velle. Une  loi  assez  anodine ,  qui  déniait  toute  valeur  officielle  aux 
titres  épiscopaux  et  assujettissait  toutefois  les  titulaires  à  certaines 
conditions  de  résidence,  fut  tout  ce  qui  résulta  de  l'agitation  soule- 
vée par  le  décret  pontifical.  Thorbecke  rentra  comme  député  à  la 
chambre,  et  ce  qui  est  caractéristique,  c'est  que,  précisément  pen- 
dant cet  interrègne  conservateur,  un  ministère  composé  de  ses  ad- 
versaires politiques  présenta  et  fit  passer  cette  loi  sur  l'instruction 
primaire  qui  compte  parmi  les  plus  libérales  qu'il  y  ait  en  Eu- 
rope, et  que  frappent  aujourd'hui  les  anathèmes  de  tous  les  partis 
rétrogrades.  Beaucoup  de  députés  catholiques  aidèrent  à  la  faire 
accepter,  sans  prévoir,  il  est  permis  de  le  penser,  l'opposition  fu- 
rieuse que  peu  d'années  après  leur  clergé  devait  lui  déclarer. 

A  scn  tour,  le  parti  conservateur  était  trop  peu  uni,  l'appui  que 
lui  prêtait  l'orthodoxie  protestante  trop  coûteux  et  trop  dangereux, 
pour  qu'il  pût  jouir  d'une  longue  possession  du  pouvoir.  Il  en  était 
un  peu  de  lui  comme  du  parti  tory  en  Angleterre,  qui,  lorsqu'il  est 
rappelé  au  gouvernement,  ne  peut  revenir  sur  les  progrès  accom- 
plis, et  se  voit  obligé  d'appliquer  des  principes  qui  ne  sont  pas  les 
siens,  si  même  il  n'est  pas  forcé  de  devancer  les  whigs  dans  l'in- 
troduction des  réformes  populaires.  Peu  à  peu  le  corps  électoral  et 
la  chambre  virent  se  reformer  une  majorité  libérale  décidée,  et  en 
1862  Thorbecke,  qui  du  reste  n'avait  pas  cessé,  comme  chef  de 
l'opposition  gouvernementale,  d'exercer  sur  la  chambre  une  in- 
fluence que  ses  adversaires  eux-mêmes  devaient  subir,  redevint  le 
chef  du  cabinet.  Il  resta  quatre  ans  à  la  tête  des  affaires.  Ce  qui  le 
força  à  une  nouvelle  retraite,  ce  furent  les  dissensions  du  parti  li- 
béral. Sa  majorité  lui  échappait  trop  souvent  dans  les  occasions  im- 
portantes. Il  aurait  pu  mainte  fois  dire  à  plus  d'un  député  libérai 


A04  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qui  avait  voté  contre  lai  ce  que  Casimir  Parier,  ministre  de  Louis- 
Philippe,  disait  à  un  membre  de  la  majorité  qui  s'abritait  derrière 
sa  conscience  contre  le  reproche  de  défection  :  «  Vous  dites  que 
vous  avez  voté  contre  moi  dans  cette  affaire ,  parce  que  vous  pen- 
siez que  j'avais  tort;  mais  croyez -vous  donc  que  nos  adversaires 
votent  pour  moi  quand  ils  trouvent  que  j'ai  raison?  »  C'est  peut- 
être  la  plus  grande  difficulté  du  régime  parlementaire  que  de  con- 
cilier l'indépendance  personnelle  du  député  sur  les  questions  spé- 
ciales avec  le  devoir  de  soutenir  le  gouvernement  que  l'on  croit  le 
meilleur  dans  l'intérêt  général,  permanent,  du  pays. 

On  devrait  probablement  signaler  à  ce  propos  une  autre  lacune 
dans  le  génie  politique  de  Thorbecke.  La  question  coloniale  est  de 
première  importance  en  Hollande.  De  sa  splendeur  passée,  ce  pays 
n'a  guère  conservé  qu'un  diamant,  mais  un  diamant  de  première 
grandeur  et  de  la  plus  belle  eau  :  c'est  son  empire  colonial,  et  sur- 
tout Java,  la  reine  de  l'Océan  indien.  Les  Néerlandais  ont  eu  l'art 
de  tenir  soas  leur  sujétion  au  sud  de  l'Asie  un  territoire  vingt  ou 
trente  fois  plus  grand  que  le  leur,  habité  par  20  millions  d'hommes, 
produisant  et  rapportant  beaucoup.  Leur  régime  colonial,  quoi  qu'on 
en  ait  dit,  a  été  en  somme  un  bienfait  pour  les  populations  indi- 
gènes; ce  n'était  pourtant  qu'un  bienfait  relatif.  Basé  sur  le  tra- 
vail forcé,  il  devait  engendrer  fatalement  des  abus  et  des  iniquités 
dont  notre  conscience  moderne  ne  supporte  pas  la  prolongation.  De 
là  de  vifs  débats  entre  les  libéraux,  qui  voudraient,  au  nom  de  la 
justice,  abolir  ce  régime  quasi-féodal,   et  les  conservateurs,  qui 
craignent  que  cette  abolition  ne  prive  la  mère-patrie  des  avantages 
qu'elle  a  jusqu'à  présent  retirés  de  sa  belle  colonie,  et  qui  préten- 
dent que  le  système  en  vigueur  est  au  fond  le  plus  approprié  aux 
idées  et  aux  mœars  des  indigènes.  Depuis  plusieurs  années,  c'est 
dans  le  sens  d'une  série  de  réformes  partielles  que  s'est  prononcée 
la  politique  néerlandaise;  mais  on  ne  peut  pas  dire  que  Thorbecke 
ait  hâté  ce  mouvement  d'émancipation.  Il  semble  qu'il  se  défiait  un 
peu  de  lui-même  dans  une  question  où  il  serait  aussi  imprudent  de 
vouloir  tout  décider  d'après  nos  maximes  européennes  qu'injuste 
d'abuser  de  l'état  de  minorité  de  toute  une  race  pour  faire  peser 
sur  elle  un  joug  inique.  C'est  à  propos  de  la  question  coloniale  qu'il 
vit  sa  majorité  se  dissoudre  en  1866.  Le  ministère  qui  lui  succéda 
sous  la  conduite  de  M.  Fransen  van  den  Putte,  que  sa  spécialité 
coloniale,  son  libéralisme  avancé  et  ses  talens  personnels  désignent 
comme  le  futur  réformateur  des  colonies  néerlandaises,  ce  ministère 
ne  put  longtemps  se  maintenir,  la  majorité  lui  fit  aussi  défaut.  Sui- 
vit un  nouvel  inteiTègne  conservateur,  qui  donna  une  preuve  nou- 
yelle  de  l'impossibilité  d'une  réaction  sérieuse;  puis  la  formation 


UN  HOMME  d'État  hollandais.  A05 

d'un  ministère  libéral  sans  Thorbecke,  enfin  le  retour  du  vieux  mi- 
nistre à  la  tête  d'un  cabinet  composé  par  ses  soins.  C'était  en  1870. 
En  1872,  l'échec  du  projet  d'impôt  sur  le  revenu  amena  une  nou- 
velle dislocation;  Thorbecke  ne  devait  pas  y  survivre.  Ses  forces 
trahissaient  son  ardeur  au  travail.  Une  toux  opiniâtre  lui  enlevait 
le  repos  des  nuits,  et  enfin  le  h  juin  dernier,  il  rendit  le  dernier 
soupir.  Quatre  jours  après,  ses  funérailles  furent  célébrées  à  La 
Haye  de  la  manière  la  plus  simple,  conformément  à  ses  volontés; 
mais  l'affluence  d'hommes  appartenant  à  l'élile  du  pays  et  venus  de 
toutes  les  parties  du  royaume  montra  combien  sa  perte  était  vive- 
ment sentie.  Des  comités  se  sont  formés  depuis  lors  dans  la  plupart 
des  centres  politiques  et  recueillent  en  ce  moment  des  souscriptions 
destinées  à  lui  ériger  une  statue  monumentale.  Les  chambres  vien- 
nent de  voter  une  pension  viagère  à  ses  deux  filles. 


IV. 


Cette  étude  ne  serait  pas  complète,  si  nous  n'ajoutions  quelques 
traits  de  l'homme  privé  à  l'exposé  de  sa  carrière  publique. 

Thorbecke  était  grand,  maigre,  laid,  mais  d'une  laideur  plus 
que  rachetée  par  une  physionomie  de  grand  caractère.  Le  sourire 
légèrement  sardonique  qui  errait  ordinairement  sur  sa  lèvre  infé- 
rieure, un  peu  avancée,  le  feu  concentré  de  son  regard,  son  grand 
front  mince  et  bombé,  vrai  symbole  de  pensée  pénétrante  et  de 
travail  opiniâtre,  avaient  rendu  depuis  longtemps  ses  traits  popu- 
laires, si  l'on  entend  par  là  reconnaissables  entre  tous.  Quant  à  la 
popularité  de  sa  personne,  elle  n'alla  jamais  loin.  Il  était,  excepté 
dans  le  cercle  de  ses  amis  intimes,  plus  craint  et  respecté  qu'aimé. 
Quelque  chose  de  sec  et  d'âpre  repoussait  aisément  ceux  qui  ne 
pouvaient  le  connaître  de  près.  Il  aimait  le  pouvoir,  et  nous  sommes 
loin  de  lui  en  faire  un  reproche;  où  en  serions-nous,  si  dans 
chaque  pays  il  n'y  avait  pas  des  hommes  supérieurs,  assez  ambi- 
tieux pour  endurer  toutes  les  fatigues,  tous  les  ennuis  des  hautes 
positions,  et  persister  malgré  tout  à  diriger  la  politique  nationale! 
mais  il  lui  arriva  quelquefois  de  donner  prise  à  l'accusation  d'auto- 
cratie. Son  désintéressement  allait  jusqu'à  l'austérité.  Arrivé  pauvre 
au  premier  rang,  il  est  mort  pauvre,  ne  laissant  à  ses  enfans  qu'un 
nom  honoré  de  tous.  Grand  travailleur  lui-même,  il  exigeait  beau- 
coup des  autres,  et,  comme  les  hommes  très  occupés  qui  savent  le 
prix  du  temps,  il  avait  le  commandement  bref  et  les  procédés  par- 
fois rudes.  On  a  pu  regretter,  dans  l'intérêt  de  son  parti  et  de  sa 
personne,  qu'il  ne  sût  pas  mettre  plus  d'huile  dans  les  roues.  Les 


ilOQ  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

étudians  de  Leyde,  qu'il  avait  forcés  de  travailler  et  de  penser 
comme  personne  avant  lui,  le  désignaient  par  abréviation  sous  le 
nom  de  Thoi\  Lorsqu'il  fut  appelé  à  déployer  ses  talens  sur  une 
plus  vaste  scène,  il  fit  toujours  un  peu  l'efTet  du  dieu  germanique 
aplatissant  son  monde  à  coups  de  marteau. 

C'était  pourtant  un  homme  plein  d'abandon  et  de  cordialité  dans 
la  vie  privée.  Il  avait  épousé  une  Allemande  digne  de  lui  par  la  dis- 
tinction de  son  intelligence,  et  à  laquelle  il  dut,  pendant  de  longues 
années,  le  bonheur  domestique  le  plus  complet.  Plusieurs  enfans, 
dont  il  ne  reste  que  deux  filles  et  un  fils,  jeune  avocat  d'avenir, 
furent  le  fruit  de  cette  union  cimentée  des  deux  côtés  par  une  pu- 
reté de  mœurs  qui  défia  toujours  la  médisance.  Les  personnes  ad- 
mises dans  l'intimité  de  ce  simple  intérieur  disent  qu'autour  de 
la  table  à  thé  ou  du  bocal  de  mahvyn  (1),  thé  et  vin  qu'il  préparait 
lui-même  avec  le  plus  grand  soin,  on  ne  reconnaissait  plus  le  Thor- 
becke  austère  et  toujours  sérieux  de  la  scène  publique.  Il  aimait  la 
conversation  enjouée,  la  provoquait  lui-même,  et  s'amusait  comme 
un  enfant  des  historiettes,  des  bons  mots,  des  petites  nouvelles 
qu'on  avait  à  lui  narrer.  A  certains  égards,  il  avait  gardé  une  sim- 
plicité touîe  juvénile.  Il  ne  comprenait  rien  aux  entraînemens  ni 
aux  raffmemens  du  vice  au  sein  de  notre  civilisation  déjà  vieille; 
parfois  même  il  se  trompa  gravement  sur  le  compte  de  quelques 
personnes  en  qui  sa  confiance  était  grande,  et  dont  la  conduite  pri- 
vée était  telle  que  tout  le  monde,  excepté  lui,  s'en  défiait. 

Il  était  sincèrement  religieux,  bien  qu'étranger  aux  pratiques 
ecclésiastiques  et  même  aux  plus  récentes  évolutions  de  la  pensée 
religieuse.  La  philosophie  de  sa  préférence  était  celle  de  Krause, 
théisme  spiritualiste  très  élevé  et  très  opposé  au  déisme  dualiste 
fondé  sur  le  principe  d'une  séparation  objective  de  Dieu  et  du 
monde.  G'ila  suffisait  pour  que  les  ennemis  de  Thorbecke  l'accusas- 
sent de  panthéisme,  ce  qui  était  fort  injuste.  Une  de  ses  idées  favo- 
rites était  qu'il  y  avait  un  christianisme  transcendant,  supérieur 
aux  diverses  églises,  dont  aucune  législation  moderne  ne  pouvait 
se  défaire,  auquel  personne  de  nos  jours  ne  pouvait  au  fond  se 
soustraire,  et  l'on  peut  voir,  à  l'occasion  de  plusieurs  pertes  dou- 
loureuses qu'il  eut  à  subir,  que  ce  christianisme  philosophique 
était  pour  lui  plus  qu'une  théorie.  La  veille  de  sa  mort,  il  voulut 
voir  près  de  son  lit  sa  vieille  domestique,  restée  à  son  service  de- 
puis les  jours  de  Leyde.  Ses  dernières  paroles  furent  pour  son  pays, 
ses  enfans  et  ses  bons  amis.  Il  envisagea  le  redoutable  passage  avec 


(1)  Boisson  bien  connue  en  pays  germanique  pendant  les  longs  soirs  de  printemps, 
composée  de  vin  blanc,  de  sucre  et  d'herbes  aromatiques  infusées. 


UN  HOMME  d'État  hollandais.  h07 

une  fermeté  stoï  |ue.  «  La  mort  est  pour  moi,  dit-il  à  son  fils,  le  com- 
mencement d'une  vie  nouvelle.  » 

Outre  ses  écrits  déterminés  par  les  circonstances  politi7ues,  il 
avait  publié  des  esquisses  liistoriqujs  sur  plusieurs  personnages 
éminens  dj  l'histoire  néerlandaise,  Jean  De  Witt,  Schimmelpen- 
ninck,  Falck,  l'amiral  Ver  Huell,  etc.  Ses  jugemens  dénotent  une 
très  grande  largeur  de  vues,  et  en  particulier,  quand  il  apprécie  le 
rôle  de  la  France  en  Hollande  au  temps  de  la  révolution  et  de  l'em- 
pire, il  est  d'une  impartialité  qui  touche  à  la  sévérité  poir  ses  com- 
patriotes. Il  est  souvent  d'avis  que,  si  la  France  républicaine  et 
impériale  eut  des  torts  graves  envers  un  peuple  qui  l'avait  accueil- 
lie en  alliée  et  non  en  conquérante,  les  Hollandais  doivent  s'accu- 
ser tous  les  premiers  de  les  avoir  en  quelque  sorte  provoqués  par 
leurs  propres  fautes.  C'est  un  genre  de  vérités  qui  n'a  bonne  grâce 
que  dans  la  bouche  d'un  Hollandais  dj  naissance.  H  s'occupa  aussi 
de  quel  jues  hommes  d'état  étrangers,  entre  autres  de  M.  Giiizot, 
dont  il  admirait  beaucoup  le  talent,  mais  dont  il  censura  en  termes 
très  vifs  le  système  politique.  On  n'a  rien  trouvé  dans  ses  papiers 
qui  puisse  fournir  la  matière  d'un  livre  posthume,  si  ce  n'est  pour- 
tant un  cahier  sur  lequel,  à  différentes  époques,  il  avait  consigné 
des  pensées  détachées  sous  forme  de  maximes.  Une  obligeante  com- 
munication de  son_fi!s  nous  permet  de  reproduire  quelques  spéci- 
mens de  ces  pensées  inédites,  dont  il  faut  espérer  que  la  piibhcation 
complète  ne  se  fera  pas  trop  attendre. 

«  Le  mal,  comme  la  maladie,  est  possible  et  même  à  prévoir  dans  un 
monde  où,  en  vertu  de  la  loi  divine,  chaque  être  et  chaque  organe  doit 
se  développer  de  lui-même  avec  une  puissance  qui  ne  croît  qu'avec 
lenteur.  En  ce  sens,  on  peut  dire  que  la  création  recommence  avec 
chaque  être  particulier,  mais  avec  un  pouvoir  limité.  En  vertu  de  la 
même  loi  divine,  à  mesure  que  le  développement  de  l'ensemble  et  de 
ses  parties  se  rapproche  de  l'harmonie  parfaite,  le  mal  est  vaincu. 

«  Le  monde  et  l'humanité,  —  une  création  continue,  recommençant 
avec  chaque  individu,  m'ais  en  rapport  nécessaire  avec  la  société  con- 
temporaine aussi  bien  qu'avec  les  générations  qui  précèdent  et  celles 
qui  suivent. 

«Qu'on  se  représente  un  instrument  de  musique,  un 'piano  par 
exemple,  animé  d'une  vie  intérieure,  et  dont  chaque  ton  devrait  se 
former  graduellement  lui-même  et  en  môm.c  temps  chercher  à  réaliser 
les  intervalles,  l'accord,  la  mélodie  et  l'harmonie  avec  chacun  [des 
autres  et  avec  leur  totalité',  —  on  aura  une  faible  idée  de  ce  qui  se 
passe  dans  le  monde. 


AOS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  La  tolérance,  vertu  non-seulement  individuelle,  mais  aussi  poli- 
tique, se  fonde  sur  la  loi  générale  d'après  laquelle  chacun  de  nous  a 
son  chemin  à  lui  qui  le  conduit  à  la  vérité  et  doit  pouvoir  le  suivre 
sans  obstacle,  en  toute  indépendance.  Lors  donc  que  nous  sommes  in- 
tolérans,  nous  péchons  contre  l'ordre  éternel  du  monde,  et  nous  dimi- 
nuons d'autant  la  force  de  la  société  où  nous  vivons. 

<(  Esprit  d'exclusion  dans  l'église,  dans  l'état,  dans  la  science,  dans 
la  politique,  dans  l'industrie  (monopoles).  — L'industrie,  quand  elle 
est  encore  à  son  plus  bas  degré,  ne  croit  pas  pouvoir  se  passer  de  mo- 
nopoles et  de  prohibitions.  La  même  chose  a  lieu  pour  la  connaissance 
de  la  vérité.  » 

Si  je  ne  me  trompe,  ces  memhra  disjccta  d'une  pensée,  remar- 
quable surtout  par  l'unité  qui  présidait  à  ses  rayonnemens  divers, 
démontrent  que  ie  ministre  d'état  n'avait  pas  cessé  d'adhérer  à  ce 
principe  à  la  fois  historique  et  philosophique  dont  ses  premiers 
écrits  étaient  tout  pénétrés.  L'organisme  dans  lequel  chaque  partie 
concourt  à  la  formation  du  tout,  mais  où  le  tout  en  revanche  est 
nécessaire  à  la  vie  de  chaque  partie,  telle  est  la  forme  fondamen- 
tale de  cette  pensée.  En  politique,  ce  principe  se  traduira  par  la 
recherche  d'une  pondération  aussi  juste  que  possible  entre  les 
droits  de  l'individu  et  ceux  de  la  société.  Dans  l'administration,  le 
même  principe  inspirera  des  organisations  complètes,  bien  propor- 
tionnées dans  les  rouages  qui  les  composent,  mais  n'étouflant  pas 
les  aptitudes  individuelles,  ou  plutôt  les  provoquant  pour  les  utili- 
ser. Si  l'on  ex.amine  toute  la  carrière  politique  de  Thorbecke,  on 
voit  qu'au  fond  c'est  le  jeune  philosophe  qui  a  engendré  et  qui  n'a 
cessé  de  diriger  l'homme  d'état. 

Peut-être  Thorbecke  est-il  mort  à  temps  pour  son  bonheur.  Les 
dernières  années  de  sa  vie  avaient  été  assombries.  La  perte  qu'il 
fit  de  sa  femm.e,  qui  le  précéda  de  près  de  deux  ans  dans  la  tombe, 
lui  avait  été  cruelle.  Le  jeu  des  partis  politiques  en  Hollande  lui 
inspirait  des  inquiétudes.  Il  voyait  les  catholiques  en  masse  s'al- 
lier contre  le  libéralisme  à  leurs  vieux  ennemis,  contre  lesquels  il 
avait  dii  si  longtemps  lutter  pour  la  revendication  de  leurs  droits. 
D'un  autre  côté,  le  parti  libéral  se  scindait.  Les  jeunes  libéraux 
n'appréciaient  pas  toujours  à  leur  valeur  les  services  qu'il  avait 
rendus  au  principe,  et  s'impatientaient  des  ajournemens  ou  des  hé- 
sitations que  le  vieux  ministre  opposait  à  leurs  vœux  en  faveur  de 
réformes  plus  radicales  que  celles  dont  l'introduction  lui  avait  coûté 
tant  de  peines.  Enfin  les  événemens  qui  se  déroulaient  à  l'extérieur 
lui  paraissaient  gros  de  résultats  fort  inquiétans  pour  l'avenir  de  sa 


UN  HOMME  d'État  hollandais.  â09 

patrie.  S'il  avait  désapprouvé  fortement  la  guerre  déclarée  par 
l'empire  français  à  l'Allemagne,  il  ne  fut  pas  plus  édifié  par  le 
genre  de  paix  que  l'Allemagne  victorieuse  imposait  à  la  France. 
La  Hollande  n'avait  pas  autre  chose  à  faire  qu'à  observer  la  plus 
stricte  neutralité,  et  elle  s'acquitta  de  ce  devoir  avec  une  loyauté 
qui  fut  reconnue  des  deux  côtés;  pourtant,  sans  avoir  lieu  d'accu- 
ser les  intentions  des  maîtres  actuels  de  l'Allemagne,  Thorbecke 
était  trop  expert  en  histoire  politique  pour  ne  pas  songer  au  lende- 
main. Ce  qui  le  confondait  surtout,  c'était  la  passivité  de  l'Angle- 
terre, assistant  presque  sans  rien  dire,  et  en  tout  cas  sans  rien  faire, 
à  regorgement  de  son  alliée  de  la  veille.  Cette  abdication  de  la 
puissance  européenne  la  plus  intéressée  au  maintien  de  l'équilibre 
général  et  la  plus  opposée  d'intérêt  et  d'idée  à  toute  conquête  op- 
pressive lui  paraissait  incompréhensible. 

Quant  à  lui,  son  œuvre  était  faite.  Il  était  enfin  parvenu  à  doter 
son  pays  d'institutions  vraiment  libérales  et  en  harmonie  intime 
avec  l'esprit  national.  La  force  de  résistance  de  la  Hollande  est 
double;  d'un  côté,  elle  est  matérielle  et  repose  sur  la  configuration 
et  la  nature  de  son  sol,  si  facile  à  défendre  dès  que  la  population  y 
est  bien  décidée  ;  de  l'autre,  elle  est  morale  et  tient  à  cet  esprit 
d'indépendance  carrée,  qui  a  toujours  été  dans  les  mœurs,  mais  qui 
pendant  longtemps  fut  en  quelque  sorte  banni  de  la  constitution. 
Mettre  d'accord  le  génie  national  et  les  institutions  fondamentales 
d'un  pays,  ce  sera  toujours  augmenter  sa  puissance  défensive  en 
rendant  son  assimilation  plus  diflicile.  Nous  ne  savons  ce  que  l'ave- 
nir réserve  à  la  Hollande,  il  serait  même  téméraire  de  vouloir  pré- 
dire à  cette  heure  les  évolutions  que  vont  accomplir  dans  les  pro- 
chaines années  les  partis  politiques  entre  lesquels  sa  population  se 
partage;  mais  on  peut  affirmer  sans  imprudence  que,  si  l'œuvre  de 
Thorbecke  doit  être  continuée  et  prolongée,  on  ne  reviendra  pas  en 
arrière.  Le  sillon  qu'il  a  tracé  est  de  ceux  qui  ne  se  referment  plus, 
et  lorsqu'il  se  vit  condamné  à  une  mort  prochaine  dans  un  mo- 
ment où  il  aurait  encore  voulu  consacrer  ses  dernières  forces  à  la 
solution  de  plusieurs  questions  importantes,  il  aurait  pu  s'appro- 
prier dans  toute  sa  valeur  le  mot  bien  connu  d'un  ancien  :  eœegi 
monumcntum. 

Albert  Réville. 


MŒURS   FINANCIERES 

DE   LA   FRANGE 


II. 

LES    SOCIÉTÉS   DE   CRÉDIT. 


Quand  on  parle  de  sociétés  de  crédit,  la  chose  et  le  nom  sem- 
blent familiers  à  tout  le  monde.  Il  n'en  était  pas  de  même  il  y  a 
quelques  années.  La  génération  actuelle  a  vu  en  effet  se  fonder 
chez  nous  presque  toutes  ces  associations  de  capitaux,  connues 
déjà  en  Angleterre,  en  Ecosse  surtout,  qui  sous  la  garantie  d'une 
raison  sociale  et  tl'un  capital  collectif  reçoivent  l'argent  du  public 
et  le  tiennent  à  sa  disposition  pour  ses  besoins  journaliers  avec 
un  léger  intérêt.  Or  ces  établissemens,  que  l'on  peut  appeler  les 
réservoirs  et  les  distributeurs  du  capital,  jouent  dans  nos  mœurs 
financières  un  rôle  de  plus  en  plus  important.  Aussi  n'est-il  pas 
sans  utilité  de  rechercher  les  services  qu'ils  ont  rendus  au  com- 
merce et  à  l'industrie ,  de  comparer  leurs  progrès  en  France  avec 
ceux  d'institutions  semblables  au  dehors,  surtout  de  montrer  com- 
ment ils  ont  fonctionné  dans  deux  circonstances  récentes,  pendant 
les  cruelles  années  de  1870-1871,  au  moment  de  l'émission  de  nos 
deux  derniers  emprunts. 

Le  développement  que  ces  sociétés  ont  pris  chez  nous  en  si  peu 
de  temps  a  été  facilité  surtout  par  la  forme  de  la  société  anonyme, 
dont  on  peut  dire  que  la  France,  malgré  quelques  insuccès,  a  tiré 
la  première  un  merveilleux  parti,  entraînant  les  nations  mêmes  qui 
l'avaient  devancée  sous  d'autres  rapports  à  la  suivre  dans  cette 
voie.  Déjà  les  premiers  de  nos  établissemens  de  crédit,  la  Banque 
de  France,  le  Comptoir  d'escompte,  le  Crédit  mobilier,  ont  été  dans 


LES   SfOCIÉTÉS   DE   CRÉDIT,  A 11 

la  Revue  VohjPA  d'une  série  d'études  de  M.  Eugène  Forcade;  nous 
avons,  nous  aussi,  étudié  à  plusieurs  reprises  le  mécanisme  des 
sociétés  financières,  dont  le  but  est  d'aider  à  la  circulation  ou  à  la 
création  du  capital.  Nous  pouvons  dès  lors,  sans  discuter  les  prin- 
cipes universellement  acceptés,  nous  borner  à  relater  le  résultat 
des  applications  qui  en  ont  été  faites. 

Il  est  juste  de  rappeler  que  les  écrivains  financiers  n'ont  pas 
seulement  vulgarisé  les  entreprises  qui  ont  si  largement  modifié 
les  habitudes  du  public;  ils  ont  eux-mêmes  quelquefois  contribué 
à  les  fonder  ou  à  les  administrer.  Le  contrôle  de  la  presse  a  pro- 
fité aux  directeurs  des  sociétés  comme  à  leurs  cliens;  les  règles, 
mieux  discutées,  ont  été  plus  utilement  suivies,  et  l'on  a  pu  sur- 
monter ainsi  des  difficultés  que  d'autres  temps  avaient  trouvées 
insolubles.  Dans  la  comparaison  que  nous  faisions  naguère  entre 
les  événemens  de  18â8  et  ceux  de  1870-1871,  nous  remarquions 
que  tous  les  établissemens  de  crédit  existant  à  Paris  en  18/i8  avaient 
dû  entrer  en  liquidation  (1),  tandis  que  les  années  1870-1871 
présentaient  un  résultat  tout  contraire.  C'est  donc  dans  un  es- 
pace de  vingt  et  quelques  années,  puisque  après  la  révolution  de 
février  il  a  fallu  recommencer  à  nouveau  toutes  les  entreprises  de 
ce  genre,  que  l'éducation  universelle  s'est  faite,  que  les  mœurs 
financières  se  sont  transformées,  que  les  sociétés  de  crédit  ont  re- 
pris une  marche  toute  nouvelle,  et  c'est  principalement  dans  les 
derniers  temps  de  cette  période  que  les  résultats  les  plus  significa- 
tifs ont  été  obtenus. 

I. 

A  l'exception  de  deux  ou  trois  sociétés  de  crédit  fondées  à  Lyon, 
Lille  et  Marseille,  qui  sont,  à  proprement  parler,  des  annexes  d'é- 
tablissemens  parisiens,  c'est  dans  la  capitale  que  toutes  les  insti- 
tutions financières  ont  leur  siég;3,  c'est  à  la  Bourse  de  Paris  que  les 
titres  se  négocient.  La  cote  officielle  en  présente,  à  commencer  par 
la  Banque  de  France,  une  liste  de  dix-neuf  ou  exclusivement  fran- 
çaises O'i  mi-partie  françaises  et  étrangères,  et  de  trois  étrangères 
seulement.  Les  titres  de  ces  vingt-deux  sociétés  (2)  se  négocient  au 

(1)  Sauf  la  caisse  Bécliet,  qui  par  prudence  se  hâta  de  rembourser  à  ses  actionnaires 
la  moitié  de  leur  capital,  mais  continua  honorablement  les  affaires  avec  l'autre  moitié 
jusqu'en  1870,  terme  statutaire  de  son  existence. 

(2)  Voici  la  liste  des  dix-neuf  sociétés  de  crédit  dont  les  titres  sont  négociés  à  terme 
à  Paris  et  suivant  l'ordre  où  elles  figurent  sur  la  cote  :  la  Banque  do  France,  la  Banque 
de  Paris  et  des  Pa}'3-Bas,  le  Comptoir  d'escompte,  le  Crédit  agricole,  le  Crédit  foncier 
colonial,  le  Crédit  foncier  de  France,  la  Société  algérienne,  le  Crédit  industriel  et 
commercial,  le  Crédit  lyonnais,  la  société  de  Crédit  mobilier,  la  Société  des  dépôts  et 
comptes  courans,  la  Société  financière  de  Paris,  la  Société  générale  pour  favoriser  le 


hi'2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comptant  ou  à  terme,  et  composent  l'aristocratie  de  l'espèce.  Au- 
dessous  d'elles,  et  ne  donnant  lieu  qu'à  des  transactions  au  comp- 
tant, on  trouve  mentionnées  parmi  les  valeurs  diverses  neuf  ou  dix 
sociétés  françaises  et  deux  étrangères  consacrées  aux  opérations  de 
crédit  territorial  ou  autres;  enfin  sur  la  cote  du  marché  libre  figu- 
rent quelques  sociétés  de  crédit  étrangères,  surtout  celles  qui  ont 
été  créées  avec  le  concours  des  sociétés  françaises,  dont  elles  sont 
les  correspondans  nécessaires  et  les  satellites.  Après  la  Banque  de 
France,  notre  grand  établissement  national,  qui  est  un  véritable 
instrument  de  gouvernement,  une  institution  d'état,  dont  on  sait 
le  rôle  patriotique  et  l'influence  souveraine  dans  ces  deux  der- 
nières années,  la  plus  ancienne  de  nos  grandes  sociétés  de  cré- 
dit, le  Comptoir  d'escompte,  a  été  fondée  en  18/Î8  pour  venir  en 
aide  au  commerce  et  à  l'industrie  française  à  la  suite  de  la  crise 
provoquée  par  la  révolution  de  février.  Les  premières  années  du 
régime  politique  inauguré  en  1852  ont  vu  successivement  se  fonder 
le  Crédit  foncier,  le  Crédit  mobilier,  le  Crédit  agricole,  la  Société 
industrielle  et  la  Société  générale,  etc.;  la  Société  des  dépôts  et 
comptes- courans  et  le  Crédit  lyonnais  ont  été  les  derniers  venus  de 
cette  première  période,  qu'on  peut  dire  celle  de  la  création  des 
grandes  affaires  industrielles,  et  dont  l'histoire  a  été  si  souvent  faite 
ici  même. 

Au  sortir  d'années  de  langueur,  suite  de  la  crise  de  18/i8,  la 
France,  comme  l'Europe  entière,  s'était  sentie  possédée  d'un  im- 
mense besoin  d'activité  et  de  travail.  Les  théories  les  plus  auda- 
cieuses et  les  plus  séduisantes  se  produisirent  alors;  des  hommes 
dont  il  ne  faudrait  pas  oublier  le  rôle  prépondérant  poursuivirent 
chez  nous  et  à  l'étranger  la  réalisation  de  leurs  conceptions.  C'était 
le  moment  où  se  fondaient  le  Crédit  foncier,  le  Crédit  mobilier,  qui 
servit  de  type  à  tant  d'établissemens  semblables  en  Italie,  en  Es- 
pagne ,  en  Autriche  mêm^e,  et  se  réunissaient  d'énormes  associa- 
tions de  capitaux  pour  construire  les  grands  réseaux  de  chemins  de 
fer,  en  France  d'abord,  dans  plusieurs  des  autres  états  de  l'Europe 
ensuite.  Les  établissemens  de  crédit  qui  se  fondèrent  alors  sem- 
blaient avoir  des  visées  plus  hautes  que  ceux  dont  nous  avons  vu  la 
constitution  récente.  Le  Crédit  foncier  aspirait  à  libérer  la  propriété 
territoriale  de  la  dette  hypothécaire;  il  a  surtout  servi  à  subvention- 
ner les  constructions  de  Paris.  Le  Crédit  mobilier  ne  tendait  à  rien 
moins  qu'à  substituer  à  tous  les  titres  de  valeurs  négociables  à  la 

commerce  et  l'industrie  en  France,  le  Sous-Comptoir  du  commerce  et  de  l'industrie 
(en  liquidation),  la  Banque  franco- autrichienne-hongroise,  la  Banque  franco-égyp- 
tienne, la  Banque  franco-hollandaise,  la  Banque  française  et  italienne,  la  Banque 
de  l'union  franco-belge.  —  Les  trois  sociétés  de  crédit  purement  étrangères  sont  :  la 
Banque  ottomane,  le  Crédit  foncier  d'Autriche,  la  société  de  Crédit  mobilier  espagnol. 


LES    SOCIÉTÉS    DE    CREDIT.  Zil3 

Bourse  un  papier  qui  les  représentât  tous,  une  sorte  de  lettre  de 
gage  toujours  circulant,  ses  propres  obligations  en  un  mot,  devenues 
le  signe  représentatif  des  valeurs  émises  par  lui  ou  déposées  dans 
ses  caisses.  Pour  avoir  oublié  une  seule  fois  le  principe  de  la  mobi- 
lisation de  son  capital  social,  le  Crédit  mobilier  a  vu  sa  fortune  dé- 
croître et  son  influence  disparaître.  C'est  au  contraire  en  se  bornant 
presque  exclusivement  au  rôle  de  caissier  du  public,  d'escompteur 
des  effets  de  commerce,  que  les  autres  établissemens  ont  prospéré; 
enfin  c'est  tout  récemment,  pour  grouper  les  capitaux  en  vue  des 
émissions  d'emprunts  d'état,  que  les  plus  nombreux  et  les  derniers 
se  sont  fondés.  Ces  sociétés,  franco-autrichienne,  hongroise,  égyp- 
tienne, hollandaise,  italienne,  belge,  etc.,  improvisées  en  une  seule 
année  et  à  l'occasion  de  nos  emprunts  de  5  milliards,  dont  l'objectif 
est  non  pas  de  créer  des  industries  internationales,  mines,  chemins 
de  fer,  transports  maritimes,  m.ais  d'établir  des  comptoirs  financiers 
pour  y  recevoir  des  capitaux  destinés  aux  emprunts,  aux  arbitrages 
de  place  à  place,  sont-elles  destinées  toutes  à  une  longue  et  fruc- 
tueuse carrière?  11  est  permis  d'en  douter.  Cependant  les  services 
qu'elles  ont  rendus  à  l'occasion  de  nos  émissions  ne  sauraient  être 
méconnus.  Cette  cause  même  de  la  naissance  de  quelques-unes 
mise  de  côté,  les  intérêts  à  desservir  sont  si  grands,  il  y  a  sous  ce 
rapport  un  tel  chemin  à  parcourir  pour  atteindre  aux  résultats  ob- 
tenus en  Angleterre  'par  exemple  et  en  Ecosse,  qu'on  ne  saurait 
trop  étudier  le  fonctionnement  de  ces  diverses  sociétés,  ni  assez 
applaudir  aux  changemens  qu'elles  introduisent  dans  nos  mœurs 
financières. 

La  France  a  toujours  été  un  pays  d'économie  et  d'épargne  :  les 
classes  moyennes  s'y  sont  élevées  en  grossissant  sans  cesse  le  ca- 
pital accumulé;  nulle  part,  le  numéraire  n'a  été  plus  abondant  ni 
plus  parcimonieusement  recueilli.  C'est  à  réunir  ces  trésors  indivi- 
duels, à  leur  donner  un  emploi,  à  en  activer  la  circulation,  que  les 
institutions  de  crédit  ont  servi  et  doivent  servir  de  plus  en  plus. 
L'escompte  du  papier  de  commerce,  à  l'aide  duquel  le  producteur 
liquide  à  bref  délai  une  opération  faite,  permet  à  l'industrie  de 
multiplier  les  alïïdres  et  d'accumuler  les  profits  :  en  faisant  circuler 
plus  rapidement  le  capital,  les  banques  d'escompte  l'augmentent, 
on  peut  dire,  dans  une  proportion  indéfinie.  Les  banques  de  dépôt 
n'ont  pas  une  moindre  utilité,  mais  le  mérite  en  apparence  est  plus 
modeste,  et  nos  habitudes  d'économie  domestique  ont  eu  grand'- 
peine  à  s'en  accommoder.  Pour  persuader  au  public  de  confier  ces 
épargnes  amassées  sou  à  sou,  ce  numéraire  enfoui  dans  des  ca- 
chettes, à  une  caisse  qui  pouvait  en  faire  un  mauvais  emploi  et  qui 
ne  les  rendrait  peut-être  pas  à  la  première  demande,  il  fallait  de 
grands  efforts  d'habileté,  de  patience,  de  désintéressement  même. 


^1/j  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

L'ancienne  clientèle  des  banquiers  ne  se  composait  que  de  gens 
riclies,  payant  largement  les  services  de  leurs  mandataires;  le  petit 
public,  celui  qui  par  les  minces  ruisseaux  fait  les  grosses  rivières, 
n'aurait  jamais  compris  qu'il  valût  mieux  avoir  son  argent  dans  une 
banque  que  chez  soi,  et  qu'on  soldât  tout  aussi  facilement  les  achats 
de  chaque  jour  avec  un  bon  sur  cette  banque  qu'avec  des  espèces 
métalliques.  Ce  n'était  pas  le  marchand,  déjà  habitué  aux  effets  de 
commerce,  que  le  chèque  devait  étonner  le  plus,  c'était  l'acheteur 
qui  pouvait  le  trouver  incommode  ou  dangereux.  Aussi,  pour  ré- 
pandre l'emploi  des  chèques  et  pour  introduire  peu  à  peu  l'usage 
des  dépôts,  a-t-il  fallu  promettre  au  public  monts  et  merveilles, 
d'abord  lui  donner  de  gros  intérêts,  se  faire  ensuite  son  serviteur 
gratuit,  non-seulement  encaisser  son  argent,  mais  garder  ses  titres, 
en  toucher  les  coupons  et  lui  payer  un  intérêt  des  semestres  en- 
caissés, le  tout  à  si  peu  de  frais  que  le  sacrifice  fût  pour  la  banque 
et  non  pour  le  client.  Enfin  on  a  dû  prendre,  avec  les  commissions 
les  plus  réduites,  le  soin  d'opérer  les  achats  et  ventes  de  valeurs 
mobilières  en  garantissant  même  la  solvabilité  des  officiers  minis- 
tériels chargés  des  opérations.  Au  lieu  d'être  simplement  les  cais- 
siers du  public  sans  lui  payer  aucun  intérêt  de  son  argent,  comme 
les  prem'ères  banques  en  Ecosse,  nos  établissemens  de  crédit  ont  ac- 
cumulé les  services  de  caisses,  de  titres,  de  nantissement,  de  bourse, 
en  servant  aux  dépôts  des  intérêts  très  élevés  et  en  courant  toutes 
les  chances  des  opérations  auxquelles  ils  devaient  se  livrer  eux- 
mêmes  pour  couvrir  leurs  dépenses  et  rémunérer  leur  capital  de  ga- 
rantie. En  dépit  de  tous  ces  efforts,  le  mouvement  n'a  pas  été  bien 
rapide.  Ainsi  le  Crédit  foncier  n'avait  environ  que  1,200  comptes  de 
dépôts  ouverts  au  31  décembre  1871,  la  Société  de  crédit  industriel 
et  commercial  5,500,  le  Crédit  lyonnais  12,500,  la  Société  géné- 
rale 13,500.  L'ensemble  de  ces  dépôts  atteignait  liQ  millions  J/2  au 
Crédit  foncier,  16  millions  au  Crédit  industriel,  30  millions  au  Gré- 
dit  lyonnais,  et  87  millions  à  la  Société  générale.  A  ces  comptes  de 
chèques  et  de  dépôts  à  vue,  il  faudrait  ajouter  aussi  ce  que  l'on 
appelle  les  comptes  de  dépôts  à  échéances  fixes,  qui  sont  représen- 
tés par  des  obligations  payables  à  terme,  et  produisent  naturelle- 
ment des  intérêts  plus  élevés.  L'émission  de  ces  obligations  s'élève  à 
des  chiffres  plus  ou  moins  considérables  :  au  31  décembre  1871,  le 
Crédit  lyonnais  en  avait  placé  pour  près  de  21  millions,  la  Société 
générale  pour  près  de  30.  Il  faut  remarquer  que,  dans  les  momens 
où  les  valeurs  pubhques  et  notamment  les  fonds  d'état  offrent  des 
placemens  plus  avantageux,  on  ne  saurait  attendre  des  capitalistes 
un  grand  empressement  à  immobiliser  pour  un  certain  délai  des 
fonds  qui  ne  produisent  pas  l'intérêt  que  donne  la  rente.  C'est 
le  cas  pour  les  années  1871-1872.  Le  5  pour  100  français  rappor- 


LES    SOCIETES   DE    CREDIT.  415 

tant  plus  de  6  pour  100,  il  n'était  pas  facile  de  croire  qu'on  fît  de 
nombreux  dépôts  à  échéance  de  un  ou  deux  ans  dans  les  sociétés 
de  crédit,  alors  qu'elles  ne  peuvent  offrir  plus  de  5  pour  100  d'in- 
térêt. 

Il  n'est  guère  possible  d'indiquer  le  total  des  dépôts  d'argent 
faits  dans  tous  les  établissemens  créés  en  France;  les  exemples  qui 
précèdent  permettront  au  moins  d'en  apprécier  l'augmentation  pro- 
gressive. De  même  qu'il  ne  suffirait  pas,  pour  évaluer  l'importance 
des  affaires  commerciales  contractées  dans  un  an,  de  connaître  le 
mouvement  du  portefeuille  de  toutes  les  banques  qui  escomptent  du 
papier  de  commerce,  à  commencer  par  la  Banque  de  France  et  le 
Comptoir  d'escompte,  puisque  toutes  les  opérations  faites  par  l'in- 
termédiaire des  banquiers,  ou  directement  d'acheteur  à  vendeur, 
échapperaient  à  la  récapitulation,  de  même  le  relevé  des  comptes 
de  chèques  et  de  dépôts  des  sociétés  de  crédit  (1)  ne  pourrait  don- 
ner qu'une  idée  imparfaite  de  l'accumulation  du  capital  et  de  la 
formation  des  réserves  d'où  dépend  la  prospérité  du  pays.  Toute- 
fois, comme  l'usage  des  chèques  entraîne  plusieurs  conséquences 
excellentes,  d'abord  la  sécurité  pour  l'encaisse  du  numéraire  né- 
cessaire aux  paiemens,  ensuite  l'augmentation  des  réserves  encou- 
ragée par  la  perception  d'un  intérêt,  enfin  la  direction  de  l'emploi 
de  ces  réserves,  il  importe,  en  suivant  les  progrès  de  notre  éduca- 
tion pratique  en  cette  matière,  de  les  comparer  avec  ce  qui  se 
passe  en  d'autres  pays. 

II. 

L'Angleterre  est  de  tous  les  pays  celui  où  les  institutions  de  cré- 
dit sont  les  plus  anciennes,  les  plus  florissantes  et  les  plus  nom- 
breuses. En  dehors  de  la  Banque  d'Angleterre,  dont  les  billets  n'ont 
pas  cours  forcé  en  Ecosse  et  en  Irlande,  un  certain  nombre  de  ban- 
ques dans  chacun  des  trois  royaumes  peuvent  émettre  du  papier- 
monnaie.  Seulement,  depuis  l'acte  de  18/i5,  dû.  à  sir  Robert  Peel  et 
intervenu  après  une  crise  effroyable,  les  banques  provinciales  alors 
existantes  en  Angleterre  et  en  Irlande  ou  en  Ecosse,  outre  les  ban- 
ques royales,  quelques  établissemens  particuliers  purent  seuls  conti- 
nuer à  jouir  du  privi'ége  d'émission,  mais  dans  des  limites  établies 
suivant  la  circulation  moyenne  de  l'année  iSlih-hb,  avec  interdic- 

(l)  Le  compte  des  dépôts  faits  à  la  Banque  de  France  ne  peut  être  invoqué  au 
point  de  vue  de  ce  travail  comme  un  renseignement  à  consulter  :  il  ne  représente  en 
général  que  des  ressources  do  trésorerie  pour  faire  face  à  dc3  paiemens  journaliers  de 
la  part  des  particuliers  ou  sociétés  qui  ont  un  compte-courant  ouvert  à  la  Banque, 
lequel  ne  rapporte  aucun  intérêt  aux  déposans.  La  Banque  joue  à  cet  égard  le  rôle  de 
caissier,  destiné  à  faciliter  la  liquidation  des  transactions,  mais  sans  encourager  à 
l'épargne,  à  la  production  du  capital,  objet  essentiel  des  sociétés  de  crédit. 


416  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  formelle  d'en  créer  d'autres  et  retrait  du  privilège  à  mesure  de 
la  liquidation  de  ces  établissemens. 

L'acte  de  18/i5  a  limité  à  15  millions  de  livres  sterling  l'émission 
de  la  Banque  d'Angleterre,  à  8  millions  1/2  celles  des  banques  pro- 
vinciales (par  suite  de  la  fermeture  de  quelques-unes,  cette  limite 
est  abaissée  aujourd'hui  à  moins  de  7  millions),  à  9  millions  envi- 
ron la  circulation  de  billets  des  banques  d'Ecosse  et  d'Irlande.  Pour 
les  billets  de  la  Banque  d'Angleterre,  la  plus  petite  coupure  est  de 
5  livres,  pour  toutes  les  autres  de  1  livre.  De  plus  chaque  banque, 
à  commencer  par  la  Banque  d'Angleterre,  peut  émettre  des  billets 
jusqu'à  concurrence  de  la  somme  dont  elle  a  dans  ses  caisses  la  re- 
présentation en  numéraire,  un  quart  en  argent  et  trois  quarts  en  or. 

La  limitation  et  la  fin  éventuelle  du  privilège  d'émission  coïn- 
cidaient avec  d'autres  mesures  également  favorables  à  la  bonne 
organisation  des  sociétés  de  crédit.  Avant  1833  et  en  raison  du 
monopole  concédé  à  la  Banque  d'Angleterre,  les  banques  particu- 
lières ne  pouvaient  compter  plus  de  six  associés.  La  responsabilité 
des  actionnaires  était  indéfinie  et  solidaire.  Peu  à  peu  la  respon- 
sabilité bornée  à  l'apport  individuel  prévalut,  le  nombre  des  asso- 
ciés s'étendit,  et  les  banques  par  actions  purent  ainsi  se  multiplier. 
A  Londres  même,  la  London  and  Westminster  Bank,  la  London 
joint  stock  Bank,  V Union  Bank  et  la  London  and  country  Bank  se 
fondèrent  par  actions,  mais  sans  f^iculté  d'émission  de  papier,  de 
1833  à  1839.  Dans  les  provinces,  c'est  à  partir  de  18"25  que  le  par- 
lement autorisa,  au-delà  de  65  milles  de  l'église  Saint-Paul,  les 
banques  par  actions,  avec  faculté  de  compter  plus  de  six  associés; 
celles  qui  furent  créées  après  18A5  ne  jouirent  plus  du  droit  d'émis- 
sion. L'Irlande  a  suivi  l'exemple  de  l'Angleterre;  d'abord  soumise 
au  monopole  de  la  banque  royale,  qui  interdisait  la  création  de  toute 
banque  par  actions,  elle  vit  s'établir  au-delà  de  65  milles  de  la  ca- 
pitale plusieurs  banques  provinciales  dont  l'émission  de  billets  fut 
limitée  par  l'acte  de  18â5  comme  en  Angleterre  et  en  Ecosse. 

L'Ecosse  est  la  terre  classique  des  banques.  Le  fondateur  de  la 
Banque  d'Angleterre,  William  Paterson,  était  Écossais,  et  créait  en 
1795  une  banque  nationale  à  Edimbourg  en  même  temps  qu'à  Lon- 
dres. Tandis  que  le  privilège  de  la  Banque  de  Londres  d'emprunter, 
de  pouvoir  lever  des  fonds  sur  ses  billets  à  présentation,  était  in- 
terdit par  une  clause  spéciale  à  toute  société  composée  de  plus  de 
six  personnes,  dès  1807,  dans  une  pensée  politique,  le  gouvernement 
anglais  constituait,  à  côté  de  la  Banque  d'Ecosse,  la  Boyal  bank  of 
Scotland  par  actions  dont  les  souscripteurs  n'étaient  responsables 
que  pour  le  montant  de  leur  versement;  c'est  cette  banque  qui  inau- 
gura le  système  des  Cash  crédits  ou  avances  par  caisses.  Londres 
revendique  l'honneur  d'avoir  ouvert  pour  la  première  fois  une  salle 


LES    SOCIÉTÉS    DE    CREDIT.  417 

d'échange  [clearing  house),  sur  l'exemple  donné  déjà  au  xvi«  siècle 
par  les  négocians,  qui  à  Lyon,  lors  de  la  foire  annuelle,  liquidaient 
au  moyen  de  bons  leurs  engagemens  réciproques,  soldant  ainsi, 
sans  un  sou  en  métal,  des  transactions  dont  Boisguilbert  portait  le 
total  à  2  milliards;  mais  c'est  à  l'Ecosse  qu'est  due  l'initiative  des 
prêts  faits  autrement  que  sous  forme  d'escompte  d'effets  ou  de  gage 
matériel  à  des  hommes  n'ayant  d'autre  garantie  de  leur  solvabilité 
que  leurs  aptitudes  et  leur  moralité.  Ainsi  la  lîoyal  Bank  offrait 
d'avancer  à  toute  personne  laborieuse  et  honnête ,  sous  la  caution 
de  deux  citoyens  connus,  toute  somme  dont  l'emprunteur  aurait  à 
faire  un  utile  emploi.  Le  système  des  Cash  ci'édits  a  fait  la  prospé- 
rité de  cette  nation  écossaise,  probe,  austère  entre  toutes. 

Il  n'y  a  en  Ecosse  que  des  banques  par  actions.  Bien  que  de  1765 
à  18/i5  le  papier  n'ait  jamais  été  au-dessous  du  pair,  l'acte  de  1SA5 
en  a  limité  la  circulation  comme  en  Angleterre  et  en  Irlande,  où 
cette  mesure  a  été  nécessitée  par  des  catastrophes  chroniques.  La 
solidité  de  toutes  les  banques  d'Ecosse  a  été  si  grande  qu'une  seule, 
VAyr  Bank,  dans  le  siècle  dernier,  et  deux  autres  dans  la  crise  de 
1857,  la  Western  Bank  et  la  City  of  Glasgow  Bank,  ont  suspendu 
leurs  paiemens;  encore  celle-ci  s'est-elle  reconstituée  et  a-t-elle  re- 
conquis tout  le  terrain  perdu. 

A  la  fin  de  1871,  Londres  comptait  vingt  et  une  banques  par  ac- 
tions; cinq  sont  antérieures  à  18^0.  La  plus  ancienne  a  été  fondée 
en  1833,  V  Union  Bank.  La  London  and  Westminster  a  été  créée 
en  1834  au  capital  de  10  millions  de  livres  sterling  (250  millions 
de  francs),  dont  le  cinquième  versé.  U Union,  la  Joint-stock  Bank, 
n'ont  qu'un  capital  nominal  de  h  millions  de  livres.  Il  y  avait  aussi 
à  la  même  date  quatre-vingt-onze  banques  provinciales  par  actions, 
dont  soixante- trois  antérieures  à  1840.  La  banque  de  Liverpool, 
créée  en  1831,  et  celle  de  Manchester,  en  1862,  ont  le  capital  le 
plus  élevé,  5  millions  de  livres.  L'Ecosse  compte  douze  banques  par 
actions,  et  l'Irlande  huit.  La  Banque  d'Ecosse  a  1  million  1/2  st.  de 
capital  et  la  Royal  Bank  2  millions  st.  Si  l'on  ajoute  à  cet  ensemble 
vingt-sept  banques  coloniales  (Indes,  Australie,  Canada)  et  douze 
banques  diverses  dont  le  siège  est  à  Londres,  on  aura  le  total  des 
institutions  de  crédit  qui  reçoivent,  gèrent  et  distribuent  le  capital 
employé  dans  le  commerce  et  l'industrie  de  l'autre  côté  de  la 
Manche.  En  1872,  six  nouvelles  banques  ont  été  créées  à  Londres 
seulement  (1).  N'oublions  pas  toutefois  de  rappeler  qu'à  côté  de  ces 
associations  par  actions  existent  en  province  et  à  Londres  un  grand 

(1)  Voyez  la  publication  intitulée  The  London  banks,  crédit,  discounts  and  finan- 
cial  companies,  qui  donne  les  détails  statistiques,  capital,  dividendes,  etc.,  sur  chaque 
établissement. 

TOME  Cil.  —  1872.  27 


A18  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nombre  de  banquiers  dont  la  richesse  et  les  ressources  sont  énormes» 
Les  banquiers  à  l'ouest  et  à  l'est  de  Temple-Bar -se  livrent  à  l'es- 
compte du  papier  dans  des  proportions  encore  inconnues  en  France, 
et  leurs  moyens  d'action  sont  si  puissans  qu'ils  se  font  une  loi  inva- 
riable de  ne  jamais  user  des  facilités  du  réescompte.  Si  l'on  veut 
s'en  faire  une  idée,  il  suffira  de  dire  que  la  maisan  Glyn  Mills  Garrie 
et  G%  une  des  premières  maisons  particulières  de  Lombard-street, 
passe  pour  avoir  compensé,  en  une  seule  journée  au  Clearing-house, 
pour  12  millions  de  livres  ou  300  millions  de  francs. 

La  statistique  du  Clearing-house  de  Londres,  qui  sert  à  toute  l'An- 
gleterre, —  des  salles  de  compensation  ou  d'échange  d'Edimbourg, 
Glasgow  et  Dundee  pour  l'Ecosse  et  du  Clearing  de  Dublin  pour  l'Ir- 
lande serait  intéressante  à  consulter  pour  apprécier  ce  mouvement 
d'affaires  commerciales  dont  la  grandeur  défie  toute  comparaison.  En 
1871,  les  règlemens  des  effets  et  chèques  faits  par  le  seul  Clearing- 
house  àe  Londres  ont  dépassé  4,000  millions  de  livres,  soit  100  mil- 
liards de  francs.  En  décomposant  par  nature  d'affaires  ces  règlemens, 
on  a  constaté  que,  si  ceux  qui  ont  trait  aux  affaires  de  bourse  avaient 
considérablement  augmenté  par  rapport  aux  années  précédentes,  ce 
qui  concerne  les  affaires  commerciales  proprement  dites  conservait 
la  plus  large  part.  La  question  du  marché  de  l'escompte  en  Angle- 
terre, dont  les  habitudes  diffèrent  sensiblement  des  nôtres,  mérite- 
rait une  étude  spéciale;  il  en  est  de  même  du  Clearing-house  (1), 
dont  on  vient  de  tenter  un  essai  à  Paris,  et  qui  est  la  clé  de  voûte  de 
tout  le  système  de  banque  en  Angleterre,  puisque  c'est  là  que  toutes 
les  maisons  et  sociétés  de  banque  de  Londres  et  celles  de  province, 
parleurs  représentans,  échangent  journellement  leurs  engagemens, 
dont  le  solde  se  paie  par  des  viremens  sur  leurs  comptes  à  la  Banque 
d'Angleterre.  Aujourd'hui  nous  ne  voulons  nous  attacher   qu'aux 
opérations  spéciales  de  crédit   en  tant  que  dépôts  et  emploi  des 
fonds  reçus.  L'importance  des  uns,  le  chiffre  des  bénéfices  obtenus 
pour  les  autres,  montreront  à  quel  point  toutes  ces  banques  contri- 
buent à  accroître  la  fortune  publique.  Dans  les  banques  par  actions 
de  Londres,  les  cinq  plus  importantes  ont  donné  à  leurs  actionnaires 
en  1870  de  16  à  22  pour  100.  Parmi  les  banques  provinciales,  il 
n'en  est  presque  pas  qui  aient  distribué  moins  de  5  pour  100,  la 
moyenne  est  supérieure  à  10.  Les  Joint-stock  banks  de  Birmin- 
gham, Garlisle,  Manchester  et  Liverpool,  du  Yorkshire,  du  Dorset- 
shire,  ont  donné  20  pour  100-,  la  banque  de  la  ville  de  Bury  a  dis- 
tribué 25  pour  100.  Les  bénéfices  des  banques  d'Ecosse  et  d'Irlande 
ne  sont  pas  moindres;  celles  qui  rapportent  le  moins  donnent  encore 
8  pour  100. 

(1)  Voyez  à  ce  sujet  l'étude  de  M.  Esquiros  dans  la  Revue  du  15  février  1863. 


LES   SOCIÉTÉS    DE   CREDIT.  419 

Or  ce  qu'il  importe  de  noter,  c'est  que  les  banques  anglaises  ne 
se  mêlent  point  de  spéculation;  les  opérations  de  bourse,  celles  qui 
consistent  à  former  des  syndicats  pour  lancer  des  opérations  finan- 
cières, à  faire  des  émissions  de  valeurs,  ne  leur  sont  pas  seule- 
ment étrangères,  mais  porteraient  atteinte  à  leur  crédit.,  Elles  se 
bornent  aux  affaires  de  banque  proprement  dites,  elles  senties  cais- 
siers du  public,  elles  prennent  l'argent  de  ceux  qui  en  ont,  et  l'em- 
ploient en  escomptant  les  billets  du  commerce  ou  en  ouvrant  des 
crédits  aux  industriels  et  aux  agriculteurs.  Ce  dernier  genre  d'opé- 
rations se  fait  sur  une  échelle  immense,  sans  analogue  chez  nous. 
Les  banques  de  Londres  font  le  service  de  caisse  de  toutes  les  mai- 
sons respectables  de  la  métropole,  dont  elles  gardent  sans  intérêt 
un  solde  plus  ou  moins  important.  L'emploi  qu'elles  en  font  consti- 
tue leur  bénéfice.  Elles  reçoivent  aussi  du  public,  comme  toutes  les 
banques  de  province,  des  dépôts  d'argent  dont  elles  donnent  un 
intérêt  inférieur  au  taux  légal,  et  dont  elles  disposent  pour  des 
escomptes,  des  prêts  sur  nantissemens  ou  des  reports  sur  valeurs 
de  bourse.  Comment  se  fait-il  que  ces  opérations,  qui  passent  chez 
BOUS  pour  ne  pas  procurer  à  nos  institutions  de  crédit  des  béné- 
fices suffisans,  assurent  de  l'autre  côté  du  détroit  aux  banques  par 
actions  une  prospérité  si  grande?  Cela  tient  à  la  différence  des 
mœurs  financières  des  deux  pays.  Dans  le  royaume-uni,  aucun  par- 
ticulier ne  garde  chez  lui  la  moindre  somme  de  numéraire;  toute 
épargne  est  confiée  aux  banques  et  toute  avance  leur  est  demandée. 
Les  opérations  les  plus  importantes  se  soldant  presque  sans  bourse 
délier,  le  capital,  qui  ne  sert  plus  à  payer  les  consommations  faites, 
s'emploie  à  surexciter  l'activité  de  la  production.  L'argent  moins  né- 
cessaire d'un  côté  se  paie  moins  cher  d'un  autre,  ou  on  le  prête  plus 
souvent.  La  multiplicité  des  affaires  et  la  rapidité  de  la  circulation 
substituent  aux  gros  bénéfices  des  bénéfices  renouvelés.  Le  crédit 
obtenu  avec  moins  de  difficulté  rend  le  gain  plus  facile;  aussi  les 
avances  consenties  rentrent  avec  exactitude,  les  effets  se  paient 
avec  une  grande  régularité,  et  les  banques  de  Londres,  dont  le 
portefeuille  est  rempli  des  effets  de  la  province,  ne  les  réescomptent 
jamais.  Il  arrive  donc  que  les  ressources  mises  à  leur  disposition 
par  les  dépôts  dépassent  énormément  leur  capital,  et  que  l'emploi 
fréquent  de  ces  ressources  procure  des  bénéfices  assurés.  Pour  la 
London  and  Westminster  Bank  en  1871,  les  dépôts  et  acceptations 
ont  dépassé  23  millions  de  livres  contre  3  millions  seulement  de 
capital,  pour  la  Joint-stock  Bank  lU  millions  contre  1,600,000  liv., 
pour  la  London  and  County  et  l'Union  17  et  16  millions  contre 
1,500,000  livres  de  capital.  Par  conséquent,  lorsque  la  première  n'a 
gagné  que  1 .  39  pour  100  sur  fensemble  de  ses  ressources  employées, 
la  seconde  1.7Zi,  la  troisième  0.97  seulement  et  la  quatrième  l.iO 


A20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  JOO,  ce  mince  bénéfice,  rapporté  au  capital  versé,  représente 
18.48,  —  23.55,  —  18.02  et  20.21  pour  100  (1).  Notons  encore,  à 
l'avantage  des  banques  anglaises  sur  les  nôtres,  que  les  frais  géné- 
raux y  sont  beaucoup  moins  élevés.  On  n'y  connaît  point  ces  soins 
minutieux  pris  pour  la  conservation  des  titres,  l'établissement  des 
comptes  particuliers,  le  paiement  des  coupons,  etc.  Nos  établisse- 
mens,  et  la  société  générale  de  Crédit  mobilier  en  a  offert  le  plus 
remarquable  exemple,  sont  des  modèles  de  contrôle,  de  prompti- 
tude, de  régularité  :  le  public  y  est  conduit  pas  à  pas  et,  comme 
dans  nos  chemins  de  fer,  avec  un  souci  incessant  de  sa  sécurité.  Un 
tel  ordre  est  admirable  sans  doute,  mais  il  se  paie  cher,  et  comme 
en  dehors  de  ces  services,  qui  ne  coûtent  presque  rien  aux  cliens, 
on  alloue  aux  dépôts  un  intérêt  bien  plus  élevé  qu'en  Angleterre, 
il  est  difficile  que  nos  établissemens  produisent  pour  leurs  action- 
naires les  mêmes  avantages  en  se  bornant  aux  mêmes  opérations. 

Après  l'Angleterre,  c'est  l'Allemagne  qui  présente  le  tableau  des 
sociétés  de  crédit  les  plus  nombreuses,  et  dont  la  création,  à  vrai 
dire,  est  la  plus  récente.  La  cote  de  Berlin,  à  l'article  Bank-und 
Industrie-Actien,  donne  une  liste  de  soixante-neuf  sociétés  dont  les 
titres  sont  l'objet  de  transactions  de  bourse,  et  parmi  lesquelles  ne 
figurent  d'autres  établissemens  étrangers  que  ceux  dont  l'ambition 
allemande  revendique  déjà  la  nationalité,  tels  que  les  banques  d'Am- 
sterdam ,  d'Anvers  et  de  Luxembourg.  Les  dividendes  donnés  par 
ces  associations  de  capitaux  sont  pour  la  plupart  satisfaisans  ;  pour 
l'exercice  1871 ,  la  moyenne  est  certainement  supérieure  à  10 
pour  100  (2). 

L'Autriche,  qui  semble  vouloir  reconquérir  par  le  travail  la  situa- 
tion que  ses  armes  lui  ont  fait  perdre,  est  loin  de  présenter  un  en- 
semble d'institutions  aussi  imposant.  Il  y  a  cependant  douze  banques 
par  actions  à  Vienne,  la  plupart  avec  un  caractère  international,  et 
cinq  à  Pesth;  Trieste  en  compte  trois,  et  Prague  deux.  Le  capital 
de  ces  sociétés  est  en  général  peu  élevé,  et  n'atteint  pas  souvent 
10  millions  de  florins  en  capital  nominal ,  soit  moins  de  25  millions 
de  francs;  le  Credit-anstalt  ou  Crédit  mobilier,  dont  le  siège  est  à 
"Vienne,  a  seul  un  capital  de  hO  millions  de  florins  tout  versé;  les 
plus  élevés  sont  ensuite  la  Banque  anglo-autrichienne,  qui  figure 

(1)  Nous  extrayons  la  plupart  de  ces  chiffres  d'un  intéressant  travail  sur  les  ban- 
ques anglaises  fait  par  M.  Rabino ,  directeur  de  la  succursale  du  Crédit  lyonnais  à 
Londres,  sur  la  demande  de  l'administration  de  cette  société.  C'est  pour  nous  un  devoir 
de  louer  sans  réserve  le  soin  avec  lequel  celle-ci  étudie  et  fait  étudier  ce  qui  con- 
cerne la  situation  de  tous  les  états  et  de  toutes  les  grandes  entreprises  au  dedans  et 
au  dehors. 

(2)  Les  banques  de  Brème,  Lûbeck,  Worms,  ont  donné  7  pour  100,  la  Norddeutsclie, 
la  Preussische,  la  Schlesische,  la  Dessauer  Landesbank,  plus  de  12,  la  Darmstàdter 
et  la  Berliner  15  pour  100,  le  Bank-Vei'ein  16. 


LES    SOCIÉTÉS    DE   CRÉDIT.  A2Î 

pour  28  millions,  dont  la  moitié  a  été  versée,  et  la  Banque  austro- 
ottomane  pour  25. 

En  Italie,  on  peut  au  moins  citer  vingt-cinq  banques  par  actions, 
réparties  inégalement  dans  les  diverses  capitales  de  la  péninsule; 
Gênes  à  elle  seule  en  a  dix,  dont  le  capital  est  très  peu  élevé,  sauf 
pour  deux,  qui  se  sont  fondées  avec  un  chiffre  nominal  de  25  mil- 
lions. Florence  n'en  compte  que  cinq,  parmi  lesquelles  la  Banque 
nationale,  dont  tout  le  capital  de  200  millions  est  versé,  de  même 
que  celui  de  50  millions  pour  le  Crédit  mobilier.  La  Banque  de 
crédit  italien  n'a  que  12  millions  versés  sur  60,  et  la  Banca  toscana 
di  credito  h  sur  AO.  L'Italie  est  la  terre  privilégiée  des  crédits  mo- 
biliers; il  y  en  a  encore  un  à  Naples,  un  à  Venise,  un  à  Milan.  Turin 
n'a  plus  conservé  qwe  la  Banca  di  Torino,  avec  un  capital  de  120  mil- 
lions, dont  10  versés;  Rome  a  trois  banques,  la  Banca  générale, 
la  Romana,  Y Iiali:a- Germanica.  —  Citons  enfin  la  Russie,  où, 
sur  quatorze  banques,  trois  seulement  n'ont  pas  versé  la  totalité  de 
leur  capital.  La  plupart,  ayant  été  créées  au  capital  de  17  millions 
de  roubles,  soit  68  millions  de  francs,  peuvent  prêter  un  appui  sé- 
rieux au  commerce,  dont  elles  ont  pour  objet  principal  de  favoriser 
les  progrès.  Telles  sont  la  Banque  internationale  de  commerce  à 
Saint-Pétersbourg,  et  les  banques  de  commerce  à  Moscou,  Varsovie, 
Odessa  et  Riga. 

II  resterait,  pour  compléter  cette  rapide  revue  des  sociétés  de 
crédit  à  l'étranger,  à  mentionner  celles  des  deux  pays  dont  la  répu- 
tation financière  est  faite  depuis  longtemps,  nous  voulons  dire  la 
Hollande  et  la  Belgique;  mais,  par  cela  même  que  les  institutions 
de  crédit  y  datent  de  loin,  les  dernières  années  n'ont  pas  vu  se 
produire  un  mouvement  analogue  à  celui  qu'ont  présenté  l'Alle- 
magne et  la  France  en  particulier.  Sur  la  cote  officielle  d'Amster- 
dam ne  figurent  que  les  actions  de  la  Banque  et  celles  de  la  Société 
de  Commerce,  et  sur  la  cote  de  Bruxelles  dix-huit  établissemens, 
parmi  lesquels  plusieurs  dont  les  opérations  ne  rentrent  pas  dans 
notre  cadre;  nous  nous  bornerons  à  quelques  détails  sur  la  Sociélé 
générale  pour  favoriser  Vindustrie  nationale  en  Belgique.  Fondée 
en  1822,  sous  le  patronage  spécial  du  roi  de  Hollande,  avec  un 
capital  composé  en  partie  de  propriétés  depuis  lors  vendues  ou  res- 
tituées à  la  Hollande  et  en  partie  d'actions  de  500  florins  (1,058  fr.), 
dont  le  nombre  a  été  arrêté  en  1853  à  31,000,  la  Société  générale  a 
passé  par  des  phases  diverses.  Après  avoir  subi  le  contre-coup  des 
événemens  de  1830  et  de  1848,  elle  est  arrivée  à  la  situation  la  plus 
prospère  que  l'on  puisse  citer  en  ce  genre.  Grâce  à  la  loi  que  la 
direction  s'est  faite  de  constituer  en  réserve  les  bénéfices  extraor- 
dinaires, elle  a,  depuis  plus  de  dix  ans,  formé  un  capital  dit  de  ré- 
serve de  31  millions  de  francs,  dont  l'importance  est  égale  à  celle 


422  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  capital  social  (32,800,000  francs);  de  plus  une  nouvelle  réserve 
est  en  voie  de  formation  au  moyen  d'un  prélèvement  spécial  de 
15  pour  100  sur  les  bénéfices  annuels.  A  la  fin  de  1871,  cette  nou- 
velle réserve  dépassait  déjà  11  millions  de  francs.  Ce  double  capital 
est  représenté  par  des  titres  différens  :  un  titre  d'action,  qui  ne 
donne  droit  qu'à  un  intérêt  de  5  pour  100,  un  titre  dit  part  de  ré- 
servcy  qui  donne  droit  au  partage  de  tous  les  bénéfices  qui  dépas- 
sent cet  intérêt.  Les  parts  sont  au  nombre  de  31,000  comme  les 
actions,  nominatives  ou  au  porteur,  et  se  négocient  avec  elles  ou 
séparément.  Pour  1871,  l'action  a  reçu  son  intérêt  de  52  francs 
91  cent.,  la  part  de  réserve  un  dividende  de  97  francs  50  cent., 
et  la  nouvelle  réserve  a  été  accrue  d'une  somme  de  17  francs  â8  cent, 
par  titre.  Pour  un  capital  primitif  de  1,058  francs,  c'est  un  bon  pla- 
cement. La  moyenne  des  dix  dernières  années  est  un  peu  inférieure 
à  ces  chiffres;  à  la  cote  officielle  de  Bruxelles  fin  septembre  1872,  les 
actions  de  la  Société  générale  valaient  1,167  francs  50  cent.,  et  les 
parts  de  réserve  2,730  francs. 

Si  l'on  veut  résumer  en  quelques  traits  l'histoire  de  cette  société, 
on  peut  dire  qu'elle  a  eu  trois  phases  :  avant  1830,  elle  a  surtout 
placé  ses  ressources  en  fonds  publics;  aussi  subit-elle  cette  année 
une  perte  de  plus  de  8  millions,  ce  qui  ne  l'empêcha  point,  après  la 
séparation  de  la  Belgique  et  de  la  Hollande,  de  contribuer  à  î'afi'er- 
missement  du  crédit  public  du  nouvel  état  en  souscrivant  aux  em- 
prunts. Elle  n'eut  pas  à  s'en  plaindre;  elle  réalisa  ainsi  de  gros 
bénéfices  et  prit  à  ce  moment  la  sage  mesure  de  mettre  à  la  ré- 
serve les  profits  provenant  de  ces  sortes  d'opérations.  Ce  n'est  qu'à 
partir  de  1835  que  la  Société  générale  s'occupa  sérieusement  de 
remplir  sa  mission  industrielle;  mais  tout  d'abord  elle  n'agit  que 
par  intermédiaires,  créant  deux  sociétés,  l'une  du  Commerce,  l'autre 
des  Entreprises  industrielles,  qu'elle  subventionna,  et  qui  fondaient 
et  géraient  elles-mêmes  les  entreprises  nouvelles.  La  liste  de  ces 
entreprises  est  très  longue,  elle  renferme  un  grand  nombre  de 
hauts-fourneaux,  de  charbonnages,  de  mines,  etc.  A  partir  de  18/i9 
et  à  la  suite  de  désastres  commerciaux,  la  direction  reconnut  que 
la  Société  générale,  laissant  à  d'autres  le  soin  de  gérer  des  affaires 
où  elle  était  la  principale  intéressée,  faisait  fausse  route,  et  courait 
les  plus  grandes  chances  de  perte  sans  avoir  les  plus  gros  bénéfices. 
Les  sociétés  du  Commerce  et  des  Entreprises  industrielles  furent 
liquidées,  et  la  Société  générale  s'intéressa  directement  dans  toutes 
les  entreprises  qui  réclamèrent  son  appui.  C'est  à  partir  de  cette 
troisième  période  qu'elle  prit  surtout  une  part  active  dans  la  créa- 
tion des  chemins  de  fer. 

Aujourd'hui  la  situation  du  grand  établissement  belge  est  des 
plus  solides;  les  actionnaires  n'ont  qu'à  jouir  d'une  fortune  on  ne 


LES  SOCIÉTÉS  DE  CRÉDIT.  i23 

peut  mieux  assise.  Il  est  aussi  une  habitude  prise  par  la  direction 
dans  la  rédaction  des  rapports  présentés  aux  assemblées  générales 
des  actionnaires,  faite  pour  gagner  toute  leur  confiance.  On  y  donne 
la  liste  très  exacte  de  toutes  les  actions  et  obligations  des  sociétés 
industrielles  que  la  Société  générale  possède,  du  revenu  qu'elles 
rapportent,  et  on  les  évalue  dans  le  bilan  au  prix  de  revient.  Cet 
exposé  sincère,  qu'aucune  de  nos  sociétés  n'a  encore  entièrement 
imité,  présente  un  résultat  d'autant  plus  satisfaisant  que  presque 
toutes  les  entreprises  dans  lesquelles  la  Société  générale  s'est  in- 
téressée sont  entrées  dans  la  période  des  profits;  il  donne  lieu  aussi 
de  remarquer  avec  quel  scrupule  la  direction  n'emploie  dans  des 
placemens  industriels  ou  de  réalisation  différée  que  le  capital  même 
de  la  société,  actions  et  réserves,  ayant  soin  de  représenter  par  son 
encaisse,  son  portefeuille  ou  des  placemens  en  fonds  publics,  les 
ressources  que  le  public  lui  procure  à  échéance  plus  ou  moins 
courte.  Cette  prudence  de  conduite  et  cet  équilibre  maintenu  entre 
les  exigibilités  et  les  disponibilités  méritent  d'être  proposés  comme 
un  bon  exemple  à  suivre. 

Nous  ferons  aux  procédés  de  la  Société  générale  belge  deux  lé- 
gères critiques.  D'abord,  dans  la  création  de  titres  différens  pour 
l'action  et  la  part  de  réserve,  il  semble  que  c'est  à  celle-ci  que  de- 
vrait être  attribué  l'intérêt  de  5  pour  100,  variable  selon  l'impor- 
tance de  la  réserve  même,  et  à  l'action  le  dividende  variable  selon 
l'importance  des  bénéfices.  La  réserve  représente  l'économie,  l'amor- 
tissement du  capital  primitif.  Qu'un  intéressé  veuille  réaliser  son 
bénéfice  passé  et  néanmoins  rester  associé  aux  chances  de  l'avenir, 
il  le  pourrait,  si  après  la  vente  de  sa  part  de  réserve  l'action  lui 
gardait  des  éventualités  autres  que  la  perception  d'un  intérêt  fixe. 
Nous  remarquerons  enfin  que  peut-être  la  Société  générale  belge, 
trop  fière  de  sa  fortune,  s'endort  un  peu  dans  cette  brillante  situa- 
tion. Après  avoir  tant  fait  pour  l'industrie  nationale,  pour  le  crédit 
de  l'état,  après  avoir  sauvé  l'institution  des  caisses  d'épargne  en 
1831  en  se  chargeant  de  remplir  les  engagemens  que  les  caisses 
particulières,  à  commencer  par  la  caisse  d'épargne  de  Bruxelles, 
ne  pouvaient  tenir,  —  après  avoir  inauguré  le  système  des  chèques 
et  celui  de  l'émission  des  obligations  à  vue  et  à  intérêt  journalier,  il 
y  a  lieu  de  s'étonner  aujourd'hui  que  la  Société  générale  ne  soit  pas 
avec  le  public  dans  des  rapports  plus  étendus.  Au  bilan  de  1871,  les 
engagemens  de  la  société  envers  les  tiers  n'atteignent  pas  la  somme 
représentée  par  ses  ressources  sociales  proprement  dites;  elle  n'a- 
vait en  dépôt  que  12  millions  pour  le  compte  des  caisses  d'épargne, 
31  millions  en  émission  d'obligations  et  promesses,  tandis  que  l'avoir 
seul  des  actionnaires  s'élevait  à  plus  de  75  millions.  Cette  proportion 


à2U  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

diffère  bien  de  celle  que  présentent  les  banques  anglaises  et  même 
les  nôtres. 

En  Angleterre,  nous  avons  vu  que  les  banques  par  actions  ne 
jouent  qu'un  rôle,  celui  de  caissier  du  public,  et  n'emploient  géné- 
ralement leurs  ressources  qu'en  papier  de  commerce  ou  en  crédits 
personnels  ouverts  à  des  personnes  reconnues  solvables  et  caution- 
nées. Il  n'en  est  pas  de  même  pour  les  autres  sociétés  de  crédit  en 
Europe;  dans  presque  toutes,  une  grande  part  est  faite  à  la  spécu- 
lation, à  l'émission  des  fonds  d'état,  à  la  subvention  des  entreprises 
industrielles.  En  Italie  et  en  Allemagne  notamment,  la  création  des 
banques  a  coïncidé  avec  l'essor  de  l'industrie  et  y  a  puissamment 
contribué.  Tous  ceux  qui  ont  comparé  l'état  nouveau  de  la  péninsule 
italienne  avec  ce  qu'elle  était  avant  la  guerre  de  1859  ont  été  émer- 
veillés de  ses  progrès.  Le  travail  de  l'homme  s'y  montre  aujour- 
d'hui à  la  hauteur  de  la  fertilité  du  sol.  En  Allemagne,  c'est  plutôt 
la  matière  qui  fait  défaut  à  l'activité  humaine  :  usines,  mines,  che- 
mins de  fer,  entreprises  de  navigation,  fabriques  de  tout  genre, 
appellent  et  font  fructifier  les  capitaux  avec  une  rapidité  surpre- 
nante. Tandis  qu'en  Angleterre  le  portefeuille  des  banques  est  tou- 
jours la  contre-partie  des  dépôts,  et  qu'il  existe  peu  de  chances  de 
pertes,  mais  que  les  bénéfices  sur  chaque  opération  sont  restreints, 
■ailleurs  les  banques  courent  la  chance  de  plus  gros  profits,  mais 
•aussi  risquent  de  voir  leurs  capitaux  compromis  ou  au  moins  im- 
mobilisés. Or  c'est  à  ces  dernières  que  ressemblent  davantage  nos 
propres  institutions  de  crédit.  Sans  doute  il  eût  mieux  valu  qu'elles 
suivissent  la  fortune  des  banques  anglaises;  nos  habitudes  s'y  sont 
opposées.  Recherchons  au  moins  par  quelques  exemples  les  résul- 
tats obtenus  et  ceux  que  l'avenir  peut  produire. 

III. 

Nous  prendrons  pour  spécimen  des  sociétés  de  crédit  en  France 
la  banque  de  Paris  et  des  Pays-Bas,  la  Société  générale  et  le  Crédit 
lyonnais;  chacune  répond  à  un  ordre  d'idées  particulier,  et  semble 
jouer  un  rôle  spécial.  Ce  n'est  pas  à,  dire  que  d'autres  sociétés,  le 
Crédit  foncier  par  exemple  et  le  Comptoir  d'escompte,  ne  mérite- 
raient pas  de  fixer  l'attention  des  lecteurs  ;  mais  c'est  chose  depuis 
longtemps  faite  pour  tous  les  deux,  rappelons  seulement  qu'un  des 
principaux  services  rendus  au  public  par  le  Crédit  foncier  a  été  de 
vulgariser  pour  sa  part  l'usage  des  chèques.  La  Banque  de  Paris  et 
des  Pays-Bas  est  un  grand  comptoir  de  prêts  d'états.  La  Société 
générale  pour  favoriser  le  développement  du  commerce  et  de  l'in- 
dustrie en  France  a  un  vaste  cadre,  qu'elle  a  considérablement 


LES    SOCIÉTÉS    DE    CRÉDIT.  A25 

élargi  comme  banque  de  dépôts  à  Paris  et  dans  les  départemens. 
Le  Crédit  lyonnais  est  une  institution  provinciale  qui  est  venue  uti- 
liser sur  la  place  de  Paris,  où  le  capital  trouve  toujours  emploi,  les 
ressources  de  Lyon,  où  l'argent  abonde  toujours,  et  qui  a  conquis 
bien  vite  une  situation  supérieure  à  son  nom. 

La  Banque  de  Paris  et  des  Pays-Bas  a  été  formée  au  commence- 
ment même  de  cette  année  des  deux  sociétés  de  la  Banque  des 
Pays-Bas  et  de  la  Banque  de  Paris.  La  première  avait  son  siège  no- 
minal à  Amsterdam  et  sa  direction  véritable  à  Paris,  avec  succur- 
sales à  Genève,  Bruxelles  et  Anvers.  Grâce  à  l'initiative  de  ses  fon- 
dateurs belges  et  allemands,  après  moins  de  dix  années  d'existence 
elle  était  très  prospère;  quand  elle  s'est  liquidée,  les  actions  de 
500  fr.,  toutes  versées,  entrèrent  pour  pareille  somme  dans  la  nou- 
velle société  et  touchèrent  un  remboursement  de  210  fr.  La  Banque 
de  Paris  était  une  institution  unique  jusqu'alors,  avec  des  comman- 
ditaires possesseurs  de  parts  de  10,000  fr.  non  transférables  sans 
l'aveu  du  conseil  d'administration,  ne  recevant  pas  de  dépôts,  n'ou- 
vrant guère  de  crédit,  ne  publiant  pas  de  comptes-rendus,  consti- 
tuant un  syndicat  ou  une  réunion  de  financiers  habiles,  prêteurs  or- 
dinaires des  états  qui  paient  de  gros  intérêts.  Elle  fut  fondée  au 
capital  nominal  de  25  millions,  dont  le  quart  seulement  fut  versé, 
ce  qui  n'empêcha  point  les  administrateurs,  grâce  à  leur  nom  et  à 
leurs  propres  ressources,  de  traiter  de  puissance  à  puissance  avec 
les  gouvernemens  étrangers.  Elle  a  été,  elle  est  encore  la  caisse 
qui  fournit  aux  besoins  du  trésor  espagnol  dans  des  proportions 
considérables,  les  actionnaires  savent  avec  quel  fruit.  Le  nom  de 
MM.  A.  Deîahante  et  Edmond  Joubert  est  attaché  à  la  Banque  de 
Paris,  comme  celui  de  MM.  Bamberger  et  Bischofsheim  à  la  Banque 
des  Pays-Bas.  Dans  la  réunion  des  deux  sociétés  en  une  seule,  on 
a  vu  figurer  parmi  les  nouveaux  administrateurs  un  représentant  de 
la  maison  Stern  frères,  qui  occupe  un  rang  si  élevé  en  France,  en 
Angleterre  et  à  Francfort. 

La  Banque  de  Paris  et  des  Pays-Bas,  qui  s'est  constituée  au  ca- 
pital de  125  millions  de  francs  en  actions  au  porteur  de  1,000  fr., 
dont  la  moitié  est  versée,  n'a  pas  abandonné  les  erremens  de  la 
Banque  de  Paris.  Elle  ne  reçoit  pas  de  dépôts,  n'ouvre  pas  de  cré- 
dits, et  n'a  que  des  correspondans  en  compte.  C'est  surtout  une 
association  financière  pour  l'émission  des  emprunts  d'états  et  des 
valeurs  négociables  à  la  Bourse.  Le  groupe  des  hommes  qui  la  diri- 
gent se  recommande  par  son  habile  appréciation  des  forces  ou  des 
défaillances  des  grands  marchés  européens.  On  peut  dire  que  c'est 
un  établissement  international  où  Télément  allemand  n'est  pas  le 
moins  fort,  utile  combinaison  certes  à  l'époque  où  nous  sommes; 
dans  les  deux  emprunts  nécessités  pour  le  paiement  de  notre  rançon 


A2S  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

à  la  Prusse,  les  hommes  dont  nous  parlons  ont  rendu  de  vrais  ser- 
vices à  la  Bourse  de  Paris  et  à  la  France  elle-même.  Toutefois  la 
Banque  de  Paris  et  des  Pays-Bas  ne  peut  encore  être  considérée 
comme  une  des  sociétés  de  crédit  dont  le  rôle  doive  devenir  per- 
manent, qui  puisse  espérer  en  un  mot  une  existence  séculaire  sem- 
blable à  celle  des  grandes  banques  d'Ecosse  ou  d'Angleterre.  Sans 
doute  elle  répond  à  un  des  besoins  actuels ,  le  placement  des  em- 
prunts; mais  que  d'autres  nécessités  surgissent,  elle  modifiera  pro- 
bablement son  organisation  pour  y  satisfaire. 

La  Société  générale  date  de  186â;  fondée  principalement  par  les 
soins  de  MM.  Schneider,  Bartholony,  Pinard  et  Paulin  Talabot, 
l'élément  financier  et  l'élément  industriel  s'y  combinaient.  Le  se- 
cond en  France  n'offrait  pas  les  mêmes  chances  de  succès  que  le 
premier.  Le  concours  donné  à  l'industrie  sur  une  trop  large  échelle 
n'eût  pas  tardé  à  immobiliser  une  partie  des  ressources  sociales; 
la  direction  a  dû  chercher  dans  les  participations  financières  des 
profits  plus  immédiats.  Bientôt,  et  c'est  particulièrement  l'œuvre 
de  l'administration  actuelle,  présidée  par  M.  |Denière,  elle  a  trouvé 
dans  l'extension  de  son  action  hors  Paris  le  but  principal  à  pour- 
suivre. Sans  renoncer  à  venir  en  aide  à  l'industrie,  elle  veut  être 
le  mandataire  du  plus  grand  nombre  pour  les  affaires  de  Bourse  et 
les  emplois  des  capitaux,  et  jouer  sous  ce  rapport  pour  toutes  les 
classes  de  la  société  le  rôle  que  la  Banque  de  France  et  le  Comptoir 
d'escompte  jouent  spécialement  pour  le  commerce.  En  étendant  ses 
agences,  comme  la  première  ses  succursales  et  l'autre  ses  comp- 
toirs, dans  toutes  les  villes  principales  de  France,  elle  offre  à  cha- 
que citoyen  une  caisse  pour  recevoir  son  argent,  pour  garder  ses 
titres,  pour  toucher  ses  coupons;  elle  accepte  des  dépôts  payables 
à  vue  ou  à  échéance  plus  ou  moins  longue  moyennant  un  intérêt 
plus  ou  moins  élevé;  elle  délivre  des  chèques  remboursables  dans 
toutes  ses  caisses  de  Paris  et  de  la  province.  A  l'heure  qu'il  est,  la 
Société  générale  a  établi  à  Paris  seize  bureaux  de  quartiers,  et  dans 
les  départemens  cinquante-cinq  agences;  elle  a  une  succursale  à 
Londres.  Le  nombre  des  comptes  de  chèques  et  de  dépôts,  qui  n'é- 
tait pas  à  la  fin  de  décembre  1871  de  plus  de  13,500,  dépasse  à  pré- 
sent 18,000  :  avec  des  circonstances  favorables,  il  s'élèverait  par  une 
progression  arithmétique  en  quelques  années  à  100,000;  pour  que 
ce  résultat  se  réalise  promptement,  il  suffira  que  la  clientèle  ait  foi 
de  plus  en  plus  dans  le  crédit  de  l'établissement.  Or  dans  les  an- 
nées 1870  et  1871  la  Société  générale  a  donné  la  preuve  d'une  soli- 
dité incontestable;  elle  n'a  jamais  fait  attendre  un  de  ses  créan- 
ciers, elle  a  remboursé  130  millions  du  commencement  de  la  guerre 
aux  événemens  de  la  commune  :  aussi  dès  le  retour  du  calme  la 
confiance  du  public  est  revenue.  Jamais  les  comptes  de  chèques  ne 


LES  SOCIÉTÉS   DE   CRÉDIT.  'A27 

se  sont  élevés  aussi  haut,  les  sommes  reçues  des  tiers  à  divers  titres 
dépassent  136  millions,  et  cela  est  surtout  remarquable  alors  qu'en 
même  temps  la  clientèle  achète  plus  que  jamais  des  valeurs  de 
Bourse,  et  fait  ses  versemens  anticipés  sur  nos  derniers  emprunts. — 
Quelles  ressources  inépuisables  présente  donc  notre  pays,  qui  peut 
payer,  dépenser  et  économiser  à  la  fois  dans  des  proportions  gigan- 
tesques, et  de  quels  progrès  le  travail  est-il  susceptible  en  France,  si 
la  paix  se  maintient  au  dedans  et  au  dehors  !  —  La  Société  générale, 
pour  devenir  notre  première  société  de  crédit,  n'a  qu'à  persévérer 
dans  la  régularité  des  services  qu'elle  rend  ;  mais  on  comprend  tout 
ce  qu'une  action  aussi  disséminée  exige  de  vigilance  dans  l'admi- 
nistration. Ajoutons  que  la  partie  la  plus  difficile  de  la  tâche  est  celle 
qui  consiste  dans  l'emploi  même  des  ressources  affluant  de  toutes 
parts,  comme  dans  la  rémunération  du  capital  social,  signe  le  plus 
irrécusable  de  la  prospérité  d'un  établissement  financier.  Avec  son 
organisme  puissant,  la  Société  générale  ne  peut  pas  se  contenter  de 
succès  médiocres;  dans  notre  pays,  la  défiance  vient  trop  vite,  et  le 
moindre  ébranlement  de  ce  grand  corps  serait  un  danger  public.  II 
lui  faut  de  toute  nécessité  atteindre  à  la  fortune  de  certaines  ban- 
ques anglaises  ou  de  la  Société  belge  son  homonyme.  Heureusement 
on  peut  dire  qu'elle  est  en  bon  chemin. 

Le  Crédit  lyonnais  doit  son  origine,  ses  développemens  et  sa  for- 
tune au  président  de  son  conseil  d'administration.  M.  Henri  Ger- 
main, aujourd'hui  député  de  l'Ain  et  l'un  des  orateurs  de  l'assem- 
blée les  plus  écoutés  dans  les  discussions  financières,  n'était  qu'un 
jeune  homme  riche,  intelligent  et  instruit,  quand  il  voulut  doter  sa 
ville  natale  d'une  caisse  de  dépôts  pour  les  petites  bourses  et  de 
crédits  pour  les  petites  gens.  Lyon  possédait,  comme  il  possède  en- 
core, de  grandes  puissances  financières  capables  de  gérer  toutes  les 
épargnes  :  il  n'avait  pas  une  banque  ouverte  presque  gratuitement 
pour  recevoir  les  plus  petites  sommes,  toucher  les  coupons  les  plus 
faibles  et  garder  les  moindres  titres. 

Le  Crédit  lyonnais  a  été  formé  sur  le  modèle  des  banques  pro- 
vinciales d'Angleterre,  en  y  ajoutant  toutes  les  facilités  que  réclame 
le  pub'ic  français.  Les  succès,  lents  d'abord,  se  sont  accélérés  :  à 
l'heure  présente,  il  a  12,000  comptes  de  chèques  ouverts  à  Lyon 
seulement;  la  somme  que  lui  confie  le  public  à  divers  titres  dé- 
passe 100  millions,  soit  200  pour  100  de  son  capital,  récemment 
porté  de  20  millions  à  50  millions,  et  dont  la  moitié  seulement  est 
versée.  Ce  nombre  de  comptes  ouverts  dans  une  seule  ville  indique 
bien  la  nature  du  but  poursuivi  et  atteint  par  le  Crédit  lyonnais,  à 
savoir  la  constitution  de  l'épargne  populaire.  Comme  il  n'y  a  pas  de 
minimum  de  chiffre  de  dépôt,  les  plus  petits  versemens  peuvent 
servir  à  ouvrir  un  compte  :  aussi  les  ouvriers,  les  domestiques,  les 


4*28  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

femmes  surtout,  y  apportent  leur  argent  et  forment  la  très  grande 
majorité  de  la  clientèle.  En  outre  l'administration  de  la  société  a 
tenu  à  diriger  l'emploi  des  capitaux  disponibles,  elle  a  recommandé 
les  placemens  qui  peuvent  le  mieux  convenir  au  public  de  Lyon, 
c'est-à-dire,  outre  les  rentes  françaises,  même  les  valeurs  des  pays 
étrangers  avec  lesquels  le  commerce  est  en  relations  habituelles; 
c'est  ainsi  que  les  fonds  américains,  italiens,  les  actions  et  obligations 
des  chemins  autrichiens  y  ont  été  en  faveur.  Rien  n'est  plus  intéres- 
sant que  de  voir  se  succéder  dans  la  grande  salle  des  paiemens,  au 
rez-de-chaussée  que  le  Crédit  lyonnais  occupe  dans  le  Palais  du 
Commerce,  cette  foule  de  cliens  et  de  clientes,  modestement  vê- 
tus, qui  discutent  leurs  affaires  avec  une  véritable  intelligence. 
Dans  aucun  établissement  de  Paris,  l'affluence  n'est  plus  considé- 
rable. Ce  progrès  de  l'instruction  populaire  est  très  remarquable  ; 
il  est  à  souhaiter  qu'il  se  répande  partout. 

Enfin  le  Crédit  lyonnais  a  déjà  su  se  composer  une  réserve  du  tiers 
de  son  capital  versé,  laquelle  au  terme  de  l'exercice  courant  en  at- 
teindra peut-être  la  moitié.  De  tous  nos  établissemens  financiers,  le 
Crédit  lyonnais  est  non  le  plus  important,  mais  celui  qui  se  rapproche 
le  plus  du  type  dont  la  Société  générale  belge  est  jusqu'ici  le  meil- 
leur modèle  à  certains  égards.  Il  doit  la  confiance  dont  il  jouit  à  la 
règle  invariablement  suivie  de  ne  jamais  considérer  comme  une 
valeur  active  des  rentrées  plus  ou  moins  reculées,  et  de  tenir  au- 
tant que  possible  toutes  ses  ressources  réalisables  immédiatement. 
Ce  qu'on  appelle  en  style  du  métier  un  trou,  c'est-à-dire  une 
créance  douteuse,  de  paiement  différé,  est  comblé  dans  les  inven- 
taires et  figure  pour  zéro  au  bilan;  d'autre  part,  et  après  quelques 
expériences  coûteuses,  la  mobilisation  du  capital  est  devenue  la 
pratique  constante  de  la  société.  On  en  a  eu  la  preuve  dans  les 
événemens  de  1870-1871,  où  le  Crédit  lyonnais  a  eu  toujours  en 
caisse  plus  que  ses  exigibilités  de  toute  nature,  et  dans  les  em- 
prunts de  1871  et  de  1872,  où  il  a  pu  verser  les  sommes  néces- 
saires aux  grosses  souscriptions  qu'il  n'a  pas  craint  de  faire  pour 
lui-même  (1). 

(1)  L'emploi  du  capital  social  (non  des  dépôts,  dont  le  portefeuille  et  la  caisse  sont 
la  contre-partie  nécessaire)  en  rentes  françaises  n'est  certes  pas  une  infraction  à  la 
règle  de  la  mobilisation  du  capital,  au  contraire.  Si  mobile  qu'on  le  veuille,  il  faut 
toujours  l'utiliser.  Or  il  suffit  qu'il  soit  employé  en  titres  de  négociation  immédiate, 
de  rapport  certain  et  rémunérateur.  Les  rentes  françaises  ont  assurément  ce  carac- 
tère, et  le  placement  du  capital  entier  et  des  réserves  du  Crédit  lyonnais,  s'il  eût 
été  fait  en  5  pour  100  français,  n'aurait  pu  qu'augmenter  encore  la  confiance  du  pu- 
blic envers  lui.  Au  reste,  la  proportion  des  dépôts  avec  le  capital,  plus  forte  que  pour 
toute  autre,  montre  bien  le  crédit  de  cette  société.  Le  capital  est  de  ÎO  millions, 
tandis  que  celui  de  la  Société  générale  s'élève  à  120,  et  celui  de  la  Banque  de  Paris 
«t  des  Pays-Bas  à  125. 


LES   SOCIÉTÉS   DE   CRÉDIT.  A29 

Les  trois  sociétés  dont  nous  venons  de  parler  sont  appelées  du 
même  nom,  société  de  crédit;  en  réalité,  elles  se  livrent  à  des  opé- 
rations très  différentes,  et  il  est  sans  doute  utile  d'entrer  à  cet 
égard  dans  quelques  détails.  Il  faut  avant  tout  distinguer  deux 
sortes  d'opérations,  les  opérations  financières  proprement  dites  et 
les  opérations  de  crédit,  de  même  que  parmi  les  hommes  d'affaires 
on  appelle  les  uns  financiers,  les  autres  banquiers.  La  vraie  société 
de  crédit,  telle  que  des  habitudes  récentes  l'ont  constituée,  est 
celle  qui  reçoit  les  ressources  du  public,  qui  s'adresse  directement 
à  lui,  encaisse  son  argent  et  ses  titres,  et  les  fait  fructifier.  En  An- 
gleterre, les  sociétés  qui  reçoivent  l'argent  du  public  ne  gardent 
point  les  titres,  ne  touchent  pafs  les  coupons  et  paient  peu  ou  point 
d'intérêt;  comme  contre-partie  de  ces  ressources  encaissées,  elles 
font  de  l'escompte  et  des  prêts.  Les  banques  de  crédit  en  France 
s'emploient  bien  mieux  au  service  du  public;  mais,  comme  cette 
tâche  est  onéreuse,  elles  sont  obhgées,  pour  payer  les  intérêts  aux 
tiers  et  rémunérer  leurs  actionnaires,  de  recourir  à  des  opérations 
qui  constituent  des  aléas  redoutables;  elles  rentrent  ainsi  dans  le 
cercle  d'activité  des  sociétés  financières  proprement  dites.  Celles-ci 
se  livrent  aux  négociations  avec  les  gouvernemens  et  les  corpora- 
tions civiles  ou  industrielles  :  elles  abordent  les  spéculations  sur  les 
fonds  publics  ou  autres;  comme  elles  fuient  toute  responsabilité  vis- 
à-vis  du  public  en  général,  qu'elles  ne  sont  pas  exposées  aux  rem- 
boursemens  immédiats  des  avances  faites,  ces  sociétés  financières 
ne  craignent  pas  d'immobiliser  dans  les  spéculations  et  les  engage- 
mens  à  terme  des  ressources  considérables  avec  l'espoir  de  gros 
bénéfices.  La  fortune,  en  les  trompant,  ne  frapperait  que  leurs  ac- 
tionnaires; le  désastre  d'une  grande  société  de  crédit  aurait  des  con- 
séquences bien  plus  funestes,  puisqu'on  dehors  des  actionnaires  il 
atteindrait  un  nombre  plus  ou  moins  élevé  de  déposaos.  Là  où  les 
administrateurs  de  sociétés  financières  ont  surtout  besoin  d'habi- 
leté, ceux  des  sociétés  de  crédit  doivent  déployer  tout  à  la  fois  de 
l'habileté  et  de  la  prudence.  Le  rôle  d'une  société  comme  la  Banque 
de  Paris  et  des  Pays-Bas  peut  avoir  plus  d'éclat,  celui  de  la  Société 
générale  présente  bien  autrement  de  difficultés. 

Les  détails  que  nous  avons  donnés  plus  haut  sur  l'administration 
de  la  Société  générale  belge  permettront  au  lecteur  de  faire  des 
comparaisons  utiles  avec  ce  qui  se  passe  chez  nous  et  de  discerner 
quelles  mesures  utiles  on  pourrait  lui  emprunter.  Il  est  vraisem- 
blable, en  dépit  de  la  résistance  que  des  habitudes  anciennes  op- 
posent ici  aux  innovations,  que  les  progrès  de  notre  éducation 
financière  marcheront  d'un  pas  plus  rapide.  JNous  avons  eu  déjà 
sujet  de  regretter  que,  pour  un  des  modes  de  crédit  les  plus  recom- 
mandables,  la  pratique  des  assurances  sur  la  vie,  notre  pays  fût  tel- 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lement  en  retard  sur  l'Angleterre  et  les  Ëtats-TJnis  surtout;  depuis 
quelques  années,  et  malgré  les  difficultés  créées  par  les  circonstances, 
le  nombre  des  assurances  sur  la  vie  tend  à  augmenter.  11  en  sera  de 
même  de  l'usage  des  chèques,  des  viremens,  des  compensations;  rien 
ne  l'activera  davantage  que  la  bonne  administration  et  la  solidité  des 
institutions  de  crédit;  rien  ne  l'arrêterait  plus  qu'une  défaillance  de 
ces  établissemens,  dont  la  prospérité  est  d'intérêt  public.  Tout  ce 
qui  peut  augmenter  la  valeur  de  leurs  titres,  la  constitution  de 
fortes  réserves  et  la  représentation  de  ces  réserves  par  des  titres 
spéciaux,  l'intérêt  proprement  dit  séparé  des  dividendes,  la  publi- 
cation des  valeurs  qui  représentent  le  capital  et  les  réserves,  ce 
sont  autant  de  mesures  bonnes  à  introduire  chez  nous  comme  en 
Belgique. 

Ces  observations  sur  les  perfectionnemens  à  introduire  dans  l'ad- 
ministration des  sociétés  fmancières  ont  d'ailleurs  une  portée  géné- 
rale plus  opportune  qu'à  aucun  autre  moment.  Les  dépenses  consi- 
dérables de  la  guerre  de  1870  et  l'énorme  rançon  payée  à  la  Prusse 
ont  diminué  le  capital  de  roulement  du  pays,  de  même  que  les 
intérêts  à  payer  pour  les  deux  emprunts  récens  et  la  surcharge  des 
impôts  nouveaux  se  résument  en  prélèvemens  sur  le  revenu  de 
chaque  citoyen.  Il  faut  que  le  travail  national  augmente  ses  efforts 
pour  supporter  ces  charges,  et,  comme  la  production  ne  peut  s'ac- 
croître qu'avec  un  accroissement  correspondant  de  consommation 
au  dedans  ou  au  dehors,  il  faut  que  les  dépenses  privées  augmen- 
tent en  même  temps  que  le  budget  des  dépenses  publiques  grossit. 
D'autre  part,  en  attendant  que  l'épargne  annuelle  ait  reconstitué  le 
fonds  de  roulement  nécessaire  au  travail  national,  il  faut  aussi  que 
des  moyens  de  crédit  y  aient  pourvu  et  que  la  circulation  ne  soit  ni 
amoindrie  ni  ralentie.  Les  établissemens  de  crédit  peuvent  et  doi- 
vent jouer  ce  grand  rôle.  Quand  on  voit,  comme  en  Angleterre,  tant 
de  transactions  se  liquider  par  de  simples  viremens  de  comptes,  on 
comprend  à  quel  point  la  bonne  organisation  des  sociétés  de  crédit 
peut  aider  à  la  circulation  et  se  prêter  à  l'activité  des  affaires,  de- 
venue pour  nous  une  nécessité  sociale.  La  multiplicité  des  comptes 
de  dépôts,  en  agglomérant  de  grandes  ressources,  permet  en  outre 
aux  sociétés  financières  de  venir  en  aide,  par  des  spéculations  qui 
méritent  d'être  encouragées,  au  placement  d'emprunts  que  le  pu- 
blic recherche  d'autant  plus  volontiers  qu'il  a  plus  de  concurrens, 
et  dont  il  n'acquitte  le  prix  que  par  des  paiemens  successifs.  En 
attendant  ces  rentrées,  souvent  éloignées,  la  spéculation  les  es- 
compte selon  les  besoins  du  trésor,  dans  l'intérêt  môme  des  sou- 
scripteurs, dont  elle  prend  momentanément  la  place. 

A  coup  sûr,  le  spectacle  donné  par  notre  pays  en  1872  a  dépassé 
toutes  les  prévisions;  nous  ne  voulons  pas  seulement  parler  du  suc- 


LES    SOCIÉTÉS    DE   CREDIT.  Ô31 

•ces  inespéré  du  dernier  emprunt,  où,  moins  d'un  an  après  un  pré- 
cédent appel  au  crédit  de  2  milliards  1/2,  lorsque  3  milliards  1/2 
étaient  de  nouveau  demandés,  les  souscriptions  se  sont  élevées  à 
Û3  milliards.  Deux  ou  trois  mois  après  cette  émission,  le  trésor,  par 
voie  de  libération  anticipée,  avait  déjà  reçu  la  moitié  de  la  somme 
demandée  ;  en  même  temps,  toutes  les  sociétés  de  crédit  voyaient 
leurs  comptes  de  dépôts  s'élever,  et  le  comptant  sur  les  différentes 
bourses  enlevait  les  titres  de  la  rente  dans  des  proportions  inusitées. 
Il  ne  faut  pas  cependant  s'abuser  sur  ces  premiers  symptômes;  beau- 
coup de  ces  libérations  anticipées  cachent  des  opérations  d'arbi- 
trages qui  ne  constituent  point  des  achats  définitifs  de  rentes,  il  fau- 
dra les  liquider  un  jour,  et  pour  cela  il  importe  que  la  spéculation  à 
la  baisse  ne  prévale  point;  on  doit  ensuite  reconnaître  que  ce  sont 
les  dernières  portions  des  emprunts  qui  se  classent  le  plus  difficile- 
ment. En  finance  comme  en  guerre,  notre  premier  élan  est  admirable 
et  le  plus  fort;  la  réflexion  le  refroidit.  Aujourd'hui  c'est  d'un  effort 
continu  que  notre  pays  a  besoin  :  intérêts  des  emprunts,  dépenses 
publiques,  dépenses  privées,  reconstitution  du  capital  de  roule- 
ment, le  travail  national  doit  suffire  à  tout.  Heureusement  que  le 
champ  est  vaste,  presque  illimité,  que  les  besoins  individuels  sont 
loin  d'être  satisfaits,  et  qu'après  cette  explosion  d'activité  et  de  ri- 
chesse qui  vient  d'étonner  le  monde  la  France  n'est  ni  épuisée  ni 
même  lassée,  —  au  contraire  on  peut  dire  que  l'ère  de  l'industrie 
commence  pour  elle.  Le  travail  sous  toutes  les  formes,  à  tous  les 
degrés,  n'est-il  pas  sa  ressource  suprême,  son  honneur,  sa  loi,  le 
devoir  inflexible  de  chaque  citoyen?  Non-seulement  le  travail  nous 
permettra  d'obtenir  ces  trois  résultats  matériels,  en  apparence  con- 
tradictoires, de  dépenser  plus  afin  d'être  contraints  de  produire  da- 
vantage, de  payer  plus  à  l'état  et  de  refaire  par  nos  économies  le 
capital  de  roulement  qui  nous  a  été  enlevé;  il  peut  aussi  seul  donner 
à  nos  mœurs  politiques  la  force  qui  leur  manque,  et  réunir  par  un 
lien  commun  les  classes  divisées.  Sur  les  questions  politiques  ou 
religieuses,  on  peut  douter  que  l'accord  se  fasse  aisément,  l'avenir 
ne  se  montre  pas  sans  nuages;  en  tout  cas,  produire  sans  relâche 
est  le  seul  moyen  d'oublier  ces  divisions  cruelles  et  peut-être  d'en 
prévenir  les  effets.  Que  dans  les  arts,  les  sciences,  les  lettres,  comme 
dans  l'industrie,  l'agriculture  et  le  commerce,  un  mouvement  uni- 
versel éclate,  que  l'oisiveté  soit  non-seulement  proscrite  par  la  mo- 
rale, mais  encore  par  l'opinion,  que  chacun  soit  soucieux  d'accroître 
son  capital,  de  multiplier  ses  aptitudes,  cet  égoïsme  bien  entendu 
tournera  au  profit  de  tous,  et  les  vertus  patriotiques  du  travail  nous 
auront  refait  de  belles  destinées. 

Bailleux  de  Marisy. 


LES  ORIGINES  ET  LA  FORMATION 


DE 


L'EMPIRE  BYZANTIN 


Tableau  de  l'empire  romain,  1  toI.  in-S»  ;  —  Trois  ministres  des  fils  de  Théodose,  1  vol.  in-8» 
—  Saint  Jean  Chrysostome  et  l'impératrice  Eudoxie,  1  vol.  in-8»,  par  M.  Amédée  Thierry. 


I. 

La  révolution  de  1789  a  favorisé  le  développement  de  deux 
genres  d'écrits  bien  divers,  le  roman  et  l'histoire.  Si  d'une  part  le 
besoin  d'expliquer  les  événemens  contemporains  portait  les  esprits 
sérieux  à  faire  un  retour  vers  les  temps  passés,  de  l'autre  le  spec- 
tacle de  tant  de  choses  imprévues  et  invraisemblables  entraînait  les 
imaginations  ardentes  vers  un  monde  complètement  chimérique.  On 
sait  la  part  légitime  qui  a  été  faite  à  l'histoire  dans  l'éducation  de 
la  jeunesse;  mais  l'on  sait  aussi  que  le  roman  est  pour  le  peuple, 
comme  pour  les  gens  du  monde,  la  principale  et  presque  l'unique 
nourriture  intellectuelle.  Plus  d'un  historien  s'est,  avec  les  années, 
transformé  en  un  romancier  plein  de  séduction.  Notre  histoire  de 
France  elle-même,  celle  que  nous  avons  vue  et  vécue,  n'était  plus 
guère  vers  la  fin  qu'un  mauvais  roman. 

Il  faut  bien  vivement  regretter  que  les  historiens  n'aient  pu  pré- 
valoir sur  les  romanciers.  Il  y  a  là  tout  au  moins  un  phénomène  qui 
mérite  d'être  expliqué.  Sans  doute  on  peut  accuser  le  tempérament 
même  du  peuple,  que  l'étude  patiente  et  minutieuse  des  faits  ne 
captive  guère  ;  mais  on  doit  également  s'en  prendre  aux  historiens, 


ORIGINES   DE    l'eMPIRE   BYZANTIN.  433 

qui  ont  méconnu  la  nation  à  laquelle  ils  s'adressaient.  Une  école 
historique  s'était  formée  vers  1825.  Elle  se  proposait  d'épuiser  les 
recherches  de  tout  genre  sur  un  sujet  préféré.  Elle  le  méditait  lon- 
guement; elle  vivait  avec  lui  et  en  lui  pour  ainsi  dire,  elle  le  com- 
posait avec  le  soin  raffiné  de  l'artiste,  elle  ne  l'exposait  aux  regards 
du  public  qu'après  avoir  supprimé  complètement  l'échafaudage. 
Cette  école  évitait  les  dissertations;  elle  avait  une  prédilection  par- 
ticulière pour  le  récit,  où  elle  excellait.  Elle  débuta  par  deux  œuvres 
remarquables  :  Y  Histoire  de  la  conquête  de  V  Angleterre  par  les  Nor- 
mands et  V Histoire  des  Gaulois,  Si  on  avait  suivi  la  voie  tracée  par 
elle,  non-seulement  on  aurait  atteint  le  vrai,  mais  on  l'aurait  fait 
goûter.  On  eût  combattu  victorieusement  le  roman.  L'esprit  même 
de  la  nation  eût  subi  une  heureuse  transformation. 

Par  malheur,  cette  école  eut  peu  de  disciples;  ce  fut  parfois  une 
mode  de  la  dénigrer.  Ceux  qui  excellent  à  dresser  des  échafaudages 
et  qui  jalousent  quelque  peu  l'architecte  contestèrent  la  solidité  de 
l'édifice,  dès  qu'ils  ne  virent  plus  l'appareil  entier  de  la  construc- 
tion. Une  erreur  qui  s'était  glissée  dans  un  long  travail  était  si- 
gnalée avec  aigreur  et  avec  éclat;  on  était  heureux  de  triompher  de 
l'art  à  peu  de  frais,  de  le  déclarer  nuisible  et  de  reconduire.  Tandis 
que  des  milliers  d'écrivains  sacrifiaient  la  pensée  à  la  forme,  nos 
critiques  affectaient  une  complète  indifférence  pour  la  forme  et 
pour  la  pensée. 

La  France  se  glorifie  à  juste  titre  de  posséder  des  épigraphistes, 
des  numismates,  des  paléographes  de  premier  ordre.  Ce  sont  là,  je 
ne  dirai  pas  des  historiens,  mais  des  préparateurs  nécessaires  de 
l'histoire.  W  ne  faudrait  pas  toutefois  qu'une  certaine  archéologie 
préférât  sottement  les  moindres  informations  tirées  d'une  mon- 
naie, d'une  médaille,  aux  œuvres  les  plus  parfaites  et  les  plus  vé- 
ridiques  de  l'antiquité.  Il  ne  faudrait  pas  non  plus  que  les  habiles 
interprètes  des  monumens  défigurés  par  les  siècles  déclarassent 
qu'il  n'y  a  aucun  secours  à  espérer  d'un  panégyrique  ou  d'un 
poème,  quelque  défectueux  qu'il  soit.  A  travers  la  phraséologie  et 
la  fiction,  on  peut,  on  doit  atteindre  la  vérité.  Que  ce  soit  là  une 
œuvre  difficile,  où  un  moraliste  seul  réussira,  nous  ne  le  nions  pas; 
mais  la  prétention  de  stériliser  les  annales  du  genre  humain  ne 
saurait  être  sérieusement  discutée.  Si  elle  venait  à  prévaloir,  il  ne 
nous  resterait  plus  qu'à  dresser  des  généalogies,  des  catalogues  et 
des  inventaires.  Qu'on  ne  nous  objecte  pas  que  l'Allemagne,  —  que 
l'on  copie  d'une  façon  ridicule  dès  que  l'on  consent  à  ne  point  l'i- 
gnorer, —  nous  a  donné  l'exemple  en  cette  matière.  —  Les  Alle- 
mands sont  de  hardis  métaphysiciens  et  d'habiles  psychologues.  Ils 
ne  méprisent  ni  l'analyse  morale,  ni  les  systèmes  transcendans.  Ce 

TOME  eu.  —  1872.  28 


li^ll  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

serait  bien  mal  les  imiter  que  de  leur  emprunter  exclusivement  la 
critique,  très  précieuse  à  coup  sûr,  des  textes  originaux. 

Recueillir  et  classer  tous  les  documens  qui  concernent  une  époque 
déterminée,  voilà  la  première  partie  de  notre  tâche,  celle  où  les 
purs  érudits  nous  doivent  leur  concours.  De  tous  ces  matériaux  bien 
digérés  tirer  un  organisme  vivant,  voilà  l'œuvre  spéciale  de  l'his- 
torien. L'antiquité  ne  s'y  était  pas  trompée.  Si  elle  a  décerné  à  Hé- 
rodote le  titre  glorieux  de  père  de  l'histoire,  c'est  qu'après  avoir 
vu  et  étudié  tant  de  choses  ignorées  de  ses  contemporains,  il  les 
leur  avait  rendues  présentes  dans  d'inimitables  récits.  Thucydide 
acquit  une  renommée  encore  plus  solide  en  expliquant  des  événe- 
mens  qui  avaient  eu  la  Grèce  entière  pour  témoin.  Dans  des  condi- 
tions presque  identiques,  Tacite  put  être  préféré  à  ses  devanciers, 
parce  que  dans  ses  écrits  l'histcire  avait  enfin  une  âme,  une  con- 
science. Certes  l'érudition  moderne  a  ses  légitimes  et  salutaires  exi- 
gences, mais  le  but  suprême  de  l'histoire  reste  le  même  :  elle  est 
tenue  de  faire  revivre  les  personnages;  autrement  elle  mériterait  le 
surnom  de  nécropole  que  lui  donnait  un  critique  malveillant  ou 
trop  sévère. 

Les  véritables  historiens  se  reconnaissent  à  ce  signe,  qu'ils  pro- 
clament dignes  d'étude  tous  les  âges  et  tous  les  peuples.  Cette 
largeur  de  vues  est  bien  rare.  Nos  humanistes  ne  soupçonnent 
rien  au-delà  des  siècles  de  Périclès,  d'Auguste  et  de  Louis  XIV.  Na- 
guère nos  érudits  eux-mêmes  avaient  pour  certaines  époques  un 
profond  dédain.  C'est  le  bas-empire  qui  de  tout  temps  a  eu  le  pri- 
vilège d'éveiller  la  haine  et  le  mépris  dans  les  cœurs  les  plus  géné- 
reux. Il  est  de  bon  ton  encore  aujourd'hui  de  l'injurier  et  de  ne 
l'étudier  point.  Ces  répugnances,  on  le  reconnaîtra  un  jour,  sont 
en  grande  partie  injustes.  Pour  les  atténuer,  constatons  les  services 
rendus  à  notre  civilisation  par  le  bas-empire.  C'est  le  bas-empire 
qui  a  divisé,  arrêté,  retardé  ou  limité  les  invasions  germanique, 
arabe  et  tartare.  Quatre  siècles  avant  que  l'Occident,  plongé  dans 
le  chaos  de  ces  invasions,  pût  oublier  les  querelles  de  race  qui  le 
déchiraient,  l'Orient,  le  bas-empire  avait  organisé  une  croisade 
perpétuelle  où  le  feu  grégeois  et  la  diplomatie,  habilement  combi- 
nés, accomplissaient  des  merveilles.  Jusqu'à  Mahomet  (632),  Con- 
stantinople  fut  la  capitale  de  la  plus  vaste  domination  de  l'univers. 
Jusqu'à  Charlemagne  (SOO),  elle  fut  le  centre  de  la  civilisation.  Jus- 
qu'au schisme  d'Orient  (1057),  elle  disputa  la  suprématie  religieuse 
à  Piorae.  Jusqu'à  la  croisade  vénitienne  (120/i),  elle  demeura  l'en- 
trepôt général  du  monde.  Elle  avait  alors  tout  pour  elle,  tout  d'une 
façon  exclusive ,  les  arts ,  l'industrie,  la  marine ,  le  numéraire. 
Qu'elle  ait  occupé  un  rang  élevé  dans  l'ordre  intellectuel,  cela  ne 


ORIGINES    DE   l'eMPIRE    BYZANTIN.  435 

saurait  être  contesté.  Au  vi®  siècle,  Byzance  achève,  sanctionne  et 
promulgue  le  droit  romain.  Au  viii%  elle  tente  une  réforme  reli- 
gieuse d'une  haute  portée  :  elle  a  dans  Léon  l'Isaurien  et  dans  Con- 
stantin Copronyme  son  Luther  et  son  Calvin.  Au  xiii*  siècle,  c'est 
elle  qui  provoque  la  renaissance  italienne.  Durant  tout  ce  temps, 
cette  nouvelle  Rome  a  consolidé,  converti,  civilisé,  organisé  le 
monde  slave.  L'empire  russe  est  sa  plus  grande,  mais  non  sa  seule 
création.  Déjà  frappée  par  la  rude  main  des  Occidentaux,  dans  un 
état  de  faiblesse  extrême,  elle  tint  en  suspens  l'inévitable  triomphe 
des  Turcs.  A  la  faveur  de  sa  résistance  inespérée,  la  Pologne,  la 
Bohême,  la  Hongrie,  l'Autriche,  s'étalent  préparées  à  leur  rôle  glo- 
rieux de  défenseurs  de  la  religion  et  de  la  civilisation. 

En  dépit  de  ses  incontestables  services,  le  bas-empire  restera 
antipathique  à  bien  des  gens;  mais  la  sympathie  et  l'antipathie 
n'ont  rien  de  commun  avec  la  science.  Le  naturaliste  étudie  sans 
rancune  comme  sans  scrupule  tous  les  êtres.  L'historien  sérieux 
procède  de  la  même  façon.  11  s'avoue  satisfait  quand  il  s'est  rendu 
un  compte  exact  du  fond  constitutif  et  de  la  corrélation  des  parties. 
C'est  ce  que  n'ont  eu  garde  de  faire  ceux  qui  reprochent  au  bas- 
empire  ses  disputes  théologiques.  Or  la  théologie  était  la  forme 
supérieure  de  son  activité  intellectuelle.  Ne  voit- on  pas  que  com- 
battre l'hérésie  et  le  schisme,  c'était  défendre  en  même  temps 
l'unité  politique?  D'autre  part,  plus  d'une  fois  sous  une  hérésie 
s'est  caché  un  grand  projet  qui,  s'il  eût  abouti,  aurait  notre  appro- 
bation. Admirer  la  diplomatie  de  Byzance  et  mépriser  sa  théologie, 
la  grande  école  et  l'instrument  puissant  de  cette  diplomatie,  c'est 
le  comble  de  l'inconséquence.  D'ailleurs  les  questions  sociales  se 
sont  mêlées  à  la  théologie,  comme  de  nos  jours  elles  se  mêlent  à 
l'économie  politique.  Lorsque  l'on  compare  la  démagogie  byzantine, 
enragée  de  théologie,  avec  notre  démagogie  française,  déchaînée  par 
des  passions  vulgaires,  force  est  de  reconnaître  que  l'avantage  reste 
plutôt  à  la  première.  Quant  aux  jeux  du  cirque,  où  s'étalaient  tous 
les  vices  d'un  peuple  turbulent  et  corrompu,  on  y  retrouve  le  ré- 
gime de  Rome  impériale,  «  du  haut-empire,  »  panem  et  circenses, 
transporté  dans  la  cité  de  Constantin. 

Ce  n'est  qu'à  partir  du  xvii''  siècle  que  les  études  byzantines  com- 
mencèrent en  France.  Qui  n'a  nommé  Du  Cange,  l'illustre  érudit,  et 
le  président  Cousin,  le  vaillant  traducteur?  Au  xyii"  siècle,  Lebeau 
écrivit  son  Histoire  du  bas-empire,  qui,  revue  de  nos  jours  par 
Saint-Martin,  reste  un  guide  précieux.  Les  philosophes  de  l'Ency- 
clopédie et  leurs  disciples  s'emparèrent  de  ces  annales,  où  leur  cri- 
tique trouvait  une  si  riche  matière.  L'Anglais  Gibbon  traita  le  même 
sujet  que  le  Français  Lebeau,  avec  une  plume  autrement  exercée  et 


Zi36  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

spirituelle.  Toutefois  les  idées  voltairiennes  dont  il  était  imbu  l'em- 
pêchèrent de  se  mettre  dans  le  courant  même  de  cette  histoire, 
d'en  saisir  l'économie  et  la  raison.  Il  était  à  chaque  instant  rebuté 
par  ce  despotisme  formaliste  et  cérémonieux,  par  cette  dévotion 
chicanière,  par  cette  diplomatie  sans  point  d'honneur,  «  par  cet  hé- 
roïsme de  la  servitude.  »  Il  ne  répondit  pas  d'une  manière  satis- 
faisante à  cette  question  :  «  comment  a  pris  naissance  une  si  bizarre 
organisation?  »  et  à  celle-ci  :  «  comment  cet  empire,  toujours  si 
chancelant,  a-t-il  vécu  si  longtemps?  »  mais  il  sembla  démontré 
que  le  monde  byzantin  avait  été  un  monde  étrange  et  presque  ri- 
dicule. 

Il  fut  de  mode  jusqu'au  milieu  du  xix®  siècle  de  se  ranger  à  l'a- 
vis de  Gibbon.  Les  ecclésiastiques,  habitués  à  invoquer  les  conciles, 
les  pères  de  l'église,  réclamaient  très  justement,  mais  exclusive- 
ment, en  faveur  des  Athanase,  des  Basile  et  des  Grégoire.  Isolant 
par  système  l'histoire  religieuse  de  l'histoire  civile,  retraçant  les 
controverses  dogmatiques  sans  les  avoir  préalablement  replacées 
dans  le  milieu  social  qui  les  avait  produites,  ils  fatiguèrent  le  pu- 
blic, ils  ne  l'instruisirent  pas.  Soustraire  l'histoire  byzantine  à  l'in- 
tolérance des  libres  penseurs  et  des  gens  d'église,  telle  était  l'en- 
treprise à  tenter.  Il  fallait  séculariser  cette  histoire,  et  surtout 
Vhumaniser.  Cette  tentative  ne  pouvait  être  faite  que  par  un  laïque 
qui  n'eût  pour  la  théologie  ni  aversion  ni  complaisance,  qui  s'enquît 
librement  des  faits  de  tout  ordre  et  en  cherchât  le  lien. 

L'honneur  de  découvrir  le  côté  humain  des  annales  byzantines 
était  réservé  à  M.  Amédée  Thierry.  Ce  n'est  pas  le  hasard  qui  depuis 
longtemps  déjà  l'a  fait  aborder  à  Byzance.  Après  la  publication  de 
son  Histoire  des  Gaulois,  sur  le  point  d'entreprendre  son  Histoire  de 
la  Gaule  sous  la  domination  romaine,  il  eut  l'heureuse  et  féconde  in- 
spiration de  jeter  une  vue  d'ensemble  sur  l'empire  romain.  Au  lieu 
de  se^faire,  comme  Montesquieu,  le  contemporain  des  Cincinnatus  et 
des  Caton,  il  devint  celui  des  Sénèque  et  des  Marc-Aurèle.  La  conclu- 
sion se  trouva  sensiblement  modifiée  :  ce  qui  apparaissait  à  Montes- 
quieu comme  une  décadence  apparut  à  M.  Amédée  Thierry  comme 
un  développement.  Il  saisit  et  décrivit  l'évolution  nécessaire  et  salu- 
taire des  faits  et  des  idées.  Dans  son  Tableau  de  Vejnpire  romain,  il 
nous  fit  assister  à  la  formation  de  la  société  romaine,  à  la  marche  du 
monde  romain  vers  l'unité.  Quand  il  eut  conduit  son  Histoire  de  la 
Gaule  jusqu'à  la  mort  de  Théodose,  M.  Amédée  Thierry  crut  que, 
pour  assurer  ses  pas  ultérieurs,  il  lui  fallait  approfondir  l'Occident 
et  l'Orient,  qui  se  séparaient  à  ce  moment  même.  Il  jugea  également 
qu'une  narration  massive,  à  la  façon  de  Lebeau,  produirait  fatale- 
ment, vu  la  diversité  et  l'incohérence  des  faits,  la  confusion  et  l'en- 


ORIGINES   DE    l'eMPIRE    BYZANTIN.  hZl 

nui.  De  cette  manière  de  voir,  qui  honore  le  penseur  et  l'artiste, 
sont  nés  ces  récits  de  l'histoire  romaine  au  v*"  siècle,  si  dignes  de 
leurs  admirables  modèles,  les  Récits  mérovingiens.  On  eut  ainsi 
deux  séries,  la  série  romaine  et  la  série  byzantine.  D'un  côté  se  ran- 
gèrent Stilicon,  Alaric,  Ricimer,  Odoacre,  Théodoric,  de  l'autre 
Rufin,  Eutrope,  Attila.  En  face  du  Latin  Jérôme  prit  place  le  Grec 
Ghrysostome. 

A  la  lecture  d'Eutrope  et  de  Saint  Jean  Chrysostome,  la  pensée 
nous  est  venue  que  dès  la  fin  du  iv®  siècle  les  élémens  constitutifs 
de  la  société  et  de  l'état  byzantins  avaient  par  leur  amalgame  pro- 
duit un  régime  très  nettement  défini.  D'autre  part,  la  trame  est  en- 
core assez  lâche  pour  qu'on  puisse  distinguer  les  fils  qui  concou- 
rent à  la  former.  Ressaisir  autant  que  possible  tous  ces  fils ,  tous 
ces  élémens,  voilà  ce  que  se  propose  cette  étude. 

II. 

Pour  comprendre  le  bas-empire,  il  faut  le  considérer  en  quelque 
sorte  comme  la  synthèse  de  l'antiquité.  La  Grèce  et  Rome,  l'Orient 
et  l'Occident,  le  despotisme  et  l'administration,  le  polythéisme  et  le 
christianisme,  la  philosophie  et  le  droit,  la  rhétorique  et  la  science, 
s'y  sont,  à  doses  inégales,  mélangés  et  combinés.  Le  produit  de  cet 
amalgame,  c'est  Byzance.  Pour  présenter  une  image  moins  flat- 
teuse, mais  plus  exacte  peut-être,  on  pourrait  dire  que  Byzance 
est  le  résidu  qui  s'est  trouvé  au  fond  du  creuset  où  tant  d'élémens 
divers  s'étaient  précipités.  Cette  idée  générale  admise,  —  et  on  ne 
peut  pas  ne  pas  l'admettre,  —  l'empire  byzantin  cesse  d'être  une 
énigme  :  il  apparaît  comme  un  phénomène  que  la  science  a  le  de- 
voir d'expliquer.  Suivre  dans  son  évolution  continue  la  civilisation 
ancienne,  c'est  expliquer  en  réalité  les  origines  et  la  formation  du 
bas-empire.  On  remonte  ainsi  à  la  source  des  idées,  des  mœurs, 
des  institutions,  dont  le  bas-empire  a  été  précisément  la  résultante. 

Gomme  point  de  départ,  nous  prendrons  la  Grèce  primitive,  telle 
qu'elle  se  montre  immédiatement  après  l'invasion  des  Ioniens  et  des 
Doriens;  nous  la  traiterons  comme  un  corps  simple  que  des  alliages 
viennent  successivement  altérer.  Or  la  Grèce  primitive  et  simple, 
c'est,  si  l'on  veut,  celle  que  nous  révèlent  Hésiode  et  Homère.  La 
poésie  et  le  polythéisme  y  jaillissent  d'une  source  unique.  La  rhé- 
torique, la  sophistique,  sont  des  produits  plus  tardifs,  spontanés 
et  nationaux  néanmoins.  Tel  est  à  son  origine  l'arbre  sur  lequel 
tant  de  greffes  allaient  être  pratiquées.  Tout  le  monde  en  a  admiré 
et  savouré  les  fruits. 

Nous  marquerons  :  !•  la  transformation  des  Hellènes  au  contact 


438  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  monde  oriental  (ici  est  pour  nous  la  tête  de  ligne  qui  conduit 
à  l'empire  byzantin);  2°  l'action  des  Hellènes  métamorphosés  sur 
Rome,  maîtresse  de  l'univers,  et  la  réaction,  non  moins  importante, 
de  Rome  sur  les  Hellènes  (à  ce  moment,  le  régime  byzantin  existe 
déjà,  mais  il  n'a  encore  ni  solidité  ni  fixité);  3°  la  révolution  reli- 
gieuse, due  à  la  démocratie  gréco-asiatique,  qui  sut  s'imposer  aux 
savants,  aux  patriciens,  aux  empereurs  eux-mêmes,  et  qui  donna 
de  la  consistance  au  byzantinisme  naissant.  Alors  fut  fondée  Gon- 
stantinople,  la  tête  et  le  cœur  du  nouvel  empire. 

Sous  cette  dénomination  «  Orient,  »  nous  comprenons  non-seule- 
ment l'Asie-Minenre,  la  Syrie  et  l'Egypte,  qui  furent  à  des  dates 
diverses  incorporées  à  l'empire  d'Alexandre  et  à  celui  des  césars, 
mais  encore  la  Ghaldée,  l'Arabie,  la  Perse  et  l'Inde,  restées  auto- 
nomes, il  est  vrai,  mais  moralement  solidaires  des  précédentes.  Sur 
ce  vaste  territoire  vivaient  trois  races  fort  bien  étudiées  de  nos 
jours,  la  race  chamite,  la  race  aryenne,  la  race  sémitique.  Leurs 
centres  principaux  étaient,  dans  l'ordre  de  notre  énumération, 
rÉgypte,  la  Perse  et  la  Ghaldée.  Il  y  avait  là  trois  conceptions  reli- 
gieuses, intellectuelles  et  politiques  différentes  :  la  théocratie  avec 
ses  castes  et  ses  mystères,  l'aristocratie  avec  son  dogme  de  la  lutte 
du  bon  et  du  mauvais  principe,  la  royauté  militaire  et  sacerdotale 
avec  ses  pontifes  astronomes  et  astrologues.  N'oublions  pas  d'ail- 
leurs que  ces  races,  rapprochées  en  maint  endroit  les  unes  des 
autres,  donnèrent  naissance  par  leur  mélange  à  beaucoup  de  va- 
riétés d'espèces  et  d'idées.  Il  suffit  de  citer  à  cet  égard  les  Phéni- 
ciens, ces  Sémites  unis  aux  Ghamites,  voyageurs  et  commerçans 
comme  les  premiers,  idolâtres  comme  les  seconds.  Au  contraire  les 
Juifs,  Sémites  purs,  entourés  de  tous  les  côtés  par  des  nations  hy- 
brides, parvinrent,  au  moyen  d'un  patriotisme  vigilant  et  d'une 
guerre  incessante,  à  se  préserver  de  tout  alliage  et  de  tout  contact. 
Ils  se  constituèrent  les  gardiens  jaloux  du  monothéisme. 

De  très  bonne  heure,  des  relations  s'établirent  par  la  Méditer- 
ranée entre  l'Egypte  et  la  Phénicie,  déjà  en  pleine  civilisation,  et  la 
Grèce,  qui  n'avait  pas  encore  conscience  d'elle-même.  G'est  par 
cette  voie  que  vinrent  les  inventions  les  plus  merveilleuses,  l'écri- 
ture, l'architecture,  la  sculpture.  L'Asie-Mineure,  dont  la  partie  à 
l'ouest  du  Taurus  a  toujours  été  une  dépendance  de  la  Grèce,  com- 
muniquait, à  travers  une  couche  épaisse  de  peuples  à  demi  barbares, 
avec  la  Ghaldée  et  la  Perse.  De  là  bien  des  phénomènes  moraux  et 
intellectuels  dont  l'analyse  est  très  difficile.  Quoi  qu'il  en  soit,  la 
Grèce,  qui,  réduite  à  ses  seules  forces,  ne  s'était  pas  élevée  au- 
dessus  de  la  poésie  et  du  polythéisme,  créa  la  philosophie,  c'est- 
à-dire  la  science,  dès  qu'elle  eut  reçu  les  connaissances  positives 


ORIGINES    DE   l'eMPIRE   BYZANTIN.  439 

apportées  de  l'Oiient.  De  l'étude  du  monde,  elle  passa  bien  vite  à 
celle  de  l'âme;  la  physique  la  conduisit  à  la  psychologie.  Après  les 
sept  sages  vint  Pythagore,  dont  la  pensée  fut  si  audacieuse  et  si 
profonde. 

Les  guerres  médiques,  l'expédition  des  dix-mille,  et  surtout  la  con- 
quête macédonienne,  étendirent  singulièrement  l'action  du  monde 
oriental  sur  le  monde  hellénique.  Il  semble  avéré  qu'Alexandre 
voulut  préparer  une  fusion  des  deux  mondes.  C'est  ce  qui  explique 
la  vive  opposition  que  lui  firent  les  philosophes,  qu'il  châtia  d'une 
manière  si  cruelle.  Ses  héritiers,  les  Lagides  et  les  Séleucides, 
généraux  grecs  transformés  en  pharaons  et  en  grands  rois,  ne 
rencontrèrent  plus  de  résistance  et  poursuivirent  librement  ses  des- 
seins. Les  Grecs,  attirés  par  l'appât  du  luxe  et  des  plaisirs,  émi- 
grèrent  en  foule  et  vinrent  encombrer  les  palais  d'Antioche  et 
d'Alexandrie.  Les  armées  asiatiques  avaient  leurs  mercenaires  grecs; 
les  cours  asiatiques  eurent  leurs  sycophantes,  leurs  parasites,  leurs 
poètes,  leurs  sophistes,  leurs  rhéteurs  grecs.  Les  populations  indi- 
gènes, Coptes,  Syriens,  etc.,  avaient  été  expulsées  des  rivages 
méditerranéens  et  reléguées  dans  leurs  oasis  ou  dans  leurs  mon- 
tagnes; mais  dans  les  grands  centres  il  s'opéra  une  sorte  de  trans- 
action entre  le  polythéisme  et  les  mystères.  Ces  mystères  eux- 
mêmes,  la  philosophie  voulut  en  pénétrer  le  sens.  L'on  eut  ainsi, 
aux  divers  degrés  de  la  société  et  de  l'intelligence  helléniques,  la 
magie,  la  théurgie,  la  théologie.  A  côté  de  la  hiérarchie  politique 
se  développa  la  hiérarchie  religieuse. 

C'est  en  présence  de  ce  monde  étrange,  mais  plein  d'idées,  que 
Rome  se  trouva  placée  par  le  fait  même  de  sa  conquête.  Elle  subit 
le  contact  de  la  Grande-Grèce  (3i3  avant  Jésus-Christ),  de  la  Grèce 
proprement  dite  (197),  de  l' Asie-Mineure  (189),  de  la  Syrie  (63),  de 
l'Egypte  (30).  Elle  dut  accepter  les  arts  et  les  usages  des  vaincus.  Les 
expéditions  de  Sylla,  de  Lucullus  et  de  Pompée  mirent  fin  à  l'opposi- 
tion très  décidée  et  très  patriotique,  à  coup  sûr,  des  vieux  Romains. 
César  est  déjà  un  Piomain  méconnaissable  qui,  après  avoir  étonné 
rOccident,  s'oublie  en  Orient.  De  retour  à  Rome,  il  fait  craindre  un 
régime  tout  oriental,  emprunté  à  la  Bithynie  ou  à  l'Egypte.  Il  est 
assassiné.  Antoine  ose  bien  davantage  :  il  abjure  tout  sentiment 
romain,  et  prétend  ressusciter  à  son  profit  l'empire  d'Alexandre 
en  y  rattachant  Rome  et  l'Occident.  Auguste  se  constitue  très  habi- 
lement le  défenseur  du  sénat,  du  peuple,  des  pénates  et  des  grands 
dieux.  Tel  il  se  montre  à  Actium,  tel  Virgile  nous  le  dépeint  dans 
son  Enéide.  Il  préserve  l'œuvre  des  siècles  antérieurs,  cette  domina- 
tion romaine  si  menacée  par  Antoine.  Après  un  service  si  éminent, 
il  pouvait  prétendre  à  tout,  sauf  à  la  monarchie.  La  monarchie  en 


^40  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

effet  était  une  conception  tout  orientale,  dont  la  Grèce  elle-même 
n'eût  pas  voulu  dans  ses  beaux  jours,  et  contre  laquelle  luttèrent 
les  Démosthène  et  les  Phocion.  Si  Antoine  l'eût  emporté,  la  mo- 
narchie serait  résultée  de  sa  victoire.  La  victoire  d'Auguste  impli- 
quait au  contraire  le  maintien  des  anciennes  formes  politiques  et 
sociales.  Effectivement  on  conserva  d'une  manière  jalouse  les  ma- 
gistratures comme  les  classes.  Il  y  eut,  comme  par  le  passé,  des 
plébéiens  et  des  patriciens,  des  sénateurs  et  des  chevaliers,  des 
consuls  et  des  préteurs.  Le  pj-ince  ou  empereur  se  contenta  d'une 
délégation  multiple  et  temporaire  :  son  pouvoir  était  illimité,  mais 
sans  formule.  Cependant  cet  Orient  que  l'on  voulait  éviter,  même 
au  prix  de  la  liberté,  continua  d'exercer  une  fascination  irrésistible. 
On  ne  peut  s'expliquer  le  régime  impérial,  depuis  l'avènement  de 
Tibère  jusqu'à  la  mort  de  Néron,  qu'en  le  considérant  comme  le 
mélange  des  procédés  aristocratiques,  si  en  honneur  de  tout  temps 
chez  les  Claudius,  et  des  procédés  monarchiques  de  l'Asie  grecque. 
Il  y  avait  là  une  étrange  combinaison  de  l'autorité  du  père  de  fa- 
mille et  du  patron  d'une  part,  de  celle  du  despote  et  du  tyran  de 
l'autre.  Dans  cet  amalgame,  c'est  l'Orient  qui  prévalait  de  plus  en 
plus  sur  l'Occident.  Tacite  nous  raconte  comment  Vespasien  fut  con- 
sacré par  les  superstitions  égyptiennes  et  regardé  à  Rome  comme 
un  être  surnaturel. 

Rome  elle-même  était  envahie  par  les  Asiatiques,  depuis  que  les 
cours  d'Alexandrie,  d'Antioche  et  de  Pergame  avaient  disparu.  Odi 
grœcam  urhem  !  s'écrie  Juvénal  en  parlant  de  la  capitale  de  l'em- 
pire; mais  il  faut  bien  se  garder  de  la  déclamation,  si  facile  et  si 
habituelle  dans  un  pareil  sujet.  Le  satirique  nous  apprend  lui- 
même  que  de  la  Grèce  et  de  la  Syrie  venaient  non-seulement  des 
acrobates,  des  magiciens,  des  captateurs  de  testament,  mais  des 
rhéteurs,  des  médecins,  des  artistes;  pour  être  juste,  il  faudrait 
ajouter  :  des  historiens  et  des  hommes  d'état.  Certes  la  renommée 
d'un  Arrien,  d'un  Appien,  d'un  Dion  Cassius  n'a  pas  besoin  d'être 
défendue.  Le  grec,  —  c'est  là  un  fait  bien  significatif,  —  devient 
la  langue  des  sciences,  de  la  philosophie  et  même  de  la  politique; 
le  latin,  déchu  littérairement,  ne  conserve  comme  domaine  propre 
et  inaliénable  que  le  droit.  Le  droit  lui-même  est  singulièrement 
modifié  par  les  idées  grecques.  L'école  grecque  de  Béryte  est  une 
pépinière  de  jurisconsultes  romains.  L'un  d'entre  eux,  Papinien,  est 
le  véritable  auteur  du  célèbre  décret,  signé  par  Antonin  Caracalla, 
qui  conférait  à  tous  les  hommes  libres  de  l'empire  le  titre  de  citoyen. 
Vhellémsation  de  Rome  produit  les  règnes  d'Adiien,  de  Marc-Au- 
rèle  et  d'Alexandre  Sévère.  Le  premier  fait  en  personne,  dans  tout 
l'empire,  une  enquête  perpétuelle  dont  ni  les  proconsuls  ni  les  em- 


ORIGINES    DE    l'eMPIRE    BYZANTIN.  A4l 

pereurs  ne  lui  avaient  donné  l'exemple.  Marc-Aurèle  apporte  dans 
son  gouvernement  une  générosité ,  une  largeur  de  vues,  que  l'on 
rencontre  à  un  égal  degré  chez  les  philosophes  grecs,  mais  nulle- 
ment chez  les  hommes  d'état  romains.  Alexandre  Sévère,  accueil- 
lant tous  les  dieux  dans  son  panthéon,  est  encore  plus  Grec  et 
moins  Romain  que  Marc-Aurèle  lui-môme.  La  Rome  des  empereurs 
syriens,  avec  son  Héliogabale,  nous  inspire  une  vive  répulsion; 
mais  à  cette  époque  môme,  à  côté  d'une  honteuse  dépravation  des 
mœurs  et  de  la  démence  du  pouvoir,  subsistent  et  se  développent 
les  idées  fécondes  qui  sont  le  patrimoine  indivisible  des  sociétés 
modernes. 

A  la  mort  de  Philippe  l'Arabe,  le  Syrien,  ou  plutôt  le  Grec  (249), 
Rome,  si  justement  stigmatisée  par  Lucien,  prit  la  résolution  de 
réagir  contre  les  influences  étrangères;  elle  demanda  un  censeur 
qui  se  chargeât  de  l'épurer.  Cette  épuration  se  fit  naturellement, 
sans  violence,  quand  le  voluptueux  Gallien  eut  laissé  surgir  de 
tous  les  côtés  des  empereurs  ou  tyrans.  L'Italie  resta  longtemps 
séparée  des  provinces.  Les  Grecs  quittèrent  Rome,  pour  Palmyre 
d'abord,  puis  pour  Nicomédie.  Redevenue  maîtresse  d'elle-même, 
la  ville  éternelle  chercha  par  tous  les  moyens  à  ramener  les  temps 
de  V heureux  Auguste,  du  vertueux  Trajan;  il  ne  lui  fut  donné  que 
de  s'isoler  tous  les  jours  davantage  des  provinces  dont  elle  avait  été 
le  lien.  Son  sénat  réorganisé  eut  bien  la  satisfaction  de  proclamer 
quelques  empereurs  semblables  à  ceux  dont  il  conservait  la  mé- 
moire; mais  il  ne  fut  pas  en  son  pouvoir  de  les  faire  durer.  Après 
bien  des  efforts  stériles,  il  dut  se  contenter  d'administrer  souverai- 
nement une  ville  où  les  princes  ne  venaient  plus  guère  que  pour 
célébrer  leurs  triomphes, 

La  Grèce  asiatique  n'avait  jamais  compris  les  réticences  et  les 
nuances  infinies  du  système  impérial  romain;  le  régime  qui  pré- 
valait en  Perse  sous  les  Sassanides  (222  après  Jésus-Christ)  était 
plus  à  sa  portée.  De  Vùtiperator,  elle  fit  un  autocrate,  au  jyrinceps 
un  despote.  La  domination  des  femmes  et  des  eunuques,  qui  indi- 
gnait Rome,  lui  sembla  naturelle,  parce  qu'elle  s'était  familiarisée 
avec  l'histoire  des  Séaiiramis,  des  Bagoas,  etc.;  mais  la  grande 
idée  romaine,  l'idée  d'unité,  si  bien  exprimée  par  ces  locutions  or- 
bis  romamis,  majestas  romana,  pax  romana,  fit  sur  elle  une  du- 
rable impression.  Elle  emprunta  également  à  Rome  ses  formules 
et  ses  procédés  d'administration.  —  Nous  venons  de  résumer  en 
quelques  hgnes  le  système  politique  de  Dioclétien. 

Une  révolution  religieuse  avait  été  la  conséquence  nécessaire  de 
la  révolution  politique  que  nous  avons  retracée.  Les  divinités  égyp- 
tiennes, syriennes,  grecques,  latines  et  celtiques,  jadis  ennemies, 


442  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avaient  été,  comme  nous  l'avons  dit,  réconciliées  dans  le  Panthéon 
par  Alexandre  Sévère.  Bien  plus,  Yénus  s'était  identifiée  avec 
Astarté  et  Aphrodite,  — Mercure  avec  Melkart,  Hermès  et  Teuta- 
tès  ;  mais  cette  mythologie  si  bien  ordonnée,  si  régulièrement  ad- 
ministrée, n'exerçait  plus  d'empire  sur  les  cames.  L'histoire  de 
chaque  divinité  était  soumise  à  l'examen  d'une  critique  pénétrante 
et  railleuse.  Le  mysticisme,  la  théurgie,  la  magie,  eurent  beau  s'in- 
génier, ils  ne  purent  pas  rendre  l'existence  à  cet  olympe  cosmopo- 
lite. Ce  monde  sceptique  et  corrompu,  que  Lucien  nous  a  dépeint, 
fut  menacé  un  instant  de  tomber  dans  l'athéisme  le  plus  complet. 
Depuis  deux  siècles  pourtant  avait  surgi  une  religion  nouvelle  qui 
devait  s'étendre  à  tout  l'empire.  Sortie  de  la  Judée  monothéiste,  elle 
avait  été  singulièrement  transformée  et  enrichie  par  l'hellénisme 
avant  de  se  propager  au  loin  à  la  faveur  de  l'unité  romaine.  An- 
tioche  l'avait  saluée  des  noms  d'Evangile  et  de  Christianisme.  Le 
christianisme  avait  d'abord  limité  son  action  à  la  démocratie  des  villes 
asiatiques,  tandis  que  l'aristocratie  se  passionnait  pour  le  stoïcisme. 
Là  se  formèrent  ces  associations  fraternelles  qui  parurent  redouta- 
bles à  Pline  le  Jeune  et  à  Trajan.  Quand  la  x-eligion  du  Christ  gagna 
les  campagnes  de  la  Syrie  et  de  la  Gappadoce,  le  monachisme,  em- 
prunté sans  doute  à  la  Perse  et  à  l'Inde,  s'y  constitua  fortement. 
Pour  conquérir  les  hautes  classes,  l'Évangile  devait  préalablement 
s'accommoder  aux  habitudes  et  aux  procédés  pliilosophiques  de 
l'Orient.  Saint  Jean  avait  fait  de  très  bonne  heure  une  remarquable 
tentative  dans  ce  sens.  Irénée,  Clément  d'Alexandrie,  surtout  Ori- 
gène,  furent  les  propagateurs  philosophiques  du  christianisme,  qui 
pénétra  dans  l'école  néo-planoticienne.  Le  christianisme  devint  lui- 
même  néo-platonicien,  ou,  si  l'on  aime  mieux,  alexandrin,  théo- 
logique;  dès  lors  il  n'inspira  plus  de  répugnance  qu'aux  rhéteurs, 
qui  obéissaient  à  leurs  préjugés  littéraires.  Organisé  par  des  Grecs, 
mais  sur  un  plan  tout  romain,  il  put  sans  désavantage  engager  la 
lutte  avec  les  empereurs,  qui  virent  en  lui  un  ennemi  avant  d'y 
voir  un  allié.  Mieux  avisé  que  Galérius,  Constantin  sut  utiliser  pour 
lui-même  cette  grande  force  longtemps  secrète  et  subitement  révé- 
lée. A  côté  du  christianisme  démocratique  et  du  christianisme  théo- 
logique, on  eut  désormais  le  christianisme  politique. 


III. 


Si  le  nom  de  Rome  commandait  toujours  le  respect,  Rome  elle- 
même  avait  cessé  d'être  le  centre  de  l'univers.  Ce  n'était  plus  de 
Rome  que  partaient  les  idées  élevées  et  fécondes;  ces  idées  venaient 


ORIGINES   DE   l'eMPIRE   BYZANTIN.  443 

plus  que  jamais  de  l'Orient.  L'extension  du  christianisme  faisait 
pencher  encore  davantage  vers  l'Orient  le  centre  de  gravité.  A  un 
monde  renouvelé  il  fallait  une  capitale  nouvelle,  située  dans  la  ré- 
gion asiatique,  à  la  rencontre  des  grands  courans  que  nous  avons 
étudiés.  Dioclétien  avait  eu  comme  l'intuition  de  cette  nécessité 
lorsqu'il  avait  établi  sa  résidence  à  ISicomédie,  où  se  produisit  fa- 
talement le  choc  de  tant  d'élémens  hétérogènes.  Constantin,  qui 
voulait  empêcher  une  nouvelle  collision  et  préparer  une  fusion,  se 
mit  à  son  tour  en  quête.  On  dit  que  Troie  l'attira  tout  d'abord; 
mais,  quand  il  eut  examiné  attentivement  Byzance  et  la  Thrace,  ses 
hésitations  cessèrent.  La  contrée  tout  entière  était  admirablement 
défendue  par  les  ramifications  de  l'Hémus  et  du  Rhodope.  La  ville, 
non  moins  bien  protégée  par  une  série  de  détroits,  communiquait 
facilement  avec  toutes  les  provinces  de  l'Orient.  C'était  une  position 
intermédiaire  entre  le  Danube  et  l'Euphrate,  enti'e  l'empire  goth  et 
l'empire  perse,  également  menaçans. 

Héritier  d'une  longue  séiie  d'augustes  et  de  césars,  Constantin 
ne  pouvait,  ni  ne  voulait,  en  fondant  Constantinople  et  le  bas- 
empù^e,  répudier  complètement  les  souvenirs  de  Rome.  Rome  fut 
officiellement  le  type  de  cette  création  politique.  On  constata  que 
sur  les  bords  du  Bosphore,  comme  sur  ceux  du  Tibre,  s'élevaient 
sept  collines.  Les  chefs-d'œuvre  de  l'art  furent  transportés  à  grands 
frais  d'Athènes,  de  Rome  même  à  Constantinople;  les  personnages 
les  plus  distingués  émigrèrent  comme  les  chefs-d'œuvre.  On  établit 
des  jeux  de  cirque,  des  distributions  gratuites  de  blé.  Rome  conser- 
vait son  grenier,  l'Afrique;  Constantinople  eut  le  sien,  l'Egypte. 
Grâce  à  cette  libéralité,  on  eut  un  démos,  une  plèbe,  plus  turbu- 
lente, inoins  jyolitique  que  celle  de  Rome,  parce  qu'elle  était  hel- 
lénique ou,  pour  être  plus  exact,  pélasgique.  Aussi  bien  on  répudia 
les  noms  de  Thraces,  de  Mysiens,  de  Phrygiens,  pour  adopter  celui 
de  Romains.  Les  Byzantins  oublièrent  volontiers  les  Léonidas,  les 
Périclès,  pour  ne  songer  qu'aux  Scipions  et  aux  Césars.  La  nou- 
velle Rome  eut  son  capitole,  sa  curie,  son  sénat.  Ce  sénat,  syndêtos, 
privé  de  toute  influence  politique,  devint  la  grande  école  de  la  di- 
plomatie, science  toute  byzantine,  qui  procédait  directement  de  la 
théologie,  et  lui  empruntait  toutes  ses  subtilités  comme  toutes  ses 
ressources.  Constantin  ne  se  souciait  pas  moins  de  l'avenir  que  du 
passé;  or  l'avenir,  dans  l'ordre  religieux  comme  dans  l'ordre  poli- 
tique, c'était  le  christianisme.  Destructeur  de  la  tétrarchie  de  Dio- 
clétien, il  voulut  étayer  le  dogme  de  l'unité  impériale  sur  le  dogme 
de  l'unité  divine.  L'empereur  unique  et  le  Dieu  unique,  ayant  cha- 
cun une  juridiction  bien  distincte,  ne  pouvaient  se  porter  ombrage. 
L'Évangile  ne  disait- il  pas  à  ses  sectateurs  :  «  Rendez  à  César  ce  qui 


hhh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

appartient  à  César?  »  La  Bible,  plus  explicite,  consacrait,  dans  les 
Psaumes  et  l'Ecclôsiaste,  l'absolutisme  des  rois  ;  mais  îe  christia- 
nisme, qui  ne  reconnaissait  qu'un  Dieu,  était,  à  l'époque  de  Constan- 
tin, divisé  par  les  hérésies  et  par  les  schismes.  Constantin  poursuivit 
les  partis  religieux  comme  il  avait  poursuivi  les  partis  politiques.  Le 
catholicisme  fut  dans  sa  pensée  l'achèvement  providentiel  de  la  ro- 
manité.  Il  arrêta  d'une  manière  définitive  l'organisation  ecclésias- 
tique et  l'organisation  politique  de  l'empire.  L'état  eut  son  consislo- 
rium  sacrum,  ses  ministres,  ses  préfets,  ses  ducs  et  ses  comtes; 
l'église,  son  concile  œcuménique,  ses  patriarches,  ses  métropolitains, 
ses  évêques,  ses  prêtres  et  ses  diacres.  A  la  hiérarchie  impériale 
correspondit  ainsi  la  hiérarchie  divine.  Le  Seigneur  avait  son  lot,  son 
clergé  y  qui  se  gouvernait  d'une  manière  démocratique,  mais  sous  le 
contrôle  rigoureux  du  souverain,  investi  du  droit  de  confirmer  les 
évêques.  Le  lot  exclusif  de  l'empereur,  c'étaient  les  fonctionnaires 
civils  et  militaires,  qui  exécutaient  ses  moindres  volontés.  Tout- 
puissant  et  sacré,  comme  le  Dieu  unique  et  immatériel  avec  lequel  il 
faisait  cause  commune,  Constantin  unissait  dans  son  gouvernement 
et  dans  sa  personne  les  maximes  romaines,  orientales  et  chrétiennes. 
Le  pouvoir  impérial  allait  acquérir,  grâce  à  cette  fusion  surpre- 
nante, ce  qui  lui  avait  manqué  jusqu'alors,  une  formule  précise,  et, 
comme  régulateur  suprême,  l'état  possédait  Constantinople,  la  ville 
mère,  la  métropole.  Nous  voyons  ici,  nous  touchons  le  byzanti- 
nistne. 

Néanmoins  Constantinople  ne  put  pas  être  dès  le  premier  jour 
une  cité  homogène;  elle  fut  incapable  tout  d'abord  d'imprimer  au 
monde  une  direction  bien  déterminée.  Des  nuées  de  Romains  et  de 
Grecs,  de  courtisans  et  d'ecclésiastiques,  s'y  pressaient  autour  de 
l'empereur,  ourdissaient  mille  intrigues  opposées,  et  empêchaient 
ainsi  le  développement  d'un  plan  régulier.  La  transition  de  l'an- 
cien au  nouvel  ordre  de  choses  commandait  une  extrême  prudence. 
Si  Constantin  réservait  toutes  ses  faveurs  aux  ministres  du  christia- 
nisme, il  restait  lui-même  le  souverain  pontife  du  paganisme.  Si 
dans  ses  actes  officiels  il  n'invoquait  plus  Jupiter  et  Apollon,  il  n'in- 
voquait pas  encore  Jésus-Christ.  Pour  ne  heurter  aucune  opinion 
religieuse,  il  rendait  hommage,  d'une  manière  abstraite  et  peu 
compromettante,  à  la  Divinité.  Ces  prêtres  chrétiens  qui  l'appro- 
chaient, il  constatait  avec  effroi  leurs  profonds  dissentimens.  Peu 
versé  dans  la  théologie,  bien  que  très  mystique,  il  hésitait  à  se  pro- 
noncer entre  Arius  et  Athanase.  De  quel  côté  se  trouvait  l'hérésie? 
d'où  partait  le  schisme?  Voilà  les  questions  qu'il  se  posait.  Il  avait 
tout  d'abord  accepté  le  symbole  de  Nicôe;  mais  vers  la  fin  de  son 
existence  il  crut  démêler  que  les  ariens,  courtisans  plus  obséquieux 


ORIGINES    DE    l' EMPIRE    BYZANTIN.  A45 

que  les  orthodoxes  et  plus  disposés  à  entrer  dans  les  cadres  étroits 
du  fonctionnarisme  impérial,  offraient  de  plus  sérieuses  garanties. 
Il  voulut  recevoir  le  baptême  d'un  évêque  arien.  Tel  fut,  ne  l'ou- 
blions pas,  le  premier  empereur  chrétien. 

Sous  les  successeurs  de  Constantin,  la  lutte  continua  entre  le  pa- 
ganisme, l'arianisme  et  l'orthodoxie.  Trois  solutions  religieuses  et 
politiques  différentes  étaient  en  présence.  Le  paganisme  aurait  ra- 
mené peut-être  l'ère  des  Antonins,  mais  plus  sûrement  celle  des 
princes  syriens.  L'arianisme  livrait  sans  scrupule  l'église  au  souve- 
rain, qui,  dans  cette  donnée,  ne  différait  plus  guère  des  monarques 
asiatiques.  L'orthodoxie  au  contraire  laissait  à  l'épiscopat  sa  forte 
organisation,  au  peuple  quelque  indépendance  religieuse  et  quelque 
dignité;  mais,  au  nom  d'une  théologie  intolérante  et  étroite,  elle 
proscrivait  la  philosophie,  cette  mère  vénérable  de  la  théologie, 
elle  rétrécissait,  elle  mutilait  la  pensée  humaine  pour  assurer  la 
concorde  durant  cette  vie  et  le  salut  après  la  mort. 

Ces  trois  solutions  furent  successivement  tentées.  Le  paganisme 
avait  prévalu  sous  Julien,  l'arianisme  sous  Yalens.  L'orthodoxie 
évinça  ses  adversaires  sous  Théodose  le  Grand.  De  ce  moment,  le 
développement  du  byzantinisme  fut  arrêté.  Son  activité  ne  put 
s'exercer  que  dans  un  champ  bien  délimité  :  la  théologie  au  de- 
dans, la  diplomatie  au  dehors,  en  furent  les  principaux  objets.  Les 
controverses  politiques  et  philosophiques  disparurent  progressive- 
ment. Basile  de  Césarée  avait  rendu  un  immense  service  en  tempé- 
rant la  ferveur  antihellénique  qui,  après  avoir  détruit  les  plus  beaux 
temples  païens,  aurait  volontiers  livré  aux  llammes  tous  les  livres 
païens.  Grâce  à  ces  ménagemens,  Byzance  put  conserver,  dans  de 
magnifiques  bibliothèques,  ces  chefs-d'œuvre  de  l'esprit  humain, 
dont  la  source  était  à  jamais  tarie. 

La  substitution  du  byzantinisme  théologique  et  diplomatique  à 
l'hellénisme  poétique  et  critique  est  l'un  des  plus  curieux  phéno- 
mènes que  présente  l'histoire.  On  laissait  se  développer  librement 
cette  théologie  subtile,  en  qui  se  résuma  l'existence  intellectuelle 
de  la  nation  :  vivante  elle-même  par  conséquent  et  vraiment  partie 
constitutive  de  l'état,  elle  entretint  la  vivacité  naturelle  des  Grecs; 
mais,  en  voulant  au  nom  du  catholicisme  et  de  l'orthodoxie  assi- 
gner partout  ailleurs  des  bornes  à  la  pensée,  on  se  condamna  dans 
les  sciences  profanes  aux  formules,  aux  rubriques  et  aux  recettes. 

C'est  à  partir  du  règne  de  Théodose  que  Constantinople  offrit 
enfin  une  physionomie  bien  arrêtée.  C'est  de  cette  époque  que  date 
pour  elle  une  existence  diminuée  sans  doute,  mais  indépendante  et 
propre;  jusque-là  elle  avait  été  contrainte  et  peu  écoutée.  Telle 
qu'elle  était  en  effet,  —  avec  son  monarque,  son  orthodoxie,  sa 


446  REVUE    DES  DEUX   MONDES. 

théologie,  sa  hiérarchie  politique  et  religieuse,  —  avec  ses  eu- 
nuques, ses  courtisans  et  ses  moines,  —  Byzance  ne  pouvait  exercer 
d'action  puissante  et  durable  que  sur  la  région  orientale  ou  gréco- 
asiatique  de  l'empire  rom-ain.  Gonstantinople  inspirait  une  profonde 
répugnance  à  l'Occident  latin ,  qui  raillait  sans  pitié  «  ces  empe- 
reurs affublés  de  la  tiare,  ces  impératrices  régnantes,  ces  sénateurs 
byzantins,  ces  quirites  grecs,  ces  eunuques  consuls.  »  Rome  avait 
bien  connu  tout  cela,  alors  qu'elle  était,  sous  les  empereurs  syriens, 
une  sorte  de  Byz'ance  païenne;  mais  elle  en  avait  perdu  jusqu'au 
souvenir.  Elle  avait  dernièrement  raillé  Constance,  impassible  sous 
les  ornemens  impériaux  qui  l'accablaient,  elle  qui  applaudissait, 
cent  cinquante  ans  auparavant,  aux  cérémonies  mystiques  du  pon- 
tife d'Ëmèse,  Héliogabale.  Ainsi  Constantin,  contrairement  à  toutes 
ses  intentions,  avait  précipité  la  scission  de  l'Orient  et  de  l'Occident. 

L'empire  d'Orient,  qui  retiendra  le  nom  de  bas-empire,  présen- 
tait un  ensemble  ethnographique  et  géographique  harmonieux.  Les 
territoires  étaient  admirablement  distribués  autour  d'un  centre 
unique,  Gonstantinople  :  deux  grandes  péninsules,  l'une,  euro- 
péenne, l'autre  asiatique,  unies  plutôt  que  séparées,  au  nord  par 
une  série  de  détroits,  au  sud  par  l'Archipel;  au-delà,  deux  grandes 
mers,  la  Méditerranée  et  le  Pont-Euxin,  symétriquement  disposées, 
facilitaient  les  communications  avec  les  lointaines  régions  de  la  1 

Syrie  et  de  l'Egypte,  de  la  Crimée  et  du  Caucase.  Partout  l'élément 
grec  prévalait,  mais  très  diversement  nuancé,  suivant  les  races  et 
les  climats. 

Caractérisons  brièvement  les  parties  essentielles  de  l'empire  by- 
zantin. Il  faut  ici  distinguer  cinq  groupes  de  populations  :  1°  les 
Hellènes  autochthones,  sur  les  deux  rivages  de  la  mer  Egée.  Ils  oc- 
cupaient une  position  considérable  au  cœur  de  l'empire.  Ils  avaient 
pour  centre  principal  Athènes,  tenue,  comme  toute  la  Grèce,  en 
suspicion  à  cause  de  ses  rhéteurs  et  de  ses  philosophes  dévoués  a  à 
l'hellénisme.  »  2°  Les  anciens  Pélasges,  dans  la  Thrace,  la  Bithynie, 
la  Phrygie,  formant  la  majorité  des  habitans  de  Gonstantinople. 
Ce  sont  eux  qui  fournissaient  à  l'Orient  la  plupart  de  ses  empe- 
reurs. Ils  étaient  impétueux  et  bruyans.  C'est  dans  ces  contrées 
qu'avaient  pris  naissance  les  mythes  des  muses,  des  bacchantes  et 
de  Cybèle,  les  bacchanales,  les  orgies,  l'enthousiasme  et  les  mys-  . 

tères  des  corybantes;  l'exquise  délicatesse  «  des  Hellènes  »  leur 
faisait  défaut.  3°  Les  Cappadociens,  d'origine  sémitique,  avaient 
été  de  tout  temps  une  nation  superstitieuse,  qui,  après  avoir  prati- 
qué une  religion,  mélange  de  mazdéisme  et  d'hellénisme  barbare, 
s'était  vouée  à  un  christianisme  orthodoxe.  Dès  avant  leur  conver- 
sion, ils  avaient  un  souverain  pontife  investi  d'un  pouvoir  presque 


ORIGINES   DE    l'eMPIRE    BYZANTIN.  M7 

absolu.  Cette  domination  sacerdotale  avait  naturellement  passé  à 
l'archevêque  de  Gésarée;  mais  le  christianisme,  en  civilisant  cette 
province,  sorte  de  Béotie  asiatique,  avait  fait  mentir  les  malveil- 
lantes épigrammes  de  Lucien.  C'est  en  Cappadoce  que  naquirent 
les  plus  éloquens  pères  de  l'église.  A"  Les  Syriens,  dont  Antioche 
était  la  métropole,  s'enorgueillissaient  en  outre  de  Jérusalem,  la 
ville  sainte,  du  tombeau  du  Christ  et  de  la  vraie  croix.  Ils  ex- 
ploitaient fort  habilement  tous  ces  avantages.  De  Syrie,  et  non 
d'ailleurs,  sortaient  ces  Grecs  affamés  et  vantards  qu'a  poursui- 
vis la  verve  indignée  de  Juvénal;  mais  les  captateurs  de  testamens 
s'étaient  très  opportunément  transformés  en  captateurs  d'évêchés. 
Nous  avons  observé  que  les  patriarches  de  Gonstantinople  les  plus 
marquans  venaient  de  Syrie;  plus  d'une  fois  leurs  prétentions  po- 
litiques les  précipitèrent  dans  l'hérésie.  5^  Les  Égyptiens  étaient  le 
plus  instruit  et  le  moins  dépendant  de  tous  les  peuples  du  bas- 
empire.  Chez  eux  s'élevait  et  brillait  Alexandiie  avec  sou  incom- 
parable bibliothèque,  son  école  néo-platonicienne  et  sa  théologie 
mystique. 

Ce  n'est  qu'au  vii^  siècle  que  la  Syrie  et  l'Egypte,  conquises  par 
les  Arabes,  cessèrent  de  faire  partie  du  bas -empire.  C'est  au 
VII®  siècle  également  que  l'invasion  des  Slaves  modifia  d'une  ma- 
nière notable  l'ethnographie  des  provinces  que  l'islamisme  avait 
respectées  (1). 

Vers  la  fin  du  iv^  siècle,  on  constatait  dans  l'ensemble  de  la  ré- 
gion orientale,  au-dessus  des  tendances  locales  que  nous  avons  si- 
gnalées, des  tendances  générales.  Toute  cette  région  était  préparée 
à  accepter  un  régime  autocratique,  théologique  et  monacal.  C'est 
sous  Valens  que  l'histoire  signale  pour  la  dernière  fois  une  réac- 
tion violente,  toute  romaine,  contre  ceux  «  qui  recherchent  la  pa- 
resse, et  qui  s'enfuient  dans  les  déserts  pour  se  soustraire  à  leurs 
devoirs  civils.  »  —  L'autocratie  était  le  despotisme  asiatique  trans- 
formé et  ennobli  par  la  conception  républicaine  et  impériale  de 
Rome;  la  théologie  était  la  partie  survivante  de  la  philosophie;  le 
monachisme  était  l'inertie  et  l'extase  orientales  transportées  au  sein 
du  monde  grec.  L'Occident  formait  sous  ce  triple  rapport  un  con- 
traste frappant  avec  l'Orient.  Il  répugnait  au  pouvoir  absolu  d'un 
seul  homme,  et,  s'il  l'avait  subi  maintes  fois,  il  ne  l'a-vait  pas  érigé 
en  théorie;  il  ne  se  laissait  pas  non  plus  éblouir  et  dominer  par  les 
controverses  religieuses,  et  chez  lui  la  simplicité  de  la  foi  s'alliait 
même  à  l'intolérance;  enfin,  quand  il  accepta  la  vie  cénobitique, 

(1)  Pour  CCS  modifications,  voyez  l'Empire  grec  au  dixième  siècle,  par  M.  Alfred 
Rambaud. 


A 48  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ce  fut  pour  lui  communiquer  son  activité  de  corps  et  d'esprit. 
La  séparation  de  l'Orient  et  de  l'Occident,  accomplie  à  la  mort 
de  Théodose  (395),  mais  dissimulée  pendant  longtemps  sous  le  nom 
d'unanimité,  unanimitas,  permit  à  Constantinople  et  à  l'Orient  tout 
entier  de  suivre  son  irrésistible  penchant.  Les  questions  politiques 
cédèrent  définitivement  le  pas  aux  questions  religieuses;  du  forum, 
la  vie  publique  passa  dans  le  sanctuaire.  Les  disputes  théoîogiques 
partagèrent  dorénavant  avec  les  jeux  du  cirque  le  privilège  de  sou- 
lever les  passions.  Le  clergé,  arbitre  de  la  foi  et  des  consciences, 
s'éleva  au-dessus  de  toutes  les  classes,  sans  que  la  moindre  protes- 
tation se  produisît.  Une  ambition  effrénée  s'empara  de  lui.  La  guerre 
sévit  dans  ses  rangs  et  conséquemment  dans  le  peuple.  La  capitale, 
l'empire,  furent  profondément  troublés.  Au  sortir  de  cette  anarchie, 
quelques  traits  nouveaux  vinrent  s'ajouter  à  la  physionomie,  déjà 
nettement  accusée,  du  régime  byzantin.  Nous  insisterons  sur  ces 
événemens  parce  qu'ils  précisèrent  et  achevèrent  ce  régime. 


IV. 


C'est  cette  crise  décisive  que  nous  retrace  l'historien  de  Saint 
Jean  Chrysoslome.  — Elève  de  Libanius  et  citoyen  d'Antioche,  Ghry- 
sostome  était  à  la  fois  un  rhéteur  et  un  démocrate.  Avec  moins  de 
vertu  et  de  mépris  des  biens  de  ce  monde,  il  eût  été  un  démagogue 
et  aurait  entraîné  derrière  lui  tout  un  peuple  enflammé  par  son 
éloquence.  Son  élévation  au  siège  de  Constantinople  fut  le  caprice 
du  ministre  Eatrope  ;  mais  dans  une  capitale  qui  avait  vu  tant  de 
parvenus  glorieux  ou  honteux,  où  un  eunuque  était  comte  de  la 
chambre  sacrée,  la  fille  d'un  chef  barbare  impératrice,  Chryso- 
stome,  supérieur  à  tous  par  son  génie  et  par  la  pureté  de  sa  vie, 
n'était  nullement  un  déclassé.  Il  pouvait  regarder  en  face  cette 
aristocratie  administrative  qui  peuplait  les  splendides  demeures  de 
Constantinople.  11  allait  demander  un  compte  sévère  à  cette  société, 
à  cette  église  corrompue. 

Chrysostome  comprit  que,  pour  ramener  au  devoir  cette  église  et 
cette  société,  il  lui  fallait  assurer  l'autorité  de  son  siège  patriarcal 
dans  la  Thrace  et  dans  l'Asie-Mineure,  — soumettre  à  son  contrôle, 
sinon  à  sa  juridiction,  les  patriarcats  d'Alexandrie  et  d'Antioche,  et 
conséquemment  tous  les  évéchés  de  l'Orient,  —  exercer  une  cen- 
sure sévère  à  l'égard  des  actes  officiels  ou  privés  de  l'empereur,  de 
l'impératrice  et  des  ministres. 

Il  y  avait  dans  l'empire  d'Orient  trois  grandes  capitales  ecclésias- 
tiques, et  par  conséquent  trois  régimes  religieux  distincts,  trois 


ORIGINES    DE   l'eMPIRE   BYZANTIN.  àk9 

clergés  assez  différens.  A  Gonstantinople ,  le  patriarche  était  d'or- 
dinaire un  grand  personnage,  qui,  après  avoir  rempli  les  charges 
les  plus  élevées,  venait  terminer  sa  carrière  dans  la  plus  enviée  des 
retraites.  Pour  ne  pas  déroger  et  pour  maintenir  son  influence,  il 
étalait  dans  l'église,  comme  naguère  dans  le  prétoire,  un  luxe 
éblouissant,  conviait  à  sa  table  les  hauts  fonctionnaires,  et  fréquen- 
tait le  palais  impérial.  Le  clergé  qu'il  avait  sous  ses  ordres  était, 
comme  lui,  élégant  et  mondain  ;  ses  membres  se  poussaient  auprès 
du  prince,  dont  ils  exploitaient  la  superstition  et  le  désœuvrement; 
tel  était  parvenu  promptement  à  ses  fins  en  exerçant  la  médecine 
ou  la  magie.  Nulle  part  le  désordre  des  sœurs  agapètes  ou  femmes 
sous -introduites  n'était  plus  invétéré  et  p^us  honteux.  —  Antioche 
était  le  théâtre  des  élections  les  plus  scandaleuses  et  les  plus  vio- 
lentes. Le  peuple  s'y  divisa't  en  factions  rivales,  ayant  chacune 
leur  candidat  et  l'intronisant  par  la  force.  —  Le  patriarche  d'Alexan- 
drie était  en  réalité  l'exarque ,  d'autres  disaient  le  pharaon  de 
l'Egypte.  Il  tenait  dans  sa  dépendance  une  multitude  de  matelots 
chargés  du  transport  des  blés  de  l'annone.  Il  pouvait  donc,  suivant 
son  bon  plaisir,  activer,  ralentir  ou  supprimer  les  convois.  S'il  était 
mécontent  de  l'empereur  ou  du  patriarche  de  Gonstantinople,  il  af- 
famait Gonstantinople.  G'était  en  général  un  théologien  retors,  un 
philosophe  alexandrin  qui  s'était  laissé  convertir.  Il  conduisait  son 
clergé,  les  moines  innombrables  de  cette  contrée ,  avec  une  verge 
de  fer.  De  loin  en  loin,  il  se  montrait  à  Byzance  pour  y  faire  parade 
de  ses  richesses  extorquées. 

On  voit  combien  de  difficultés  assaillaient  Chrysostome.  Celui-ci 
s'était  peut-être  proposé  pour  modèle  Ambroise,  l'illustre  arche- 
vêque de  Milan,  devant  lequel  s'était  humilié  le  grand  Théodose; 
mais  il  lui  manquait  ce  qui  avait  été  si  largement  départi  à  Am- 
broise, l'énergie  calme  et  persévérante.  De  l'extrême  violence,  il 
passait,  par  entraînement  de  cœur,  à  l'extrême  bienveillance.  L'élo- 
quence était  pour  lui  un  piège;  il  sacrifiait  trop  à  la  mise  en  scène. 
Le  premier  peut-être  il  donna  l'exemple  de  cette  ingratitude  ecclé- 
siastique qui,  affectant  de  mépriser  ou  rapportant  à  l'intervention 
directe  de  Dieu  les  faveurs  de  ce  monde,  se  sent  dégagée  de  tout 
scrupule  à  l'égard  de  très  réels  bienfaiteurs.  On  sait  l'humiliation 
cruelle  qu'il  fit  subir  à  Eutrope,  réfugié  dans  l'église  de  Sainte- 
Sophie  et  presque  agonisant.  Il  est  équita])le  d'ajouter  que,  s'il  ne 
ménageait  pas  l'infortune,  il  réservait  ses  rigueurs  extrêmes  pour 
les  heureux  et  les  puissans  de  la  terre.  Aussi  tous  les  gens  de  cour 
s'éloignèrent  de  lui,  et  c'est  à  peine  s'il  conserva  l'amitié  de  quel- 
ques ecclésiastiques  rigides. 

Contraste  touchant  et  instructif:  dès  que  Jean,  quittant  sa  de- 

lOME  cil.  —  1812.  29 


550  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

meure  si  délaissée,,  entrait  dans  sa  cathédrale,  à  la  solitude  suc- 
cédait le  plus  nombreux  et  le  plus  sympathique  des  cortèges. 
Autant  les  fonctionnaires  de  tout  ordre  évitaient  tout  rapport  avec 
Tennerai  d'Augusta,  autant  le  peuple,  mû  par  de  tout  autres  consi- 
dérations, était  irrésistiblement  entraîné  vers  lui,  voulait  le  voir  et 
l'entendre.  Là  il  était  vraiment  patriarche,  vraiment  empereur. 
C'est  dans  le  sanctuaire  qu'il  pouvait  librement,  impunément,  glo- 
rifier le  pauvre,  seul  courageux,  seul  désintéressé,  et  dénoncer  le 
riche,  accapareur  éhonté  et  cruel.  A  cette  multitude  fanatisée,  il 
redisait  sans  cesse  :  «  Je  vous  aime  comme  vous  m'aimez.  Que  se- 
rais-je  sans  vous?  Vous  êtes  mon  père,  vous  êtes  ma  mère,  mes 
Irères,  mes  enfaiis;  vous  m'êtes  tout  au  monde!  »  Chrysostome, 
comme  le  fait  remarquer  son  historien ,  rappelait  les  tribuns  de 
l'ancienne  Rome;  mais  ajoutons  que  chez  lui  le  prophète  donnait  au 
tribun  une  physionomie  singulière  et  surhumaine.  S'il  menaçait  au 
nom  du  peuple,  il  menaçait  encore  bien  plus  au  nom  du  ciel.  Dans 
ses  rares  momens  de  calme,  il  résumait  ainsi  sa  doctrine  politique  : 
«  il  faut  obéir  aux  princes,  surtout  quand  ceux-ci  obéissent  eux- 
mêmes  aux  lois  de  l'église,  »  maxime  assez  peu  rassurante  pour  les 
jorinces.  Le  peuple  de  Byzance,  anarchique  et  dévot,  applaudissait. 
Lorsque  Chrysostome  sortit  de  sa  basilique  et  de  Gonstantmople 
pour  jeter,,  en  Europe  et  en  Asie,  les  fondemens  de  sa  juridiction- 
ecclésiastique,  il  perdit  sa  base  d'opération;  on  eut  prise  sur  lui,  et 
sa  perte  fut  jurée.  L'accueil  qiu'ilfit  à  des  cénobites  égyptiens  sem- 
bla une  entreprise  directe  sur  la  juridiction  du.  patriarche  d'Alexan- 
drie. Théophile  (c'était  le  nom  cle  ce  personnage)  résolut  de  sortir 
de  ses  étais  pour  aller  combattre,  dans  Constantinopîe  même,  cette 
puissance  ecclésiastique  formidable  qui  se  préparait.  Il  s'avança 
lentement  à  travers  la  Syrie  et  l'Asie-Mineure,  préparant  avec  au- 
tant de  dextérité  que  de  perfidie  une  invasion  d'évêques.  Il  entraîna 
tous  les  prélats  de  sa  faction  à  Chalcédoine,  tandis  que  tes  johaa- 
nites  se  groupaient  autour  de  leur  chef  dans  le  triclinium  de  l'ar- 
chevêché. L'assemblée  du  Chêne  et  celle  du  Triclinium  étaient 
comme  les  deux  faces  opposées  de  l'épiscopat  byzantin.  D'un  côté, 
auprès  du  patriarche,  se  tenaient  les  évêques  qui  conservaient  in- 
tacte la  ti'adition  des  apôtres;  de  l'autre,  les  évêques  courtisans 
«  rompus  et  corrompus  dans  les  aflaires.  »  La  lutte  était  pour  ainsi 
dire  engagée  entre  l'administration  et  l'Évangile,  entre  l'empereur 
et  le  Christ.  Dans  cette  crise,  Arcadius  et  Théophile  devaient  se 
trouver  d'accord.  Le  concile  du  Chêne  ayant  excommunié  Chryso- 
stome, «  sa  majesté  »  mit  volontiers  le  bras  séculier  au  service  de 
l'église,  si  étroitement  unie  à  l'état.  Fidèles  à  leurs  convictions,  ni 
le  peuple  ni  l'archevêque  ne  faiblirent.  Suivant  l'expression  du  Dé- 


ORIGINES    I>E    l'empire    BYZANTIN.  551 

mosthène  chrétien,  «  la  ville  entière  n'était  pins  qu'une  église.  » 
Elle  réclamait  très  pieusement,  mais  très  énergiquement,  «  un  grand, 
un  vrai  concile.  »  Quant  à  Chrysostome,  il  revenait  à  son  thème 
habituel,  à  la  vie  de  saint  Jean-Baptiste,  son  patron.  «  Hérodiade, 
s'écriait-il  avec  une  audace  inouie,  danse  toujours  en  demandant  la 
tête  de  Jean,  et  on  lui  donnera  la  tête  de  Jean,  parce  qu'elle  danse.  » 
Hérodiade,  on  le  comprend,  c'était  l'impératrice  Eudoxie. 

Exilé  une  première  fois,  puis  rappelé  en  toute  hâte  par  la  super- 
stition du  monarque,  il  se  réconcilia  un  instant  avec  Eudoxie;  mais 
plus  que  jamais  il  prit  ses  inspirations  dans  le  peuple,  qui  ne  ces- 
sait de  lui  répéter  :  «  Il  nous  faut  un  autre  clergé.  »  11  épura  en  effet 
son  église,  mais  1«  schisme  s'aggrava  encore.  Sa  protestation  indis- 
crète contre  l'adoration  de  la  statue  d'Augusta  donna  lieu  à  un  se- 
cond et  suprême  conflit  entre  l'archevêché  et  le  palais.  Les  évêques 
égyptiens  et  syriens  eurent  le  loisir  de  revenir  plus  nombreux, 
mieux  préparés,  armés  des  décrets  ecclésiastiques  et  de  la  force  pu- 
blique. Tous  les  moyens  parurent  bons  contre  Chrysostome.  Ces 
orthodoxes  intolérans  invoquèrent  hardiment  contre  lui  les  canons 
d'un  concile  arien. 

Tout  ce  qu'il  y  avait  de  délicatesse  et  de  violence  dans  cette  so- 
ciété byzantine  si  complexe  se  montra  dans  cette  circonstance.  Le 
peuple,  auquel  on  arrachait  son  pasteur,  se  vengea  d'une  manière 
terrible.  Nous  n'hésitons  pas  à  voir  dans  l'incendie  qui  consuma 
Sainte-Sophie  la  main  de  ces  démagogues  (nom  bien  connu  à  By- 
zance)  qui  si  souvent  bouleversèrent  Constantinople.  Cette  guerre 
ecclésiastique  eut  un  dénoûment  comparable  en  tous  points  à  celui 
de  nos  guerres  civiles,  tant  l'église  était  alors  vivante  et  populaire, 
tant  elle  avait  le  privilège  de  déchaîner  les  passions,  nobles  ou  per- 
verses, du  peuple  byzantin. 

«  Tombe  aux  mains  des  Isaures,  disait  un  ecclésiastique  à  Chry- 
sostome, pourvu  que  tu  échappes  aux  nôtres  !  »  Et  lui-même  écri- 
vait :  «  Je  ne  redoute  rien  que  les  évêques,  un  petit  nombre  excepté.  » 
Poursuivi  par  leur  implacable  haine,  il  allait  bientôt  succomber  sur 
la  route  du  Caucase.  Cependant  il  en  était  de  la  composition  de  l'é- 
piscopat  byzantin  comme  de  celle  de  nos  assemblées  politiques;  dans 
un  laps  de  temps  assez  court,  des  modifications  profondes  s'opéraient 
dans  son  sein,  sous  la  pression  de  l'opinion  publique.  Des  élections 
successives  finirent  par  changer  la  majorité  des  évêques.  Le  nom 
de  Chrysostome  fut  rétabli  sur  tous  les  diptyques,  son  panégyrique 
prononcé  dans  tous  les  sanctuaires.  On  transporta  en  grande  pompe 
son  corps  dans  l'église  des  Apôtres.  L'empereur  Théodose  le  Jeune, 
qui  assistait  à  cette  solennité,  se  dépouilla  de  son  manteau  de 
pourpre  pour  l'en  couvrir.  11  implora  pour  son  père  et  pour  sa  mère 


â52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  pardon  de  l'évêque  martyr.  Cette  réhabilitation  et  ce  triomphe 
de  Ghrysostome,  demandés  par  le  peuple,  volontairement  concédés 
par  l'empereur,  annonçaient  de  profondes  modifications  dans  les 
rapports  de  l'église,  et  plus  particulièrement  du  patriarche  de  Gon- 
stantinople,  avec  l'état.  Avant  de  les  indiquer,  il  nous  reste  à  con- 
sidérer sous  un  second  et  non  moins  curieux  aspect  la  vie  et  les 
œuvres  de  saint  Jean  Ghrysostome. 

Les  écrits  du  grand  archevêque  nous  permettent  d'étudier  à  fond 
le  caractère  byzantin,  objet  de  tant  de  critiques  et  de  si  peu  de  re- 
cherches sérieuses.  «Fourbe  comme  un  Grec  du  bas-empire,  »  dit  le 
proverbe.  «  La  lâcheté,  la  paresse,  la  mollesse  des  nations  de  l'Asie, 
se  mêlèrent  dans  la  dévotion  même,  »  s'écrie  Montesquieu.  Il  a  rai- 
son dans  une  certaine  mesure.  A  ne  considérer  que  cette  longue 
série  d'eunuques,  de  courtisans,  de  parasites,  de  sycophantes,  il 
est  impossible  de  ne  pas  porter  un  jugement  sévère  sur  le  monde 
oriental.  La  haute  société  s'y  montre  bien  plus  corrompue  que  dans 
nos  civilisations  modernes.  Où  trouver  ailleurs  que  dans  l'empire 
byzantin  un  clergé,  un  épiscopat  tel  que  celui  qu'on  vient  de  dé- 
crire? Gette  concession  faite,  disons  immédiatement  qu'il  y  au- 
rait injustice,  ici  comme  partout,  à  tirer  de  faits  même  nombreux 
une  conclusion  par  trop  générale.  Si  on  a  bien  compris  ce  monde 
gréco-asiatique ,  on  ne  s'étonnera  pas  de  rencontrer,  à  côté  des 
vices  les  plus  honteux,  les  vertus  qui  honorent  le  plus  l'huma- 
nité. Ges  expressions  :  enthousiasme^  sympathie^  philanthropie ^ 
cosmopolitisme,  sont  des  expressions  essentiellement  byzantines. 
On  les  chercherait  vainement  dans  le  langage  de  Rome,  si  dure 
envers  elle-même  et  envers  les  autres.  Une  remarque  qui  n'échap- 
pera pas  aux  lecteurs  de  M.  Amédée  Thierry,  c'est  que  les  femmes 
exerçaient  une  influence  profondément  salutaire  dans  Gonstanti- 
nople.  A  l'impératrice  Eudoxie,  à  ses  immodestes  et  intrigantes 
amies  Marsa,  Gastricia  et  Eugraphia,  s'opposent,  dans  un  rang  non 
moins  élevé,  les  Salvina,  les  Ampructé,  les  Pentadia,  les  Nicarète, 
les  Olympias.  Qu'on  les  compare  à  leurs  pères,  à  leurs  époux,  et 
l'on  verra  que  le  culte  rendu  à  Marie,  à  la  llavayia,  avait  fait  bril- 
ler aux  yeux  des  Grecques  un  idéal  qui  les  conviait  à  la  vertu. 
Nicarète,  la  vertu  victorieuse,  devint  le  médecin  de  tout  Gonstanti- 
nople,  qui  disait  avec  une  naïve  confiance  :  «  Les  remèdes  de  Ni- 
carète guérissent  toujours.  »  Olympias  est  la  parfaite  Byzantine  ; 
c'est,  à  tous  les  points  de  vue,  l'idéal  de  la  femme.  Une  distinction 
patricienne  donne  je  ne  sais  quoi  d'achevé  à  ses  vertus,  toutes  na- 
tives pour  ainsi  dire,  mais  singulièrement  facilitées  et  développées 
par  le  christianisme.  On  remarquait  en  elle  «  une  beauté  merveil- 
leuse, un  caractère  affable  et  doux,  un  esprit  élevé,  enthousiaste 


ORIGINES    DE    l'eMPIRE   BYZANTIN.  A53 

des  grandes  choses.  »  Restée  veuve  après  une  bien  courte  union, 
disposant  d'une  immense  fortune,  elle  était  connue  de  tous  pour  sa 
charité.  On  peut  croire  que  l'amitié  de  cette  jeune  femme,  si  natu- 
rellement et  si  aisément  modeste,  charitable  et  clément',  ne  fut 
pas  sans  influence  sur  l'âme  enthousiaste,  irascible  et  fière  de  Chry- 
sostome.  Elle  donna  au  solitaire  du  Liban,  à  l'imitateur  des  pro- 
phètes d'Israël,  au  prêtre  démocrate  d'Antioche,  au  patriarche  in- 
dompté de  Constantinople,  l'exemple  de  vertus  plus  douces,  plus 
sociables,  et  par  conséquent  plus  chrétiennes.  C'est  cet  exemple  qui 
le  soutint  dans  ses  plus  cruelles  épreuves. 

Si  Ghrysostome  dut  beaucoup  à  Olympias,  celle-ci  lui  fut  éga- 
lement redevable  des  plus  précieuses  consolations.  La  noble  diaco- 
nesse de  Sainte-Sophie,  aussitôt  après  l'exil  de  Ghrysostome,  fut 
atteinte  d'une  maladie  qui  prenait  parfois  chez  les  Byzantins  un 
développement  inusité.  Cette  maladie,  c'est  la  mélancolie.  La  nos- 
talgie, l'hypocondrie,  la  mélancolie,  s'attaquent  de  préférence  aux 
individus  et  aux  peuples  chez  qui  domine  la  sensibilité. 

Les  lettres  que  le  patriarche  écrivit  à  la  diaconesse  sont  d'un  prix 
inestimable  pour  le  physiologiste  et  pour  le  psychologue,  qui  y 
trouvent,  analysés  par  un  connaisseur  du  cœur  humain,  tous  les 
symptômes  de  l'hypocondrie  byzantine.  Lui-même  les  avait  étudiés 
dans  la  Bible  et  dans  l'Évangile  :  «  un  cœur  flétri  par  le  chagrin, 
des  yeux  abattus  et  languissans,  une  âme  consumée  de  douleur,  n 
Élie,  dans  un  état  pathologique  bien  caractérisé,  s'écriait  :  a  Mon 
Dieu,  reprends  mon  âme,  je  te  la  rends.  »  Jésus  lui-même,  sous  le 
coup  d'une  odieuse  trahison,  disait  :  «  Mon  âme  est  triste  jusqu'à 
la  mort.  »  Et  Ghrysostome  interpellait  ainsi  Olympias  :  «  0  ma  sœur, 
vous  voulez  mourir,  je  le  vois  bien!  »  Des  symptômes,  l'arche- 
vêque remonte  aux  causes.  Il  en  signale  une  toute  chrétienne,  le 
scandale,  a  Le  scandale;  —  dit  M.  Amédée  Thierry,  qui  a  sondé 
tous  les  replis  d'une  société  si  différente  de  la  nôtre,  —  le  scandale 
est  l'état  d'une  âme  qui,  troublée  dans  sa  confiance  en  Dieu  par 
des  incidens  extérieurs  qu'elle  ne  comprend  pas,  met  son  jugement 
faillible  au-dessus  de  la  foi,  et  se  laisse  ainsi  détourner  de  la  vraie 
voie.  »  La  seconde  cause,  plus  générale,  de  tous  les  temps  et  de 
tous  les  pays,  c'est  l'absence,  «  le  plus  cruel  des  maux,  »  si  nous 
en  croyons  un  profond  moraliste.  «  Je  n'entendrai  plus,  disait  Olym- 
pias, la  parole  de  Dieu  descendre  de  ces  lèvres  d'or,  ses  plus  dignes 
interprètes.  » 

On  comprend  que  dans  de  tels  accidens  il  fallait  être  psycho- 
logue pour  être  un  bon  médecin;  mais  les  seuls  psychologues  du 
bas-empire,  c'étaient  les  confesseurs.  A  eux  appartenait  exclusive- 
ment désormais  ce  genre  dit  consolatoire ,  où  avaient  excellé  les 


/l5/l  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Cicéron  et  les  Sénèque.  Au  vii*^  siècle,  l'empereur  Héraclius  est  tiré 
d'un  abîme  de  tristesse  et  d'énervement  par  l'un  des  successeurs 
et  des  compatriotes  de  Chrysostome,  le  patriarche  Sergius.  Nous 
avons  acquis  la  preuve  que  ce  patriarche  avait  étudié  très  atten- 
tivement la  fameuse  correspondance  consolatoii^e,  et  que  les  re- 
mèdes qui  s'y  trouvent  indiqués,  employés  par  lui,  ont  préparé  la 
croisade  triomphante  d'Héraclius  (1).  Or  quels  sont  ces  remèdes? 
N'oublions  pas  que  c'est  ici  un  chrétien  fervent  qui  s'adresse  à 
une  chrétienne  non  moins  fervente.  De  là  ces  fréquens  exemples 
empruntés  à  l'histoire  de  Jésus-Christ  et  à  celle  de  saint  Paul.  A 
cette  lumière,  le  scandale  s'évanouit,  et  il  reste  bien  établi  «  qu'il 
n'y  a  de  mal  que  le  péché  et  de  bien  que  la  vertu;  tout  le  reste, 
bonheur  ou  malheur,  quelque  nom  qu'on  lui  donne,  n'est  que  fu- 
mée, fantôme  et  illusion.  » 

En  ce  qui  concerne  le  fait  spécial  et  poignant  de  l'absence,  Chry- 
sostome était  tenu  d'être  plus  humain.  S'il  était  naturellement  porté 
à  l'ascétisme  et  au  mysticisme,  l'apôtre  des  gentils  le  retenait  heu- 
reusement et  l'empêchait  de  s'égarer.  On  connaît  le  fameux  passage 
de  saint  Paul  dans  son  épître  aux  Corinthiens  :  «  étant  venu  à  Troade 
dans  l'intérêt  de  l'iivangile  du  Christ,  quoique  le  Seigneur  m'eût  ou- 
vert les  portes  de  cette  ville,  je  n'ai  pas  eu  l'esprit  en  repos,  parce 
que  je  n'avais  pas  trouvé  là  mon  frère  Tite;  prenant  donc  congé 
d'eux,  je  suis  parti  pour  la  Macédoine.  »  Je  ne  sache  rien  de  plus 
éloquent  que  le  commentaire  que  Chrysostome  a  fait  de  ces  paroles 
dans  l'une  de  ses  lettres  à  Olympias.  «  Persuadez-vous  bien,  Olym- 
pias,  disait-il  en  terminant,  que  vous  me  reverrez...  Montrez-moi 
votre  affection  en  accordant  à  mes  lettres  le  même  pouvoir  qu'à  mes 
paroles.  »  Ces  promesses  et  ces  espérances  ne  se  réalisèrent  pas; 
Olympias  survécut  à  son  père  spirituel.  Dès  lors  son  mal  n'était 
plus  guérissable,  c  Olympias,  dit  son  historien,  s'arrangea  de  fa- 
çon à  mourir  vivante  dans  son  lieu  de  bannissement.. Elle  recevait 
tout  avec  calme  et  indifférence,  comme  si  elle  n'eût  plus  appartenu 
au  monde.  » 

Avions-nous  tort  de  dire  en  commençant  que  vers  le  temps  de 
Chrysostome  la  société  et  l'état  byzantins  prenaient  définitivement 
tournure?  On  vient  d'exposer  comment  le  byzantinisme,  préparé 
depuis  dix  siècles,  constitué  lors  du  triomphe  de  la  religion  chré- 
tienne, s'est  successivement  enrichi  d'élémens  nouveaux.  L'un  des 
plus  considérables  de  ces  éîémens  est  la  puissance  politique  et  mo- 


(1)  C'est  Sergius  qui  fit  rapporter  à  Constantinople  les  cendres  d'Olympias  et  fixer 
au  14  septembre,  jour  de  la  mort  de  Chrysostome,  la  fête  de  l'exaltation  de  la  croix 
reconquise. 


ORIGINES    DE   L'eMPIRE   BYZANTIN.  455 

raie  du  patriarche  de  Gonstantinople.  Or  le  créateur  de  cette  double 
puissance,  c'est  Chrysostome,  humilié  durant  sa  vie  et  victorieux 
après  sa  mort.  C'est  sur  les  souvenirs  de  cet  épiscopat  si  agité  et 
si  glorieux  que  s'édifia  le  trône  des  archevêques.  C'est  dans  les  ou- 
vrages de  ce  prélat  que  ses  successeurs  puisèrent  leurs  inspirations. 
S'ils  conçurent  de  grands  desseins,  à  la  fois  religieux  et  politiques, 
Chrysostome  leur  avait  montré  la  voie  à  suivre  en  organisant  une 
propagande  active  dans  la  Phénicie,  dans  la  Chersonèse  taurique 
et  jusque  dans  la  Perse.  La  perte  d'Antioche  et  d'Alexandrie,  au 
vu"  siècle,  contribua  beaucoup  à  la  prépondérance  exclusive  du 
patriarche  de  Constantinople.  Ce  patriarche  unique  eut  désormais 
un  rôle  comparable  à  celui  du  grand-prêtre  à  Jérusalem.  L'assimi- 
lation est  ici  d'autant  plus  exacte  que  l'on  demandait  sans  cesse  à 
la  Bible  des  maximes  d'état. 

La  paix  et  la  prospérité  de  l'état  byzantin  ne  purent  résulter  que 
de  l'accord  permanent  du  patriarche  et  de  l'empereur.  Si  l'un  ou 
l'autre  oubliait  cette  règle,  c'était  à  son  détriment  et  à  sa  honte, 
(t  Lorsque  le  vieil  Andronic,  écrit  Montesquieu,  fit  dire  au  patriarche 
qu'il  se  mêlât  des  afi'aires  de  l'église,  et  qu'il  le  laissât  gouverner 
celles  de  l'empire,  —  c'est,  lui  répondit  le  patriarche,  comme  si  le 
corps  disait  à  l'âme  :  Je  ne  prétends  rien  de  commun  avec  vous, 
et  je  n'ai  que  faire  de  votre  secours  pour  exercer  mes  fonctions.  » 
Telle  est  la  pure  doctrine  byzantine.  Dans  ce  régime,  la  pensée 
directrice  revenait  à  l'empereur,  la  prière  efficace  au  patriarche, 
l'action  victorieuse  à  Dieu.  Le  patriarche  était  l'intermédiaire  né- 
cessaire entre  l'empereur  et  Dieu.  Il  ne  faut  pas  par  conséquent,  à 
propos  de  Byzance,  abuser  de  ces  termes  despotisme,  théocratie. 
Une  monarchie,  ou,  si  l'on  préfère,  une  autocratie  tempérée  par 
l'idée  de  Dieu,  voilà  la  plus  simple  et  la  plus  vraie  définition  que 
l'on  puisse  donner  du  bas-empire. 

Ludovic  Drapeyron. 


DEMOSTHENE 

ET  SES  CONTEMPORAINS 


IL 

LE  PROCÈS  DE  DÉMOSTHÈNE  CONTRE  SES  TUTEURS  (1). 


I.  A.  BouUée,  Histoire  de  Démosthéne,  2«  édition;  1867.  —  II.  A.  Schaefer,  Demosthenes  und 
seine  Zeil,  4  vol.;  Leipzig  1856.  —  III.  Boehnecke,  Demosthenes,  Lykurgos,  Hyperides  xind 
ihr  Zeilaltir;  Berlin  1864.  —  IV.  Albert  Desjardins,  les  Plaidoyers  de  Démoslhène,  1862. 
—  V.  Cucheval,  Etude  sur  les  tribunaux  athéniens  et  les  plaidoyers  civils  de  Démosthéne, 
1863.  —  VI.  R.  Dareste,  Du  Prêt  d  la  grosse  chez  les  Athéniens,  étude  sur  quatre  plai- 
doyers attribués  d  Démosthéne,  1867. 


I. 

Avant  même  d'atteindre  sa  majorité,  Démosthéne  avait  résolu 
d'obtenir  justice,  de  ne  rien  épargner  pour  punir  les  tuteurs  qui 
s'étaient  enrichis  à  ses  dépens,  pour  les  forcer  tout  au  moins  à  lui 
restituer  ce  qu'ils  avaient  dérobé.  Dès  que  cette  pensée  eut  pris 
corps  dans  son  esprit,  il  ne  fut  pas  long  à  comprendre  qu'il  ne  de- 
vait point  compter  sur  autrui  pour  réunir  les  élémens  de  son  pro- 
cès, pour  le  suivre  de  juridiction  en  juridiction,  pour  le  plaider 
devant  le  tribunal.  Il  avait  affaire  à  trop  forte  partie,  trop  d'obsta- 
cles seraient  semés  sur  sa  route,  pour'  qu'un  parent,  un  ami,  un 
mandataire  quelconque  ne  perdît  pas  courage  bien  avant  de  toucher 
le  but.  Chez  les  Athéniens  comme  chez  tous  les  peuples  qui  ont 
une  législation  déjà  savante  et  complexe,  on  connaissait  l'art  de 
faire  durer  les  procès,  d'user  et  de  lasser  l'adversaire. 

Le  nombre  est  petit,  quoi  qu'en  dise  le  vieux  proverbe,  de  ceux 

(1)  Voyez  la  Revue  du  !<="•  juin  1872. 


DEMOSTHÈNE    ET    SES   CONTEMPORAINS.  Ilb7 

qui,  voulant  la  fin,  savent  vouloir  les  moyens.  La  plupart  des 
hommes,  faibles  et  molles  créatures,  n'ont  que  des  désirs  et  des 
veilléités;  ils  souhaitent  la  richesse,  la  puissance  ou  la  gloire,  mais 
ils  se  gardent  bien  de  s'imposer  cette  continuité  d'efforts  et  de  tra- 
vaux qui  seule  pourrait  leur  assurer  ou  tout  au  moins  leur  mériter 
le  succès.  C'est  sur  la  fortune  qu'ils  comptent;  elle  les  pousse  en 
avant  et  les  remporte  en  arrière,  comme  le  flot  joue  avec  les  épaves 
d'un  naufrage.  Quant  à  Démosthène,  il  se  montra  tout  d'abord, 
dans  ses  affaires  privées,  ce  qu'il  devait  être  dans  toute  sa  vie  pu- 
blique, un  esprit  net,  une  ferme  volonté.  Pour  être  à  la  hauteur  du 
rôle  qu'il  s'était  tracé,  il  devait  apprendre  deux  choses,  le  droit  et 
l'éloquence.  Comment  trouver  un  maître  qui  fût  tout  à  la  fois  ora- 
teur et  jurisconsulte,  qui  pût,  à  lui  seul,  tout  enseigner  à  son 
élève?  Voici  ce  qui  paraît  le  plus  vraisemblable.  Lorsque  Démo- 
sthène eut  compris  que,  pour  forcer  ses  tuteurs  à  rendre  gorge,  il 
lui  faudrait  les  mener  devant  les  tribunaux,  l'idée  lui  vint  tout  na- 
turellement de  fréquenter  les  cours  de  justice.  C'est  ce  dont  té- 
moigne un  récit  que  l'imagination  des  collecteurs  d'anecdotes  a 
peu  à  peu  chargé  de  circonstances  suspectes,  mais  dont  la  donnée 
première  remonte  très  haut,  jusqu'à  la  génération  contemporaine 
d'Alexandre.  Ce  qu'attestent  également  les  différentes  versions  de 
cette  histoire,  c'est  le  grand  effet  qu'aurait  produit  sur  Démo- 
sthène, très  jeune  encore,  la  parole  de  Callistrate  d'Aphidna,  l'élo- 
quent orateur  qui  dirigea  la  politique  athénienne  pendant  toute  la 
période  des  victoires  d'Épaminondas  et  de  la  suprématie  thébaine. 
Voici  comment  la  chose  est  racontée  par  Plutarque.  «  Quand  Callis- 
trate, dit-il,  fut  accusé  de  trahison  dans  l'affaire  d'Orope,  tout  le 
monde  attendait  avec  impatience  les  débats,  autant  pour  le  procès 
lui-même  que  pour  l'orateur,  qui  jouissait  d'une  brillante  réputation. 
Démosthène  entendit  ses  maîtres  et  les  gouverneurs  de  ses  cama- 
rades se  promettre  d'assister  à  cette  lutte  judiciaire.  Dès  ce  mo- 
ment, il  ne  cessa  de  tourmenter  son  gouverneur  que  celui-ci  ne  se 
fût  engagé  à  l'emmener  avec  lui.  Connaissant  un  des  portiers  du 
trJ!bunal,  le  précepteur  réussit  à  procurer  un  siège  à  l'enfant  en 
un  lieu  d'où  il  pût  tout  voir  et  tout  entendre  sans  attirer  l'attention. 
Callistrate,  ayant  fort  bien  réussi  et  provoqué  une  vive  admiration, 
fut  reconduit  par  la  foule,  au  milieu  des  applaudissemens,  jusqu'à 
sa  porte,  ce  que  voyant,  Démosthène  envia  une  telle  gloire;  mais 
ce  qui  l'émerveilla  le  plus,  ce  fut  la  puissance  de  la  parole  à  tout 
maîtriser,  à  se  jouer  des  âmes  et  à  les  apprivoiser.  »  Tout  ceci  est 
fort  bien  combiné ,  et  un  mot  de  Démosthène  lui-même,  dans  la 
Midienne,  semble  indiquer  qu'il  fut  en  effet  témoin  de  ces  mémo- 
rables débats.  Il  y  a  pourtant,  à  la  manière  dont  Plutarque  pré- 


458  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sente  les  faits,  une  objection  capitale.  Lors  de  ce  procès,  qui  ne 
peut  être  antérieur  à  366,  Démosthène  était  déjà  majeur  depuis 
quelques  mois  au  moins  ;  il  n'avait  par  conséquent  plus  de  gou- 
verneur chargé  de  le  conduire  aux  écoles  et  aux  gymnases;  il  pou- 
vait, sans  en  demander  permission  à  personne,  assister  aux  séances 
des  tribunaux  comme  à  celles  de  l'assemblée. 

Le  récit  d'Hermippos  prête  aux  mêmes  critiques.  Selon  lui,  Dé- 
mosthène, se  rendant  comme  d'ordinaire  à  l'académie  pour  entendre 
une  leçon  de  Platon,  aurait  un  jour  suivi  en  curieux  la  foule  qui  se 
dirigeait  vers  le  tribunal  ;  ce  serait  ainsi  qu'il  aurait  écouté  Callis- 
trate,  et  que  sa  vocation  se  serait  éveillée  au  bruit  de  cette  grande 
voix.  Cette  version  est  un  peu  romanesque;  au  surplus  Démosthène 
ne"paraît  pas  avoir  jamais  été  l'élève  de  Platon.  N'est-il  pas  bien 
plus  naturel  d'admettre  que  Démosthène,  dès  qu'il  prévit  les  luttes 
judiciaires  qui  l'attendaient,  saisit  toutes  les  occasions  d'écouter 
les  maîtres  de  l'art?  D'ailleurs  il  eut  tout  le  teœps  de  suivre  Gal- 
listrate  dans  l'assemblée  et  devant  les  tribunaux.  Pendant  plus  de 
quatre  années  encore  après  que  Démosthène  fut  devenu  citoyen  et 
libre  de  ses  démarches,  Callistrate  continuait  à  gouverner  Athènes 
par  la  parole;  ce  fut  seulement  en  361  qu'il  dut  se  soustraire  par 
la  fuite  à  une  accusation  de  haute  trahison.  Condamné  à  mort  par 
contumace,  il  ne  reparut  à  l'improviste,  quelques  années  après, 
dans  cette  Athènes  hors  de  laquelle  il  ne  savait  point  vivre,  que 
pour  se  voir  aussitôt  arrêter  et  mettre  à  mort  en  vertu  de  la 
sentence  jadis  rendue  par  défaut.  Démosthène  conserva  de  son 
éloquence  une  vive  impression  :  toutes  les  fois  qu'il  énumère  les 
orateurs  de  la  période  précédente,  c'est  Callistrate  qu'il  place  au 
premier  rang.  Si,  comme  l'indiquent  cette  anecdote  et  le  souvenir 
gardé  de  Callistrate,  Démosthène  commença  dès  l'âge  de  18  ans  à 
fréquenter  les  tribunaux,  il  dut  y  entendre  débiter  plus  d'un  plai- 
doyer composé  par  Isée,  le  logographe  qui  dans  la  faveur  du  public 
avait  succédé  à  Lysias.  Doué  comme  il  Tétait,  il  eut  bientôt  apprécié 
des  mérites  que  lui  avaient  déjà  signalés  ceux  qu'intéressaient  son 
malheur  et  son  courage.  Son  choix  fait,  il  ne  négligea  rien  pour 
s'assurer,  de  la  part  d'Isée,  un  concours  efficace  et  sérieux. 

Rien  de  mieux  attesté  dans  toute  l'histoire  littéraire  de  l'antiquité 
que  le  fait  des  soins  donnés  par  Isée  à  l'éducation  oratoire  et  juri- 
dique de  Démosthène.  Quelques  critiques,  tels  que  Denys  d'Hali- 
carnasse,  allaient  même  jusqu'à  dire  que  le  principal  titre  d'Isée  à 
l'attention  de  la  postérité,  c'était  d'avoir  été  le  maître  de  Démo- 
sthène. On  ne  peut  juger  aujourd'hui  du  talent  d'Isée  que  par  des 
discours  qui  appartiennent  tous  à  un  seul  chapitre  de  son  œuvre,  à 
ses  plaidoyers  en  matière  d'hérédité;  cela  suffit  cependant  pour  re- 


DÉMOSTHÈNE  ET  SES  CONTEMPORAINS.  hb9 

connaître  que,  ne  fût-il  rien  à  Démosthène,  il  tiendrait  encore  une 
belle  place  dans  l'histoire  de  l'éloquence  grecque  (1). 

Dans  ce  que  l'on  raconte  des  relations  de  Démosthène  et  d'Isée, 
nous  trouvons  bien  des  variantes.  Selon  Plutarque,  ce  serait  pen- 
dant sa  minorité  qu'il  aurait  reçu  les  conseils  du  célèbre  avocat. 
Or  ses  tuteurs,  on  l'a  vu,  se  refusaient  à  payer  même  ces  maîtres 
élémentaires  dont  les  leçons  étaient  regardées  comme  indispen- 
sables à  tout  adolescent  de  condition  moyenne;  à  plus  forte  raison 
n'auraient-ils  pas  voulu  entendre  parler  d'honoraires  tels  qu'en 
exigeaient  les  professeurs  de  rhétorique.  Ce  n'est  pas  tout  :  ce  que 
l'on  sait  des  écoles  des  rhéteurs  prouve  qu'au  temps  de  Gorgias  et 
d'Antiphon  comme  au  temps  d'Isocrate  et  d'Isée  leur  enseignement 
s'adressait  non  point  à  des  enfans  ni  même  à  des  adolescens,  mais 
à  des  jeunes  gens  ou  à  des  hommes  faits.  Ce  fut  donc  seulement 
quand  il  fut  sorti  de  tutelle  que  Démosthène  put  penser  à  ge  mé- 
nager les  leçons  et  le  concours  d'Isée.  L'auteur  inconnu  des  Vies  des 
dix  orateurs  affirme  que,  pour  avoir  tout  à  lui  ce  maître  dont  il 
espérait  tant,  il  l'aurait  enlevé  à  son  école,  installé  chez  lui  et  gardé 
pendant  quatre  ans  dans  sa  maison;  en  retour  du  sacrifice  qu'il  lui 
imposait,  il  lui  aurait  payé  10,000  drachmes  pour  ces  quatre  an- 
nées. La  somme,  au  premier  abord,  paraît  bien  considérable.  Iso- 
crate,  le  prince  des  rhéteurs,  ne  demandait  en  effet  à  ses  élèves  que 
1,000  drachmes.  Il  semble  de  plus  que  le  jeune  homme,  ruiné 
comme  il  l'était  par  ses  tuteurs,  ne  se  trouvait  pas  en  situation  de 
supporter  une  pareille  dépense,  car  la  somme  qu'il  aurait  comptée 
à  son  maître  dépasserait  le  total  de  ce  qu'il  aurait  recueilli  du  nau- 
frage de  sa  fortune.  Pour  lever  la  difficulté,  des  grammairiens  de 
l'époque  romaine  imaginèrent  que  le  rhéteur  Isée  avait  donné  gra- 
tuitement ses  leçons  à  Démosthène.  Un  pareil  désintéressement  ne 
s'expliquerait  que  si  le  maître  avait  pu  prévoir  quelle  figure  son 
disciple  ferait  dans  Athènes  et  quel  honneur  en  rejaillirait  sur  lui- 
même.  Le  talent  se  signale  souvent  de  très  bonne  heure;  cependant, 
au  point  de  départ,  le  génie  en  diffère  si  peu  qu'il  est  bien  difficile 
de  lui  tirer  son  horoscope.  Il  a  parfois,  dans  les  arts  plastiques  et 
dans  la  musique,  de  surprenantes  précocités,  d'éblouissantes  au- 
rores qui,  avec  plus  de  charme,  ont  tout  l'éclat  du  soleil  de  midi; 
mais,  dans  tout  ce  qui  tient  aux  choses  de  la  pensée  ou  de  la  vie 
publique,  dans  tout  ce  qui  exige  la  connaissance  des  hommes,  le 
génie  suppose  tant  d'étude  et  d'expérience,  une  intervention  si 
prolongée  de  la  volonté,  que,  pour  se  manifester,  il  lui  faut  le 
temps.  C'est  en  pareille  matière  que  le  mot  de  Buffon,  si  con- 
testable à  d'autres  égards,  devient  une  vérité  :  pour  le  philosophe, 

(1)  Voyez  l'étude  sur  Isée,  dans  la  Revue  du  15  février. 


hôO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'historien,  l'orateur,  l'homme  d'état,  «  le  génie  est  une  longue 
patience,  »  ou  du  moins,  sans  la  patience  et  la  ^urée,  n'aboutit 
point  et  ne  porte  pas  tous  ses  fruits. 

Quelque  contradictoires  que  paraissent  tous  ces  témoignages,  il 
y  a  pourtant,  ce  semble,  moyen  de  les  faire  concorder.  Isée  n'a  pu 
deviner  que  ce  jeune  homme  qui  venait  lui  demander  son  concours, 
afin  d'échapper  à  la  ruine,  prononcerait  un  jour  les  Olynlhiennes  et 
le  Discours  de  la  couronne  y  mais  avec  son  coup  d'œil  de  vieux  pra- 
ticien il  lui  était  facile  de  former  une  conjecture  sur  l'issue  pro- 
bable de  l'action  à  intenter  :  à  ses  yeux,  Démosthène,  bien  conseillé, 
avait  toute  chance  de  l'emporter  sur  ses  adversaires.  Isée  se  serait 
donc  provisoirement  contenté  de  l'hospitalité  que  lui  offrait  Démo- 
sthène, et  celui-ci  aurait  promis,  pour  le  cas  où  il  rentrerait  en 
possession  de  ses  biens,  une  somme  de  10,000  drachmes,  indem- 
nité qui  représentait  à  la  fois  le  salaire  du  professeur  de  rhétorique 
et  les  honoraires  dus  par  le  plaideur  à  son  conseil  judiciaire.  S'il 
est  vrai  que,  pendant  les  quelques  années  qui  précédèrent  le  pro- 
cès contre  les  tuteurs,  Isée,  sans  renoncer  à  composer  des  dis- 
cours pour  ses  cliens,  ait  pourtant  réservé  la  meilleure  part  de  son 
temps  à  Démosthène,  la  somme  cesse  de  sembler  exagérée.  Quand 
Isocrate  et  d'autres  rhéteurs  se  contentaient  de  1,000  drachmes, 
c'est  qu'ils  avaient  un  grand  nombre  d'auditeurs  à  la  fois;  de  cette 
manière,  tout  en  demandant  beaucoup  moins  à  chaque  élève,  ils 
gagnaient  encore  plus  qu'Isée  avec  son  disciple  unique,  surtout  le 
paiement  des  10,000  drachmes  étant  subordonné  au  succès  d'une 
affaire  qui  pouvait  après  tout  mal  tourner. 

On  n'a  pas  tous  les  jours  à  former  un  élève  comme  Démosthène. 
Il  serait  curieux  de  savoir  comment  s'y  prit  Isée  pour  mettre  à  profit 
la  bonne  volonté  d'un  pareil  disciple,  ou  plutôt  sa  passion  d'ap- 
prendre ;  par  maïïïgur,  nous  n'avons  pas  même  à  ce  sujet  le  plus 
léger  indice.  Si  Démosthène  eût  fréquenté  quelque  école  célèbre, 
comme  celle  d'Isocrate,  plus  tard  quelqu'un  de  ses  anciens  cama- 
rades aurait  retrouvé  dans  sa  mémoire  des  souvenirs  de  ces  années 
de  jeunesse  et  de  communs  travaux;  l'imagination  s'en  serait  peut- 
être  mêlée,  tout  cela  aurait  été  fort  arrangé,  mais  enfin  on  sau- 
rait ou  on  croirait  savoir  quelque  chose  des  rapports  du  jeune 
homme  avec  son  maître  et  ses  compagnons  d'étude,  ki,  rien  de 
tel  :  Isée  ne  joue  aucun  rôle  dans  toutes  les  anecdotes,  plus  ou 
moins  authentiques,  que  rencontre  sur  son  chemin  le  biographe  de 
Démosthéni3.  C'est  que  les  trois  ou  quatre  années  passées  par  Dé- 
mosthène auprès  d'isée  furent  entre  l'élève  et  le  maître  comme  un 
long  tête-à-tête  dont  le  secret  ne  transpirait  point  au  dehors. 
Dans  cette  ville,  tout  occupée  d'art,  de  lettres,  de  fêtes  et  d'affaires, 
qui  donc  s'inquiétait  de  savoir  comment  employaient  leurs  journées 


DÉMOSTHÈNE  ET  SES  CONTEMPORAINS.  461 

et  une  partie  de  leurs  nuits  cet  avocat,  toujours  surchargé  de  tra- 
vail, toujours  entouré  de  dossiers  et  de  textes  de  loi,  et  ce  jeune 
homme  sans  sourire  et  sans  gaîté,  que  l'on  pouvait  prendre  pour 
un  de  ses  secrétaires  ?  Tout  au  plus  cela  pouvait-il  tourmenter  un 
peu  Âphobos  et  les  autres  tuteurs,  que  leur  conscience  avertissait 
du  compte  qu'ils  auraient  à  rendre;  en  dehors  de  ces  trois  hommes 
et  de  ceux  que  des  liens  de  famille  ou  d'intérêt  avaient  faits  leurs 
confidens  ou  leurs  complices,  personne  ne  songeait  à  l'orphelin  qui, 
les  yeux  fixés  sur  l'avenir,  travaillait  en  silence  à  le  préparer.  Dans 
cette  retraite  où  il  s'était  enfermé  avec  son  maître,  loin  des  plaisirs 
de  son  âge,  auprès  de  sa  mère  en  deuil  et  de  sa  jeune  sœur,  dont  il 
voulait  reconquérir  la  dot,  Démosthène  ne  dut  reculer  devant  aucun 
labeur,  quelque  ingrat  qu'il  pût  paraître.  Isée  avait  écrit,  lui  aussi, 
sa  techné  ou  son  manuel  de  rhétorique;  il  commença  donc  par  sou- 
mettre et  par  rompre  son  élève  aux  exercices  ordinaires,  par  lui 
expliquer  en  combien  de  parties  se  divisait  le  discours,  quel  ton  et 
quel  style  convenait  à  chacune  d'elles,  dans  quel  ordre  d'idées  et 
de  preuves,  suivant  le  caractère  de  la  cause,  on  devait  aller  chercher 
ses  argumens,  quelles  étaient,  selon  les  cas,  les  figures  de  mots  et  de 
pensées  qu'il  convenait  d'employer,  enfin  à  quelles  règles  obéissait, 
comment  s'agençait  et  se  construisait  ce  que  nous  appelons  la  pé- 
riode, cette  phrase  savante  dont  il  avait  appris  les  secrets  à  l'école 
d'Isocrate.  Depuis  Gorgias,  ces  préceptes  techniques  se  répétaient, 
d'une  rhétorique  à  l'autre,  avec  de  légers  changemens  de  forme  et 
de  disposition;  ils  étaient  le  point  de  départ  et  la  base  de  l'ensei- 
gnement du  rhéteur.  L'élève  avait  à  se  les  graver  dans  la  mémoire; 
peut-être  même  apprenait-il  par  cœur  certaines  parties  du  manuel 
de  son  maître.  G'étai*t  quand  ces  définitions  et  ces  règles  lui  étaient 
familières  que  commençait  le  vrai  travail;  on  l'habituait  alors  à  pra- 
tiquer ce  qu'il  avait  appris,  à  traiter  les  heux-communs,  à  composer 
d'abord  des  exordes,  des  péroraisons  ou  des  récits,  à  discuter  une  loi 
ou  un  témoignage,  plus  tard  enfin  à  écrire  un  discours  tout  entier 
dans  l'un  des  trois  genres,  délibératif,  judiciaire  ou  épidéictiqiie, 
qu'avaient  dès  lors  distingués  les  rhéteurs. 

C'était  à  ce  moment  que  les  jeunes  gens  donnaient  leur  mesure; 
mais  surtout  c'était  alors  que  se  marquait  la  différence  entre  les 
maîtres.  Le  pur  sophiste,  un  Gorgias  ou  un  Alcidamas,  occupait 
ses  disciples  à  faire  l'éloge  d'Hélène  ou  de  la  mort,  à  défendre  Ajax 
ou  Palamède.  Tel  autre,  comme  Isocrate,  avait  de  plus  hautes  vi- 
sées :  il  prétendait  offrir  des  conseils  aux  peuples  et  aux  rois;  ce 
qu'il  préférait  donc,  ce  que  traitaient  surtout  ses  élèves,  c'étaient 
des  lieux-communs  politiques,  tels  que  l'éloge  d'Athènes  ou  de 
Sparte,  tels^qu'uo  appel  adressé  aux  Grecs  pour  les  décider  à  s'unir 
afin  de  déclarer  la  guerre  au  grand  roi.  Étranger  d'ailleurs,  lui 


A62  KEVUE  DES  DEUX  MONDES, 

aussi,  à  la  pratiqua,  il  retombait  souvent  dans  les  voies  de  ces 
rhéteurs  qu'il  affectait  de  mépriser;  il  célébrait,  devant  ses  dis- 
ciples, Hélène  et  Busiris,  il  les  invitait  à  s'essayer  sur  ces  thèmes 
bizarres,  ne  fût-ce  que  pour  se  délier  l'esprit.  Quant  à  la  méthode 
employée  par  celui  qui  se  proposait  de  former  des  orateurs  judi- 
ciaires, nous  sommes  réduits  aux  conjectures;  les  tétralogics  d'An- 
tiphon  peuvent  pourtant  nous  donner  quelque  idée  du  genre  d'exer- 
cices auquel  on  avait  recours  en  pareil  cas  (1).  On  supposait  un 
événement  qui  pût  donner  matière  à  un  procès,  d'ordinaire  à  un 
procès  criminel;  puis  on  déterminait  la  nature  de  la  cause,  suivant 
que  le  débat  portait  sur  des  présomptions  à  faire  valoir  ou  sur  des 
faits  incontestés,  dont  il  s'agissait  seulement  d'apprécier  le  carac- 
tère juridique.  Ceci  réglé,  il  fallait  trouver  les  moyens  d'attaque  ou 
de  défense  que  fournissait  la  cause,  travailler  ensuite  à  les  classer, 
à  les  grouper  dans  le  meilleur  ordre  et  à  les  placer  dans  le  plus 
beau  jour.  Afin  d'acquérir  plus  de  souplesse  et  de  dextérité,  on 
plaidait  le  pour  et  le  contre,  on  composait  parfois,  comme  nous  le 
voyons  dans  Antiphon,  l'accusation,  la  défense,  une  réplique  de  l'ac- 
cusation, une  réplique  de  la  délense.  Dans  la  bouche  d'un  homme 
tel  qu'Isée,  qui  ne  voulut  jamais  être  qu'avocat,  cet  enseignement 
dut  piendre  un  caractère  plus  spécial  encore  et  plus  pratique.  Isée 
ne  se  contentait  pas,  comme  ses  prédécesseui's,  de  citer  les  lois;  il 
aimait  à  les  comparer  entre  elles,  à  les  commenter,  à  en  dégager 
les  principes,  à  faire  enfin,  dans  la  mesure  où  le  comportait  la 
cause  qu'il  était  chargé  de  plaider»  la  théorie  de  la  législation  athé- 
nienne :  il  fut,  sans  que  l'on  parût  s'en  douter  autour  de  lui,  le 
premier  des  jurisconsultes  grecs,  le  précurseur  d'Aristote  et  de 
ïhéophraste, 

Px)ur  remonter  ainsi  aux  principes,  il  faut,  outre  l'habitude  et  le 
goût  des  idées  générales,  une  connaissance  très  étendue  et  très  pré- 
cise des  faits  particuliers.  Les  lofogn/phes  n'avaient  pas  alors  à 
leur  disposition  ces  grandes  collections  de  lais  et  de  décrets  que 
compileront  les  érudits  de  l'époque  alexandrine;  mais  il  est  pro- 
bable que  ceux  qui,  comme  Isée,  avaient  sans  cesse  à  citer  et  à 
discuter  la  loi  s'étaient  déjà  fait,  pour  leur  usage  particulier,  des 
recueils  contenant  tout  au  moins,  outre  les  lois  de  Solon,  lés  plus 
importantes  de  celles  qu'y  avait  ajoutées  le  travail  législatif  de 
deux  siècles..  11  y  avait  à  Athènes  toute  une  catégorie  de  fonction- 
naires subalternes  que  l'on  appelait  les  écrivains  (y^a.iLjxaxeu;') '^ 
c'étaient  eux  qui  servaient  de  secrétaires  ou  de  greffiers  au  magis- 
trat sur  son  ti'ibunal,  au  plaideur  devant  le  jury,  à  l'orateur  dans 
l'assemblée;  c'étaâeat  eux  qui  avaient  entre  les  mains  et  qui  lisaient, 

(1')  Voj'CT  la  Reme  d«  15  février  1871. 


DÉMQSTHÈNE    ET   SES    CONTEMPORAINS.  /i63 

quand  on  leur  en  faisait  signe,  les  formules  de  la  procédure  civile 
ou  criminelle,  les  actes  judiciaires,  les  témoignages  produits  dans 
l'instruction,  les  lois  invoquées  par  l'une  ou  l'autre  des  parties,  les 
projets  de  décret.  Ces  hommes  passaient  dans  ces  emplois  de  lon- 
gues années,  souvent  toute  leur  vie.  Les  services  qu'ils  rendaient 
étaient  payés,  tandis  que  ceux  des  magistrats  étaient  gratuits;  aussi 
ces  écrivains,  dont  beaucoup  étaient  des  affranchis,  jouissaient-ils 
d'une  assez  médiocre  considération,  et  parvenaient-ils  rarement  à 
jouer  un  rôle  politique.  En  revanche,  par  la  pratique,  ils  arrivaient 
à  connaître  mieux  que  personne  la  procédure  et  les  lois  attiques. 
C'était  l'un  d'entre  eux,  Nicomaque  le  scribe,  que  l'on  avait  chargé 
en  â03,  après  le  rétablissement  de  la  démocratie,  de  diriger  l'en- 
treprise ordonnée  par  un  décret  de  Tisamène,  de  faire  transcrire  à 
nouveau  toutes  les  anciennes  lois  athéniennes,  sans  doute  en  les  ran- 
geant par  ordre  de  matières  et  en  écartant  celles  que  les  événemens 
ou  des  lois  postérieures  auraient  implicitement  abrogées.  Un  vote  du 
peuple,  après  examen  du  sénat  et  d'une  commission  spéciale  de 
nomothèles  ou  législateurs,  choisis  parmi  les  jurés  de  l'année,  ap- 
prouva ce  travail,  et  remit  en  vigueur  toutes  les  lois  admises  par 
3>}icomaque  ;  les  autres  furent  déclarées  caduques.  Au  lendemain 
de  cette  révision,  quand  elle  eut  fixé  dans  une  forme  authentique 
les  textes  qui  conseiTa^ient  une  valeur  légale,  on  dut  voir  se  multi- 
plier, par  les  soins  de  ces  scribes  et  à  l'usage  des  logographes  et 
des  orateurs,  les  copies  de  ce  que  l'on  pouvait  appeler,  sinon  les 
codes  athéniens,  au  moins  le  corps  des  lois  athéniennes.  Rien  de 
plus  facile  ensuite,  quand  il  y  eut  des  lois  nouvelles  votées,  que  de 
les  ajouter  à  la  fin  du  volume,  et  de  tenir  ainsi  la  copie  au  courant, 
comme  on  fait  les  éditions  successives  de  nos  codes.  Si  quelqu'un  à 
Athènes  possédait  alore  un  exemplaire  complet  des  lois  attiques, 
c'était  certainement  Isée,  et  personne,  j'imagine,  ne  le  feuilletait 
plus  assidûment. 

Cela  même  ne  suffisait  pas  :  à  Athènes  comme  ailleurs,  il  se  pré- 
sentait souvent  des  espèces  que  le  législateur  semblait  n'avoir  point 
prévues;  c'était  alors  aux  juges,  comme  le  leur  dit  l'orateur  Ly- 
curgue  au  début  de  son  discours  contre  Léocrate,  de  suppléer  à  cet 
oubli  et,  par  leur  arrêt,  de  fixer  la  loi  pour  l'avenir.  Il  y  avait  donc 
souvent  intérêt  à  consulter  la  jurisprudence,  comme  on  dirait  au- 
jourd'hui, et  à  se  prévaloir  devant  le  jury  des  décisions  rendues 
dans  des  affaires  antérieures.  Par  quels  moyens  et  dans  quelle  me- 
sure l'autorité  publique  avait-elle  pourvu  à  la  conservation  des 
actes  judiciaires  ou  tout  au  moins  des  jugemens?  Nous  l'ignorons. 
En  matière  criminelle,  la  sentence  rendue  contre  un  grand  coupable 
était  souvent  gravée  sur  une  stèle;  mais  en  matière  civile  laissait- 
on  aux  intéressés  le  soin  de  réclamer  et  de  garder  une  expédition 


464  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  l'arrêt?  Quelque  étrange  que  cela  paraisse,  il  est  possible  qu'il  en 
fût  ainsi;  on  écrivait  bien  moins  à  Athènes  que  dans  la  plus  petite 
de  nos  sous-préfectures,  et  nous  voyons  souvent  l'issue  d'anciens 
procès  certifiée  devant  le  jury  au  moyen  de  la  preuve  testimoniale, 
dans  des  cas  où  il  nous  semblerait  beaucoup  plus  simple  de  pro- 
duire un  extrait  du  jugement.  Il  est  probable  que  certains  greffiers 
prenaient  des  notes  pour  eux-mêmes,  ou  plutôt  afin  de  pouvoir  les 
communiquer  moyennant  salaire.  11  n'est  point  douteux  que  des 
avocats  tels  que  Lysias  et  Isée  eussent  sous  la  main  des  renseigne- 
mens  de  ce  genre,  classés  par  catégories  d'actions  :  ils  en  trouvaient 
la  matière,  pour  les  dernières  années,  dans  leur  expérience  et  dans 
leurs  propres  souvenirs;  mais,  pour  ce  qui  remontait  plus  haut, 
c'était  à  des  copies  de  ces  registres  des  greffiers  qu'ils  devaient  re- 
courir, afin  de  pouvoir  invoquer  au  besoin  l'autorité  de  la  chose 
jugée. 

Eu  dernier  lieu,  l'orateur  ne  pouvait  se  dispenser  de  pratiquer  et 
de  consulter  sans  cesse  les  ouvrages  de  ses  devanciers;  il  y  trouvait 
tout  à  la  fois  des  modèles  et  d'utiles  renseignemens  juridiques. 
Tous  les  plaidoyers  qui  avaient  été  mis  par  écrit  et  conservés  à 
Athènes  avaient  leur  place  marquée  dans  le  cabinet  d'un  émule  et 
successeur  d'Antiphon.  Ce  qui  rendait  ces  documens  encore  plus  né- 
cessaires à  l'avocat,  c'est  qu'il  était  telle  affaire  qui  se  perpétuait, 
pour  ainsi  dire,  à  la  barre  des  tribunaux,  comme  par  exemple  celle 
de  la  succession  du  riche  Hagnias  (J).  En  pareil  cas,  il  importait 
fort  de  savoir  comment  la  question  avait  été  présentée  dans  les  li- 
tiges antérieurs;  c'était  le  moyen  de  reconnaître  quelle  porte  restait 
ouverte  pour  rentrer  dans  le  débat. 

Voilà,  autant  que  nous  pouvons  nous  la  représenter  par  induc- 
tion ,  ce  qu'était  la  bibliothèque  professionnelle  d'Isée  ;  voilà  de 
quels  instrumens  de  travail  il  enseigna  l'usage  à  Démosthène.  On 
peut  croire  qu'il  ne  retint  pas  longtemps  sur  les  élémens  de  la  rhé- 
torique un  esprit  si  bien  doué,  si  sérieux,  si  pressé  d'agir;  il  l'ap- 
pliqua bientôt  à  la  science  du  droit  et  à  la  pratique  des  affaires. 
Étant  donnée  la  situation  particulière  du  jeune  homme,  son  maître 
dut  insister  avant  tout  sur  les  lois  relatives  à  la  minorité  et  à  la  tu- 
telle; il  dut  lui  faire  lire  de  préférence  les  plaidoyers  qui  avaient  été 
écrits  soit  pour  des  mineurs,  victimes  des  mêmes  fraudes  que  Démo- 
sthène, soit  pour  des  tuteurs  se  prétendant  injustement  attaqués. 
D'ailleurs  il  était  si  facile  à  des  gens  retors  de  soulever  des  ïncidens 
et  de  porter  le  débat  sur  un  autre  terrain,  qu'il  eût  été  téméraire 
d'engager  le  combat  avant  de  bien  connaître  tout  le  système  de  la 

(1)  Nous  avons  deux  discours  relatifs  à  cette  succession,  le  onsième  d'Isée  et  celui 
de  Démostliène,  intitulé  contre  Macartatos  à  propos  de  Vhéritage  d'Hagnias. 


DÉMOSTHÈNE  ET  SES  CONTEMPORAINS.  465 

législation  civile  et  de  la  procédure  attique;  on  peut  donc  être  sûr 
que  Démosthène  ne  borna  point  ses  études  juridiques  à  la  connais- 
sance d'une  seule  cafégorie  d'actions.  Sans  doute  ces  études  n'eu- 
rent point  le  caractère  philosophique  qu'elles  auraient  pu  prendre 
à  la  fin  du  siècle,  quand  Aristote  eut  écrit  sa  Politique  et  Théo- 
phraste  son  Traité  des  lois;  mais  pourtant  Isée,  tout  homme  de 
pratique  qu'il  fût,  avait  l'esprit  assez  élevé,  assez  porté  vers  les 
idées  générales,  pour  faire  comprendre  à  son  élève  les  raisons  et 
les  liaisons  des  choses,  pour  lui  donner  ces  vues  d'ensemble  qui 
aident  si  fort  l'intelligence  à  entrer  dans  les  détails  et  la  mémoire 
à  les  retenir.  Tous  ceux  qui  ont  étudié  de  près  Démosthène  ont  été 
frappés  de  sa  science  des  lois,  de  l'à-propos  avec  lequel  il  les  cite, 
du  ferme  et  judicieux  commentaire  qu'il  en  donne;  à  cet  égard,  il 
n'a  d'autre  rival  que  son  maître.  L'hommage  que  nous  rendons  à 
celui-ci  est  donc  mérité.  Ce  fut  vraiment  du  temps  bien  employé 
que  les  trois  ou  quatre  années  passées  par  Démosthène,  de  366  à 
364  ou  363,  dans  l'intimité  et  sous  la  direction  d'isée;  il  reçut  là  un 
fonds  solide  d'instruction  oratoire  et  juridique  sans  lequel  il  aurait 
risqué  de  n'être  qu'un  vide  et  brillant  parleur,  à  la  façon  d'Eschine. 
C'est  un  préjugé  dangereux  et  auquel  nous  sommes  trop  enclins  de 
croire  que  le  génie  peu^  se  passer  d'étude  ;  il  coûte  cher  aux  peu- 
ples et  aux  individus.  Une  fois  qu'il  s'est  répandu,  vous  ne  trouvez 
personne  qui  ne  s'imagine  être  assez  bien  doué  pour  n'avoir  pas 
besoin  de  travailler.  Ainsi  chacun  établit  pour  lui-même  le  droit  à 
la  paresse,  et,  grâce  à  cette  illusion  dont  tout  le  monde  est  dupe, 
les  plus  heureux  talens  avortent,  et  tel  qui  était  né  médiocre  réussit 
à  devenir  nul. 

II. 

Depuis  le  moment  où  Démosthène  avait  atteint  sa  majorité,  plus 
de  deux  ans  s'écoulèrent  dans  ces  lectures  et  ces  travaux.  Vers  la 
fin  de  cette  période,  Isée,  selon  toute  apparence,  ne  se  contenta 
point  de  donner  des  leçons  à  son  élève,  mais  il  joua  plutôt  auprès 
de  lui  le  rôle  d'un  avocat  et  d'un  conseil,  l'aidant  à  réunir  les 
pièces  nécessaires,  à  les  classer,  à  prévoir  les  moyens  de  l'adver- 
saire, à  mettre  en  ordre  ses  idées  et  ses  raisons. 

Ce  n'était  pas  trop  d'un  pareil  secours,  car  la  position  de  l'en- 
nemi devenait  de  plus  en  plus  formidable.  Aphobos  est  des  trois  tu- 
teurs celui  qui  semble  avoir  joué  dans  toute  cette  affaire  le  rôle  le 
plus  en  vue  et  le  plus  odieux.  C'était  lui  f[ui,  dans  la  pensée  du 
père  de  Démosthène,  devait,  en  épousant  sa  veuve,  le  remplacer  au- 
près de  son  fils;  or  ce  fut  lui  qui  donna  l'exemple  de  manquer  aux 

TOME  Cil.  —  1872.  30 


hQQ  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

promesses  jurées  auprès  du  lit  du  mourant,  ce  fut  lui  qui,  dans  la 
gestion  de  la  fabrique  d'armes,  porta  le  plus  de  négligence  ou  de 
malhonnêteté,  —  pour  tout  dire  en  un  mot,  ce  fut  lui  qui  pilla  avec 
le  plus  d'impudence.  Ainsi  désigné  le  premier  au  juste  ressentiment 
de  son  pupille,  il  venait  de  fortifier  sa  position  par  une  alliance  qui 
lui  assurait  le  concours  d'un  homme  influent  et  habitué  à  la  parole; 
il  avait  épousé  la  sœur  du  riche  Onétor,  un  des  plus  brillans  élèves 
d'Isocrate.  Ce  qui  lui  donnait  aussi  confiance,  c'était  sa  liaison  avec 
les  fils  de  l'opulent  Képhisodore  d'Anagyronte,  Thrasylochos  et 
Midias,  personnages  turbulens,  orgueilleux  et  insolens,  dont  le  nom 
reviendra  souvent  dans  la  vie  de  l'orateur,  et  dont  l'inimitié  le  pour- 
suivra jusqu'au  seuil  même  de  la  gloire. 

Les  actions  que  les  orphelins  avaient  le  droit  d'intenter  à  leurs 
tuteurs  infidèles  ne  se  prescrivaient  que  par  cinq  ans;  mais  on  avait 
tout  avantage  à  ne  pas  attendre  l'expiration  de  ce  terme  et  à  porter 
le  plus  tôt  possible  devant  la  justice  ce  que  l'on  appelait  le  pro- 
cès de  tutelle  (sTTtTpoxYÎç  ^i/--/i).  Alors  même  que  le  tuteur  était 
condamné  à  restitution,  les  sommes  dont  il  était  déclaré  redevable 
à  son  pupille  ne  portaient  intérêt  que  jusqu'à  la  fin  même  de  la 
tutelle.  C'est  du  moins  ce  qui  résulte  clairement  du  compte  d'A- 
phobos  tel  que  le  présente  partout  Démosthène;  nulle  part  il  ne  de- 
mande d'intérêts  de  retard  pour  l'intervalle  qui  s'est  écoulé  entre 
le  terme  de  la  minorité  et  la  décision  que  va  prendre  le  tribunal.  Il 
y  a  là  quelque  chose  qui  nous  surprend  au  premier  abord  ;  à  la  ré- 
flexion, la  chose  s'explique.  Le  législateur,  voulant  laisser  à  toutes 
les  réclamations  sérieuses  le  temps  de  se  produire,  avait  accordé 
aux  pupilles  cinq  années  pleines  pour  examiner  leurs  comptes  de 
tutelle,  et,  s'il  y  avait  lieu,  commencer  les  poursuites;  mais  il  dé- 
sirait que  l'on  usât  le  moins  possible  de  ces  délais.  A  Athènes 
comme  à  Rome,  comme  en  France,  c'était  un  fardeau,  ce  pouvait 
toujours  être  une  source  d'ennuis  qu'une  tutelle,  —  à  moins  que  ce 
ne  fût  une  fructueuse  spéculation.  S'il  importait  que  les  prévarica- 
teurs fussent  punis,  il  n'était  pas  moins  nécessaire  q!:e  les  honnêtes 
gens,  après  avoir  porté  cette  charge  dix  ou  quinze  ans,  ne  restas- 
sent pas  encore  pendant  quatre  ou  cinq  autres  années  sous  la  me- 
nace d'actions  dirigées  contre  leur  fortune  et  contre  leur  honneur- 
Les  sommes  indûment  perçues  par  le  tuteur  cessant,  aussitôt  la 
majorité  proclamée,  de  porter  intérêt  au  profit  du  pupille,  celui-ci 
n'avait  aucune  raison  de  différer  le  procès. 

Démosthène  était  devenu  majeur  en  366;  ce  fut  en  364  que,  se 
croyant  enfin  prêt  pour  la  grande  lutte,  il  assigna  ses  tuteurs  de- 
vant le  premier  des  archontes,  celui  que  l'on  appelait  par  excellence 
V archonte.  C'était  à  l'archonte,  comme  au  gardien  de  la  famille,  de 
sa  religion  et  de  son  droit,  comme  protecteur  des  veuves  et  des  or- 


DÉMOSTHÈNE  ET  SES  CONTEMPORAINS.  467 

phelins,  que  ressortissaient  toutes  les  actions  nées  de  la  minorité 
et  de  la  tutelle.  Ce  magistrat  ne  saisit  point  tout  de  suite  un  tribu- 
nal; il  était  rare  à  Athènes  qu'un  litige  lut  porté  devant  le  jury  sans 
que  les  parties  eussent  d'abord  été  devant  l'arbitre  (^îtairviTrlç) . 

Il  y  avait  deux  espèces  d'arbitres  que  l'on  trouve  sans  cesse  men- 
tionnés dans  les  orateurs,  et  que  l'on  a  trop  souvent  confondus  : 
c'étaient  ceux  que  nous  appellerons  les  arbitres  publics,  et  ceux 
qu'à  Athènes  on  nommait  les  arbitres  choisis  (aïpsToQ  et  que  nous 
désignerons  sous  le  titre  à' arbitres  jrrivés.  Les  premiers  étaient 
tous  les  ans  choisis  par  le  sort  parmi  les  citoyens  âgés  de  plus  de 
soixante  ans  qui  n'avaient  pas  subi  de  condamnation  infamante. 
Chaque  tribu  avait  ses  arbitres  pris  dans  son  sein.  L'arbitre,  dans 
tout  le  cours  de  l'époque  primitive,  avait  eu  sans  doute  un  rôle 
analogue  à  celui  du  judex  privatus,  de  Varbiter,  du  recuperator 
latin;  il  avait  dû  recevoir  du  roi  ou  de  l'archonte,  comme  à  Rome 
du  consul  ou  du  préteur,  le  droit  de  mettre  fin  au  débat  par  un  ar- 
rêt motivé.  Depuis  que  se  sont  organisés  au  v^  siècle  les  grands 
jurys  populaires,  ce  n'est  plus  qu'une  sorte  de  juge  de  première 
instance.  On  peut  porter  devant  lui  tous  les  procès  civils,  et  en  fait 
on  n'y  manque  presque  jamais;  seulement  la  partie  qui  se  croirait 
lésée  par  sa  décision  conserve  toujours  la  liberté  d'en  appeler  au 
jury.  Dans  ce  cas,  le  magistrat  avait  à  reprendre  l'affaire  et  à  en 
saisir  un  tribunal;  seulement  le  travail  de  l'instruction  préliminaire 
était  très  abrégé  par  le  débat  qui  avait  eu  lieu  devant  l'arbitre.  «  Ce- 
lui-ci, dit  un  grammairien  d'après  Aristote,  déposait  dans  une  boîte, 
qu'il  scellait  de  son  sceau,  la  plainte,  les  sommations  réciproques 
que  s'étaient  adressées  les  parties,  les  témoignages  qu'elles  avaient 
fait  entendre,  les  lois  et  tous  autres  moyens  de  droit  qu'elles  avaient 
invoqués  l'une  et  l'autre,  puis  il  remettait  le  tout  au  magistrat 
chargé  d'introduire  l'instance  devant  les  juges.  »  Celui  des  deux 
adversaires,  auquel  l'arbitre  avait  donné  raison  se  trouvait  dans 
cette  seconde  phase  du  débat  avoir  à  peu  près  la  même  situation 
que  chez  nous  la  partie  qui  se  présente  aux  juges  de  l'appel  avec 
un  arrêt  de  première  instance  conforme  à  ses  conclusions. 

Quant  aux  arbitres  prives,  ce  n'étaient  que  de  simples  citoyens, 
choisis  par  l'estime  de  leurs  voisins  ou  de  leurs  amis  pour  arranger 
un  différend  que  l'on  désirait  n'avoir  pas  à  porter  devant  les  tribu- 
naux. Souvent  ils  n'avaient  que  le  rôle  de  conciliateurs  :  ils  tâ- 
chaient d'obtenir  de  leurs  cliens  des  concessions  mutuelles,  et  rédi- 
geaient ensuite  un  compromis  qui  restait  déposé  entre  leurs  mains. 
D'autres  fois  ils  devenaient  de  véritables  arbitres,  dans  le  sens 
propre  de  ce  mot.  On  avait  alors  ce  que  l'on  appelait  un  arbitrage 
conventionnel  (^ia-.Ta  1-%'.  û-/;toî;).  Les  parties  commençaient  par 
dresser  un  acte  dont  la  stipulation  principal    était  l'engagement 


il68  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

que  prenaient  les  deux  contractans  de  s'en  tenir  à  la  sentence  de 
l'arbitre  et  de  ne  pas  en  appeler  à  un  tribunal.  On  arrivait  ainsi  à 
investir  l'arbitre  officieux,  l'arbitre  constitué  par  la  volonté  des 
parties,  d'un  pouvoir  que  n'avait  pas  l'arbitre  officiel,  l'arbitre  dé- 
signé par  la  cité.  La  sentence  de  l'arbitre  ou  des  arbitres  (on  en 
prenait  souvent  trois),  terminait  alors  le  litige,  pourvu  qu'elle  eût 
été  rendue  après  un  débat  contradictoire.  Si  l'un  des  intéressés 
avait  fait  défaut,  il  avait  dix  jours  pour  former  opposition;  ce  délai 
passé,  la  sentence  devenait  définitive  et  sans  appel.  C'était  au  der- 
nier moment,  l'affaire  instruite,  que  ces  arbitres,  avant  de  prendre 
le  caractère  de  juges,  se  liaient  par  un  serment.  Sous  ces  diverses 
formes,  la  juridiction  arbitrale  a  rendu  chez  les  Athéniens,  comme 
chez  les  Romains  et  dans  toutes  les  sociétés  riches  et  civilisées,  de 
réels  et  inappréciables  services. 

Démosthène  proposa  tout  d'abord  de  confier  à  des  arbitres,  choi- 
sis parmi  les  membres  mêmes  et  les  amis  de  la  famille,  le  soin  d'exa- 
miner ses  griefs.  Dans  la  forme  ordinaire  de  Y  arbitrage  convention- 
nel, les  parties  auraient  pris  l'engagement  d'accepter  l'arrêt  de  ces 
arbitres.  Les  tuteurs  voulaient  avant  tout  ne  point  se  laisser  enlever 
la  faculté  de  porter  le  débat  devant  un  jury,  qui  serait  toujours 
plus  facile  à  tromper;  ils  refusèrent  donc  de  constituer  ce  tribunal 
de  famille.  On  se  rendit  alors  auprès  de  l'un  des  arbitres  publics  de 
l'année.  Les  tuteurs  n'épargnèrent  aucun  mensonge  pour  tâcher  de 
surprendre  sa  bonne  foi  :  ce  fut  en  vain;  ils  ne  purent  l'empêcher  de 
se  prononcer  en  faveur  de  leur  pupille.  Inutile  de  dire  qu'ils  décla- 
rèrent aussitôt  ne  point  se  soumettre  à  la  sentence  arbitrale.  Démo- 
sthène avait  épuisé  tous  les  moyens  de  conciliation  ;  il  ne  lui  restait 
plus  qu'à  provoquer  un  débat  contradictoire  devant  le  jury  athénien. 
Il  déposa  donc  entre  les  mains  de  l'archonte  sa  plainte  ou  plutôt  ses 
plaintes  :  il  y  en  avait  trois,  une  contre  chacun  des  tuteurs.  De 
chacun  d'eux,  Démosthène  réclamait  dix  talens  à  titre  de  dommages 
et  intérêts.  On  s'est  demandé  pourquoi  il  n'avait  pas  confondu  en 
une  seule  les  trois  instances.  11  a  répondu  lui-même  à  cette  ques- 
tion :  l'aiïaire  était  trop  compliquée,  dit-il ,  pour  qu'il  fût  possible 
de  la  tirer  au  clair  en  une  fois;  un  seul  de  ces  plaidoyers  que  la 
clepsydre  renfermait  dans  de  si  étroites  limites  de  temps,  c'était 
trop  peu  pour  étudier  le  rôle  et  définir  la  responsabilité  de  chacun 
de  ses  adversaires.  On  peut  soupçonner  une  autre  raison  :  en  sépa- 
rant les  trois  procès,  le  plaignant,  avec  moins  d'efforts,  obtenait  le 
même  résultat  que  s'il  avait  lutté  tout  ensemble  contre  ses  trois 
ennemis.  Perdait-il  contre  celui  des  trois  tuteurs  qu'il  provoquait  le 
premier,  il  était  averti  de  renoncer  au  combat;  gagnait-il  au  con- 
traire, comme  il  y  comptait  bien,  les  deux  autres  fripons  auraient 
tout  avantage,  tant  les  causes  étaient  connexes,  à  ne  point  affronter 


DÉMOSTHÈNE  ET  SES  CONTEMPORAINS.  Û69 

le  débat  public,  à  s'empresser  d'offrir  une  transaction.  Ces  prévi- 
sions, l'événement  les  justifia.  '•- 

C'était  la  plainte  contre  Aphobos  qui  devait  venir  la  première 
devant  le  tribunal;  le  jour  où  se  plaiderait  l'affaire  était  déjà  fixé. 
Aphobos,  qui  avait  ses  raisons  pour  le  craindre,  fit  alors  un  vrai 
coup  de  partie.  Ce  que  son  calcul  avait  d'habile  et  de  perfide,  on 
ne  peut  le  comprendre,  si  l'on  ne  connaît  le  mécanisme  de  deux 
institutions  qui  sont  une  des  originalités  d'Athènes,  les  liturgies 
("XetToupytai)  et  V échange  des  fortunes  (àvrif^oai;) . 

Beaucoup  des  charges  qui,  dans  les  sociétés  modernes,  sont  sup- 
portées par  le  trésor  de  l'état  pesaient  à  Athènes  sur  les  parti- 
culiers. Elles  se  distribuaient  entre  les  citoyens  aisés  d'après  cer- 
taines règles  et  en  proportion  de  leur  fortune;  le  tour  de  chacun 
revenait  plus  ou  moins  souvent,  selon  le  nombre  des  contribua- 
bles et  les  besoins  de  l'état.  C'était  ce  qu'on  appelait  les  liturgies 
ou  services  publics.  Ces  liturgies  étaient  de  deux  sortes  :  les  unes 
fournissaient  aux  besoins  réels  de  l'état,  aux  frais  de  la  guerre,  à 
l'équipement  des  navires  ;  c'étaient  celles  qu'on  appelait  les  triérar- 
chies  (rpi-zipapyiai)  ou  commandemens  de  navires.  Les  autres  ser- 
vaient à  offrir  au  peuple  ces  divertissemens  et  ces  fêtes  qui  furent 
si  utiles  au  progrès  des  arts,  et  qui  donnèrent  à  la  vie  athénienne 
une  incomparable  splendeur;  c'étaient  les  charges  de  chorége,  de 
gymnasiarque,  (Miestiateur.  Les  choréges  faisaient  instruire  et  ha- 
billaient à  leurs  frais,  pour  les  grands  jeux  de  la  cité,  pour  les 
concours  de  drame  et  de  musique,  des  troupes  d'acteurs,  de  dan- 
seurs et  d'instrumentistes.  Les  gymnasiarques  fournissaient  l'huile 
pour  la  palestre;  l'hestiateur  donnait,  une  fois  dans  l'année,  un 
grand  repas  à  sa  tribu.  La  théorie  athénienne  sur  l'impôt,  on  le 
voit,  différait  sensiblement  de  la  nôtre.  On  la  trouve  résumée  dans 
un  discours  de  Lysias  fort  important  pour  l'histoire  économique 
d'Athènes  (1).  L'orateur  demande  quel  est  pour  un  état  la  meil- 
leure, la  vraie  source  de  revenus.  Nous  répondrions  que  ce  sont  des 
impôts  assez  bien  établis  pour  atteindre  la  richesse  sociale  sous 
toutes  ses  formes  sans  jamais  gêner  l'essor  de  la  production.  Pour 
Lysias,  c'est  la  bonne  volonté  des  citoyens,  c'est  leur  empressement 
à  contribuer  aux  charges  de  l'état  par  des  liturgies  ou  par  des  dons 
en  argent.  Le  financier  athénien  n'eût  pas  été  assez  habile  pour 
poursuivre  et  saisir  la  richesse  dans  toutes  ses  transformations, 
surtout  quand  elle  se  changeait  en  valeurs  mobilières.  Or  c'était  là 
souvent  le  cas  dans  une  cité  industrieuse  et  commerçante;  il  fallait 
donc  que  le  capital  vînt  en  quelque  sorte  au-devant  de  l'état  et 
s'offrît  de  lui-même  à  ses  prises.  C'est  à  quoi  l'on  tendait  par  la 

(1)  Défense  contre  une  accusation  de  corruption  (XXI,  12-14). 


hlO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

popularité  et  les  honneurs  que  le  peuple  accordait  à  ceux  qui  con- 
couraient gén^.'eusement  aux  dépenses  et  au  luxe  de  la  cité. 

Un  pareil  Système  n'eût  pas  été  applicable  dans  un  grand  état  où 
beaucoup  de  citoyens,  contens  d'augmenter  leur  fortune  et  d'en 
jouir  en  paix,  se  fussent  volontiers  passés  des  faveurs  du  peuple. 
Dans  un  état  au  contraire  qui  n'était  qu'une  ville,  ceux  qui  par  na- 
ture eussent  été  peu  enclins  à  la  libéralité  n'avaient  pas  beau  jeu 
pour  se  perdre  dans  la  foule.  Il  était  malaisé  de  se  soustraire,  à  l'at- 
tention jalouse  des  orateurs,  qui,  par  intérêt  ou  par  patriotisme, 
épousaient  la  cause  de  la  république,  et  travaillaient  à  soulager  le 
trésor.  Chacun  vivait  en  pleine  lumière,  sous  les  yeux  de  tous.  On 
savait  quels  biens  vous  possédiez  et  comment  vous  viviez.  En  vain 
votre  capital,  au  lieu  d'être  tout  en  terres,  consistait  en  argent  prêté 
à  de  gi'os  intérêts  çà  et  là,  en  vain  vous  vous  étiez  arrangé  de  ma- 
nière que  personne  ne  pût  dire  au  juste  le  montant  de  votre  fortune; 
pour  peu  que  l'on  vous  sût  à  l'aise,  si  vous  étiez  chiche  de  votre  ar- 
gent quand  il  y  avait  des  liturgies  à  remplir,  vous  étiez  bientôt  mal 
vu,  vilipendé,  dénoncé.  Ce  n'était  pas  tout  :  à  la  première  occasion, 
un  citoyen  plus  pauvre  vous  provoquait  à  un  échange  de  biens. 

lu' échange,  un  des  rouages  les  plus  curieux  de  la  constitution 
financière  d'Athènes,  se  rattachait  étroitement  au  système  des  li- 
turgies. Voici  comment  :  chacun  était  taxé  d'après  la  fortune  qu'on 
lui  supposait,  ou  plutôt  d'après  celle  qu'il  déclarait  lui-même,  car 
dans  un  pays  industrieux  et  commerçant  il  n'y  a  guère  d'autre 
moyen  d'asseoir  un  impôt  sur  le  revenu.  Ces  déclarations  pouvaient 
être  fausses,  et  par  suite  l'impôt  s'égarer  sur  des  citoyens  incapa- 
bles d'en  supporter  le  fardeau.  De  plus  il  fallait  éviter  ce  mécon- 
tentement, ce  dégoût  qui  amène  si  souvent  la  chute  des  institutions 
libres;  or  cette  fatigue  serait  devenue  générale,  si  l'on  avait  senti 
que  ces  charges,  par  elles-mêmes  souvent  fort  lourdes,  étaient  trop 
inégalement  réparties.  On  avait  donc  cherché  un  moyen  de  réparer 
ces  erreurs  et  ces  injustices.  Un  citoyen  sur  qui  tombait  une  de  ces 
prestations  pouvait  signaler  au  magistrat  tel  de  ses  voisins  qui 
n'aurait  pas  été  suffisamment  imposé,  et  faire  ainsi  reporter  ce 
poids  sur  des  épaules  plus  capables  de  le  soutenir.  Toutefois  il  ar- 
rivait que  ces  réclamations  venaient  échouer  devant  les  ruses  ou  les 
dénégations  de  celui  que  l'on  mettait  en  cause.  Il  était  bien  difficile 
en  effet  d'évaluer  les  capitaux  engagés  dans  le  commerce  et  dans 
les  affaires;  pour  la  valeur  même  des  propriétés,  on  manquait  sou- 
vent de  bases  certaines.  L'avare,  l'homme  de  mauvaise  foi,  parvenait 
à  dissimuler  une  partie  da  cette  fortune  que  prétendait  atteindre 
l'impôt  des  liturgies.  L'acte  juridique  appelé  V échange  était  destiné 
à  réprimer  ces  fraudes.  Un  citoyen,  que  nous  appellerons,  si  l'on 
veut,  Apollodore,  se  trouvait  plus  imposé  que  tel  autre,  Nicias  par 


DÉMOSTHÈNE  ET  SES  CONTEMPORAINS.  Ù71 

exemple,  qu'il  avait  toujours  cru  le  plus  riche  des  deux.  Alors  il 
affirmait  devant  l'autorité  compétente  que  le  revenu  de  Nicias  était 
supérieur  au  sien.  JNicias  était  appelé  à  comparaître  :  reconnaissait- 
il  l'erreur  commise,  il  prenait  sur  le  tableau  des  300  personnes  qui 
cette  année-là  concouraient  à  l'équipement  des  galères  la  place 
d'Apollodore;  niait-il,  ApoUodore  sommait  Nicias  de  lui  abandonner 
ses  biens,  d'échanger  sa  fortune  contre  celle  de  son  contradicteur. 
Cette  sorte  de  cartel,  Nicias  ne  pouvait  refuser  de  l'accepter;  le  ma- 
gistrat prononçait  le  transfert  à  la  condition  pour  le  demandeur  de 
supporter  les  charges  que,  par  son  action  même,  il  avait  déclaré 
devoir  peser  sur  les  biens  du  défendeur.  Il  était  bien  plus  facile  à 
un  particulier  qu'au  magistrat  de  constater  l'état  réel  d'une  fortune 
obstinée  à  se  dissimuler  :  on  trouvera  dans  le  curieux  discours 
contre  Phénippe,  qui  fait  partie  de  la  collection  démosthénienne, 
tout  le  détail  de  l'échange  des  inventaires  et  de  la  remise  des  pa- 
trimoines. Armé  d'un  titre  légal,  stimulé  par  l'aiguillon  de  l'inté- 
rêt personnel,  le  nouveau  possesseur  saurait  rechercher  et  décou- 
vrir partout  ces  biens  dont  il  était  désormais  l'unique  propriétaire. 

Usait-on  beaucoup  de  cette  faculté,  accomplissait-on  l'échange? 
Il  semble  qu'il  était  bien  plus  souvent  proposé  qu'accepté.  Pour 
pousser  les  choses  à  bout,  il  fallait  être  deux  et  trois  fois  sûr  de  ne 
point  y  perdre.  Quant  à  celui  auquel  s'adressait  la  provocation,  s'il 
était  vraiment  le  plus  riche  des  deux,  il  avait  tout  intérêt  à  payer 
pour  garder  ses  biens.  Ce  n'était  d'ailleurs  qu'entre  citoyens  riches 
qu'on  pouvait  s'adresser  ces  cartels  d'échange.  Dans  ces  fortunes 
qu'il  s'agissait  ainsi  de  troquer  l'une  contre  l'autre,  il  y  avait  tou- 
jours des  immeubles,  maison  de  ville,  maison  de  campagne,  mé- 
tairie, qui  depuis  bien  des  années  appartenaient  à  la  famille.  On 
aimait,  on  n'aurait  pas  volontiers  livré  à  un  étranger,  même  pour 
gagner  quelques  mines,  la  rustique  demeure,  entourée  de  figuiers 
et  d'oliviers  séculaires,  où,  vers  le  pied  du  Pentélique  et  du  Parnès, 
on  allait  fuir  la  ville  et  célébrer  les  dionysies  des  champs;  on  ai- 
mait le  bouquet  de  chênes  verts  et  de  pins  sous  lequel,  vers  le  soir, 
on  s'asseyait  pour  respirer  la  fraîcheur  des  brises  de  mer. 

Cette  disposition  de  la  loi  n'était  pourtant  pas  une  lettre  morte  : 
comme  nous  le  prouvent  et  le  discours  contre  Phénippe ,  et  quel- 
ques passages  des  orateurs,  l'échange  avait  parfois  lieu.  Les  choses 
n'allaient  pas  souvent  jusque-là;  il  y  en  avait  pourtant  assez  d'exem- 
ples pour  que  cette  proposition  restât  suspendue,  comme  une  per- 
pétuelle menace,  sur  la  tète  de  tous  ceux  qui  se  seraient  sentis  en- 
clins à  tromper  l'état  sur  leur  fortune  réelle.  D'ailleurs,  comme 
tous  les  moyens  que  la  loi  fournit  au  citoyen  pour  défendre  son 
droit,  cette  faculté  pouvait  servir  à  mettre  injustement  en  péril  le 


472  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

droit  d'autrui;  entre  les  mains  d'un  homme  hardi  et  sans  scrupules, 
elle  devenait  parfois  une  arme  dangereuse  et  perfide. 

Pendant  que  Démosthène  se  recueillait  dans  un  dernier  effort,  à  \ 

la  veille  de  la  lutte  judiciaire  qu'il  allait  soutenir,  Athènes,  nous  ne  I 

savons  pour  quelle  expédition,  préparait  une  escadre  de  guerre.  Les 
stratèges  avaient  dressé  la  liste  des  triérarques;  Démosthène  ne 
figurait  point  parmi  ceux  qui  devaient  concourir  à  l'équipement  des 
galères.  Son  père,  il  est  vrai,  était  jadis  de  ceux  qui  supportaient 
d'ordinaire  cette  charge;  mais,  d'après  la  loi,  les  biens  des  mineurs 
en  étaient  exempts,  et  le  magistrat,  avant  de  comprendre  le  jeune 
homme  dans  le  nombre  de  ceux  qui  étaient  astreints  à  cette  contri- 
bution, avait  voulu  lui  laisser  le  temps  de  faire  constater  ce  qu'é- 
tait devenue  la  fortune  paternelle ,  et  quelle  faible  part  lui  en  avait 
été  remise.  L'un  des  triérarques  désignés  était  Thrasylochos,  le 
frère  de  ce  Midias  contre  lequel  est  dirigé  un  des  plus  célèbres  plai- 
doyers du  grand  orateur.  Suivant  un  usage  alors  très  répandu,  | 
Thrasylochos  avait  loué  sa  triérarchie,  c'est-à-dire  qu'il  avait  con- 
clu un  forfait  avec  un  entrepreneur;  celui-ci,  moyennant  le  paie- 
ment d'une  somme  convenue,  se  chargeait  d'équiper  et  de  maintenir 
la  galère,  pendant  la  durée  de  la  campagne,  dans  certaines  condi- 
tions d'armement  et  de  bon  entretien  fixées,  comme  on  dirait  au- 
jourd'hui, par  le  cahier  des  charges.  Tout  d'un  coup,  accompagné 
de  Midias,  Thrasylochos  se  présente  à  Démosthène  et  le  provoque, 
soit  à  se  charger  en  son  lieu  et  place  de  la  triérarchie,  soit  à  faire 
avec  lui  l'échange  des  biens.  Dans  cette  sommation,  il  était  facile 
de  reconnaître  l'inspiration  et  la  main  d'Aphobos.  Quelque  parti 
que  prît  son  ancien  pupille,  la  situation  de  celui-ci  était  aggravée. 
Acceptait- il  l'échange?  Dans  ce  cas,  il  perdait  le  droit  de  continuer 
le  procès  intenté  aux  tuteurs,  et  ceux-ci,  assurés  de  garder  leur 
butin,  pourraient  sans  de  grands  sacrifices  indemniser  Thrasylo- 
chos. Au  contraire  Démosthène,  pour  ne  point  renoncer  à  poursuivre 
les  tuteurs,  se  décidait-il  à  supporter  les  frais  de  la  triérarchie? 
Alors  il  était  tout  à  fait  ruiné. 

Le  calcul  était  habile;  on  y  sentait  une  haine  implacable  et  in- 
telligente. Dans  le  premier  moment  de  surprise,  Démosthène  fit 
fausse  route.  Il  admit  l'échange,  Thrasylochos  étant  bien  plus  riche 
que  lui;  mais  il  réserva,  d'une  manière  formelle,  son  droit  de  pour- 
suivre les  tuteurs,  réserve  qu'il  espérait  faire  confirmer,  avant  le 
jour  fixé  pour  le  premier  procès,  par  une  décision  judiciaire.  Un 
tribunal  siégeait,  sous  la  présidence  des  stratèges,  pour  trancher 
d'urgence  toutes  les  contestations  soulevées  à  propos  de  la  triérar- 
chie; c'est  à  ces  juges  qu'il  comptait  demander  la  reconnaissance 
de  son  droit.  En  attendant,  Thrasylochos  ne  tenait  aucun  compte 


DÉMOSTHÈNE  ET  SES  CONTEMPORAINS.  A73 

de  cette  réserve.  Accompagné  de  Midias,  il  s'était  installé,  sous 
prétexte  de  faire  l'inventaire  des  biens,  dans  la  maison  de  Démo- 
sthène  :  afin  de  pouvoir  y  pénétrer  à  toute  heure,  il  en  avait  enlevé 
les  portes;  sans  respect  pour  l'âge  et  la  dignité  de  la  veuve  ni  pour 
la  pudeur  de  la  jeune  fille,  il  avait  accablé  des  plus  grossières  in- 
jures non-seulement  le  maître  du  logis,  mais  sa  mère  et  sa  sœur. 
Enfin  il  avait  signifié  aux  magistrats  qu'il  se  désistait  du  procès  de 
tutelle,  et  les  avait  invités  à  effacer  l'affaire  du  rôle. 

Le  temps  pressait;  c'était  dans  trois  ou  quatre  jours  que  devait 
venir  le  procès  contre  Aphobos.  Démosthène,  après  bien  des  pas 
perdus,  avait  fini  par  se  convaincre  qu'il  ne  lui  serait  pas  possible 
d'obtenir  en  temps  utile  la  décision  judiciaire  qu'il  sollicitait.  Or, 
pour  rien  au  monde,  il  n'eût  sacrifié  son  droit.  D'abord,  avec  une 
naïveté  qu'il  met  lui-même,  dans  la  Midienne,  sur  le  compte  de 
son  extrême  jeunesse,  il  se  figurait  que  non-seulement  il  gagnerait 
son  procès,  mais  qu'il  réussirait  à  se  faire  payer  par  ses  tuteurs 
tout  ce  qu'ils  lui  devraient  alors,  principal  et  intérêt.  Enfin,  pour 
tout  dire,  il  voulait  de  toute  la  force  de  son  âme  tirer  vengeance  de 
ces  parens  .dénaturés;  en  renonçant  à  les  flétrir,  il  eût  cru  trahir  la 
mémoire  de  son  père  et  manquer  à  son  devoir.  Il  se  résolut  donc, 
non  sans  une  amère  douleur,  à  décliner  l'échange  et  à  se  charger 
de  la  triérarchie;  pour  pouvoir  s'en  acquitter,  dans  la  gêne  à  la- 
quelle il  avait  été  réduit,  il  lui  fallut  donner  hypothèque  sur  sa 
maison  et  sur  tout  ce  qui  lui  restait  de  son  avoir,  sur  la  fabrique 
d'armes  et  les  quelques  esclaves  qui  continuaient  à  y  travailler.  Il 
put  ainsi  compter  à  Thrasylochos  les  20  mines  (1,850  francs  envi- 
ron) dont  celui-ci  était  convenu  avec  l'entrepreneur  chargé  de  sub- 
venir à  l'équipement  et  au  maintien  de  la  galère. 

Quant  à  ia  question  de  droit  que  soulevait  l'intention  exprimée 
par  Démosthène  de  réserver  son  recours  contre  ses  tuteurs  tout  en 
opérant  l'échange,  il*  nous  est  difficile  de  dire  dans  quel  sens  elle  au- 
rait été  tranchée  par  un  tribunal  athénien.  D'après  tout  ce  que  nous 
apprenons  incidemment  de  Yantîdosis,  quand  l'échange  avait  lieu, 
chacun  des  deux  patrimoines  passait  de  l'un  à  l'autre  des  con trac- 
tans  avec  l'ensemble  des  droits  actifs  et  passifs  qu'il  comprenait. 
Nous  n'entendons  parler  que  d'une  réserve  :  les  droits  que  l'on 
avait  dans  l'exploitation  d'une  des  mines  d'argent  du  Laurium 
étaient  tout  per>onnels,  restaient  en  dehors  de  l'échange.  L'état 
conservant  ce  que  les  jurisconsultes  appellent  le  domaine  éminent 
sur  les  richesses  que  renfermait  le  sol  de  l'Attique,  ce  n'était  pas, 
à  proprement  parler,  une  propriété  qu'une  exploitation  minière; 
c'était  une  concession  du  domaine  utile  faite  sous  certaines  condi- 
tions spéciales,  ce  n'était  presque  qu'un  simple  droit  d'usage.  De 
plus  le  produit  de  la  mine  et  par  conséquent  la  redevance  dont  il 


hlh  REVUE    DES  DEUX  MOXDES. 

était  grevé  au  profit  du  trésor  dépendaient  de  celui  qui  exploitait 
les  fosses,  de  son  activité  et  de  son  industrie;  on  n'avait  donc  pas 
admis  que  cette  responsabilité  et  cette  direction  pussent  passer, 
comme  un  simple  accessoire  de  la  fortune,  des  mains  d'un  habile 
ingénieur  dans  celles  d'un  incapable.  De  là  cette  exception,  la  seule 
que  contînt  le  serment  prêté  par  celui  qui,  sommé  de  faire  un 
échange,  remettait  l'inventaire  de  ses  biens  :  «  je  déclare  loyale- 
ment et  justement  ma  fortune,  en  exceptant  seulement  les  capitaux 
que  j'ai  dans  l'exploitation  des  mines,  capitaux  auxquels  la  loi  ac- 
corde une  immunité  spéciale.  »  Peut-être  était-il  possible  de  faire 
réserver  certains  droits  contestés,  qui  ne  pouvaient  encore  être 
comptés  avec  quelque  précision  m  parmi  les  avantages  ni  parmi  les 
charges;  c'est  du  moins  ce  que  ferait  supposer  l'intention  témoignée 
par  Démosthène  de  porter  le  débat  sur  ce  terrain.  D'autre  part,  en 
le  voyant  céder  si  vite,  nous  inclinons  à  croire  qu'il  n'était  pas  lui- 
même  bien  sûr  de  son  droit.  Les  cas  où  ces  réserves  étaient  pos- 
sibles n'avaient  sans  doute  pas  été  déterminés  d'une  manière  bien 
rigoureu>e  ni  par  la  loi  ni  par  la  jurisprudence.  C'est  que  les  som- 
mations d'échange  aboutissaient  rarement  à  un  débat  judiciaire;  on 
ne  les  adressait  guère  qu'à  ceux  qui  avaient  intérêt  à  ne  les  pas  ac- 
cepter. 

Qu'il  eût  ou  non  raison  sur  le  point  controversé,  Démosthène 
avait  cru  devoir  acheter  du  dernier  lambeau  de  son  avoir  le  droit 
de  tiîaîner  enfin  ses  tuteurs  devant  un  tribunal.  Peu  de  temps  après, 
le  débat  s'ouvrit.  Nous  possédons  les  deux  discours  prononcés  dans 
cette  affaire  par  le  célèbre  orateur,  et  qui  furent  ses  débuts  (1);  il 
avait  alors  un  peu  plus  de  vingt  ans.  A  défaut  d'autre  mérite,  ces 
compositions  auraient  déjà  l'avantage  de  nous  avoir  conservé  sur 
l'adolescence  et  la  jeunesse  du  grand  homme  d'état  plus  de  ren- 
seignemens  que  ne  nous  en  donnent  Plutarque  et  les  autres  bio- 
graphes; jusqu'ici,  c'est  surtout  à  cette  source  que  nous  avons 
puisé.  Là  pourtant  n'est  pas  tout  l'intérêt  de  ces  discours.  On  y 
trouve,  comme  en  germe,  les  quaUtés  qui  feront  plus  tard  la  gloire 
de  Démosthène,  la  netteté  de  son  exposition,  la  fermeté  de  son 
raisonnement,  cette  discussion  serrée,  ces  dilemmes  où  il  aime  à 
enfermer  son  adversaire,  et  par-dessus  tout  un  ton  qui  inspire  la 
confiance  et  commande  le  respect.  Dans  ce  premier  essai  d'un  no- 
vice plaidant  une  juste  cause,  il  y  a  déjà  de  l'autorité. 

Le  discours  par  lequel  s'engageait  le  débat  s'ouvre  par  un  exorde 
simple,  modeste,  aisé,  bien  calculé  pour  produire  une  impression 

(1)  Nous  disons  les  deux  discours,  quoique  l'on  trouve  dans  la  collection  démosthé- 
nienne  un  troisième  discours  intitulé  défense  de  Phanos  contre  Apkobos,  qui  Va  accusé 
de  faux   témoignage.  Avec  Ant.  Westermann  et  A.  Schsefer,  nous  nous  refusons  à 
egarder  comme  authentique  ce  discours,  d'ailleurs  dénué  d'intérêt. 


DÉMOSTHÈNE    ET   SES    CONTEMPORAINS.  Zi75 

favorable  sur  les  juges.  Cet  exorde  a  de  plus  le  mérite  de  la  briè- 
veté. Il  rappelle  les  efforts  tentés  par  le  pupille  pour  s'arranger  avec 
ses  tuteurs.  Ensuite  vient  ce  que  les  traités  de  rhétorique  appellent 
la  proposition ,  le  sujet  est  posé  et  tous  les  griefs  de  Démosthène 
sont  résumés  en  quelques  lignes;  dès  lors  on  comprend  quel  usage 
les  tuteurs  ont  fait  de  leur  pouvoir,  et  comment  ils  ont  employé  ces 
dix  années.  Les  esprits  ainsi  préparés,  l'orateur  justifie  ses  asser- 
tions; il  indique  de  quelles  valeurs  se  composait  au  moment  du 
décès  la  fortune  de  son  père;  le  jury  saurait  encore  mieux  à  quoi 
s'en  tenir,  si  les  tuteurs  n'avaient  pas  fait  disparaître  le  testament. 
En  l'absence  de  ce  texte,  Démosthène  prouve  par  des  témoignages, 
souvent  par  l'aveu  même  des  tuteurs,  qui  ont  été  séparément  inter- 
rogés devant  l'arbitre,  chacun  des  faits  qu'il  avance.  Pour  le  mo- 
ment, il  ne  s'occupe  point  de  Démophon  ni  de  Thérippide,  dont  le 
tour  viendra  plus  tard;  mais  il  dresse,  article  par  article,  le  compte 
de  ce  que  lui  doit  Aphobos.  Tout  cela  se  groupe  sous  trois  chefs  : 
1°  les  sommes  reçues  par  Aphobos  sous  certaines  conditions  qu'il 
n'a  pas  remplies,  ainsi  ces  80  mines  qu'il  s'est  appropriées  comme 
dot  de  la  veuve  qu'il  n'a  point  épousée;  2"  les  valeurs  qu'il  a  détour- 
nées de  la  succession  ou  laissées  périr  par  sa  négligence,  comme 
ces  esclaves  armuriers  qu'il  a  vendus,  ces  ateliers  qu'il  a  désor- 
ganisés; 3°  l'intérêt  de  ces  capitaux,  calculé,  jusqu'au  jour  où  la 
tutelle  a  pris  fin,  au  taux,  très  modéré  pour  Athènes,  d'une  drachme 
par  raine  et  par  mois,  ou  de  12  pour  100  par  an.  Il  arrive  ainsi  à  un 
total  d'environ  12  talens;  il  en  déduit  la  part  qui  revient  à  Aphobos 
dans  les  impôts  payés  au  trésor,  pour  le  compte  de  son  pupille, 
pendant  les  dix  années  de  minorité,  et  dans  les  valeurs  qui  ont  été 
remises  lors  de  la  majorité;  il  limite  donc  sa  demande  à  10  talens, 
somme  qu'il  déclare  être  au-dessous  de  ce  qu'il  pourrait  légitime- 
ment exiger. 

Par  la  faute  même  du  sujet,  il  y  a  là  bien  des  détails  accumulés, 
bien  des  chiffres  qui  risquent  de  fatiguer  l'attention;  aussi,  vers  le 
terme  de  cette  exposition,  l'orateur  amène-t-il  avec  adresse  un  ré- 
sumé qui  en  dégage  le  sens.  Il  insiste  avec  raison  sur  cette  idée, 
que  des  legs  aussi  importans  faits  aux  tuteurs  à  seule  fin  de  s'assu- 
rer leur  reconnaissance  ne  se  comprendraient  point  sans  une  for- 
tune vraiment  considérable.  Ceci  bien  expliqué,  il  n'a  point  de 
peine  à  réfuter  les  mauvaises  excuses  que  les  tuteurs  ont  déjà  fait 
valoir  devant  l'arbitre,  et  qu'ils  reproduiront  sans  doute  devant  le 
jury.  Un  jour,  ils  parlent  de  h  talens  que  le  père  de  famille, 
voulant  dissimuler  une  partie  de  sa  fortune,  aurait  laissés  enfouis 
quelque  part,  dans  une  cachette  dont  seule  la  veuve  connaissait  le 
secret;  un  autre  jour,  ils  affirment  que  la  succession  était  grevée  de 
dettes,  et  qu'ils  ont  employé  presque  tout  l'argent  liquide  et  le  pro- 


476  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

duit  de  la  vente  des  esclaves  à  l'en  décharger.  Ils  n'apportent  pas, 
à  l'appui  de  ces  dires,  la  plus  légère  preuve,  et  dès  le  lendemain 
de  la  mort  du  père  c'étaient  eux  qui  faisaient  inscrire  l'orphelin 
sur  les  rôles  de  l'impôt,  dans  la  même  catégorie  que  l'opulent  Ti- 
mothée,  fils  de  Conon,  et  que  les  plus  riches  citoyens  de  la  ville, 
faisant  évaluer  ainsi  à  15  talens  la  fortune  dont  la  gestion  leur  était 
confiée  !  Quel  tissu  de  contradictions  !  Le  discours  aboutit  de  cette 
manière  à  une  péroraison  qui  s'en  détache  plus  nettement  que  ce 
n'est  l'usage  dans  les  plaidoyers  attiques.  La  phrase  s'y  fait  courte, 
nerveuse,  indignée  :  on  y  sent  vibrer  toute  la  juste  colère  qui  s'était 
amassée  dans  l'âme  de  Démosthène.  Ne  craignant  pas  de  faire  ap- 
pel au  cœur  et  à  la  pitié  des  juges,  le  jeune  homme  déplore  la  situa- 
tion où  l'a  réduit  la  cruauté  et  la  perfidie  de  ceux  qui  auraient  dû 
être  ses  protecteurs  naturels.  La  partie  n'est  point  égale  entre  lui 
et  Aphobos.  Condamné,  Aphobos  n'aura  même  rien  à  prendre  sur  sa 
fortune  propre;  il  sera  seulement  contraint  de  rendre  l'argent  volé. 
Que  si  au  contraire  ce  coupable  était  acquitté  par  les  quatre  cin- 
quièmes des  voix,  Démosthène,  suivant  la  règle  de  tous  ces  procès, 
aurait  à  payer  Vépobélie,  c'est-à-dire  une  obole  par  drachme,  ou  le 
sixième  de  la  somme  qu'il  réclamait  à  titre  de  dommages  et  inté- 
rêts. Imaginée  pour  faire  réfléchir  ceux  qui  auraient  été  enclins  à 
intenter  sans  cesse  à  leurs  concitoyens  de  méchans  procès,  cette 
disposition  de  la  loi  athénienne  pouvait,  en  cas  d'erreur  du  tribu- 
nal, consommer  le  désastre  d'un  innocent.  Pour  Démosthène,  c'eût 
été  le  dernier  coup  :  surtout  après  le  sacrifice  auquel  l'avait  encore 
forcé  tout  récemment  l'habile  manœuvre  de  Thrasylochos,  il  lui  de- 
venait impossible  de  réunir  encore  près  de  2  talens  pour  acquitter 
cette  amende.  Obligée  de  quitter  sa  maison,  qui  aurait  été  vendue 
au  profit  du  trésor,  sa  mère  serait  tombée  dans  le  dénûment,  sa 
jeune  sœur  aurait  perdu  tout  espoir  de  s'établir,  et  lui-même, 
privé,  comme  débiteur  de  l'état,  de  tous  ses  droits  politiques,  au- 
rait vu  se  fermer  sans  retour  devant  lui  toute  carrière  ;  c'en  était 
fait  de  son  avenir. 

On  aimerait  à  lire  la  défense  d' Aphobos,  qu'il  avait  préparée  avec 
le  concours  de  son  beau-frère  Onétor.  En  l'absence  de  ce  document, 
nous  pouvons  nous  en  faire  une  idée  par  la  réplique  de  Démosthène. 
Les  tuteurs  s'efforçaient  surtout  d'écarter  le  reproche  qui  leur  était 
adressé  de  n'avoir  point  aflermé  les  biens  du  pupille.  D'après  eux, 
le  mourant  avait  exprimé  de  la  manière  la  plus  formelle  le  désir 
que  l'on  ne  divulguât  point  le  chiffre  de  sa  fortune,  son  beau-père 
Gylon,  de  qui  lui  venait  une  partie  de  cet  argent,  étant  mort  sans 
avoir  payé  une  amende  qu'il  devait  à  l'état;  il  craignait,  préten- 
daient-ils, qu'on  n'eût  l'idée  de  demander  compte  à  sa  succession 
des  sommes  encore  dues  de  ce  chef  au  trésor. 


DÉMOSTHÈNE    ET   SES   CONTEMPORAINS.  477 

Ce  système  de  défense  paraît  tellement  faible  qu'il  nous  est  diffi- 
cile de  croire  qu'il  n'ait  point  été  appuyé  sur  d'autres  argumens. 
Quoi  qu'il  en  soit,  dans  sa  réponse,  Démosthène  n'introduit  guère 
que  cette  discussion  nouvelle  ;  pris  au  dépourvu  par  ce  moyen 
produit  à  la  dernière  heure,  il  se  borne  à  montrer  qu'Aphobos  est 
loin  d'avoir  prouvé  par  des  témoignages  pertinens  le  fait,  contraire 
à  toutes  les  vraisemblances,  qu'il  vient  de  jeter  ainsi  à  l'improviste 
dans  le  débat.  Le  reste  du  plaidoyer,  qui  d'ailleurs  est  très  court, 
n'est  qu'un  vif  et  rapide  résumé  des  raisons  invoquées,  des  chiffres 
groupés  dans  le  premier  discours;  pour  mieux  faire  pénétrer  la  vé- 
rité dans  l'esprit  de  ses  auditeurs,  Démosthène,  après  avoir  énoncé 
en  quelques  mots  chacun  des  articles  du  compte  qu'il  présente,  fait 
relire  par  le  greffier  les  témoignages  qui  le  confirment.  Voici  la  pé- 
roraison, dans  laquelle  l'orateur  rassemble  toutes  ses  forces  pour 
frapper  un  dernier  coup,  pour  remporter  cette  victoire  qui  depuis 
plusieurs  années  était  l'unique  souci  de  ses  journées  et  de  ses  veilles 
studieuses,  le  rêve  de  ses  courts  sommeils  : 

«  Qui  de  vous,  Athéniens,  ne  serait  pas  justement  irrité  contre 

cet  homme  et  pris  de  pitié  pour  nous  en  le  voyant  ajouter  aux  biens  à 
lui  donnés  mes  biens  personnels  valant  plus  de  10  talens,  et  en  nous 
voyant,  nous,  non-seulement  privés  des  biens  paternels,  mais  encore  dé- 
pouillés par  la  méchanceté  de  ces  hommes  des  biens  mêmes  qu'ils  nous 
ont  remis?  Où  trouverions-nous  des  ressources,  si  vous  en  décidiez  au- 
trement? Est-ce  dans  les  biens  qui  servent  de  gage  à  nos  emprunts? 
Mais  ils  appartiennent  aux  créanciers  hypothécaires.  Est-ce  dans  l'excé- 
dant de  valeur  de  ces  biens?  Mais  cet  excédant  revient  à  Aphobos,  si 
nous  sommes  condamnés  à  l'épobélie.  Gardez-vous  bien,  juges,  de  de- 
venir pour  nous  la  cause  de  si  grands  malheurs.  Ne  soyez  point  indiffé- 
rens  au  traitement  indigne  que  nous  subissons,  ma  mère,  ma  sœur  et 
moi.  Tout  autre  était  l'avenir  que  nous  réservait  mon  père.  Ma  sœur 
était  donnée  pour  épouse  à  Démophon  avec  une  dot  de  2  talens,  ma 
mère  avec  80  mines  à  cet  homme,  le  plus  méprisable  qu'il  y  ait  au 
monde,  et  moi  je  devais  prendre  sa  place  pour  vous  fournir  des  litur- 
gies. Venez-nous  donc  en  aide,  faites  cela  pour  le  droit,  pour  vous- 
mêmes,  comme  pour  nous  et  pour  mon  père  mort  !  Sauvez-nous,  ayez 
pitié  de  nous,  puisque  ces  hommes  qui  sont  nos  parens  ont  été  impi- 
toyables. C'est  en  vous  qu'est  notre  refuge.  Je  vous  supplie  et  je  vous 
conjure,  par  vos  enfans,  par  vos  femmes,  par  tous  les  biens  que  vous 
possédez  (que  les  dieux  vous  les  conservent!),  ne  me  regardez  pas  d'un 
œil  indifférent!  Ne  permettez  pas  que  ma  mère  soit  privée  à  jamais 
même  de  ce  qui  lui  reste  à  espérer,  et  subisse  un  traitement  indigne 
d'elle.  En  ce  moment,  elle  se  dit  que  j'ai  sûrement  fait  triompher  mon 
bon  droit  devant  vous,  elle  s'apprête  à  me  recevoir  dans  ses  bras  et  à 


Zi78  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

marier  ma  sœur.  Si  vous  décidez  autrement  (puisse  cette  douleur  m'être 
épargnée!),  quelle  émotion  n'éprouvera-t-elle  pas,  dites-le-moi,  lors- 
qu'elle me  verra  non-seulement  dépouillé  de  mon  patrimoine,  mais  en- 
core décrié,  lorsque  pour  ma  sœur  elle  ne  pourra  plus  même  espérer  un 
établissement  convenable  dans  le  dénùment  où  elle  sera  plongée  !  Nous 
n'avons  mérité  ni  l'un  ni  l'autre,  juges,  moi  de  ne  pas  trouver  justice 
devant  vous,  lui  de  conserver  injustement  la  possession  d'une  si  grande 
fortune.  Pour  ce  qui  est  de  moi,  si  vous  ne  savez  pas  encore  par  expé- 
rience quels  services  je  pourrais  vous  rendre,  vous  pouvez  du  moins 
espérer  que  je  ne  serai  pas  au-dessous  de  mon  père;  mais  pour  cet 
homme,  vous  l'avez  vu  à  Fœuvre,  vous  savez  très  bien  que,  possesseur 
d'une  grande  fortune,  bien  loin  de  la  mettre  généreusement  à  votre  ser- 
vice, il  a  été  convaincu  de  s'être  emparé  du  bien  d'autrui.  Ayez  donc 
cela  devant  les  yeux,  rappelez-vous  les  autres  raisons,  et  votez  en  faveur 
du  bon  droit.  Vous  avez  des  preuves  suffisantes.  Elles  résultent  de  té- 
moignages, de  présomptions,  d'inductions,  de  l'aveu  même  de  ces 
hommes,  qui  reconnaissent  avoir  reçu  tous  mes  biens.  Ils  disent  qu'ils 
les  ont  dépensés;  non,  ils  ne  les  ont  pas  dépensés,  ils  les  possèdent  tous. 
Songez  à  toutes  ces  choses,  et  en  même  temps  demandez-vous  par 
avance  ce  que  fera  chacun  de  nous.  Vous  le  savez  bien,  si  j'obtiens  de 
vous  la  restitution  de  ma  fortune,  je  serai  toujours  prêt,  comme  de  rai- 
son, à  supporter  toutes  les  liturgies;  mais  lui,  si  vous  le  rendez  maître 
de  mes  biens,  il  ne  fera  rien  de  semblable.  Ne  croyez  pas  en  effet  que 
ces  biens  qu'il  nie  avoir  reçus,  il  veuille  jamais  les  employer  à  votre 
service.  Il  les  cachera  plutôt  pour  faire  croire  que  sa  cause  était  bonne, 
et  que  vous  avez  bien  fait  de  repousser  mon  action  contre  lui  (1).  » 

Nous  avons  tenu  à  reproduire  cette  péroraison  tout  entière,  quoi- 
que les  dernières  lignes  puissent  paraître  à  un  lecteur  moderne  en 
affaiblir  l'effet;  il  importait  de  montrer  ainsi  combien  les  habitudes 
du  barreau  athénien  différaient  des  nôtres.  Aujourd'hui  l'orateur 
s'arrangerait  de  manière  à  laisser  les  jurés  sous  l'impression  de  la 
supplication  pathétique  qu'il  leur  adresse,  du  tableau  qu'il  leur  a 
tracé  des  anxiétés  de  sa  mère  et  de  sa  sœur;  en  ajoutant  quelque 
chose,  il  croirait  commettre  une  faute  de  goût  et  compromettre  son 
succès.  Devant  un  tribunal  athénien,  c'était  tout  le  contraire  :  s'il 
se  fût  arrêté  après  ce  touchant  appel  à  la  compassion  et  à  la  gé- 
nérosité des  juges,  le  plaideur  aurait  risqué  de  paraître  vouloir  leur 

(1)  Grâce  à  l'obligeance  de  M.  Rodolphe  Dareste,  nous  avons  pu  nous  servii"  de  sa 
traduction,  encore  manuscrite,  de  tous  les  plaidoyers  civils  de  Démosthèae.  Œuvre 
tout  à  la  fois  d'un  helléniste  consommé  et  d'un  savant  légiste,  cette  version  nouvelle» 
avec  les  notes  qui  l'accompagneront,  fera  connaître  tout  un  côté,  à  peu  près  inconnu 
jusqu'ici,  du  moins  en  France  du  talent  et  de  l'éloquence  de  Démosthèae;  elle  rendra 
un  service  d'un  prix  inestimable  i  ceux  que  commence  à  intéresser  l'histoire,  jusqu'ici 
si  négligée,  du  droit  attique 


DÉMOSTIIÈNE    ET   SES    CONTEMPORAINS.  h'/ 9 

faire  une  sorte  de  violence  morale.  On  craignait  que  le  verdict  pût 
être  soupçonné  d'avoir  été  rendu  par  des  âmes  agitées  et  troublées 
sous  le  coup  d'une  émotion  passagère;  il  fiillait  feindre  de  parler 
surtout  à  la  raison  des  juges,  d'insister  en  dernier  lieu  sur  l'intérêt 
de  la  cité  qu'ils  représentaient.  C'est  là  une  délicatesse,  ou  plutôt 
un  raffinement  que  nous  avons  quelque  peine  à  comprendre,  mais 
dont  témoigne  l'usage  constant  des  plaidoyers  attiques  depuis  Anti- 
phon  jusqu'aux  contemporains  de  Démosthène;  chez  cette  dernière 
génération  d'orateurs,  qui  donnent  à  l'éloquence  des  formes  plus 
amples,  des  mouvemens  plus  hai'dis,  on  voit  enfin  le  pathétique  se 
déployer  plus  librement,  animer  et  colorer  toute  la  péroraison. 
Alors  même  l'orateur  attique  a  toujours  soin  de  terminer  par  quel- 
ques mots  froids  et  calmes  en  apparence,  où  il  semble,,  après  ces 
grands  élans  de  passion,  reprendre  possession  de  lui-même  et  invi- 
ter les  juges  à  suivre  son  exemple. 

La  loi  athénienne  avait  déjà  consacré  un  grand  principe  que  l'on 
retrouve  chez  tous  les  peuples  civilisés  :  dans  tout  débat  judiciaire, 
public  ou  privé,  où  les  rôles  du  demandeur  et  du  défendeur  étaient 
nettement  accusés,  elle  donnait  le  dernier  mot  à  la  défense.  Aphobos 
put  donc  encore  répliquer  à  Démosthène  ;  nous  ne  savons  ce  qu'il 
allégua  pour  affaiblir  l'effet  de  la  péroraison  à  la  fois  habile  et  pa- 
thétique de  son  adversaire.  En  tout  cas,  le  jury  se  prononça  contre- 
lui,  le  déclara  convaincu  de  prévarication. 

Tout  n'était  point  fini  par  ce  verdict;  à  Athènes,  où  le  jury  con- 
naissait de  toutes  les  causes,  civiles  ou  criminelles.  Tout  procès 
proprement  dit,  tout  débat  judiciaire  où  il  y  avait  un  accusateur 
et  un  accusé  supposait  un  double  vote.  Le  premier  décidait  si 
l'accusé  était  ou  non  coupable;  le  second  fixait  la  peine  encou- 
rue. A  Rome,  le  magistrat  réglait  à  l'avance,  par  la  rédaction  de 
la  formule,  la  question  de  droit;  le  juge  ou  plutôt  le  juré  unique 
devant  lequel  étaient  par  lui  renvoyées  les  pai'ties  n'avait  plus 
qu'à  examiner  les  preuves  produites  des  deux  côtés  et  à  tran- 
cher par  sa  sentence  la  question  de  fait.  Le  législateur  moderne 
consacre  aussi  cette  distinction,  qui  est  dans  la  nature  des  choses; 
mais  il  ne  sépai'e  point  toujours  d'une  manière  aussi  nette  les  deux 
élémens,  et,  quand  il  les  distingue,  il  intervertit  l'ordre  que  suivait 
le  préteur  romain.  Ainsi  chez  nous,  non-seulement  en  matière  ci- 
vile, mais  encore  en  matière  correctionnelle,  c'est-à-dire  pour  tous 
les  délits  qui  n'entraînent  point  des  peines  graves,  le  tribunal  pro- 
nonce, par  une  seule  et  même  sentence,  sur  le  fait  et  sur  le  droit. 
En  matière  criminelle,  il  en  est  tout  autrement  :  dans  ce  que  nous 
appelons  les  assises,  le  fait  et  le  droit  n'ont  pas  les  mêmes  juges; 
le  premier  est  remis  à  la  souveraine  appréciation  de  jurés,  ensuite 
des  magistrats  proportionnent  le  châtiment  à  la  faute.  Il  n'existait 


hSO  RE^'UE   DES   DEUX   MONDES. 

rien  à  Athènes  qui  ressemblât  à  notre  magistrature.  Beaucoup  plus 
élémentaire  et  plus  courte  que  la  loi  romaine  ou  que  la  nôtre,  la  loi 
attique  semblait  pouvoir  être  comprise  et  appliquée  par  tout  citoyen 
d'un  esprit  attentif  et  judicieux;  il  n'y  avait  rien  là  de  ce  qui  rendit 
nécessaire  ailleurs  l'établissement  d'une  corporation  destinée  à  pé- 
nétrer les  mystères  d'un  droit  subtil  et  compliqué,  à  en  transmettre 
la  tradition,  et  à  rendre  la  justice  en  vertu  de  ses  connaissances 
spéciales.  Une  pareille  corporation  eût  été  d'ailleurs  quelque  chose 
de  tout  à  fait  contraire  aux  idées  athéniennes;  elle  eût  blessé  les 
susceptibilités  démocratiques.  D'autre  part,  dans  chaque  affaire 
siégeaient  deux  cent  cinquante  ou  cinq  cents  juges,  quelquefois  plus; 
il  était  impossible  qu'il  s'établît,  entre  un  si  grand  nombre  de  per- 
sonnes ,  quelque  chose  qui  ressemblât  à  une  délibération  et  à  une 
entente  sur  l'application  de  la  peine.  Il  aurait  fallu  ou  que  l'on  fît 
retirer  le  public  et  les  parties,  ou  que  chaque  tribunal  fût  doublé 
d'une  salle  voisine  aussi  spacieuse  qui  aurait  servi  de  chambre  du 
conseil.  Encore,  dans  ces  conditions  mêmes,  la  discussion  eût-elle 
risqué  d'être  longue  et  tumultueuse.  On  ne  trouve  ni  chez  les  ora- 
teurs ni  chez  les  lexicographes  grecs  aucune  allusion  à  une  retraite 
du  jury  après  le  prononcé  du  verdict.  Le  prévenu  une  fois  déclaré 
coupable,  on  lui  demandait  à  quelle  peine  ou,  quand  il  s'agissait 
d'une  affaire  d'argent,  à  quels  dommages  et  intérêts  il  se  condam- 
nait lui-même;  quant  à  la  peine  proposée  ou  à  l'indemnité  récla- 
mée par  celui  qui  avait  introduit  l'instance,  on  les  connaissait  par 
son  plaidoyer  et  par  le  texte  même  de  sa  plainte.  Aucune  loi  n'in- 
terdisait au  jury  de  prendre  un  terme  moyen  entre  ces  deux  éva- 
luations, qui  d'ordinaire  étaient  fort  éloignées  l'une  de  l'autre;  mais 
il  semble  que  dans  la  pratique  il  se  soit  presque  toujours  contenté 
de  choisir  entre  les  deux  solutions  qui  lui  étaient  soumises.  Pour 
celui  qu'avait  déjà  frappé  le  premier  verdict  du  jury,  c'était  affaire 
de  tact  que  de  savoir  deviner,  d'après  les  dispositions  qui  s'étaient 
manifestées  dans  le  tribunal  et  même  dans  l'auditoire,  d'après  le 
chiffre  des  voix  qui  s'étaient  prononcées  contre  lui,  quelle  était  la 
mesure  des  sacrifices  indispensables.  De  soi-même  donner  plus 
qu'il  n'était  nécessaire,  c'était  sottise;  d'un  autre  côté,  ne  point 
offrir  au  jury  une  satisfaction  qui  lui  parût  suffisante,  c'était  beau- 
coup risquer. 

Aphobos  et  ses  conseils  n'en  étaient  pas  à  leur  première  affaire, 
ils  connaissaient  le  jury  athénien,  ses  exigences  et  son  humeur; 
mais  il  en  coûtait  trop  au  tuteur  infidèle  de  restituer  l'argent  qu'il 
avait  volé,  et  qu'il  s'était  accoutumé  à  regarder  comme  son  bien. 
Peut-être  aussi,  dans  un  groupe  de  gens  habitués  à  mépriser  et  à 
dénigrer  le  jeune  homme  contre  lequel  ils  avaient  tant  osé,  ne  se 
rendait-on  pas  encore  bien  compte  de  la  profonde  impression  pro- 


DÉMOSTHÈNE  ET  SES  CONTEMPORAINS.  481 

duite  sur  l'esprit  des  juges  par  la  ferme  et  sincère  parole  de  Dé- 
mosthène;  on  se  flattait  d'en  être  quitte  à  bon  marché.  Onétor,  le 
beau-frère  du  condamné,  se  prévalut  alors  du  droit  que  lui  confé- 
rait cette  étroite  parenté.  Il  aurait  pu,  pendant  le  cours  des  débats, 
obtenir  du  tribunal,  à  ce  titre,  la  permission  d'aider  Aphobos  de  son 
éloquence,  comme  cuv^yopoç  ou  associé  à  la  défense;  c'était  le  seul 
cas  où  la  jurisprudence,  à  défaut  de  la  loi,  autorisait  l'intervention 
d'un  véritable  avocat.  Il  ne  l'avait  point  fait,  il  s'était  contenté  de 
composer  ou  peut-être  de  revoir  le  discours  d' Aphobos.  Au  point 
où  les  choses  en  étaient  venues,  il  jugea  nécessaire  de  donner 
de  sa  personne;  il  se  leva,  il  prit  la  parole;  il  supplia  les  juges, 
en  pleurant,  de  ne  point  accabler  Aphobos  sous  le  poids  d'une 
dette  qu'il  ne  pourrait  jamais  payer;  il  les  conjura  de  n'accorder 
à  Démosthène  qu'un  talent.  Pour  ce  talent  qu'il  proposait  au  nom 
d' Aphobos,  Onétor  offrait  sa  propre  caution.  C'était  présenter  Apho- 
bos comme  insolvable  et  dépasser  le  but.  Athènes,  quelque  figure 
qu'elle  fît  dans  le  monde  ancien,  n'était  pourtant  à  certains  égards 
qu'une  petite  ville;  elle  comptait  en  tout  quelques  milliers  de  ci- 
toyens, qui  passaient  presque  toute  leur  vie,  hors  le  temps  du 
sommeil,  sur  la  place  publique,  au  marché,  dans  la  rue,  sur  les 
quais  du  Pirée.  De  grandes  fêtes,  plusieurs  fois  par  an,  réunis- 
saient au  théâtre  ou  dans  d'autres  lieux  publics  tous  les  mem- 
bres de  la  cité;  des  fêtes  plus  fréquentes  mettaient  en  commu- 
nication plus  étroite  les  membres  d'une  même  tribu,  d'un  même 
dème,  d'une  même  phratrie.  Bien  des  juges,  avant  même  l'ouver- 
ture des  débats,  avaient  déjà  entendu  parler  d'Aphobos  et  de  l'im- 
pudence avec  laquelle  ses  associés  et  lui  avaient  dépouillé  le  fils 
d'un  bourgeois  riche  et  estimé ,  Démosthène  de  Pœanée;  les  plai- 
doyers et  les  témoignages  produits  avaient  confirmé  ces  rumeurs. 
Tous  les  membres  du  jury  savaient  maintenant,  à  n'en  pouvoir 
douter,  qu'Aphobos,  appartenant  à  une  famille  aisée,  richement 
marié,  s'était  approprié  une  grosse  part  de  la  belle  fortune  dont 
avait  hérité  son  pupille.  S'il  eût  offert  5  ou  6  talens,  l'éloquence  et 
les  larmes  d' Onétor  eussent  peut-être  obtenu  qu'on  le  prît  au  mot; 
mais  un  talent,  c'était  se  moquer  des  juges.  Le  second  vote  eut 
lieu;  Aphobos  fut  condamné  à  payer  les  10  talens  (55,610  fr.)  que 
Démosthène  réclamait. 

III. 

Il  semblait  que  la  satisfaction  accordée  fût  complète;  pourtant  le 
plus  difficile  restait  à  faire.  Même  dans  la  première  joie  d'un  triomphe 
inespéré,  Démosthène,  avec  l'expérience  précoce  qu'il  avait  acquise 

TOME  cil.  •—  1872.  31 


082  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  ses  dépens,  ne  dut  point  s'y  tromper  un  instant.  Avoir  obtenu 
qu'Aphobos  fût  condamné  à  lui  payer  10  talens,  c'était  fort  bien; 
mais  de  là  à  toucher  les  10  talens  il  y  avait  loin.  Le  condamné 
n'était  point  homme  à  s'incliner  docilement  devant  l'arrêt  du  tri- 
bunal; il  ne  quitterait  point  la  partie  pour  si  peu. 

Certaines  lacunes,  certaines  imperfections  de  la  légistation  athé- 
nienne favorisaient  singulièrement  les  débiteurs  de  mauvaise  foi. 
L'état  était  le  seul  créancier  qui  trouvât  dans  la  loi  une  protection 
vraiment  efficace.  Ceux  qui  avaient  contracté  des  dettes  envers  lui 
se  voyaient  d'abord  frappés  d'atimie  ou  de  déshonneur,  c'est-à-dire 
privés  de  leurs  droits  politiques  et  parfois  même,  car  il  y  avait 
plusieurs  degrés  dans  l'atimie,  de  certains  droits  civils.  Ce  n'était 
point  tout  :  l'état  avait  prise  sur  la  personne  même  du  débiteur;  il 
pouvait  le  jeter  en  prison,  le  faire  mourir  dans  les  fers.  Le  trésor  par- 
venait ainsi,  dans  la  plupart  des  cas,  à  recouvrer  les  sommes  qui 
lui  étaient  dues.  Si  le  débiteur  se  trouvait  réellement  insolvable, 
encore  l'atimie,  qui  le  mettait  pour  ainsi  dire  en  dehors  de  la  cité, 
était-elle  un  châtiment  sévère,  un  avertissement  à  l'adresse  de  qui- 
conque serait  tenté  d'encourir  cette  même  responsabilité.  S'agis- 
sait-il au  contraire  d'une  affaire  entre  particuliers,  le  créancier  ne 
pouvait  plus  compter  sur  aucune  de  ces  garanties.  Avant  Selon,  la 
législation  athénienne  avait  été,  en  ce  qui  concerne  les  dettes,  tout 
à  fait  semblable  à  la  législation  primitive  de  Rome.  Elle  avait  at- 
teint, comme  le  gage  principal  de  la  dette,  le  corps  même  du  débi- 
teur; elle  lui  avait  imposé,  en  cas  de  non-paiement,  une  servitude 
pénale  des  plus  dures.  Le  droit  du  créancier  allait,  à  ce  qu'il  semble, 
jusqu'à  la  faculté  de  transporter  son  débiteur  hors  même  du  terri- 
to'i  0  de  l'Attique  et  de  le  vendre  comme  esclave  en  pays  étranger. 
La  réforme  de  Solon,  suivie  sans  doute  d'autres  lois  analogues, 
avait  fait  disparaître  ces  rigueurs.  Dans  l'Athènes  du  v®  et  du 
iv«  siècle,  on  ne  trouve  plus  trace  de  rien  qui  ressemble  à  la  con- 
trainte par  corps  en  matière  de  dette  privée.  Il  n'y  a  qu'une  excep- 
tion, la  même  que  comporte  encore  aujourd'hui  la  loi  française  : 
quand  le  débiteur  était  un  étranger,  le  créancier  pouvait  le  faire 
arrêter,  s'il  ne  présentait  un  citoyen  solvable  qui  répondait  pour  lui; 
autrement  il  eût  été  trop  facile  de  prendre  la  fuite.  On  peut  donc 
dire  d'une  maiûère  générale  qu'Athènes  ne  connaissait  point  l'em- 
prisonnement pour  dettes.  C'était  aux  prêteurs  de  prendre  des  in- 
formations, de  bien  placer  leur  confiance  et  leur  argent.  S'étaient- 
ils  trompés,  ils  pouvaient  toujours  s'adresser  au  jury;  on  avait 
toute  chance  d'en  obtenir  un  arrêt  favorable,  pourvu  que  la  somme 
eût  été  comptée  devant  témoins,  comme  cela  se  faisait  d'ordinaire, 
ou  que  le  contrat  eût  été  rédigé  par  écrit,  comme  c'était  l'usage 


DÉMOSTHÈNE    Eï   SES   CONTEMPORAINS.  /il83 

pour  les  prêts  à  la  grosse  aventure.  Alors  même  on  était  loin 
encore  d'être  arrivé  au  bout  de  ses  peines.  On  se  trouvait  dans  la 
même  situation  que  le  plaignant  auquel,  comme  à  Démosthène,  le 
tribunal  avait  alloué,  en  réparation  d'un  dommage,  une  indemnité 
dont  il  fixait  le  chilfre;  on  avait  le  jugement,  restait  à  l'exécu- 
ter. Pour  y  parvenir,  vous  ne  deviez  compter  que  sur  vous-même. 
Votre  débiteur  avait- il  réussi  à  mobiliser  toute  sa  fortune,  à  la 
rendre  invisible  (âcpavtCeivj,  comme  ou  disait  à  Athènes,  vous  étiez 
à  peu  près  sûr  de  vous  voir  frustré  dans  vos  efforts.  Chez  nous,  en 
pareil  cas,  le  débiteur  de  mauvaise  foi  met  son  avoir  en  titres  au 
porteur;  allez  ensuite  les  saisir  dans  son  portefeuille  !  Chez  les  Athé- 
niens, la  richesse  mobilière  était  déjà  assez  développée;  le  fripon 
bien  décidé  à  ne  point  payer  pouvait  ou  déposer  son  argent  chez  un 
ami  ou  même  le  faire  valoir  sous  un  prête-nom. 

La  propriété  foncière  gardait  pourtant  une  importance  considé- 
rable. On  sait  le  goût  des  Athéniens  pour  la  terre,  le  plaisir  qu'ils 
trouvaient  à  passer  une  partie  de  l'année  dans  leur  bien  de  cam- 
pagne, à  y  célébrer  les  fêtes  locales,  à  manger  les  figues  et  les 
olives  de  leurs  vergers,  à  boire  le  vin  de  leur  vigne.  Les  maisons 
de  ville,  à  Athènes  et  au  Pirée,  étaient  aussi  d'un  bon  rapport  et 
fort  recherchées,  à  ce  titre,  comme  placement  lucratif  et  solide. 
Enfin  tout  citoyen  aisé  avait  sa  demeure  patrimoniale,  garnie  d'un 
mobilier  plus  ou  moins  riche;  il  n'y  avait  guère  que  les  Athéniens 
de  la  plus  basse  classe  et  les  étrangers  qui  habitassent  chez  autrui 
des  appartemens  pris  à  bail.  Aussi  presque  toujours  une  partie 
tout  au  moins  de  la  fortune  du  débiteur  était  visible,  (^a^e^x,  sui- 
vant l'expression  athénienne;  il  possédait,  soit  en  ville,  soit  quelque 
part  dans  l'Attique  ou  dans  les  îles  voisines,  des  biens  au  soleil. 
C'étaient  ces  biens  qui  formaient  la  seule  garantie  du  créancier; 
c'était  eux  qu'il  s'agissait  de  saisir. 

Il  n'était  qu'un  moyen  d'atteindre  ce  résultat,  il  fallait  se  mettre 
soi-même  en  possession.  A  cet  effet,  quand  le  débiteur  ne  s'était 
point  acquitté  dans  les  délais  voulus,  délais  dont  le  terme  ne  nous 
est  pas  bien  connu,  le  créancier  prenait  des  témoins  et  se  transpor- 
tait avec  eux  dans  la  maison  ou  sur  la  terre  de  son  débiteur;  il  dé- 
clarait à  celui-ci  qu'en  vertu  du  jugement  prononcé  il  s'emparait 
de  ce  champ  ou  de  ces  bâtimens,  et  leur  attribuait  telle  ou  telle 
valeur.  S'il  ne  rencontrait  aucune  résistance,  il  faisait  tout  de  suite 
acte  de  propriétaire;  il  enlevait  les  fruits,  ou  bien  il  prenait  les  clés 
des  magasins  qui  contenaient  les  récoltes,  le  vin,  l'huile,  le  bois  de 
chauffage  et  de  construction;  il  emportait  les  meubles,  emmenait  les 
esclaves.  Les  choses  ne  se  passaient  guère  d'ailleurs  avec  cette  faci- 
lité; on  devine  combien  de  contestations  devait  soulever  ce  mode 


A8A  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'exécution.  Tantôt  le  débiteur  réclamait  contre  l'estimation  faite 
par  le  créancier,  il  soutenait  qu'elle  était  très  inférieure  à  la  valeur 
réelle  du  fonds  :  il  accusait  son  adversaire  de  vouloir  par  ce  détour 
prendre  bien  plus  que  son  dû;  tantôt  il  avait  depuis  le  jugement 
cédé  à  quelque  compère,  par  une  vente  fictive,  la  propriété  du  fonds 
sur  lequel  devait  porter  la  saisie,  ou  bien  il  y  avait  placé  une  borne 
hypothécaire  (1),  souvent  antidatée,  qui  faisait  du  domaine  en  ques- 
tion la  garantie  d'un  emprunt  antérieur  et  le  gage  d'un  tiers.  Dans 
l'un  comme  dans  l'autre  cas,  il  s'indignait,  il  s'irritait,  appuyé  par 
des  voisins  et  des  amis.  On  criait  très  fort,  comme  le  font  encore 
à  la  moindre  dispute  les  Athéniens  d'aujourd'hui;  on  se  menaçait,  et 
parfois  des  injures  on  en  venait  aux  coups.  Il  arrivait  donc  que  le 
créancier,  de  son  expédition,  ne  rapportât  point  d'autre  profit  que 
des  contusions  et  quelques  dents  cassées.  Alors  même  que  la  dis- 
cussion ne  dégénérait  pas  en  rixe  brutale,  il  était  rare  que  l'on  par- 
vînt à  s'entendre  et  que  la  saisie  fût  tout  d'abord  conduite  à  bonne 
fin.  Il  fallait  alors  envoyer  au  débiteur  récalcitrant  une  nouvelle 
sommation ,  il  fallait  intenter  contre  lui  l'action  dite  d'expulsion 
(s^ouTv-/);  ^iV.vi) ,  analogue  à  Vaciio  unde  vi  du  droit  romain,  et  le  me- 
ner une  fois  de  plus  devant  le  jury  pour  s'entendre  condamner  à 
déguerpir.  Sans  doute,  fort  de  la  chose  jugée,  le  créancier  devait 
gagner  ce  second  procès  ;  encore  était-ce  une  chance  à  courir.  Le 
débiteur  retrouvait  là  une  belle  occasion  de  diffamer  son  créancier. 
Plaidait-on  que  le  fonds  réclamé  n'était  point  libre,  qu'il  avait  été 
affecté  à  répondre  d'autres  dettes,  un  tiers  intervenait  au  procès,  il 
était  facile  alors  d'embrouiller  les  esprits  dans  ces  déhcates  ques- 
tions de  privilèges  et  d'antériorité;  le  malheureux  créancier  risquait 
ainsi  de  voir  lui  échapper  le  gage  sur  lequel  il  avait  déjà  mis  la 
main.  Le  débiteur  ou  le  tiers  qui  ne  pouvait  justifier  la  résistance 
qu'il  avait  opposée  à  l'entrée  en  possession  du  créancier  s'enten- 
dait, il  est  vrai,  condamner  non-seulement  à  déguerpir,  mais  en- 
core à  payer  au  trésor  une  amende  égale  à  la  valeur  du  fonds  qu'il 
avait  essayé  de  détenir  injustement;  mais  tout  cela  prenait  du  temps, 
et  dans  l'intervalle  le  poursuivant  ne  touchait  pas  une  obole,  et,  s'il 
avait  de  son  côté  des  charges  et  des  dettes,  pouvait  se  trouver  dans 
le  plus  grand  embarras. 

Aphobos  se  garda  bien  de  payer  dans  les  délais  fixés  par  la  loi. 
Dès  que  ces  délais  furent  expirés,  Démosthène  s'occupa  de  saisir 
toute  la  partie  du  patrimoine  d' Aphobos  que  celui-ci  n'avait  pas 
réussi  à  dissimuler,  tous  ses  biens-fonds.  Il  s'empara  d'abord  de  sa 


(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  1"  juin  1872,  p.  621,  les  détails  que  noua  avons  donnés 
sur  l'organisation  du  crédit  foncier  à  Athènes. 


DÉMOSTHÈNE  ET  SES  CONTEMPORAINS.  ^85 

maison  et  de  quelques  esclaves  ;  quant  à  l'argent,  aux  meubles  et 
aux  objets  de  quelque  valeur,  tout  avait  déjà  été  déménagé  et  trans- 
porté chez  Onétor.  L'immeuble  ne  valait  guère  que  2,000  drachmes; 
on  était  encore  loin  de  compte.  Démosthène  voulut  alors  saisir  un 
domaine  rural  évalué  à  un  talent;  mais,  quand  il  se  présenta,  il  se 
trouva  en  face  d'Onétor.  Celui-ci  l'attendait  sur  le  terrain;  il  se 
montra  insultant  et  dédaigneux,  il  refusa  de  tenir  compte  des  ob- 
servations de  Démosthène.  Une  borne  hypothécaire  enfoncée  dans 
le  sol  désignait  le  champ  comme  engagé  pour  un  talent  à  Onétor  à 
titre  de  garantie  pour  la  dot  que  celui-ci  aurait  comptée  à  son  beau- 
frère  Aphobos  quand  il  lui  avait  donné  sa  sœur  en  mariage.  En 
vertu  de  cette  hypothèque,  Onétor  somma  Démosthène  de  ne  plus 
rien  prétendre  sur  ce  domaine.  L'hésitation  n'était  pas  permise; 
sous  peine  de  perdre  tout  le  bénéfice  du  succès  si  péniblement  ob- 
tenu, il  fallait  se  résoudre  à  prendre  Onétor  en  partie.  L'aventure 
était  périlleuse;  avec  sa  grande  fortune,  ses  relations,  son  éloquence 
habile  et  fleurie,  Onétor  était  un  adversaire  autrement  redoutable 
qu' Aphobos.  Démosthène  entama  contre  Onétor,  pour  cause  d'ex- 
pulsion illégale,  l'instance  dont  nous  avons  expliqué  le  principe  et 
indiqué  le  but.  Pour  mettre  Aphobos  en  demeure  de  s'exécuter, 
pour  opérer  les  saisies,  pour  attaquer  Onétor,  pour  échanger  les 
sommations  que  comportait  la  procédure  athénienne,  il  avait  fallu 
du  temps.  L'affaire  de  Démosthène  contre  Onétor  ne  vint  devant  le 
jury  que  vers  la  fin  de  l'année  362,  c'est-à-dire  une  année  environ 
après  que  le  jeune  homme  avait  gagné  son  premier  procès. 

Rien  de  plus  facile  à  résumer  que  la  question  litigieuse  sur  la- 
quelle porte  le  débat.  Aphobos  a-t-il  réellement  reçu  la  dot  de  sa 
femme?  Tel  est  le  problème  que  les  juges  ont  à  résoudre.  Voici  les 
faits  de  la  cause,  tels  du  moins  qu'ils  résultent  du  plaidoyer  de 
Démosthène  et  de  sa  réplique.  En  366,  Aphobos  prit  pour  femme  la 
sœur  d'Onétor.  Celle-ci  avait  épousé  en  premières  noces  un  citoyen 
riche  et  considéré,  Timocrate.  Timocrate  fut  appelé  par  la  mort 
d'un  de  ses  parens  à  recueillir  un  héritage  en  épousant  l'héritière; 
il  avait  donc  dû  divorcer  pour  remplir  ce  que  la  loi  athénienne  con- 
sidérait comme  un  service  rendu  à  la  famille  et  à  la  cité.  De  sa 
maison,  la  jeune  femme  passa  dans  celle  d' Aphobos.  Il  était  déjà 
facile  alors  de  prévoir  que  Démosthène,  dès  qu'il  serait  en  âge,  at- 
taquerait ses  tuteurs.  Onétor,  ne  voulant  point  compromettre  la 
fortune  de  sa  sœur  en  la  laissant  entrer  dans  le  patrimoine  d'un 
homme  placé  sous  le  coup  d'un  pareil  procès,  ne  livra  point  à  son 
beau-frère  le  capital  de  la  dot;  il  fut  convenu  par-devant  témoins 
que  celle-ci  resterait  jusqu'à  nouvel  ordre  entre  les  mains  de  Timo- 
crate. Celui-ci  en  paierait  l'intérêt  au  taux  de  5  oboles  par  mine 


A86  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

«t  par  mois,  c'est-à-dire  10  pour  100  par  an.  Aphobos  aurait  la 
jouissance  de  ce  revenu.  Dès  le  lendemain  du  mariage,  dans  le  cou- 
rant du  même  mois,  Démosthène  devenait  majeur  et  commençait  à 
inquiéter  Aphobos;  deux  ans  plus  tard,  il  déposait  sa  plainte,  il  en- 
tamait l'instance  judiciaire.  Ce  fut  alors  que,  vers  la  fin  de  la  même 
année,  Aphobos  à  son  tour  divorça.  Aussitôt  Onétor  intervint  comme 
représentant  ou,  suivant  l'expression  usitée,  comme  maître  (xupioç) 
de  sa  sœur;  celle-ci,  par  la  dissolution  du  mariage,  retombait  sous 
la  tutelle  de  son  frère.  Gomme  si  dans  l'intervalle  Aphobos  eût  reçu 
le  capital  de  la  dot  et  comme  si  cette  dot  eût  été  de  80  mines, 
Onétor  prit  sur  la  maison  d'Aphobos  une  inscription  de  20  mines, 
puis  une  autre  de  60  mines  sur  le  domaine  de  campagne.  Quelque 
temps  après,  il  fit  disparaître  la  première  borne,  limitant  ainsi  au 
chiffre  d'un  talent  la  créance  et  l'hypothèque  dotale. 

Suivant  Démosthène,  tout  cela  n'est  qu'une  comédie  concertée 
entre  Aphobos  et  Onétor.  La  dot,  affirme- t-il,  n'a  jamais  été  comp- 
tée au  second  mari,  le  divorce  d'Aphobos  n'a  été  qu'une  feinte.  Le 
point  de  départ  de  toute  son  argumentation,  c'est  l'accord  intervenu 
lors  du  mariage  pour  laisser  le  capital  de  la  dot  entre  les  mains  de 
Timocrate,  accord  qui  ne  paraît  point  avoir  été  contesté  par  la  par- 
tie adverse.  Ceci  posé,  il  démontrait  que,  si  le  frère,  par  mesure  de 
prudence,  s'était  abstenu  de  compter  la  dot  au  mari,  par  cela  seul 
qu'au  moment  du  contrat  le  procès  était  probable,  il  avait  dû,  à  plus 
forte  raison,  persévérer  depuis  lors  dans  cette  ligne  de  conduite. 
Aussitôt  après  le  mariage,  Démosthène  faisait  connaître  son  inten- 
tion de  poursuivre  Aphobos,  puis  le  procès  s'engageait,  puis  enfin 
Aphobos  était  condamné;  lequel  de  ces  momens  Onétor,  à  moins 
d'avoir  perdu  la  tête,  aurait-il  pu  choisir  pour  opérer  ce  versement 
qu'il  avait  cru  devoir  suspendre  quand  son  beau- frère  était  seule- 
ment menacé  d'une  instance  judiciaire?  Alors  en  effet  ce  n'était 
point  le  manque  de  capitaux  disponibles  qui  avait  pu  empêcher  Ti- 
mocrate de  restituer  la  dot,  ou  bien  Onétor,  s'il  l'avait  reprise,  de 
la  remettre  au  mari.  Timocrate  a  une  fortune  de  10  talens;  Onétor 
est  bien  plus  riche  encore,  il  possède  la  somme  énorme  de  30  talens. 
L'un  et  l'autre  ont  des  maisons  et  des  terres,  ils  prêtent  de  l'ar- 
gent, ils  ont  des  fonds  chez  les  banquiers.  Les  précautions  qu'Oné- 
tor  a  prises  au  moment  du  mariage  ne  s'expliquent  donc  que  par  la 
situation  particulière  d'Aphobos  et  la  crainte  du  procès  ;  or  depuis 
ce  jour  cette  situation  n'a  fait  que  s'aggraver. 

Cette  considération  devrait  suffu'e  à  convaincre  Onétor  de  men- 
songe; mais  Démosthène  trouve  encore,  dans  les  dires  mêmes  de  ses 
adversaires,  de  nouvelles  raisons  de  les  confondre.  La  convention 
«n  vertu  de  laquelle  la  dot  devait  rester  entre  les  mains  de  Timo- 


DÉMOSTHÈNE    ET    SES    CONTEMPORAINS.  48  7 

crate  avait  été  conclue  par-devant  témoins,  et  ce  serait  en  secret 
que  les  parties  auraient  annulé  cette  convention,  que  Timocrate  et 
Onétor  auraient  l'un  restitué  le  capital  de  la  dot,  l'autre  remis  à 
Aphobos  ce  même  capital!  Est-ce  vraisemblable?  «  Jamais,  ajoute 
l'orateur,  jamais  dans  uae  affaire  de  ce  genre  on  n'agit  sans  té- 
moins. C'est  pour  cela  que  nous  célébrons  des  noces  et  que  nous 
invitons  nos  plus  proches  parens.  Ce  n'est  pas  peu  de  chose;  il  s'a- 
git de  confier  à  un  tiers  l'existence  de  nos  sœurs  et  de  nos  filles,  et 
c'est  plus  que  jamais  le  cas  de  prendre  nos  sûretés  !  » 

Au  reste,  le  divorce,  en  suite  duquel  Onétor  prétend  avoir  été 
conduit  à  réclamer  d' Aphobos  une  garantie  hypothécaire  pour  la 
restitution  de  la  dot,  n'a  eu  lieu  que  pour  la  forme;  en  fait,  la 
sœur  d'Onétor  est  encore  la  femme  d' Aphobos,  les  intérêts  et  les 
cœurs  sont  encore  unis.  En  voici  la  preuve.  Depuis  que  l'acte  de 
divorce  a  été  enregistré  par  l'archonte  et  l'inscription  prise  par 
Onétor  sur  le  domaine,  Aphobos  a  possédé  et  géré  son  bien  aussi 
librement  que  par  le  passé;  après  sa  condamnation,  il  a  pu  sans 
obstacle  le  dégarnir,  emporter  les  récoltes  et  tout  le  matériel  d'ex- 
ploitation, actes  frauduleux  auxquels  OnAtor  n'aurait  pas  manqué 
de  s'opposer,  si  les  intérêts  de  sa  sœur  eussent  été  vraiment  sépa- 
rés de  ceux  d' Aphobos.  Ce  divorce  aurait  dû  brouiller  les  deux 
beaux-frères;  tout  au  contraire,  Onétor,  dans  le  procès  contre  Dé- 
mosthène,  s'était  montré  le  plus  chaud  partisan  d' Aphobos.  Enfin, 
n'était-il  pas  surprenant  que  la  sœur  d'un  si  riche  citoyen,  jeune 
et  belle  encore,  depuis  plus  de  trois  ans  que,  selon  ses  adversaires, 
le  divorce  lui  avait  rendu  la  liberté,  n'eût  pas  conclu  d'autre  ma- 
riage? Jadis,  après  le  premier  divorce,  «  elle  n'était  pas  restée  un 
seul  jour  sans  époux...  »  Aujourd'hui,  quand  tout  concourt  à  rendre 
son  alliance  désirable,  elle  supporterait  une  solitude,  un  veuvage 
aussi  prolongé!  Non,  ce  qui  est  vrai,  c'est  qu'Aphobos  a  encore 
auprès  d'elle  tous  les  privilèges  d'un  mari.  D'ailleurs  on  n'en  fait 
point  mystère;  c'est  ce  que  démontre  le  témoignage  d'un  médecin, 
Pasiphon,  que  fait  entendre  Démosthène.  Tout  récemment,  Pasi- 
phon  a  été  appelé  auprès  de  cette  jeune  femme.  Qui  a-t-il  trouvé 
dans  sa  chambre,  au  chevet  de  son  lit?  Aphobos  en  personne.  Or, 
ce  que  n'ajoute  point  l'orateur,  parce  que,  dans  les  idées  et  les 
mœurs  athéniennes,  la  chose  allait  de  soi,  quel  autre  qu'un  époux 
avait  le  droit  de  pénétrer  dans  le  gynécée,  nous  allions  dire  dans 
le  harem?  Etait-il  un  plus  clair  indice  du  caractère  des  relations 
qui  subsistaient  entre  Aphobos  et  la  sœur  d'Onétor?  Le  cloute  serait 
encore  moins  permis,  si  Onétor  avait  laissé  interroger  les  esclaves 
qui  servent  sa  sœur;  Démosthène  l'avait  sommé  d'y  consentir,  et 
la  torture  n'aurait  point  manqué  d'arracher  à  ces  femmes  des  aveux 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

décisifs.  L'orateur  s'arrête  sur  cette  dernière  considération.  Les  al- 
légations de  mes  adversaires,  dit-il,  ne  sont  ni  vraies  ni  vraisem- 
blables, et  il  faut  qu'ils  vous  croient  bien  simples  pour  penser  que 
vous  pourrez  les  admettre. 

Nous  ne  savons  ce  que  fut  la  réponse  d'Onétor;  dans  sa  réplique, 
Démosthène  insiste  surtout  sur  un  argument  qu'il  avait  négligé 
dans  son  plaidoyer.  Onétor  avait  d'abord  pris  inscription  sur  la 
maison  de  ville  d'Aphobos  pour  20  mines,  en  même  temps  que  sur 
le  bien  de  campagne  pour  60  ;  puis  il  avait  renoncé  à  la  première 
inscription.  Qu'est-ce  à  dire?  La  dot  était-elle  de  60,  était-elle  de 
80  mines?  Dans  le  premier  cas,  pourquoi  réclamer  plus  que  son 
dû;  dans  le  second,  pourquoi  en  sacrifier  une  partie?  Dans  ces  hé- 
sitations et  ces  contradictions,  ne  sent-on  pas  les  tâtonnemens  d'un 
intrigant  qui  modifie  ses  plans  suivant  les  circonstances?  Si  Onétor 
a  limité  en  dernier  lieu  l'hypothèque  à  un  talent,  c'est  qu'il  avait 
décidé  de  se  porter  caution  de  cette  somme  pour  Aphcbos  devant  le 
tribunal  ;  or,  avant  de  risquer  cette  offre,  il  avait  tenu  à  se  couvrir 
du  montant  de  cette  somme;  c'était  aux  dépens  de  Démosthène,  dont 
ce  domaine  formait  presque  la  seule  garantie,  que  ce  marché  avait 
été  conclu.  A  cette  pensée,  l'orateur  ne  se  contient  plus.  «  Quand 
même  vous  auriez  payé  la  dot  que  vous  n'avez  pas  payée,  s'écrie- 
t-il  en  finissant,  à  qui  la  faute?  N'est-ce  pas  à  vous,  puisque  vous 
l'avez  payée  avec  la  garantie  de  biens  qui  m'appartenaient?  Apho- 
bos  ne  s'était-il  pas  emparé  de  mes  biens,  ne  possédait -il  pas  de- 
puis dix  ans  entiers  ces  biens  qu'il  a  été  condamné  à  me  rendre 
avant  de  devenir  ton  beau-frère?  Il  faut  que  tu  ne  perdes  rien,  et 
celui  qui  a  obtenu  un  jugement,  l'orphelin  qui  s'est  vu  indignement 
traité  et  dépouillé  d'une  dot  bien  réelle,  qui  par  un  juste  privilège 
n'aurait  pas  dû  courir  même  le  risque  de  l'épobélie,  tu  veux  qu'il 
ait  souffert  tout  cela  et  qu'il  ne  puisse  rien  obtenir,  alors  qu'il  est 
prêt  à  faire  pour  vous-mêmes  tout  ce  qui  est  convenable,  si  de 
votre  côté  vous  consentez  à  en  faire  autant!  » 

Ici,  comme  dans  les  deux  discours  contre  Aphohos,  on  sent  par- 
tout l'influence  et  l'imitation  d'Isée.  La  manière  du  maître,  nous  la 
reconnaissons  dans  ces  véhémentes  apostrophes,  dans  ces  questions 
précipitées  qui  servent  de  péroraison  à  cette  réplique,  comme  nous 
aurions  pu  déjà  la  signaler  dans  l'entrée  en  matière  du  premier 
plaidoyer  contre  Onétor.  On  croirait  lire  un  exorde  d'Isée.  C'est  la 
même  simplicité  honnête,  le  même  art  de  se  donner  tout  d'abord 
le  beau  rôle  et  de  prévenir  les  esprits  en  sa  faveur.  Il  y  a  plus;  sans 
parler  d'expressions  et  de  tours  que  les  commentateurs  ont  signa- 
lés comme  se  rencontrant  à  la  fois  dans  Isée  et  dans  les  œuvres  de 
jeunesse  de  Démosthène,  on  trouve  dans  la  dernière  page  du  pre- 


DÉMOSTIlÈNt;    ET    SES    CONTEMPORAINS.  hS9 

mier  discours  contre  Onétor  tout  un  lieu-commun  sur  l'efficacité 
de  la  torture;  or  ce  développement  est  empninté  presque  mot  pour 
mot  à  l'un  des  plaidoyers  d'Isée  qui  nous  sont  parvenus.  Comme 
nous  n'avons  qu'une  faible  partie  de  l'œuvre  de  cet  orateur,  il  nous 
est  permis  de  croire  que,  si  nous  possédions  tous  ses  ouvrages,  nous 
trouverions  peut-être,  dans  ces  quatre  plaidoyers  contre  les  tuteurs 
et  leurs  complices,  encore  d'autres  emprunts  du  même  genre.  On 
comprend  que,  dans  l'antiquité  môme,  quelques  critiques  aient 
cru  pouvoir  attribuer  à  Isée  les  discours  contre  Aphobos  et  Onétor; 
c'est  aller  au-delà  de  la  vérité.  Que  le  maître,  dans  un  pareil  dan- 
ger, n'ait  point  ménagé  ses  conseils  et  son  concours  à  l'élève,  qu'il 
ait  relu  et  corrigé  ses  discours,  qu'il  lui  ait  même  fourni  certains 
développemens  dont  il  connaissait  l'effet,  rien  de  plus  naturel  et  de 
plus  vraisemblable;  mais  que  Démostliène  ne  soit  pour  rien  dans  ces 
discours,  qu'il  n'ait  pas  mis,  dans  cette  lutte  où  se  jouait  sa  desti- 
née, tout  ce  qu'il  avait  de  passion  et  de  génie  naissant,  on  ne  sau- 
rait le  croire.  Presque  depuis  son  enfance  il  avait  vécu  dans  une 
seule  pensée.  S'il  ne  triomphait  pas,  il  userait  à  lutter  contre  la 
gêne,  par  la  faute  de  ces  hommes,  les  hautes  facultés,  la  puissance 
créatrice  qu'il  sentait  frémir  au  plus  profond  de  son  âme,  et  le  jour 
où  il  lui  était  donné  d'ouvrir  son  cœur,  de  déshonorer  ces  coquins 
et  de  leur  arracher  l'argent  volé,  il  se  serait  contenté,  comme  le 
premier  bourgeois  venu,  de  commander  un  discours  à  qui  faisait 
métier  d'en  vendre,  il  n'aurait  su  que  répéter  devant  un  tribunal 
des  phrases  apprises  par  cœur  !  Cependant,  dira-t-on,  ce  qui,  bien 
plus  sûrement  que  telle  ou  telle  expression  commune,  que  tel  ou 
tel  passage  imité  ou  copié,  trahit  l'intervention  d'Isée,  c'est  le  ca- 
ractère général  de  ces  discours,  l'absence  de  toute  digression  et  de 
toute  déclamation,  la  force  du  raisonnement,  l'art  de  grouper  les 
preuves  et  de  réfuter  d'avance  tout  le  système  de  l'adversaire  :  en 
ce  genre,  le  premier  discours  contre  Onétor  est  d'une  habile  et  sa- 
vante construction;  il  peut  déjà  servir  de  modèle.  Ce  serait  fort 
bien,  si  nous  ne  retrouvions  pas  ces  qualités  dans  les  autres  ou- 
vrages de  Démosthène,  dans  les  productions  de  son  âge  mûr;  mais 
ce  sont  justement  celles  qui  l'ont  mis  hors  pair,  ce  sont  ses  qualités 
maîtresses.  Avant  tout,  Démosthène  est  un  esprit  clair.  Du  premier 
jour  où  il  ouvre  la  bouche  en  public,  il  sait  ce  qu'il  veut  dire  et 
comment  le  dire;  lorsqu'il  sera  devenu  le  défenseur  de  la  liberté 
athénienne,  lorsqu'il  dénoncera  aux  Athéniens  leurs  propres  dé- 
fauts et  les  dangers  dont  les  menace  le  génie  de  Philippe,  il  de- 
viendra éloquent  à  force  d'avoir  raison.  Comme  tout  maître  qui  mé- 
rite ce  nom,  Isée  a  certainement  aidé  son  élève  à  développer  ses 
dons  de  nature;  pourtant,  sans  la  nature,  toutes  les  leçons  du  monde 


490  REVUE    DES    DEUX    ^MONDES. 

n'auraient  point  suffi  pour  donner  à  Démosthène  cette  merveil- 
leuse netteté  d'intelligence  qui  fut  le  secret  de  son  empire  sur  les 
âmes  et  sa  véritable  originalité. 

Il  nous  paraît  impossible,  en  lisant  les  deux  plaidoyers  contre 
Onétor,  qu'ils  n'aient  pas  convaincu  le  jury;  le  résultat  du  procès 
d'Aphobos  semble  d'ailleurs  indiquer  que  l'opinion  était  montée 
contre  les  tuleurs  et  leurs  complices.  Par  ses  procédés,  Onétor  avait 
travaillé  à  détruire  l'effet  de  la  sentence  rendue  par  un  jury  athé- 
nien; était-ce  là  un  titre  à  la  bienveillance  d'un  autre  jury?  Il  est 
vraisemblable ,  quoique  nous  n'ayons  aucun  renseignement  à  ce 
sujet,  qu'Onétor  fut  condamné;  dans  ce  cas,  il  n'aurait  pas  eu  seu- 
lement à  laisser  Démosthène  saisir  le  domaine  d'Aphobos,  il  aurait 
encore  dû  payer  au  trésor,  pour  s'être  indûment  opposé  à  l'entrée 
en  possession,  une  amende  d'un  talent.  Ce  qui  confirme  cette  con- 
jecture, c'est  la  haine  violente  dont  toute  une  coterie,  à  laquelle 
appartenait  Onétor,  ne  cessa,  pendant  bien  des  années  encore,  de 
poursuivre  Démosthène.  On  ne  déteste  à  ce  point  que  l'ennemi  par 
lequel  on  a  été  humilié  et  vaincu. 

Que  devinrent  les  poursuites  annoncées  par  Démosthène  contre 
les  deux  autres  tuteurs?  Les  biographes  ont  l'air  de  croire  qu'une 
même  sentence  avait  frappé  Aphobos,  Démophon  et  Thcrippide; 
mais  ce  n'est  évidemment  là  qu'une  hypothèse  gratuite  ou  plu- 
tôt qu'une  erreur.  Ki  dans  les  discours,  tels  que  la  Midienne,  où 
l'orateur  revient  sur  ses  débuts,  ni  dans  les  nombreuses  allusions 
que  son  ennemi  Eschine  fait  aux  moindres  événemens  de  sa  vie 
publique  et  privée,  on  ne  trouve  un  seul  mot  d'où  l'on  puisse  in- 
duire que  Démophon  et  Thérippide  aient  jamais  comparu  devant 
le  jury.  Ce  qui  parait  probable,  c'est  que  ces  deux  personnages, 
effrayés  par  l'énergie  et  le  talent  dont  leur  ancien  pupille  avait  fait 
preuve,  allèrent  d'eux-mêmes  au-devant  d'un  compromis.  La  crainte 
seule  les  y  détermina,  car  Démosthène  n'avait  point  trouvé  d'abord, 
dans  cette  branche  de  sa  famille,  moins  d'animosité  et  de  dureté 
que  chez  Aphobos.  Démophon,  le  fils  aîné  de  son  oncle  Démon, 
avait  trempé  dans  toutes  les  prévarications  où  s'était  engloutie  sa 
fortune,  et  son  autre  cousin,  Démomélès,  le  frère  de  Démophon, 
ne  s'était  pas  mieux  conduit  à  son  égard.  Par  le  compte  de  succes- 
sion présenté  dans  les  discours  contre  Aphobos,  nous  apprenons  que 
Démosthène  le  père,  avant  de  mourir,  avait  prêté  1,200  drachmes 
à  son  neveu  Démomélès.  L'héritier,  dans  la  détresse  où  l'avaient 
jeté  les  détournemens  dont  il  était  victime,  puis  les  lenteurs  du 
procès,  se  permit-il  de  réclamer  cette  somme?  On  ne  sait;  tou- 
jours est-il  qu'Eschine  reproche  à  son  ennemi  la  manière  dont  il 
se  serait  jadis  conduit  avec  ce  Démomélès.  Selon  lui,  il  se  serait 


DÉMOSTHÈNE    ET   SES   CONTEMPORAINS.  ZlQl 

fait  de  ses  propres  mains  des  blessures  à  la  tête,  puis  il  aurait  en- 
tamé devant  l'aréopage  une  instance  judiciaire  contre  son  cousin, 
l'accusant  d'être  l'auteur  de  ses  plaies;  bientôt  après  il  aurait,  pour 
de  l'argent,  retiré  sa  plainte.  Il  doit  y  avoir  quelque  chose  de  vrai 
dans  ces  faits,  que  la  haine  d'Eschine  travestit  d'une  manière  si  in- 
jurieuse. Au  moment  du  procès  d'Aphobos,  plus  d'une  fois  sans 
doute  les  parens  échangèrent  des  reproches  et  des  menaces;  un 
jour,  des  insultes  on  en  sera  venu  aux  coups,  et  Démomélès  se 
sera  porté  sur  la  personne  de  son  cousin  à  des  sévices  graves.  La 
réconciliation,  commandée  peut-être  d'abord  par  la  nécessité  seu- 
lement, paraît  ensuite  être  devenue  des  deux  parts  sincère  et  cor- 
diale :  on  finit  par  être  fier  de  l'orateur  et  de  l'homme  d'état  dans 
cette  famille  qui  l'avait  à  ses  débuts  si  cruellement  repoussé.  Pen- 
dant la  dernière  guerre  contre  Philippe,  Démomélès  proposa  un 
décret  qui  honorait  Démosthène  d'une  couronne  d'or  pour  les  ser- 
vices rendus  à  la  patrie;  plus  tard,  ce  fut  un  fils  de  ce  même  per- 
sonnage. Démon,  qui  fit  passer  la  résolution  par  laquelle  Démo- 
sthène, après  la  mort  d'Alexandre,  fut  rappelé  de  l'exil. 

Nous  sommes  loin  encore  de  ce  temps  où  le  jeune  homme  dont 
les  débuts  avaient  été  si  pénibles  deviendra  le  premier  citoyen 
de  la  république;  nous  aimerions  à  savoir  avec  plus  de  détail  quel 
parti  il  tira  de  ses  premières  victoires,  quels  débris  de  sa  fortune 
il  réussit  à  recueillir.  Dans  la  Midienne,  il  déclare  lui-même  que, 
s'il  crut  devoir  réclamer  tout  ce  dont  il  avait  été  injustement  dé- 
pouillé, il  fut  loin  de  recouvrer  tout  ce  qu'il  revendiquait.  D'autre 
part,  Eschine  lui  reproche  à  plusieurs  reprises  d'avoir  «  dissipé  le 
patrimoine  de  son  père,  d'avoir  sacrifié  (^polfAevoç)  d'une  manière 
ridicule  la  fortuné  paternelle.  »  On  se  demande  au  premier  mo- 
ment si  l'on  a  bien  entendu,  bien  lu.  Comment  Eschine  lui-même 
pouvait-il  parler  ainsi  d'un  homme  qui  avait  été  dépouillé  par  ses 
tuteurs  de  son  héritage,  et  qui  pour  le  reconquérir  avait  tout  tenté, 
tout  bravé?  Il  y  a  là  peut-être  une  allusion  aux  compromis  par  les- 
quels Démosthène  crut  opportun  de  terminer  les  procès  pendans 
contre  ses  tuteurs.  Eschine  nous  apprend  qu'il  se  réconcilia  avec 
Démomélès,  quoique  celui-ci  eût  porté  la  main  sur  lui;  à  plus  forte 
raison  dut-ii  arriver  à  s'entendre  avec  Démophon  et  avec  Thérip- 
pide,  celui  de  ses  tuteurs  dont  il  paraît  avoir  eu  le  moins  à  se 
plaindre.  Peut-être  même,  après  s'être,  appropria  le  domaine  dont 
Onétor  lui  avait  contesté  la  possession,  finit-il  par  s'arranger  avec 
Aphobos.  Non -seulement,  cela  va  sans  dire,  il  n'obtint  point  par 
ces  transactions  les  30  talens  qu'il  avait  réclamés  en  justice  de  ses 
tuteurs,  mais  il  fut  loin  sans  doute  de  réaliser  la  somme  à  laquelle 
s'élevait  la  valeur  totale  de  la  succession  au  moment  de  la  mort  de 


492  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  père.  Avec  ce  qu'il  tira  de  la  vente  des  biens  d'Aphobos,  avec 
ce  que  lui  remirent  de  plus  ou  moins  mauvaise  grâce  les  autres 
débiteurs,  il  recouvra  sinon  la  richesse ,  au  moins  une  certaine  ai- 
sance; c'est  ce  que  prouvent  les  charges  de  triérarque  et  de  chorége 
que  nous  le  voyons  remplir  par  la  suite. 

Ses  ennemis  lui  avaient  reproché  d'abord  l'obstination  avec  la- 
quelle, pour  rentrer  dans  son  bien,  il  s'était  acharné  contre  ses 
tuteurs.  Lorsqu'il  se  résolut  à  transiger,  ils  trouvèrent  moyen  de  le 
poursuivre  encore  de  leurs  railleries  et  de  leur  blâme;  par  sottise 
et  par  lâcheté,  dirent-ils,  le  voici  qui  renonce  maintenant  aux  droits 
qu'il  revendiquait  tout  à  l'heure  à  si  grand  bruit,  ie  voici  qui  gas- 
pille son  patrimoine!  Démosthène  laissa  dire,  et  il  eut  raison.  En  ne 
s'entêtant  point,  en  ne  se  lançant  point  dans  toute  une  série  de 
procès  où  il  se  serait  fait  de  nouveaux  ennemis  et  où  il  aurait  peut- 
être  laissé  sa  force  et  sa  santé,  il  agissait  sagement.  Vers  l'âge  de 
vingt-trois  ans,  il  avait  ainsi  dégagé  sa  situation,  il  avait  retrouvé 
des  appuis  dans  sa  famille,  un  moment  liguée  presque  tout  entière 
contre  lui;  il  s'était  mis  à  l'abri  du  besoin;  il  avait  regagné  une 
liberté  de  mouvemens  et  d'esprit  qui  lui  permettait  de  compléter 
son  éducation  oratoire  et  de  se  tourner,  quand  il  jugerait  l'heure 
venue,  du  côté  de  l'action  et  de  la  politique. 

Admettons  d'ailleurs  qu'au  point  de  vue  pécuniaire  le  résultat  de 
la  campagne  qu'il  avait  entreprise  contre  ses  tuteurs  n'ait  pas  été 
très  brillant;  il  n'avait  point  à  la  regretter.  Il  s'y  était  révélé  à  lui- 
même,  sinon  encore  à  ses  contemporains,  il  avait  compris  à  quoi 
l'on  arrivait,  en  dépit  de  tous  les  obstacles,  avec  des  idées  claires 
et  une  volonté  forte;  il  s'était  assuré  qu'il  pourrait  regarder  en  face 
le  public  et  parler  à  ses  concitoyens,  il  avait  plié  son  esprit  et  son 
corps  au  travail  et  endurci  son  âme  contre  la  haine  et  les  injures. 
Pour  tout  dire  en  un  mot,  il  s'était  armé  et  trempé  pour  la  bataille 
de  la  vie.  «  C'était  un  homme!  »  dit  dans  Shakspeare  Antoine  en 
parlant  de  Brutus,  dont  il  vient  d'apprendre  la  défaite  et  la  mort. 
Ce  fut  dans  cette  lutte  de  quatre  années  contre  ses  tuteurs  que  Dé- 
mosthène devint  vraiment  un  homme,  celui  qui  devait  plus  tard 
porter  sans  faiblir,  malgré  tous  les  désaveux  de  la  fortune,  le  poids 
de  la  lutte  suprême  que  sa  patrie  soutint,  au  nom  de  l'indépen- 
dance hellénique,  contre  la  puissance  grandissante  de  la  Macédoine, 
contre  l'irrésistible  génie  d'un  Philippe  et  d'un  Alexandre. 

George  Perrot. 


CHRONIQUE   DE  LA  QUINZAINE 


14  novembre  1872. 

On  a  bien  assez  vécu  pendant  ces  trois  mois  de  discours,  de  mani- 
festes, d'épîtres,  de  polémiques,  c'est-à-dire  de  bruit,  d'ombres  et  d'ap- 
parence. Les  discours  de  banquets  et  de  réunions  habilement  préparées 
sont  des  monologues  plus  ou  moins  retentissans  qui  se  perdent  dans 
l'air.  Les  polémiques  s'épuisent  à  tourner  dans  le  même  cercle  de  diva- 
gations et  de  récriminations.  Les  lettres  et  les  manifestes,  en  se  multi- 
pliant, ne  font  qu'ajouter  à  l'obscurité  et  à  la  confusion.  A  ce  régime  de 
la  contradiction  universelle  et  stérile,  on  aurait  fini  par  perdre  tout  à 
fait  le  sens  de  la  vérité  des  choses.  C'est  aujourd'hui  le  moment  ou  ja- 
mais de  rentrer  dans  la  réalité,  de  serrer  de  plus  près  toutes  ces  ques- 
tions qui  flottent  dans  une  sorte  de  vague  troublé  et  indéfini,  de  savoir 
ce  qu'on  veut  et  ce  qu'on  peut. 

L'assemblée  nationale  est  en  effet  de  nouveau  réunie  à  Versailles,  où 
elle  a  repris  ses  séances  depuis  trois  jours.  C'est  à  elle  que  tout  vient 
aboutir  désormais,  c'est  devant  elle  que  toutes  les  idées,  toutes  les  po- 
litiques, tous  les  projets  sont  tenus  de  se  préciser  et  de  prendre  une 
forme,  c'est  par  elle  que  tout  peut  s'accomplir,  le  bien  ou  le  mal.  Les 
difficultés  et  les  problèmes  sont  là  pressans,  impérieux,  il  n'y  a  plus 
moyen  de  les  éluder,  et  puisque  cette  assemblée,  qui  est  évidemment 
une  réunion  de  sages  et  de  patriotes,  a  cru  devoir,  avant  sa  séparation 
au  mois  d'août,  ordonner  des  prières  publiques  pour  la  veille  du  jour 
où  elle  se  remettrait  à  l'œuvre,  elle  n'a  pu  certes  mieux  faire  que  de  de- 
mander au  Dieu  des  peuples  malheureux  et  des  parlemens  dans  l'em- 
barras de  lui  envoyer  surtout  le  sentiment  des  responsabilités  qui  pèsent 
sur  elle.  Ces  responsabilités  sont  incontestablement  redoutables,  elles  se 
résument  dans  un  seul  fait  qui  caractérise  l'état  où  la  France  est  arrivée. 
Voilà  un  pays  calme  et  facile,  ce  qu'on  peut  vraiment  appeler  un  pays 
de  bonne  composition  et  de  bonne  volonté.   11  ne  marchande  ni  son 


494  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

appui  à  qui  sait  le  mériter,  ni  ses  ressources  à  qui  sait  en  user  patrioti- 
quement.  A  quoi  se  bornent  ses  vœux  pour  le  moment?  Il  désire  qu'on 
lui  épargne  les  agitations  inutiles,  les  égoïstes  violences  de  partis,  les 
disputes  jalouses  et  passionnées  sur  des  ruines  encore  fumantes;  il  de- 
mande qu'on  lui  donne  la  paix,  qui  est  la  grande  réparatrice ,  après  la 
paix  l'ordre,  qui  est  le  protecteur,  le  seul  garant  des  légitimes  régéné- 
rations nationales,  avec  l'ordre  et  la  paix  un  gouvernement  sensé,  régu- 
lier, qui  sache  conduire  ses  affaires  sans  le  jeter  dans  des  aventures  et 
des  expériences  nouvelles.  Accordera- t-on  à  ce  pays  ce  qu'il  demande? 
Les  partis  consentiront-ils  à  lui  faire  la  grâce  d'un  peu  de  sécurité  et 
de  repos,  les  uns  en  retenant  leurs  passions  et  leurs  fantaisies  empor- 
tées, les  autres  en  sachant  sacrifier  leurs  regrets  ou  leurs  préférences? 
Le  problème  est  là  tout  entier  en  définitive.  Ainsi  M.  le  président  de  la 
république  lui-même  définissait  encore  une  fois  la  situation  de  la  France 
dans  le  message  qu'il  lisait  hier  à  Versailles,  dans  ce  message  qui  a  paru 
étonner  ou  émouvoir  une  certaine  partie  de  l'assemblée,  comme  si 
celte  situation  que  caractérisait  M.  Thiers  était  son  œuvre,  comme  si  ces 
questions  qu'il  faisait  apparaître  ne  se  dégageaient  pas  de  la  nature  des 
choses,  comme  s'il  était  possible  enfin  au  chef  de  l'état  d'éviter  ce  qui 
est  dans  l'esprit  de  tout  le  monde. 

Ce  qui  est  dans  l'esprit  de  tout  le  monde,  c'est  que,  sans  prétendre 
disposer  irrévocablement  d'un  avenir  qui  n'appartient  qu'au  pays,  que 
les  plus  habiles  ne  sauraient  prévoir,  il  faut  arriver  à  fixer  un  peu  sur 
notre  sol  ébranlé  cette  tente  où  s'abrite  la  France  depuis  deux  ans. 
Qu'on  le  veuille  ou  qu'on  ne  le  veuille  pas,  le  moment  est  venu,  et 
c'est  pour  cela  justement  que  M.  le  président  de  la  république  a  eu  rai- 
son de  dire  à  l'assemblée,  en  la  mettant  en  face  de  la  nécessité  qui 
s'impose  à  elle  :  «  Vous  avez  devant  vous  une  grande  et  décisive  ses- 
sion. »  Est-ce  par  hasard  M.  Thiers  qui  a  créé  cette  nécessité?  Il  la 
reconnaît,  il  la  montre  comme  il  la  voit,  il  ne  la  crée  pas  :  elle  est 
Tœuvre  de  tout  le  monde,  d'une  certaine  force  des  choses,  d'une  suite 
d'événemens  inouis,  et  peut-être  aussi  surtout  de  ceux-là  mêmes  qui 
se  refusent  le  plus  à  la  subir.  Le  grand  mérite  du  message,  c'est  d'a- 
border cette  situation  avec  un  art  merveilleux,  avec  une  émouvante 
et  persuasive  sincérité  qui  n'exclut  ni  la  finesse  ni  la  fermeté  d'un  es- 
prit supérieur,  avec  un  sentiment  de  patriotisme  qui  s'élève  sans  effort 
au-dessus  de  toutes  les  considérations  vulgaires.  Le  message,  c'est 
M.  Thiers  tel  qu'il  est,  tel  qu'on  le  connaît,  avec  son  bon  sens,  sa  rai- 
son, son  habileté  et  son  expérience  des  mouvemens  publics.  Ce  n'est  pas 
le  moment,  sous  l'impression  première  de  cet  éloquent  et  lumineux  ex- 
posé, lorsqu'un  député  de  la  droite,  M.  de  Kerdrel,  a  provoqué  immé- 
diatement la  nomination  d'une  commission  pour  répondre  à  M.  le  prési- 
dent de  la  république,  ce  n'est  pas  le  moment  de  s'arrêter  aux  parties 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  495 

si  savantes,  si  habilement  enchaînées,  qui  décrivent  la  marche  des 
affaires  matérielles  du  pays,  finances,  industrie,  commerce.  Il  faut  aller 
tout  de  suite  à  la  politique,  puisque  c'est  sur  ce  point  que  va  s'ouvrir 
un  débat  qui  aura  nécessairement  pour  effet  de  mettre  toutes  les  opi- 
nions en  présence,  de  dissiper  les  «  malentendus  »  ou  les  «  équivoques  » 
dont  a  parlé  M.  de  Kerdrel,  et  peut-être  de  trancher  le  nœud  des  dif- 
ficultés du  moment.  D'ici  à  peu  de  jours  du  reste,  et  même  avant  qu'une 
commission  ait  eu  le  temps  d'entreprendre  l'examen  délicat  qu'on  lui  a 
infligé,  il  va  y  avoir  une  autre  discussion  provoquée  par  M.  le  général 
Changarnier,  et  les  explications  du  gouvernement  ne  feront  sans  doute 
que  rendre  plus  sensibles  le  vrai  caractère  et  la  portée  de  la  politique  du 
message. 

Au  fond,  quelle  est  la  pensée  de  M,  Thiers?  Elle  n'a  certes  rien  d'am- 
bigu ni  même  d'imprévu  ;  elle  est  le  résultat  de  l'expérience  d'un  homme 
qui,  par  devoir,  comme  il  le  dit,  a  depuis  deux  ans  les  yeux  sans  cesse 
fixés  sur  l'Europe,  qui  a  bien  plus  encore  les  yeux  fixés  sur  la  France, 
sur  celte  France  dont  il  peut  compter  heure  par  heure  les  pulsations,  et 
qui  dans  les  conditions  où  il  se  trouve  placé  cherche  avant  tout  ce  qui 
est  possible.  A  dire  vrai,  il  y  a  deux  choses  dans  le  message  :  la  première 
est  tout  simplement  la  constatation  d'un  fait,  c'est  que  la  république 
existe,  qu'elle  est  le  gouvernement  légal  du  pays,  et  qu'au  lieu  de  perdre 
son  temps  à  la  proclamer  il  vaudrait  mieux  l'employer  à  «  lui  imprimer 
les  caractères  désirables  et  nécessaires.  »  Que  peut-on  objecter  à  cela? 
Est-ce  que  la  république  n'existe  pas  en  effet?  On  peut  aller  plus  loin  : 
est-ce  que  même  sous  la  république  la  France  n'a  pas  commencé  à  se 
relever  de  façon  à  mériter  cette  estime  de  l'Europe  dont  M,  Thiers  par- 
lait avec  une  juste  fierté?  Est-ce  qu'il,  n'y  a  pas  eu  déjà  plus  d'un  ré- 
sultat sérieux,  bien  des  ruines  réparées,  l'ordre  maintenu,  les  factions 
vaincues,  la  possibilité  d'entrevoir,  de  fixer  l'heure  oîi  le  sol  national  sera 
définitivement  délivré  de  l'occupation  étrangère?  Les  protestations  et 
les  manifestations  de  mauvaise  humeur  qui  se  sont  produites  hier  assez 
légèrement  dans  une  partie  de  l'assemblée  n'y  peuvent  rien.  Que  ceux 
dont  toutes  les  pensées,  toutes  les  préférences  sont  pour  la  monarchie 
voient  avec  quelque  chagrin  une  situation  où  leurs  vœux  et  leurs  espé- 
rances semblent  de  plus  en  plus  ajournés,  on  le  comprend  bien.  Est-ce 
une  raison  cependant  pour  refuser  au  pays  la  sécurité  et  les  garanties 
qu'on  pourrait  lui  donner  dans  les  conditions  où  il  se  trouve,  parce 
qu'on  ne  peut  pas  lui  donner  le  régime  qu'on  préfère?  On  ne  veut  pas 
entendre  parler  de  ce  qui  pourrait  organiser  et  fixer  la  république;  mais 
peut-on  restaurer  la  monarchie?  L'a-t-on  pu  depuis  deux  ans?  Est-on 
mieux  en  mesure  aujourd'hui? 

Il  ne  s'agit  plus  de  se  livrer  à  des  démonstrations  théoriques  sur  la 
valeur  comparative  des  gouvernemens  ou  à  des  effusions  sentimen- 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

taies;  il  ne  suffit  pas  de  moduler  dans  des  réunions  d'amis  le  cri  de 
nos  pères  :  «  le  roi  est  mort!  vive  le  roi!  »  Qu'on  montre  une  bonne 
fois  comment  on  peut  refaire  cette  monarchie.  On  a  trop  de  patriotisme 
pour  la  vouloir  par  l'étranger,  qui  d'ailleurs  ne  s'en  inquiète  guère;  on 
ne  peut  pas  compter  sur  la  force  pour  la  ramener,  puisqu'on  n'a  pas 
cette  force  ;  on  ne  peut  certes  pas  l'attendre  d'une  manifestation  de  la 
souveraineté  nationale,  et  on  ne  l'espère  pas  même  d'un  vote  de  l'as- 
semblée. Si  on  ne  peut  pas  rétablir  la  monarchie,  si  on  ne  veut  pas  de 
la  république,  que  prétend-on  faire  alors?  On  n'a  pourtant  pas  le  droit 
de  laisser  un  pays  dans  ces  énervantes  perplexités  devant  l'inconnu, 
sous  prétexte  de  maintenir  une  trêve  que  tous  les  partis  se  sont  occupés 
à  ruiner  en  croyant  la  tourner  à  leur  profit.  Ce  n'est  pas  un  système  de 
conduite  de  se  plaindre  de  tout  et  de  tout  empêcher. 

Ce  n'est  pas  une  politique  ou  plutôt  c'est  la  politique  de  l'aigreur,  de 
la  mauvaise  humeur  et  de  l'impuissance.  Les  légitimistes,  qui  auraient 
pu  jouer  le  plus  honorable  rôle,  sont  en  train,  s'ils  n'y  prennent  garde, 
de  recommencer  une  vieille  histoire  et  de  céder  au  fatal  esprit  des  par- 
tis extrêmes,  qui  ne  reconnaissent  que  ce  qui  répond  à  leurs  vues  ou 
satisfait  leur  passion.  Ne  disait-on  pas  l'autre  jour  dans  un  banquet  à 
Bordeaux  que,  si  on  était  vaincu  par  une  majorité  favorable  à  la  répu- 
blique, les  royalistes  auraient  à  délibérer  avec  eux-mêmes  pour  savoir 
s'ils  devraient  consentir  à  rester  une  minorité  dans  un  régime  dont  ils 
auraient  combattu  l'avènement?  En  d'autres  termes,  cela  veut  dire  que, 
si  la  république,  fût-ce  une  république  de  raison  et  de  nécessité,  res- 
tait le  régime  de  la  France,  les  royalistes  devraient  se  retirer  dans  l'abs- 
tention, la  fronde  et  la  bouderie,  ils  ne  pourraient  consentir  à  être  une 
minorité,  et  voilà  comment  on  entend  le  respect  de  la  souveraineté  na- 
tionale, la  soumission  à  la  loi,  la  défense  sociale  indépendamment  des 
formes  politiques  !  Tout  ou  rien,  c'est  l'éternel  mot  d'ordre  des  partis 
absolus,  et  c'est  assurément  le  plus  dangereux  aujourd'hui.  Les  légiti- 
mistes, avant  d'aller  plus  avant,  ont  à  réfléchir  sur  les  conséquences 
de  cette  politique  qui,  sans  pouvoir  rien  fonder,  emploierait  ses  efforts 
à  empêcher  ce  qui  est  possible.  M.  Dahirel  a  ouvert  le  feu,  dès  la  pre- 
mière séance  de  l'assemblée,  en  prenant  ses  précautions  contre  les  pro- 
jets de  réformes  constitutionnelles  tendant  à  régulariser  la  république. 
Hier  M.  de  Kerdrel,  avec  un  esprit  plus  politique ,  mais  dans  une  inten- 
tion évidemment  hostile  au  gouvernement,  M.  de  Kerdrel  a  provoqué 
la  nomination  de  cette  commission  qui  doit  examiner  le  message  de 
M.  Thiers  et  préparer  une  réponse.  Les  légitimistes  se  sont-ils  demandé 
où  pouvait  les  conduire  cette  campagne  qu'ils  semblent  vouloir  entre- 
prendre? S'ils  échouent,  ils  auront  manifesté  une  fois  de  plus  leur  im- 
puissance sans  utilité  pour  leur  drapeau,  au  risque  d'excéder  le  paysj 
s'ils  réussissaient,  s'ils  provoquaient  une  crise,  pensent-ils  sérieusement 


REVUE.    CURONlQUfi.  497 

que  cette  crise  profiterait  à  leur  cause?  S'ils  le  croient,  ils  n'ont  qu'à 
relire  cette  éloquente  et  saisissante  partie  du  message  oi^i  M.  Thiers  décrit 
les  oscillations  d'une  société  malade  qui  a  fait  déjà  plus  d'une  fois  le 
«  triste  et  humiliant  voyage  du  despotisme  à  l'anarchie,  de  l'anarchie 
au  despotisme,  »  et  qui  le  recommencera  cent  fois  encore,  s'il  le  faut. 
Sur  cette  route,  il  n'y  a  point  d'étape  pour  la  monarchie  traditionnelle, 
ni  même  pour  la  monarchie  constitutionnelle,  il  n'y  en  a  que  pour  le 
radicalisme  et  pour  la  dictature  césarienne,  qui  est  son  héritière  infail- 
lible. Le  pays  ne  s'y  trompe  pas,  et  voilà  pourquoi  il  recevra  sans  doute 
le  dernier  message  comme  l'expression  de  ses  propres  instincts,  de  ses 
propres  pensées.  Le  pays  fait  comme  M.  Thiers;  il  ne  cherche  pas  com- 
ment la  république  est  venue  au  monde,  il  voit  qu'elle  existe,  qu'avec 
ce  régime  l'ordre  a  pu  être  efficacement  défendu  :  les  ateliers  se  sont 
rouverts,  le  travail  a  repris  son  activité,  les  capitaux  sont  accourus  pour 
préparer  notre  libération,  et  le  pays  se  dit  alors  comme  M.  Thiers  que 
la  république  a  l'avantage  d'exister,  que  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire, 
c'est  de  travailler  sincèrement  à  la  régulariser  et  à  l'organiser. 

La  seconde  idée  dominante  du  message,  c'est  que  la  république 
n'existera,  ne  se  soutiendra  qu'à  la  condition  d'être  conservatrice. 
M.  Thiers  le  dit  avec  la  netteté  la  plus  décisive  :  «  la  république  sera 
conservatrice,  ou  elle  ne  sera  pas.  »  On  peut  disputer  tant  qu'on  vou- 
dra sur  cette  épithète,  on  sent  parfaitement  ce  qu'elle  signifie;  on  sait 
très  bien  que  cela  veut  dire  tout  simplement  une  république  oii  il  y  aura 
un  gouvernement  de  bon  sens  et  de  droiture,  offrant  toutes  les  garanties, 
protégeant  tous  les  intérêts,  sauvegardant  tous  les  droits,  respectant  les 
croyances  et  les  traditions,  maintenant  énergiquement  l'ordre  public, 
parce  qu'enfin,  selon  le  mot  de  M.  Thiers,  «  la  France  ne  peut  pas  vivre 
dans  de  continuelles  alarmes.  »  C'est  dire  aussi  clairement  que  pos- 
sible aux  révolutionnaires  et  aux  agitateurs  qu'ils  sont  les  premiers  en- 
nemis de  la  république,  et  qu'ils  en  seraient  les  maîtres  les  plus  com- 
promettans,  s'ils  étaient  au  pouvoir.  Les  radicaux,  à  qui  s'adresse  ce 
compliment,  se  plaignent  fort  souvent  qu'on  les  méconnaisse,  qu'on  les 
combatte  sans  dire  ce  que  c'est  que  le  radicalisme;  mais  le  savent-ils 
bien  eux-mêmes?  On  a  pu  lire  tous  ces  programmes  de  M.  Louis  Blanc 
et  de  tant  d'autres,  on  n'en  est  pas  plus  avancé.  De  deux  choses  l'une  : 
ou  bien  le  radicalisme  se  réduit  à  l'étude,  à  une  solution  graduelle  des 
questions  qui  s'agitent  dans  une  société  démocratique,  c'est-à-dire  à 
ce  que  tout  le  monde  peut  admettre  plus  ou  moins,  et  alors  on  ne  voit 
pas  trop  la  raison  de  ce  rôle  spécial,  unique  et  privilégié  que  se  don- 
nent les  radicaux,  —  ou  bien  le  radicalisme,  comme  on  le  voit  souvent, 
est  la  révolution  en  permanence,  l'agitation  érigée  en  système,  et  c'est 
par  là  justement  qu'il  est  redouté.  Il  a  beau  faire,  l'ordre  est  son  ennemi 
particulier.  Le  pays  a  besoin  de  calme,  ne  fût-ce  que  pour  ne  pas  com- 
TOMB  eu.  —  1872.  'M 


498  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

promettre  sa  libération,  —  les  radicaux  lui  proposent  la  dissolution  im- 
médiate de  l'assemblée.  S'il  y  a  aujourd'hui  en  France  une  nécessité 
évidente,  c'est  d'accoutumer  les  esprits  au  respect  de  la  loi,  à  une  cer- 
taine stabilité,  et  déjà  les  journaux  du  parti  crient  bien  haut  que  tout 
ce  que  fe^a  l'assemblée,  on  le  tiendra  pour  non  avenu,  on  se  hâtera  de 
le  défaire  à  la  première  occasion.  La  révolution,  toujours  la  révolution, 
tel  est  le  dernier  mot!  Sait-on  ce  que  c'est  que  le  radicalisme  dans  son 
vrai  sens,  tel  qu'il  a  été  du  moins  jusqu'ici?  C'est,  selon  la  parole  de 
M.  Thiers,  la  république  devenue  le  gouvernement  d'un  parti  au  lieu 
d'être  le  gouvernement  de  tous,  c'est  la  république  agitée  conduisant  à 
la  dictature  d'un  pouvoir  qui  se  dit  fort  parce  qu'il  est  sans  contrôle.  Et 
voilà  pourquoi  les  radicaux,  dont  le  portrait  est  si  nettement  dessiné 
dans  le  message  de  M.  Thiers,  comme  il  l'était  récemment  dans  une 
lettre  de  M.  Stuart  Mill,  seraient  certainement  les  plus  dangereux  en- 
nemis du  régime  dont  ils  ont  la  prétention  d'être  les  représentans  pri- 
vilégiés. 

Ainsi  la  république  existe  comme  gouvernement  légal  du  pays,  elle 
doit  rester  essentiellement  conservatrice,  si  elle  veut  vivre,  c'est  là  tout 
le  message  de  M.  Thiers;  c'est  dans  ces  termes  que  le  problème  se 
présente  aux  esprits  qui  se  préoccupent  d'imprimer  à  la  situation  un 
caractère  nouveau  de  régularité  et  de  durée,  ce  que  M.  Thiers  appelle 
les  a  caractères  désirables  et  nécessaires.  »  La  solution  ne  peut  évi- 
demment venir  des  légitimistes  qui  contestent  à  la  république  jusqu'à 
son  existence,  ni  des  radicaux  qui  lui  refusent  la  force  conservatrice 
dont  elle  a  besoin.  Chercher  cette  solution,  c'est  le  rôle  de  ces  partis 
modérés  des  deux  centres,  qui  sont  appelés  à  être  les  médiateurs  des 
opinions,  les  introducteurs  naturels  de  ces  mesures  constitutionnelles 
dont  la  pensée  est  partout  et  dont  la  formule  n'est  nulle  part  jusqu'ici; 
mais  que  ces  partis  modérés  eux-mêmes  y  songent  bien.  Ménager  de 
petits  rapprochemens  personnels,  nouer  de  petites  combinaisons,  tenir 
des  conciliabules,  cela  ne  peut  plus  suffire  désormais;  il  faut  de  la  net- 
teté dans  les  idées,  de  la  décision  dans  l'action.  C'est  à  ce  prix  seule- 
ment qu'on  peut  rallier  les  esprits  honnêtes  et  flottans,  qui  sont  toujours 
nombreux  dans  une  assemblée.  Le  centre  gauche,  dans  une  réunion  ré- 
cente où  M.  Casimir  Perler,  M.  Ricard,  M.  Béranger,  ont  parlé  avec  un 
remarquable  esprit  politique,  le  centre  gauche  a  montré  qu'il  avait  le 
sentiment  de  la  situation.  Qu'il  mette  donc  la  main  à  l'œuvre  sans  lais- 
ser les  questions  s'égarer.  M.  Thiers  l'a  dit  :  «  le  moment  est  décisif;  » 
il  est  doublement  décisif.  D'un  côté,  l'assemblée  ne  peut  plus  éluder  ces 
questions;  d'un  autre  côté,  il  est  bien  clair  que,  si  on  tergiverse,  si 
l'on  ne  réussit  qu'à  partager  la  chambre  en  deux  camps  presque  égaux, 
on  arrive  à  une  sorte  d'acte  d'impuissance  qui  peut  compromettre  l'exis- 
tence même  de  l'assemblée.  L'essentiel  est  donc  de  savoir  clairement 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  499 

ce  qu'on  veut  et  de  marcher  résolument  dans  la  voie  où  il  serait  désor- 
mais difficile  de  s'arrêter. 

Il  est  au  milieu  de  tous  ces  problèmes  politiques  qui  s'agitent,  qui 
obscurcissent  en  quelque  sorte  l'atmosphère,  il  est  une  question  qui  n'a 
aucun  rapport  avec  les  réformes  constitutionnelles,  avec  le  renouvelle- 
ment partiel  ou  intégral  de  l'assemblée,  avec  la  création  d'une  seconde 
chambre,  et  qui  ne  touche  pas  moins  aux  intérêts  les  plus  sérieux,  les 
plus  positifs  de  la  France  :  c'est  cette  question  économique  dont  le  traité 
de  commerce  récemment  conclu  avec  l'Angleterre  n'est  que  l'expression 
diplomatique.  Cette  négociation  laborieuse  et  délicate  est  donc  arrivée  à 
son  terme.  M.  le  président  de  la  république  a  obtenu  ce  qu'il  voulait  :  le 
traité  de  1860  est  remplacé  par  la  convention  qui  vient  d'être  signée.  La 
politique  commerciale  de  la  France  en  est-elle  profondément  modiûée? 
Il  faut  parler  franchement,  on  s'est  effrayé  trop  vite.  Lord  Granville  a  eu 
raison  de  le  dire  ces  jours  derniers  au  banquet  du  lord-maire,  ce  n'est 
nullement  un  retour  au  système  protecteur,  c'est  plutôt  pour  la  France 
un  retour  à  l'indépendance  fiscale,  à  la  liberté  des  taxations.  La  pensée 
du  traité  est  tout  entière,  à  vrai  dire,  dans  l'article  5,  portant  que,  si 
l'une  des  parties  contractantes  frappe  d'un  droit  intérieur  quelque  objet 
de  production  ou  de  fabrique  intérieure,  un  droit  corripensateur  équiva- 
lent pourra  être  établi  sur  les  objets  de  même  catégorie  h  leur  impor- 
tation du  territoire  de  l'autre  puissance,  pourvu  que  ce  droit  équivalent 
s'applique  aussi  aux  mêmes  objets  importés  des  autres  pays  étrangers. 
Quel  usage  fructueux  la  France  pourrait-elle  faire  pour  le  moment  de 
la  liberté  fiscale  qu'elle  retrouve,  dans  l'état  de  ses  relations  commer- 
ciales avec  un  certain  nombre  de  pays  de  l'Europe,  telles  qu'elles  résul- 
tent de  traités  qui  doivent  durer  quelques  années  encore?  C'est  une 
autre  question.  Le  principe  est  acquis  et  inscrit  dans  le  traité  avec  l'An- 
gleterre. En  échange,  le  gouvernement  français  a  fait  une  concession 
qui  était  dans  notre  intérêt  autant  que  dans  l'intérêt  anglais;  il  a  cédé 
cette  surtaxe  de  pavillons  créée  par  une  loi  du  commencement  de  1872. 
Il  est  certain  que  c'était  là  une  invention  aussi  malheureuse  que  pos- 
sible. Elle  n'a  nullement  servi  notre  marine  marchande,  comme  on  se  le 
figurait,  et  elle  nous  a  exposés  à  cette  menace  d'une  surtaxe  de  10  pour 
100  établie  par  représaille  aux  États-Unis  sur  les  marchandises  venant 
par  des  navires  français.  Elle  nous  a  exposés  par  cela  même  à  voir  le 
commerce  de  la  Suisse  avec  l'Amérique  délaisser  Le  Havre  pour  prendre 
le  chemin  d'Anvers.  Elle  est  encore  aujourd'hui  une  gêne  considérable 
pour  l'exportation  de  nos  récoltes. 

C'est  une  perturbation  complète  et  une  expérience  nouvelle  de  l'inef- 
ficacitô  des  moyens  restrictifs.  Le  gouvernement  a  pu  certes  abandon- 
ner sans  crainte  cette  malheureuse  surtaxe;  il  devra  nécessairement  en 
proposer  l'abrogation  à  l'assemblée,  qui  s'empressera  sans  doute  de  la 


500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voter.  Somme  toute,  le  nouveau  traité  a  cet  heureux  résultat  de  régula- 
riser nos  relations  commerciales  avec  l'Angleterre,  de  faire  disparaître 
les  occasions  de  froissement,  et  ce  n'est  pas  là  seulement  un  avantage 
matériel,  c'est  aussi  un  avantage  politique.  Les  relations  faciles  d'inté- 
rêts conduisent  à  des  rapprochemens,  à  des  habitudes  communes  en  po- 
litique, et,  dans  l'état  où  est  tombée  la  France,  rien  de  ce  qui  peut  la 
rapprocher  des  autres  nations,  ses  émules  dans  la  civilisation,  ne  doit 
lui  être  indifférent.  Il  y  a  des  peuples  qui  ont  commencé  à  se  relever  par 
des  traités  de  commerce. 

Que  se  passe-t-il  à  Berlin  ?  M.  de  Bismarck  ne  veut  plus  avoir  proféré 
l'axiome  fameux  qui  a  fait  un  si  grand  bruit  et  qui  lui  a  été  tant  repro- 
ché :  ((  la  force  prime  le  droit!  »  Il  répond  ou  du  moins  il  fait  répondre 
à  M.  le  procureur-général  Benouard,  qui,  à  la  rentrée  de  la  cour  de  cas- 
sation française,  a  protesté  dans  un  discours  éloquent  contre  cette 
audacieuse  négation  du  rôle  de  l'idée  de  justice  et  de  droit  dans  le 
monde.  Il  désavoue  ou  il  fait  désavouer  cette  parole,  qu'il  s'efforce  de 
restituer  à  celui  qui  l'aurait  effectiveraeut  prononcée,  au  comte  Schwe- 
rin.  C'est  possible;  seulement  M.  de  Bismarck  semble  oublier  que,  lors- 
que le  comte  Schwerin  prononçait  cette  parole,  il  le  faisait  pour  résumer 
sous  une  forme  saisissante  le  système  de  gouvernement  qu'il  attribuait 
au  chancelier  lui-même,  et  si  on  a  continué  en  Europe  à  laisser  au  premier 
ministre  du  roi  Guillaume  la  triste  gloire  d'avoir  dit  le  mot,  c'est  qu'il 
a  trop  souvent  fait  la  chose,  c'est  que  ses  actes  n'ont  été  que  trop  fré- 
quemment la  traduction  de  la  maxime  d'état  qu'il  répudie.  Si  le  prince- 
chancelier  a  un  si  pressant,  un  si  sérieux  désir  de  désavouer  la  pensée 
du  dangereux  et  redoutable  axiome  dont  il  ne  veut  pas  être  l'auteur,  il 
peut  le  prouver  aujourd'hui  de  la  manière  la  plus  décisive  en  Alsace,  en 
Lorraine,  dans  ces  provinces  courbées  sous  l'infortune,  toutes  saignantes 
encore  d'une  émigration  douloureuse  subie  partant  de  braves  gens  en 
signe  d'attachement  à  la  patrie  française. 

On  ne  peut  pourtant  pas  prétendre  à  tous  les  avantages,  régner  par 
la  force  et  désavouer  en  paroles  les  maximes  de  la  force.  Tant  que  M.  de 
Bismarck  n'aura  trouvé  rien  de  mieux  que  de  faire  adresser  des  lettres 
à  M.  le  procureur-général  Benouard,  tant  qu'il  n'aura  pas  donné  des 
gages  plus  évidens  et  plus  sérieux  de  sa  modération,  il  restera  ce  qu'il 
est,  un  politique  audacieux  qui  a  réussi,  mais  qui  ne  sait  pas  ce  que 
dureront  ses  succès,  justement  parce  qu'il  a  mis  sur  l'œuvre  nationale 
dont  il  s'est  fait  le  promoteur  ce  mot  prononcé  ou  non  prononcé  par  lui  : 
M  la  force  prime  le  droit!  » 

La  politique  prussienne  en  est  pour  le  moment  à  vivre  de  ses  derniers 
succès.  Elle  ne  laisse  pas  cependant  d'avoir  jusque  dans  ses  victoires 
des  difficultés  intérieures  assez  graves.  Les  conflits  se  succèdent  à  Ber- 
lin. Après  la  lutte  religieuse  que  M.  de  Bismarck  n'a  pas  craint  d'enga- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  501 

ger,  qui  est  loin  d'être  finie,  voici  qu'une  sorte  de  crise  parlementaire 
vient  d'éclater.  Ce  n'est  plus  cette  fois  avec  la  chambre  des  députés  que 
le  gouvernement  a  des  démêlés;  il  ne  s'agit  plus  d'une  affaire  religieuse 
ou  du  budget  militaire.  C'est  dans  la  chambre  des  seigneurs  que  le  con- 
flit a  éclaté,  et  il  s'agit  d'une  question  intérieure  de  l'ordre  le  plus  dé- 
licat. Le  gouvernement  a  pris  l'initiative  d'une  réforme  de  l'adminis- 
tration locale  dans  les  provinces  de  l'est  de  la  Prusse,  la  Poméranie,  le 
Brandebourg,  la  Silésie,  la  Saxe,  il  a  fait  voter  par  la  seconde  chambre 
dans  la  session  dernière  une  loi  sur  une  organisation  nouvelle  des  cer- 
cles. C'est  cette  loi  qui,  portée  à  la  chambre  des  seigneurs,  vient  d'être 
repoussée  par  un  vote  éclatant  où  145  voix  se  sont  prononcées  contre 
le  projet  du  gouvernement,  qui  n'a  obtenu  qu'un  mince  appui  de 
18  suffrages.  En  définitive,  c'est  une  réforme  libérale  rejetée  par  la 
chambre  des  seigneurs  sous  prétexte  que  c'était  là  une  mesure  révo- 
lutionnaire. La  question  est  doublement  grave  :  elle  est  des  plus  sé- 
rieuses en  elle-même,  et  elle  devient  aujourd'hui  presque  périlleuse 
par  la  crise  parlementaire  qu'elle  suscite.  Quelle  est  en  effet  la  situa- 
tion à  ce  double  point  de  vue?  Les  provinces  prussiennes  auxquelles 
s'applique  la  loi  si  fort  maltraitée  parla  chambre  des  seigneurs,  ces  pro-. 
vinces,  il  ne  faut  pas  l'oublier,  sont  restées  soumises  à  un  régime  à  peu 
près  féodal  :  sans  doute  le  servage  n'existe  plus,  il  est  aboli  depuis  long- 
temps, depuis  les  grandes  réformes  de  Stein,  et  beaucoup  de  paysans 
sont  devenus  possesseurs  de  terres;  mais  partout  subsiste  la  prédomi- 
nance des  propriétaires  nobles.  Le  seigneur  est  maître  absolu,  il  règne 
et  gouverne.  C'est  lui  qui  nomme  le  pasteur,  le  maître  d'école,  le  maire, 
et  dans  certaines  localités  cette  fonction  de  maire  appartient  encore  hé- 
réditairement à  une  famille  qui  possède  un  bien  privilégié.  C'est  le  pro- 
priétaire noble  qui  a  la  charge  de  la  police,  de  la  bienfaisance,  de  l'en- 
tretien des  routes.  Naturellement  cette  féodalité  remplit  aussi  les  états 
des  provinces  et  des  cercles  où  les  autres  classes  ne  sont  point  repré- 
sentées. C'est  cette  situation  que  le  gouvernement  a  voulu  réformer  en 
abolissant  les  anomalies  les  plus  choquantes,  notamment  les  polices  sei- 
gneuriales, en  faisant  une  part  aux  classes  jusqu'ici  déshéritées,  en  in- 
troduisant l'élection  dans  l'organisation  des  cercles  et  des  communes. 
Tout  cela  était  fait  d'ailleurs,  on  le  conçoit,  avec  d'extrêmes  ménage- 
mens  pour  cette  rude  et  forte  noblesse  prussienne  où  la  monarchie  des 
Hohenzollern  a  trouvé  toujours  de  si  fidèles  appuis.  Malgré  tous  les  tem- 
péramens  possibles,  la  chambre  des  seigneurs  n'a  voulu  rien  entendre; 
elle  a  repoussé  cette  réforme  comme  un  attentat  à  ses  droits  les  plus 
sacrés,  et  le  ministre  de  l'intérieur,  le  comte  Eulenbourg,  en  a  été  pour 
ses  efforts. 

La  chambre  des  seigneurs  a  voté,  et  le  gouvernement  ne  se  tient  pas 
pour  battu  :  c'est  là  justement  que  commence  la  crise  parlementaire. 


502  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Que  fera-t-on  pour  dénouer  ce  conflit?  La  chambre  n'a  été  un  instant 
suspendue  après  son  vote  que  pour  être  convoquée  de  nouveau  à  bref 
délai,  elle  a  déjà  repris  ses  séances.  L'intention  évidente,  avouée,  du 
gouvernement  est  de  maintenir  son  œuvre;  il  la  fera  modifier  sur  quel- 
ques points  de  détail  par  la  chambre  des  députés,  et  encore  une  fois  il 
la  portera  devant  la  chambre  haute.  Les  seigneurs  pousseront-ils  la  ré- 
sistance jusqu'au  bout?  Ce  serait  assez  vraisemblable,  si  on  les  laissait 
faire;  mais  on  ne  les  laissera  pas  faire.  Le  gouvernement  semble  parfai- 
tement décidé  à  ne  pas  courir  la  chance  d'un  nouvel  échec,  et  à  se  ser- 
vir, s'il  le  faut,  des  moyens  héroïques.  Il  ne  transformera  pas  sans  doute 
brutalement  la  chambre  haute,  comme  on  l'a  dit  avec  un  peu  de  légè- 
reté; il  fera  une  promotion  de  seigneurs,  il  exercera  une  pression  plus 
ou  moins  constitutionnelle  sur  les  récalcitrans;  déjà  il  a  destitué  quel- 
ques-uns de  ceux  qui  occupaient  de  grandes  fonctions  administratives. 
M.  de  Witzleben,  président  de  la  province  de  Saxe,  et  M.  de  Kliitzow,  di- 
recteur au  ministère  de  l'intérieur,  sont  du  nombre  des  victimes.  Le  gou- 
vernement prussien  est  accoutumé  à  ce  jeu.  Il  a  tenu  tête  autrefois  à  la 
chambre  des  députés  dans  des  circonstances  bien  moins  favorables  et 
pour  de  moins  bonnes  raisons,  il  se  servira  maintenant  de  la  seconde 
chambre  contre  la  chambre  haute.  L'empereur  Guillaume  paraît  fort 
disposé  à  soutenir  ses  ministres  dans  celte  lutte.  Le  résultat  n'est  pas 
douteux;  on  n'y  arrivera  peut-être  pas  cependant  sans  des  tiraillemens 
et  sans  quelques  concessions,  d'autant  plus  que  les  seigneurs,  adver- 
saires ou  opposans  de  circonstance,  sont  après  tout  les  plus  fidèles  sou- 
tiens de  la  monarchie,  et  que  leurs  sentimens  au  sujet  de  la  loi  sur 
l'organisation  des  cercles  sont  peut-être  partagés  par  quelques-uns  des 
ministres,  notamment  par  le  ministre  de  la  guerre,  M.  de  Roon. 

Qu'en  pense  M.  de  Bismarck  lui-même?  La  question  est  étrange,  on 
en  conviendra,  et  elle  s'est  pourtant  élevée.  M.  de  Bismarck  est  resté  à 
Varzin,  où  il  se  repose  depuis  quelques  mois;  il  a  laissé  le  ministre  de 
l'intérieur,  le  comte  Eulenbourg,  se  débattre  avec  l'opposition  de  la 
chambre  haute;  on  est  même  allé  jusqu'à  dire  qu'il  n'était  pas  fâché  au 
fond  de  voir  son  collègue  se  compromettre,  que  par  un  vieux  fonds  de 
féodalisme  il  approuvait  secrètement  la  résistance  des  seigneurs.  Son 
abstention  a  été  interprétée  comme  un  mouvement  de  mauvaise  hu- 
meur; mais  ce  sont  là  des  conjectures  bien  invraisemblables.  Le  minis- 
tère ne  se  serait  point  évidemment  engagé  dans  une  telle  affaire,  il  ne 
persisterait  pas  aujourd'hui  dans  ses  projets  sans  l'aveu  du  prince-chan- 
celier, et  puis  on  oublie  une  chose  :  M.  de  Bismarck  n'en  est  plus  à 
s'inquiéter  des  fantaisies  des  hobereaux  prussiens,  —  il  est  libéral!  Il  a 
donné  le  suffrage  universel  à  son  bon  peuple  d'Allemagne,  il  fait' la 
guerre  aux  jésuites,  aux  évêques,  il  veut  émanciper  les  paysans,  il  désa- 
voue les  maximes  de  la  force.  Tout  cela  est  dans  sa  politique  du  mo- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  503 

ment  jusqu'à  ce  que  l'occasion  d'une  métamorphose  nouvelle  se  pré- 
sente. En  attendant,  il  se  repose  à  Varzin,  laissant  les  imbroglios  parle- 
mentaires se  nouer  et  se  dénouer  à  Berlin,  retenant  dans  ses  mains  le 
fil  des  affaires  allemandes  qu'il  gouverne  à  son  gré. 

Les  imbroglios  de  la  politique  ne  sont  pas  aussi  faciles  à  débrouiller 
à  Constantinople,  d'autant  plus  qu'ici  ils  se  compliquent  de  toute  sorte 
de  mouvemens  secrets,  de  luttes  intimes  d'influences,  d'antagonismes 
diplomatiques.  Quelle  est  la  part  de  ces  divers  élémens  dans  la  dernière 
crise  qui  vient  d'éclater  dans  l'empire  turc?  Un  coup  de  théâtre  a  ren- 
versé, il  y  a  quelque  temps,  Mahmoud-Pacha,  un  nouveau  coup  de 
théâtre  vient  de  renverser  Midhat-Pacha.  Il  y  a  trois  mois  à  peine,  cette 
révolution  ministérielle  s'accomplit  à  Constantinople,  elle  a  tous  les  ca- 
ractères d'un  événement  décisif.  Non-seulement  le  grand-vizir  Mahmoud- 
Pacha  est  dépouillé  de  ses  fonctions  par  un  acte  soudain  du  bon  plaisir 
du  sultan,  mais  il  est  encore  menacé  d'être  mis  en  accusation,  de  de- 
venir passible  de  revendications  pécuniaires  exercées  contre  lui  pour  ses 
malversations.  En  un  mot,  sa  disgrâce  semble  complète,  sa  chute  est 
saluée  comme  la  défaite  de  la  politique  de  réaction  turque  qu'il  repré- 
sente. Celui  qui  le  remplace,  Midhat-Pacha,  arrive  au  pouvoir  porté  par 
une  sorte  de  mouvement  d'opinion.  Son  avènement  est  considéré  comme 
une  victoire  des  idées  de  progrès,  comme  un  retour  bienfaisant  aux  tra- 
ditions réformatrices  d'Aali-Pacha,  de  Fuad-Pacha.  Tout  est  fête  à  Con- 
stantinople, la  ville  du  Bosphore  s'illumine,  et  on  acclame  le  sultan. 
Qu'arrive-t-il?  Bientôt  cette  popularité  s'obscurcit,  les  influences  qui  s'a- 
gitent autour  du  sultan  minent  le  pouvoir  du  nouveau  grand-vizir,  et  un 
jour  Midhat-Pacha  tombe  en  disgrâce  à  son  tour  aussi  subitement  que 
celui  qui  l'a  précédé. 

A  quoi  peut-on  attribuer  cette  péripétie  nouvelle?  Est-ce  simplement 
l'effet  de  rivalités  intérieures  ou  d'intrigues  de  palais?  Faut-il  y  voir  le 
résultat  ou  le  signe  d'une  pression  diplomatique,  d'une  action  combinée 
de  la  Russie  et  de  la  Prusse  pour  renverser  un  homme  dont  l'avènement 
avait  été  vu  avec  faveur  par  l'Autriche,  par  les  puissances  libérales  d'Eu- 
rope? Toujours  est-il  que,  si  on  a  voulu  revenir  à  Mahmoud-Pacha,  on 
n'y  est  pas  revenu  du  premier  coup.  Midhat-Pacha  est  tombé,  il  est  vrai, 
il  n'a  pas  été  remplacé  par  celui  dont  il  avait  été  lui-même  le  succes- 
seur. La  place  est  occupée  par  un  homme  qui  a  été  autrefois  grand-vizir 
et  qui  ne  représente  aucune  politique  bien  définie,  Mehemet-Ruschdi- 
Pacha,  qu'on  représente  volontiers  comme  un  type  de  la  nonchalance 
orientale;  mais  ce  n'est  là  évidemment  qu'une  transition  sans  durée.  La 
politique  turque,  dans  la  voie  d'oscillation  où  elle  s'est  engagée,  re- 
viendra un  jour  ou  l'autre  à  Midhat-Pacha  ou  à  Mahmoud-Pacha,  et  ce 
qu'il  y  aui^ait  de  mieux,  ce  serait  que,  secouant  toutes  les  influences 
extérieures  qui  l'assiègent,   elle   revînt  tout  simplement  à  l'intérêt 


504  REVUE    DES    DEUX   MOiNDES. 

turc,  c'est-à-dire  à  l'application  indépendante  des  idées  de  civilisation, 
par  lesquelles  l'empire  ottoman  peut  retrouver  sa  raison  d'être  et  sa 
force. 

Puisque  la  république  est  la  condition  présente  de  la  France,  il  ne 
faut  pas  se  lasser  de  s'instruire  au  spectacle  des  pays  où  la  république 
vit  depuis  longtemps,  où  la  puissance  des  mœurs  fait  que  les  actes  les 
plus  graves,  les  plus  décisifs  peuvent  s'accomplir  simplement  et  sans 
péril.  On  n'est  point  encore  arrivé  malheureusement  en  France  à  dis- 
tinguer entre  le  déploiement  naturel ,  régulier  de  la  souveraineté  natio- 
nale et  une  révolution.  Aux  États-Unis,  l'élection  d'un  président  est 
bien  une  crise  sans  doute;  mais  c'est  une  crise  d'un  moment,  qui  n'é- 
branle rien,  ni  les  intérêts,  ni  les  institutions,  ni  la  sécurité  générale,  et 
qui,  après  avoir  remué  pendant  quelques  mois  beaucoup  de  passions  et 
d'ambitions,  finit  en  quelque  sorte  instantanément  le  jour  où  le  suffrage 
populaire  a  prononcé.  Ainsi  les  choses  viennent  de  se  passer  une  fois  de 
plus  en  Amérique,  dans  cette  lutte  où  il  s'agissait  de  savoir  qui  l'em- 
porterait du  général  Grant,  président  en  fonction,  ou  de  M.  Horace  Gree- 
îey.  Le  général  Grant  avait  naturellement  pour  lui  son  nom ,  ses  ser- 
vices militaires,  la  force  d'une  position  acquise,  tous  les  intérêts  groupés 
autour  d'une  administration  dont  le  chef  a  passé  déjà  quatre  ans  à  la 
Maison-Blanche.  M.  Horace  Greeley,  qui  n'avait  pas  pour  lui  les  mêmes 
recommandations  personnelles,  qui  n'était  qu'un  politicien,  un  jour- 
naliste de  talent,  mais  un  peu  dénué  de  consistance  et  passablement 
excentrique,  M.  Horace  Greeley  pouvait  espérer  rallier  toutes  les  opposi- 
tions, toutes  les  dissidences,  tous  les  mécontentemens;  il  était  le  can- 
didat de  tous  ceux  qui  voulaient  arriver. 

Pendant  plusieurs  mois,  cette  campagne  de  l'élection  présidentielle 
s'est  déroulée  assez  confusément,  très  bruyamment,  et  de  façon  à 
faire  par  instans  illusion  sur  les  chances  des  deux  candidats.  On  a  tenu 
bien  des  meetings,  prononcé  bien  des  discours,  rédigé  bien  des  pro- 
grammes. On  épiait  les  élections  partielles,  locales,  qui  avaient  lieu 
dans  les  divers  états,  pour  démêler  le  courant  de  l'opinion.  Plus  d'une 
fois,  la  réélection  du  général  Grant  a  paru  compromise;  on  aurait  dit 
qu'elle  n'était  rien  moins  qu'assurée.  M.  Horace  Greeley  semblait  ga- 
gner du  terrain;  il  se  voyait  déjà  président  des  Étals-Unis,  installé 
à  la  Maison-Blanche  de  Washington.  Ce  n'était  qu'une  apparence  et 
l'effet  momentané  de  la  fumée  du  combat.  Dans  les  dernières  semaines 
de  cette  agitation  électorale,  la  situation  a  commencé  à  s'éclaircir  sin- 
gulièrement. Les  élections  locales  de  l'Indiana,  de  l'Ohio,  surtout  de 
la  Pensylvanie,  un  des  états  les  plus  considérables  de  l'Union,  ces 
élections,  toutes  favorables  aux  partisans  du  général  Grant,  ne  lais- 
saient plus  de  doute  sur  le  résultat  définitif.  M.  Horace  Greeley  était 
perdu  avec  son  armée  bariolée  et  incoTiérente.  Évidemment  cette  coa- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  505 

lition  de  républicains  dissidens  ou  libéraux,  de  démocrates  mal  remis 
de  leurs  défaites,  de  mécontens  de  toute  nuance ,  cette  coalition  n'était 
pas  en  état  de  lutter  avec  les  forces  compactes  marchant  à  la  suite  du 
général  Grant,  Le  drapeau  de  l'opposition  ne  représentait  ni  une  idée, 
ni  un  intérêt,  ni  une  passion  de  nature  à  saisir  l'imagination  populaire, 
et  le  5  novembre,  le  jour  où  le  scrutin  solennel  s'est  ouvert,  tous  les 
mirages  se  sont  évanouis;  il  n'est  resté  qu'un  fait  capital  et  dominant, 
la  réélection  du  général  Grant  à  une  majorité  qui  a  presque  dépassé 
toutes  les  prévisions  et  peut-être  même  les  espérances  de  ses  propres 
amis. 

Le  résultat  n'est  point  encore  définitif  sans  doute.  L'élection  prési- 
dentielle aux  États-Unis  se  fait  à  deux  degrés,  on  le  sait.  Les  divers 
états  nomment  des  électeurs  en  proportion  de  la  population,  et  ces 
électeurs,  au  nombre  de  366  pour  trente-sept  états,  se  réunissent  à 
Washington,  où  ils  émettent  un  dernier  vote,  que  le  sénat  fédéral  pro- 
clame à  sa  prochaine  réunion;  mais,  comme  le  mandat  de  ces  électeurs 
du  second  degré  est  absolument  impératif,  le  résultat  est  écrit  d'avance 
dans  l'élection  primaire,  qui  assure  désormais  une  majorité  immense 
au  général  Grant.  Voilà  donc  la  crise  la  plus  grave  traversée  sans  en- 
combre par  les  États-Unis.  Le  général  Grant  demeure  président  pour 
quatre  ans  encore.  Que  fera-t-il  de  son  pouvoir?  S'attachera-t-il  unique- 
ment à  effacer  de  plus  en  plus  les  traces  de  la  guerre  civile?  Essaiera- 
t-il  de  tourner  l'activité  de  ce  grand  et  vigoureux  peuple  vers  les  entre- 
prises extérieures?  Cela  ne  dépend  pas  tout  à  fait  de  lui.  C'est  le  bonheur 
des  nations  libres  de  rester  les  maîtresses  de  leurs  destinées  et  d'en 
être  responsables  jusqu'au  bout,  parce  quelles  ne  laissent  aux  hommes 
placés  à  leur  têie  que  le  grand  et  suprême  honneur  de  les  gouverner 
sans  le  pouvoir  de  les  asservir  ou  de  les  entraîner  dans  les  ruineuses 
aventures.  ch.  de  mazade. 


SOUVENIRS    DE    PROVENCE. 


LA    CIGALE. 


Je  suis  le  noble  insecte  insouciant  qui  chante 
Au  solstice  d'été  dès  l'aurore  éclatante, 
Dans  les  pins  odorans,  mon  chant  toujours  pareil 
Comme  le  cours  égal  des  ans  et  du  soleil  ; 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

De  l'été  rayonnant  et  chaud  je  suis  le  verbe, 
Et  quand,  las  d'entasser  la  gerbe  sur  la  gerbe 
Les  faucheurs,  étendus  sous  l'ombrage  attiédi , 
Dorment,  en  haletant  des  ardeurs  de  midi , 
Alors,  plus  que  jamais,  je  dis,  joyeuse  et  libre, 
La  strophe  à  double  écho  dont  tout  mon  être  vibre, 
Et  tandis  que  plus  rien  ne  bouge  aux  alentours, 
Je  palpite,  et  je  fais  résonner  mes  tambours; 
La  lumière  triomphe,  et  dans  la  plaine  entière 
L'on  n'entend  que  mon  cri,  gaîté  de  la  lumière! 

Comme  le  papillon,  je  puise  au  cœur  des  fleurs 

L'eau  pure  qu'y  laissa  tomber  la  nuit  en  pleurs. 

Je  suis  par  le  soleil  tout-puissant  auimée; 

Socrate  m'écoutait,  Virgile  m'a  nommée; 

Je  suis  l'insecte  aimé  du  poète  et  des  dieux. 

L'ardent  soleil  se  mire  aux  globes  de  mes  yeux; 

Mon  ventre  roux,  poudreux  comme  un  beau  fruit,  ressemble 

A  quelque  fin  clavier  d'argent  et  d'or,  qui  tremble; 

Mes  quatre  ailes  aux  nerfs  délicats  laissent  voir, 

Transparentes,  le  fin  duvet  de  mon  dos  noir, 

Et,  comme  l'astre  au  front  inspiré  du  poète, 

Trois  rubis  enchâssés  reluisent  sur  ma  tête. 

II. 

LES    TAMBOURINAIRES. 

Ils  sont  deux.  Un  enfant,  tout  ravi,  les  précède. 
Et  marche  à  pas  comptés,  fie^"  de  porter  sans  aide 
Un  bâton  que  couronne  un  cercle  horizontal 
Où  l'on  a  suspendu  des  choses  en  métal , 
Montre  et  couvert  et  puis  des  écharpes  en  soies. 
Les  prix  des  jeux,  ces  prix  qu'on  appelle  «  les  joies,  » 
Parmi  lesquels  reluit  parfois,  fort  engageant, 
Un  saucisson  à  l'ail  dans  son  papier  d'argent. 

L'enfant  marche,  et  respire  un  peu  d'air  que  dérange 
L'écharpe  balancée  où  frissonne  une  frange. 

Un  homme  enfin  les  suit,  souriant,  et  portant 
Une  corbeille  en  paille  à  fond  rose  éclatant. 

Dès  qu'ils  ont  pénétré  sous  la  grande  avenue. 
Ils  entament  l'air  gai  d'une  danse  ingénue 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  507 

Qui  s'avance  et  qui  fait  sourire  encor  parfois 
L'aïeul,  sur  les  carreaux  tambourinant  des  doigts. 

Le  groupe  tout  entier  est  là  sur  la  terrasse. 
Les  deux  musiciens  s'agitent,  non  sans  grâce; 
Chacun  d'eux  frappe  sec  le  vibrant  parchemin 
De  la  main  droite  et  fait  jouer  de  l'autre  main, 
En  soufflant  de  tout  cœur,  la  musiquette  vive 
Du  «  galoubet,  »  qui  n'est  qu'une  flûte  naïve. 
Long  cylindre  léger,  le  tambourin  tremblant 
Sous  la  baguette  noire  au  bout  d'ivoire  blanc, 
Suspendu  par  sa  corde  au  bras  qui  tient  la  flûte, 
A  chaque  coup  frappé  résonne  une  minute; 
Il  frémit  tout  entier  en  de  profonds  accords, 
Suit  la  flûte  en  sourdine  et  marque  les  temps  forts, 
Et  cela  fait  un  bruit  de  ménage  en  querelle  : 
Deux  voix  parlent;  tantôt  c'est  lui,  tantôt  c'est  elle 
Qui  domine,  disant  :  «  Qui  donc  commande  ici?  » 
Et  chacun,  tour  à  tour,  par  un  mot  radouci, 
Honteux  d'être  méchant,  avec  tendresse  implore, 
Et  l'un  s'est  tu  déjà  que  l'autre  gronde  encore... 
Ainsi  le  tambourin  sonne  encore  à  la  fin. 
Quand  la  flûte  a  jeté  son  cri  suprême  et  fin. 

Les  enfans  tout  joyeux,  les  servantes  alertes. 
Paraissent  les  premiers  aux  fenêtres  ouvertes; 
La  dame  vient  ensuite,  et  le  maître  du  lieu; 
Le  porteur  de  corbeille  alors,  grave,  au  milieu 
Du  groupe  pavoisé  des  pieds  jusqu'à  la  tête. 
Demande  «  quelques  sols  pour  les  frais  de  la  fêté,  » 
Et  tend  d'un  air  ami  la  corbeille  en  avant. 
Dont  les  rubans,  drapeaux  mignons,  vibrent  au  vent. 

Dès  qu'une  pièce  tombe  au  fond  de  la  corbeille, 
Le  tambourin,  content,  s'exalte  et  s'émerveille 
Du  don  trop  généreux  qu'on  fait  aux  villageois; 
Mais  la  petite  flûte  alors,  haussant  la  voix. 
Exprime  qu'après  tout  l'ofi^rande  est  peu  de  chose, 
Qu'on  n'emplira  jamais  le  joli  panier  rose 
Et  que  le  tambourin  avec  son  «  gramaci  » 
L'étonné,  et  qu'on  n'est  pas  obséquieux  ainsi. 
Le  tambourin  répond  :  «  Paix!  paix!  petite  folle!  » 
Et,  voulant  à  tout  prix  lui  couper  la  parole. 
Il  redouble  d'entrain  et  force  les  accords. 


5G8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Puis,  las  enfin,  s'éloigne,  et  l'on  entend  alors 
Décroître  à  travers  champs  la  charmante  dispute 
Du  tambourin  qu'on  sait  amoureux  de  la  flûte. 

Les  quêteurs  de  ce  pas  vont  chez  le  paysan 

Qui,  les  voyant  venir,  se  dit  :  «  Allons-nous-en  !  » 

Et  monte  à  la  «  fénière  »  odorante,  et  s'enferme. 

Les  demandeurs  sont  là,  debout,  devant  la  ferme; 

La  querelle  éternelle  et  tendre  va  son  train 

De  la  flûte  bavarde  avec  le  tambourin, 

Et  les  musiciens  marquent  le  pas  sur  place. 

A  force  de  souffler,  le  sang  monte  à  leur  face, 

Et,  tout  suant,  gonflant  la  joue,  ils  font  si  bien 

Qu'ils  excitent  les  cris  éclatans  du  gros  chien 

Qui,  toujours  aboyant,  la  gueule  toute  large. 

Fuit,  s'approche,  recule,  et  revient  à  la  charge... 

L'enfant,  qui  n'est  plus  fier,  tremble  de  tout  son  corps; 

Les  deux  musiciens  s'épuisent  en  efforts  ; 

L'enfant  crie  en  pleurant,  et  l'homme  au  panier  rose 

Avec  de  gros  jurons,  heurte  à  la  porte  close, 

Pendant  qu'au  «  fenestron  »  tout  obstrué  de  foin, 

De  ce  vacarme  affreux  et  gai  joyeux  témoin, 

Se  tient  coi,  si  content  qu'il  en  rit  en  silence. 

Le  fermier,  qui  maudit  les  impôts  et  la  danse, 

Et,  sous  du  foin  qui  bouge,  on  pourrait  entrevoir 

Malin,  et  tout  brillant  de  plaisir,  son  œil  noir. 

ni. 

l'aire. 

Sur  l'aire  dont  on  a  brûlé  l'herbe  et  les  mousses 

Qui  poussèrent,  tout  Fan,  entre  les  briques  rousses, 

Et  dont  un  parapet  décrépi  fait  le  tour, 

En  plein  août,  sous  l'azur  torride  d'un  beau  jour, 

On  étale  l'amas  des  gerbes  déliées, 

Et  les  pailles  au  loin  brillent  ensoleillées, 

S'enchevétrant,  croisant  leurs  mille  barbes  d'or. 

Si  bien  qu'on  croirait  voir  luire,  vierges  encor, 

Au  seuil  de  l'Orient  entassés  pêle-mêle. 

Des  traits  de  feu  tout  prêts  pour  l'aurore  nouvelle. 

0  trésor  des  moissons  mûres!  vivant  trésor! 
0  chaleur  de  la  vie  !  éclat  des  blés  !  seul  or 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  509 

Que  le  paysan  voie  et  quMl  touche  à  son  aise  l 
Pain  que  le  bon  soleil  prépare  à  sa  fournaise  ! 

Mais  il  faut  que  l'épi  gonflé  donne  son  grain, 

Et  le  ciel  dur  est  trop  cruellement  serein 

Pour  qu'on  soulève  et  qu'on  abatte  dans  la  paille 

Les  lourds  fléaux  de  bois  sous  qui  l'aire  tressaille. 

Aussi  le  paysan,  au  beau  milieu  du  rond, 

L'air  grave,  et  son  chapeau  très  large  ombrant  son  front, 

Le  fouet  au  cou,  sifflant  des  chansons  incertaines, 

Et  derrière  son  dos  changeant  de  mains  les  rênes, 

Fait  tourner  sur  le  blé  les  chevaux  de  labour, 

Qui,  les  deux  yeux  bandés,  en  trottant,  tout  le  jour, 

Foulent  avec  lourdeur,  plus  vifs  quand  le  fouet  claque, 

Le  grain  qui  sous  leurs  pieds  sort  de  l'épi  qui  craque. 

Midi  s'approche,  il  monte,  il  invite  au  sommeil; 
La  verdure  des  pins  reflète  le  soleil  ; 
La  mouche,  au  corselet  d'azur  et  d'émeraude, 
Bourdonne,  et  le  frelon  rayé  de  jaune  rôde 
Et  poursuit  les  chevaux  ennuyés  et  plus  lents. 
L'air  flotte  épais  autour  des  arbres  somnolens , 
Où,  vibrante,  accrochée  à  l'écorce  inégale. 
Joyeuse  de  l'été,  résonne  la  cigale; 
Le  chaume,  coupé  ras,  montre  un  sol  crevassé, 
Et  l'horizon  entier  languit,  presque  effacé 
Sous  le  rideau  tremblant  et  fin  de  la  lumière 
Qui,  diffuse,  ressemble  à  de  l'or  en  poussière. 

Les  chevaux  arrêtés,  sous  le  fouet  tout  à  coup 

Reprennent,  inclinant  et  relevant  le  cou. 

Leur  lenteur  fatiguée  au  rhythme  monotone  ; 

Toute  leur  peau,  qu'irrite  une  mouche,  frissonne; 

Et  tels,  jusqu'aux  jarrets  dans  la  paille  enfoncés, 

A  chaque  pas  d'un  flot  d'épis  embarrassés, 

Ils  soulèvent  du  pied  des  pellicules  fines 

Qui,  s'envolant,  leur  vont  agacer  les  narines. 

Ils  soufflent;  mais  le  fouet  s'est  tu  ;  leur  guide  est  las; 

Plus  de  jurons  sonnant  quand  ils  font  un  faux  pas; 

Immobile  et  muet,  l'homme,  comme  en  un  songe. 

De  l'une  à  l'autre  main  fait  circuler  leur  longe, 

Et,  fermant  à  moitié  ses  grands  yeux  assoupis, 

Ne  voit  plus  que  l'éclat  du  ciel  et  des  épis. 

Un  flamboîment  brutal  entrant  sous  sa  paupière, 


610  RJiVUE    DES    DEUX   MOJNDES. 

Des  chevaux  tout  luisans  piétinant  la  lumière, 
Et,  devant  lui,  couchée  au  fond  d'un  trou  du  mur 
Qui  borde  l'aire,  tiède  en  son  réduit  obscur, 
Projetant,  bien  qu'à  l'ombre,  un  éclair,  sa  bouteille 
Qui  l'appelle  et  lui  rit  en  vain,  car  il  sommeille... 


IV. 

LA    MOUSTOUÏRE.  —  VENDANGES    PROVENÇALES. 

«  Holà,  voisin  !  ma  vigne  est  mûre;  qu'on  se  prête  : 
Aidez-nous,  et  demain,  notre  vendange  faite, 
Nous  irons  vous  aider  de  même  à  notre  tour.  » 

C'est  pourquoi  le  coteau,  dès  la  pointe  du  jour, 
Est  plein  d'éclats  de  rire  et  de  chansons  alertes  ; 
Cachés  jusqu'à  mi-corps  parmi  les  vignes  vertes. 
En  groupes  espacés,  on  voit  les  paysans 
Se  courber  pour  cueillir  la  grappe  aux  grains  luisans. 
Les  filles,  que  poursuit  l'œil  des  malins,  sont  gaies. 
Leur  jupe  à  mille  plis,  fort  courte,  à  longues  raies, 
Montre  la  fermeté  de  leur  jambe,  et  vos  yeux 
Sont  brillans  de  plaisirs,  ô  travailleurs  joyeux  ! 
La  serpe  va  et  vient.  Parfois  l'un  d'eux  se  dresse. 
Appelle,  et  dans  sa  main,  prétexte  à  la  paresse, 
On  admire  un  moment,  lourde  et  pareille  à  l'or. 
Une  grappe  où  le  pampre  en  festons  tremble  encor. 
Fruit  rare  et  mieux  venu,  qui  se  garde  ou  se  mange. 

Tout  courbés  sous  le  poids  des  mannes  de  vendange, 
Les  porteurs,  leur  coussin  à  l'épaule,  là-bas. 
Gagnent  avec  lenteur,  car  voici  qu'ils  sont  las, 
La  cuve  où  des  enfans  dansent,  les  jambes  nues, 
Sur  le  flot  de  raisins  épanchés  des  cornues. 

La  serpe  va  et  vient.  L'année  est  bonne  :  on  rit. 
Le  soleil  fait  le  vin,  qui  fait  content  l'esprit  : 
Merci,  soleil  !  on  chante,  on  s'appelle,  on  babille. 

Cependant  derrière  elle  une  oublieuse  fille 

Laisse  un  beau  grappillon  que,  sous  le  pampre  vert, 

Un  galant  aux  aguets  a  bientôt  découvert. 

«  La  moustouïre!  »  dit-il,  car  la  fille  est  jolie: 

Il  doit,  ayant  coupé  la  grappe  qu'elle  oublie. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  511 

L'en  barbouiller  d'abord  pour  l'embrasser  après. 

Déjà  la  fille  court,  mais  il  la  suit  de  près, 

La  saisit  par  la  robe,  et  la  belle  s'arrête; 

Dans  ses  bras  repliés,  elle  a  caché  sa  tête. 

Il  la  prend  par  la  taille;  elle  veut  de  la  main 

Ouvrir  les  droits  pressans  du  garçon,  mais  en  vain. 

Son  beau  corps  prisonnier  se  tord,  se  glisse  et  ploie, 

Et  le  jeune  homme  ardent,  qui  palpite  de  joie. 

Attire  près  du  sien  le  visage  charmant. 

Et,  changeant  en  plaisir  le  juste  châtiment. 

Laissant  à  ses  pieds  choir  la  grappe  redoutée, 

N'inflige  qu'à  demi  la  peine  méritée. 

0  vendange!  ô  baisers!  sur  son  visage  pur 

S'il  avait  fait  jaillir  le  jus  du  raisin  mùr, 

Vraiment  la  belle  enfant  ne  serait  pas  plus  rose! 

La  serpe  va  et  vient.  On  chante,  on  rit,  on  cause... 
On  ne  m'y  prendra  plus,  —  dit  la  belle  en  rêvant, 
Mais  n'importe,  elle  t'aime,  ô  jeune  homme,  et  souvent, 
Troublée  au  souvenir  des  baisers  de  ta  bouche, 
Elle  oublie  à  dessein  des  grappes  à  la  souche. 

V. 

BÉNÉDICTION    DU    FEU.    —   LA    NOËL. 

Fête  d'église?  non,  mais  fête  de  famille. 
Voici  Noël.  Voici  la  bûche  qui  pétille; 
Le  «  carignié,  «  vieux  tronc  énorme  d'olivier, 
Conservé  pour  ce  jour,  flambe  au  fond  du  foyer. 
Si  des  rites  romains  on  soigne  l'observance, 
On  jeûne  ce  jour-là,  mais,  ô  sobre  Provence, 
Peu  t'importe,  et  souvent,  libre,  tu  te  souviens 
Que  nos  pères,  nos  bons  aïeux,  étaient  païens. 

Aussi  le  «  gros  souper  »  sera  bon,  quoique  maigre. 
On  ne  mangera  pas  l'anchois  rouge  au  vinaigre, 
Mais  on  festinera  ce  soir  avec  gaîté. 
De  morue  au  vin  cuit  et  de  nougat  lacté. 
D'oranges,  de  raisins  secs  et  de  figues  sèches. 

Dans  un  coin,  les  enfans  se  construisent  des  crèches. 

Théâtres  où.  l'on  met  des  pierres  pour  décor 

Et  de  la  mousse  prise  aux  vieux  murs,  puis  encor 


512  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Des  arbres  faits  d'un  brin  de  sauge,  et  sur  ces  cimes, 
Le  long  des  sentiers  fins  côtoyant  ces  abîmes, 
Des  pâtres  et  des  rois  se  hâtent  vers  le  lieu 
Où  vagit,  entre  l'âne  et  le  bœuf,  l'enfant-Dieu. 

«  A  table!  »  —  L'on  accourt.  La  sauce  aux  câpres  fume; 
Le  nougat  luit;...  mais  c'est  une  vieille  coutume 
Qu'avant  de  s'attabler  on  bénisse  le  feu. 

La  flamme  rose  et  blanche  avec  un  reflet  bleu 
Sort  de  la  bûche  où  dort  le  soleil  de  Provence. 
Le  plus  vieux,  à  défaut  du  plus  petit,  s'avance  : 
«  0  feu,  dit-il,  le  froid  est  dur;  sois  réchauffant 
Pour  le  vieillard  débile  et  pour  le  frêle  enfant  ; 
Ne  laisse  pas  souffrir  les  pieds  nus  sur  la  terre; 
Sois  notre  familier,  ô  consolant  mystère! 
Le  froid  est  triste,  mais  non  moins  triste  est  la  nuit; 
Et,  quand  tu  brilles,  l'ombre  avec  la  peur  s'enfuit; 
Prodigue  donc  à  tous  ta  lumière  fidèle  : 
Qu'elle  glisse  partout  où  l'on  souffrit  loin  d'elle. 
Et  ne  deviens  jamais  l'incendie,  ô  clarté! 
Ne  change  pas  en  mal  ta  force  et  ta  bonté; 
Ne  dévore  jamais  les  toits  couverts  de  paille, 
Ni  les  vaisseaux  errans  sur  la  mer  qui  tressaille, 
Rien  de  ce  qu'a  fait  l'homme,  et  qu'il  eût  fait  en  vain, 
0  feu  brillant,  sans  toi,  notre  allié  divin.  » 

Le  vieillard  penche  un  verre,  et  le  vin  cuit  arrose 
La  longue  flamme  bleue  au  reflet  blanc  et  rose; 
Le  carignié  mouillé  crépite,  et  tout  joyeux. 
Constellant  l'âtre  noir,  fait  clignoter  les  yeux. 
On  s'attable.  La  flamme  étincelante  envoie 
Aux  cristaux,  aux  regards  ses  éclairs  et  sa  joie  ; 
Le  vieux  tronc  d'olivier  qui  gela  l'autre  hiver 
Se  consume,  rêvant  au  temps  qu'il  était  vert. 
Aux  baisers  du  soleil  et  même  à  ceux  du  givre  ; 
Tel,  mourant  dans  la  flamme,  il  se  prend  à  revivre, 
Et  l'usage  prescrit  qu'on  veille  à  son  foyer, 
Pour  que,  sans  s'être  éteint,  il  meure  tout  entier. 

Jean  Aicard. 


Le  directeur-gérant,  C.  Buloz. 


L'ÉLECTION  PRÉSIDENTIELLE 


AUX    ETATS-UNIS 


Tandis  que  la  France  essaie  de  fixer  les  institutions  sous  les- 
quelles elle  veut  vivre,  et  que  nos  partis  politiques  s'attardent 
encore  dans  de  stériles  discussions  sur  les  diverses  formes  de 
gouvernement  théoriquement  possibles,  la  grande  démocratie  amé- 
ricaine vient  de  procéder  à  l'exercice  du  plus  important  de  ses 
droits  souverains  en  renommant  pour  quatre  années  le  premier 
magistrat  de  la  république.  Cette  épreuve  nouvelle  des  libres  in- 
stitutions du  pays  en  démontre  une  fois  de  plus  la  valeur.  Jamais 
on  n'a  vu  d'élection  plus  sage  et  plus  sainement  conservatrice.  Elle 
n'a' produit  aucun  bouleversement  dans  les  idées,  aucun  trouble 
sérieux  dans  les  habitudes,  aucune  panique  dans  les  intérêts  ma- 
tériels, aucun  changement  de  politique  dans  le  gouvernement,  ni 
même  aucun  changement  de  personnes  dans  l'administration  pro- 
prement dite.  Elle  a  purement  et  simplement  confirmé  et  raffermi 
l'autorité  du  général  Grant  et  l'influence  des  idées  modérées  qu'il 
représente.  Voilà  déjà  douze  ans  que  le  parti  qui  a  sauvé  l'union 
nationale,  aboli  l'esclavage,  abattu  l'esprit  d'insurrection  dans  les 
états  du  sud  et  fait  rentrer  les  gouvernemens  locaux  dans  la  me- 
sure de  leur  pouvoir  légal  est  en  possession  du  gouvernement  fé- 
déral et  de  la  grande  majorité  du  pays;  l'élection  qui  vient  d'avoir 
ieu  lui  en  assure  la  possession  pour  quatre  années  de  plus.  C'est 
là  un  exemple  de  stabilité  bien  rare  dans  les  gouvernemens  repré- 
sentatifs, et  même  sous  le  régime  absolu.  Il  faut  reconnaître  que, 
malgré  les  agitations  bruyantes  et  les  apparens  désordres  des  gou- 
vernemens populaires,  les  démocraties  exercées  dans  l'usage  de- 
leurs  droits  sont  aussi  fermes  dans  leurs  desseins,  aussi  persévé- 

TOME  eu.  —   1"  DÉCEMBRE  1872.  33 


514  REVUE    DES  ^DEUX  MONDES. 

rantes  dans  leurs  actes,  que  les  monarchies  constitutionnelles 'et  les 
aristocraties  parlementaires. 

La  réélection  du  général  Grant  contient  un  autre  enseignement  : 
c'est  que  les  partis  remportent  des  triomphes  plus  durables  et  se 
maintiennent  plus  longtemps  au  pouvoir  par  la  modération  que  par 
la  violence.  Les  partis  appelés  à  une  longue  domination  et  capables 
de  faire  de  grandes  choses  sont  ceux  qui  savent  se  modifier  suivant 
les  circonsîances,  absorber  dans  leur  sein  toutes  les  opinions  mo- 
dérées et  s'identifier  avec  la  cause  nationale.  C'est  là  ce  qui  fait 
encore  aujourd'hui  la  force  du  parti  républicain  et  la  faiblesse  du 
parti  dîmocraie.  Si  le  parti  républicain  s'était  laissé  entraîner,  il  y 
a  quatre  ans,  par  les  radicaux,  et  s'il  était  tombé  dans  leurs  mains 
au  lieu  de  tomber  dans  celles  du  général  Grant,  il  n'aurait  pas  tardé 
à  se  rendre  impopulaire,  et  il  aurait  infailliblement  succombé.  Si 
Je  parti  démocrate,  au  lieu  de  se  compromettre,  à  la  suite  du  pré- 
sident Johnson,  dans  une  politique  maladroitement  réactionnaire 
et  de  choisir  pour  candidat  aux  élections  présidentielles  de  18GS 
un  homm.e  qui  avait  été  pendant  la  guerre  l'allié  déclaré  des  états 
du  sud,  avait  eu  le  bon  sens  d'accepter  dès  lors  les  faits  accomplis 
et  de  se  ranger  sous  la  bannière  du  général  Grant,  il  ne  serait  pn s 
réduit,  pour  ressaisir  quelque  influence,  à  tenter  un  ridicule  essai 
de  coalition  avec  les  anciens  adversaires  de  l'esclavage,  avec  ceux 
qu'on  appelle  aux  États-Unis  les  radicaux;  il  ne  serait  pas  obligé 
de  flatter  les  noirs  affranchis  pour  obtenir  leurs  suffrages,  de  faire 
à  ses  ennemis  naturels  des  protestations  d'amitié  hypocrite  dont 
personne  n'est  dupe,  et  de  choisir  enfin,  pour  l'opposer  au  général 
èrant,  le  pamphlétaire  abolitioniste  Horace  Greeley.  Peut-être  les 
républicains  auraient- ils  néanmoins-conserve  le  pouvoir;  dans  tous 
les  cas,  la  défaite  des  démocrates  aurait  été  moins  profonde,  s'ils 
avaient  cherché  le  succès  dans  une  politique  sage,  au  lieu  de  le 
chercher  dans  des  intrigues  équivoques  et  dans  des  marchés  dés- 
honnêtes. 

Cette  shigulière  attitude  du  parti  démocrate  n'aura  servi  qua 
retarder  la  crise  qui  doit  un  jour  ou  l'autre,  soit  sous  son  ancien 
nom,  soit  sous  un  nom  nouveau,  le  ramener  au  pouvoir.  Il  n'est  en 
effet  douteux  pour  personne  que  l'opinion  publique  aux  Etats-Unis 
ne  soit  à  la  veille  d'une  de  ces  grandes  transformations  qui  s'ac- 
complissent toujoirrs  dans  les  pays  libres  quand  les  questions  qui 
ônt;servi  de  mot  d'ordre  aux  partis  sont  complètement  vidées,  et 
que  les  liens  accoutumésse  relâchent  pour ifaire  place  à  des  al- 
liances nouvelles.  :L 'influence  du  grand  parti  républicain,  quoique 
fortifiée  par  -cette  élection,  si  du  moins  il  faut  en  juger  par  les 
v«te?.,:n8  QuiieraqiU 'autant  que  lacauseiàlaquellsil  s'est  voué  n'aura 


UNE   ÉEECTION   PRESIDENTIELLE.  515 

pas  complètement  prévalu.  La  majorité  ne  lui  fera  pas  défaut  tant 
qu'il  aura  besoin  de  se  défendre  contre  les  retours  offensifs  des 
anciens  ennemis  de  l'union  nationale;  mais  déjà,  comme  tous  les 
partis  longtemps  victorieux  et  gouveruans,  il  commence  à  se  dé- 
sunir. La  candidature  d'Horace  Greeley  et  son  alliance  avec  les  dé- 
mocrates sont  le  premier  symptôme  de  ce  travail  inévitable.  Les 
défectionnaires  du  parti  républicain  ont  même  pris  un  nouveau 
nom,  ils  s'intitulent  les  libéraux;  ils  cherchent  à  formuler  un  pro- 
gramme qui,  sans  s'éloigner  beaucoup  de  celui  du  parti  républi- 
cain, se  rapproche  de  celui  des  démocrates;  ils  essaient  de  relé- 
guer au  second  plan  les  questions  à  peu  près  résolues  pendant  Les 
années  dernières  et  de  faire  passer  en  première  ligne  soit  des  ques- 
tions nouvelles,  soit  des  questions  anciennes  et  considérées  comme 
secondaires  depuis  l'époque  de  la  guerre  civile.  Il  n'y  a  peut-être 
pas  grande  différence  entre  le  programme  de  la  convention  libé- 
rale de  Cincinnati ,  accepté  par  la  convention  démocratique  de 
Baltimore,  et  le  programme  de  la  convention  républicaine  de  Phi- 
ladelphie, accepté  par  le  général  Grant.  Il  n'en  est  pas  moins  dign« 
de  remarque  que,  dans  cette  dernière  campagne  électorale,  c'^t 
un  ancien  démocrate  qui  a  été  le  candidat  des  républicains,  tan- 
dis que  les  démocrates  prenaient  pour  chef  et,  comme  on  dit  en 
Amérique ,  pour  porte-étendard  un  des  hommes  les  plus  compro- 
mis et  des  écrivains  les  plus  virulens  du  parti  républicain  radical. 
Ce  chassé-croisé  des  républicains  et  des  démocrates  est  l'indice 
d'une  situation  tonte  nouvelle,  d'un  changement  prochain  dans 
l'assiette  et  dans  l'équilibre  des  grands  partis  politiques  des  Etats- 
Unis.  Que  sera  cette  transformation,  et  dans  quels  cadres  se  refor- 
meront ces  grands  partis  quand  les  suites  de  la  guerre  civile  auront 
cessé  complètement  de  se  faire  sentir?  Nous  allons  essayer  de  nous 
en  rendre  compte  en  jetant  un  coup  d'œil  rapide -sur  les  incidens 
de  la  dernière  lutte  électorale  et  sur  les  évolutions  de  l'opinion  pu- 
blique pendaiit  l'année  qui  vient  de  s'écouler. 

I. 

Il  serait  impossible  de  comprendre  par  quelle  fantaisie  bizarre  ou 
quelle  étrange  combinaison  d'intérêts  et  de  rancunes  les  démo- 
crates et  les  radicaux  se  sont  trouvés  amenés  à  faire  cause  com- 
mune dans  l'élection  dernière,  si  l'on  ne  se  rappelait  les  circon- 
stances qui  entourèrent,  il  y  a  quatre  ans,  la  première  candidature 
du:général  Grant.  C'était  au  lendemain  des  longues  hostilités  entre 
ie  président  Johnson  et  le  congrès.  Le  congrès,  qui  représentait 
l'opinion  républicaine  avancée  et  le  parti  conservateur  da  l'union 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nationale,  avait  voté  une  série  d'amendemens  constitutionnels  ré- 
glant les  conditions  nouvelles  du  gouvernement  des  états,  les  con- 
séquences de  l'émancipation  des  noirs  et  l'admission  obligatoire  des 
affranchis  au  droit  de  suffrage  dans  tous  les  anciens  états  rebelles. 
Ces  états,  soumis  provisoirement  à  l'autorité  militaire,  ne  recou- 
vraient l'exercice  de  leurs  droits  politiques  et  n'étaient  admis  à  re- 
construire leurs  gouvernemens  locaux  qu'à  mesure  que  leurs  légis- 
latures auraient  ratifié  les  amendemens  constitutionnels  votés  par 
le  congrès.  Le  congrès  prenait  ainsi  des  garanties  contre  le  réta- 
blissement possible  des  pouvoirs  locaux,  auteurs  de  la  guerre  ci- 
vile, et  contre  la  restauration  indirecte  de  l'esclavage  sous  des  pré- 
textes ou  des  noms  nouveaux.  Le  président  Johnson  au  contraire, 
qui  dans  les  premiers  jours  de  sa  présidence  avait  déployé  contre 
les  états  du  sud  toutes  les  fureurs  et  toutes  les  sévérités  d'un  vain- 
queur implacable,  était  redevenu  graduellement  le  protecteur  des 
états  rebelles,  le  théoricien  des  doctrines  d'anarchie  fédérative  prê- 
chées  de  tout  temps  par  le  parti  démocrate  sous  le  nom  de  staies- 
rîghls,  le  chef  de  l'opposition  démocratique  à  la  majorité  républi- 
caine du  congrès.  Dans  l'interminable  duel  législatif  et  judiciaire 
qui  s'en  était  suivi,  l'avantage  était  resté  au  congrès;  le  président 
Johnson  n'avait  pu  entraver  sérieusement  l'exécution  des  lois  fédé- 
rales; mais  les  radicaux,  de  leur  côté,  avaient  échoué  dans  la  mise 
en  accusation  du  président.  Plusieurs  républicains  modérés,  s'in- 
spirant  en  cela  du  sentiment  public,  s'étaient  refnsés  à  employer 
des  rigueurs  inutiles  pour  briser  la  résistance  impuissante  du  pou- 
voir exécutif,  et  le  président  Johnson  était  sorti  de  son  procès  diim- 
pearhment  acquitté  par  ses  juges,  quoique  perdu  dans  l'opinion 
publique.  La  grande  convention  électorale  du  parti  républicain  réu- 
ni;3  à  Chicago,  persistant  dans  cette  politique  modérée,  avait  épousé 
la  candidature  du  général  Grant,  toujours  suspect  aux  radicaux  à 
cause  de  ses  opinions  antérieures,  et  elle  n'avait  même  point  dési- 
gné pour  la  vice-présidence  le  président  du  sénat,  M.  Wade,  dont 
les  radicaux  demandaient  la  nomination  comme  prix  de  leur  adhé- 
sion à  cette  candidature.  Une  fraction  considérable  du  parti  répu- 
blicain s'était  montrée  fort  mécontente  des  choix  de  la  convention 
de  Chicago,  et  plusieurs  voix  éloquentes  de  l'opinion  abolitioniste 
s'étaient  élevées  dès  lors  pour  protester  contre  l'élection  du  géné- 
ral Grant. 

Le  général  fut  élu  cependant  avec  les  voix  elles-mêmes  des  radi- 
caux, qui,  faute  d'un  candidat  plus  à  leur  convenance,  se  résignè- 
rent à  le  nommer  pour  éviter  l'élection  du  candidat  démocratique, 
M.  Horatio  Seymour,  ancien  gouverneur  de  l'état  de  iNew-York 
pendant  la  guerre  et  l'un  des  chefs  de  ce  parti  copperliead,  qui 


UNE    ÉLECTION   PRESIDENTIELLE.  517 

sympathisait  presque  ouvertement  avec  les  rebelles;  mais  les  radi- 
caux ne  tardèrent  pas  à  voir  que  le  général  Grant,  comme  on  dit 
familièrement,  n'était  pas  leur  homme.  Ils  s'en  aperçurent  trop 
bien  lors  de  l'entrée  en  fonctions  du  nouveau  président.  Les  co- 
mités réunis  des  deux  chambres  du  congrès,  chargés  du  dépouille- 
ment des  votes  du  collège  électoral,  étant  venus,  suivant  l'usage, 
lui  annoncer  officiellement  son  élecMon,  il  évita  soigneusement  de 
s'engager  avec  les  radicaux.  Interrogé  sur  le  choix  de  son  ministère, 
il  répondit  par  ces  paroles  significatives  dans  leur  embarras  môme  : 
K  j'ai  toujours  trouvé  qu'il  était  indélicat  d'annoncer  ou  même  de 
prévenir  d'avance  les  gentlemen  que  je  songe  à  appeler  au  minis- 
tère, avant  que  la  déclaration  officielle  de  l'élection  n'ait  eu  lieu 
dans  le  congrès;  si  je  le  disais  d'avance,  on  ferait  des  efforts  pour 
changer  ma  détermination  :  j'ai  donc  résolu  de  ne  rien  dire  jusqu'à 
ce  que  j'envoie  les  noms  au  sénat  pour  qu'il  les  confirme.  »  Cette 
indépendance  jalouse,  quoique  profondément  respectueuse  des  lois 
du  congrès,  ne  tarda  pas  à  lui  faire  beaucoup  d'ennemis  dans  le 
parti  qui  venait  de  le  nommer  et  particulièrement  dans  le  sénat, 
dont  les  membres  importans,  associés  par  la  constitution  à  l'exer- 
cice du  pouvoir  exécutif,  s'étaient  flattés  de  dominer  entièrement 
son  esprit.  Tous  vinrent  successivement  l'entretenir  et  lui  proposer 
leurs  projets  personnels;  tous  furent  poliment  éconduits.  Le  nouveau 
président  ne  voulait  pas  être  l'esclave  de  ses  conseillers  intimes.  Il 
ne  voulait  pas  devenir  l'instrument  docile  d'un  parti.  Il  affectait  de 
n'être  qu'un  homme  de  bon  sens  qui  accomplit  paisiblement  sa  be- 
sogne, et  les  partis  violens  devinaient  sous  ces  dehors  modestes  une 
de  ces  volontés  calmes  et  prudentes  que  rien  ne  peut  entamer  ni 
séduire.  Dès  ce  jour,  ils  traitèrent  le  général  Grant  en  ennemi,  et 
lui  firent  cette  opposition  sourde  -qui  devait  tourner  plus  tard  en 
guerre  déclarée. 

Quant  à  lui,  le  général  Grant  n'a  jamais  voulu  s'en  apercevoir;  il 
est  demeuré,  comme  on  devait  l'attendre  de  la  loyauté  de  son 
caractère,  l'exécuteur  fidèle  des  résolutions  du  congrès.  Étranger 
auparavant  à  la  politique,  guidé  surtout  par  le  sentiment  natio- 
nal, et  ne  se  laissant  enrégimenter  dans  aucune  des  factions  dont 
les  querelles  avaient  déchiré  le  pays,  il  s'est  entouré,  dès  le  début, 
des  hommes  les  plus  éminens  du  parti  républicain  modéré;  il  a 
gouverné  pendant  quatre  ans  avec  un  sang-froid  et  une  impartia- 
lité d'autant  plus  faciles  qu'ils  servaient  son  humeur  taciturne,  son 
goût  pour  la  silencieuse  expédition  des  affaires  et  jusqu'à  la  non- 
chalance qui  est,  dit-on,  l'un  de  ses  défauts.  Son  administration  n'a 
pas  été  certainement  irréprochable  en  toutes  choses.  Plus  accou- 
tumé à  la  discipline  des  camps  qu'à  la  diplomatie  parlementaire  et 


518  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux:  intrigues  du  cabinet,  il  a  commis  et  devait  commettre  plus 
d'une  maladresse;  il  a  quelquefois  agi  avec  une  brusquerie  militaire 
qui  convenait  mieux  à  un  général  d'armée  qu'au  premier  magistrat 
civil  d'une  république.  Il  a  pu  faire,  on  l'en  accuse  du  moins,  de 
mauvaises  nominations  administratives,  distribuer  trop  souvent  lus 
places  lucratives  à  sa  famille  et  à  ses  amis,  tolérer  autour  de  lui, 
par  laisser-aller  ou  par  inexpérience,  quelques  spéculations  vé- 
reuses, et,  se  livrer  parfois  imprudemment  à  ces  associations  poli- 
tico-finmcières  qui,  sous  le  nom  de  7'm^.Çj  jouent  un  trop  gi'and 
rôle  dans  le  monde  politique  américain  et  jusque  dans  les  deux 
chambres  du  congrès.  Il  a  pu,  comme  le  lui  reproche  le  sénateur 
Trumbull,  nommer  son  beau- frère,  le  général  confédéré  Longstreet, 
collecteur  du  port  de  la  IN ouvelle-Orléans,  abuser  de  sû  situation 
pour  récompenser  à  tort  et  à  travers  des  services  ou  des  amitiés 
personnelles.  Il  a  pu  subir  certaines  influences  financières,  et  faire 
à  certaines  compagnies  des  concessions  de  terre  troj)  avantageuses 
au  détriment  du  trésor  public.  Il  a  pu  exercer  avec  trop  de  sévérité 
et  outre-passer  même  dans  les  états  du  sud  la  rigoureuse  applica- 
tion des  lois  du  congrès.  Il  a  pu  surtout  montrer  une  nié  liocre  ha- 
bileté diplomatique,  entreprendre  trop  légèrement  l'ann.'xion  de  la 
République  Dominicaine.  II  a  pu  enfin,  comme  le  lui  reproche  un 
des  hommes  les  plus  respectés  des  États-Unis,. le  sénateur  Sumner, 
manquer  d'égards  envers  la  répubUque  noire  d'Haïti,  et  oublier 
d'inviter  à  dîner  avec  ses  collègues  le  représentant  noir  Frederick 
Douglass.  Assurément  les  griefs  ne  manquent  pas  contre  une  admi- 
nistration qui  a  duré  quatre  ans,  aux  prises  avec  de  grandes  diffi- 
cultés politiques,  diplomatiques  ou  financières,  et  que  les  lois  du 
congrès  avaient: armée  d'un  vaste  pouvoir  discrétionnaire  dans  les 
anciens  états  insurgés;  mais  on  ne  saurait  lui  reproch*^r  aucune 
faute  grave,  et  la  preuve  que  l'administration  du  général  Grant  a 
été  bonne  se  trouve  dans  ce  fait:  môme,,  qu'on  est  obligé  d'invoquer 
contre  elle  des  griefs  aussi  mesquins  ou  aussi  vulgaires. 

Quoi  qu'en  disent  aujourd'hui  les  adversaires  politiques  ou  les 
ennemis  personnels  du  général,  ces  quatre  années  n'ont  pas  été 
pour  le  gouvernement  des  États-Unis  une  époque  de  honte,  de  ty- 
rannie et  de  corruption.  Après  tout,  la  paix  a  été  maintenue  et 
consolidée  au  dedans;  les  états  du  sud^  reconstruits  suivant  les  lois 
du  congrès,  sont  rentrés  l'un  après  l'autre  dans  le  giron  de  l'Union 
fédérale;  la  privation  des  droits  politiques  a  été  maintenue  contre 
un  certain  nombre  d'anciens  insurgés  et  d'anciens  chefs  de  la  con- 
fédération du  sud;  l'am.nistle  a  été  appliquée  graduellement  à  tous 
ceux  qui  en  ont  paru  dignes.  En  même  temps,  d'importantes  né- 
gociations diplomatiques  ont  été  menées  à  bien,  et  l'épineuse  ques- 


UNE    ELECTION    PRESIDENTIELLE. 

tion  des  corsaires  confédérés  armés  en  Angleterre  s'est  résolue  par 
une  énorme  indemnité  payée  aux  États-Unis.  Quant  aux  finanees, 
qui,  selon  le  sénateur  Trumbull,  ont  été  tellement  dilapidées  qu'a- 
vec l'argent  gaspillé  depuis  quatre  ans  «  on  pourrait  acheter  une 
maison  et  donner  1,000  dollars  à  chaque  homme  de  l'indiana,  »  la 
dette  publique,  qui  était  de  1  milliards  595  millions  de  dollars  lors 
de  l'arrivée  du  général  Grant  aux  affaires,  n'est  plus  que  de  2  mil- 
liards 23(5  millions,  c'est-à-dire  qu'elle  a  diminué  en  trois  ans  et 
demi  de  359  millions  de  dollars,  soit  environ  500  millions  de  francs 
par  an  (1). 

Enfin  ces  lourds  impôts  sur  le  commerce  et  sur  l'industrie  inté^ 
rieurs  qui  entravaient  aux  Etats-Unis  la  production  nationale  vien- 
nent d'être  considérablement  allégés  par  le  congrès  sur  la  proposi- 
tion du  ministre  des  fiuances,  M.  Boutwell.  Vinland  revenue^  qu'il 
ne  faut  pas  confondre  à  cause  de  son  nom,  comme  le  faisait  récem- 
ment dans  une  chambre  française  un  orateur  du  gouverneaient  (2), 
avec  l'impôt  sur  le  revenu  {iiicome-tax),  ne  ports  plus  guère  aujour- 
d'hui que  sur  certaines  denrées  d'un  usage  général,  telles  que  le 
whiskey,  le  tabac  et  le  malt.  Le  timbre  {stump),  qui  frappait  anté- 
rieurement presque  tous  les  objets  vendus  dans  le  commerce  de 
détail,  ne  portera  plus  que  sur  les  chèques,  los  traites,  les  ordres  de 
bnaque  et  les  remèdes  brevetés.  Cette  modeste  réforme,  que  permet 
d'accomplir  un  excédant  annuel  de  97  millions  de  dollars,  est  d'une 
grande  importance  pour  la  prospérité  industrielle  des  États-Unis, 
si,  gravement  atteinte  par  les  taxes  de  guerre,  et  si  mal  protégée 
par  des  droits  protecteurs  énormes  qui  ne  servent  qu'à  encourager 
la  contrebande.  Même  au  point  de  vue  économique  et  fiscal,  on  ne 

(I)  Le  budget  des  États-Unis  est  réglé  comme  il  suit  pour  l'année  1871-72  : 

Recettes..—  Revenu  des  douanes 2!G,370,28G  d.  77  c. 

Inlaud  revenue 130,0 î2,177  d.  72  c. 

Vente  de  terres 2,r375,7!4  d.  19  c. 

Diverses  sources .  2i,5i8,68S  d.  88  c. 

Total 37i.,l06,SG7  d.  5i;  c. 

Dépenses.  —  Liste  civile  (traitemens),  etc.   .  CO,08i,757  d.  42  c. 

Pensions  et  Indiens 35,595,131  d.  58  c. 

Armée 35,372,157  d.  20  c. 

Marine. 21,2i9,809  d.  09  c. 

Intérêt  de  la  dette  publique..  .  124,3to,100  d.  48  e. 

Total 277,517,902  d.  67  c. 

Excédant  de  l'année 9o,5ï?8,9U4  d.  89  c. 

f2)  Discours  do  M,  Pouyer-Quertier,  ministre  des  finances,  dans  la  séance  du  27  dé- 
cembre 1871. 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peut  pas  reprocher  à  l'administration  du  général  Grant  d'avoir  été 
inactive  et  incapable;  elle  a  obtenu  d'immenses  résultats,  qui  au- 
raient pu  être  plus  grands,  mais  qui  n'en  devraient  pas  moins  sa- 
tisfaire les  ambitions  les  plus  exigeantes. 

Il  semblait  donc  qu'après  tant  de  services  rendus  au  pays,  ou,  si 
l'on  veut,  après  un  tel  concours  de  circonstances  heureuses,  la  ré- 
élection du  général  Grant  ne  dût  rencontrer  aucun  obstacle,  au 
moins  dans  le  parti  républicain.  Que  les  démocrates  essayassent  de 
le  combattre,  ne  pouvant  l'attirer  dans  leurs  rangs  et  voulant  chan- 
ger la  politique  du  gouvernement  fédéral,  c'était  fort  naturel,  et 
personne  ne  pouvait  en  être  surpris;  mais  que  des  républicains, 
assurés  avec  lui  d'un  éclatant  triomphe,  courussent  l'aventure  d'une 
candidature  nouvelle,  avec  la  chance  à  peu  près  certaine  d'être 
battus  s'ils  n'obtenaient  pas  le  concours  des  démocrates,  et  d'être 
absorbés  par  ceux-ci  dans  le  cas  où  ils  contracteraient  avec  eux  une 
trop  étroite  alliance,  c'est  ce  qu'on  ne  pourrait  s'expliquer,  si  l'on 
ne  se  souvenait  des  rancunes  profondes  que  les  radicaux  avaient 
vouées  de  longue  date  au  générai  Grant,  et  de  la  colère  que  devaient 
éprouver  leurs  chefs  en  se  voyant  écartés  du  pouvoir  par  une  ad- 
ministration qu'ils  avaient  élevée  de  leurs  propres  mains.  Depuis 
trois  ans,  ils  la  combattaient  pied  à  pied,  jour  à  jour,  dans  les 
deux  assemblées  fédérales,  surtout  dans  le  sénat;  ils  lui  faisaient 
une  opposition  d'abord  sourde,  bientôt  ouverte,  et  qui  n'avait  pas 
tardé  à  prendre  un  caractère  agressif  et  personnel.  Au  fond,  cette 
querelle  était  plus  personnelle  que  politique,  et  les  adversaires  du 
président,  ne  pouvant  s'en  prendre  au  parti  qui  l'avait  élu  et  qui 
le  soutenait  toujours,  affectaient  de  le  représenter  comme  un  in- 
trus, comme  un  usurpateur  introduit  par  accident  dans  les  rangs 
du  parti  républicain,  où  les  hasards  de  la  popularité  l'avaient  con- 
duit à  la  première  place,  comme  un  homme  politique  de  contre- 
bande, étranger  aux  affaires  dont  la  direction  lui  était  confiée  et 
élevé  par  sa  renommée  militaire  à  un  poste  qu'il  était  incapable 
de  remplir.  En  un  mot,  il  y  avait  une  espèce  de  jalousie  de  métier 
entre  le  président  Grant  et  les  principaux  ou  les  plus  anciens  chefs 
du  parti  républicain.  Ces  hommes  d'état  expérimentés  et  vieillis 
sous  le  harnais,  qui  attendaient  depuis  si  longtemps  la  récom- 
pense de  leurs  grands  services  et  de  leurs  longs  travaux,  ne  pou- 
vaient se  résigner  à  être  supplantés  éternellement  par  un  homme 
nouveau,  sorti  des  rangs  mêmes  de  leurs  anciens  adversaires,  et 
en  même  temps  trop  obstiné  pour  se  laisser  diriger  à  leur  guise. 

Il  se  passait  d'ailleurs  aux  États-Unis  ce  qui  arrive  souvent  chez 
les  nations  calmes  et  prospères,  quand  les  périls  ont  disparu,  et 
que  les  ambitions  ou  les  intérêts  peuvent  se  donner  carrière  sans 


UNE    ÉLECTION    PRÉSIDENTIELLE.  521 

risquer  de  troubler  la  paix  publique.  Les  grands  intérêts  nationaux 
n'étant  plus  en  soulFrance,  les  petits  intérêts  particuliers  commen- 
çaient à  rentrer  en  scène.  En  même  temps  que  les  rivalités  person- 
nelles reparaissaient,  certaines  questions  importantes  par  elles- 
mêmes,  mais  considérées  longtemps  comme  secondaires,  semblaient 
sur  le  point  de  revenir  au  premier  rang.  On  parlait  beaucoup  de  ré- 
formes administratives,  commerciales  et  financières.  On  se  passion- 
nait contre  les  procédés  et  contre  la  composition  même  de  l'admi- 
nistration du  général  Giant,  qui  n'était  pourtant  ni  plus  mauvaise, 
ni  meilleure  non  plus  que  ses  devancières;  on  se  plaignait  du  favo- 
ritisme traditionnel  qui  faisait  réserver  les  places  dépendantes  du 
gouvernement  fédéral  aux  seuls  partisans  de  l'administration  ré- 
gnante, sans  égard  aux  talens  ni  aux  services  rendus  antérieure- 
ment au  pays;  on  combinait  des  plans  de  reforme  du  service  civil 
pour  rompre  avec  ces  pratiques  malheureusement  invétérées  depuis 
l'époque  du  président  Jackson ,  le  premier  qui  ait  osé  dire  et  ériger 
en  maxime  qu'en  élection,  comme  en  guerre,  les  dépouilles  des 
vaincus  appartenaient  au  vainqueur.  De  leur  côté,  les  partisans  du 
libre  échange,  entièrement  opprimés  depuis  la  guerre,  s'élevaient 
avec  vivacité  contre  les  résultats  détestables  d'une  politique  de 
protection  à  outrance,  poussée  dans  ces  dernières  années  jusqu'à 
l'absurde,  sous  la  double  influence  des  nécessités  fiscales  et  des  in- 
térêts manufacturiers  des  états  du  nord  ;  ils  croyaient  le  moment 
venu  de  s'interposer  entre  les  partis  politiques,  et  de  déployer  leur 
bannière  en  entraînant  à  leur  suite  les  habitans  des  grandes  villes 
commerciales  et  maritimes  avec  les  populations  agricoles  de  l'ouest 
et  du  sud.  Ces  divers  élémens,  auxquels  vinrent  se  joindre  pour  les 
exploiter  les  mécontens  du  parti  radical,  les  habiles  du  parti  dé- 
mocrate et  les  ennemis  personnels  du  général  Grant,  composèrent 
le  noyau  de  l'opposition  nouvelle  qui  tint  ses  premières  assises  à  la 
convention  libérale  de  Cincinnati. 

Depuis  longtemps,  ce  nouveau  mouvement  d'opinion  couvait  à 
petit  feu  dans  les  états  de  l'ouest,  surtout  dans  l'état  du  Missouri, 
où  dès  l'année  1870  le  sénateur  et  ex-général  Schurz  et  M.  Gratz 
Brown,  le  futur  candidat  à  la  vice-présidence  sur  le  ticket  de  Gree- 
ley,  avaient  ouvert  une  campagne  en  faveur  d'une  réconciliation 
avec  les  états  du  sud ,  d'un  pardon  général  accordé  aux  rebelles, 
contre  les  monopoles  financiers,  pour  la  réforme  du  service  civil 
et  pour  la  liberté  commerciale.  Dans  ce  temps-là,  il  ne  faut  pas 
l'oublier,  le  journal  d'Horace  Greeley,  la  Tribune,  qui  a  toujours 
été  d'un  fougueux  protectionisme,  [combattait  ces  novateurs,  les 
accusait  de  désorganiser  le  parti  républicain  et  de  le  livrer  aux 
démocrates;  quant  aux  doctrines  libre-échangistes,  il  assurait  im- 


522  REVUE    DES    DEUX.  MONDES. 

perturbablement  qu'elles  étaient  soudoyées  par  l'or  de  l'Angleterre. 
En  1871,  le  mouvement  avait  repris  à  Cincinnati  en  formulant  plus 
clairement  son  programme;  il  s'était  prononcé  à  la  fois  contre  tout 
monopole  (1)  sous  forme  de  tarifs  de  douane  ou  autres»  et  pour  la 
restitution  des  droits  politiques  aux  anciens  sudistes  rebelles  qui  en 
avaient  été  privés  depuis  la  guerre.  On  résolut  enfin  cette  année 
de  réunir  dans  la  même  ville  une  convention  électorale  pour  y  dési- 
gner une  candidature  présidentielle  conforme  à  ce  progi-amme.  Le 
général  Schurz,  orateur  éloquent,, esprit  généreux  et  sincère,  mais 
quelquefois  un  peu  chimérique,  revenait  de  Nasbville,  dans  le  Ten- 
nessee, où  les  démocrates  du  sud  lui  avaient  fait  l'accueil  le  plus 
cordial.  Enchanté  des  dispositions  conciliantes  qu'il  avait  trouvées. 
dans  ce  pays,  il  voulait  conclure  une  alliance  avec  les  démocrates, 
mais  à  la  condition  que  ceux-ci  vinssent  au-devant  des  républicains 
libéraux  et  consentissent  à  dissoudre  leur  parli  pour  en  former  un 
nouveau.  Or  les  démocrates  entendaient  bien  au  contraire  garder, 
leur  drapeau  et  profiter  seulement  du  renfort  qu'on  leur  amenait 
pour  désorganiser  le  parti  républicain,  en  se  servant  contre  1j  gé- 
néral Grant  du  compétiteur  qui  lui;  serait  donné,  lis  ne  se  rendi- 
rent donc  qu'en  très  petit  nombre  à  la  convention  de  Cincinnati. 
Au  contraire  les  républicains  mécontjns,  le  général  Schurz  et  le 
sénateur  TmmbuU  en  tèle,  y  figurèrent  presque  seuls  avec  les  ra- 
dicaux avancés  des  états  du  nord.  Il  fut  dès  lors  évident  que  les 
questions  di]  personnes  remporteraient  sur  les  questions  de  prin- 
cipes, et  qu'au  lieu  de  s'occuper  d'un  changement  sérieux  de  poli- 
tique on  ne  rechercherait  plus  qu'un  moyen  de  faire  échouer  la 
réélection  du  général  Grant.  C'était  là  le  seul  but  qui  pût  réunir  les 
effort.s  de  cette  opposition  de  hasard,  et  sauf  le  général  Schurz,  qui 
avait  souhaité  tout  autre  chose,  les  chefs  ne  cachaient  pas  que  leur 
seule  pensée  était  de  «  battre  Grant.  » 

La  convention  se  rassembla  dans  les  premiers  jours  de  mai  à 
Cincinnati.  Deux,  candidatures  sérieuses  se  produisirent.  Celle  de 
Charles-Francis  Adams,  républicain  estimé,  porteur  d'un  grand 
nom,  digne  représentant  des  principes  libéraux  affich 's  par  la  con- 
vention, mais  alors  délégué  du  gouvernement  fédéral  auprès  de 
la  commission  arbitrale  de  Genève,  paraissait  naturellement  indi- 
quée. Le  nom  de  M.  Adams  se  trouva  d'abord  en  tête  d.!  la  liste;  mais 
les  intrigues  des  conventions  électorales  en  Amérique  sont  aussi  obs- 

(1)  Cette  expression  de  monopole  est  uue  des  plus  liabituelles  du  vocabulaire  poli- 
tique américain  et  une  de,  celles  dont  on  abuse  le  plus,  sans  doate  parce  qu'elle  est 
de  nature  à  frapper  l'esprit  d'une  nation  démocratique  et  égalitaire.  Ainsi  l'esclavage 
a  été  attaqué  par  les  abolitionistes  comme  un  monopole,  les  droits  protecteurs  sur  les 
marchandises  étrangèi-es  forment  aussi  un  monopole  en  faveur  du  producteur  indigène. 


UNE    ÉLECTION    PRÉSIDENTIELLE.  523 

eures  que  celles  des  conclaves  de  cardinaux.  Petit  à  petit,  le  nom 
de  M.  A-dams  perdit  des  voix-,  et  après  six  tours  de  scrutin  la  ma- 
jorité se  porta  sur  l'abolitioniste  Horace  Greeley,  l'homme  le  moins 
fait  du  monde,  soit  pour  inaugurer  une  politique  libérale,  soit  pour 
servir  de  chef  et  de/ centre  à  un  parti  nouveau,  soit:  pour  occuper 
avec  dignité  la  première  magistrature  d'un  grand  pays.  On  raconte 
que  kl  nouvelle  de  la  nomination  d'Horace  Greeley,  quand  elle  fut 
connue  dans  le  pays,  produisit  d'abord  un  effet  d'étonnement  et 
d'iiîlariié  incrédule.  A  New-York,  où  M.  Gree^ey  est  connu  pour  un 
homiiie  d'un  esprit  aventureux  et  excentrique,  quelques  personnes 
crurent,  être  le  jouet  d'une  mauvaise  plaisanterie.  Pour  mieux 
tourner  en  ridicule  l'élu  de  la  convention  de  Cincinnati,  les  jour- 
naux républicains  assurèrent  qu'on  lui  avait  donné  pour  collègue  le 
fameux  George-Francis  Train  ou  le  non  moins  fameux  Daniel  Pratt, 
deux  extravagans  célèbres  dans  le  monde  politique  américain.  L'im- 
pression géurrale  fut  que  le  choix  de  Greeley  compromettait  le 
nouveau  parti  républicain  libéral,  et  devait  le  priver  à  la  fois  de 
l'adhf'siou  des  républicains  sérieux  et  de  celle  des  démocrates,  sans 
laquelle  il  ne  pouvait  réussir,  sinon  même  provoquer  de  nombreuses 
défections  dans  les  rangs  des  libéraux.  Les  chefs  même^  du  parti 
ne  s'en  montraient  pas  enthousiastes;  ils  se  défendaient  d'y  avoir 
concouru,  et,  tout  en  avouant  leurs  répugnances  pour  l'homme^ 
s'excusaient  en  disant  qu'ils  avaient  obéi,  en  le  choisissant,  à  des 
nécessités  de  tactique  électorale,  que  nul  autre  candi lat  n'était 
mieux  en  mesure  de  tenir  tête  au  général  Granten  lui  disputant  le 
vote  des  nègres  affranchis,  et  qu'enfin  mieux  valait  nommer  le  pre- 
mier venu  que  de  nommer  le  général  Grant. 

Le  premier  venu,  c'était  trop  dire,  car  M.  Horace  Greeley,  connu 
depuis  longues  années  du  public  américain  tout  entier,  était  loin 
d'être  le  premier  venu;  mais  il  aurait  presque  mieux  valu  pour  le 
nouveau  parti  libéral  que  la  popularité  de  son  candidat  fût  moins 
grande,  car  elle  n'éLait  pas  tout  à  fait  de  nature  à  le  servir  auprès 
des  hommes  sérieux.  C'est  un  étrange  caractère  que  celui  de  M.  Ho- 
race Greeley,  un  des  types  les  plus  curieux  de  ces  hommes,  fils  de 
leurs  œuvres,  qui  abondent  aux  États-Unis  et  qui  représentent  au 
plus  haut  degré  les  défauts  comme  les  qualités  natives  de  leurs  com- 
patriotes. ISé  dans  la  pauvreté  et  obligé,  comme  le  président  Lin- 
coln, de  travailler  de  ses  mains  pour  gagner  sa  vie  dans  les  premières 
années  de  sa  jeunesse,  il  s'est  élevé  par  son  seul  mérite  à  la  situa- 
tion inqiortante  qu'il  occupe  aujourd'hui  dans  le  monde  politique 
américain.  D'abord  ouvrier  imprimeur,  puis  journaliste  pendant 
longues  années^  enfin  rédacteur  et  propriétaire  d'un  des  plus  grands 
journaux  des  États-Unis,  son  goûL  pour  la  littératui'e  et  son  humeur 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aventureuse  le  poussèrent  dans  une  voie  à  laquelle  son  éducation  ne 
l'avait  pas  sufTisamment  préparé.  Ingénieux,  hardi,  fantasque,  fé- 
cond en  saillies,  sachant  se  donner  l'apparence  d'un  profond  philo- 
sophe politique,  tout  en  conservant  le  langage  familier  et  original 
qui  plaît  à  la  foule,  ce  singulier  mélange  d'élévation  et  de  trivialité 
lui  valut  bientôt  une  popularité  considérable  dans  les  états  de  Test 
et  du  nord,  sui  tout  chez  les  habitans  des  campagnes,  pour  lesquels 
il  rédigeait  spécialement  l'édition  hebdomadaire  de  la  Tribune. 
Étranger  à  la  discipline  des  partis,  indépendant  à  l'excès,  irrégulier 
et  excentrique  en  toutes  choses,  absolu  comme  tous  les  hommes  in- 
complets, tranchant  les  questions  qu'il  ne  savait  pas  dans  le  sens 
des  instincts  populaires,  homme  d'imagination  avant  tout,  affectant 
les  allures  d'un  vrai  paysan  du  Danube,  il  avait  séduit  l'opinion  pu- 
blique par  ses  qualités  et  par  ses  défauts  eux-mêmes,  si  conformes 
au  caractère  national.  Dans  sa  jeunesse,  il  avait  fondé  des  sociétés 
de  tempérance  et  s'était  adonné  au  régime  végétal.  Il  avait  presque 
médité  la  fondation  d'une  religion  nouvelle.  Plus  tard,  sous  l'in- 
fluence des  écrivains  socialistes  français  et  anglais,  il  avait  entrepris 
la  formation  de  plusieurs  communautés  phalanstériennes.  Toutes  les 
idées  les  plus  hardies  et  aussi  les  plus  chimériques  s'étaient  tour  à 
tour  emparées  de  son  esprit  et  étalées  dans  son  journal.  Quoique 
désabusée  à  la  fin  de  ces  rêveries,  la  Tn^Mw^  de  New-York  était  res- 
tée, comme  l'indiquait  son  nom,  une  tribune  ouverte  à  tous  les  sys- 
tèmes aventureux  et  à  toutes  les  causes  philanthropiques  et  géné- 
reuses. La  politique  de  M.  Greeley  était  un  singulier  mélange  de 
l'idéalité  la  plus  élevée  et  des  plus  grossiers  préjugés  populaires. 
Agronome  émérite,  personne  n'avait  fait  plus  que  lui  pour  le  progrès 
et  l'éducation  des  classes  agricoles,  dont  il  avait  embrassé  en  re- 
vanche les  ignorantes  passions  contre  la  doctrine  du  libre  échange. 
L'abolition  de  l'esclavage  et  la  protection  de  l'industrie  indigène 
étaient  devenues  ses  deux  grands  chevaux  de  bataille,  et  son  incon- 
testable talent  à  soutenir  ces  deux  causes  populaires  avait  depuis 
longtemps  marqué  sa  place  au  premier  rang  du  parti  républicain. 
Sa  renommée  de  journaliste  et  d'homme  public  était  allée  aussi  loin 
que  pouvait  le  souhaiter  une  ambition  plus  modeste.  Son  influence 
morale  était  des  plus  grandes,  son  caractère  estimé  de  ceux  même 
qui  ne  partageaient  pas  ses  opinions  et  qui  blâmaient  ses  bizarreries. 
On  citait  son  nom  avec  celui  de  M.  Bryant,  rédacteur  du  New- 
York-Post,  comme  celui  d'un  des  hommes  bien  rares  qui  rachetaient 
l'honneur  du  journalisme  américain  par  leur  indépendance,  leur 
honnêteté  et  la  sincérité  de  leurs  convictions.  Le  peuple  américain 
lui  avait  donné  plusieurs  de  ces  noms  familiers  dont  il  aime  à  dé- 
corer ses  favoris,  et  qui  sont  chez  lui  le  signe  de  la  popularité  la 


UNE    ÉLECTION    PRESIDENTIELLE.  525 

plus  grande.  On  l'appelait  Yhonnête  Horace,  le  2yhilosophe,  le  sage 
de  Chappaqua,  du  nom  d'une  maison  de  campagne  qu'il  avait 
achetée  pour  y  installer  une  ferme  modèle.  Il  avait  été  membre  du 
congrès,  où  il  avait  siégé  avec  celui  qui  devait  être  le  président 
Lincoln,  et  combattu  avec  fermeté  pour  la  cause  abolitioniste.  Telle 
était  son  autorité  sur  l'esprit  public,  que  M.  Emerson  avait  pu  écrire 
des  populations  agricoles  de  l'ouest  «  qu'Horace  Greeley  pensait 
pour  elles  moyennant  trois  dollars  par  an.  »  Il  semblait  que  rien  ne 
manquât  à  sa  gloire,  s'il  s'était  contenté  de  rester  un  homme  privé; 
mais,  tout  en  déclamant  contre  l'ambition  et  l'avidité  des  autres, 
M.  Horace  Greeley  était  dévoré  d'un  secret  désir  :  il  voulait  jouer 
un  grand  rôle  politique.  Il  était  las  d'être  un  simple  journaliste;  il 
voulait  dans  ses  vieux  jours  aborder  une  scène  plus  vaste,  et  il 
était  prêt  à  mettre  son  journal,  son  influence,  son  talent  d'écrivain 
et  d'orateur,  ses  convictions  même,  s'il  le  fallait,  au  service  du 
premier  parti  qui  lui  offrirait  le  titre  de  président  des  États-Unis. 

Il  était  parvenu  à  ses  fins;  la  convention  de  Cincinnati,  circon- 
venue par  ses  nombreux  amis,  séduite  par  ses  offres  de  service, 
désireuse  de  neutraliser  l'influence  du  parti  protgctioniste,  toujours 
si  puissant  dans  les  états  du  nord,  ou  de  l'attirer  dans  les  rangs 
des  républicains  libéraux,  s'était  laissé  entraîner  à  le  choisir  pour 
chef.  Toutefois  il  y  avait  lieu  de  craindre  que  ce  succès  lui-même 
ne  devînt  l'écueil  où  devait  périr  la  vieille  réputation  de  M.  Greeley. 
En  le  désignant  pour  remplir  la  première  magistrature  du  pays,  on 
faisait  trop  bien  sentir  à  tout  le  monde  la  différence  qu'il  y  a, 
mêmeaux  États-Unis,  entre  un  écrivain  habile  et  un  homme  d'état 
sérieux.  C'était  remettre  dans  tout  leur  jour  les  imperfections  de 
l'esprit  et  du  caractère  de  M.  Greeley,  qui  pour  ses  lecteurs  n'étaient 
peut-être  qu'un  charme  de  plus,  mais  qui  devaient  paraître  intolé- 
rables chez  l'homme  appelé  à  diriger  l'administration  du  pays.  On 
devait  se  rappeler  que  M.  Greeley  n'avait  jamais  été  qu'un  homme 
de  talent,  sans  grande  consistance  et,  sauf  quelques  préjugés  pous- 
sés chez  lui  jusqu'au  fanatisme  le  plus  aveugle,  sans  principes  po- 
litiques bien  arrêtés. 

On  l'avait  vu  maintes  fois,  dans  le  cours  de  sa  longue  carrière, 
varier  non  pas  tant  au  gré  de  ses  intérêts  qu'au  gré  de  ses  fantai- 
sies, de  ses  passions  et  de  ses  haines.  Il  avait  l'habitude,  quand  il 
épousait  une  cause,  de  la  compromettre  par  ses  excès  de  zèle  et 
par  une  exagération  naturelle  à  son  esprit  mal  réglé.  Ainsi,  lors  de 
la  sécession  des  états  du  sud  et  du  commencement  de  la  guerre  ci- 
vile, il  avait  appartenu  à  cette  fraction  du  parti  républicain  et  abo- 
litioniste pour  qui  le  maintien  de  l'unité  nationale  n'était  qu'une 
chose  secondaire,  et  qui  aurait  volontiers  laissé  les  états  du  sud 
s'en  aller  en  paix,  »  pourvu  que  les  états  du  nord,  affranchis  de 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

îa  suprématie  des  esclavagistes,  pussent  s'organiser  s(^parément  à 
leur  guise;  le  mot  que  nous  venons  de  citer  était  de  lui,  et  lui 
avait  été  souvent  reproché  depuis  lors.  Puis,  pendant  la  guerre,  su- 
bordonnant comme  toujours  l'intérêt  national  à  des  passions  de 
parti,  on  l'avait  tu  parmi  les  plus  acharnés  à  dénoncer  les  crimes 
des  rebelles  à  la  vengeance  nationale.  Enfin,  après  l'assa^^sinat  du 
président  Lincoln,  quand  l'exaspération  publique  était  à  son  comble 
contre  les  chefs  vaincus  de  la  rébellion,  accusés  d'avoir  mis  eux- 
mêmes  le  poignard  aux  m.ains  du  meurtrier,  on  avait  vu  M,  Horace 
Greeley,  par  une  inspiration  généreuse,  mais  au  moins  inattendue 
de  sa  part,  prendre  le  contre-pied  de  l'opinion  régnante  et  donner 
sa  caution  pour  la  mise  en  liberté  de  l'ex- président  confédéré  Jef- 
ferson  D^vis.  Cette  versatilité  bien  connue,  ce.goût  de  la  singularité 
et  du  paradoxe,  étaient,  il  faut  l'avouer,  des  défauts  bi>  n  dangerenK 
chez  un  homme  qui  aspirait  à  être  le  chef  d'une  des  plus  grandes 
nations  du  monde.  On  pouvait  estimer_M.  Greeley  en  dé^ât  de  ses 
inconséquences,  de  ses  parti-pris  et  de  l'intempérance  habituelle 
de  son  langage;  toutefois  on  ne  pouvait  sans  hésitation  lui  confier 
le  mandat  redoutable  qu'il  sollicitait  de  ses  concitoyens.  D'ailleurs 
tout  son  passé  protestait  contre  le  programme  du  parti  libéral. 
Quelle  raison  pouvait-on  avoir  de  le  choisir?  É-'ait-ce  comme  parti- 
san du  libre  échange?  Il  en  était  l'adversaire  acharné.  Était-ce 
comme  gage  d'union  entre  les  libéraux  et  les  démocrates?  Ces  der- 
niers ne  pouvaient  l'accepLer  qu'à  grand'peine.  Était-ce  enfin  comme 
administrateur  intègre  et  rigoureux,  capable  de  faire  de  profondes 
réformes  dans  le  gouvernement  fédéral?  Sa  légèreté,  son  charla- 
tanisme, l'obstination   ou  l'aveuglement  avec  lequel  son  journal 
avait  soutenu  à  New-York  les  administrations  les  plus  véreuses,  ne 
permettaient  guère  de  concevoir  cette  espérance.  Sans  doute  la 
convention  de  Cincinnati  avait  pensé  que  ce  choix  était  politique; 
elle  avait  cru  qu'en  raison  même  du   caractère  excentrique  de 
M.  Greeley  et  de  son  indépendance  de  tous  les  partis  constitués,  il 
avait  plus  de  chance  que  personne  de  réunir  autour  de  lui  des  opi- 
nions divei'ses  et  de  servir  de  centre  au  nouveau  parti  libéral;  mais 
c'était  là  un  calcul  trop  raffiné  pour  être  juste,  surtout  chez  un 
pairti  nouveau,  qui  a  besoin  de  racheter  sa  faiblesse  numérique  et 
son  défaut  d'organisation  par  la  plus  grande  netteté  de  son  pro- 
gramme et  sa  plus  grande  franchise  dans  le  choix  des  personnes. 
M.  Greeley  pouvait  être  l'élu  d'un  groupe  d'hommes  s'intitulant 
convention  électorale;  il  ne  pouvait  pas  être  le  chef  du  nouveau 
parti  iiiiéral,  dont  il  ne  représentait  pas  les  principes.  C'est  ce  que 
disaienthâutement  plusieurs  libéraux,  qui  annonçaient  que  le  choix 
de  M.  Greeley  les  obligerait  à  voter  pour  le  général  Gi'ant. 
Après  un  pareil  choix,  la  plat»- forme  de  la  convention  de  Gi»»- 


UNE   ÉLECTION   PRÉSIDEÎNTIEELE.  527 

cinnati  ne  pouvait  être  rédigée  d'une  Tnanière  bien  significative.  Il 
ne  s'agissait  plus  que  de  ménageries  diverses  opinions  qu'on  s'ef- 
forçait de  rassembler  par  ce  lien  fragile.  On  proclama  en  termes 
généraux  l'égalité  devant  la  loi  de  tous  les  citoyens  sans  distinc- 
tion de  race  ou  de  couleur,  le  maintien  de  l'union  fédérale,  de  l'é- 
mancipation des  noirs,  des  îimendemens  constitutionnels  votés  les 
années  dernières,  —  la  suppression  de  toutes  les  incapacités  poli- 
tiques établies  après  la  rébellion  au  préjudice  des  hommes  qui 
avaient  fait  partie  des  gouvernemens  insurgés,  l'amnistie  générale 
immédiate  à  tous  les  anciens  rebelles,  le  maintien  jaloux  des  droits 
des  goiiverneinens  locaux,  le  rétablissement  de  Vhabeas  corpus  pour 
tous  sans  distinction  de  catégorie,  la  suprématie  des  autorités  ci- 
viles sur  les  ^autorités  militaires,  le  respect  delà  liberté  individuelle, 
la  restriction  du  pouvoir  fédéral  dans  la  limite  de  ses  attributions 
nécessaires.  —  D'autres  résolutions,  dirigées  spécialement  contre 
le  général  Grant,  dénonçaient  au  pays  l'adn.imstration  civile  fédé- 
rale, «  devenue  entre  les  mains  du  président  actuel  un  instrument 
de  tyrannie,  d'ambition,  de  démoralisation  et  de  gain  personnel.  » 
Pour  en  fniiravec  ces  abus,  la  convention  de  Cincinnati  proposait 
de  faire  adopter  une  modification  constitutionnelle  interdisant  à 
l'avenir  la  n  élection  du  président.  Quant  à  la  question  financière 
et  commerciale, -qui  avait  joué  un  si  grand  rôle  dans  la  formation 
du  parti  libéral,  on  se  bornait,  pour  ne  pas  efiaroucher  le  protectio- 
nisme  de  M.  Greeley,  à  quelques  déclarations  insignifiantes,  contre 
la  répudiation  de  la  dette,  en  faveur  de  la  reprise  des  paiemens  en 
espèces,  contre  les  concessions  de  terres  vierges  aux  compagnies 
de  chemins  de  fer,  qui  en  abusaient  pour  les  revendre  trop  cher 
aux  émigrans.  Une  dernière  résolution,  rédigée,  dit-on,  par  M.  Gree- 
iey  lui-même  avec  une  ambiguïté  calculée,  se  prononçait  en  faveur 
«  d'un  systèni'e  de  taxation  fédérale  qui  ne  touchât  pas  sans  néces- 
sité à  riridustrie  naiionale  et  qui  fournît  les  ressources  nécessaires 
pour  payer  les  dépenses  d'une  administration  économe,  les  pen- 
sions,les  intérêts  de  ladette  publique,  en  opérant  une  réduction  mo- 
dérée de  cotte  dette,  »  et,  reconnaissant  qu'il  y  avait  dans  le  sein  de 
la  convention  d'honnêtes,  mais  irréconciliables  diiTérunces  d'opinion 
sur  le  sujet  de  la  protection  ou  du  libre  échange,  «  réservait  la  déci- 
sion de  ces  matières  au  peuple  assem4)1é  dans  ses  comices  et  au 
coMgrèe  élu  par  le  peuple,  sans  nulle  intervention  ni  influence  du 
pouvoir  exécutif.  ■))  On  se  contenta  dccette  promesse  de  neutralité 
mutuelle,  aussi  peu'sérieuse  que  peusincère. 

En  revanche,  la  convention  de  Cincinnati  se  dédommagea  d^s 
inévitables  timidités  de  son  programme  en  frappant  à  tour  de  bras 
«ur  le  général  Grant.  Elle  rédigea  une  sorte  de  proclamation  offi- 
cielle qui  n'était  d'un  bout  à  l'autre  qù'u»e  déclaraatioû  furibonde 


528  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

contre  le  président  et  son  administration  personnelle.  «  L'adminis- 
tration actuelle ,  y  était-il  dit,  s'est  rendue  coupable  d'un  relâche- 
ment déplorable  et  d'un  mépris  grossier  des  lois  du  pays;  elle  a 
usurpé  des  pouvoirs  qui  ne  lui  sont  pas  accordés  par  la  constitu- 
tion... Le  président  des  États-Unis  s'est  ouvertement  servi  des 
pouvoirs  et  des  facilités  de  sa  charge  pour  la  poursuite  de  ses  in- 
térêts personnels.  11  a  conservé  notoirement  des  hommes  corrom- 
pus et  indignes  dans  des  postes  élevés...  11  a  usé  des  services  pu- 
blics comme  d'un  instrument  de  parti  et  d'influence  personnelle,  et 
il  s'est  mêlé  avec  une  tyrannique  arrogance  des  affaires  des  états  et 
des  municipalités.  11  a  récompensé  avec  des  places  lucratives  des 
hommes  qui  avaient  acheté  sa  faveur  par  des  présens,  encoura- 
geant ainsi  la  démoralisation  politique  par  son  éclatant  exemple.  Il 
s'est  montré  déplorablement  inférieur  à  sa  tâche,  et  criminellement 
insouciant  des  responsabilités  de  ses  hautes  fonctions...  Les  parti- 
sans de  l'administration  se  sont  dégradés  eux-mêmes  et  ont  désho- 
noré le  nom  de  leur  parti  en  se  faisant  bassement  les  sycophantes 
du  dispensateur  du  pouvoir  et  des  places;  ils  ont  cherché  à  étouf- 
fer la  voie  de  la  juste  critique  et  le  sens  moral  du  peuple.  » 

A  ces  dénonciations  brutales,  qui  donnaient  à  l'opposition  des  ré- 
publicains libéraux  un  caractère  tout  personnel,  vinrent  se  joindre, 
quelques  semaines  après,  celles  du  sénateur  Sumner,  qui  au  dé- 
but n'avait  pas  cru  devoir  prendre  part  au  mouvement  de  Cin- 
cinnati. 11  se  leva  en  plein  sénat,  au  moment  même  de  la  fin  de  la 
session,  pour  prononcer  un  discours  virulent  contre  le  général 
Grant,  l'accusant  de  népotisme,  de  césarisme,  d'incapacité  scanda- 
leuse, affirmant  qu'il  avait  soldé  ses  dettes  personnelles  à  l'aide  de 
son  patronage  administratif,  mis  ses  nominations  au  service  de  ses 
intérêts  et  de  ses  affections  de  famille,  et  que  même  il  s'était  enri- 
chi des  cadeaux  faits  par  ses  créatures.  D'ailleurs,  ajoutait  M.  Sum- 
ner avec  une  jalousie  trop  visible,  où  le  président  aurait-il  pu  se 
préparer  au  gouvernement  et  à  la  vie  publique?  Peu  de  militaires 
ont  su  faire  dans  l'histoire  figure  de  vrais  hommes  d'état,  et  le 
général  Grant  le  pouvait  moins  que  tout  autre,  «  lui  qui  était  entré 
à  quarante-six  ans  dans  la  vie  politique,  et  qui,  avant  la  guerre 
civile,  gagnait  quelques  centaines  de  dollars  par  an  à  tanner  des 
peaux  dans  la  ville  de  Galena?  »  Ces  violences  dépassaient  de  beau- 
coup le  but,  et  elles  étaient  d'autant  plus  choquantes  qu'elles  ve- 
naient d'un  des  hommes  politiques  les  plus  sérieux,  les  plus  res- 
pectés de  l'opinion  républicaine.  Les  sénateurs  du  parti  du  président, 
MM.  Conkling,  Logan,  Carpenter,  donnèrent  la  réplique  à  M.  Sumner, 
et  ils  n'eurent  pas  de  peine  à  se  venger  sur  M.  Greeley  des  injures 
faites  par  ses  amis  au  général  Grant.  Ainsi  débuta  dans  l'enceinte 
même  de  la  grave  assemblée  sénatoriale  la  grande  joute  oratoire 


UNE    ÉLECTION    PRÉSIDENTIELLE.  529 

à  laquelle  les  partisans  de  Grant  et  de  Greeley  allaient  se  livrer 
pendant  plusieurs  mois  sur  le  corps  de  leurs  candidats  respectifs, 
et  qui  devait  rester  célèbre  par  un  débordement  d'injures  encore 
sans  exemple,  même  dans  ce  pays  du  gros  langage  et  de  la  calomnie 
sans  conséquence. 

II. 

La  lutte  électorale  commençait  à  peine,  et  déjà  la  cause  de 
M.  Greeley  était  bien  compromise.  Les  démocrates  étaient  loin 
d'être  satisfaits  du  choix  de  la  convention  libérale,  et,  malgré  les 
flatteries  que  l'opposition  leur  avait  faites,  semblaient  disposés  soit 
à  désigner  à  leur  tour  un  candidat  de  leur  opinion,  soit  même,  à 
défaut  de  candidat  possible,  à  donner  leurs  voix  au  général  Grant. 
Le  comité  national  exécutif  démocratique  s'était  réuni  à  New-York 
le  8  mai,  au  lendemain  des  manifestations  de  Cincinnati ,  sous  la 
présidence  du  banquier  Auguste  Belmont,  et  il  avait  décidé  qu'une 
convention  démocratique  se  rassemblerait  le  9  juillet  à  Baltimore. 
Une  motion  d'ajournement  indéfini,  faite  par  un  pîirtisan  de  Gree- 
ley, avait  été  repoussée  sans  discussion  sérieuse.  Les  démocrates  en 
effet  ne  pouvaient  se  croire  engagés  par  la  convention  de  Cincin- 
nati, où  n'avaient  figuré  qu'un  très  petit  nombre  des  leurs,  et  ils 
craignaient  d'être  dupés  par  les  radicaux.  De  leur  côté,  les  free- 
traders  (libres  échangistes)  disaient  hautement  qu'on  les  avait  trom- 
pés, et  se  préparaient  à  choisir  eux-mêmes  un  autre  candidat  que 
M.  Greeley.  L'organisateur  de  la  convention  de  Cincinnati,  le  gé- 
néral Schurz,  quoique  visiblement  chagrin  de  la  voie  oii  l'on  était 
entré,  restait  fidèle  aux  résolutions  prises,  et  cherchait  à  rallier  les 
mécontens;  on  remarquait  avec  étonnement  que,  dans  aucun  de  ses 
discours  en  faveur  de  la  candidature  de  M.  Greelej ,  il  ne  s'était  dé- 
cidé à  faire  l'éloge  personnel  de  ce  candidat.  Il  le  recommandait 
platoniquement,  par  esprit  de  discipline,  et  évidemment  faute  de 
mieux. 

Les  républicains  restés  fidèles  au  général  Grant  jugèrent  que  le 
moment  était  venu  d'entrer  en  scène.  Ils  se  rassemblèrent  en  con- 
vention le  5  juin  à  Philadelphie.  Leur  choix  était  tout  fait,  leur 
programme  n'avftit  pas  varié,  et  il  ne  s'agissait  pour  eux  que  de  les 
proclamer.  Aussi  la  réunion  eut-elle  moins  le  caractère  d'une  déli- 
bération politique  que  d'une  cérémonie  officielle  et  d'une  fête  à 
grand  orchestre,  dont  tous  les  détails,  réglés  d'avance,  s'exécutè- 
rent avec  la  plus  rigoureuse  discipline.  La  convention  s'asseuibla 
dans  la  salle  de  l'Opéra,  décorée  pour  la  circonstance  de  drapeaux, 
de  fleurs  et  de  feuillages,  encadrant  les  portraits  de  Washington,  de 

TOME  ai.  —  1872.  34 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lincoln  et  du  général  Grant;  750  délégués  étaient  présens,  chaque 
état  ayant  envoyé  à  la  convention  deux  fois  autant  de  délégués  qu'il 
possédait  de  sénateurs  et  de  députés.  En  attendant  l'ouverture  de 
l'assemblée,  les  délégués  présens  à  Philadelphie  débattaient  dans 
des  caucus  ou  réunions  préparatoires  le  choix  d'un  candidat  à  la 
vice-présidence.  Des  meetings,  des  discours,  des  processions,  des 
parades,  occupaient  le  reste  de  leur  temps.  Enfin  l'ex-gouverneur 
William  Claiïin,  du  Massachusetts,  président  du  comité  exécutif 
national  républicain,  annonça  l'ouverture  des  débats.  Comme  d'u- 
sage, une  prière  fut  dite  par  un  clergyman,  membre  de  la  conven- 
tion, pour  appeler  sur  ses  travaux  la  bénédiction  du  ciel.  Un  prési- 
dent provisoire  fut  désigné  :  ce  fut  M.  Morton  Mac-Michaël,  ancien 
maire  de  Philadelphie.  Ensuite  il  fut  procédé  à  l'élection  des  quatre 
comités  réglementaires,  le  comité  d'organisation  pour  choisir  le 
bureau  de  l'assemblée,  le  comité  des  credentials  pour  se  livrer  à 
la  vérification  des  pouvoirs  des  délégués,  le  comité  des  résolutions, 
de  beaucoup  le  plus  important,  pour  rédiger  la  lAate-forme  et 
proposer  les  canditats,  enfin  le  comité  des  rides  of  orders  and 
business  pour  s'occuper  des  questions  d'ordre  et  d'oj-ganisation 
matérielle;  dans  chacun  de  ces  comités  doit  entrer  un  dél^^gué  de 
chaque  état.  Pendant  que  ces  quatre  commissions  étaient  à  l'œuvre, 
les  membres  de  la  convention  se  mirent  à  discourir  sur  le  thème 
obligé  de  l'éloge  du  parti  républicain  et  du  panégyrique  du  général 
Grant.  Parmi  les  orateurs  qui  profitaient  de  l'occasion  pour  se  pro- 
duire, quelques  délégués  nègres  des  états  du  sud  se  faisaient  re- 
marquer par  une  véritable  éloquence.  Il  n'y  eut  pas  une  seule  voix 
dissidente.  La  convention  n'était,  comme  le  dit  un  témoin  oculaire, 
«  qu'un  perpétuel  hurrah  pour  Grant.  » 

Cependant  le  comité  d'organisation  rentre  en  séance  et  propose 
de  nommer  président  de  l'assemblée  le  juge  Thomas  Setile,  un 
homme  du  sud  rallié  à  la  bonne  cause,  mais  qui  avait  servi  dans 
l'armée  confédérée  pendant  la  guerre.  Celui-ci,  en  prenant  posses- 
sion du  fauteuil,  remercie  l'assemblée  «  de  Tinsigne  distinction 
qu'on  lui  accorde  en  le  choisissant  pour  présider  les  délibérations 
du  plus  grand  parti  de  la  plus  grande  nation  du  monde,  »  et  déclare 
qu'il  accepte  cet  honneur  u  comme  une  main  fraternelle  tendue  par 
les  magnanimes  sœurs  du  nord  aux  sœurs  égarées,  punies,  régéné- 
rées, patriotiques,  du  sud.  »  Il  conclut  en  affirmant  que  le  sud  de- 
mande la  réélection  de  Grant,  et  que  Grant  y  est  nécessaire  pour  le 
maintien  de  l'ordre  et  de  la  loi.  Cette  harangue  redondante,  mar- 
quée au  coin  de  la  déclamation  et  de  la  vantardise  nationales,  est 
accueillie,  comme  toujours,  par  un  enthousiasme  indescriptible. 

Le  lendemain,  la  convention  se  réunit  de  nouveau.  Le  comité  des 


UNE    ÉLECTION   PRÉSIDENTIELLE.  531 

résolutions  n'a  pas  encore  terminé  sa  besogne,  et  on  attend  sa  ren- 
trée en  se  livrantà  divers  délassemens  républicains  et  patriotiques  : 
on  se  remet  à  discourir  comme  la  veille,  on  écoute  de  la  musique. 
Arrive  la  nouvelle  des  élections  de  l'Orégon,  qui  ont  tourné  en 
faveur  de  l'opinion  républicaine  :  c'est  du  terrain  gagné  sur  l'en- 
nemi. Cette  victoire  inespérée  est  saluée  par  des  acclamations.  Puis 
on  examine  les  pouvoirs  des  délégués  ;  sur  le  rapport  du  comité 
spécial,  on  tranche  le  différend  qui  s'élève  entre  les  deux  déléga- 
tions rivales  du  territoire  de  Dakotah  en  décidant  qu'elles  siégeront 
toutes  les  deux,  mais  qu'elles  n'auront  pas  droit  à  un  double  vote. 
Pour  rUtah,  où  la  môme  difficulté  se  présente,  on  repousse  la  dé- 
légation mormonne,  on  admet  au  contraire  celle  des  gentils',  après 
quoi  l'assemblée,  étant  constituée,  nomme  pour  les  quatre  an- 
nées qui  vont  suivre  le  comité  national-exécutif,  qui  en  est  la  re- 
présentation permanente,  et  qui  se  compose  d'un  membre  par  état. 
Divers  délégués  proposent  ensuite  des  résolutions  de  leur  cru,  qui 
sont  renvoyées  à  l'examen  de  la  commission.  Enfin  la  candidature 
du  général  Grant  est  proclamée  en  grande  pompe.  C'est  le  général 
Shelby  Collom,  de  l'IIlinois,  qui  a  l'honneur  de  porter  la  parole. 
(c  Au  nom  du  parti  républicain  de  l'IIlinois  et  des  États-Unis,  s'é- 
crie-t-il,  au  nom  de  la  liberté,  de  la  loyauté,  de  la  justice  et  de  la 
loi,  dans  les  intérêts  de  l'égalité,  du  bon  gouvernement,  de  la  paix 
et  des  droits  égaux  de  tous,  conservant  avec  une  profonde  gratitude 
le  souvenir  de  ses  hauts  faits  sur  le  champ  de  bataille  et  de  ses 
beaux  talens  d'homme  d'état  comme  magistrat  suprême  de  cette 
grande  nation,  je  nomme  président  des  États-Unis,  pour  un  second 
terme,  Ulysse  Grant  !  »  A  ces  paroles,  le  délire  ne  connaît  plus  de 
bornes.  Toute  l'assemblée  était  debout;  on  agitait  les  mouchoirs,  on 
jetait  les  chapeaux  en  l'air;  un  portrait  équestre  du  général  Grant 
apparut  sur  la  scène.  On  fit  alors  l'appel  des  voix;  le  nom  de  Grant 
obtint  l'unanimité  de  752  voix.  La  cérémonie  finit  par  des  chants; 
on  psalmodia  en  chœur  la  chanson  du  «  vieux  John  Brown  »  et  «  mar- 
ching  through  Georgia.  »  La  convention  tout  entière  entonnait  les  re- 
frains, tandis  qu'un  délégué  de  Montana  faisait  les  soli.  11  y  eut  un 
peu  moins  d'enthousiasme  pour  l'élection  du  vice-président.  Entre 
plusieurs  candidats  possibles,  les  plus  sérieux  étaient  le  sénateur 
Wilson  et  le  vice-président  sortant,  M.  Schuyler-Colfax.  M.  Wilson 
était  proposé  au  choix  de  la  convention  par  son  président;  M.  Colfax, 
présenté  par  un  délégué  de  l'Indiana,  était  vivement  soutenu  par 
les  hommes  de  l'ouest.  Après  deux  tours  de  scrutin,  M.  Wilson  fut 
élu  par  394  voix  et  demie  contre  325  et  demie  données  à  M.  Colfax. 
Aussitôt  les  partisans  de  ce  dernier  proposèrent,  en  son  nom,  de 
recommencer  le  vote,  afin  que  tout  le  monde  pût  s'y  associer,  et 
que  cette. seconde  élection  fût  unanime,  comme  la  première. 


532  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Quant  à  la  ■plate-forme  de  Philadelphie,  elle  ne  différait  guère  de 
celle  de  Cincinnati,  sinon  sur  la  question  du  libre  échange,  où  le 
programme  de  Cincinnati  stipulait  la  neutralité  du  gouvernement. 
La  convention  de  Philadelphie  s'adonnait  au  contraire  au  système 
protectioniste,  ce  qui  lui  assurait  l'appui  très  important  des  grands 
maîtres  de  forges  de  la  Pensylvanie.  Elle  commençait  par  rappeler  les 
services  considérables  rendus  depuis  onze  ans  par  le  parti  républi- 
cain, la  répression  de  la  rébellion,  l'émancipation  des  esclaves,  l'éga- 
lité établie  entre  tous  les  citoyens,  l'apaisement  des  désordres  civils, 
la  construction  du  chemin  de  fer  du  Pacifique,  l'établissement  d'une 
monnaie  nationale,  la  répudiation  de  la  dette  repoussée  avec  mé- 
pris, le  crédit  national  soutenu  sous  le  poids  des  charges  les  plus 
extraordinaires,  la  réduction  de  la  dette  dans  la  proportion  de 
100  millions  de  dollars  par  an  depuis  le  début  de  l'administration 
du  général  Grant,  la  réduction  des  taxes,  les  difficultés  extérieures 
conjurées  et  l'honneur  de  la  nation  respecté  dans  le  monde  en- 
tier. Après  avoir  ainsi  énuméré  les  mérites  de  l'administration  de 
Grant,  la  convention  déclarait  :  que  le  pays  lui  continuerait  sa  con- 
fiance, —  que  la  liberté  et  l'égalité  civile  et  politique  devaient  être 
maintenues  par  une  législation  ferme,  sans  distinction  de  race,  de 
couleur,  de  croyance  ni  de  condition,  —  que  les  amendemens  à  la 
constitution  devaient  être  maintenus,  —  que  tout  système  de  né- 
potisme et  de  récompense  de  partis  était  démoralisant  et  funeste, 
—  qu'il  ne  fallait  plus  de  concessions  de  terres  à  des  corporations 
et  monopolesy  —  qu'il  fallait  se  servir  des  excédans  de  revenus  à 
la  fois  pour  réduire  la  dette  et  pour  réduire  les  impôts  indirects, 
sauf  les  droits  sur  les  tabacs  et  les  liqueurs,  sauf  aussi  les  droits 
de  douane  qui  protégeaient  l'industrie  et  le  travail  national,  — 
qu'il  fallait  reprendre  les  paiemens  en  espèces,  —  que  le  président 
et  le  congrès  faisaient  leur  devoir  en  proscrivant  et  en  supprimant 
dans  les  états  du  sud  les  organisations  insurrectionnelles  et  les  so- 
ciétés secrètes,  —  que  d'ailleurs  le  congrès  ferait  bien  d'étendre  le 
bénéfice  des  lois  d'amnistie  dans  la  mesure  de  la  prudence,  — 
qu'enfin  il  fallait  respecter  aussi  soigneusement  la  constitution  et 
les  droits  du  gouvernement  fédéral  que  ceux  des  citoyens  et  des 
états.  Ajoutez  à  cela  plusieurs  résolutions  consacrées  d'avance  et 
pour  ainsi  dire  obligatoires  dans  tout  programme  électoral  républi- 
cain ou  démocratique,  une  résolution  en  faveur  des  nouveaux  ci- 
toyens naturalisés,  qu'il  fallait  protéger  contre  les  réclamations  de 
leurs  anciens  gouvernemens,  une  autre  en  faveur  du  travail,  et  re- 
commandant l'étude  de  ses  rapports  avec  le  capital,  une  autre  en 
faveur  des  anciens  soldats  de  l'Union,  pour  qu'il  leur  fût  donné  des 
récompenses  nationales,  puis  une  dernière  résolution,  celle-là  d'in- 
vention nouvelle,  en  faveur  du  droit  des  femmes  et  de  leur  admis- 


UNE   ELECTION   PRÉSIDENTIELLE.  533 

sion  aux  carrières  civiles.  On  le  voit,  les  dissentimens  de  principes 
n'étaient  pas  bien  profonds  entre  les  deux  partis  qui  se  disputaient 
la  présidence,  et  c'étaient  les  questions  de  personnes  qui  évidem- 
ment les  divisaient  le  plus. 

Ce  n'est  pas  ainsi  que  l'entendaient  les  hommes  convaincus  du 
parti  libre-échangiste  et  du  parti  démocratique;  aussi  leur  opposi- 
tion à  la  convention  de  Cincinnati  se  prononçait-elle  chaque  jour 
davantage.  Peu  après  les  événemens  de  Philadelphie,  les  free-tra- 
ders  eurent  un  grand  meeting  à  New-York  sous  la  présidence  de 
M.  Cullen  Bryant,  poète  et  économiste  distingué,  et  rédacteur  en 
chef  du  New- York- Post.  11  y  avait  environ  2,000  personnes  pré- 
sentes. Plusieurs  discours  très  vifs  furent  prononcés  contre  la  can- 
didature de  M.  Horace  Greeley  et  contre  l'absence  de  principes  et 
d'idées  sérieuses  qui  régnait  depuis  trop  longtemps  dans  les  grands 
partis  politiques.  Le  président  dit  que  les  lois  d'impôts  des  États- 
Unis  étaient  devenues  un  assemblage  d'abus  grossiers.  Le  profes- 
seur Perry,  attaquant  à  la  fois  Horace  Greeley  et  le  général  Grant, 
déclara  dans  un  langage  pittoresque  que  les  hommes  sensés  ne  vou- 
laient plus  avoir  pour  symbole  du  pouvoir  exécutif  «  ni  une  baïon- 
nette enveloppée  de  fumée  de  cigare  (on  sait  que  le  général  Grant 
est  un  fumeur  déterminé),  ni  un  président  occupé  à  arroser  les 
choux  du  jardin  exécutif  »  (par  allusion  aux  goûts  champêtres  et 
horticoles  de  M.  Horace  Greeley).  M.  David  Wells,  un  des  premiers 
financiers  des  États-Unis,  s'écria  «  qu'il  était  grand  temps  que  les 
candidats  à  la  présidence  eussent  d'autres  mérites  que  de  fendre 
du  bois  (comme  le  président  Lincoln),  de  porter  des  chapeaux  gris 
(comme  M.  Greeley),  de  savoir  raccommoder  des  vieilles  culottes 
(comme  le  président  Johnson,  ancien  garçon  tailleur),  ou  de  se  gri- 
ser de  temps  à  autre;  »  cette  dernière  méchanceté,  destinée  peut- 
être  au  général  Grant,  pouvait  aussi  bien  s'appliquer  à  d'autres. 
Des  résolutions  furent  votées,  déclarant  que,  les  questions  politiques 
nées  de  la  guerre  et  de  l'esclavage  étant  vidées  à  jamais,  «  le  be- 
soin se  faisait  sentir  d'une  politique  basée  sur  les  intérêts  matériels 
et  sur  les  réformes  pratiques,  financières  et  civiles,  »  que  dans  le 
relâchement  des  anciens  liens  de  partis  «  la  convention  de  Cincin- 
nati avait  été  considérée  avec  espoir  comme  devant  réaliser  ce  pro- 
gramme, qu'elle  avait  elle-même  proclamé;  »  mais  qu'ayant  man- 
qué à  ses  promesses  elle  avait  désappointé  tous  les  hommes  de 
sens.  Des  pouvoirs  furent  enfin  donnés  au  président  du  meeting  pour 
composer  un  comité  de  dix  membres  chargés  d'aviser  aux  moyens 
de  faire  prévaloir  le  véritable  programme  du  parti  libéral. 

Quelques  jours  plus  tard,  une  conférence  de  libres  échangistes 
fut  convoquée  à  New-York  pour  examiner  s'il  n'était  pas  possible 
d'unir  plus  étroitement  toutes  les  opinions  contraires  à  l'adminis- 


534  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tration  du  général  Grant  en  nommant  un  nouveau  candidat  sérieu- 
sement libéral.  Le  général  Schurz,  MM.  Gox,  Bryant  et  David  Wells 
avaient  signé  la  convocation.  Cette  conférence  se  réunit  le  21  juin 
à  Fifth -Avenue-Hôtel.  Les  invités  étaient  au  nombre  d'environ  200; 
il  y  avait  à  peu  près  une  centaine  de  personnes  réunies,  sous  la 
présidence  de  M.  Cox,  de  l'Ohio.  Le  petit  nombre  des  assistans  était 
largement  compensé  par  leur  importance  personnelle;  on  y  voyait, 
outre  MM.  Bryant  et  Schurz,  beaucoup  des  hommes  politiques  les 
plus  distingués  des  États-Unis,  comme  MM.  Trumbull,  le  général 
Dix,  David  Wells,  le  sénateur  Rice,  de  l'Arkansas,  et  bien  d'autres. 
C'était  à  peu  près  tout  l'état-major  du  parti  libéral  ;  même  dans  ce 
petit  cénacle,  on  ne  parvint  pas  à  s'entendre.  Après  avoir  longue- 
ment discouru,  beaucoup  et  tumultueusement  déclamé  pour  et 
contre  Greeley,  on  se  sépara  convaincu  qu'il  n'y  avait  plus  rien  à 
faire.  Les  partisans  de  Greeley  réussirent  à  faire  ajourner  toute  dé- 
cision, ce  qui  équivalait  à  l'abandon  de  l'entreprise.  En  sortant  de 
la  réunion,  vingt  personnes  déterminées  se  rassemblèrent  en  étroit 
conciliabule,  et  désignèrent  comme  candidats  libéraux  à  la  prési- 
dence et  à  la  vice-présidence  MM.  William  Groesbeck,  de  l'Ohio,  et 
Fred.  Olmsted,  de  New-York;  ils  rédigèrent  également,  séance  te- 
nante, une  plate- forme  libre-échangiste.  Les  deux  personnages  dé- 
signés refusèrent  au  plus  vite  cette  candidature  ridicule.  Cette  fois 
les  libres  échangistes  durent  s'avouer  vaincus,  et  ils  se  résignèrent 
soit  à  voter  pour  Greeley,  soit  à  s'abstenir  entre  deux  candidats 
également  contraires  à  leurs  doctrines. 

En  même  temps,  il  se  faisait  des  efforts  sérieux  pour  rassembler 
dans  les  centres  industriels  un  grand  parti  du  travail  [labour- pariy) 
en  dehors  des  cadres  des  partis  officiels  et  au-dessus  de  tous  les 
programmes  purement  politiques.  Quoique  la  question  sociale  soit 
beaucoup  plus  simple  aux  États-Unis  que  sur  le  continent  du  vieux 
monde,  grâce  à  l'abondante  liberté  politique  qui  y  règne  et  au  bon 
sens  que  cette  liberté  répand  toujours  dans  les  masses  populaires, 
les  ouvriers  des  manufactures  ont  formé  depuis  longtemps  en  Amé- 
rique de  vastes-  coalitions  ayant  pour  objet,  soit  de  soutenir  les 
grèves,  soit  dé  faire  prévaloir  et  décréter  par  la  loi  ce  qu'ils  appel- 
lent «  le  principe  »  des  huit  heures  de  travail  quotidien.  Tous  les 
partis,  intéressés  à  se  ménager  l'alliance  des  associations  ouvrières, 
flattent  plus  ou  moins  leurs  erreurs,  et  s'emploient,  dans  la  mesure 
du  possible,  à  réaliser  pratiquement  les  améliorations  qu'elles  ré- 
clament. Aussi  ne  jouent-elles  qu'un  rôle  as'^ez  effacé  dans  la  poli- 
tique générale  du  pays,  où  elles  servent  d'instrumens  électoraux 
aux  partis  qui  s'en  emparent.  C>tte  fois  les  républicains  avaient 
intérêt  à  les  mettre  en  mouvement  pour  provoquer  une  division  de 
plus  dans  le  camp  de  leurs  adversaires.  Ils  ressuscitèrent  pour  la  cir- 


UNE  ÉLECTION  PRESIDENTIELLE.  535 

constance  la  candirlature  déjcà  oubliée  du  juge  Davis,  de  la  cour 
suprême,  et  du  philanthrope  Théodore  Parker,  désignés  de  longue 
date  par  Ja  ligue  des  labour  -re  former  s  comme  leurs  candidats  à  la 
présidence  des  États-Unis.  Sur  le  refus  de  M.  Davis  et  de  M.  Par- 
ker, les  lahour-rc fonners  se  réunirent  de  nouveau  à  New-York,  le 
29  juin,  pour  en  désigner  d'autres.  De  grands  efforts  furent  faits 
auprès  d'eux  pour  les  décider  à  se  rallier  purement  et  simplement 
à  la  candidature  du  général  Grant.  Quoique  la  majorité  penchât 
dans  ce  sens,  on  ne  put  obtenir  d'elle  une  déclaration  positive. 

Ces  entreprises  locales,  ces  initiatives  individuelles  n'avaient  pas 
grande  chance  de  succès  dans  un  pays  où  les  choses  de  la  politique 
se  décident  par  grandes  masses,  et  où  les  partis,  une  fois  consti- 
tués, maintiennent  dans  leur  sein  une  stricte  discipline;  mais  elles 
prouvaient  le  désordre,  l'agitation  d'esprit  anormale  où  la  nomina- 
tion de  M.  Greeley  par  l'opposition  et  l'alliance  sui"prenante  du  radi- 
calisme avec  la  démocratie  avait  jeté  le  monde  politique  américain, 
La  candidature  de  M.  Greeley,  si  inattendue  à  l'origine  et  d'un  suc- 
cès si  invraisemblable,  n'en  faisait  pas  moins  des  progrès  lents  et 
sûrs.  La  discipline  politique  l'emportait  petit  à  petit  sur  les  diverses 
tentatives  de  sécession  faites  dans  le  nouveau  parti  libéral  par  les 
hommes  sérieux  que  blessait  le  choix  de  M.  Greeley.  Les  dissidens, 
après  de  vains  essais  de  révolte,  rentraient  un  à  un  dans  le  sein  du 
parti,  non  convertis  assurément,  mais  résignés  à  obéir.  Le  mouve- 
ment séparé  des  libres  échangistes  avait  complètement  réussi;  xelui 
des  labour -rcformcrs  n'avait  pas  pu  aboutir.  Quant  aux  démo- 
crates, d'abord  pleins  de  répugnance  pour  l'alliance  qui  leur  était 
offerte,  ils  commençaient  à  se  laisser  séduire  par  l'espoir  d'en  tirer 
parti.  Sans  doute  ils  se  méfiaient  de  M.  Greeley,  et  n'avaient  au- 
cune raison  de  le  regarder  comme  un  ami  solide  ;  pourtant  la  re- 
connaissance des  droits  des  états,  l'assurance  qu'aucun  empiéte- 
ment nouveau  ne  serait  fait  par  le  gouvernement  fédéral,  et  surtout 
la  promesse  d'une  amnistie  générale  levant  les  dernières  incapa- 
cités politiques  maintenues  depuis  la  guerre  contre  quelques-uns 
des  chefs  confédérés,  étaient  de  grands  et  sérieux  avantages  qu'il 
ne  fallait  pas  dédaigner.  Ils  craignaient  d'être  dupes  et  de  se  voir 
reniés  le  lendemain  de  l'élection  par  le  président  qu'ils  auraient 
concouru  à  élire;  cependant  le  meilleur  moyen  d'éviter  cette  mésa- 
venture n'était-il  pas  encore  de  s'attacher  à  lui  en  grand  nombre, 
de  l'attirer  dans  leur  camp,  de  se  l'approprier  par  une  adoption 
franche,  d'exiger  de  lui  des  gages  certains,  et  de  se  servir  de  son 
nom  pour  rentrer  au  pouvoir  derrière  lui?  M.  Greeley  d'ailleurs 
n'épargnait  rien  pour  se  faire  bien  venir  de  ceux  qui  avaient  été 
pendant  longtemps  ses  pires  ennemis.  Son  journal  la  Tribune ,  dont 
il  avait  ostensiblement  abandonné  la  direction  en  acceptant  la  eau- 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

didature,  mais  qui  continuait  à  se  rédiger  sous  son  influence,  était 
devenu  le  plus  zélé  du  monde  pour  les  démocrates  des  états  du 
sud.  Il  allait  jusqu'à  dire  que  la  guerre  civile  n'avait  été  qu'un  mal- 
entendu déplorable,  et  qu:  jamais  les  hommes  du  sud  n'avaient  eu 
sérieusement  l'intention  de  se  séparer  de  la  patrie.  Poussant  jus- 
qu'au bout  son  zèh  de  néophyte  et  de  défenseur  intéressé  de  ces 
rebelles  qu'il  avait  jadis  sj  violemment  combattus,  il  essayait  de 
justifier  les  sociétés  secrètes  des  états  du  sud,  et  de  démontrer  que 
le  fameux  Ku-Klux-Khlan,  dont  les  féroces  attentats  contre  les 
nègres  affranchis  et  contre  les  républicains  des  états  du  sud  jetaient 
encore  la  terreur  et  la  désolation  dans  ces  provinces,  n'existait  plus 
qu'à  l'état  de  légende:  ou  que  du  moins  il  s'était  transformé  en  une 
association  politique  conservatrice  d'un  caractère  tout  pacifique. 
Quant  aux  droits  des  états,  il  les  exaltait  avec  une  ardeur  d'autant 
plus  louable  qu'elle  était  chez  lui  assez  nouvelle,  et  qu'il  avait  tou- 
jours passé  pour  un  de  ces  esprits  absolus  qui  veulent  faire  préva- 
loir leurs  idées  à  tout  prix,  en  dépit  des  formes  légales  et  protec- 
trices des  droits  établis.  Cette  brusque  palinodie  ne  paraissait  pas 
bien  sérieuse,  et  jetait  un  jour  peu  favorable  sur  le  caractère  de 
l'homme  que  l'ambition  politique  entraînait  si  légèrement  à  de  pa- 
reilles faiblesses;  mais  évidemment  cet  homme  était  de  ceux  qu'on 
pouvait  circonvenir  et  dominer  par  l'appât  du  pouvoir.  Il  avait  plus 
de  vanité  que  de  convictions,  plus  de  savoir-faire  que  de  valear 
sérieuse.  Ne  pouvait-on  pas  s'emparer  de  lui,  se  distribuer  d'avance 
les  ministères,  provoquer,  grâce  à  son  élection,  un  mouvement 
d'opinion  pour  le  prochain  renouvellement  du  congrès,  rentrer  dans 
la  place  avec  lui  et  y  régner  sous  son  nom?  C'est  cette  espérance 
que  M.  Greeley  et  ses  amis  encouragèrent  de  toutes  leurs  forces, 
sans  grand  souci  de  leur  dignité;  ils  réussirent  si  bien  que  lors 
de  la  réunion  de  la  convention  démocratique,  convoquée  quelques 
mois  plus  tôt  malgré  leurs  efforts,  la  grande  majorité  de  cette  as- 
semblée se  trouvait  acquise  d'avance  à  la  candidature  du  sage  de 
Chappaqna. 

La  lutte  décisive  eut  lieu,  non  dans  la  convention  elle-même, 
qui  chez  tous  les  partis  bien  organisés  n'est  qu'une  délégation 
chargée  de  dénombrer  les  suffrages  et  de  proclamer  en  grande 
pompe  les  résolutions  prises,  mais  dans  les  conventions  prépara- 
toires tenues  dans  chaque  état,  où  se  discutait  réellement  le  choix 
des  délégués,  nommés  en  bloc  au  scrutin  de  liste  et  chargés  de 
porter  dans  un  sens  ou  dans  un  autre  tout  le  poids  des  votes  de 
leur  état.  Les  conventions  électorales  se  composent  en  effet  de 
la  même  manière  que  le  collège  électoral  qui  nomme  au  second 
degré  le  président  des  États-Unis.  Une  majorité,  même  insigni- 
fiante, dans  le  sein  de  chaque  état  donne  l'appoint  de  tous  ses 


UNE    ÉLECTION    PRÉSIDENTIELLE.  537 

suffrages  an  parti  qui  triomphe.  Partout  les  greeleyites  et  les  anti- 
Greeley  se  livrèrent  des  combats  acharnés  ;  presque  partout  une 
majorité  faible,  mais  suffisante,  so  prononça  en  faveur  de  Gree- 
ley.  Les  deux  conventions  démocratique  et  libiVale  de  l'IUinois 
avaient  même  donné  l'exemple  de  la  coalition  en  contractant  une 
union  solennelle  et  théâtrale;  les  libéraux  s'étaient  rendus  en  cor- 
tège dans  le  sein  de  la  convention  démocratique.  L'exemple  avait 
été  suivi  dans  le  Massachusetts,  l'Ohio,  la  Virginie,  la  Géorgie  et  le 
New-Jersey.  Il  devenait  donc  impossible  de  faire  échouer  Greeley 
à  moins  de  voter  pour  Grant.  Son  succès  n'était  plus  douteux  dans 
la  convention,  puisqu'elle  n'avait  plus  qu'à  enregistrer  les  déci- 
sions de  ses  commettans. 

L'assemblée  se  réunit  le  9  juillet  à  Baltimore.  De  tous  les  états 
qui  y  étaient  représentés,  le  petit  état  de  Delaware,  obéissant  à 
d'anciennes  et  profondes  convictions  démocratiques,  était  le  seul 
qui  eût  donné  mission  formelle  à  ses  délégués  de  refuser  leurs  voix 
à  M.  Greeley  et  de  réclamer  jusqu'au  bout  la  formation  d'un  nou- 
veau ticket  électoral  dans  le  sens  des  siraight-oiit  democrats  ou 
démocrates  purs.  La  délégation  de  l'Indiana  n'avait  pas  reçu  d'in- 
structions bien  précises,  car  elle  paraissait  disposée  à  proposer 
comme  démocrate  pur,  ou  sti-aight-out,  le  sénateur  Hendricks,  de 
l'Lîdiana;  mais  celui-ci  ayant  accepté  une  autre  candidature,  celle 
de  gouverneur  de  son  état,  la  délégation  dut  renoncer  à  son  projet, 
et  elle  se  replia  sur  Greeley,  qui  fut  élu  do  la  sorte  à  la  presque 
unanimité.  Du  reste,  la  convention  de  Baltimore  sembla  prendre 
à  tâche  de  s'effacer  derrière  celle  de  Cincinnati  en  acceptant  son 
œuvre  tout  entière.  Elle  ne  siégea  que  juste  le  temps  nécessaire 
pour  dire  amen  à  toutes  les  décisions  des  républicains  libéraux; 
elle  adopta  textuellement  le  programme  et  les  résolutions  de  Cin- 
cinnati sans  y  changer  un  seul  mot.  Cette  opération  fut  exécutée 
avec  beaucoup  d'ensemble,  sinon  sans  quelques  discussions  vives. 
A  Cincinnati,  il  avait  ûillu  six  tours  de  scrutin  pour  accoucher  de 
la  nomination  Greeley.  A  Baltimore,  un  seul  tour  suffit  :  686  voix 
contre  38  érigèrent  le  rédacteur  en  chef  de  la  Tribune  à  la  dignité 
pour  lui  bien  peu  enviable  de  chef  du  parti  démocrate. 

Il  n'y  avait  plus  à  s'en  dédire.  La  candidature  de  M.  Greeley  dé- 
fiait maintenant  tous  les  efforts  de  ses  adversaires  et  toutes  les  ré- 
pugnances secrètes  de  ses  partisans  involontaires.  Sans  doute  la 
position  du  candidat  était  bizarre  :  nom.mé  par  deux  grands  par- 
tis, il  n'en  représentait  sérieusement  aucun.  S.^s  antécédens  et  ses 
principes,  si  du  moins  il  en  avait  encore,  n'étaient  d'accord  ni 
avec  le  programme  véritable  des  libéraux,  ni  avec  les  secrètes  opi- 
nions des  démocrates.  Cette  coalition  n'était  qu'une  machine  de 
guerre  pour  battre  en  brèche  le  général  Grant.  «  N'importe  qui  pour 


588  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

battre  Grant,  »  c'était  le  cri  du  jour  dans  l'opposition  tout  entière, 
et  il  faut  ajouter  le  seul  cri  de  guerre  auquel  pouvaient  se  rallier 
ses  membres  épars.  Les  états  du  sud  se  distinguaient  surtout  par 
leur  zèle.  Il  y  avait  bien  çà  et  là  quelques  vieux  confédérés  intrai- 
tables, comme  le  sénateur  Toombs,  de  la  Géorgie,  qui  injuriaient 
leur  ancien  ennemi  sans  se  préoccuper  des  conséquences;  mais  la 
plupart  des  ci- devant  rebelles  embouchaient  la  trompette  en  son 
honneur.  Le  gouverneur  Yance,  de  la  Caroline  du  nord,  fit  lui- 
même  un  discours  ardent  en  faveur  de  Greeley,  qu'il  félicita,  peut- 
être  avec  une  certaine  ironie,  d'être  enfin  devenu  un  bon  démocrate. 
Dans  la  convention  de  Virginie,  le  gouverneur  Smith  avait  déclaré 
«  qu'il  voterait  pour  juif  ou  gentil,  chien  ou  démon,  à  la  condi- 
tion de  battre  Grant.  »  Un  autre  orateur  avait  avoué  franchement 
«  qu'il  prenait  Greeley  comme  on  prend  de  la  quinine  dans  un  pays 
et  dans  un  temps  de  fièvre.  )>  Les  sentimens  des  démocrates  étaient 
visibles  :  ils  exécraient  leur  candidat;  m.ais,  avec  ce  bon  sens  poli- 
tique qui  n'abandonne  jamais  en  ce  pays  les  opinions  les  plus  pas- 
sionnées, ils  sentaient  qu'il  n'y  en  avait  pas  d'autre  possible,  et  ils 
essayaient  d'en  tirer  parti.  Ils  faisaient  de  nécessité  vertu,  et,  une 
fois  leur  résolution  prise,  ils  ne  songeaient  plus  qu'à  réussir.  On  ne 
trouva  pas,  dans  toute  la  convention  de  Baltimore,  vingt  signatures 
à  mettre  en  bas  d'une  protestation  contre  l'élection  de  Greeley. 

Les  chances  du  vieux  «  philosophe  »  avaient  donc  beaucoup  aug- 
menté; mais  comme  toujours,  en  évitant  un  premier  péril,  il  allait 
se  trouver  en  présence  d'un  autre.  Il  avait  triomphé  de  la  répu- 
gnance des  démocrates;  maintenant  les  républicains  libéraux  com- 
mençaient à  déserter  son  camp.  C'était  l'inévitable  danger  de  cette 
candidature  incertaine  et  amphibie.  M.  Greeley  était  condamné  à 
faire  comme  ces  équilibristes  qui  se  tiennent  debout  sur  deux  che- 
vaux lancés  au  galop,  un  pied  sur  chacun,  mais  qui  peuvent  tom- 
ber dans  le  vide,  si  l'un  des  deux  fait  un  écart.  Gagnerait-il  plus 
d'adhésions  du  côté  des  démocrates  qu'il  n'en  perdrait  du  côté  des 
libéraux?  et,  s'il  retenait  les  libéraux  sous  son  joug,  ferait-il  plus 
de  recrues  du  côté  des  républicains  qu'il  ne  lui  manquerait  de  par- 
tisans du  côté  des  démocrates?  Toute  la  question  électorale  était 
dans  la  proportion  de  ces  gains  et  de  ces  pertes.  On  ne  pouvait  sa- 
voir à  quoi  s'en  tenir  avant  les  élections  locales,  qui  devaient  avoir 
lieu  dans  plusieurs  états  avant  le  vote  du  mois  de  novembre,  et 
donner  la  mesure  de  la  force  des  différens  partis.  De  toutes  ces 
épreuves  préparatoires,  celles  qu'on  attendait  av^c  le  plus  d'im- 
patience étaient  celles  de  la  Caroline  du  nord,  de  la  Pensylvanie  et 
du  Maine,  états  où  les  forces  des  deux  partis  se  balançaient  d'ha- 
bitude, et  dont  le  vote  devait  fournir  un  indice  certain  des  opinions 
dominantes  dans  les  trois  régions  du  sud,  de  l'est  et  du  centre. 


UNE  ÉLECTION  PRESIDENTIELLE.  539 

Quant  à  l'ouest,  il  semblait  à  peu  près  acquis  au  général  Grant; 
c'est  du  moins  ce  qui  résultait  du  vote  récent  de  l'Orégon,  où  les 
républicains,  battus  antérieurement,  venaient  de  reprendre  l'avan- 
tage. Cette  extrême  importance  des  élections  d'état  tient  surtout 
au  mode  de  nomination  des  électeurs  présidentiels,  élus,  comme 
on  sait,  par  scrutin  de  liste,  dans  le  sein  de  chaque  état,  en  nombre 
égal  à  celui  des  sénateurs  et  des  représentans.  Une  très  légère  ma- 
jorité suffit  pour  entraîner  dans  un  sens  ou  dans  l'autre  tous  les 
votes  de  l'état.  Il  en  résulte  que  la  majorité  numérique  du  vote  po- 
pulaire peut  être  en  désaccord  avec  la  majorité  du  collège  chargé 
de  l'élection  présidentielle.  Or  cet  arrangement  était  tout  favorable 
à  Grant,  qui  paraissait  devoir  l'emporter  dans  beaucoup  d'états  à 
une  faible  majorité,  et  défavorable  à  Greeley,  qui  se  croyait  à  peu 
près  sûr  d'une  quasi-unanimité,  mais  dans  un  petit  nombre  d'états 
seulement.  Il  fallait  vaincre  d'abord  sur  le  terrain  des  élections 
locales,  afin  de  vaincre  plus  tard  dans  l'élection  générale. 

La  guerre  commença  donc  de  part  et  d'autre  avec  un  véritable 
acharnement.  D'abord  les  deux  candidats  restèrent  en  dehors  de  la 
mêlée.  En  temps  d'élection,  les  candidats  doivent  abdiquer  toute 
espèce  de  libre  arbitre;  ils  deviennent  la  chose  des  partis  qui  les  ont 
nommés,  et  qui  les  font  parler  ou  se  taire  à  leur  guise.  La  plupart 
du  temps,  ils  se  tiennent  à  l'écart  et  observent  un  prudent  silence  : 
leurs  partisans  se  compromettent  pour  eux  et  leur  interdisent  d'ou- 
vrir la  bouche;  on  ne  leur  permet  même  pas  d'écrire.  Quand  on  re- 
doute de  leur  part  quelque  imprudence,  on  leur  fait  subir  une  sorte 
de  quarantaine  électorale;  on  les  met  sous  clé,  ou  plutôt  sous  la 
garde  d'amis  réservés  et  inflexibles,  chargés  d'éloigner  d'eux  l'encre 
et  le  papier,  de  ne  pas  laisser  échapper  de  leurs  lèvres  une  parole 
qui  n'ait  été  mûrement  méditée,  de  ne  pas  leur  permettre  d'entrer 
dans  un  bureau  télégraphique,  dans  un  café  ou  dans  une  salle  d'au- 
berge. Cette  abstention  forcée  ne  devait  pas  coûter  grand'chose  au 
général  Grant,  dont  la  taciturnité  naturelle  est  devenue  proverbiale, 
et  touche  presque  à  l'indifférence;  elle  était  plus  difficile  à  imposer 
à  M.  Greeley,  le  plus  bavard  et  le  plus  indiscret  des  hommes,  et 
sur  lequel  les  républicains  comptaient  pour  commettre  à  leur  profit 
quelques-unes  de  ses  intempérances  de  langage  habituelles.  En 
revanche,  leurs  partisans  se  mirent  en  campagne  d'un  bout  du 
pays  à  l'autre,  et  depuis  les  grandes  halls  des  populeuses  cités  du 
nord  jusqu'aux  forêts  de  l'ouest  et  du  sud  le  territoire  entier  reten- 
tit des  noms  de  Grant  et  de  Greeley,  sans  cesse  mis  en  parallèle 
et  répétés  sur  les  tons  les  plus  variés,  depuis  celui  de  l'insulte  la 
plus  grossière  jusqu'à  celui  du  panégyrique  le  plus  extravagant. 

Dans  tout  ce  débordement  d'éloquence  populaire,  trois  discours 
principaux  méritent  d'être  remarqués,  ceux  de  MM.  Schurz  et  Trum- 


5Ù0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bull  contre  le  général  Grant  et  celui  de  M.  Gonkling  contre  Greeley. 
Le  général  Schurz,  fidèle  à  l'attitude  qu'il  avait  prise,  ne  fit  de 
M.  Greeley  qu'un  éloge  fort  indirect;  il  avoua  avec  candeur  que  la 
convention  de  Cincinnati  l'avait  profondément  désappointé,  et  avec 
lui  tous  ceux  qui  souhaitaient  «  que  ses  résolutions,  comme  ses 
candidats,  fussent  de  nature  à  fournir  une  administration  aussi  voi- 
sine de  l'idéal  du  bon  gouvernement  que  la  sagesse  humaine  le 
comporte.  »  Greeley,  suivant  lui,  n'était  que  le  pis-aller  le  meilleur 
pour  aider  à  renverser  Grant.  Le  sénateur  Trumbull,  à  Indianapolis, 
développa  longuement  le  thème  accoutumé  des  accusations  des  li- 
béraux contre  le  président,  ses  mauvaises  nominations,  son  despo- 
tisme en  Géorgie  et  en  Louisiane,  les  fraudes,  les  vols  de  ses  favoris, 
sa  dureté  à  l'égard  des  gens  du  sud  vaincus  et  humiliés,  et  il  con- 
clut en  s' écriant  :  «  Nous  voulons  rayer  le  mot  de  rebelles  de  notre 
vocabulaire!  »  Quant  à  M.  Gonkling,  il  n'eut  pas  de  peine  à  faire 
un  sanglant  portrait  de  M.  Gresley,  de  son  charlatanisme,  de  son 
inconstance,  de  son  ignorance,  de  sa  vanité,  de  sa  présomption.  A 
les  entendre  les  uns  et  les  autres,  il  aurait  fallu  plaindre  profondé- 
ment le  pays,  qui  allait  se  voir  réduit  à  choisir  entre  deux  pareils 
hommes  pour  leur  confier  la  première  magistrature  de  l'état. 

Pendant  que  les  uns  péroraient,  les  autres  écrivaient,  et  l'on  eut 
à  côté  de  la  campagne  des  discours  une  autre  campagne  moins  re- 
tentissante, quoique  tout  aussi  sérieuse,  qu'on  pourrait  appeler  la 
campagne  des  lettres.  Ce  fut  M.  Sumner  qui  ouvrit  ce  tournoi  épi- 
stolaire  par  une  longue  homélie  aux  hommes  de  couleur,  dont  la 
défection  de  Greeley  à  Grant  commençait  à  devenir  inquiétante 
pour  ceux  des  anciens  abolitionistes  qui  avaient  cru  pouvoir  les  en- 
traîner dans  la  coalition  démocratique  et  les  jeter  dans  les  bras  de 
leurs  anciens  maîtres  à  la  suite  de  leur  vieil  ami.  Les  noirs  en  effet, 
qui  longtemps  s'étaient  fait  de  Greeley  une  espèce  d'idole,  en 
étaient  complètement  désabusés  depuis  qu'ils  lui  voyaient  prôner 
leurs  ennemis,  proclamer  les  stales-righls  au  risque  de  les  livrer 
sans  défense  aux  hommes  du  sud,  et  justifier  de  son  mieux  les  atro- 
cités commises  contre  eux  tous  les  jours  par  leurs  persécuteur,  de 
Ku-Klux-Khlan.  Ils  voyaient  d'ailleurs  avec  inquiétude  les  doc- 
trines de  M.  Greeley  sur  les  droits  égaux  des  deux  races  se  modifier 
graduellement  avec  les  circonstances,  et  s'accommoder  complai- 
samment  aux  besoins  de  sa  candidature.  La  Tribune,  autrefois  si 
ardente  à  les  défendre,  n'en  était-elle  pas  venue  à  recommander  k 
leur  égard  ce  qu'elle  appelait  «  la  politique  de  séparation,  »  c'est- 
à-dire  l'égalité  virtuelle  des  deux  races  placées  sous  deux  législa- 
tions différentes,  et  exerçant  isolément  les  mêmes  droits  comme 
deux  nations  différentes?  Ainsi,  suivant  la  Tribune,  il  aurait  fallu 
pour  les  hommes  de  couleur  des  écoles,  des  chemins  de  fer,  des 


UNE    ÉLECTION   PRESIDENTIELLE.  5Û1 

auberges  et  probablement  des  magistrats  spéciaux ,  sinon  même 
un  gouvernement  spécial  élu  par  eux  seuls.  Cette  absurde  théorie, 
qui  n'était  que  l'organisation  de  la  guerre  sociale  ou  l'oppression 
des  esclaves  affranchis  par  leurs  anciens  maîtres,  pouvait  flatter  les 
passions  des  hommes  du  sud,  mais  devait  inspirer  une  invincible 
défiance  aux  «  chers  amis  »  de  M.  Greeley  et  de  M.  le  sénateur 
Sumner.  Les  noirs,  il  faut  le  dire,  montraient  partout  un  instinct 
sûr  de  leur  véritable  intérêt;  ils  résistaient  pour  la  plupart  aux 
vieilles  influences  qui  cherchaient  à  les  exploiter.  Leurs  cluhs  et 
leurs  imion-leagucs,  organisées  dans  tout  le  sud  avec  une  stricte 
discipline,  se  donnaient  le  mot  d'ordre  de  voter  pour  le  général 
Grant;  il  devenait  évident  que  M.  Greeley  ne  réussirait  pas  à  for- 
mer cette  étrange  coalition  des  anciens  esclaves  avec  leurs  anciens 
maîtres,  qui  était  le  seul  avantage  de  sa  candidature,  et  sur  la- 
quelle les  conventions  de  Cincinnati  et  de  Baltimore  avaient  si  har- 
diment spéculé. 

C'est  pour  arrêter  cette  défection  inquiétante  et  pour  rallier  les 
bataillons  serrés  des  nègres  du  sud  que  M.  Sumner  descendit  dans 
l'arène.  Il  publia  un  très  éloquent  manifeste  en  faveur  de  M.  Gree- 
ley; mais,  comme  dans  ses  discours  au  sénat,  l'exagération  de  ses 
attaques  contre  le  général  Grant  affaiblissait  l'autorité  de  sa  parole. 
Il  faisait  une  comparaison  flamboyante  entre  l'intègre  Greeley,  né 
pauvre,  fils  de  ses  œuvres,  vrai  magistrat  d'une  démocratie,  et  l'an- 
cien officier  de  l'armée  fédérale,  l'aristocrate  Ulysse  Grant,  élevé  à 
West-Point  aux  frais  de  l'état.  11  faisait  l'énumération  solennelle  des 
crimes  commis  par  le  président  contre  les  noirs,  et  après  l'avoir 
convaincu  de  tiédeur  pour  la  race  africaine,  il  repoussait  au  nom  de 
la  convention  de  Cincinnati  l'accusation  d'avoir  fait  le  jeu  des  dé- 
mocrates. «  Comment,  s'écriait-il,  seraient-ce  des  démocrates,  les 
hommes  qui  se  sont  rassemblés  au  chant  d'Old  John  Broivii^  his 
soul  is  marchiiig  on?  »  Ce  n'étaient  pas,  ajoutait-il,  les  libéraux 
de  Cincinnati,  c'était  l'ancien  parti  républicain  qui  était  corrompu 
et  dégénéré.  Quant  à  lui,  il  ne  voulait  plus  a  s'attacher  à  la  forme 
quand  l'esprit  n'y  était  plus,  »  et  il  restait  fidèle  aux  paroles  qu'il 
avait  prononcées  longtemps  auparavant,  aux  époques  les  plus  trou- 
blées de  la  guerre  civile  :  «  ne  faisons  rien  par  haine,  rien  par  ven- 
geance! )) 

C'étaient  là  de  généreuses  paroles  mêlées  à  de  violentes  dia- 
ti'ibes;  mais  toutes  ces  raisons  sentimentales  ne  prouvaient  pas 
qu'en  abandonnant  le  général  Grant,  pour  se  jeter  aveuglément 
dans  l'aventure  où  l'on  voulait  les  entraîner,  les  affranchis  ne  se 
missent  pas  eux-mêmes  la  corde  au  cou.  C'est  ce  que  deux  aboli- 
tionistes  convaincus  et  non  moins  populaires  que  M.  Sumner, 
MM.  Gerrit  Smith  et  Lloyd  Garrison,  répondirent  avec  beaucoup  de 


542  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bon  sens  à  leurs  anciens  compagnons  d'armes.  M.  Garrison,  qui 
avait  dévoué  toute  sa  vie  à  la  destruction  de  l'esclavage,  avait  au 
moins  autant  de  droits  à  la  confiance  des  affranchis  que  l'écrivain 
bavard  et  intempérant  de  la  Tribune^  pour  qui  la  cause  de  l'aboli- 
tion de  l'esclavage  n'avait  guère  été  qu'une  thèse  littéraire  et  un 
moyen  de  popularité.  Il  le  lui  dit  avec  une  rude  franchise,  et  dé- 
clara que  l'alliance  des  libéraux  républicains  avec  les  démocrates 
n'était  qu'une  u  monstrueuse  imposture.  »  Il  alla  jusqu'à  traiter  Gree- 
ley  d'homme  politique  imbécile,  sans  principes  et  sans  conscience. 
M.  Blaine,  speaker  de  la  chambre  des  représentans,  écrivit  égale- 
ment à  la  lettre  de  M.  Sumner  une  réponse  qui  eut  un  grand  reten- 
tissement. Il  lui  rappela  l'attaque  brutale  dont  il  avait  été  victime 
dans  le  congrès  de  la  part  d'un  homme  du  sud  ;  il  lui  représenta 
avec  beaucoup  de  sagesse  que  l'élection  de  Greeley  aurait  pour  ré- 
sultat de  donner  la  majorité  du  congrès  aux  démocrates,  ce  qui 
obligerait  le  nouveau  président  à  les  faire  entrer  dans  son  minis- 
tère et  à  S3  laisser  diriger  par  eux,  quelles  que  fussent  d'ailleurs 
ses  bonnes  intentions  personnelles.  Il  lui  reprocha  surtout  de  se 
déclarer,  avec  M.  Greeley,  contre  l'indispensable  intervention  du 
gouvernement  fédéral  dans  les  états  du  sud.  Qu'était-ce  à  dire  en 
effet,  sinon  que  le  congrès  cesserait  de  protéger  les  affranchis  et  de 
veiller  par  des  lois  nouvelles  à  l'exécution  des  derniers  amende- 
mens  à  la  constitution  fédérale?  Il  ne  suffisait  pas  qu'une  constitu- 
tion fût  écrite  sur  le  papier;  il  fallait  aussi  qu'elle  fût  appliquée, 
grâce  à  la  légi^lation  intelligente  du  congrès  et  à  la  vigilance  du 
gouvernement.  C'était  ce  que  faisait  le  général  Grant  en  gouver- 
nant d'accord  avec  le  parti  républicain.  M.  Greeley  ne  pouvait  faire 
la  même  chose,  puisqu'il  devait  gouverner  en  s'appuyant  sur  les 
démocrates.  Il  fallait  considérer  non  pas  seulement  les  hommes, 
mais  la  cause  que  l'on  voulait  servir.  Dans  tous  les  cas,  il  était 
périlleux  de  rendre  aux  gouvernemens  locaux  des  droits  illimités 
dont  l'anarchie  serait  la  conséquence  dans  la  plupart  des  étals  du 
sud. 

Ces  argumens  étaient  sans  réplique,  et  M.  Sumner  ne  riposta  que 
faiblement.  N'était-ce  pas  en  effet  un  démocrate,  un  copperhead, 
presque  un  rebelky  M.  Horace  Seymour,  le  compétiteur  malheureux 
du  général  Grant  aux  élections  précédentes,  qui  était  déjcà  désigné 
pour  remplir  le  poste  de  secrétaire  d'état  dans  le  futur  cabinet  du 
président  Greeley?  D'ailleurs,  comme  le  disait  le  général  Dix, 
l'homme  qui  au  moment  de  la  sécession  était  d'avis,  comme  beau- 
coup d'abolitionistes,  de  «  laisser  les  états  du  sud  se  retirer  en 
paix,  ))  pouvait-il  briguer  sans  rougir  la  présidence  de  cette  union 
fédérale  qu'il  avait  sacrifiée  de  si  bon  cœur?  L'intervention  de  l'o- 
rateur nègre  Fred.  Douglass,  pourtant  l'ami  personnel  de  M.  Sum- 


UNE   ÉLECTION    PRESIDENTIELLE.  543 

ner,  trancha  la  question  du  vote  des  noirs  en  faveur  du  général 
Grant.  «  Nous  tenons,  dit  M.  Douglass  à  ses  frères  avec  beaucoup 
de  sens,  nous  tenons  la  balance  du  pouvoir  dans  la  république  amé- 
ricaine. Or  M.  Greeley  voulait  abandonner  l'Union;  s'il  n'avait  dé- 
pendu que  de  lui,  le  gouvernement  confédéré  existerait  encore,  et 
nous  serions  encore  en  esclavage.  Le  sénateur  Sumner  peut  se 
tromper  lui-même,  mais  il  ne  peut  nous  tromper.  »  Enfin  M.  Wen- 
dell  Phillips,  qui  avait  été  le  pire  adversaire  de  Grant  en  1868,  con- 
clut le  débat  en  se  déclarant  cette  fois  en  sa  faveur.  Il  avait,  di- 
sait-il ,  prévu  les  défauts  de  l'administration  du  général  ;  le  parti 
républicain  n'avait  pas  voulu  écouter  ses  avis.  Sans  doute,  ces  dé- 
fauts étaient  grands,  mais  il  ne  fallait  pas  non  plus  les  exagérer, 
ni  oublier  l'intérêt  politique  supérieur  qui  ordonnait  de  les  suppor- 
ter avec  patience.  Il  ne  fallait  pas  commettre  la  faute  irréparable  de 
s'associer  aux  copperheads,  qui  seuls  aujourd'hui  pouvaient  soutenir 
Greeley;  quant  aux  war-democrats,  qui  avaient  fait  la  guerre  pour 
le  maintien  de  l'Union,  ce  choix  ne  pouvait  leur  convenir.  Le  géné- 
ral Grant,  malgré  tous  ses  tons,  avait  loyalement  exécuté  les  lois  du 
congrès.  Greeley  au  contraire  n'était  qu'un  homme  «  sans  principes 
et  sans  courage,  »  qui,  sitôt  parvenu  à  l'objet  de  son  ambition,  se 
laisserait  entourer  et  dominer  parles  rebelles.  On  rtverrait  alors  Jef- 
ferson  Davis  siéger  dans  le  sénat  des  États-Unis,  et  les  s  )éculateurs 
du  parti  démocrate,  qui  avaient  encore  plein  leurs  portefeuilles  de 
bons  confédérés,  profileraient  de  cette  occasion  pour  les  faire  re- 
connaître ou  rembourser  par  le  gouvernement  fédéral ,  au  grand 
détriment  des  finances  nationales  et  du  crédit  public. 

Ces  jugemens  étaient  la  vérité  même,  et  ils  avaient  d'autant  plus 
d'autorité  qu'ils  venaient  d'un  homme  sans  ambition  personnelle, 
connu  d'ailleurs  par  son  antipathie  pour  le  général  Grant.  Malgré 
leurs  efforts  pour  entretenir  l'illusion  qui  leur  servait  d'excuse,  les 
défeciionnaires  imprudens  du  parti  républicain  glissaient  de  plus 
en  plus  dans  le  camp  démocratique,  et  devaient  finir  par  y  être 
noyés.  La  force  des  choses  les  entraînait  de  ce  côté,  malgré  leurs 
protestations  calculées  ou  sincères,  et,  s'ils  réussissaient  au  gré  de 
leurs  espérances,  ils  étaient  condamnés  d'avance  à  devenir  le  jouet 
du  courant  qui  les  aurait  portés. 

Cependant  ils  inspiraient  encore  une  défiance  extrême  à  leurs 
nouveaux  alliés.  Une  fraction  assez  importante  du  parti  démocrate, 
s'intitulant  les  straiglu-out  democrats  ou  démocrates  purs,  se  refu- 
sait à  suivre  AI.  Greeley,  et  s'obstinait  à  espérer  qu'elle  pourrait  lui 
donner  un  rival  sérieux.  Les  purs  démocrates  avaient  annoncé,  dès 
avant  Baltimore,  l'intention  de  sécéder,  si  M.  Greeley  était  nommé 
par  leurs  fières.  A  l'exemple  des  républicains  de  Cincinnati,  ils 
voulaient  tenir  leur  convention  pour  protester  contre  l'abandon  de 


544  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leurs  anciennes  doctrines  et  contre  l'abaissement  de  leur  parti.  Cetle 
entreprise  était  naturellement  encouragée  et  secondée  avec  ardeur 
par  les  républicains  restés  fidèles  au  général  Grant,  qui  ne  pou- 
vaient que  gagner  à  ces  divisions.  Du  reste,  également  contraires 
aux  deux  candidats,  les  straight-out  democrats  ou  les  Bow-bom, 
comme  on  les  appelait  encore,  étaient  en  butte  aux  calomnies  les 
plus  diverses;  on  les  accusait  tour  à  tour  d'être  à  la  solde  de  Grant 
ou  à  la  solde  de  Greeley,  soit  pour  affaiblir  le  gros  du  parti  démo- 
crate, soit  pour  grouper  autour  d'une  candidature  plus  ou  moins 
fictive  ceux  des  démocrates  à  qui  leur  patriotisme  et  leur  bon  sens 
faisait  encore  préférer  le  général  Grant.  Cette  double  accusation 
était  également  fausse;  les  straight-outs ,  comme  l'indiquait  leur 
nom,  n'avaient  d'autre  tort  que  de  marcher  droit  devant  eux; 
c'était  une  minorité  honorable  et  obstinée  qui  s'acharnait,  malgré 
sa  faiblesse,  à  repousser  un  choix  qu'elle  regardait  comme  déshon- 
nête  et  un  compromis  qui  lui  semblait  honteux.  Les  straight-outs 
eussent  sans  doute  été  admirés,  s'ils  avaient  été  les  plus  forts;  mais, 
comme  ils  étaient  les  plus  faibles,  ils  ne  méritaient  aucune  indul- 
gence, et  l'on  ne  voyait  en  eux  que  des  intrigans  ou  des  fous. 

Leur  convention  se  réunit  à  Louisville  le  3  septembre;  elle  com- 
prenait environ  500  délégués  représentant  vingt -cinq  états.  La 
Nouvelle- Angleterre  était  absente,  ainsi  que  les  états  du  Pacifique. 
Le  colonel  Blanton  Duncan,  un  des  premiers  organisateurs  de  la 
convention  de  Cincinnati,  ouvrit  la  session  par  un  discours  accusant 
M.  Greeley  et  la  convention  de  Baltimore  «  d'une  odieuse  trahison 
politique,  »  et  déclarant  que  le  vrai  parti  démocratique  était  dans 
le  sein  de  la  convention  de  Louisville.  M.  Levi  S.  Chatfield,  nommé 
président  temporaire,  parla  dans  le  même  sens,  protestant  avec  une 
égale  énergie,  au  nom  des  principes  démocratiques,  contre  les  ré- 
publicains et  contre  la  candidature  de  Greeley.  On  tomba  d'accord 
que,  la  convention  de  Baltimore  ayant  eu  la  faiblesse  de  nommer 
«  un  radical  impénitent,  »  ses  résolutions  étaient  nulles.  M.  James 
Lyons,  de  la  Virginie,  le  même  qui  sept  ans  plus  tôt  s'était  porté 
caution  pour  Jefferson  Davis,  fut  nommé  président,  et  exposa  à  la 
convention  la  tâche  qu'elle  avait  à  remplir,  et  qui  consistait,  sui- 
vant lui,  à  «  battre  une  coalition  impie.  »  Le  nom  du  candidat  qu'on 
voulait  opposer  à  Greeley  était  déjà  dans  toutes  les  bouches  :  c'était 
celui  de  M.  O'Connor,  célèbre  avocat  de  New-York,  l'un  des  hommes 
les  plus  respectables  et  les  plus  importans  du  parti  démocrate;  mais 
M.  O'Connor,  prévoyant  cette  candidature  et  ne  se  souciant  pas  d'en- 
trer dans  la  vie  publique,  avait  écrit  d'avance  à  la  convention  pour 
refuser  l'honneur  qu'on  voulait  lui  faire,  tout  en  l'encourageant 
dans  son  entreprise  et  en  résumant  lui-même  les  principes  qui  lui 
semblaient  devoir  servir  de  base  au  programme  de  Louisville.  Mal- 


UNE    ÉLECTION    PRÉSIDENTIELLE.  bki 

gré  ce  refus,  accueilli  par  des  regrets  unanimes,  M.  O'Connor  fut 
nommé  candidat  par  acclamation.  L'appel  des  voix  lui  donna  600  suf- 
frages contre  quatre,  donnés  à  M.  Pendieton,  de  l'Ohio,  l'ancien  can- 
didat des  démocrates  à  la  vice-présidence  dans  l'élection  de  1854. 
John  Quincy  Adams,  le  fds  du  négociateur  de  Genève,  fut  nommé 
vice-président,  et  se  hâta  d'accepter. 

Quant  à  la  phtte- forme,  elle  fut  empruntée  presque  tout  entière 
à  la  lettre  de  M.  O'Connor,  adoptée  sans  discussion  par  le  comité 
des  résolutions  comme  l'expression  parfaite  de  la  règle  et  de  la 
doctrine  du  parti.  Cette  lettre  contenait  en  efTet  toute  la  quintes- 
sence des  pures  idées  démocratiques,  poussées  jusqu'à  cet  excès 
qui  avait  rendu  la  rébellion  possible  et  la  révolution  nécessaire. 
Dans  ce  document,  remarquable  à  plus  d'un  titre,  le  respect  des 
stales-rights  allait  jusqu'à  l'anarchie,  le  goût  de  la  décentrali- 
sation et  de  l'afTaiblissement  du  pouvoir  central  jusqu'à  refuser 
au  gouvernement  fédéral  les  organes  les  plus  nécessaires  à  la  vie 
nationale.  Ainsi  M.  O'Connor  et  la  convention  de  Louisville  à  son 
exemple  ne  voulaient  pas  reconnaître  à  l'Union,  ni  même  aux  états 
qui  la  composent,  le  pouvoir  de  contracter  des  emprunts.  Sui- 
vant eux,  les  droits  et  les  attributions  de  l'autorité  fédérale  de- 
vaient être  bornés  aux  relations  extérieures  avec  les  autres  puis- 
sances et  aux  relations  intérieures  des  états  entre  eux.  C'étaient  là 
de  pures  théories,  des  idées  spéculatives  fort  respectables  dans  les 
livres  et  bonnes  à  professer  platoniquement  pour  les  dévots  de  l'é- 
cole de  Jelïerson,  mais  qui  ne  pouvaient  convenir  à  un  parti  pra- 
tique, désireux  d'exercer  sur  l'opinion  publique  une  sérieuse  in- 
fluence. Du  reste,  la  convention  de  Louisville  semblait  n'avoir  pas 
d'autre  désir  que  d'émettre  une  protestation  morale  et  de  mettre 
sa  conscience  en  repos.  Elle  proclamait  elle-même  que  «  les  prin- 
cipes devaient  être  préférés  au  pouvoir,  et  qu'elle  acceptait  volon- 
tiers une  éternelle  minorité  sous  la  bannière  de  ses  principes,  plutôt 
qu'une  majorité  toute-puissante  et  inébranlable  achetée  au  prix  de 
l'abandon  des  principes.  » 

Cependant  M.  O'Connor,  qui  sans  doute  n'avait  pas  grande  envie 
de  s'exposer  à  un  échec  certain,  persistait,  malgré  de  nouvelles  dé- 
marches, à  refuser  toute  candidature.  Après  de  longs  débats,  et 
dans  l'impossibilité  de  trouver  un  autre  candidat,  on  décida  de 
nouveau  qu'on  le  nommerait  malgré  lui.  C'était  ce  que  les  démo- 
crates de  Baltimore,  craignant  l'influence  du  nom  de  M.  O'Connor, 
voulaient  à  tout  prix  empêcher:  eux-mêmes  portèrent  M.  O'Connor 
sur  leurs  listes  de  candidatures  pour  le  poste  de  gouverneur  de 
l'état  de  iNew-Yoïk,  espérant  ainsi  le  détourner  plus  sûrement  du 
coup  de  tête  de  Louisville.  Une  députation  qui  lui  fut  adressée  le 

TOME  eu.  —  1872.  3S 


5â6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

trouva  inflexible  dans  son  refus;  il  y  joignit,  il  est  vrai,  une  lettre 
des  plus  vives  contre  Greeley  et  contre  Grant,  surtout  contre  le  pre- 
mier; mais,  en  refusant  son  nom  à  la  convention  de  Lonisville,  il  la 
condamnaitàuii  avortementmisérable.Leprésidentde  la  députation, 
M.  Moreau,  eut  beau  lui  déclarer  qu'on  voterait  néanmoins  pour  lui, 
une  telle  résolution  ne  pouvait  plus  être  sérieuse,  et,  la  convention 
de  Louisville  ne  pouvait  que  rentrer  dans  le  néant.  Ella  n'avait  eu 
d'autre  résultat  que  de  décider  à  l'abstention  ou  de  ramener  au 
général  Grant  un  certain  nombre  de  démocrate'?  sérieux  qui  ne 
voulaient  à  aucun  prix  s'humilier  pour  réussir.  Cette  défection  du 
camp  dn^'inocratique  avait  mal  tourné  pour  ses  auteurs;  mais  elle 
était  au  moins  aussi  nouibreuse  que  celle  des  républif.ains  libéraux, 
et  elle  devait  compenser  largement  les  pertes  que  le  parti  républi- 
cain avait  faites  dans  ses  propres  rangs.  S'il  était  vrai,  comme  le 
disait  M.  Gre^^ey,  que  la  campagne  des  slnn'ght-outs  n'eût  été 
qu'une  manœuvre  en  faveur  du  général  Grant,  elle  avait  alors 
pleinement  réussi. 

D'ailleurs  les  lépublicains  travaillaient  avec  ardeur  à  grouper 
autour  d'eux  tous  les  anciens  défenseurs  de  l'Unio!),  sans  acception 
d'opinions  tliéoriffues,  et  ils  ne  négligeaient  aucune  des  inlluences 
qui  pouvaient  .'igir  en  leur  faveur.  C'est  ainsi  qu'ils  convoquèrent 
vers  le  milieu  de  septembre  une  convention  de  so'dats  et  de  marins 
à  Pittshurg.  Ces  assemblées  de  soldats  et  de  marins,  qui  hont  de- 
puis la  guerre  une  des  plus  curieuses  institutions  politiques  des 
États-Unis,  fournissent  et  fourniront  longienips  encore  une  force 
considérab'e  aux  républicains  modérés.  Elles  ne  soni  point  seule- 
ment les  auxiliaires  personnels  de  l'ancien  conunandant  en  chef 
des  armée«  led^'rales,  dont  le  nom  a  gardé  un  grand  prestige  sur 
ses  anciens  compagnons  d'armes;  elles  sont  surtout  le  point  de  ral- 
liement naturel  de  tous  les  amis  dévoués  de  l'Union  .fédérale,  ac- 
courus à  sa  défense  de  tous  les  coins  de  l'horizon  politique,  et  le 
foyer  le  plus  pur  de  ce  patriotisme  élevé,  dégagé  de  tout  esprit,  de 
parti,  auquel  les  états  du  nord  ont  dû  leur  victoire.  J;^,500  ofiiciers 
et  soldats  de  l'ancienne  armée  fédérale  se  rassembîèient  pour  ac- 
clamer la  candidaiure  du  général  Grant.  Le  genéial  llawley,  pré- 
sident Lempoiaire  de  la  convention,  lui  présenti  un  registre  conte- 
nant les  noms  de  50,000  soldats  résolus  à  soutenir  le  général  Grant. 
On  décida  d'enthousiasme  de  nommer  tout  le  tidtii  réj-ublicain  dans 
tous  les  états,  sans  y  rien  retrancher  ni  modifier,  duivn  to  the  lowest 
man. 

A  cette  nouvelle,  M.  Greeley  entra  dans  une  grande  colère.  Il 
protesta  bruyannnent  contre  le  titre  même  que  la  cnvention  ne 
rougissait  pas  de  prendre  pour  intéresser  le  patriotisme  au  succès 


UNE    ÉLECTION   PRÉSIDENTIELLE.  547 

d'un  parti.  Il  accusa  les  «  soldats  et  marins  »  de  Pittsburg  d'abu- 
ser du  nom  de  soldats  pour  s'assembler  dans  un  intérêt  politique, 
et  de  vouloir  ranimer  les  inimitiés  engendrées  par  la  guerre.  Le  gé- 
néral Burnside  à  son  tour  protesta  contre  ces  accusations.  Le  géné- 
ral Slocum,  chaud  partisan  de  Greeley,  répliqua  au  général  Burft- 
side  en  déniant  aux  anciens  soldats  le  droit  de  s'assembler  à  part, 
de  manifester  leurs  opinions  k  part,  et  de  s'isoler  dans  la  nation 
comme  un  état  dans  l'éiat.  On  évoqua  le  fantôme  de  la  servitudg 
militaire  et  de  la  domination  prétorienne.  Or,  si  l'on  se  rappelle 
l'admirable  spectacle  donné  par  l'armée  américaine  à  la  fin  de  la 
guerre,  il  n'est  pas  à  craindre  qu'elle  s'isole  jamais  de  la  nation  et 
qu'elle  y  exerce  jamais  une  puissance  anormale.  Cette  armée  de 
vétérans,  aguerris  par  quatre  ans  de  luttes  incessantes,  se  dispersa 
en  un  clin  d'oeil  sitôt  qu'elle  fut  rendue  à  la  vie  civile,  et  rentra 
sans  elfort  dans  le  sein  de  la  nation,  dont  elle  n'avait  jair)ais  été 
moralement  séparée.  A  vrai  dire,  il  n'y  a  plus  aujourd'hui  d'armée 
américaine,  il  n'y  a  qu'une  s'mple  association  de  souvenirs  et  de  pa- 
triotisme entre  ceux  qui  la  composaient  autrefois.  Si  c'est  une  puis- 
sance politique,  ce  n'est  point  une  conspiration  militaire,  et  elle 
existe  au  même  titre  que  tant  d'autres  associations  électorales 
beaucoup  moins  respectables,  dont  personne  en  ce  pays  ne  cont&ste 
les  droits.  Il  est  parfaitement  naturel  et  légitime  que  les  citoyens 
qui  ont  versé  leur  sang  pour  l'unité  nationale  tiennent  à  conserver 
le  fruit  de  leurs  victoires,  et  persistent  à  défendre  l'Cnion  dans  la 
mêlée  électorale  comme  ils  l'ont  défendue  jadis  sur  les  champs  de 
bataille.  S'ils  veillent  avec  un  soin  jaloux  au  maintien  de  l'afiminis- 
tration  républicaine,  c'est  qu'ils  la  considèrent  avec  raison  comme 
associée  au  maintien  de  l'Uiiion  et  comme  indispensable  à  ta  paix 
publique.  Intrigue  pour  intrigue,  celle  des  anciens  soMats  et  ma- 
rins de  Pittsburg  valait  bi.n  celle  des  libres  échangistes  de  Gincio- 
nati  ou  celle  des  démocrates  de  Baltimore.  D'ailleurs  M.  Gre'eley  et 
ses  amis  n'étaient  pas  eux-mêmes  bien  convaincus  des  dangers  de 
ces  assemblées  militaires  pour  la  liberté  républicaine,  car  ils  essayè- 
rent d'opposer  à  la  cbnvenîion  de  Pittsburg  une  autie  convention 
de  soldats  et  de  marins  attachés  au  parti  libéral.  Seulement,  cette 
réunion,  tenue  à  Harrisburg,  fut  bien  loin  d'avoir  l'éclat  de  la  pre- 
mière; il  n'y  parut  qu'un  assez  petit  nombre  d'officiers  marquans 
et  d'hommes  considcrablt-s  dans  l'armée  fédérale.  Elle  ne  servit 
qu'à  faire  voir  l'impopularité  du  nouveau  parti  et  de  t^on  candidat 
auprès  de  la  classe  d'hommes  la  plus  disposée  à  élever  la  question 
nationale  au-dessus  de  tous  les  intérêts  secondaires  et  de  toutes  les 
ambitions  des  partis. 

Ainsi,  malgré  la  défection  de  quelques-uns  de  ses  chefs  les  plus 
éminens,  le  parti  républicain  se  raffermissait  de  jour  en  jour,  l»es 


548  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

polémiques  mêmes  de  ses  nouveaux  adversaires  avaient  servi  à  re- 
mettre les  choses  et  les  idées  à  leur  place  en  montrant  ce  qu'il  y 
avait  d'artificiel  et  de  téméraire  dans  leur  coalition  avec  les  démo- 
crates. Malgré  leurs  progammes  séduisans  et  leurs  définitions  sub- 
tiles, ils  n'étaient  pas  parvenus  à  émouvoir  sérieusement  la  masse 
du  parti  républicain,  et  ils  allaient  faire,  volontairement  ou  non,  la 
besogne  des  démocrates.  Il  n'y  avait  plus  d'équivoque  possible  entre 
les  deux  partis;  quelques  hommes  avaient  changé  de  place,  mais 
les  intérêts  et  les  doctrines  étaient  restées  les  mêmes.  Sauf  quelques 
difl^érences  plus  apparentes  que  réelles,  la  lutte  allait  se  reproduire 
dans  les  mêmes  conditions  qu'aux  trois  élections  précédentes,  lors 
des  victoires  de  Lincola  contre  Buchanan,  de  Lincoln  contre  Mac- 
Glellan,  de  Grant  lui-même  contre  Seymour,  et  le  résultat  devait 
probablement  être  le  même.  A  moins  d'une  révolution  de  l'opinion 
publique  que  rien  n'annonçait  encore ,  le  parti  républicain  devait 
résister  sans  peine  au  retour  offensif  que  son  ancien  adversaire  es- 
sayait sous  un  nouveau  nom. 

III. 

Cependant  la  réélection  du  général  Grant  commençait  à  sembler 
douteuse.  Un  habile  mélange  de  calomnies  grossièies  et  de  repro- 
ches fondés  avait  noirci  son  caractère  et  compromis  son  ancienne 
popularité.  De  tous  ces  reproches,  vrais  ou  faux,  ceux  qui  lui  nui- 
saient le  plus  s'adressaient  beaucoup  moins  à  sa  politique  générale 
qu'à  son  administration  personnelle.  Si  ses  adversaires  ne  s'en 
étaient  pris  qu'à  ses  prétendus  abus  de  pouvoir  à  l'égard  des  états 
du  sud,  à  sa  sévérité  pour  les  anciens  rebelles  et  à  la  tiédeur  de  ses 
sentimens  pour  les  nègres,  on  ne  les  aurait  peut-être  guère  écou- 
tés; mais  les  accusations  de  népotisme,  de  gaspillage,  de  négligence 
ou  même  de  corruption,  trouvaient  bien  plus  prompte  créance  dans 
un  pays  où,  il  faut  bien  le  dire,  les  hommes  publics  n'ont  pas  tou- 
jours l'habitude  de  donner  l'exemple  d'un  désintéressement  sévère. 

Pourtant  une  réflexion  se  présentait  à  tous  les  esprits  sensés, 
même  à  ceux  qui  s'exagéraient  le  plus  les  torts  du  général  Grant  : 
c'est  qu'en  nommant  à  sa  place  M.  Greeley  il  n'y  avait  point  à  ga- 
gner au  change.  De  quoi  se  plaignait-on  en  effet?  De  ce  que  l'ad- 
ministration fut  négligente  et  corrompue?  —  Elle  devait  l'être  bien 
davantage  sous  la  présidence  de  M.  Greeley.  On  sait  qu'aux  Etats- 
Unis  plus  qu'en  aucun  autre  pays  du  monde  chaque  élection  pré- 
sidentielle met  en  mouvement  une  foule  d'ambitions  et  de  cupidi- 
tés que  le  nouveau  titulaire  doit  pourvoir,  à  peine  de  mécontenter 
ses  amis  et  de  manquer  aux  devoirs  de  la  reconnaissance  envers  le 
parti  qui  l'a  élu.  Tout  pouvoir  nouveau  traîne  à  sa  suite  une  horde 


UNE   ÉLECTION   PRESIDENTIELLE.  549 

de  spéculateurs  et  d'aspirans  fonctionnaires  qui  se  jette  à  la  curée, 
et  qu'il  faut  satisfaire  à  tout  prix.  On  appelait  bien  M.  Greeley  le 
«  philosophe  »  et  le  «  sage,  »  mais  son  caractère  était  loin  de  don- 
ner, sous  ce  rapport,  de  plus  grandes  garanties  que  celui  du  géné- 
ral Grant.  Il  était  notoire  qu'il  traînait  derrière  lui,  intéressés  à  son 
succès  et  attachés  à,  sa  fortune,  une  foule  bien  plus  grande  d'intri- 
gans  et  de  spéculateurs  que  tout  autre  candidat  possible  à  la  pré- 
sidence. Dans  son  désir  immodéré  d'être  élu  président,  il  s'était 
montré  aussi  coulant  sur  les  questions  d'intérêt  que  sur  les  ques- 
tions de  principes,  et  tout  en  déclamant  contre  les  désordres  de 
l'administration  rivale,  contre  les  maximes  du  président  Jackson  et 
contre  le  favoritisme  de  la  Maison-Blanche,  il  avait  fait  comme  tous 
les -candidats  de  hasard,  il  avait  prodigué  les  promesses  pour  se 
faire  des  partisans.  D'ailleurs,  pour  qui  connaissait  sa  nature  exu- 
bérante, légère,  vantarde  et  aventureuse,  son  excentricité  para- 
doxale, ses  intimes  liaisons  avec  la  bohème  financière,  il  était  diffi- 
cile de  se  le  figurer  comme  le  réformateur  des  abus  administratifs  et 
le  régénérateur  des  mœurs  publiques.  Là  où  la  ferme  volonté,  le 
caractère  loyal  et  l'esprit  d'ordre  du  général  Grant  s'étaient  trouvés 
en  faute,  il  n'était  guère  possible  d'espérer  rien  de  mieux  d'un 
homme  de  lettres  personnellement  honnête,  mais  capricieux  et  in- 
tempérant, sans  autorité,  sans  esprit  de  conduite,  et  livré  à  toutes 
les  influences  par  les  fantaisies  d'une  imagination  facile  à  séduire. 
Si  ses  talens  de  journaliste  et  d'orateur  populaire  étaient  suffisam- 
ment démontrés,  sa  capacité  administrative  était  encore  inconnue, 
et  il  y  avait  lieu  de  craindre  que  ce  changement  de  personnes  ne 
fût  en  définitive  plus  funeste  qu'utile  au  bon  ordre  financier  et  à  la 
réforme  civile. 

La  comparaison  était  encore  plus  désavantageuse  pour  M.  Greeley 
au  point  de  vue  politique.  Assurément  le  gouvernement  du  général 
Grant  était  en  butte  à  toutes  les  attaques  auxquelles  est  sujette 
une  administration  qui  a  longtemps  conservé  le  pouvoir;  tout  ce  qui 
avait  pu  arriver  de  fâcheux  sous  sa  présidence  était  et  devait  être 
imputé  par  l'opinion  publique  à  ses  fautes.  M.  Greeley  au  con- 
traire, n'étant  responsable  de  rien,  pouvait  promettre  monts  et  mer- 
veilles, quitte  à  ne  pas  tenir  ce  qu'il  aurait  promis;  mais  les  hommes 
réfléchis  et  de  bon  sens  se  demandaient  ce  qu'on  aurait  à  gagner 
au  change.  En  somme,  le  général  Grant  avait  eu,  au  dedans  comme 
au  dehors,  une  politique  conciliante  et  ferme;  il  avait  apaisé  les  états 
du  sud;  il  venait  de  régler,  au  grand  avantage  des  États-Unis,  le 
long  procès  engagé  depuis  six  ans  avec  l'Angleterre  pour  les  dépré- 
dations des  pirates  confédérés.  Pouvait-on  mieux  attendre  du  poli- 
tique hasardeux  qui  venait  de  se  jeter  avec  tant  d'ardeur  et  de  sans- 
façon  dan-s  une  coalition  qui  l'obligeait  à  renoncer  à  ses  opinions 


550  reVue  des  deux  mondes. 

antérieures  et  à  s'entourer  presque  uniquement  de  ses  anciens  ad- 
versaires? Dans  le  sud  au  moins  tout  pouvait  être  remis  en  ques* 
tion  par  le  succès  de  Greeley,  appuyé  sur  les  blancs  esclavagistes, 
et  se  faisant  leur  émancipateur  à  l'égard  des  lois  fédéra' es  avec 
aussi  peu  de  ménagemens,  de  prudence  et  de  mesure  qu'il  avait 
prêché  autrefois  l'émancipation  des  noirs.  S'il  était  nommé  prési- 
dent, les  anciens  rebelles  devaient  forcément  dominer  dans  son 
entourage;  ils  croiraient  le  moment  venu  de  prendre  leur  revanche, 
et,  sans  pouvoir  assurément  recommencer  la  guerre,  ils  entraîne- 
raient l'esprit  léger  du  président  dans  de  folles  entreprises  législa- 
tives, où,  sous  le  prétexte  des  libertés  locales,  la  liberté  des  af- 
franchis recevrait  de  sérieuses  atteintes.  Quand  même  il  n'en  serait 
rien,  et  que  le  parti  républicain  dût  garder  la  majoriié  du  congrès, 
les  honunes  du  sud,  exaltés  par  le  succès  de  Greeley,  feraient  son- 
ner très  haut  leur  victoire.  Ils  annonceraient  des  projets  de  re- 
vanche et  alarmeraient  les  hommes  de  couleur,  qui  se  mettraient 
«ur  la  défensive  :  la  guerre  de  races  pouvait  recommencer  dans  les 
états  du  sud.  Sans  doute  M.  Greeley  dénonçait  avec  raison  les  car- 
pet-bnggersy  ces  aventuriers  sans  sou  ni  maille  qui  venaient  des 
états  du  nord  s'emparer  des  états  du  sud  comme  d'un  pays  con- 
quis, et  s'élevaient  par  le  vote  des  noirs  jusqu'aux  premières  ma- 
gistratures du  pays;  mais,  pour  chasser  les  carpet-baggrrs,  fal- 
lait-il encourager,  comme  il  ne  craignait  pas  de  le  faire,  les  sociétés 
secrètes  rot)nues  sous  le  nom  de  Ku-Klux-Khlan,  et  rendre  toute 
liberté  d'action  à  ces  affiliations  de  brigands  qui,  sous  prétexte  de 
poliique,  massacraient  et  rançonnaient  les  hommes  de  couleur  (1)? 
Tant  que  les  hommes  du  sud  n'auront  pas  entièrement  accepté  les 
changem.^ns  accomplis  et  reconnu  hautement  l'égalité  des  deux 
races,  tant  qu'on  les  entendra  dénoncer  l'abomination  du  suffrage 
des  noirs,  et  réclamer  l'application  de  la  subversive  doctrine  des 
states-rights,  la  politique  adoptée  aujourd'hui  par  M.  Greeley  sera 
souverainement  dangereuse.  Rien  ne  figure  mieux  dans  une  procla- 
mation ou  dans  un  discours  que  le  cri  de  guerre  qu'il  emploie  pour 
entraîner  à  sa  suite  ses  anciens  ennemis  :  «  suffrage  univtTsel  et 
amnistie  universelle;  »  mais  ses  nouveaux  alliés  n'ont  adopté  que  la 
moitié  de  ce  programme,  et  ils  ne  réclament  l'amnistie  universelle 

(I)  Voici  un  fait  récent  qui  prouve  que  les  crimes  du  Ku-Klux-Khlan  ne  sont  pas, 
comme  il  plaît  à  M.  Greeley  de  l'affirmer,  une  pure,  légende.  Au  mois  d'octobre  der- 
nier, on  vit  arriver  à  Louisville  un  vieil  homme  de  couleur  respecti'^  de  tout  son  voi- 
sina-je  et  nommé  Basile  Simpson,  accompaguf-  de  sa  famille,  de  ses  lestiaux,  et  traî- 
aant  avec  lui  tout  son  avoir.  Ce  pauvre  homme  chercliait  un  refuge  contre  les  gens 
4u  KuKluxKhlau,  qui  l'avaient  battu  de  verges  avec  toute  sa  famille,  en  lui  intimant 
l'ordre  de  déguerpir  dans  les  vingt-quatre  heures.  Basile  Simpson,  qui  était  un  bon 
agriculteur,  avait,  paraît-il,  de  très  belles  récoltes  de  tabac  qui  avaient  excité  la  con- 
voitise de  quelques-uns  de  ses  voisins. 


UNE    ÉLECTION    PRESIDENTIELLE.  551 

que  dans  l'espoir  de  détruire  le  suffrage  universel,  c'est-à-dire 
l'égalité  des  races.  Peut-être  le  général  Grant  n'a-t-il  rien  d'un 
homme  de  génie;  peut-être  sa  conquête  politique  des  états  du  sud 
mérite-L-elle  le  reproche  qui  fut  adressé  jadis  à  sa  confpiôie  nrili- 
taire  :  elle  est  lente  et  laborieuse.  Dans  tous  les  cas,  elle  est  pru- 
dente et  sûre;  entre  les  mains  de  ce  nouvc  au  Fabius,  la  paix  publique 
se  consolide  graduellement,  tandis  qu'elle  serait  compromise  par 
la  politique  aventureuse  et  impatiente  que  M,  Greeley  représente. 
Quant  au.K  adaires  diplomatiques,  l'administration  du  général 
Grant,  qu'elle  eût  été  habile  ou  malhabile,  venait  ceriainement  de 
remporter  siu*  l'Angleterre  un  succès  signalé.  Malgré  l'imprudence, 
ou  la  mollesse  dont  ses  adversaires  l'avaient  accusée  tour  à  tour, 
elle  venait  de  régler  au  profit  des  Etats-Unis  deux  différends  graves, 
qui  avaient  longtemps  inquiété  l'opinion  publique.  Peut-être  avait- 
elle  montié  trop  d'exigence  en  réclamant  à  l'Angleterre,  outre  l'in- 
demnité due  pour  les  brigandages  commis  par  le  corsaire  confédéré 
VAlabam//,  des  dommages-intérêts  indirects  pour  le  tort  causé  par 
ces  brigandages  au  commerce  américain,  obligé  de  restreindre  ses 
affaires  ou  de  s'abriter  sous  pavillon  étranger.  Ces  réclamations 
excessives  étaient  une  concession  mal  entendue  à  l'arrogance  na- 
tionale, car  elles  ne  pouvaient  être  prises  au  sérieux  ni  par  l'An- 
gleterre ni  par  les  arbitres  que  les  deux  nations  s'étaient  donnés. 
Il  est  probable  qu'en  poussant  les  choses  à  ce  point  extrême,  l'ad- 
ministration du  général  Grant  s'était  moins  inspirée  du  vi'ritable 
intérêt  du  pays  que  de  son  propre  intérêt  électoral,  et  qu'elle  avait 
sacrifié  quelque  peu  à  cette  popularité  banale  qu'on  obtient  tou- 
jours dans  la  grande  république  en  menaçant  les  monarchies  du 
vieux  monde.  L'Angleterre  en  effet  s'était  rel'uste  à  satisfaire  d'aussi 
exorbitantes  prétentions  et  à  soumettre  aux  arbitres  siég  ant  à  Ge- 
nève des  que>tions  que  le  droit  international  ne  permettait  même 
pas  de  leur  po«er.  Elle  avait  offert  au  cabinet  de  Washington,  en 
place  des  saiislactions  demandées,  la  garantie  d'un  traité  addi- 
tionnel conclu  sur  la  base  d'une  neutralité  mutuelle  et  d'un  renon- 
cement anticipé  à  tous  dommages -intérêts  provenant  de  causes 
indirectes,  tant  de  la  part  de  l'Angleterre  que  de  la  part  des  Etats- 
Unis.  Le  gouvernement  américain,  sentant  qu'il  s'était  trop  avancé, 
mais  n'osant  céder  dans  une  question  d'amour-propre  qui  devenait 
aussi  pour  lui  une  question  électorale,  avait  insisié  pour  que  les 
dommages  indirects  fussent  soumis  à  l'appréciation  des  arbitres 
de  Genève,  tout  en  stipulant  que  pareille  chose  ne  pt^urrait  plus  se 
faire  à  l'avenir.  Malgré  les  justes  protestations  du  cabinet  de  Lon- 
dres, le  général  Grant  avait  persisté  dans  sa  demande,  et  après  plu- 
sieurs essais  infructueux  de  conciliation  le  traité  en  vertu  duquel  se 


552  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faisait  l'arbitrage  aurait  été  inévitablement  rompu,  si  les  arbitres 
eux-mêmes,  évoquant  volontairement  l'affaire,  n'avaient  tiré  les 
deuxfgouvernemens  d'embarras  en  déclarant  qu'ils  se  prononceraient 
contre  les  dommages  indirects,  si  cette  question  leur  était  soumise. 
La  diplomatie  du  général  Grant  n'était  donc  pas  irréprochable,  et 
elle  méritait  quelques-unes  des  critiques  que  lui  faisaient  ses  ad- 
versaires en  l'accusant  à  la  fois  d'imprudence  et  de  faiblesse.  Im- 
prudente, elle  l'avait  été  en  soulevant  un  incident  qui  devait  tout 
entraver,  en  essayant  d'imposer  au  gouvernement  britannique  des 
prétentions  déraisonnables  et  inacceptables;  faible,  elle  était  forcée 
de  l'être  pour  éviter  les  conséquences  de  cette  première  faute  en  se 
contentant  d'une  satisfaction  de  forme  pour  mieux  céder  sur  le  fond 
des  choses.  11  n'en  était  pas  moins  vrai  que  le  règlement  des  in- 
demnités à  la  somme  de  75  millions  était  une  importante  victoire 
pour  la  politique  américaine.  Malgré  les  fautes  de  détail  qui  avaient 
pu  être  commises,  ce  grand  résultat  avait  été  obtenu  par  l'admi- 
nistration du  général  Grant,  et  l'opinion  publique,  qui  ordinaire- 
ment ignore  les  causes  et  ne  juge  que  les  résultats,  n'avait  pas 
lieu  d'en  être  mécontente. 

Cependant  telle  est  en  ce  pays  l'insatiable  exigence  de  l'opinion 
publique  à  l'égard  des  nations  européennes,  que  le  succès  obtenu  à 
Genève  par  la  diplomatie  du  général  Grant  parut  presque  insuffi- 
sant. Les  uns  cherchèrent  à  en  tirer  parti  en  faveur  du  candidat 
républicain,  et  présentèrent  ce  résultat  comme  une  preuve  nouvelle 
de  sa  supériorité  politique;  les  autres  au  contraire  s'en  plaignirent 
comme  d'un  échec  grave,  d'une  défaite  pitoyable  et  ignominieuse 
pour  la  grande  république.  La  véritable  opinion  du  pays,  sans 
adopter  aucun  de  ces  jugemens  excessifs,  inclinait  plutôt  vers  le 
dernier.  Bien  loin  de  ressembler  à  de  l'orgueil  satisfait,  l'impres- 
sion générale  était  que  l'arbitrage  avait  tourné  au  détriment  des 
États-Unis.  Il  en  fut  de  même  pour  la  décision  rendue  quelque 
temps  après  par  l'empereur  d'Allemagne  au  sujet  des  frontières 
maritimes  des  possessions  britanniques  sur  la  côte  occidentale  de 
l'Amérique.  Quoique  l'empereur  eût  donné  raison  aux  prétentions 
des  États-Unis,  et  leur  eût  attribué  l'entière  possession  de  l'île 
San-Juan,  occupée  conjointement  depuis  1859  par  les  deux  puis- 
sances, l'opinion  publique  américaine  ne  daigna  pas  considérer 
cette  décision  comme  un  succès;  suivant  son  usage,  elle  ne  vit 
dans  le  triomphe  des  prétentions  nationales  qu'un  acte  de  justice 
inévitable  dont  il  n'était  pas  besoin  de  savoir  gré  au  gouvernement 
qui  les  avait  fait  prévaloir. 

C'était  sur  d'autres  moyens  que  les  partis  comptaient  pour  ré- 
chauffer l'enthousiasme  populaire.  Dès  le  début  de  la  campagne 


UNE   ÉLECTION    PRÉSIDENTIELLE.  553 

électorale,  la  polémique  avait  pris  ce  caractère  tout  personnel  qu'af- 
fectent toujours  en  Amérique  les  compétitions  présidentielles.  Cha- 
cun des  deux  partis  n'était  occupé  que  de  vanter  son  candidat  et 
de  décrier  celui  de  ses  adversaires.  Les  journaux  étaient  pleins  de 
petits  récits  plus  ou  moins  piquans  sur  M.  Horace  Greeley  ou  sur 
le  général  Grant,  et  destinés,  suivant  l'occasion,  à  les  rendre  popu- 
laires ou  à  les  rendre  odieux.  Tantôt  c'était  une  députation  de  quel- 
ques centaines  d'amis  qui  était  allée  rendre  visite  au  philosophe  de 
Chappaqua  dans  sa  retraite  champêtre.  On  décrivait  la  personne 
du  «  vieux  héros,  »  avec  sa  vigoureuse  stature,  sa  toilette  négligée, 
son  large  chapeau  blanc  rejeté  derrière  la  tête,  ses  lunettes  d'or 
brillant  au  soleil,  sa  démarche  rapide  et  saccadée.  On  avait  mangé 
du  homard  sous  les  arbres  verts,  à  une  table  servie  par  des  domes- 
tiques noirs,  et  couverte  entièrement  des  produits  de  la  ferme. 
Tantôt  c'étaient  des  historiettes  de  l'enfance  du  général  Grant  : 
comment  il  avait  dompté  un  cheval  rétif  qu'un  entrepreneur  de 
cirque  ambulant  défiait  qui  que  ce  fût  de  monter,  —  comment,  à 
l'âge  de  douze  ans,  il  avait  sauvé  la  vie  à  deux  dames,  —  comment 
un  phrénologue  lui  avait  prédit  qu'il  serait  président  des  États-Unis. 
On  appelait  M.  Greeley  «  notre  second  Franklin,  »  le  général  Grant 
«  notre  nouveau  Washington.  »  «  Grant  était  ivre  tel  jour,  écrivait 
la  Tribune,  journal  de  M.  Greeley,  vingt  personnes  l'ont  vu.  — 
Greeley  est  un  escroc,  répliquait  le  Times,  journal  républicain,  cent 
personnes  peuvent  l'attester.  »  Toutes  ces  grossièretés  calomnieuses 
inspiraient  au  général  Butler,  lui-même  accoutumé  de  longue  date 
à  recevoir  de  pareils  horions,  la  réflexion  suivante  :  «  si  la  presse 
des  deux  partis  ne  ment  pas,  il  faut  croire  que  politiciens  et  can- 
didats sont  sortis  tout  exprès  des  galères.  » 

M.  Greeley  surtout  s'était  jeté  dans  la  mêlée  avec  une  ardeur  in- 
concevable. Malgré  l'avis  contraire  de  ses  amis,  qui  craignaient  ses 
imprudences,  il  avait  voulu  payer  de  sa  personne  et  entreprendre 
lui-même  une  de  ces  grandes  tournées  oratoires  qui  sont  aux  États- 
Unis  la  dernière  ressource  des  candidats  en  détresse.  Suivant  l'ex- 
pression consacrée,  il  /?rj7  le  stumj}  et  parcourut  successivement 
les  états  du  nord  et  les  états  de  l'ouest,  courant  de  ville  en  ville, 
prononçant  vingt  discours  dans  chaque  journée,  parlant  dans  les 
clubs,  parlant  dans  les  meetings  populaires,  haranguant  la  foule  de 
son  balcon,  parlant  encore  aux  stations  de  chemins  de  fer  pendant 
l'arrêt  des  trains,  subissant  partout  l'éternel  supplice  des  ovations, 
des  députations,  des  illuminations,  des  processions  solennelles  et 
du  formidable  shake-hands  avec  tout  le  genre  humain.  Il  subit  cette 
épreuve  avec  une  rare  vaillance,  et  il  mérita  presque  la  qualifica- 
tion de  héros  que  lui  donnaient  les  journaux  amis  de  sa  candida- 


554  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

ture.  Le  récit  de  ses  pérégrinations,  répété  par  toute  la  presse, 
amusa  l'Amérique  entière.  On  le  décrivait  parlant  seul  de  New- 
York,  avec  son  gilet  débraillé,  son  éternel  chapeau  blanc,  et  son 
sac  de  nuit  noir,  «  vieux  serviteur  honoré  par  un  long  usage.  »  A 
chaque  station,  des  curieux  ou  des  admirateurs  faisaient  foule  au- 
tour de  liîi.  Ou  le  cherchait  de  voiture  en  voiture,  on  criait  «  où  est 
Greeley?  »  ou  le  traînait  sur  la  plate  forme  du  car,  et  on  le  faisait 
parler  de  gré  ou  de  force.  Lui  de  se  défendre  et  de  s'excuser  de  son 
mieux  ou  de  s'exécuter  de  bonne  grâce,  quand  il  ne  parvenait  pas 
à  s'excuser,  heureux  quand  le  sifflet  de  la  locomotive  venait  l'in- 
terrompre dans  son  exorde  et  le  dispenser  d'une  péroraison.  Par- 
fois il  allait  se  rasseoir,  et  la  foule  défdait  alors  dans  la  voiture 
pour  lui  serrer  la  main.  Puis  c'étaient  les  réceptions  pompeuses, 
les  bandes  de  musiciens  venues  à  sa  rencontre,  les  jeunes  filles  lui 
offrant  des  fleurs,  les  cortèges  de  voitures  à  quatre  chevaux  où  le 
génie  de  la  réclame  commerciale  avait  soin  de  glisser  quehpies  cha- 
riots d'annonces,  se  promenant  ainsi  sous  le  patronage  du  triom- 
phateur. Le  18  septembre  au  matin,  M.  Greeley  part  en  chemin  de  fer 
de  Philadelphie;  cà  Lancaster,  où  le  train  s'arrête  un  quart  d'heure, 
on  le  hisse  sur  le  balcon  d'une  auberge  d'où  il  prononce  un  dis- 
cours. A  Harrisburg,  nouveau  discours;  cà  chaque  station,  allocution 
de  circonstance.  A  ludiana,  il  "trouve  une  foire  assemblée;  il  saisit 
cette  occasion  poiu^  faire  une  conférence  sur  l'agriculture.  Le  lende- 
main, il  arrive  harassé  à  Pittsburg;  une  procession  vient  à  sa  ren- 
contre avec  des  torches  allumées  et  le  conduit  au  ba'con  d'un  hô- 
tel d'où  on  le  force  à  discourir  encore.  Le  lendemain,  il  repart  pour 
l'Obio.  Au  bout  de  quelques  semaines,  il  revient  à  INew-York  exté- 
nué, ayant  prononcé  peut-être  deux  cents  discours ,  ayant  beau- 
coup injurié  et  calomnié  le  général  Grant,  beaucoup  exalté  le  patrio- 
tisme des  populations  du  sud,  beaucoup  prêché  l'union,  la  concorde 
et  l'amour,  et  beaucoup  nui  au  succès  de  sa  candidature,  déjà  com- 
promise. Le  peuple  américain,  qui  aime  ces  exhibitions  person- 
nelles, n'en  conçoit  pas  toujours  beaucoup  plus  d'estime  poiu*  celui 
qui  s'y  livre.  Ce  moyen  n'avait  pas  réussi  à  M.  Johnson  ni  à  M.  Sey- 
mour;  au  lieu  de  relever  M.  Greeley  dans  l'opinion  publique,  il 
acheva  de  le  perdre. 

Pendant  que  M.  Greeley  battait  la  campagne,  le  général  Grant, 
toujours  discret  et  calme,  prenait  tranquillement  les  bains  de  mer, 
et  continuait  à  s'occuper  des  affaires  de  l'état.  S  s  amis  s'agitaient 
pour  sa  causa;  ainsi  le  sénateur  Wilson,  vice-président  désigné  du 
parti  républicain,  se  livra  dans  l'état  du  Maine,  à  l'occasion  des 
élections  locales,  à  la  propagande  la  plus  active,  et  dé[)assa  pres- 
que l'activité  de  M.  Greeley  :  en  quelques  jours,  il  prononça  qua- 


UNE    ÉLECTION   PRESIDENTIELLE.  555 

rante-six  discours.  Le  président  attendait  avec  confiance  la  justice 
de  ses  concitoyei)s,  sans  essayer  de  s'imposer  à  leur  choix  par  un 
grossier  charlatanisme.  D'ailleurs  son  inexpérience  de  la  parole  ser- 
vait à  merveille  sa  prudence  naturelle.  Dans  les  courts  voyages  qu'il 
se  vit  obligé  de  faire,  il  ne  put  éviter  quelques  réceptions  solen- 
nelles, mais  il  ne  prononça  pas  un  seul  discours.  Reçu  à  Newark, 
près  de  New-York,  par  une  sérénade  et  une  procession,  il  n'ouvrit 
même  pas  la  bouche.  A  Philadelphie,  à  la  suite  d'un  meeting  où 
divers  orateurs  avaient  été  entendus,  il  prononça  ces  simples  pa- 
roles: «  messieurs,  vous  avez  entendu  c-e  soir  de  beaucoup  meil- 
leurs discours  que  je  ne  pourrais  vous  en  faire;  je  suis  heureux  de 
vous  voir,  et  je  vous  félicite  d'avoir  entendu  de  si  beaux  discours.» 
Bien  loin  de  lui  en  vouloir  de  son  mutisme  obstiné,  ce  peuple,  blasé 
sur  les  effets  oratoires  et  accoutumé  à  voir  s'agiter  sur  les  tréteaux 
politiques  tant  d«  médiocrités  éloquentes,  lui  savait  gré  de  rester  à 
sa  place,  et  de  conserver  l'attitude  d'un  simple  homme  d'action; 
mênie  dans  un  pays  démocratique,  une  certaine  fierté  ne  raessied 
pas  à  un  homme  illustre  comme  le  général  Grant.  D'ailleurs  un  can- 
didat à  la  présidence  a  toujours  bien  assez  de  partisans  pour  faire 
la  grosse  besogne,  et  il  garde  mieux  son  prestige  en  s'enfermant 
dans  une  réserve  un  peu  dédaigneuse  qu'en  allant  lui-même  ra- 
coler les  voix  sur  la  place  publique  et  hurler  dans  les  réunions  po- 
pulaires. 

Tanlis  que  les  candidats  se  faisaient  valoir,  chacun  à  sa  manière, 
et  se  recommandaient  au  pays  par  des  mérites  si  divers,  les  élec- 
tions locales  des  états  avaient  lieu  l'une  après  l'autre  et  décidaient 
par  avance  du  sort  de  l'élection  présidentielle.  Les  démocrates, 
comme  de  raison,  l'avaient  emporté  dans  les  états  du  sud,  sauf 
dans  la  Caroline  du  nord,  où  les  républicains  avaient  remporté  une 
victoire  difficile  et  inespérée.  La  Géorgie  avait  donné  une  forte  ma- 
jorité aux  démocrates;  presque  partout,  les  élections  s'étaient  pas- 
sées paisiblement  malgré  la  grande  animosité  qui  semblait  renaître 
entre  les  deux  races.  A  Maçon  seulement  et  à  Savannah,  il  y  avait  eu 
de  courtes  collisions  entre  les  partisans  de  Grant  et  ceux  de  Greeley. 
Sur  quelques  points,  les  blancs  et  les  noirs  étaient  venus  î\.\ix  poils 
avec  leurs  armes;  les  noirs  surtout  avaient  montré  une  discipline 
toute  militaire,  et  s'étaient  présentés  dans  les  villes  en  colonnes 
serrées,  sous  le  commandement  de  leurs  capitaines,  lieutenans  et 
sergens.  Tous  ces  menaçans  préparatifs  de  guerre  civile  étaient 
restés  superflus;  mais  ils  prouvaient  une  fais  de  plus  combien  la 
paix  était  [)récnire  dans  les  états  du  sud,  et  combien  l'arbitrage  du 
gouvernement  féléral  était  encore  nécessaire  pour  empêcher  ces 
populations  de  s'égorger. 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  états  de  l'ouest  au  contraire  donnèrent  la  majorité  aux  répu- 
blicains. Les  états  du  nord,  comme  l'avaient  prouvé  les  deux  élec- 
tions toujours  douteuses  du  Connecticut  et  du  Maine,  étaient  favo- 
rables au  général  Grant.  Restaient  les  grands  états  du  centre,  la 
Pensylvanie,  l'Ohio  et  l'Indiana,  dont  la  majorité  plus  incertaine 
devait,  comme  toujours,  faire  pencher  la  balance.  Le  8  octobre,  les 
élections  eurent  lieu  dans  ces  trois  états;  dans  tous  les  trois,  elles 
tournèrent  en  faveur  des  républicains.  En  Pensylvanie,  où  ils  ob- 
tinrent une  majorité  de  25,000  voix,  cette  victoire  fut  d'autant  plus 
remarquable  que  le  candidat  républicain,  le  général  Hartfrant,  était 
un  spéculateur  médiocrement  estimé,  tandis  que  M.  Buckalew,  le 
candidat  démocrate,  justement  respecté  de  tous  les  partis,  était 
soutenu  par  le  gouverneur  Curtin,  un  des  hommes  les  plus  haut 
placés  dans  ce  pays  par  l'estime  publique.  Pour  qu'en  dépit  de  ces 
circonstances  la  majorité  républicaine  eût  augmenté  de  10,000  voix 
depuis  l'année  précédente,  il  fallait  un  mouvement  d'opinion  irré- 
sistible. Dans  rOhIo,  le  succès  des  républicains  n'avait  pas  été  aussi 
grand,  car  leur  majorité  n'était  plus  que  de  15,000  voix,  c'est- 
à-dire  un  peu  inférieure  à  celle  des  élections  de  1870,  et  très  au- 
dessous  des  Al, 000  suffrages  auxquels  elle  s'était  élevée  lors  de  la 
dernière  élection  présidentielle.  L'Indiana  au  contraire,  qui  avait 
donné  en  1870  une  majorité  de  2,500  voix  aux  démocrates,  donnait 
cette  année  3,000  voix  de  plus  aux  républicains.  Le  sort  en  était 
jeté,  les  républicains  étaient  encore  une  fois  victorieux,  et  toutes 
les  fanfaronnades  de  M.  Greeley  ne  pouvaient  plus  lui  ramener  la 
fortune. 

Les  partisans  du  philosophe  firent  bonne  contenance  jusqu'au 
bout.  Ils  expliquèrent  leurs  défaites  locales  par  l'emploi  de  la  cor- 
ruption, par  l'influence  administrative  du  général  Grant  et  par  l'u- 
sage de  cette  fraude  électorale  qu'on  appelle  aux  États-Unis  la  co- 
lonisation. —  La  colonisation  consiste  dans  le  double  et  triple  vote 
d'une  bande  d'électeurs  gagés,  inscrits  dans  plusieurs  états,  et  fai- 
sant métier  de  courir  les  chemins  de  fer  pour  aller  voter  de  ville  en 
YÏlle.  — On  évalue  d'ailleurs  à  soixante  mille  le  nombre  des  fonction- 
naires dépendans  du  gouvernement  fédéral,  et  l'on  assure  que  cha- 
cun d'entre  eux  a  été  forcé  de  souscrire  en  moyenne  50  dollars  par 
tête  pour  les  frais  électoraux  du  parti  républicain.  Si  à  ces  soixante 
raille  soldats  dévoués  de  l'administration  régnante,  on  ajoute  les 
fonctionnaires  des  états  et  des  municipalités  où  le  parti  républicain 
domine,  on  aura  l'idée  de  l'immense  influence  que  le  pouvoir  exé- 
cutif exerce  aux  États-Unis  sur  les  manifestations  de  l'opinion  pu- 
blique; mais  il  ne  faut  pas  oublier  qu'il  en  a  été  de  même  dans  tous 
les  temps,  et  que  l'opposition  use  des  mêmes  moyens  partout  où 


UNE  ELECTION  PRESIDENTIELLE.  557 

elle  se  trouve  au  pouvoir.  Quelque  influence  que  ces  abus  mal- 
heureusement trop  habituels  puissent  exercer  sur  le  résultat  d'une 
élection,  la  véritable  cause  des  progrès  du  parti  républicain  n'était 
pas  là;  elle  étnit  dans  la  division  du  parti  démocrate.  Presque  par- 
tout, les  straight-oiits  ou  démocrates  purs  s'abstinrent  ou  votèrent 
pour  le  général  Grant.  Ceux  de  Pensylvanie  se  réunirent  même  le 
16  octobre  à  Harrisburg  pour  déclarer  qu'il  n'y  avait  pas  à  choisir 
entre  les  deux  candidats,  et  que  les  démocrates  honnêtes  étaient 
tenus,  en  conscience,  de  s'abstenir.  Dans  les  états  da  sud  au  con- 
traire, ces  abstentions  démocratiques  furent  peu  nombreuses;  mais 
en  revanche  les  républicains  votèrent  comme  un  seul  homme,  et 
d'ailleurs  le  plus  ou  moins  de  force  des  majorités  populaires  dans 
les  états  du  sud  ne  pouvait  changer  la  proportion  des  voix  dans  le 
collège  électoral,  si  les  états  du  nord,  du  centre  et  de  l'ouest  res- 
taient fidèles  à  la  cause  républicaine.  Le  dernier  espoir  des  partisans 
de  M.  Greeley  était  que  dans  le  collège  électoral,  grâce  à  la  disper- 
sion des  voix  sur  plusieurs  candidats,  les  républicains  n'arriveraient 
pas  à  la  majorité  absolue,  et  que,  suivant  la  constitution,  l'élection' 
devrait  être  faite  par  le  congrès,  comme  cela  s'était  déjà  pratiqué 
jadis  lors  de  la  nomination  de  John  Quincy  Adams;  mais  les  gree- 
leyites  s'étaient  privés  de  cette  dernière  chance  en  étouffant  toute 
candidature  indépendante,  et  en  réduisant  les  démociates  purs  à 
la  docilité,  à  l'abstention  ou  à  la  révolte.  D'ailleurs,  la  mnjorité  du 
congrès  étant  franchement  républicaine,  le  résultat  de  cette  seconde 
élection  ne  pouvait  être  douteux. 

Le  vote  populaire  eut  lieu,  comme  d'habitude,  le  k  novembre,  et 
fit  évanouir  ces  dernières  illusions.  Non-seulement  le  général  Grant 
a  obtenu  une  majorité  suflisante,  mais  sa  majorité  dans  le  collège 
électoral  est  environ  des  trois  quarts  des  votes.  Des  états  douteux 
comme  le  New-Jersey,  le  Delaware,  la  Caroline  du  nord,  des  états 
du  sud  tels  que  l'Alabama,  l'Afkansas,  la  Floride,  le  Mississipi,  se 
sont  prononcés  en  sa  faveur.  M.  Greeley  n'a  gardé  que  la  Géorgie, 
le  Kentucky,  le  Maryland,  le  Tennessee,  la  Virginie  et  peut-être  le 
Missouri  et  le  Texas.  Encore  le  Maryland  ne  lui  a-t-il  donné  qu'une 
faible  majorité  de  1,200  voix,  et  les  républicains  ont-ils  regagné 
30,000  voix  en  Géorgie  depuis  l'élection  du  gouverneur.  Sur  l'en- 
semble du  vote  populaire,  les  majorités  additionnées  du  général 
Grant  dans  les  divers  états  qui  lui  ont  donné  leurs  suffrages  s'élè- 
vent à  701,800  voix.  Les  majorités  additionnées  de  M.  Greeley  ne 
s'élèvent  qu'à  62,000  suffrages,  ce  qui  donne  au  parti  républicain 
près  de  6/i0,000  voix  de  plus  qu'au  parti  démocrate.  D  uis  le  col- 
lège électoral,  le  général  Grant  est  assuré  d'avance  de  300  suf- 
frages, et  M.  Greeley  n'en  a  que  /i3  certains,  auxquels  se  joindront 


558  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

probablement  les  8  voix  du  Texas  et  les  15  du  Missouri.  Cette  élec- 
tion, qui  semblait  au  début  si  compromise,  est  au  contraire  la  plus 
éclatante  vicioire  que  le  parti  républicain  ait  d._-puis  longtemps 
remportée.  La  coalition  qui  devait  le  renverser  a  au  contraire  res- 
serré l'union  de  ce  parti,  et  rassemblé  de  nouveau  sous  sa  direc- 
tion toutes  les  opinions  sages  et  modérées. 

Quant  au  général  Grant,  il  reçoit  de  ses  concitoyens  un  honneur 
bien  rare,  et  qui  n'a  été  conféré,  depuis  l'origine  de  la  république, 
qu'à  quatre  présidens  des  Etats-Unis,  Washington,  Jefferson,  Mon- 
roe  et  Lincoln.  Il  faut  espérer  qu'il  saura  profiter  de  ce  pouvoir 
renouvelé  et  raffermi  pour  accomplir  lui-même  les  réfortnes  récla- 
mées par  ses  adversaires.  M.  Greeley  est  rentré  à  la  direction  de 
la  Tribune,  qu'il  n'aurait  jamais  dû  quitter,  et  sans  doute  il  y  a 
rapporté  des  ambitions  plus  modestes  et  des  id'^es  plus  saines  sur 
la  politique  de  son  pays.  Que  le  général  Grant,  en  reprenant  pos- 
session de  la  présidence,  tire  aussi  de  sa  victoire  la  leçon  qu'elle 
renferme!  Qu'il  s'attache  de  plus  en  plus  à  satisfaire  les  justes 
•plaintes  de  l'opinion  publique,  à  poursuivre  la  corruption  et  la  vé- 
nalité dans  le  gouvernement,  à  éviter  les  nominations  administra- 
tives dictées  par  la  faveur  ou  l'esprit  de  parti ,  à  déshabituer  le 
pays  de  mêler  aux  grands  intérêts  nationaux  de  mesquines  consi- 
dérations de  personnes,  à  donner,  s'il  est  possible,  aux  fonctions 
administratives  dépendantes  du  gouvernement  f  d.^'ral  une  stabilité 
qui  empêche  les  élections  présidentielles  de  dégénérer  en  combat 
pour  la  possession  des  places.  Qu'il  fasse,  d'accord  avec  le  congrès, 
cette  réforme  du  service  civil  que  M.  Greeley  n'aurait  jamais  faite, 
mais  qu'il  a  promise  avec  tant  de  fracas,  et  il  assurera  au  parti  ré- 
publicain une  nouvelle  prolongation  de  pouvoir  ])'us  que  suffisante 
pour  faire  (iisparaître  les  dernières  traces  de  la  guene  civile  et  en 
effacer  jusqu'au  souvenir. 

Si  au  contiaire  le  parti  républicain  ne  profite  pns  de  sa  victoire 
pour  acconqjlir  lui-même  dans  l'administiation  civile  et  financière 
les  réformes  sérieuses  que  l'opinion  commence  à  demander,  le  parti 
démooatique  s'en  emparera  certainement,  et  les  fera  prévaloir  à 
son  bénéfn  e.  Dans  les  pays  libres,  soumis  an  gouvernement  de  l'o- 
pinion, les  partis  politiques  ne  sont  pas,  Dieu  merci,  des  sectes  fa- 
natiques ou  des  castes  inaccessibles;  ils  ne  n)ettent  pas  un  fol  or- 
gueil et  un  absurde  entêtement  à  ne  jamais  changer  et,  à  ne  jamais 
céder  aux  faits  accomplis.  Ils  mettent  au  coniiaire  leur  honneur  et 
leur  sagesse  à  se  modifier  tous  les  jours  suivant  le  jeu  de  l'opinion 
publique  et  suivaiît  les  nécessités  reconimes  de  leur  époque.  Ils  ne 
cherchent  pas  seulement  à  prendre  leur  revanche  et  à  se  donner  le 
plaisir  d'une  vengeance  stérile;  ils  cherchent  surtout  à  se  rendre 


UNE    ÉLECTION    PRESIDENTIELLE.  559 

utiles  et  à  satisfaire  les  besoins  de  l'opinion  publique.  La  lutte  des 
partis  politiques  devient  ainsi  une  émulation  salutaire  et  profilable 
à  l'intérêt  national.  Ce  qu'on  appelle  la  revanche  d'un  parti  n'est 
pas  un  retour  pur  et  simple  au  passé,  c'est  au  contraire  la  transfor- 
mation vt  l'amélioration  de  ce  parti.  11  ne  faut  pas  voir,  dans  cette 
comnéiilion  de  tous  les  jours,  une  rivalité  d'ambitions  vidgaires  et 
une  course  au  clocher  de  popularité  entre  les  hommes  publics.  Cette 
compétition,  naturelle  et  indispensable  à  tous  les  pays  libres,  est 
au  contraire  chez  une  nation  la  preuve  de  son  bon  sens  pratique 
et  la  meilleure  garantie  de  l'ordre  légal. 

Qui  oserait  dire,  en  considérant  aujourd'hui  la  grande  répu- 
blique américaine,  que  les  démocraties  sont  toujours  changeantes, 
et  qu'elles  ne  laissent  pas  à  leurs  gouvernemens  le  temps  d'accom- 
plir des  œuvres  de  longue  haleine?  Cela  est  vrai  peut-être  dans  les 
temps  calmes,  quand  l'inquiétude  des  partis,  ne  sichant  à  quoi 
se  prendre,  gross't  démesurément  des  questions  secondaires,  et  en- 
trelient des  agitations  d'ailleurs  sans  péi  il  sérieux  ;  mais  dans  les 
temps  de  crise,  dans  les  heures  de  danger  national,  lorsque  de 
graves  intérêts  sont  en  jeu  et  tiv'nnent  la  conscience  publique  en 
éveil,  quel  gouvernement  s'est  jamais  montré  plus  persévérant, 
plus  stable,  mieux  assis  sur  l'opinion  publique  que  celui  de  la  dé- 
mocratie aniéricaine?  Dans  quel  pays  du  vieux  n)onde,  si  ce  n'est 
peut-être  en  Angleterre,  la  volonté  nationale  s'est-elle  montrée 
aussi  ferme  et  s'ei-t-elle  traduite  par  des  œuvres  aussi  durables? 
C'est  que,  dans  les  pays  où  les  partis  savent  céder  à  propos,  leurs 
triomphes  ou  leurs  revanches  aboutissent  non  pas  seulement  à  des 
dictatures  provisoires  ou  à  des  monarchies  passagères,  mais  à  des 
réformes  sérieuses  et  à  de  véritables  conquêtes  de  l'esprit  public. 
Les  grandes  choses  ne  se  font  qu'avec  du  temps,  et  il  ne  suffît  pas, 
pour  changer  les  institutions  d'un  peuple  libre,  de  quelques  pro- 
clamations et  de  quelques  décrets  lancés  par  un  pouvoir  de  hasard 
ou  par  une  majorité  d'un  jour.  Plus  les  partis  ont  de  confiance 
dans  l'avenir,  plus  ils  doivent  montrer  de  patience,  de  modération, 
de  sagesse  pratique,  et  donner  l'exemple  de  cette  disposition  libé- 
rale, malheureusement  trop  rare,  qui  consiste  à  ne  pas  s'enfermer 
dans  une  doctrine  exclusive,  mais  à  tenir  compte  avant  tout  des 
circonstances  favorables  et  de  l'intéiêt  national  :  c'est  l'exemple 
qu'ils  nous  donnent  de  l'autre  côté  de  l'Atlautique;  puissions-nous 
le  comprendre  et  l'imiter  en  France! 

Ernest  Duvergier  de  Hauranne. 


LES  SOUFFRANCES 

D'UN  PAYS  CONQUIS 

SCENES  DE   l'Émigration  en  alsage-lorraine 


La  force  ne  résout  pas  tous  les  problèmes  ;  il  ne  suffit  point  d'ob- 
tenir, par  un  traité  dont  on  dicte  en  maître  les  conditions,  la  pro- 
priété de  deux  provinces;  après  les  avoir  conquises  sans  les  consul- 
ter, il  faut  assurer  cette  prise  de  possession  par  des  conquêtes 
morales,  plus  difficiles  à  réaliser  que  des  conquêtes  matérielles. 
Depuis  près  de  deux  ans  que  la  Prusse  possède  l'Alsace  et  une 
partie  de  la  Lorraine,  au  moment  où  elle  prépare  le  recensement 
officiel  de  ses  nouveaux  sujets,  il  n'est  point  inutile  de  se  demander 
ce  que  lui  rapporte  sa  victoire  et  de  quel  prix  elle  la  paie.  Les 
pierres  de  Metz  et  de  Strasbourg  lui  appartiennent;  nos  forts,  nos 
remparts,  nos  arsenaux,  nos  immenses  casernes,  notre  école  d'ap- 
plication d'artillerie  et  du  génie,  nos  magnifiques  établissemens  mi- 
litaires, sont  entre  ses  mains;  mais  les  âmes  lui  appartiennent-elles, 
a-t-elle  gagné  les  populations  à  sa  cause  et  fait  accepter  son  pou- 
voir par  ceux  qu'elle  a  conquis?  Y  a-t-il  eu  l'ombre  d'un  rappro- 
chement entre  les  vaincus  et  les  vainqueurs?  Entrevoit- on  dans  un 
avenir  même  éloigné  la  possibilité  d'une  réconciliation  entre  l'Al- 
sace-Lorraine  arrachée  malgré  elle  à  la  France  et  l'Allemagne  victo- 
rieuse? Les  faits  seuls  répondront  à  cette  question  :  on  veut  mettre 
ici  de  côté  toute  récrimination  stérile,  on  essaiera  môme  de  conte- 
nir l'indignation  la  plus  légitime;  le  simple  récit  de  ce  qui  se  passe 
dans  les  pays  annexés  suflira  pour  éclairer  l'Europe.  Les  victimes 
innocentes  de  la  guerre  ne  cherchent  à  surprendre  la  pitié  de  per- 
sonne; elles  n'ont  besoin  pour  être  entendues  ni  d'exagérer  leurs 
souffrances,  ni  de  dénaturer  la  conduite  de  leurs  nouveaux  maîtres. 


LES    SOUFFRANCES    d'UN   PAYS    CONQUIS.  561 

Elles  font  appel,  non  à  l'émotion,  mais  à  l'équité  des  peuples  civi- 
lisés; d'avance  elles  acceptent  pour  juges  tous  les  témoins  désinté- 
ressés de  leur  sort. 


I. 

Dans  nos  anciens  départemens  du  Haut-Rhin,  du  Bas-Rhin,  de 
la  Moselle,  de  la  Meurthe  et  des  Vosges,  supprimés  ou  mutilés  par 
la  conquête,  on  se  souviendra  toujours  de  la  date  désormais  histo- 
rique du  !*'■  octobre  1872.  C'était  le  dernier  délai  accordé  aux 
annexés  pour  choisir  entre  la  nationalité  française  et  la  nationalité 
prussienne.  Le  gouvernement  de  Berlin  avait  annoncé  officiellement 
que,  passé  ce  jour,  tous  les  Français  nés  ou  domiciliés  en  Alsace- 
Lorraine  qui  n'auraient  point  opté  pour  la  France  seraient  consi- 
dérés comme  sujets  allemands.  D'après  les  instructions  envoyées 
aux  directeurs  de  chaque  cercle,  l'option  devait  être  suivie  d'un 
changement  de  domicile  réel.  L'Allemagne  n'entendait  point  sans 
doute  qu'on  pût  rester  Français  et  habiter  les  pays  conquis.  Pur- 
ger leur  nouvelle  conquête  de  tout  élément  qui  rappelât  le  passé, 
telle  fut  la  pensée  vraisemblable  des  vainqueurs.  La  France  les 
poursuivait  partout  au  sein  de  leur  victoire  :  les  noms  des  lieux, 
les  monumens,  les  souvenirs,  parlaient  de  nous;  on  les  germanisa 
en  couvrant  les  murs  de  termes  étrangers.  Après  avoir  enlevé  aux 
pierres  leur  nationalité,  il  parut  plus  nécessaire  encore  de  l'enlever 
aux  personnes. 

Seize  cent  mille  êtres  humains  furent  donc  placés  dans  l'alterna- 
tive de  quitter  leurs  intérêts,  leurs  maisons,  leurs  champs,  leurs 
aflaires,  les  tombeaux  de  leurs  parens,  les  lieux  qu'ils  habitaient 
depuis  leur  enfance,  dans  lesquels  ils  comptaient  mourir,  ou  de 
perdre  la  qualité  de  Français,  de  renoncer  à  leur  patrie  et  à  leur 
drapeau.  Si  l'on  réfléchit  aux  habitudes  casanières  de  notre  race,  à 
notre  attachement  pour  le  sol  où  nous  sommes  nés,  au  patriotisme 
local  de  deux  villes  aussi  anciennes,  aussi  glorieuses,  aussi  riches 
de  monumens  et  de  souvenirs  que  Metz  et  Strasbourg,  on  compren- 
dra quelles  luttes  durent  se  livrer  dans  les  âmes,  de  quelles  an- 
goisses fut  précédée  et  suivie  la  résolution  suprême.  Abandonne- 
rait-on taht  de  témoins  des  joies  ou  des  douleurs  passées,  les  rues 
accoutumées,  les  promenades  favorites,  l'ombre  des  vieilles  cathé- 
drales, les  murs  peuplés  de  souvenirs,  le  berceau  de  la  famille,  le 
nid  préparé  pour  la  vieillesse,  ou,  dans  l'espoir  de  conserver  tous 
ces  biens,  renoncerait-on  à  faire  partie  de  la  nation  française,  de- 
viendrait-on le  compatriote  des  ennemis  d'hier,  un  étranger  pour  les 
compatriotes  d'autrefois?  Qui  nous  dira  ce  qu'a  coûté  de  larmes  à 

TOME  cil.  —  1872,  36 


662  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ane  population  moffensive,  cligne  d'être  heureuse  et  de  vivre  libre, 
la  nécessité  de  choisir  entre  de  si  grands  sacrifices?  La  civilisation, 
en  nous  habituant  à  croire  que  le  teiuus  des  conquêtes  violentes  est 
passé,  qu'un  p-juple  a  désormais  !e  droit  de  dispo.'^er  do  lui-même, 
rend  de  telles  épreuves  plus  doulomeuses  encore  par  le  contraste 
des  rêves  dont  elle  nous  berce  et  de  la  réalisé  dont  elle  ne  nous 
diéfend  pas. 

A  la  veille  du  i"  octobre,  il  fallut  cependant  prendre  un  parti,  se 
décider  à  fuir  ou  à  rester.  Beaucoup  n'avaient  point  attendu  ce 
dtTuier  déiai  pour  se  fixer  en  France;  IVxil  et  la  rupture  des  liens 
les  plus  cliers  leur  paraissaient  préférables  au  séjour  d'un  pays 
occupé  par  fétranger.  Ceux  qui  n'ont  pas  co^mu  cotte  douleur  ne 
gavent  point  ce  qu'il  en  coûte  de  subir  chaque  jour  la  présence  de 
l'ennenji,  de  le  rencontrer  à  toute  heure  corn  me  un  souvenir  vivant 
de  la  défaite  et  de  la  conquête.  La  majorité  de  ceux  qui  optaient 
pour  la  nationalité  française  ne  se  passait  pas  néanmoins  de  se 
rendre  eji  Fnnce;  des  devoirs,  des  alfaires,  des  besoins,  les  rete- 
naient au  lieu  habituel  de  leur  résidence.  L'important,  pensaient-ils, 
était  de  conserver  leur  qualité  de  Françai-^;  plus  tard,  ii  serait  tou- 
jours tpm|)S  d'émigrer,  s'il  ne  s'offnùt  aucun  moyen  d'éviter  ce 
malheur.  Un  vague  espoir  en  retenait  quelques-uns.  Fallait- il 
prendre  à  la  lettre  les  ordonnances  des  Prussiens?  Exigeraient-ils 
que  tous  ceux  qui  auraient  opté  pour  la  France  '|uitta.«sent  défmi- 
tivem  'Ut  le  pays?  Aucun  Français  ne  serait-il  plus  autorisé  par  eux 
à  séjourner  en  Alsace  et  en  Lorraine?  Qu'entendait-on  d'ailleurs 
par  le  dom'cile  réel  que  chaque  optant  devait  indiquer  en  France 
pour  que  son  option  fût  valable?  Ne  suffisait-il  pas  à  la  rigueur  de 
louer  une  chambre  sur  le  territoire  français,  d'y  payer  une  contri- 
bution personnelle,  de  s'absenter  pendant  quelques  jours  au  com- 
mencement d'octobre,  et,  ces  précautions  prises,  de  rentier  chez  soi 
comme  d'habitude? 

Lys  autorités  prussiennes,  interrogées  sur  tant  de  points  déli- 
cats, ré[)ondaieEt,  ainsi  qu'elles  le  font  d'oniinaire,  en  termes  éva- 
sifs,  par  des  communications  ofTicieuses  et  personnelles,  sans  jamais 
engager  le  gouvernement  qu'elles  servent.  Les  unes  laissaient  en- 
tendre qu'on  accorderait  aux  Français  de  grandes  facilités  de  sé- 
jour, les  autres  qu'il  valait  mieux  ne  pas  s'exposer  à  en  avoir  be- 
soin et  se  placer  tout  de  suite  sous  la  proieciion  des  lois  allemandes 
en  acceptant  la  nationalité  germanique.  Il  y  eut  un  point  cependant 
sur  lequel  elles  furent  d'accord  à  la  dernière  heure,  c'est  que  le 
i*''  octobre  au  matin  tous  les  arui^^xés  qui  se  trouveraient  sur  le 
territoire  de  l' Alsace-Lorraine,  même  après  avoir  opté  pour  la 
Fraac^,  seraient  déchus  du  bénéfice  de  l'option  et  considérés  comme 


LES    SOUFFRANCES   d'uN    PAYS    CONQUIS.  56S 

sujets  germaniques.  On  se  réservait  de  statuer  plus  tard  sur  les 
conditions  de  sojour;  pour  le  moment,  il  fallait  choisir  entre  la  qua- 
lité d'AIIeman'l  ou  le  df^part  immédiat. 

Celte  nouvelle,  qui  avait  été  précédée  de  rumeurs  pins  favora- 
bles, causa  une  véritable  panique  dans  tous  les  rangs  de  la  société. 
Il  y  eut  alors  comme  un  entraînement  universel  qui  poussa  en  quel- 
ques jours  vers  la  fronlière  française  une  population  alïolée.  La 
contagiou  de  la  fuite  fut  générale;  beaucoup  de  personnes  qui  n'é- 
taient point  encore  décidées  se  décidèrent  tout  à  coup,  et  partirent 
à  l'improviste  sans  avoir  réglé  leurs  affaires,  sans  se  demander  où 
elles  iraient,  quels  seraient  leurs  moyens  de  vivre  et  leur  asile 
le  lendemain.  Un  même  sentiment  les  animait  toutes,  riches  ou 
pauvres,  liabitans  des  villes  qui  abandonnaient  leurs  maisons  élé- 
gantes, campagnards  qui  laissaient  derrière  eux  leurs  champs  sans 
culture,  ouvriers  qui  renonçaient  à  un  salaire  assuré  et  au  pain  de 
chaque  jour  pour  courir  au-devant  de  la  misère  :  un  désir  irrésis- 
tible d'écha[)per  à  la  domination  de  l'étranger.  La  crainte  d'être 
Allemands  les  poussait  par  milliers  sur  les  routes  et  les  déracinait 
du  sol  natal.  La  patrie  n'était  plus  pour  eux  le  lieu  connu  et  aimé 
où  ils  avalent  vécu  ;  ils  appelaient  de  ce  nom  le  moindre  coin  de 
terre  où  ils  allaient  retrouver  notre  langue,  nos  mœurs,  notre  civi- 
lisation. Quelle  réponse  à  la  prétention  des  Allemands  de  rattacher 
à  la  grande  famille  germanique  leurs  frères  séparés  de  l'Alsace  et 
de  la  Lorraine!  Sitg  diers  frères  qui  tournent  le  dos  à  leurs  pré- 
tendus païens  et  ne  veulent  connaître  de  l'Allemagne  que  le  chemin 
de  la  France  ! 

A  voir  le  nombre  et  l'empressement  des  fugitifs  qui  encom- 
braient les  chemins  dans  les  derniers  jours  de  septembre,  on  eut 
cru  que  la  guerre  avait  recommencé,  et  qu'une  nouvelle  invasion 
chassait  devant  elle  les  populations  épouvantées  :  invasion  aussi 
réelle  en  effet  et  plus  redoutable  que  la  première,  car  personne 
ne  peut  cette  fois  en  calculer  la  durée.  Tous  les  trains  qui  abou- 
tissent à  la  frontière  française,  de  Mulhouse  à  Bel  fort,  de  Sarre- 
bourg  à  Lunéville,  de  Metz  h  Pont-à-Mousson,  de  Thionville  à 
Audun-le-Uoman,  regorgeaient  d'émigrans;  sur  plusieurs  points, 
l'aflluence  était  si  grande  qu'il  fallut  à  diverses  reprises  organi- 
ser des  tiains  supplémentaires;  le  30  septembre,  des  milliers  de 
jeunes  gens  traversaient  encore  ce  qui  nous  reste  de  la  Lorraine, 
fuyant  à  la  dernière  heure  devant  la  conscription  prussienne.  Aux 
gares,  les  scènes  douloureuses  se  succédaient;  des  chefs  de  famille, 
des  commerçans,  de  petits  boutiquiers,  conliaient  leurs  maisons, 
leurs  intérêts,  tout  leur  avoir,  à  leurs  femmes,  quelquefois  même  à 
de  simples  jeunes  filles  élevées  par  le  malheur  au-dessus  de  leur 


bQh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

âge.  Des  fils  se  séparaient  de  leurs  vieux  parens  sans  savoir  s'ils  les 
reverraient  jamais  ;  les  femmes  pleuraient;  les  lèvres  serrées,  les 
traits  contractés  des  hommes  disaient  assez  ce  qui  se  passait  au 
fond  de  leurs  âmes  dans  ces  heures  cruelles.  Comme  il  arrive  au 
milieu  des  grands  malheurs  publics,  des  personnes  qui  ne  se  con- 
naissaient point  s'adressaient  la  parole  et  confondaient  leurs  tris- 
tesses. Un  spectacle  plus  lamentable  encore  était  celui  des  pauvres 
ménages  de  paysans  entassés  sur  des  charrettes  et  couvrant  les 
routes;  le  père  à  pied  conduisait  l'attelage  d'un  pas  résolu;  la  mère, 
assise  avec  les  enfans  au  sommet  de  la  voiture,  sur  l'échafaudage 
branlant  d'un  chétif  mobilier,  regardait  d'un  air  morne  le  vaste  es- 
pace et  l'horizon  inconnu.  Quelques-uns  traînaient  sur  des  brouettes 
le  peu  qu'ils  possédaient.  De  tous  ceux  qui  donnèrent  alors  à  la  France 
une  preuve  si  touchante  de  leur  attachement  pour  elle,  il  n'en  est 
pas  qui  aient  fait  un  plus  grand  sacrifice  ni  mieux  mérité  de  la  pa- 
trie que  les  cultivateurs  d'Alsace  et  de  Lorraine.  On  connaît  l'amour 
du  paysan  pour  la  terre,  on  sait  quels  liens  solides  l'attachent  au 
sol  qu'il  cultive,  qu'il  améliore  par  son  travail  et  qu'il  étend  par 
l'économie.  Son  unique  ambition  est  d'accroître  son  bien  et  de 
laisser  à  ses  enfans  un  héritage  augmenté  par  ses  soins.  Aucune  de 
ces  richesses  réelles,  aucune  de  ces  espérances  ne  se  transporte 
hors  du  village;  s'il  y  renonce,  il  perd  tout,  le  mobile  habituel  de 
son  activité  et  le  principe  même  de  son  existence  morale.  11  s'est 
trouvé  néanmoins  parmi  cette  population  laborieuse,  âpre  au  gain, 
dure  à  la  fatigue,  possédée  du  démon  de  la  propriété,  un  grand 
nombre  de  gens  de  cœur  qui  ont  sacrifié  leurs  iiitérêls  les  plus 
chers,  la  passion  de  toute  leur  vie  au  plus  pur  sentiment  de  patrio- 
tisme. La  France  ne  leur  offrait  rien,  aucun  avantage  matériel,  au- 
cune compensation  positive  à  la  perte  qu'ils  subissaient  pour  elle; 
l'Allemagne  leur  assurait  la  jouissance  de  tous  leurs  biens  :  ils  n'ont 
point  cependant  hésité  entre  les  deux  pays,  l'aisance  ne  les  eût 
point  consolés  d'être  Allemands,  la  certitude  de  rester  Français  les 
consolait  de  la  misère.  Dans  de  telles  situations,  sous  l'empire  de 
sentimens  si  forts  et  si  respectables,  le  ressort  de  la  volonté  se  tend 
jusqu'à  l'héroïsme;  le  citoyen  le  plus  obscur,  le  plus  attaché  aux 
intérêts  vulgaires,  sent  en  lui  quelque  chose  de  la  résolution  et  de 
l'esprit  de  sacrifice  qui  font  les  martyrs. 

Ils  obéissaient  aussi  à  un  instinct  supérieur,  ils  se  sentaient  élevés 
au-dessus  d'eux-mêmes,  ces  petits  employés,  ces  modestes  com- 
merçans,  ces  humbles  serviteurs  qui,  vivant  jour  par  jour  de  leur 
travail,  certains  de  n'en  pas  manquer  s'ils  restaient  en  Alsace  et  en 
Lorraine,  aimaient  mieux  affronter  tous  les  hasards,  gngner  la  France 
sans  argent,  sans  promesses  d'emploi,  sans  appui,  que  de  suppor- 


LES    SOUFFRANCES    d'uN    PAYS    CONQUIS.  565 

ter  la  présence  et  la  domination  de  l'étranger.  L'histoire  de  ces 
souffrances  populaires  mériterait  d'être  écrite;  on  en  composerait 
le  livre  d'or  de  nos  provinces  perdues.  Une  veuve  qui  emmenait 
deux  enfans,  à  qui  l'on  demandait  le  29  septembre  où  elle  comp- 
tait fixer  sa  résidence,  répondait  simplement  :  «  Je  n'en  sais  rien; 
je  n'ai  ni  ressources,  ni  asile,  ni  métier  assuré,  mais  je  pars,  mes 
fils  ne  seront  pas  Allemands.  »  Ces  derniers  mots  résumaient  la 
pensée  de  tous.  Pour  cette  population  de  nos  frontières  de  l'est 
qui  connaît  de  longue  date  l'Allemagne  et  ne  l'a  jamais  aimée,  il 
n'y  a  point  de  plus  grand  malheur  que  de  lui  appartenir. 

«  Où  allez-voas?  demandait-on  à  de  pauvres  gens  dont  le  triste 
équipage  annonçait  la  détresse.  —  En  France,  »  répondaient-ils.  Ils 
allaient  devant  eux  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  atteint  la  frontière 
française,  et  se  demandaient  seulement  alors  quel  serait  leur  asile, 
leur  gagne-pain  pour  les  jours  suivans.  Le  soir  venu,  on  dételait 
les  chevaux,  les  émigrans  campaient  dans  leurs  voitures,  auprès 
des  villages,  et  le  long  défilé  recommençait  le  lendemain.  Les  plus 
jeunes  fuyaient  pour  ne  pas  servir  la  Prusse,  les  plus  âgés,  comme 
le  disait  l'un  d'entre  eux,  pour  ne  pas  mourir  Prussiens.  On  a  vu 
des  octogénaires  opter  pour  la  nationalité  française  et  quitter  l'hos- 
pice qui  leur  servait  de  refuge. 

Le  chiffre  si  considérable  des  émigrans  échappe  jusqu'ici  à  tout 
contrôle.  Les  Allemands  seuls  pourront  s'en  rendre  compte  lors- 
qu'ils auront  terminé  le  recensement  qu'ils  commencent  à  peine, 
pour  lequel  ils  attendent  sans  doute  la  liste  des  options  que  le  gou- 
vernement français  doit  leur  communiquer  à  la  fin  de  cette  année. 
Le  jour  où  ils  publieront  leur  statistique,  il  ne  faudra  l'accueillir 
qu'avec  réserve,  en  ayant  soin  de  ne  pas  confondre,  comme  ils  le  font 
volontiers,  les  anciens  habitans  des  provinces  françaises  et  les  nou- 
veau-venus que  l'Allemagne  y  envoie.  Ces  derniers,  dont  le  nombre 
ne  sera  évalué  que  par  les  autorités  germaniques,  doivent  être  dé- 
falqués du  chiffre  total  de  la  population  d'Alsace-Lorraine,  si  l'on 
veut  comparer  ce  qu'elle  est  aujourd'hui,  sous  la  domination  alle- 
mande, à  ce  qu'elle  était  autrefois  sous  le  régime  français.  On  a 
parlé  de  16/i,000  personnes  qui  auraient  opté  dans  les  provinces 
annexées  pour  la  nationalité  française,  sans  compter  254,000  op- 
tions faites  en  France;  ces  chiffres,  si  élevés  qu'ils  paraissent,  sont 
loin  de  correspondre  au  chiffre  réel  de  l'émigration.  Une  foule  de 
personnes  sont  parties  sans  opter,  soit  que  par  prudence  elles  ne 
voulussent  laisser  derrière  elles  aucune  trace  de  leur  départ,  soit 
qu'il  leur  parût  inutile  de  revendiquer  une  nationalité  qu'elles  al- 
laient retrouver  en  retrouvant  la  France,  soit  enfin  que  les  autorités 
prussiennes  aient  mis  peu  d'empressement  aies  inscrire  et  se  soient 


566  '      REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

enfermées  ou  absentées  pendant  les  derniers  jours  de  septembre, 
comme  oa  les  accuse,  de  l'avoir  fait  dans  quelques  communes  (1).  Il 
ne  f'Vut  pas  oublier  d'ailleurs  que  les  nombreuses  options  des  mi- 
neurs émancipés  sont  considérées  comme  nulles  par  la  Prusse,  ne 
figureront  point  dans  les  états  officiels  qu'elle  publiera.  On  craint 
aussi  qu'elle  ne  se  réserve  de  traiter  en  sujets  prussiens  les  optans 
qui  renlrei aient,  même  pour  un  jour,  en  Alsace-Lorraine,  sans  en 
avoir  reçu  l'autorisation  formelle.  La  rigueur  avec  laquelle  dt^puis  le 
1"  novembre  les  commissaires  allemands  exig<mt  les  passeports  à  la 
frontière  leur  permettra  de  reconnaître  la  nationalité  de  tous  ceux 
qui  se  rendent  dans  les  provinces  annexées  et  de  n^fuser  au  besoin 
aux  Alsaciens  et  aux  Lorrains,  —  qui  rentreraient  chez  eux  après 
avoir  opté  pour  la  France,  —  le  bénéfice  de  l'option.  Le  plus  sage  en 
ce  moment,  si  l'on  veut  rester  Français  aux  yeux  des  Allemands,  sera 
de  demeurer'en  France.  En  attendant  que  la  liste  corupiète  des  op- 
tions et  des  départs  soit  communiquée  au  public,  si  jamais  nous 
devons  la  connaître  tout  entière,  quelques  détails  authentiques 
donneront  une  idée  des  proportions  énormes  qu'apiises  l'émigra- 
tion. 

Dans  les  trois  derniers  jours  du  mois  de  septembre,  A  5,000  voya- 
geurs venant  des  provinces  annexées  ont  traversé  la  gare  de  Nancy 
et  inondé  les  rues  de  la  cité.  Aux  abords  de  l'hô'.el  de  ville,  sur  la 
place  Stanislas,  des  familles  fugitives  s'assey.dent  en  cercle  autour 
de  la  statue  du  dernier  duc  de  Lorraine,  attendant  avec  une  dignité 
recueillie  qu'on  leur  indiquât  une  destination  ou  un  asile;  des 
groupes  aux  vêtemens  bariolés,  d'une  tristesse  pittoresque,  se  for- 
maient silencieusement  jusque  sur  le  marbre  des  fmtaines,  près 
des  eaux  jaillissantes;  une  foule  si  épaisse  obstruait  les  abords  du 
chemin  de  fer  que  les  derniers  venus  ne  pouvaient  arriver  jusqu'au 
guichet  qu'après  quelques  heures  d'attente;  des  caisses,  des  pa- 
quets, des  matelas,  s'amoncelaient  sur  les  quais  et  y  formaient  une 
montngne  de  bagages;  du  milieu  de  cette  cohue,  on  n'entendait 
sortir  aucune  exclamation  violente,  aucun  chant  révolutionnaire. 
Par  intervalles  seulement,  quelques  voix  résolues  acclunaient  le 
nom  de  la  France.  C'était  surtout  le  cri  des  jeunes  gens,  de  nos  fu- 
turs soldats.  A  la  dernière  heure,  il  en  arriva  un  si  grand  nombre 
que  l'on  craignit  quelques  conflits  avec  la  garnison  prussienne,  et 
que  l'on  dirigea  plusieurs  trains  sur  Vesoul,  où  un  réglaient  de  ca- 
valerie française  a  remplacé  les  Allemands.  Il  partait  encore  des 
émigrés  le  l*^'"  octobre  à  quatre  heures  du  matin.  Sur  la  route  de 

(1)  Les  Allemands  ont  mis  en  général  beaucoup  de  mauvaise  grâce  et  de  lenteur  à 
délivrer  aux  personnes  intéressées  les  pièces  qu'on  leur  réclamait  pour  remplir  les 
formalités  de  loption. 


LES    SOUFFRANCES    d'uN   PAYS    CONQUIS.  567 

Nov(^~ant  à  Pagny,  vers  la  fin  du  mois  de  septembre,  les  voitures 
de  déménagemens  se  succédaient  sans  interruption  la  nuit  et  le 
jour,  aussi  rapprochées  les  unes  des  autres  et  aussi  serrées  qu'elles 
eussent  pu  l'être  dans  I  s  nus  de  Paris  lorsqu'un  encoinbreuient 
s'y  produit.  A  la  même  époque,  cent  cinquante  wagons  de  meubles 
entraient  tous  les  jours  en  France  par  la  gare  de  Pagny. 

La  ville  de  Mt'tz,  autrefo's  si  florissante  et  si  animée,  ressemble 
aujourd'hui  à  un  désert  où  n'apparaissent  plus  que  (ie  loin  en 
loin  quelques  débris  de  l'ancienne  population;  les  écriteaux  sus- 
pendus au-dessus  de  toutes  les  portes,  les  fenêtres  closes,  annon- 
cent que  dans  tous  les  quartiers  les  maisons  demeurent  vides.  Dans 
la  rue  des  Clercs,  la  plus  fVéquentée  de  toute  la  ville,  qui  conduit 
de  l'Esplanade  à  la  cathédrale,  douze  grands  magasins  se  sont  fer- 
més pour  ne  plus  se  rouvrir.  Les  f.ibriques  de  chaussures,  de  fla- 
nelle, de  bonneterie,  qui  occupait  nt  2,000  ouvriers,  s'elabliï-8ent  à 
Nancy;  les  ateliers  justement  renommés  où  M.  Maréchal  peint  ses 
vitraux  se  transportent  à  Bar-le-Duc.  Tous  les  anciens  avoués  du 
tribunal,  la  plupart  des  huissiers  ont  donné  leur  démis  ion  et  gagné 
la  France;  il  ne  reste  plus  (ians  toute  la  ville  que  deux  notaires. 
D'après  les  calculs  les  plus  n)odérés,  on  ne  peut  évaluer  le  nombre 
des  personnes  qui  ont  quitté  Metz  à  moins  de  32,000.  Du  chiflre  de 
48,000  habitans,  l'ancienne  population  est  tombée  à  celui  d<t  16,00<). 
Ce  n'est  plus  la  vieille  cité  messine  que  les  Prussiens  possèdent;  ils 
n'en  gardent  que  l'ombre.  La  France  avait  fait  de  Metz  une  ville 
riche  et  active,  à  la  fois  militaire,  savante,  industrielle,  dotée  de 
magnifiques  établisstniens,  de  l'école  d'application  d'artilleiie  et 
du  génie,  d'une  école  régiuîentaire  d'artillerie,  d'une  cour  d'ai)pei, 
d'un  lycée  appartenant  à  l'état  et  d'un  collège  libre,  d'une  école  de 
dessin  et  de  nujsique,  d'écoles  municipales  dignes  de  rivahser  pour 
la  perfection  des  méthodes  et  l'étendue  de  l'enseignement  avec  les 
institutions  analogues  de  Mulhouse  et  de  Paris,  qu'elles  ont  en 
général  précédées,  auxquelles  même  elles  ont  en  plus  d'un  point 
servi  de  modèles.  Le  zèle  de  la  municipalité  et  l'intelligence  de  l'in^ 
dustrie  privée  complétaient  par  des  efforts  locaux,  par  des  créations 
individuelles,  l'action  bienfaisante  du  gouvernement.  Que  deviens 
nent  aujourd'hui  toutes  ces  richesses,  œuvre  des  siècles,  produit 
du  travail  de  plusieurs  générations  françaises?  Il  a  suffi  nue  Met» 
tombât  au  pouvoir  des  Prussiens  pour  qu'en  deux  an^  la  v.<:;ille  cité 
descendît  du  second  rang  au  dixième,  reculât  jusqu'aux  temps  les 
plus  obscurs  et  les  plus  malheureux  de  son  histoire.  Il  dépend  de 
ses  nouveaux  maîtres  de  la  faire  descendre  encore  sur  la  pente  de 
la  décadence,  mais  il  ne  leur  appartient  point  d'y  ramener  la  vie  et 
l'activité  première.  Tant  que  Metz  restera  entre  leurs  mains.  Meta, 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

après  de  longs  jours  de  prospérité,  aura  la  douleur  de  se  survivre 
à  lui-même.  Avec  un  sentiment  de  patriotisme  que  la  France  ne 
saurait  trop  honorer,  la  municipalité  messine  vient  de  dresser  le 
bilan  de  toutes  les  gloires  locales,  comme  pour  montrer  à  l'Alle- 
magne ce  qu'était  Metz  avant  la  conquête  et  humilier  le  présent  par 
le  contraste  du  passé.  On  a  réuni  dans  un  même  musée  des  souve- 
nirs archéologiques,  des  collections  de  médailles,  de  pierres,  d'in- 
sectes, de  plantes,  d'animaux,  et  gravé  sur  des  tables  de  marbre, 
avec  les  titres  des  sociétés  savantes  du  pays  messin  et  la  mention 
des  prix  remportés  par  elles  dans  de  nombreux  concours,  les  noms 
de  tous  les  hommes  célèbres  qu'a  produits  la  cité.  On  dirait  qu'a- 
vant de  mourir  la  noble  ville  compose  elle-même  l'inscription  fu- 
néraire qui  décorera  sa  tombe. 

Metz  n'a  pour  nous  qu'une  importance  militaire,  répondent  sans 
embarras  quelques  Allemands;  nous  n'avons  exigé  cette  place  que 
pour  fermer  aux  Français  le  chemin  de  l'Allemagne  et  nous  ouvrir 
la  route  de  Paris.  De  Là  nous  jetterons,  quand  nous  le  voudrons, 
une  armée  dans  les  plaines  de  la  Champagne  sans  rencontrer  entre 
nous  et  votre  capitale  un  seul  obstacle  naturel;  nous  couvrons  notre 
frontière  et  nous  découvrons  la  vôtre.  C'est  là  tout  le  secret  de  la 
conquête  de  Metz;  notre  ambition  ne  va  pas  plus  loin.  Que  Metz  ne 
soit  plus  après  cela  qu'une  forteresse,  qu'une  vaste  caserne  entou- 
rée de  canons,  que  l'industrie  y  périsse,  que  les  arts  s'y  éteignent, 
que  la  vie  s'y  arrête,  peu  nous  importe;  c'est  l'affaire  des  habi- 
tans,  non  la  nôtre.  Notre  but  est  atteint,  nous  ne  voulions  qu'une 
position  stratégique,  nous  l'avons;  bien  habile  ou  bien  hardi  sera 
celui  qui  maintenant  nous  en  dépossédera. 

11  n'en  est  pas  de  même  de  Strasbourg,  dont  les  feuilles  officieuses 
de  l'Allemagne  ne  parlent  qu'avec  sollicitude;  pour  cette  fille  bien- 
aimée,  que  ne  ferait  pas  la  mère -patrie,  trop  longtemps  privée 
d'elle!  N'est-ce  pas  afin  de  la  rendre  plus  heureuse  et  plus  floris- 
sante, pour  y  effacer  jusqu'aux  derniers  vestiges  de  la  barbarie 
française,  qu'on  a  commencé  par  détruire  à  coups  de  canon  une 
partie  de  la  ville  avant  de  l'annexer  tout  entière?  Grâce  à  la  frater- 
nelle habileté  des  artilleurs  allemands,  la  voilà  qui  sort  maintenant 
rajeunie  et  renouvelée  de  ses  ruines;  les  magnifiques  indemnités 
accordées  par  l'Allemagne  aux  propriétaires  des  maisons  détruites 
leur  permettent  d'élever  des  palais  à  la  place  des  masures  qu'ont 
brûlées  à  dessein  quelques  obus  intelligens.  Le  faubourg  National, 
le  faubourg  de  Saverne,  le  faubourg  de  Pierre,  vont  maintenant 
lutter  d'élégance  avec  les  plus  beaux  quartiers  de  Berlin.  Stras- 
bourg, amoindri  par  la  France,  entrera  sous  le  drapeau  prussien 
dans  une  ère  de  prospérité  que  les  cités  françaises  n'ont  jamais 


LES    SOUFFRANCES    d'uN    PAYS    CONQUIS.  569 

connue;  ses  remparts  tomberont,  son  enceinte  s'élargira  du  côté  de 
la  Robertsau,  un  large  canal  amènera  à  la  porte  des  Pêcheurs  les 
plus  grands  bâtimens  qui  naviguent  sur  le  Rhin.  La  science  y  fleu- 
rira en  même  temps  que  l'industrie;  une  puissante  université,  en- 
tretenue à  grands  frais  et  richement  dotée,  y  réunira  les  professeurs 
les  plus  célèbres  de  l'Allemagne.  Telles  étaient  les  promesses  so- 
nores par  lesquelles  on  essayait  de  consoler  et  surtout  de  retenir 
les  Strasbourgeois.  Ceux-ci  secouaient  la  tête,  attendant  pour  y 
croire  que  toutes  ces  merveilles  fussent  réalisées.  Ont-ils  eu  tort 
de  se  monirer  si  incrédules?  Combien  de  ces  beaux  projets  restent 
encore  à  l'état  d'espérance!  Qu'est  devenue  l'ardeur  des  premiers 
jours?  L'achat  et  la  vente  des  terrains  de  la  Robertsau  ne  seraient- 
ils  qu'une  simple  manœuvre  de  la  spéculation  allemande,  si  habile 
en  ce  moment  à  remuer  les  capitaux  et  à  dépouiller  les  action- 
naires? Où  sont  les  professeurs  illustres  que  devait  attirer  l'univer- 
sité de  Strasbourg?  52  Allemands  remplacent  simplement  dans 
l'enseignement  supérieur  51  Français  aussi  instruits,  aussi  distin- 
gués et  généralement  plus  connus  que  leurs  successeurs.  Aucun 
homme  considérable  de  l'Allemagne  n'a  voulu  accepter  les  offres 
du  gouvernement  prussien  et  affronter  les  dispositions  peu  favo- 
rables du  public  alsacien.  Il  a  fallu  recruter  le  nouveau  personnel 
enseignant  un  peu  au  hasard,  en  Suisse,  en  Autriche,  dans  les  dif- 
férentes parties  de  l'empire  germanique,  parmi  les  lettrés  et  les 
savans  les  plus  obscurs.  Installés  le  l*"'"  mai  1872,  quelques-uns  de 
ces  professeurs  ont  déjà  pris  la  fuite,  honteux  du  vide  qui  se  faisait 
autour  d'eux  et  ne  pouvant  se  résigner  à  voir  leurs  cours  déserts. 
Ce  qui  manque  en  effet  le  plus  à  cette  université,  ce  sont  les  étudians; 
l'Alsace  n'en  fournit  point  et  n'en  pourra  fournir  avant  longtemps. 
Les  jeunes  Allemands  n'éprouvent  aucun  désir  de  séjourner  dans 
une  ville  attristée,  où  la  vie  d'ailleurs  leur  sera  plus  onéreuse  que 
dans  les  universités  allemandes.  L'Allemagne  en  est  réduite,  pour  y 
attirer  quelques  étudians,  à  créer  des  bourses  qu'elle  affecte  spécia- 
lement à  l'université  de  Strasbourg. 

Les  prétendus  avantages  que  la  Prusse  offrait  aux  Strasbourgeois, 
et  qu'annonçait  bruyamment  toute  la  presse  germanique,  n'ont 
guère  retenu  à  Strasbourg  que  ceux  qu'y  retenaient  des  nécessités 
de  situation,  le  petit  commerce,  les  petits  propriétaires  de  maisons 
ou  de  jardins,  une  partie  de  la  classe  moyenne,  dont  les  ressources 
tiennent  au  sol  et  ne  peuvent  se  transporter  ailleurs.  Là  comme 
partout,  les  riches  et  les  pauvres  sont  partis  sans  hésiter,  empor- 
tant les  uns  leurs  capitaux,  les  autres  leurs  bras  et  leurs  instru- 
mens  de  travail.  Il  faut  excepter,  bien  entendu,  de  cette  classifica- 
tion, trop  générale  pour  être  absolue,  les  grands  industriels  dont 


570  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  établissemens  ne  se  déplacent  point  et  les  ouvriers  attachés  à 
leur  fortune. 

C'eût  été  un  véritable  désastre,  la  ruine  de  milliers  de  familles, 
la  perte  de  plusieurs  centaines  de  millions,  si  les  manufactures  de 
Mulhouse,  les  usines  de  Hayange,  de  Styring,  de  Moyeuvre,  d'Ars- 
sur-Moselle,  avaient  cessé  leurs  travaux.  Il  importe  même  à  l'inté- 
rêt français,  comme  l'a  très  bien  montré  M.  Reybaud  (!),  que  ces 
grandes  maisons  ne  tombent  point  entre  des  mains  allemandes  et 
ne  cessent  d'appartenir  à  des  familles  françaises.  En  Alsace,  le 
coui'ant  d'émigration,  plus  marqué  peut-être  dans  le  Haut-Rhin  que 
dans  le  Bas-Rhin,  dans  la  montagne  que  dans  la  plaine,  a  été  aussi 
considérable  qu'aux  environs  de  Metz.  Les  Vosges  restées  françaises 
se  peuplent  d'Alsaciens  et  reçoivent  dans  leurs  vallées  agrestes  des 
industries  transplantées.  Depuis  l'annexion,  Ëpinal  compte  i  ,000  ha- 
bitans.  Saint- Dié  2,500,  le  département  tout  entier  /»5,000  âmes 
de  plus  qu'auparavant.  La  population  de  iNancy  s'est  augmentée  de 
10,000  âmes,  '25,000  options  y  ont  été  reçues,  et  6,000  engagés 
volontaires  y  ont  demandé  à  faire  partie  de  l'armée  française.  Dans 
la  même  ville,  Savcrne  envoie  une  fabrique  de  bascules,  Colmarune 
fabrique  de  porcelaines,  Sarre-Union  une  fabrique  de  chapeaux  de 
paille,  Strasbouj  g  la  grande  imprimerie  Berger-Lcvrault,  à  côté  des 
fabriques  de  bonneterie,  de  flanelle,  de  chaussures,  de  limes  qui 
viennent  de  Metz  et  de  Sarreguemines.  Plus  de  3,000  ouvriers  y 
arrivent  des  provinces  annexées.  A  Belfort,  à  Vesoul,  à  Lunéville,  à 
Pont-à-Mousson,  à  Toul,  à  Verdun,  à  Briey,  à  Bar-le-Duc,  les  émi- 
grés abondent.  Les  fabriques  de  draps  de  Bischwiller,  qui  ne  trou- 
vaient plus  de  débouchés  en  Allemagne,  se  transportent  jusqu'à  Vire 
dans  le  Calvndos,  à  Elbeuf  et  à  Sedan. 

Sur  la  frontière  même  des  provinces  annexées,  à  mesure  que  les 
communes  devenues  allemandes  se  dépeuplaient,  les  communes 
restées  françaises  recevaient  et  gardaient  les  émigrans.  11  y  a  sur 
le  territoire  cédé  à  l'Allemagne  des  villages  manufacturiers  où 
ni  ouvriers  ni  patrons  n'osent  coucher.  Chaque  soir,  dcs  milliers 
d'hommes  sortent  des  pays  conquis  pour  entrer  eii  France,  y  pas- 
sent la  nuit  afin  de  bien  établir  qu'ils  restent  Français,  et  revien- 
nent le  lendemain  à  leur  travail.  Dans  la  banlieue  de  Metz,  ce 
sont  des  femmes  qui  au  mois  d'octobre  ont  ensemencé  les  champs 
et  conduit  la  charrue.  Des  villages  entiers  de  la  Lorraine  allemande, 
surtout  des  environs  de  Bitche,  restent  déserts.  On  voyait  les  ha- 
bitans  arriver  en  groupes  à  la  frontière  et  déclarer  en  allemand 
qu'ils  entendaient  rester  Français.  La  plupart  manquaient  de  res- 

(1)  Voyez  la  Revue  da  1*'  novembre. 


LES    SOUFFRANCES    d'uN    PAYS    CONQUIS.  571 

sources;  ils  avaient  tout  quitté  et  tout  perdu  pour  ne  garder  qu'un 
bien,  la  pairie,  non  pas  cette  patrie  de  convention  que  crée  la  com- 
munauté de  la  langue,  mais  la  patrie  qu'on  aime  depi.is  des  siè- 
cles, dont  on  a  partagé  la  gloire  et  la' grandeur,  à  qui  l'on  doit 
l'inappréciable  bienfait  d'une  civilisation  humaine,  généreuse,  li- 
bérale. Les  plus  grandes  misères  qu'ont  eu  à  secourir  au  passage 
les  comités  locaux  étaient  celles  des  paysans.  Quelques  cliilTres  ap- 
proxiinaiils  feront  connaître  au  public  les  charges  énormes  qu'ac- 
ceptait dès  le  début  de  l'émigration,  qu'accepte  encore  en  ce  mo- 
ment le  patriotisme  de  la  charité  privée  :  52,000  personnes  au 
moins  ont  été  secourues  en  dix-huit  mois  par  le  comité  alsacien- 
lorrain  éiabli  à  Nancy;  du  1"  septembre  au  10  octoi)re,  ce  même 
comité  distribuait  aux  émigrés  158,000  francs;  aujouid'hui,  grâce 
au  concours  de  la  société  de  protection  que  M.  le  coîîite  d'IIausson- 
ville  préside  à  Paris  avec  tant  de  dévoûmeut,  on  construit  des  ba- 
raques pour  loger  autour  de  Nancy  les  ouvritTs  annexés;  à  Paris 
même,  50  lits  sont  à  la  disposition  des  émigians;  on  dépense  pour 
leur  entretien  près  de  6,000  francs  par  semaine,  sans  conpter  les 
nombreuses  distributions  de  vêtemens  qu'on  leur  lait  à  domicile 
ou  dans  les  bureaux  de  la  rue  de  Provence. 

Ceux  qui  restent  ne  sont  en  général  ni  moins  attach<^s  à  la  France 
ni  moins  hostiles  à  l'Allemagne  que  ceux  qui  j)artent.  C'est  la  néces- 
sité seule  qui  les  retient.  Ils  ne  choisissent  point  librement  la  na- 
tionalité allemande,  ils  la  subissent  malgré  eux;  beaucoup,  quoique 
ne  pouvant  partir,  ont  rempli  toutes  les  formalités  de  l'option,  afm 
de  ne  laisser  aucun  doute  sur  leurs  sentimens.  La  France  ne  saurait 
leur  en  vouloir  d'accepter  le  sort  auquel  elle  les  condamne  par  les 
traités  qu'elle  a  signés;  ils  sont  la  rançon  de  la  patrie  tout  en- 
tière, et  le  sacrifice  qu'ils  font  en  la  perdant  doit  leur  être  compté 
par  tous  ceux  qui  la  conservent.  Appartenant  |)res({ue  tous  à  la 
classe  moyenne  des  villes  et  des  campagnes,  petits  propriétaires  de 
maisons  ou  de  biens  ruraux,  ils  restent  parce  que  la  propriété  ne 
s'emporte  pas,  ainsi  que  la  patrie,  à  la  semelle  des  souliers,  et  que 
le  départ  pour  eux  serait  la  ruine.  Tout  ce  qu'ils  possèdent  tient  au 
sol;  nulle  possibilité  d'ailleurs  de  vendre  ni  même  de  louer.  La  plu- 
part n'ont  qu'un  moyen  de  tirer  parti  de  leurs  immeubles,  c'est  de 
les  habiter  et  de  les  exploiter  eux-mêmes.  Les  gens  riches  qui  ont 
des  teries  en  France  ou  des  valeurs  mobilières  peuvent  faire  le  sa- 
crifice d'une  part  de  leurs  revenus,  laisser  leurs  propriétés  d'Al- 
sace-Lorraine improductives  et  inoccupées;  presque  tous  l'ont  fait 
sans  hésiter.  Les  plus  beaux  hôtels  de  Metz,  une  df  s  villes  de  France 
où  le  luxe  de  l'architecture  était  poussé  le  plus  loin,  ne  renferment 
aujourd'hui  aucun  habitant;  les  millions  ainsi  immobilisés  ne  rap- 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

portent  à  leurs  propriétaires  que  des  frais  d'entretien  et  un  gros 
chiffre  d'impôts.  L'ouvrier  qui  vit  de  son  salaire  emporte  partout 
avec  lui  ses  deux  bras  qui  le  font  vivre;  mais  celui  qui  n'a  d'autre 
ressource  qu'une  maison  ou  un  champ  meurt  de  faim,  s'il  les  aban- 
donne. Ces  annexés  malgré  eux  ne  méritent  de  notre  part  que  du 
respect;  toute  parole  de  blâme  qui  les  atteindrait  serait  un  reproche 
non  pour  eux,  mais  pour  l'assemblée,  pour  le  gouvernement,  qui, 
en  les  cédant  à  l'Allemagne  afin  de  sauver  le  pays,  les  déliaient  à 
l'avance  de  toute  obligation  envers  nous.  Après  la  signature  des 
traités,  eux  seuls  demeuraient  juges  de  ce  qu'ils  devaient  à  la  patrie 
dont  leur  malheur  payait  la  délivrance.  Triste  sort  d'ailleurs  que 
celui  qui  les  attend!  Il  faut  avoir  vécu  dans  nos  villes  dépeuplées 
pour  comprendre  ce  qu'on  y  souffre.  Les  relations  de  famille,  d'a- 
mitié, de  voisinage,  qui  pour  les  provinciaux  tiennent  une  si  grande 
place  dans  la  vie,  sont  presque  toutes  brisées  par  de  nombreux 
départs  :  beaucoup  restent  isolés  sans  retrouver  autour  d'eux  un 
seul  visage  ami;  pas  de  réunions  intimes  où  l'on  ne  compte  les 
places  vides,  où  l'on  ne  pleure  les  absens.  Les  joies  de  l'intérieur, 
où  l'on  aimerait  à  se  réfugier  au  milieu  de  la  tristesse  publique,  ont 
leurs  sources  taries  par  la  dispersion  générale.  Faut-il  parler  des 
plaisirs  extérieurs?  Il  y  a  deux  ans  que  personne  ne  les  connaît 
plus  clans  l'Alsace-Lorraine.  Les  foires  du  printemps,  qui  attiraient 
autrefois  un  grand  concours  de  peuple,  qui  amusaient  pendant  un 
mois  tout  un  département,  ne  sont  plus  fréquentées  que  par  la  po- 
pulation allemande.  Les  Français  évitent  de  se  mêler  aux  groupes 
des  promeneurs  étrangers,  et  protestent  par  leur  absence  contre 
l'invasion  bruyante  de  la  gaîté  germanique  au  sein  de  leurs  villes 
en  deuil.  Le  jour  où  les  Allemands  célèbrent  publiquement  leurs 
fêtes  nationales,  chacun  reste  chez  soi,  les  fenêtres  se  ferment,  on 
ne  rencontre  dans  les  rues  ni  Alsaciens  ni  Lorrains;  pour  éviter  de 
se  montrer,  les  ouvriers  apportent  le  matin  leur  dîner  à  l'atelier 
et  n'en  sortent  que  le  soir.  Les  indigènes  font  le  vide  autour  des 
Allemands,  comme  le  faisaient  les  habitans  deVenise  autour  des  Au- 
trichiens. La  promenade  elle-même,  si  chère  aux  oisifs  des  grandes 
et  des  petites  villes,  y  devient  un  supplice  lorsqu'on  rencontre  à 
chaque  pas  l'uniforme  étranger,  et  qu'on  entend  résonner  à  ses 
oreilles  la  langue  des  vainqueurs. 

Aussi  courageux,  plus  à  plaindre  peut-être  que  les  émigrans, 
ceux  qui  restent  dans  les  pays  conquis  nous  rendent  un  service 
que  la  France  ne  doit  pas  oublier;  ils  maintiennent  parmi  les  Alle- 
mands, dont  le  nombre  s'accroîtra,  notre  langue,  nos  traditions, 
notre  esprit.  L'isolement  dans  lequel  ils  vivent,  leur  éloignement 
absolu  pour  la  société  de  leurs  nouveaux  maîtres,  feront  durer  la 


LES    SOUFFRANCES    d'uN    PAYS    CONQUIS.  573 

protestation  des  vaincus  aussi  longtemps  que  durera  la  conquête. 
Tant  qu'il  restera,  grâce  à  eux,  un  élément  français  sur  le  territoire 
annexé,  l'annexion  gardera  le  caractère  qui  lui  appartient,  celui 
d'un  abus  de  la  force  consommé  dans  un  temps  qui  se  pique  de 
progrès  par  un  peuple  qui  se  vante  d'être  civilisé.  Aucun  voyageur 
de  bonne  foi  ne  traversera  nos  provinces  perdues  sans  en  rapporter 
l'impression  qu'on  rapportait  autrefois  de  Venise  et  de  Milan.  La 
dignité  fière  des  Alsaciens  et  des  Lorrains,  leur  attitude  en  face  de 
l'étranger,  continueront  d'apprendre  au  monde  qu'il  a  été  possible 
de  les  conquérir,  mais  non  de  les  assimiler.  Plus  on  essaiera  de  les 
rattacher  à  l'Allemagne,  plus  ils  se  rattacheront  d'eux-mêmes  à  la 
France.  Déjà  un  symptôme  significatif,  et  qui  se  produit  partout, 
doit  avertir  les  Allemands  de  l'inutilité  de  leurs  efforts  pour  germani- 
ser les  Français.  Dans  la  Lorraine  allemande  et  dans  les  villages  de 
l'Alsace,  où  les  conquérans  croyaient  trouver  plus  de  sympathie  à 
cause  de  la  communauté  de  la  langue,  on  n'a  jamais  moins  parlé 
allemand  que  depuis  la  conquête.  C'est  à  qui  montrera  par  l'usage 
de  la  langue  fiancaise  son  dévoùment  à  la  France  et  son  aversion 
pour  l'étranger.  Beaucoup  de  gens  qui  entendent  l'allemand  affec- 
tent de  ne  pas  le  comprendre  lorsque  les  Allemands  les  interrogent, 
afin  de  bien  marquer  leur  nationalité.  Notre  pays  recueille  ici  le 
fruit  de  la  politique  conciliante  qu'il  a  toujours  adoptée  sur  la  fron- 
tière. N'imposant  à  personne  l'usage  exclusif  du  français,  laissant 
chacun  libre  de  se  servir  à  son  gré  de  l'idiome  qui  lui  convenait  le 
mieux,  il  a  gagné  les  cœurs  par  sa  tolérance  et  conquis  des  affec- 
tions qu'il  retrouve  aujourd'hui.  A  quoi  lui  eût-il  servi  de  faire 
violence  à  des  habitudes  inoffensives?  Ce  n'est  pas  la  langue  qu'on 
parle,  ce  sont  les  sentimens  qu'on  éprouve,  la  reconnaissance  des 
bienfaits  reçus,  le  souvenir  de  la  gloire  et  des  malheurs  partagés 
qui  font  la  nationalité.  La  patrie  que  l'on  aime  peut  parler  plusieurs 
langues,  mais  tous  ses  enfans  la  comprennent;  notre  histoire,  celle 
des  Suisses,  ne  le  prouvent-elles  pas  jusqu'à  l'évidence?  Un  habi- 
tant du  Tessin  est-il  moins  Suisse  qu'un  habitant  de  Berne  ou  de 
Genève?  un  Breton  moins  Français  qu'un  Provençal  ou  un  Basque? 
Le  clergé  français,  demeuré  tout  entier  à  son  poste  dans  les  pro- 
vinces annexées,  y  représente  un  élément  de  résistance  morale  qu'il 
sera  difficile  à  l'Allemagne  d'affaiblir.  Le  prêtre,  par  son  caractère 
sacré,  échappe  à  la  juridiction  de  l'autorité  administrative.  Com- 
ment enchaîner  sa  parole,  comment  lui  fermer  la  bouche  lorsqu'il 
parle  du  haut  de  la  chaire,  comment  empêcher  surtout  que  son  pa- 
triotisme ne  pénètre  au  foyer  domestique  sous  le  couvert  toujours 
si  respectable  d^s  sentimens  religieux?  Lui  sera-t-il  interdit  d'en- 
tretenir ses  auditeurs  de  ce  que  la  France  a  fait  pour  l'église,  de 


57A  REVCE    DES   DEUX    MONDES. 

puiser  ses  exemples  de  foi  et  de  vertus  chrétiennes  dans  notre  his- 
toire plus  voloiit/iers  que  dans  celle  du  la  Prusse?  La  moindre  ap- 
parence de  persécution  ne  ferait  qu'irriter  les  courages  et  rap- 
procher les  fidèles  de  leurs  pasteurs.  On  sait  par  exemple  qu'un 
ecclésiastiqu  •  aussi  intrépide  que  M.  Dupont  des  Loges,  évèque  de 
Metz,  ne  reculerait  devant  aucune  menace,  et  serait  plus  satisfait 
qu'effrayé  de  souffrir  pour  sa  foi.  Si  la  lutte  s'engageait,  le  diocèse 
tout  entier  le  suiviait  sans  hésiter  jusqu'aux  derniers  sacrifices.  Les 
paroles  les  plus  courageuses  qui  aient  été  dites  en  Alsace-Lorraine 
depuis  l'annexion  sortaient  de  la  bouche  de  prêtres  catholiques  ou 
de  pasteurs  proteslans;  plus  d'une  fois  même  l'empressement  avec 
lequel  les  Franrais  se  sont  groupés  en  public  autour  de  leur  clergé 
a  donné  au\  cérémonies  religieuses  le  caractère  d'une  manifesta- 
tion patriotique.  Partoiit  où  les  Français  se  réunissent,  même  pour 
prier,  on  ne  peut  les  empêcher  de  représenter  la  France.  L'admi- 
nistration allemande  paraît  comprendre  du  reste  que  toute,  mesure 
d'intimidation  nuirait  à  ses  projets  au  lieu  de  les  servir;  elle  sem- 
blerait plus  disposée  à  gagner  les  bonnes  grâces  du  clerg';  qu'à  lui 
faire  peur.  Son  principal  moyen  de  séduction  a  été  jusrpi'ici  d'aug- 
menter d'un  tiers  les  traitemens  des  curés,  des  desservans,  des  vi- 
caires et  des  chanoines.  On  accepte  ces  largesses  intéressées  pour 
le  bien  de  la  religion,  sans  se  croire  obligé  à  la  reconnaissi^nce;  nul 
ne  les  sollicite  ni  ne  les  souhaite,  et  pas  un  prêtre  de  l'arrondisse- 
ment français  de  Briey,  qui  demeure  soumis  à  la  juridiction  de 
l'évêque  de  Metz,  malgré  l'annexion  du  siège  épiscopal  à  la  Pjusse, 
ne  demande  à  profiter  de  ces  avantages  en  traversant  la  frontière. 
L'Allemagiie  ne  réussit  guère  mieux  auprès  des  habitans  du  pays 
messin,  qu'elle  vient  d'enrichir  en  leur  accordant  au  hasard  d'é- 
normes indenmités  de  guerre  pour  les  dédommager  de  ce  qu'ils  ont 
souifert  pendant  le  blocus.  Quoique  beaucoup  d'entre  eux  aient  reçu 
plus  qu'ils  n'avaieiit  perdu,  ils  ne  savent  aucun  gré  à  la  Prusse 
d'une  générosité  à  laquelle  ils  attribuent  le  caractère  d'une  dette, 
et  l'inégalité  ciioquante  des  répartitions  leur  fournit  un  argument 
commode  pour  se  dispenser  de  la  gratitude.  Plus  d'un  ira  dépenser 
eu  France  l'argent  qu'on  lui  avait  donné  pour  le  retenir  en  Alle- 
magne. 

IL 

Tant  d'exempks  réunis  prouvent  que  la  Prusse  ne  fait  aucune 
conquête  morale  dans  les  pays  qu'elle  a  violemment  détachés  de  la 
France.  Beaucoup  de  publicistes  allemands  en  conviennent  de 
bonne  foi  et  en  cherchent  les  causes;  ils  attribuent  en  général  l'ô- 


LES  SOUFFRANCES  d'uN  PAYS  CONQUIS.  575 

chec  de  leur  gouvernement  à  la  maladresse  des  fonctionn aires  qu'on 
a  envoyés  en  AIs^ace-Lorraine,  et  au  choix  ma'heureux  des  moyens 
qu'on  emploie  pour  germaniser  ces  deux  provinces.  D'après  leur 
propre  témoignage,  la  première  faute  commise  serait  d'avoir  exigé 
l'usage  exclusif  de  la  langue  allemande  dans  les  actes  publics  et 
dans  les  lapports  officiels.  Aucune  mesure  n'aurait  paru  en  effet 
plus  vexaloiro,  si  l'on  n'avait  exempté  de  cette  obligation  deux  cents 
communes  lorraines  où  l'allemand  est  presque  incoimu.  Mêaie  res- 
treinte aux  piys  où  l'on  parle  allemand,  une  disposition  si  absolue 
irrite  les  habitans  comme  un  signe  extérieur  de  cette  domination 
germanique  qu'où  leur  impose  et  qu'ils  n'ont  point  acceptée.  On 
compare  av^c  amertume  la  liberté  que  laissait  la  Fia-ice  aux  exi- 
gences di:t.atoria1es  de  l'Allemagne.  Presque  partout  d'ailleurs,  jus- 
que dans  les  moindres  communes,  il  y  a  des  Français  du.  centre  et 
du  midi,  étrangers  à  l'usage  de  la  langue  allemande,  que  des  fonc- 
tions publi  jues,  le  commerce  ou  le  mariage  ont  amenés  en  Alsace. 
Croit-on  que,  dans  six  ans,  lorsf[u'on  aura  retiré  aux  notaires, 
comme  l'annoncent  les  circulaires  officielles,  la  faculté  de  rédiger 
leurs  actes  en  français,  toute  la  popul  ition  annexée  sera  en  me- 
sure de  se  servir  de  l'allemand?  il  n'a  pas  été  non  plus  d'une  ha- 
bile politiîjue  de  débaptiser  les  villes  françaises  po^r  leur  imposer 
des  n-ims  germaniques.  Thionville  aura  beau  s'appeler  Diedeuho- 
fen,  lldyanga  IL/yiftgen,  Uckange  Ueckingeu,  Chàteaa-Salins  Salz- 
burg,  les  anciennes  dénominations  n'en  restent  pas  moins  gravées 
dans  la  mémoire  des  habltans;  on  sera  d'autant  plus  tenté  de  s'en 
souvenir  que  le  vainqueur  les  proscrit.  La  meill .ure  manièi'e  de 
perpétuer  un  usage  populaire  et  inoffensif  n'est-elle  pas  de  l'in- 
terdire? 

Le  gouvernement  prussien  paraît  avoir  commis  une  faute  plus 
grave  encore  en  rendant  le  service  militaire  obligatoire,  dès  cette 
année,  pour  les  Alsaciens- Lorrains.  Il  eût  été  plus  politique  d'accor- 
der à  Ccux-ci  un  délai  qu'avaient  demandé  les  municipalités,  et 
que  t:int  d-e  motifs  conseillaient  de  ne  point  leur  refuser.  Quand  les 
souvenirs  de  la  guerre  sont  encore  si  vivans  dans  les  provinces  an- 
nexées, e.st-il  sage  de  faire  endosser  aux  vaincus  d'hier  l'uniforme 
des  vainqueurs?  Les  jeunes  conscrits  peuvent-ils  oul)lierque  l'armée 
où  on  veut  les  fondre  s'est  signalée  par  le  bombardement  de  Stras- 
bourg, que.  leurs  futurs  généraux  ont  couvert  d'obus  la  petite  for- 
teresse de  Neuf-Brisach,  qui  ne  pouvait  se  défendre,  et  brûlé  par 
trois  fuis  le  village  de  Pèltre?  C'est  trop  demander  à  la  nature  hu- 
maine que  de  lui  supposer  tant  de  mansuélude  et  si  peu  de  mé- 
moire. Beaucoup  d'Allemands  du  reste,  oubliant  le  mal  qu'ils  nous 
ont  fait,  s'étonnent  que  nous  en  gardions  le  souvenii-.  Ils  nous  tenc 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dent  volontiers  la  main  comme  si  rien  ne  s'était  passé  qui  dût  alté- 
rer les  rapports  des  deux  nations;  il  y  en  a  même  qui  affectent  de 
ne  plus  comprendre  ce  que  c'est  que  la  haine,  eux  qui  l'ont  si  bien 
comprise  autrefois,  et  de  la  considérer  comme  un  sentiment  incom- 
patible avec  la  civilisation.  Aux  yeux  de  ces  optimistes,  moins  naïfs 
peut-être  qu'ils  ne  le  paraissent,  la  dernière  guerre  n'est  qu'un 
duel  après  lequel  les  deux  adversaires  devraient  se  réconcilier,  au 
besoin  même  s'estimer  et  se  traiter  en  amis.  Faut-11  leur  rappeler 
que  le  vaincu,  frappé  à  terre  et  mutilé  de  sang-froid,  ne  répond  que 
par  le  dédain  aux  avances  du  vainqueur?  Si  l'on  voulait  que  la  lutte 
restât  jusqu'au  bout  courtoise  et  chevaleresque,  comme  l'avaient 
été  la  guerre  de  Grimée  et  la  guerre  d'Italie,  il  eût  été  équitable  de 
n'y  point  préluder  par  l'incendie  de  nos  villes,  et  de  ne  la  point 
conclure  par  la  mutilation  de  la  France. 

Loin  de  respecter  les  sentimens  naturels  de  la  jeunesse  alsacienne 
et  lorraine  en  la  dispensant  jusqu'à  nouvel  ordre  d'un  service  mili- 
taire qui  devait  lui  être  odieux,  la  Prusse  aggrave  pour  les  an- 
nexés une  charg.^  déjà  si  lourde  par  une  disposition  toute  spéciale 
qui  ne  s'applique  qu'aux  deux  provinces  arrachées  à  la  France. 
Partout  ailleurs,  l'armée  prussienne  est  organisée  par  régions;  les 
corps  en  activité  de  service  et  les  régimens  de  la  réserve  se  com- 
posent d'hommes  qui  habitent  la  même  contrée  et  vivent  déjà  en 
commun  avant  de  se  réunir  sous  les  drapeaux;  la  certitude  qu'ont 
les  conscrits  de  retrouver  au  dépôt  leurs  amis  et  leurs  camarades 
d'enfance  adoucit  pour  eux  les  rigueurs  de  la  loi  militaire.  Les  pro- 
vinces annexées  à  la  Prusse  en  1866  jouissent  de  cet  avantage  au 
même  titre  que  les  plus  anciennes  parties  de  l'empire;  l'Alsace  et 
la  Lorraine  en  sont  seules  exceptées.  Au  Reichsrathy  le  ministre  de 
la  guerre,  interpellé  à  ce  sujet,  répondit  qu'on  n'augmenterait  point 
le  nombre  des  régimens,  et  que  le  contingent  d'Alsace- Lorraine  se- 
rait réparti  dans  les  différens  corps  d'armée.  Il  ne  restera  même  pas 
à  ces  jeunes  gens  séparés  de  leur  patrie,  forcés  de  servir  à  l'étran- 
ger, la  consolation  de  vivre  entre  eux  et  de  se  prêter  une  mutuelle 
assistance;  on  les  versera  dans  des  corps  où  ils  se  trouveront  isolés, 
où  leur  qualité  d'annexés  les  rendra  suspects  aux  Allemands,  et  les 
exposera  peut-être  à  une  rigoureuse  surveillance.  Tel  est  le  degré 
de  confiance  que  l'Allemagne  témoigne  aux  nouveaux  sujets  dont 
elle  se  prétend  la  mère,  qu'elle  ramène  avec  tant  de  sollicitude 
au  giron  maternel.  Elle  paraît  si  peu  compter  sur  leur  tendresse 
qu'en  leur  ouvrant  ses  bras  elle  a  soin  d'enchaîner  les  leurs.  Il 
serait  d'ailleurs  bien  difficile  aux  nombreux  Alsaciens  et  Lorrains 
qui  ne  comprennent  pas  la  langue  allemande  de  servir  dans  des 
corps  où  tous  les  commandemens  se  font  en  allemand.  Un  officier 


LES  SOUFFRANCES  d'uN  PAYS  CONQUIS.  577 

prussien  consulté  à  ce  sujet  convenait  qu'ils  seraient  exposés  à  de 
continuelles  méprises  et  par  suite  à  de  mauvais  traitemens.  Il  faut 
une  oreille  très  exercée  pour  saisir  les  commandemens  militaires 
de  l'armée  prussienne.  Les  Alsaciens  les  plus  habitués  à  parler  alle- 
mand n'en  comprennent  pas  toujours  le  sens  (1). 

Heureusement  les  soldats  annexés  seront  peu  nombreux,  si  l'on 
en  croit  la  statistique  des  conseils  de  révision.  Dans  les  villes  et 
dans  la  plus  grande  partie  des  villages  de  la  Lorraine  et  de  l'Alsace, 
pas  un  seul  conscrit  n'a  attendu  la  conscription  prussienne  :  il  ne 
reste  en  général  que  les  jeunes  gens  impropres  au  service;  tous  ceux 
qu'une  nécessité  absolue  n'a  point  retenus  ont  pris  la  fuite.  Les 
usines  d'Hayange  et  de  Moyeuvre,  qui  occupent  des  milliers  d'ou- 
vriers, ne  fourniront  pas  à  la  Prusse  un  seul  soldat  d'origine  fran- 
çaise. A  Saint-Avold,  il  ne  s'est  présenté  que  trois  conscrits,  tous 
trois  infirmes,  à  Sarre-Union  qu'un  seul  homme  valide;  à  Metz,  où 
la  moyenne  des  inscriptions  était  autrefois  de  350  jeunes  gens,  il 
n'y  avait  cette  année  que  57  inscrits,  sur  lesquels  51  avaient  gagné 
la  frontière  française;  les  6  derniers,  qui  avaient  répondu  seuls  à 
l'appel  de  l'autorité  prussienne,  ont  tous  été  réformés  le  30  octobre. 
Les  Allemands  publieront  peut-être  des  chiffres  différens;  ils  annon- 
cent par  exemple  avec  affectation  qu'ils  viennent  de  recevoir  à  Metz 
20  engagés  volontaires.  Rien  de  plus  exact  ;  ajoutons  seulement, 
pour  l'édification  du  public,  qu'il  ne  s'agit  point  ici  d'annexés,  mais 
de  jeunes  gens  originaires  d'Allemagne,  fils  de  fonclionnaires  ou 
de  négocians  amenés  par  la  conquête. 

Ce  ne  sont  pas  seulement  les  recrues  de  cette  année  qui  se  dé- 
robent ainsi  au  service  militaire,  beaucoup  de  ceux  que  la  conscrip- 
tion menaçait  dans  un  avenir  prochain  n'ont  pas  attendu  qu'elle 
les  atteignît.  Les  garçons  de  seize  et  de  dix-sept  ans  s'enfuyaient 
par  groupes.  Un  d'entre  eux,  habitant  des  bords  de  la  Nied,  disait 
à  sa  m.ère,  qui  essayait  de  le  retenir  :  a  Si  vous  me  retenez,  je  me 
jetterai  sous  le  pont  à  l'endroit  où  l'eau  est  la  plus  profonde.  »  Un 
autre  répondait  aux  instances  de  ses  parens  :  «  Yous  pouvez  me 
tuer,  je  vous  pardonnerai  ma  mort;  mais,  si  vous  me  faites  Prus- 
sien, je  sens  que  je  ne  vous  le  pardonnerai  jamais.  »  Généralement 
du  reste  les  familles  n'opposaient  aucune  résistance  au  départ  des 
enfans,  quoique  ceux-ci  emportassent  avec  eux  la  joie  et  souvent  la 
fortune  de  la  maison.  Les  mères  avaient  vu  manœuvrer  les  soldats 
prussiens  sur  les  places  de  Thionville,  de  Metz,  de  Mulhouse,  de 
Colmar,  de  Strasbourg,  et  ne  voulaient  à  aucun  prix  que  leurs  fils 

(1)  Ce  serait  une  erreur  de  croire  que  les  Alsaciens  et  les  Allemands  se  compren- 
nent toujours  fiicilcnieat;  il  y  a  des  différences  de  termes  et  de  pron:nciation  très 
marquées  entre  les  deux  idiomes. 

lOME  cil.  —  1872.  37 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fussent  soumis  au  même  régime.  Nos  paysans  ont  témoigné  à  cet 
égard  une  fermeté  qu'on  n'eût  pas  osé  attendre  de  leurs  habitudes 
d'esprit  un  peu  craintives.  Les  agens  prussiens  qui  parcouraient  les 
campagnes  en  menaçant  les  familles  de  ceux  qui  partiraient  d'une 
amende  de  50  à  1,000  thalers  ne  réussirent  à  empêcher  aucun  dé- 
part: tout  au  plus  décidaient-ils  les  parens  à  partir  en  même  temps 
que  les  enfans.  On  a  vu  aux  environs  d'Ottange  des  fils  de  paysans 
riches,  dont  le  bien-être  était  assuré  s'ils  avaient  voulu  rester  sur 
leurs  terres,  aller  servir  comme  ouvriers  dans  les  usines  françaises 
pour  échapper  à  la  conscription  pnissienne.  «  Gardez  nos  champs, 
disaient-ils  au  père  et  à  la  mère,  et  ne  vous  inquiétez  pas  de  nous. 
Nous  avons  des  bras,  nous  travaillerons,  nous  gagnerons  notre  vie 
en  France.  » 

On  sait  cependant  quel  est  l'esprit  militaire  des  provinces  an- 
nexées, que  de  généraux  l'Alsace  et  la  Lorraine  ont  fournis  à  la 
France  :  Gustines,  Kellermann,  Kléber,  Rapp,  Lassalle,  Ney,  Oudi- 
not.  Mouton,  Molitor,  Daroc,  Drouot,  Yictor,  Gouvion  Saint-Gyr, 
pour  ne  parler  que  des  plus  célèbres.  Les  deux  départemens  du 
Haut-Rhin  et  du  Bas-Rhin  étaient  pour  notre  armée  une  pépinière 
de  remplaçans;  mais  il  a  suffi  aux  Alsaciens  d'assister  à  quelques 
manœuvres  prussiennes  pour  n'éprouver  aucune  envie  d'y  prendre 
part.  La  brutalité  avec  laquelle  les  officiers  allemands  traitent  leurs 
soldats  révolte  liS  habitudes  françaises;  à  la  moindre  faute,  pour  le 
plus  léger  motif,  les  injures  et  les  coups  pleuvent  sur  le  coupable; 
on  voit  souvent  de  jeunes  conscrits  revenir  de  l'exercice  la  figure 
ensanglantée;  on  les  frappe  avec  le  plat  du  sabre,  on  les  attache  à 
un  poteau  pendant  des  heures  entières  et  par  les  froids  les  plus 
rigoureux.  Une  discipline  di  fer  force  les  malheureux  à  supporter 
ces  outrages;  mais  beaucoup  se  dédommagent  en  secret  de  la  con- 
trainte qu'ils  s'imposent  en  public,  et  se  plaignent  amèrement  de 
leur  sort.  Il  faut  plus  de  courage  aux  jeunes  gens  bien  nés,  aux 
hommes  de  cœur  pour  subir  ces  humiliations  que  pour  affronter 
l'ennemi;  tous  ne  s'y  résignent  pas,  il  y  en  a  qui  se  vengent  au 
péril  même  de  leur  vie.  A  Strasbourg,  pendant  une  revue,  un  sol- 
dat souffleté  par  un  officier  le  tua  sur  place,  et  fut  passé  par  les 
armes  au  milieu  d'une  population  moins  disposée  à  le  plaindre  qu'à 
l'approuver. 

De  tels  exemples  n'ont  rien  d'encourageant  pour  les  futurs  sol- 
dats de  la  Prusse;  on  a  beau  leur  dire  que  le  nouveau  code  pénal 
militaire  supprime  les  peines  corporelles,  tant  qu'ils  ne  le  voient 
pas  appliqué,  ils  s'en  défient.  Ils  savent  bien  d'ailleurs  que  des 
adouci-sseniens  passagers,  plus  faciles  à  décréter  qu'à  obtenir,  ne 
changeront  rien  à  la  situation  humiliante  que  la  loi  militaire  fait 


LES   SOUFFRANCES   d'uN   PAYS   CONQUIS.  57& 

en  Prusse  au  subordonné  en  face  du  supérieur.  Le  soldat  prussien 
ne  respecte  pas  seulement  son  chef,  il  le  redoute;  une  sorte  de 
frayeur  se  peint  dans  ses  traits  lorsqu'il  le  regarde,  comme  s'il 
craignait  de  ne  pouvoir  lui  témoigner  assez  de  respect,  assez  d'o- 
béissance. Une  armée  d'hommes  intelligens,  qui  compte  dans  ses 
rangs  toute  la  jeunesse  éclairée  d'Allemagne,  ne  se  laissera  peut- 
être  point  conduire  indéfiniment  par  la  terreur;  une  réaction  est 
possible,  quelques  symptômes  de  résistance  se  sont  produits,  dit-on, 
pendant  l'occupation  des  départemens  français.  On  ne  fait  pas  im- 
punément violence  au  sentiment  de  dignité  que  tout  homme  porte 
en  soi.  Le  soldat  pourra  se  lasser  un  jour  d'être  traité  par  l'officier 
comme  s'il  appartenait  à  une  race  inférieure  et  déchue  de  tous 
droits.  Déjà  beaucoup  émigrent  pour  échapper  au  régime  militaire. 
La  prétendue  prospérité  que  l'Allemagne  doit  à  ses  victoires  et  à 
son  organisation  savante,  loin  de  se  traduire  par  un  accroissement 
de  saiisfaction  dans  toutes  les  classes  de  la  société,  se  traduit  jus- 
qu'ici par  un  chiffre  d'émigration  plus  considérable.  Au  mois  de 
mars  1872,  6,534  émigrés  allem.ands  débarquaient  à  New-York,  où 
plus  de  12,000  étaient  arrivés  en  un  seul  trimestre. 

Les  Alsaciens  et  les  Lorrains  ne  manquent  pas  de  remarquer  qu'au 
moment  où  la  France,  à  l'exemple  de  l'Allemagne  et  sous  le  coup 
d'une  nécessité  inexorable,  établit  chez  elle  l'obligation  du  service 
militaire,  elle  en  atténue  du  moins  les  effets  par  les  précautions 
qu'elle  [)ren(l  pour  que  les  soldats,  qui  sortiront  désormais  de  tous 
les  rangs  de  la  société,  ne  soient  exposés  de  la  part  de  leurs  chefs  à 
aucune  vexation,  à  aucun  acte  de  brutalité.  Une  circulaire  du  géné- 
ral de  Gissey  recoin  mande  à  nos  officiers  de  ne  se  s'^rvir,  en  parlant 
à  leurs  homnies,  d'aucune  expression  grossière.  Nulle  part  peut-être 
cette  précaution  n'est  plus  nécessaire  que  dans  un  pays  où  les  sus- 
ceptibilités s'éveillent  si  vite,  où  chacun  est  plus  disposé  à  trop 
s'estimer  soi-mên  e  qu'à  ne  pas  s'estimer  assez.  Les  Lorrains  et 
les  Alsaciens,  si  Français  de  cœur,  de  sentimens,  d'habitudes,  ne 
pensent  pas  autrement  sur  ce  point  que  le  reste  de  la  France.  Com- 
ment ne  préféreraient-ils  pas  la  douceur  relative  du  régime  mili- 
taire français  à  l'insolence  du  militarisme  prussien? 

L'expulsion  récente  des  jésuites  augmente  encore  les  griefs  de 
l'Alsace- Lorraine  contre  ses  nouveaux  maîtres,  et  détermine  le 
départ  de  nombreuses  familles  en  fermant  à  Metz  la  seule  mai- 
son d'éducation  française  qui  eût  survécu  à  la  conquête.  A  Stras- 
bourg, où  les  pères  n'occupaient  qu'un  modeste  établis'^ement  et 
ne  desservaient  qu'une  simple  chapelle,  on  les  a  traités  avec  la 
dernière  rigueur,  comme  si  leur  présence  faisait  courir  à  l'em- 
pire d'Allemagne  quelque  danger  immédiat.  —  Ordi  e  leur  a  été 
donné  de  quitter  la  ville  sur-le-champ,  défense  faite  de  remplir, 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avant  de  s'éloigner,  aucun  devoir  religieux,  de  confesser,  d'admi- 
nistrer les  sacremens,  de  célébrer  le  sacrifice  de  la  messe;  on  les 
prévenait  en  outre  que  cet  arrêté  du  gouvernement  serait  affiché 
à  la  porte  de  leur  église.  De  telles  mesures  irritent  les  protestans 
d'Alsace  aussi  bien  que  les  catholiques,  et  provoquent  dans  tous 
les  esprits  une  comparaison  inévitable  entre  les  anciens  procédés 
de  l'administration  française  et  les  violences  de  l'administration  al- 
lemande. Depuis  lors  la  presse  officielle  de  l'empire  germanique 
menace  ouvertement  toutes  les  communautés  religieuses  des  pro- 
vinces annexées  d'un  traitement  analogue;  on  fait  entendre  que  les 
couvens  catholiques  d'hommes  et  de  femmes  entretiennent  dans  le 
pays  l'esprit  de  résistance,  on  insinue  qu'il  peut  devenir  néces- 
saire de  les  fermer  par  la  force.  Des  centaines  de  frères,  plus  de 
2,000  sœurs  institutrices  attendent  ainsi  avec  courage,  mais  non 
sans  trouble,  ce  que  décidera  l'autorité  allemande.  Privera -t-on  de 
leurs  soins  les  milliers  d'enfans  qu'ils  instruisent,  livrera-t-on  toute 
cette  jeunesse  à  des  instituteurs  allemands,  afin  de  lui  inculquer  de 
bonne  heure  l'amour  de  la  patrie  nouvelle  qu'on  lui  impose? 

Le  gouvernement  prussien  allègue  pour  sa  défense  qu'il  ne  porte 
aucune  atteinte  à  la  religion,  qu'il  ne  combat  que  le  fanatisme,  et  se 
borne  à  soutenir  la  guerre  que  le  pouvoir  religieux  déclare  au  pou- 
voir civil.  Peut-on  lui  reprocher  de  nourrir  de  mauvais  desseins 
contre  la  foi  catholique,  quand  il  ne  témoigne  que  des  égards  au 
clergé  séculier,  et  rétribue  les  prêtres  des  provinces  plus  généreu- 
sement que  ne  le  faisait  la  France?  Le  gros  des  fidèles  ne  saisit  pas 
facilement  ces  distinctions;  il  voit  fermer  des  maisons  religieuses, 
il  apprend  qu'on  menace  les  autres,  il  craint  un  commencement  de 
persécution,  et  sa  haine  contre  l'étranger  s'accroît  des  inquiétudes 
de  sa  conscience.  Le  clergé  séculier  lui-même,  quoiqu'à  l'abri  de 
ces  coups,  se  sent  atteint  indirectement  lorsqu'on  frappe  à  côté  de 
lui  ses  plus  utiles  auxiliaires.  De  là  un  redoublement  général  de 
méfiance  et  d'hostilité  à  l'égard  des  Allemands.  N'est-ce  point  assez 
d'avoir  dépouillé  les  Alsaciens  et  les  Lorrains  de  leur  nationalité? 
L'Allemagne  prétend-elle  asservir  les  âmes  et  soumettre  les  mani- 
festations de  la  foi  à  une  tyrannique  surveillance?  11  suffit  qu'une 
telle  question  se  pose,  même  à  tort,  pour  entretenir  l'irritation  des 
esprits  et  rappeler  à  toutes  les  mémoires  la  liberté  religieuse  dont 
chacun  jo'iissait  sous  le  régime  de  la  loi  française. 

III. 

Toutes  ces  fautes  ont  été  relevées  et  le  sont  encore  chaque  jour 
par  les  publicistes  allemands  que  l'orgueil  de  la  victoire  n'aveugle 
point.  Si  l'Alsace  et  la  Lorraine  continuent  à  repousser  toute  ten- 


LES  SOUFFRANCES  d'uN  PAYS  CONQUIS.  581 

tative  d'assimilation  germanique,  si  tant  de  familles  émigrent  plu- 
tôt que  de  se  soumettre  h  l'Allemagne,  la  faute  en  est,  suivant  eux, 
à  la  sévérité  des  instructions  oflicielles  et  à  la  maladresse  des  agens 
qui  les  appliquent.  Une  politique  plus  conciliante  et  plus  douce,  un 
délai  de  dix  ans  accordé  à  tous  les  annexés  avant  de  les  astreindre 
à  l'usage  de  la  langue  allemande  et  au  service  militaire,  de  grands 
ménagemens  envers  les  personnes  et  surtout  envers  les  communau- 
tés religieuses,  eussent  calmé  les  esprits  et  consolé  peu  à  peu  les 
tristesses  patriotiques.  Ceux  qui  parlent  ainsi  de  bonne  foi  témoi- 
gnent ou  d'un  optimisme  enclin  à  toutes  les  illusions,  ou  d'une 
connaissance  fort  imparfaite  de  ce  qui  se  passe  au  fond  des  âmes 
sur  tous  les  points  du  territoire  annexé.  Sans  doute,  il  eût  été  pos- 
sible d'administrer  avec  plus  de  bienveillance  les  provinces  con- 
quises, de  les  traiter  plus  humainement,  et  de  leur  imposer  des 
conditions  moins  dures.  Qu'on  ne  s'imagine  pas  néanmoins  que  de 
bons  procédés  les  eussent  réconciliées  avec  leur  sort  et  rapprochées 
de  l'Allemagne.  Pour  ces  populations  françaises,  attachées  à  la  pa- 
trie comme  le  membre  l'est  au  corps,  nourries  de  nos  souvenirs, 
bercées  des  légendes  de  notre  gloire,  pénétrées  de  notre  esprit, 
rien  ne  peut  effacer  le  crime  de  la  conquête.  Tant  qu'on  ne  leur 
rendra  pas  la  nationalité  qu'on  leur  a  prise,  elles  ne  se  consoleront 
point,  elles  n'oublieront  point,  elles  ne  pardonneront  point.  Aussi 
longtemps  qu'il  resLera  en  Alsace-Lorraine  quelques  descendans 
des  premiers  annexés,  ceux-Là  protesteront  contre  l'abus  de  la  force 
et  attendront  avec  confiance  l'heure  toujours  espérée  de  la  répara- 
tion. Il  ne  s'agit  point  ici  d'une  question  administrative,  des  bonnes 
ou  des  mauvaises  disposilions  du  gouvernement  prussien  à  l'égard 
des  provinces  conquises,  des  instructions  clémentes  ou  rigoureuses 
qu'il  adressera  à  ses  agens.  Le  fait  seul  de  l'annexion  rend  à  tout 
jamais  impossible  un  rapprochement  entre  ceux  qui  en  sont  les  vic- 
times et  ceux  qui  en  profitent.  L'habileté  et  la  bonne  grâce  des 
administrateurs  les  plus  concilians  ne  changeront  rien  à  une  situa- 
tion plus  forte  que  les  combinaisons  humaines. 

Assurément  la  Prusse  eût  retenu  plus  de  monde,  surtout  plus  de 
jeunes  gens,  sur  le  territoire  annexé,  si  elle  n'avait  point  exigé  dans 
un  aussi  bref  délai  le  service  militaire  de  ses  nouveaux  sujets;  mais 
au  fond  qu'y  eût-elle  gagné?  Cette  modération  politique  eût-elle 
désarmé  les  ressentimens,  fait  oublier  aux  populations  qu'on  les 
réunit  malgré  elles  à  l'Allemagne,  qu'au  mois  de  février  1871  elles 
votaient  pour  la  France,  et  qu'au  mépris  de  ce  vœu,  si  unanime- 
ment exprimé  par  le  choix  de  leurs  représentans,  on  les  arrache  à 
une  patrie  qu'elles  aiment  pour  leur  imposer  une  patrie  qu'elles 
repoussent?  Ceux  qui  seraient  restés  ne  penseraient  pas,  ne  senti- 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

raient  pas  autrement  que  ceux  qui  sont  partis.  Leur  grief  serait  le 
inême;  qu'ils  restent  ou  qu'ils  partent,  qu'on  les  ménage  ou  qu'on 
ne  les  ménage  point,  les  Alsaciens  et  les  Lorrains  n'accepteront  ja- 
mais qu'on  dispose  de  leur  sort  sans  leur  consentement,  que,  les 
sachant  Français  de  cœur,  on  les  condamne  à  ne  plus  l'être.  De 
tels  abus  de  la  force  ne  se  rachètent  par  aucune  habileté  adminis- 
trative. La  seule  marque  de  bon  vouloir  que  les  annexés  demandent 
à  l'Allemagne,  c'est  de  les  laisser  libres,  de  les  appeler  au  scrutin 
pour  choisir  entre  l'Allemagne  et  la  France,  et  de  s'en  rapporter  à 
leur  décision.  Le  jour  où  le  gouvernement  prussien  leur  accordera 
satisfaction  sur  ce  point,  il  n'y  aura  plus  de  malentendu  entre  lui  et 
l'Alsace-Lorraine.  Jusque-là,  les  vaincus  et  les  vainqueurs  vivront 
en  ennemis  sur  le  même  sol,  comme  deux  populations  distinctes  et 
irréconciliables,  sans  jamais  se  rapprocher  ni  même  se  comprendre. 
Que  pourrait-il  y  avoir  de  commun  entre  ceux  qui  tous  les  jours 
subissent  une  destinée  contre  laquelle  ils  protestent  et  ceux  qui  la 
leur  imposent,  sans  ignorer  la  violence  qu'ils  leur  font?  D'une  part 
le  sentiment  de  l'injustice  qu'on  souffre,  de  l'autre  la  conscience  du 
mal  qu'on  fait,  empêchent  tout  rapprochement. 

Il  est  vrai  que  beaucoup  d'Allemands,  infatués  de  leur  grandeur, 
s'imaginent  que  ces  répugnances  de  l'Alsace  et  dâ  la  Loriaine  au- 
ront un  ternie,  qu'un  jour  viendra  où  les  populations  annexées  re- 
connaîtront les  bienfaits  de  l'annexion,  s'applaudiront  d'appartenir 
à  une  nation  aussi  sage,  aussi  grande,  aussi  glorieuse  que  la  na- 
tion allemande,  et  se  détacheront  enfin  de  leurs  souvenirs  fran- 
çais. Un  soldat  du  Holstein  cantonné  en  Alsace  expiimait  naïve- 
ment cette  pensée  en  voyant  son  hôte  verser  des  larmes  à  la  lecture 
du  traité  de  paix.  «  Vous  aussi,  lui  disait-il,  vous  êtes  comme  moi 
un  Prmsien  forcé,  que  voulez-vous?  Il  faut  se  résigner  à  la  néces- 
sité. D'ailleurs,  si  vous  devenez  Prussien,  vous  devenez  Allemand; 
faire  partie  de  la  grande  Allemagne,  il  y  a  là  de  quoi  vous  consoler.» 
Cette  considération  ne  touche  personne  dans  les  provinces  con- 
quises. On  n'y  est  pas  aussi  convaincu  que  les  Allemands  de  la  supé- 
riorité de  l'Allemagne;  on  se  demande  même  avec  un  peu  d'ironie 
quels  avantages  les  vainqueurs  apportent  aux  vaincus  en  échange 
de  ce  qu'ils  leur  prennent,  par  quelles  qualités  éclatantes  la  race 
germanique  se  signale  à  l'admiration  des  peuples,  qnel  prestige  elle 
prétend  exercer  sur  ses  nouveaux  sujets.  Un  habitant  de  Franc- 
fort, de  Hambourg,  du  Hanovre,  de  Mayence,  tout  en  regrettant  les 
libertés  locales  et  la  paix  dont  jouissaient  les  petits  états,  peut 
éprouver  quelque  orgueil  d'appartenir  désormais  à  une  grande  na- 
tion, aspirer  pour  la  première  fois  la  fumée  de  la  gloire  et  s'enivrer 
de  triomphes  qu'il  n'eût  jamais  connus,  s'il  n'avait  endossé  l'uni- 


LES   SOUFFRANCES    d'uN   PAYS    CONQUIS.  583 

forme  prussien.  Les  habitans  de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine,  habi- 
tués de  longue  date  aux  plus  glorieux  souvenirs,  n'ont  plus  à  faire 
depuis  longtemps  l'apprentissage  de  la  joie  populaire  qu'inspire  la 
nouveauté  de  la  victoire;  ils  appartiennent  à  une  nation  qui  repré- 
sente pour  eux,  non  depuis  quelques  jours,  mais  depuis  des  siècles, 
l'image  de  la  grandeur  ;  ils  ont  promené  leur  drapeau,  le  dra- 
peau de  la  France,  sur  autant  de  champs  de  bataille  que  la  Prusse 
compte  d'années  ;  ils  ont  été  avec  Rléber  en  Egypte ,  avec  Riche- 
panse  à  Iloheulinden,  avec  Ney  à  Borodino.  Persuadera -t-on  aux 
Alsaciens  et  aux  Lorrains  que  deux  campagnes  heureuses  méritent 
plus  d'admiration  qu'une  longue  suite  de  combats  héroïques? 

Ce  serait  une  erreur  du  patriotisme  de  contester  le  triomphe  des 
Allemands  dans  la  guerre  de  1870;  victorieux  dès  le  début,  nos 
ennemis  l'ont  été  jusqu'au  bout,  sans  que  la  fortune  nous  ait  ac- 
cordé d'autre  faveur  que  de  leur  faire  payer  chèrement  quelques-uns 
de  leurs  succès.  Il  manque  néanmoins  quelque  chose  à  cette  guerre, 
si  bien  conduite  et  si  heureusement  terminée,  pour  que  le  souvenir 
s'en  grave  en  traits  brillans  dans  l'imagination  des  hommes.  La  sa- 
vante organisation  d'une  armée,  l'habile  emploi  d'une  artillerie 
formidable,  ne  fournissent  à  la  légende  qu'une  matière  ingrate  et 
dépourvue  de  poésie.  Les  qualités  personnelles  de  l'homme,  le  sang- 
froid,  la  bravoure,  l'audace,  y  sont  remplacées  par  la  précision 
mathématique  des  mouvemens,  par  l'intelligente  distiibution  des 
masses,  par  la  régularité  rapide  d'un  tir  à  longue  portée.  Dans  ces 
manœuvres  où  se  déploie  la  science  réfléchie  du  tacticien,  rien  ne 
semble  donné  à  l'inspiration  soudaine  du  génie,  à  cette  fougue  che- 
valeresque qui  entraîne  les  soldats  et  les  conduit  à  travers  le  dan- 
ger aux  entreprises  mémorables.  Parmi  les  chefs  justement  estimés 
de  l'armée  allemande,  qui  donc  nous  apparaît  sous  des  traits  hé- 
roïques, quel  nom  prononcera-t-on  avec  des  frémisseniens  d'en- 
thousiasme? Quels  exploits  la  génération  qui  les  aura  vus  racontera- 
t-elle  aux  générations  futures?  Où  sont  les  épisodes  que  la  tactique 
moderne  peut  opposer  aux  faits  d'armes  éclatans  d'un  Ney,  d'un 
Masséna,  toujours  au  premier  rang,  toujours  prêts  à  payer  de  leur 
personne  au  plus  fort  de  la  mêlée,  au  plus  épais  des  bataillons 
ennemis?  La  figure  sévère  de  M.  de  Moltke,  le  vis  ge  hautain  du 
prince  Frédéric-Charles,  rayonnent-ils  de  la  même  gloire  que  le 
front  d'un  Hoche,  d'un  Kléber  ou  d'un  Bonaparte? 

Nous  sommes  peut-être  trop  sensibles  en  France  à  la  séduction 
des  qualités  brillantes.  Si  c'est  là  un  défaut  national,  l'Alsace  et  la 
Lorraine  ont  trop  de  notre  sang  pour  ne  point  le  partager  avec 
nous.  Nous  aimons  tant  l'héroïsme  que  nous  l'admirons  chez  nos 
ennemis  aussi  bien  que  chez  nos  compatriotes.  Si  les  Prussiens 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avaient  montré  dans  la  dernière  campagne  une  audace  extraordi- 
naire, si  on  les  avait  vus  monter  à  l'assaut  des  forts  de  Melz  ou  des 
forts  de  Paris,  de  tels  exploits  auraient  eu  parmi  nous  un  long  reten- 
tissement. La  prudence  calculée  de  nos  ennemis,  l'art  nouveau  qui 
leur  a  permis  d'obtenir  les  plus  grands  résultats  sans  exposer  la  vie 
des  hommes  dans  des  combats  meurtriers,  leur  patience,  la  conti- 
nuité soutenue  de  leurs  efforts,  tant  de  qualités  solides  qui  les  ren- 
dent dignes  d'estime  et  qui  imposent  le  respect  à  tout  observateur 
éclairé,  loin  d'enflammer  les  imaginations  populaires,  créent  plutôt 
contre  l'arnif^e  allemande  un  préjugé  défavorable.  On  l'accuse  d'é- 
viter les  engagemens  corps  à  corps,  de  se  cacher  volontiers  dans 
les  bois,  et  de  préférer  le  duel  d'artillerie,  où  l'on  ne  voit  pas  l'ad- 
versaire, au  duel  à  la  baïonnette,  où  on  l'aborde  face  à  face.  Aux 
yeux  des  populations  de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine,  la  défaite  du 
soldat  français  ne  lui  a  rien  ôté  de  son  prestige,  et  la  victoire  du 
soldat  prussien  n'a  rien  ajouté  à  l'opinion  qu'on  avait  de  celui-ci. 
Même  après  tant  de  désastres,  le  vaincu  reste  toujours  pour  la  foule 
le  type  du  courage,  de  la  vivacité  intrépide,  de  l'audace  chevale- 
resque; on  croit  encore  à  sa  supériorité  individuelle  sur  le  vain- 
queur. On  attribue  les  succès  des  Allemands  non  à  quelque  mérite 
qui  leur  soit  personnel,  mais  au  chiffre  écrasant  de  leuro  troupes  et 
à  l'incapacité  des  généraux  français.  La  charge  seule  des  cuirassiers 
de  Reischofen  laisse  un  }dus  grand  souvenir  dans  les  classes  po- 
pulaires qxi'i  les  victoires  de  la  Prusse. 

Si  le  soldat  prussien,  malgré  tant  de  succès,  n'a  conquis  en  Al- 
sace-Lorraine aucune  espèce  de  prestige,  possède-t-il  au  moins 
ces  qualités  aimables  qui  adoucissent  pour  les  vaincus  l'amertume 
de  la  défaite?  Fera-t-il  oublier  la  bonne  grâce  et  la  gaîté  facile  du 
soldat  français?  Nul  ne  le  croit  parmi  les  annexés.  La  discipline 
sévère  qui  pèse  sur  lui  l'oblige  à  observer  une  grande  réserve  dans 
ses  rapports  avec  les  habitans  du  pays  qu'il  occupe,  on  n'aura 
presque  jamais  de  torts  graves  à  lui  reprocher  envers  eux  :  le 
moindre  acte  de  violence  qu'il  se  permettrait  à  leur  égard  serait 
puni  d'une  manière  rigoureuse;  mais,  s'il  n'est  pour  personne  un 
voisin  dangereux,  il  ne  sera  non  plus  pour  personne  un  voisin  re- 
cherché. Peu  communicatif,  volontiers  absorbé  en  lui-même,  sou- 
vent revêche  ou  insolent,  lourd  et  raide,  incapable  de  plaisanter  et 
plus  encore  peut-être  de  comprendre  une  plaisanterie,  il  éloigne 
la  sympathie  au  lieu  de  l'appeler.  Il  vivra  en  étranger  sur  le  terri- 
toire conquis  comme  il  vivait  à  Luxembourg,  où  pendant  cinquante 
ans  aucun  rapprochement  ne  s'est  opéré  entre  une  population  de 
mœurs  affables  et  une  garnison  pleine  de  morgue.  Gomment  réus- 
sirait-il à  se  faire  aimer  hors  de  chez  lui  lorsqu'il  n'y  réussit  même 


LES    SOUFFRANCES   d'cN    PAYS    CONQUIS.  585 

pas  sur  la  terre  allemande?  On  a  souvent  observé  qu'il  régnait  dans 
les  villes  rhénanes  une  sourde  hostilité  entre  les  soldats  et  les  ha- 
bitans;  on  n'y  pardonnait  guère  aux  officiers  leurs  airs  hautains 
et  leur  mépris  trop  peu  dissimulé  pour  la  population  bourgeoise.  A 
Mayence,  où  avant  la  campagne  de  1866  les  Prussiens  et  les  Au- 
trichiens tenaient  en  même  temps  garnison,  le  peuple  témoignait 
autant  d'aversion  aux  premiers  que  de  sympathie  pour  les  seconds; 
chaque  fois  qu'une  rixe  éclatait  entre  quelques  soldats  des  deux  ar- 
mées, les  assistans  prenaient  parti  pour  l'uniforme  autrichien.  On 
a  remarqué  pendant  toute  la  guerre  dans  les  pays  occupés,  on  re- 
marque aujourd'hui  dans  les  provinces  conquises,  qu'aucune  cor- 
dialité n'existe  entre  les  troupes  bavaroises  et  les  troupes  prus- 
siennes. Ces  compagnons  d'armes,  qui  campent  ensemble  sur  notre 
sol  et  s'enrichissent  de  nos  dépouilles,  ne  s'entendent  que  contre 
nous.  Les  Bavarois  laissent  fréquemment  percer  l'antipathie  que 
leur  inspire  la  Prusse;  les  officiers  et  les  soldats  des  deux  armées 
ne  se  rapprochent  que  pour  les  besoins  du  service;  le  service  fini, 
les  rapports  cessent.  On  ne  voit  jamais  ces  prétendus  enfans  de  la 
même  mère,  ces  représentans  de  l'unité  germanique,  se  confondre 
en  groupes  amicaux.  Les  uns  et  les  autres  vivent  à  part,  se  pro- 
mènent à  part,  adoptent  des  lieux  de  réunion  et  de  récréation  dif- 
fêrens.  Quelquefois  même  il  leur  arrive  de  se  quereller  lorsqu'ils  se 
rencontrent,  et  d'en  venir  aux  mains  en  public.  Plus  d'un  combat 
de  ce  genre  a  ensanglanté  les  rues  de  Metz  :  récemment  encore, 
dans  un  simulacre  de  petite  guerre  entre  les  deux  armées,  on  a 
échangé  des  projectiles  et  des  coups  de  baïonnette;  la  journée 
s'est  terminée  par  un  défilé  de  blessés  recueillis  dans  la  campagne 
et  ramenés  par  les  paysans  sur  des  charrettes. 

Les  réflexions  que  de  telles  scènes  inspirent  aux  annexés  leur 
font  apprécier  à  sa  juste  valeur  le  bienfait  de  l'unité  germani- 
que. Qu'il  y  a  loin  de  ces  divisions  intestines,  de  ces  haines  la- 
tentes toujours  sur  le  point  d'éclater,  à  la  cordiale  union  des  diffé- 
rentes parties  de  la  France,  à  la  fusion  des  races  les  plus  diverses 
au  sein  de  notre  armée  !  La  patrie  artificielle  qu'on  leur  ofire,  cet 
empire  allemand  composé  de  morceaux  mal  attachés,  qui  ne  se 
maintient  que  par  la  force,  auquel  on  ne  les  incorpore  que  par  un 
nouvel  acte  de  violence,  peut-il  leur  tenir  lieu  de  la  vieille  unité 
française?  Combien  le  soldat  français,  malgré  ses  malheurs  et  ses 
revers,  leur  présente  une  image  plus  attrayante  de  la  nation  en 
armes  que  son  redoutable  vainqueur!  Quel  contraste  entre  l'hu- 
meur vive,  aimable,  de  l'un  et  la  raideur  pédantesque  de  l'autre! 
L'Alsacien  et  lé  Lorrain  se  reconnaissent  eux-mêmes  avec  leurs 
qualités  gauloises  sous  les  traits  de  nos  soldats,  tandis  qu'ils  ne 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

retrouvent  chez  le  Prussien  taciturne  aucun  de  ces  dons  heureux 
qui  séduisent  les  cœurs  et  font  pardonner  toutes  les  fautes.  Rien  de 
plus  correct  et  de  plus  méthodique  que  l'organisation  militaire  de 
l'armée  prussienne;  mais  le  prestige  et  le  charme  y  manquent  à  la 
fois.  L'homme  n'y  brille  point,  comme  dans  nos  anciennes  guerres, 
par  des  qualités  qui  lui  appartiennent,  qui  mettent  en  relief  son 
courage  et  sa  bonne  grâce  à  braver  le  péril;  la  discipline,  en  le 
coulant  dans  un  moule  uniforme,  le  dépouille  en  quelque  sorte  de 
sa  personnalité,  le  réduit  à  n'être  plus  qu'une  partie  de  ce  tout 
qu'on  appelle  une  armée,  qu'un  rouage  obéissant  de  cette  puissante 
machine  qui  écrase  sur  son  passage  tout  ce  qu'elle  rencontre.  Ja- 
mais la  gloire  et  la  grandeur  militaire  ne  se  présenteront  sous  ces 
formes  abstraites  aux  imaginations  françaises,  II  faut  que  l'Alle- 
magne s'y  résigne,  l'étalage  de  sa  puissance  militaire  et  de  l'excel- 
lente organisation  de  son  armée  ne  diminuera  pas  la  bonne  opinion 
que  l'Alsace  et  la  Lorraine  conservent  de  la  France.  Si  disciplinés, 
si  exercés  que  soient  les  Prussiens,  on  s'imaginera  toujours  que  le 
soldat  français  vaut  encore  mieux,  et  qu'il  ne  lui  a  manqué  pour  les 
vaincre  que  des  chefs  plus  habiles. 

L'Allemagne  ne  séduira  pas  davantage  les  provinces  annexées 
par  d'autres  mérites  qui  lui  sont  propres  et  lui  font  plus  d'hon- 
neur que  la  science  perfectionnée  de  la  guerre.  Son  principal  titre  à 
l'estime  est  d'olfrir  le  spectacle  d'une  nation  cultivée,  en  possession 
d'écoles  nombreuses  où  se  distribue  à  tous  les  degrés  une  instruction 
solide  et  forte.  Tout  en  reconnaissant  ces  avantages,  l'Alsace  et  la 
Lorraine  ne  peuvent  les  accepter  comme  des  bienfcûts  de  la  main 
des  Allemands  :  elles  n'ont  point  attendu  pour  en  jouir  l'époque 
de  la  conquête;  la  France  les  leur  assurait  avant  que  l'Allemagne 
les  leur  imposât.  Nulle  part  l'enseignement  supérieur  n'était  plus 
complet  ni  mieux  organisé  qu'à  Strasbourg;  aucune  université  al- 
lemande n'a  compté  dans  le  même  espace  de  temps  plus  d'hommes 
de  mérite  que  les  facultés  alsaciennes.  Sous  le  régime  français, 
un  lycée  de  l'état,  un  gymnase  protestant,  un  petit  séminaire, 
ne  répondaient-ils  point  à  tous  les  besoins  de  l'enseignement  se- 
condaire? A  Metz,  le  lycée,  le  collège  des  jésuites,  la  maîtrise,  en- 
tretenaient parmi  les  enfans  une  émulation  favorable  aux  études. 
Au  lieu  d'ouvrir  à  la  jeunesse  de  nouvelles  sources  d'instruction,  le 
premier  effet  de  la  conquête  est  de  tarir  les  anciennes.  Le  lycée  de 
Metz,  qui  comptait  autrefois  500  élèves,  n'en  compte  plus  qu'une 
centaine  sous  le  régime  prussien;  dans  la  même  ville,  la  maîtrise, 
qui  essaie  de  remplacer  les  jésuites  expulsés,  ne  se  soutient  que  par 
le  désintéressement  et  les  sacrifices  de  l'évêque.  Le  lycée  de  Stras- 
bourg en  est  réduit  au  chiffre  officiel  de  57  pensionnaires.  Obtien- 


LES    SOUFFRANCES   d'uN    PAYS    CONQUIS.  587 

dra-t-on  des  élèves  dair-semés  de  ces  établissemens  appauvris  les 
résultats  qu'on  obtenait  d'une  nombreuse  jeunesse  au  temps  de 
leur  prospérité?  Les  départemens  du  Haut -Rhin,  du  Bas -Rhin, 
de  la  Moselle  et  de  la  Meurthe  sont  classés  chez  nous  au  nombre 
de  ceux  qui  renferment  le  moins  d'illettrés.  L'instruction  y  est  si 
répandue  et  donnée  avec  tant  de  soin  que  les  inspecteurs  allemands 
des  écoles  annexées  ne  peuvent  revendiquer  pour  les  écoles  de 
l'Allemagne  aucune  supériorité  sur  les  nôtres.  De  leur  propre  aveu, 
l'enseignement  primaire  a  produit  en  Alsace-Lorraine  d'aussi  bons 
résultats  que  dans  les  provinces  germaniques. 

Pour  le  reste,  la  Prusse  permettra  aux  annexés  de  ne  lui  deman- 
der aucun  exemple  et  de  ne  recevoir  aucune  leçon  des  missionnaires 
qu'elle  leur  envoie.  Si  l'on  en  excepte  un  petit  nombre  d'hommes 
de  mérite  et  d'esprits  élevés  qui  prennent  bientôt  leur  tâche  en  dé- 
goût, les  nouveaux  habitans  et  les  nouveaux  fonctionnaires  de  l'Al- 
sace-Lorraine  ne  feront  que  peu  d'honneur  au  pays  qu'ils  représen- 
tent. On  s'étonne  à  bon  droit  qu'un  peuple  si  fier  de  sa  civilisation, 
qui  parle  avec  tant  de  complaisance  de  ses  qualités  et  de  ses  vertus, 
se  montre  au  dehors  sous  de  si  fâcheux  aspects.  La  nuée  d'aven- 
turiers qui  deriière  l'armée  d'invasion  s'est  abattue  sur  la  France 
pour  s'en  partager  les  dépouilles  se  concentre  maintenant  dans  les 
provinces  annexées.  Les  magistrats  prussiens  reconnaissent  une 
partie  de  ces  émigrans  pour  les  ayoir  jugés  autrefois  et  condam- 
nés en  Allemagne.  Beaucoup  disparaissent,  après  un  rapide  exa- 
men des  lieux,  en  s'apercevant  qu'une  population  défiante  et  hos- 
tile leur  fournira  peu  d'occasions  d'exercer  leurs  talens.  On  dit 
que  le  gouvernement  accorde  une  prime  à  quelques-uns  pour  les 
attacher  au  pays  et  les  y  retenir;  ceux-là  louent  une  boutique,  s'y 
installent  avec  quelques  marchandises  fort  inférieures  aux  produits 
français,  attendent  les  acheteurs,  et,  n'en  voyant  point  venir,  dépo- 
sent leur  bilan  au  bout  de  quelques  mois.  A  Metz,  en  moins  d'une 
année,  plus  de  cent  faillites  allemandes  ont  été  déclarées  au  tribu- 
nal de  commerce.  Il  est  bon  d'apprendre  h  la  vertueuse  Allemagne, 
si  convaincue  de  l'innocence  de  ses  mœurs  et  de  la  corruption  des 
nôtres,  que,  partout  où  ses  nationaux  succèdent  à  la  population 
française,  la  proportion  des  naissances  illégitimes  s'accroît  immé- 
diatement. 11  y  a  des  parties  du  territoire  annexé  où  elle  était  de 
moins  d'un  tiers  avant  l'annexion  et  où  elle  s'élève  maintenant  à  la 
moitié. 

Il  serait  malséant  d'accuser  les  fonctionnaires  prussiens  des  mêmes 
défauts  que  les  simples  particuliers.  Peut-être  au  début  ne  furent>- 
ils  pas  tous  choisis  avec  assez  de  précautions;  il  suffisait  alors  de 
balbutier  quelques  mots  de  français  pour  solliciter  une  place  en 


588  RE\rUE    DES   DEUX   MONDES. 

France  et  de  trouver  une  protection  pour  l'obtenir.  On  cite  quelques 
agens  financiers,  notamment  des  percepteurs,  qui  ont  disparu  en 
emportant  la  recette.  Est-ce  pour  remédier  à  quelques  abus  de 
ce  genre  que  le  gouvernement  prussien  change  si  fréquemment  le 
personnel  qu'il  emploie  dans  les  provinces  conquises?  Ne  vaut -il 
pas  mieux  supposer  pour  l'honneur  des  Allemands  que  beaucoup  de 
fonctionnaires,  attirés  d'abord  en  Alsace  et  en  Lorraine  par  la  per- 
spective d'un  traitement  plus  élevé,  s'y  découragent  de  l'isolement 
auquel  les  condamne  l'hostilité  de  la  population,  et  demandent  à 
rentrer  dans  leur  pays  natal?  Un  honnête  homme  consent-il  à  vivre 
en  quarantaine  pendant  des  mois  entiers  sans  rencontrer  sur  sa  route 
un  regard  amical,  sans  jamais  espérer  d'autre  contact  avec  les  indi- 
gènes que  des  rapports  de  service?  Quelques  préfets,  quelques  di- 
recteurs de  cercle,  animés  de  dispositions  conciliantes  et  fort  cour- 
tois envers  les  personnes,  se  flattaient  de  désarmer  les  ressentimens 
à  force  de  politesse;  une  courte  expérience  les  a  convaincus  de 
l'inutilité  de  leurs  efforts  et  décidés  à  quitter  le  pays.  Partout  du 
reste,  même  si  l'on  met  de  côté  la  question  de  sentiment  pour  ne 
considérer  que  la  bonne  expédition  des  affaires,  les  habitudes  de 
l'administration  prussienne  font  regretter  celles  de  l'administration 
française  :  non  que  les  fonctionnaires  abusent  de  leur  autorité  pour 
molester  les  habitans,  ceux-ci  ont  plutôt  à  se  défendre  de  leurs 
avances  qu'à  résister  à  leurs  menaces;  mais  l'absence  de  toute  règle 
fixe  déconcerte  les  esprits,  et  la  lenteur  du  travail  germanique  les 
irrite.  Au  fond,  c'est  la  volonté  seule  du  gouvernement  prussien, 
c'est-à-dire  l'arbitraire,  qui  depuis  l'annexion  règle  en  Alsace-Lor- 
raine les  difficultés  administratives.  Privés  d'une  représentation  au 
Beichsrath  et  d'une  délégation  départementale,  les  annexés  n'ont 
rien  à  espérer,  sauf  dans  les  questions  municipales,  que  du  bon 
plaisir  des  autorités  allemandes.  On  les  a  si  bien  dépouillés  de  tout 
droit  collectif  qu'un  décret  impérial  confère  au  président  supérieur 
de  l'Alsace-Lorraine  les  anciennes  attributions  des  conseils-géné- 
raux. A  la  rigueur  même,  d'après  une  loi  de  l'empire  moins  libé- 
rale que  la  loi  française,  en  cas  de  conflit  entre  les  municipalités 
et  le  gouvernement,  il  est  permis  à  celui-ci  de  faire  gérer  les  in- 
térêts municipaux,  non,  comme  cela  se  fait  quelquefois  en  France, 
par  une  commission  prise  sur  place,  mais  par  des  personnes  étran- 
gères à  la  commune. 

Cette  situation  crée  aux  intéressés  de  graves  embarras.  Nul  ne 
sait  jamais  d'avance  non-seulement  ce  que  décideront  les  fonction- 
naires prussiens,  mais  d'après  quels  principes  ils  se  décideront. 
Tantôt  ils  s'en  rapportent  aux  précédens  qu'établit  la  jurisprudence 
française  et  prennent  les  décisions  que  les  Français  eux-mêmes  au- 


LES    SOUFFRANCES    D  UN    PAYS    CO.XQUIS.  589 

raient  prises;  tantôt  ils  invoquent  tout  à  coup  un  texte  allemand  au- 
quel leurs  justiciables  sont  condamnés  à  se  soumettre;  tantôt,  si  une 
difficulté  sérieuse  se  présente,  ils  n'osent  se  prononcer,  demandent 
du  temps,  consultent  l'oracle  de  Berlin  et  attendent  indéfiniment 
qu'il  lui  plaise  de  répondre.  11  n'y  a  qu'un  cri  en  Alsace-Lorraine 
contre  la  lenteur  et  l'irrégularité  de  l'administration  allemande.  Les 
dossiers  administratifs  s'accumulent  dans  les  bureaux  sans  que  les 
questions  les  plus  urgentes  reçoivent  une  solution.  Un  nombre 
d'employés  plus  considérable  ne  réussit  point  à  terminer  une  be- 
sogne qui,  sous  le  régime  français,  exigeait  moins  de  monde  et 
moins  de  temps.  On  accuse  quelquefois,  non  sans  motifs,  notre  ad- 
ministration d'abuser  des  circulaires  et  de  multiplier  les  paperasses; 
elle  en  paraîtrait  économe,  si  on  la  comparait  à  l'administration  al- 
lemande, une  das  plus  paperassières  qui  soient  au  monde.  Bien  des 
intérêts  dont  la  Prusse  avait  promis  de  s'occuper  demeurent  ainsi 
en  suspens  et  en  souffrance;  la  liquidation  des  monts-de-piéLé,  des 
caisses  d'épargne  et  de  retraite  subit  d'inexplicables  retards;  on  ne 
peut  obtenir  non  plus  qu'elle  rembourse  les  cautionnemens  versés, 
comme  elle  en  avait  pris  l'engagement.  Les  Allemands  auraient-ils 
été  détournés  des  affaires  civiles  par  l'attention  trop  exclusive  qu'ils 
donnent  aux  choses  militaires?  Leur  esprit  un  peu  pesant  se  refuse- 
rait-il à  l'intelligence  rapide  des  questions  administratives  et  aux 
promptes  décisions?  L'obéissance  rigoureuse  à  laquelle  tous  les  em- 
ployés sont  astreints  sous  le  régime  prussien  les  porte  à  la  circon- 
spection plus  qu'à  l'activité.  Ils  craignent  avant  tout,  de  se  compro- 
mettre et  de  mécontenter  leurs  chefs.  Là  comme  dans  l'armée,  c'est 
la  terreur  qui  règne.  Chaque  service  public  est  organisé  comme  un 
régiment;  quiconque  désobéit  est  déplacé  sur  l'heure  ou  révoqué 
sans  pitié.  De  là  le  perpétuel  besoin  de  recourir  dans  les  cas  dou- 
teux à  l'autorité  supérieure  et  la  crainte  qu'éprouve  chacun  d'enga- 
ger sa  responsabilité.  Cette  prudence  salutaire  sous  les  armes  pro- 
duit-elle d'aussi  bons  effets  dans  l'administration?  N'émousse-t-elle 
pas  les  intelligences  en  les  habituant  à  ne  rien  oser,  à  toujours  dé- 
pendre d'un  maître  ou  d'un  règlement  écrit  qui  ne  peut  tout  pré- 
voir? 

Quel  que  soit  le  motif  de  leur  infériorité,  presque  partout  en  Al- 
sace-Lorraine, les  employés  allemands  remplissent  leurs  fonctions 
moins  heureusement  que  ne  le  faisaient  avant  eux  les  employés 
français.  Sur  un  seul  point,  ils  nous  ont  tout  de  suite  égalés  et  peut- 
être  dépassés  :  il  s'agit  de  la  perception  des  impôts,  plus  lucratifs 
pour  le  trésor  d'après  le  système  français  que  d'après  le  système 
allemand.  On  se  figurerait  difficilement  avec  quelle  rapidité  et  quel 
soin  les  agens  des  finances  envoyés  d'Allemagne  pour  cet  objet  se 
sont  mis  au  courant  de  toutes  les  sources  de  revenus,  quelle  peine 


590  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ils  se  sont  donnée  afin  de  recouvrer  les  arriérés  et  de  ne  rien  lais- 
ser perdre  du  butin  des  vainqueurs.  Non-seulement  la  conquête 
n'apporte  aucun  allégement  aux  charges  d'une  population  appau- 
vrie de  tant  de  manières,  les  contributions  directes  et  indirectes  se 
perçoivent  comme  par  le  passé,  mais  deux  impôts  nouveaux  frap- 
pent la  culture  du  tabac  et  augmentent  le  prix  du  sel.  Est-ce  là  le 
commencement  de  l'âge  d'or  que  les  publicistes  allemands  promet- 
tent aux  provinces  conquises?  Après  avoir  tari  chez  eux  tant  de 
sources  de  richesse  et  détruit  tant  de  fortunes,  la  Prusse  ne  té- 
moigne-t-elle  son  bon  vouloir  à  ses  nouveaux  sujets  qu'en  leur  fai- 
sant acheter  le  bienfait  de  l'annexion? 

Ce  dernier  trait  achève  le  tableau  des  relations  de  l'Allemagne  avec 
les  annexés.  On  n'y  ajoutera  rien;  on  se  demandera  seulement  de 
quel  côté  sont  les  vainqueurs,  qui  triomphe  en  définitive  sur  cette 
terre  autrefois  florissante,  aujourd'hui  désolée,  de  l' Alsace-Lorraine. 
Il  y  avait  en  1870  au  centre  de  l'Europe,  entre  les  provinces  rhé- 
nanes, le  Rhin,  la  Suisse,  les  Vosges,  la  Seille  et  la  Moselle,  deux 
provinces  riches,  heureuses,  peuplées,  fertiles,  h:\bltees  par  une  po- 
pulation active  et  intelligente;  des  siècles  de  travail  et  d'efforts  com- 
muns avaient  associé  leur  prospérité  à  la  nôtre,  mêlé  leurs  noms  à 
toutes  nos  gloires,  confondu  leurs  destinées  dans  cette  œuvre  du 
temps  qui  s'appelle  l'unité  française.  Après  tous  nos  désastres,  elles 
ne  souhaitaient  rien  de  plus  que  de  vivre  de  notre  vie,  de  partager 
nos  malheurs,  de  se  relever  avec  nous;  leur  vote  unanime  au  mois 
de  février  1871  attestait  leur  volonté  de  nous  rester  fidèles.  L'Alle- 
magne s'en  est  emparée  sans  autre  droit  que  le  droit  du  plus  fort, 
et  voilà  que  maintenant  les  vieilles  cités  se  dépeuplent,  les  ateliers 
se  vident,  les  champs  restent  sans  culture,  les  maisons  sans  enfans. 
Ceux  que  l'on  voulait  séparer  de  la  France  par  la  force  s'y  ratta- 
chent par  l'émigration;  d'autres  qui  restent,  que  le  devoir  ou  la 
nécessité  retient,  gardent  au  fond  de  leurs  cœurs  l'image  de  la  pa- 
trie, et  ne  l'ont  jamais  mieux  aimée  ni  plus  honorée  que  depuis 
qu'ils  l'ont  perdue.  Toutes  leurs  espérances  se  portent  vers  elle; 
plus  ils  vivent  sous  la  domination  allemande,  plus  ils  voient  l'Alle- 
magne de  près,  plus  ils  estiment  et  regrettent  la  France.  La  terre 
de  l'Alsace-Lorraine  appartient  aux  Allemands,  les  âmes  nous  appar- 
tiennent. Est-ce  là  ce  que  l'Allemagne  appelle  une  victoire?  est-ce 
par  de  telles  conquêtes  qu'elle  établira  en  Europe  son  autorité  mo- 
rale, qu'elle  inspirera  une  confiance  durable  aux  faibles  et  aux 
neutres,  qu'elle  fortifiera  autour  d'elle  ce  sentiment  de  sécurité 
dont  ne  peuvent  se  passer  les  sociétés  modernes? 

A.    MÉZIÈRES. 


LE    GENTILHOMME 

DE    LA    STEPPE 


I. 

A  ceux  de  mes  lecteurs  qui  n'auraient  pas  oublié  le  personnage 
de  Tcliertakhanof  dans  les  Mémoires  d'un  chasseur,  j'ai  l'inten- 
tion, s'ils  veulent  bien  m'entendre,  de  raconter  sa  fin. 

Ce  n'est  qu'environ  deux  ans  après  ma  visite  à  ce  gentilhomme 
de  la  steppe  que  commencèrent  ses  calamités.  Je  dis  ses  calamités, 
car,  s'il  avait  eu  jusque-là  bien  des  mécomptes  et  des  désagrémens, 
il  n'y  avait  pas  l'ait  attention,  et  il  continuait  à  régner  comme  au- 
paravant. Le  premier  malheur  qui  lui  arriva  fut  le  plus  sensible  qui 
pût  le  frapper.  Mâcha  la  bohémienne  le  quitta. 

Il  n'est  pas  facile  de  dire  ce  qui  l'avait  décidée  à  fuir  le  toit  de 
Pantéleï  Tchsrtakhanof,  ce  toit  auquel  elle  semblait  si  bien  habiLuée. 
Quant  à  Pantéleï,  la  conviction  qu'il  garda  jusqu'à  la  fin  de  ses 
jours  fut  que  la  cause  de  cette  trahison  avait  été  un  certain  jeune 
voisin,  oflicier  de  huJans  en  retraite,  nommé  laf,  dont  tout  le  mé- 
rite, au  dire  de  Pantéleï,  consistait  à  tenir  ses  cheveux  perpétuelle- 
ment pommadés  et  à  se  tortiller  perpétuellement  la  moustache; 
mais  il  est  plus  naturel  d'attribuer  la  fuite  de  Mâcha  au  sang  bohé- 
mien qui  coulait  dans  ses  veines.  Quoi  qu'il  en  lût,  un  beau  soir 
d'été,  après  avoir  roulé  quelques  bardes  dans  un  mouchoir,  Hacha 
quitta  la  maison  de  Pantéleï. 

Les  trois  jours  qui  précédèrent  son  départ,  elle  les  avait  passés 
dans  un  coin,  immobile,  recroquevillée  sur  elle-n.ême  et  serrée 
contre  le  mur,  comme  eût  fait  un  renard  blessé.  Sans  proférer  une 
parole,  elle  n'avait  fait  que  promener  lentement  ses  regards  à  droite 
et  à  gauche,  en  fronçant  les  sourcils,  en  montrant  ses  dents  sous  sa 


592  REVUE    DES    DEUX    MOx\DES. 

lèvre  retroussée,  en  croisant  ses  bras  sur  sa  poitrine  comme  si  elle 
eût  eu  froid.  Elle  faisait  souvent  de  pareilles  frasques,  mais  cela 
ne  durait  pas  longtemps,  et  Pantéleï,  qui  le  savait,  ne  s'en  inquié- 
tait pas,  et  ne  l'inquiétait  pas  davantage.  Pourtant,  lorsque  ce  soir- 
là,  revenu  du  chenil,  où,  comme  disait  le  piqueur,  ses  deux  der- 
niers chiens  courans  avaient  trépassé,  il  rencontra  une  servante  qui 
lui  annonça  en  balbutiant  que  Marie  Vikoulovna  lui  présentait  ses 
respects  et  lui  souhaitait  toute  sorte  de  prospérités,  mais  qu'elle 
ne  reviendrait  plus  chez  lui,  Pantéleï,  après  avoir  pirouetté  deux 
fois  sur  lui-même  et  poussé  un  rauque  gémissement,  empoigna  son 
pistolet  et  partit  en  courant  à  la  poursuite  de  la  fugitive. 

Il  l'atteignit  à  deux  verstes  de  sa  maison,  près  d'un  petit  bois  de 
bouleaux,  sur  la  route  qui  m.enait  à  la  ville  du  district.  Le  soleil 
était  fort  bas  à  l'horizon,  et  tout  avait  pris  une  teinte  d'un  rouge 
sanglant,  les  arbres,  les  herbes  et  jusqu'à  la  terre  même. 

—  Chez  laf,  chez  laf!  s'écria-t-il,  dès  qu'il  aperçut  Mâcha. 
Chez  laf,  —  dit-il  encore  en  s' approchant  d'elle  à  toutes  jambes, 
et  presque  en  tombant.  Mâcha  s'arrêta  court,  et  se  retourna.  Le 
dos  du  côté  de  la  lumière,  elle  semblait  toute  sombre,  comme  si 
on  l'eût  découpée  dans  une  planche  de  bois  noir.  Les  blancs  de  ses 
yeux  se  détachaient  en  amendes  argentées,  et  rendaient  les  pru- 
nelles plus  sombres  encore. 

Elle  jeta  son  paquet  par  terre  et  croisa  les  bras. 

—  Tu  vas  chez  laf,  misérable,  —  répéta  Tchertakhanof,  et  il  s'ap- 
prêtait à  la  saisir  par  l'épaule;  mais,  rencontré  par  son  regard,  il 
resta  interdit  devant  elle. 

—  Je  ne  vais  pas  chez  M.  Lif,  Pantéleï  Éréméitch,  répondit-elle 
d'une  voix  égale  et  lente;  seulement  je  ne  puis  plus  vivre  avec 
vous. 

—  Comment?.,  pourquoi?..  T'ai-je  offensée? 

Mâcha  secoua  la  tête.  — Vous  ne  m'avez  offensée  en  rien,  l'en- 
nui m'a  prise  chez  vous.  Pour  le  passé,  merci  ;  mais  je  ne  puis 
rester,  non  ! 

Tchertakhanof  fut  si  stupéfait  qu'il  en  bondit  sur  place  en  se 
frappant  les  cuisses  des  deux  mains.  —  Comment!  elle  a  vécu  chez 
moi;  elle  n'y  a  trouvé  que  plaisirs  et  tranquillité,  et  voilà  que  l'en- 
nui la  prend!  Elle  se  dit  :  je  vais  le  planter  là.  Elle  se  met  une  coiffe 
sur  la  tête,  et  décampe.  Elle  recevait  toute  sorte  de  respects,  pas 
moins  qu'une  dame... 

—  Quant  à  cela,  interrompit  Mâcha,  je  n'en  avais  que  faire. 

—  Tu  n'en  avais  que  faire  !..  une  bohémienne  vagabonde  qu'on 
élève  grande  dame,...  et  qui  n'en  a  que  faire!  Peut-on  croire  à 
cela,  rejeton  de  Gham?  C'est  une  trahison. 


LE   GENTILHOMME   DE   LA   STEPPE.  593 

—  Je  n'ai  aucune  trahison  dans  mes  pensées ,  répondit  Mâcha 
avec  la  prononciation  nette  et  chantante  des  bohémiens;  mais,  je 
vous  l'ai  déjà  dit,  l'ennui  m'a  prise. 

—  Mâcha,  s'écria  Tchertakhanof  en  se  frappant  la  poitrine  des 
deux  mains,  c'est  assez,  cesse,  ne  me  tourmente  plus.  Pense  à  ce 
que  va  dire  ce  pauvre  Tikhon;  aie  du  moins  pitié  de  lui. 

—  Faites-lui  mes  amitiés,  et  dites-lui  bien... 

Pantéleï  éleva  les  deux  mains  :  —  Non,  par  le  diable,  tu  ne  t'en 
iras  pas...  Ton  laf  aura  beau  t'attendre,  il  ne  t'aura  pas, 

—  Monsieur  laf,...  allait  dire  Mâcha. 

—  Quel  diable  de  mon-si-eur  laf!  s'écria  Pantéleï  en  la  contrefai- 
sant. C'est  un  infâme,  un  intrigant,  et  son  visage  est  un  museau 
de  singe. 

Cet  entretien  dura  sur  ce  ton  près  d'une  demi-heure.  Tantôt  Pan- 
téleï s'élançait  vers  Mâcha;  tantôt  il  rebondissait  en  arrière.  Il  vou- 
lait la  frapper,  il  la  saluait  jusqu'à  terre,  et  il  finit  par  fondre  en 
larmes. 

—  Je  ne  puis  pas,  répétait  Mâcha;  j'ai  le  cœur  si  gros,  l'ennui  me 
tue.  —  Et  son  visage  prit  petit  à  petit  une  expression  indifférente, 
presque  endormie,  à  ce  point  que  Pantéleï  lui  demanda  si  on  lui 
avait  fait  prendre  de  l'ellébore  (1).  — L'ennui,  répéta-t-elle  pour  la 
dixième  fois.  —  Et  si  je  te  tue,  moi!  s'écria-t-il  en  tirant  son  pis- 
tolet de  sa  poche.  —  Mâcha  sourit,  tout  son  visage  s'éclaira  :  —  Eh 
bien  !  tuez-moi;  vous  le  pouvez.  Quant  à  revenir,  je  ne  reviendrai 
pas. 

—  Non?..  —  Pantéleï  arma  le  chien  de  son  pistolet. 

Mâcha  sourit  encore  plus  franchement.  Une  double  rangée  de 
dents  blanches  brilla  sous  ses  lèvres  rouges. 

—  Quel  drôle  de  seigneur  vous  faites  !..  je  ne  reviendrai  pas. 

—  Machka,  est-ce  ton  dernier  mot? 

Les  yeux  de  Mâcha  s'ouvrirent  et  s'allumèrent.  —  Je  ne  revien- 
drai pas,  mon  pigeonneau.  Ma  parole  est  du  fer. 

Pantéleï  mit  le  pistolet  dans  les  mains  de  Mâcha,  et  s'assit  par 
terre.  — Eh  bien!  toi,  tue-moi,  lui  dit-il.  Je  ne  veux  plus  vivre  sans 
toi.  Je  te  suis  devenu  à  charge,  et  tout  m'est  à  charge  à  présent. 

Mâcha  se  baissa,  ramassa  son  paquet,  déposa  le  pistolet  dans 
l'herbe,  en  tournant  Le  canon  du  côté  opposé  à  Pantéleï,  et  se  rap- 
procha de  lui. 

—  Ah!  mon  petit  pigeon,  à  quoi  bon  te  chagriner?  Est-ce  que  tu 
ne  nous  connais  pas,  nous  autres  bohémiennes?  Nous  sommes  ainsi 
faites.  Si  l'ennui  qui  sépare  les  gens  nous  entre  dans  l'âme,  si  nous 

^)  Poison  très  employé  dans  les  steppes. 
TCME  en.  —  1872.  ai 


594  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entendons  sa  voix  continuelle  qui  nous  envoie  plus  loin,  plus  loin, 
comment  pourrions-nous  demeurer?  N'oublie  pas  ta  Mâcha  :  tu  ne 
retrouveras  jamais  une  pareille  camarade.  Je  ne  t'oublierai  pas  non 
plus,  mon  hardi  faucon;  mais  notre  vie  ensemble  est  finie. 

—  Je  t'ai  aimée,  Mâcha,  murmura  Pantéleï  à  travers  ses  mains 
pressées  sur  sa  bouche;  je  t'aime  encore...  comme  nn  fou,...  et 
quand  je  pense  que  tu  me  quittes  comme  ça  tout  à  coup,  et  que  tu 
vas  errer  par  le  monde,  je  ne  puis  m'empêcher  de  croire  que,  si  je 
n'étais  pas  un  pauvre  hère,  sans  sou  ni  maille,  tu  ne  m'abandonne- 
rais pas  ainsi. 

Mâcha  se  mit  à  rire.  —  Allons,  bon  !  toi  qui  me  louais  toujours 
de  n'être  pas  intéressée,  tu  parles  d'argent  à  cette  heure.  —  Elle  lui 
donna  un  grand  coup  sur  l'épaule.  Il  se  releva. 

—  Prends  du  moins  quelque  chose.  Comment  peut-on  partir 
ainsi  sans  un  kopek?  Mais  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire,  je  te  le 
dis  en  bon  russe,  c'est  de  me  tuer. 

—  Te  tuer!  Et  pourquoi,  mon  pigeonneau,  envoie-t-on  les  gens 
en  Sibérie? 

Pantéleï  fit  un  soubresaut.  —  Ce  n'est  donc  que  par  peur  du 
supplice?  s'écria-t-il;  sans  quoi  tu  me  tuerais? 

11  se  laissa  tomber  de  nouveau  la  face  dans  l'herbe.  Mâcha  se 
tint  quelque  temps  silencieuse  à  ses  côtés. 

—  J'ai  pitié  de  toi,  Pantéleï  Eréméitch,  dit-elle  enfin  avec  un 
soupir  :  tu  es  un  brave  homme;  mais  tout  est  dit,  adieu. 

Elle  se  retourna  et  fit  quelques  pas.  La  nuit  venait,  et  des  ombres 
grises  s'avançaient  de  toutes  parts.  Tchertakhanof  se  leva  précipi- 
tamment, et  saisissant  Mâcha  par  les  deux  coudes  :  —  Tu  t'en  vas, 
serpent  ! 

—  Adieu,  répéta  Mâcha  d'une  voix  claire  et  tranchante,  et,  s'ar- 
rachant  de  ses  mains,  elle  s'en  alla. 

Pantéleï  ramassa  le  pistolet,  la  visa,  et  le  coup  partit;  mais,  au 
moment  de  pousser  la  gâchette,  il  avait  donné  à  l'arme  une  se- 
cousse involontaire.  La  balle  siffla  au-dessus  de  la  tête  de  Mâcha. 
Elle  le  regarda  par-dessus  l'épaule  sans  s'arrêter,  et  continua  len- 
tement, balançant  les  hanches,  comme  pour  le  braver. 

Pantéleï  s'enfuit  du  côté  de  la  maison;  mais  il  n'avait  pas  fait 
cinquante  pas  qu'il  dut  s'arrêter.  Une  voix  trop  connue  était  arri- 
vée jusqu'à  lui.  Mâcha  chantait.  C'était  la  chanson  bohémienne  qui 
commence  ainsi  : 

•  0  vie  jeune  et  charmante, 

et  chacune  des  notes  pénétrantes  et  passionnées  semblait  se  ré- 
pandre dans  l'air  immobile  de  la  nuit. 


LE    GENTILHOMME    DE    LA    STEPPE.  595 

Pantéleï  prêta  l'oreille.  La  voix  s'éloignait,  s'éloignait  toujours; 
elle  semblait  s'éteindre,  puis  arrivait  encore  par  petits  filets  à  peine 
perceptibles,  mais  toujours  brûlans. 

—  C'est  pour  se  moquer  de  moi,  —  pensa  Tchertakhanof;  puis  il 
s'écria  en  gémissant  :  — Oh  !  non;  c'est  l'adieu  éternel  qu'elle  m'en- 
voie! —  Et  il  éclata  en  sanglots. 

Dès  le  lendemain,  il  se  présenta  chez  M.  laf,  qui,  en  véritable 
homme  du  monde  et  goûtant  peu  les  charmes  de  la  campagne, 
s'était  établi  dans  la  ville  de  district  pour  y  être,  comme  il  le  di- 
sait, plus  près  des  dames.  Tchertakhanof  ne  trouva  pas  M.  laf  à  la 
maison.  Celui-ci,  d'après  le  dire  de  son  valet  de  chambre,  était 
parti  la  veille  pour  Moscou.  —  Je  le  disais  bien,  s'écria  l'autre  avec 
rage,  qu'il  y  avait  eu  entre  eux  un  accord.  Ils  se  sont  enfuis  en- 
semble; mais  attendons  un  peu... 

Cela  dit,  il  força  l'entrée  de  la  chambre  du  jeune  officier  malgré 
la  résistance  du  domestique.  Dans  cette  chambre,  au-dessus  d'un 
large  sofa,  pendait  le  portrait  du  maître,  de  grandeur  naturelle  et 
dans  son  uniforme  de  hulan.  — Ah!  te  voilà,  vilain  singe  sans 
queue,  —  hurla  Tchertakhanof,  et,  bondissant  sur  le  divan,  11 
frappa  de  son  poing  fermé  la  toile  tendue,  et  y  fit  un  grand  trou. 
—  Dis  à  ton  vaurien  de  maître,  ajouta-t-il  en  s'adressant  au  do- 
mestique du  haut  de  son  sofa,  qu'à  défaut  de  son  alTreux  museau 
en  chair  et  en  os,  le  gentilhomme  Tchertakhanof  '  '  :.  jrevé  son 
museau  en  peinture.  S'il  désire  une  satisfaction,  .  oait  où  le  trou- 
ver; sinon,  je  le  trouverai  moi-même  jusqu'au  fond  de  la  mer,  ce 
vil  babouin.  —  Tchertakhanof  sauta  du  sofa  par  terre,  et  s'éloigna 
fièrement. 

Cependant  le  capitaine  n'exigea  de  lui  aucune  satisfaction,  et 
Pantéleï  lui-même  ne  se  mit  point  à  la  poursuite  de  son  ennemi. 
Finalement  de  cette  scandaleu'^  histoire  '\  n'arriva  rien.  Quanta 
Mâcha,  elle  dispirut  sans  laisser  de  trace.  Pantéleï  se  jeta  dans 
cette  maladie,  commune  chez  nous,  qu'on  nomme  znpoi,  et  qui  con- 
siste à  boire  de  l'eau-de-vie  sans  manger.  Pourtant  peu  à  peu  il 
finit  par  revenii*  à  la  raison,  et  c'est  alors  qu'une  seconde  cala- 
mité vint  le  frapper. 

Ce  fut  la  mort  de  son  fidèle  ami  Tikhon  Nédopouskine.  Depuis 
deux  ans  déjà,  sa  santé  s'était  altérée.  Il  commençait  à  souffrir  d'un 
asthme;  il  s'endormait  à  chaque  instant,  et,  réveillé,  ne  savait  plus 
où  il  se  trouvait.  Le  médecin  du  district  prétendait  que  c'étaient 
là  de  petits  coups  de  sang.  Pendant  ces  trois  jours  qui  précé- 
dèrent la  fuite  de  Mâcha,  ces  trois  jours  où  l'ennui  la  prit,  Tikhon 
était  au  lit  dans  sa  maison  retenu  par  une  forte  grippe.  La  réso- 
lution de  Mâcha  l'avait  frappé  d'une  façon  d'autant  plus  inattendue; 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  le  frappa  peut-être  plus  que  son  ami  lui-même.  Grâce  à  la  ti- 
midité et  à  la  douceur  de  son  caractère,  il  ne  montra  rien  de  plus 
qu'une  tendre  compassion,  mêlée  d'une  stupeur  maladive;  mais 
tout  en  lui  s'était  brisé.  —  Elle  m'a  ôté  mon  âme,  —  murmurait-il 
à  part  lui,  assis  dans  son  fauteuil  favori  en  toile  cirée  et  tournant 
ses  pouces.  Et  même  lorsque  Pantélcï  revint  sur  l'eau,  lui  n'y  re- 
vint pas.  Il  continuait  à  ressentir  qu'il  y  avait  du  vide  en  lui.  —  Là! 
—  disait-il  en  touchant  le  milieu  de  sa  poitrine,  au-dessus  de  l'es- 
tomac. C'est  ainsi  qu'il  traîna  jusqu'à  l'hiver.  Les  premières  gelées 
firent  quelque  bien  à  son  asthme;  mais  ce  ne  fut  plus  un  petit  coup 
de  sang,  ce  fut  un  grand  coup  de  sang  véritable  qui  l'atteignit,  il 
ne  perdit  pas  tout  de  suite  la  mémoire,  et  put  encore  reconnaître 
Pantéleï.  A  l'exclamation  désespérée  de  son  ami  :  —  comment,  Ti- 
cha,  peux-tu  me  laisser  ainsi,  sans  ma  permission,  ni  plus  ni  moins 
que  Mâcha?  —  il  répondit  d'une  langue  eml^arrassée  :  —  Pan-é-eï 
Éré-mitch,  suis  tou-ours  content  de  ous  obéir...  —  Ce  qui  ne 
l'empêcha  pas  de  mourir  le  jour  même,  sans  attendre  l'arrivée  du 
médecin  de  district,  qui,  mis  en  présence  de  ce  corps  à  peine 
refroidi,  et  pénétré  de  la  fragilité  de  toute  chose  terrestre,  n'eut 
rien  de  plus  à  faire  que  de  demander  un  verre  d'eau-de-vie  avec 
du  poisson  fumé. 

Tikhon  avait  laissé  tout  son  bien  «  à  son  très  respecté  bienfai- 
teur et  généreux  protecteur  Pantéleï  Tchertakhanof.  »  Le  «  très 
respecté  bienfaiteur  »  ne  tira  pas  grand  parti  de  ce  bien,  qui  fut 
aussitôt  vendu  aux  enchères  publiques,  en  grande  partie  pour  sub- 
venir aux  dépenses  d'un  monument  funéraire  que  Tchertakhanof, 
héritier  sans  doute  des  goûts  paternels,  se  proposait  d'ériger  sur 
la  tombe  de  son  ami.  Il  fit  venir  de  Moscou  ce  monument,  qui  de- 
vait être  la  statue  d'un  ange  en  prière;  mais  l'intermédiaire  auquel 
il  s'était  adressé,  ayant  calculé  que  les  connaisseurs  en  sculpture 
sont  rares  en  province,  lui  avait  envoyé,  au  lieu  d'ange,  une  déesse 
Flore,  laquelle  avait  longtemps  embelli  de  sa  présence  un  des  vieux 
jardins  abandonnés  des  environs  de  Moscou,  qui  remontaient  au 
temps  de  l'impératrice  Catherine.  Aussi  avait-il  eu  pour  rien  cette 
statue,  fort  gracieuse  d'ailleurs,  dans  le  goût  rococo,  avec  de  pe- 
tites mains  potelées,  des  cheveux  relevés  en  chignon,  et  une  guir- 
lande de  roses  pendue  en  sautoir  autour  d'une  taille  de  guêpe.  Jus- 
qu'à présent,  on  peut  voir  au-dessus  du  tombeau  de  Tikhon  cette 
déesse  mythologique,  qui  soulève  avec  grâce  un  petit  pied,  et  qui, 
minaudant  à  la  Pompadour,  semble  sourire  aux  nombreux  veaux  et 
moutons  qui  se  promènent  autour  d'elle,  ces  visiteurs  constans  de 
nos  cimetières  de  village. 


LE    GENTILHOMME    DE    LA.   STEPPE.  597 


II. 


Après  avoir  perdu  son  fidèle  ami,  Pantéleï,  retombé  dans  le  zripoï, 
se  remit  à  boire  de  nouveau,  mais  cette  fois  d'une  façon  plus  sérieuse 
et  plus  prolongée.  Ses  affaires,  comme  nous  disons,  avaient  tout  à 
fait  dévalé  au  bas  de  la  montagne.  Il  ne  lui  restait  plus  d'argent 
pour  aller  à  la  chasse;  ses  derniers  kopeks  étaient  partis,  ses  derniers 
serfs  avaient  pris  la  fuite.  Pantéleï  se  trouva  dans  le  plus  complet 
isolement  :  pas  âme  qui  vive  avec  qui  échanger  une  parole.  Seul, 
son  orgueil  n'avait  pas  diminué;  au  contraire,  plus  sa  fortune  se 
démolissait,  plus  il  devenait  lui-même  hautain,  impérieux  et  ina- 
bordable. De  terrain  inculte,  il  retournait  à  terrain  sauvage.  Une 
seule  joie,  un  seul  bonheur  lui  était  resté  :  c'était  un  admirable 
ch.'val  de  selle,  cosaque  de  race,  gris-pommelé  de  robe,  qu'il  avait 
surnommé  Malek-Adel;  remarquable  animal  en  effet. 

Voici  de  quelle  étrange  manière  il  en  avait  fait  l'acquisition.  Tra- 
versant un  jour  à  cheval  l'un  des  villages  voisins,  Pantéleï  entendit 
tout  à  coup  un  tumulte  de  paysans  qui  venait  d'une  foule  entassée 
aux  portes  d'un  cabaret.  Au  beau  milieu  de  cette  foule  se  levaient 
et  se  baissaient  sans  cesse  de  puissantes  mains.  —  Que  se  passe- 
t-il  là?  —  demanda-t-il  du  ton  d'autorité  qui  lui  était  familier  à 
une  vieille  paysanne  qui  se  tenait  sur  le  seuil  de  son  isbah.  Ap- 
puyée au  chambranle  de  la  porte  et  comme  endormie,  la  paysanne 
regardait  du  côté  du  cabaret.  Un  petit  garçon  aux  cheveux  de 
filasse,  vêtu  d'une  chemise  d'indienne  et  portant  une  croix  en  bois 
de  cyprès  sur  sa  poitrine  nue,  était  assis  par  terre,  les  jambes 
écartées,  entre  les  htptis  (1)  de  la  vieille.  Tout  à  côté  de  lui,  un 
poulet  picotait  une  croûte  de  pain  racornie. 

—  Le  Seigneur  le  sait,  mon  petit  père,  répondit  la  paysanne,  — 
et,  se  penchant  en  avant,  elle  posa  sa  main  sombre  et  ridée  sur  la 
tête  blanche  du  petit  garçon.  —  Il  paraît  que  nos  gens  rossent  un 
Juif. 

—  Comment  un  Juif?  quel  Juif? 

—  Dieu  le  sait,  petit  père.  Il  nous  est  tombé  tout  à  coup  un  Juif. 
Quel  vent  l'a  apporté?  qui  peut  le  savoir?  Yasia,  mon  petit  maître, 
cours  vers  la  maman,  et  toi,  vorace,  prr,  prr!  —  La  vieille  chassa 
le  poulet;  mais  Yasia  s'accrocha  à  sa  jupe.  —  Et  voici  donc  qu'on  le 
rosse. 

—  Pourquoi  ?  à  quel  propos  ? 

—  Je  n'en  sais  rien,  petit  père,  on  ne  le  ferait  pas  sans  motif.  Et 

(l)  Souliers  d'écorce. 


598  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comment  ne  pas  rosser  un  Juif?  N'a-t-il  pas  crucifié  notre  Seigneur 
Jésus- Christ? 

Tchertakhanof  poussa  un  cri,  et  lança  son  cheval  à  bride  abattue 
sur  la  foule;  puis,  pénétrant  au  travers,  il  se  mit  à  frapper  de  sa 
nogaïka  (l)  sur  les  paysans  à  droite  et  à  gauche,  en  criant  de  sa 
voix  haletante  :  —  C'est  de  l'arbitraire...  C'est  la  loi  qui  doit  pu- 
nir, et  non  de  simples  particuliers...  La  loi,  la  loi!  —  Au  bout  de 
deux  minutes,  la  foule  s'était  éparpillée,  et  sur  la  terre,  devant  la 
porte  du  cabaret,  apparut  un  petit  être  maigre  et  noiraud,  vêtu 
d'un  misérable  caftan  de  nankin  mis  en  loques.  Cett,e  figure  pâle, 
ces  yeux  renversés,  cette  bouche  entr'ouverte,  qu'était-ce?  l'agonie 
de  la  terreur  ou  bien  déjà  la  mort  elle-même? 

—  Pourquoi  avez-vous  tué  ce  Juif?  s'écria  Tchertakhanof  en  bran- 
dissant sa  nagaïka  d'un  geste  menaçant. 

Un  faible  murmure  de  la  foule  lui  répondit.  Tel  paysan  se  tenait 
l'épaule,  tel  autre  les  côtes  ou  le  nez. 

—  Il  n'y  va  pas  de  main  morte,  fit  entendre  une  voix  dans  les 
rangs  éloignés. 

—  Le  beau  mérite,  avec  une  nagaïka!  dit  une  autre  voix. 

—  Je  vous  le  demande  pour  la  dernière  fois,  païens  asiatiques, 
s'écria  Tchertakhanof,  pourquoi  avez-vous  tué  ce  Juif? 

Mais  à  ce  moment  l'être  couché  par  terre  bondit  sur  ses  jambes, 
s'élança  vers  Pantéleï  et  s'accrocha  aux  courroies  de  sa  selle.  Un 
rire  bruyant  s'éleva  dans  la  foule.  —  11  est  vivace,  entendit-on  de 
nouveau  dans  les  rangs  éloignés,  vivace  comme  un  chat. 

—  Votre  honneur,  défendez -moi,  sauvez-moi,  bégayait  cependant 
le  pauvre  Juif  en  pressant  sa  poitrine  contre  la  jambe  de  Pantéleï, 
ou  bien  ils  me  tueront,  votre  honneur. 

—  Toi,  que  leur  as- tu  fait?  dit  Pantéleï. 

—  Devant  Dieu,  je  ne  saurais  le  dire.  Le  cher  petit  bétail  a  com- 
mencé à  crever  chez  eux,  et  voilà  qu'ils  me  soupçonnent,...  tandis 
que  moi... 

—  C'est  bon,  c'est  bon,  nous  débrouillerons  cela  plus  tard,  in- 
terrompit Pantéleï.  Quant  à  présent,  tiens-toi  à  ma  selle,  et  marche 
à  mes  côlés...  Et  vous,  ajouta-t-il  en  se  tournant  vers  la  foule, 
vous  me  connaissez,  je  suppose.  Je  suis  le  gentilhomme  proprié- 
taire Pantéleï  Tchertakhanof;  j'habite  le  village  de  Bcssonovo;  ainsi 
vous  pouvez  porter  plainte  contre  moi,  si  cela  vous  convient,  et 
contre  le  Juif  par  la  même  occasion. 

—  Pourquoi  porter  plainte?  dit  avec  un  profond  salut  un  paysan 
à  l'air  grave,  à  longue  barbe  blanche,  un  vrai  patriarche  d'as- 

(1)  Fouet  cosaque  à  lanière  très  dure. 


LE   GENTILHOMME    DE    LA    STEPPE.  5^ 

pect  et  de  maintien  (et  pourtant  ce  patriarche  avait  rossé  le  Juif 
tout  aussi  dm  que  les  autres).  Nous  connaissons  bien  ta  grâce, 
notre  père  Pantéleï  Éréméitch,  nous  sommes  très  contens  de  ta 
grâce  pour  nous  avoir  donné  une  leçon. 

—  Pourquoi  porter  plainte?  s'écrièrent  tous  les  paysans.  Quant  à 
cet  antechrist,  il  nous  le  paiera  en  temps  et  lieu;  il  ne  nous  échap- 
pera pas.  Et  s'il  fallait  le  traquer  comme  un  lièvre... 

Tchertakhanof  souffla  avec  force  à  travers  ses  moustaches,  et,  fai- 
sant tourner  son  cheval,  il  partit  au  petit  pas,  accompagné  du  Juif 
qu'il  venait  de  délivrer  de  ses  bourreaux. 

Quelques  jours  plus  tard,  l'unique  petit  cosaque  qui  fût  resté 
chez  Pantéleï  vint  lui  dire  qu'un  homme  à  cheval  était  entré  dans 
la  cour  et  demandait  à  lui  parler.  Tchertakhanof  sortit  sur  le  perron, 
et  reconnut  sou  petit  Juif  en  selle  sur  un  magnifique  cheval  du  Don, 
qui  se  tenait  dans  une  fière  immobilité  au  beau  milieu  de  la  cour. 
Le  Juif  avait  son  bonnet  sous  le  bras,  et  il  avait  fourré  ses  pieds,  non 
dans  les  étriers,  mais  dans  les  courroies  qui  les  supportent.  Les 
pans  déchirés  de  son  caftan  pendaient  des  deux  côtés  de  la  selle. 
Dès  qu'il  aperçut  Pantéleï,  il  sifflota  son  cheval,  agitant  les  coudes  et 
les  jambes;  Pantéleï,  loin  de  lui  rendre  sa  politesse,  devint  rouge 
de  colère.  —  Eh  quoi,  pensait-il,  un  sale  Juif  ose  enfourcher  un 
si  beau  cheval!  Quelle  indécence!  —  Eh!  eh!  museau  d'Éthiopien! 
s'écria-t-il ,  descends  vite,  si  tu  ne  veux  qu'on  te  jette  à  bas  dan? 
la  boue. 

Le  Juif  se  laissa  tomber  aussitôt  de  la  selle  comme  un  sac,  et,  te- 
nant d'une  main  les  rênes,  souriant  et  saluant  bien  bas,  il  s'appro- 
cha de  Pantéleï. 

—  Voyons,  qu'y  a-t-il,  que  veux-tu?  dit  celui-ci  d'un  air  digne. 

—  Votre  honneur,  dit  le  Juif  en  continuant  ses  saints,  daignez 
jeter  un  regard  sur  ce  petit  clieval. 

—  Oui,  c'est  un  bon  cheval  ;  d'où  te  vient-il?  Tu  l'auras  proba- 
blement volé? 

—  Comment  serait-ce  possible,  votre  honneur?  Je  suis  un  hon- 
nête Juif.  Je  ne  l'ai  pas  volé;  je  me  le  suis  procuré  pour  votre  hon- 
neur. Et  que  de  peines,  que  de  soins  je  me  suis  donnés  !  Aussi  quel 
cheval!  On  n'en  trouverait  pas  un  pareil  tout  le  long  du  Don.  Dai- 
gnez venir  ici;  approchez-vous.  Nous  lui  ôterons  la  selle.  —  Allons, 
tourne-toi,  mon  garçon...  —  Eh!  qu'en  dites-vous,  votre  honneur? 

—  C'est  un  bon  cheval,  — répéta  Tchertakhanof  avec  une  feinte 
indifférence,  tandis  que  le  cœur  lui  bondissait  dans  la  poitrine.  II 
était  amateur  passionné  des  chevaux,  et  s'y  connaissait. 

—  Mais  caressez-le  donc,  votre  honneur,  là,  sur  son  joli  petit 
cou,  comme  ca... 


600  HEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pantéleï,  comme  à  contre-cœur,  lui  frappa  deux  fois  sur  le  cou, 
et,  laissant  glisser  sa  main  le  long  du  dos  de  l'animal,  il  alla  presser 
un  certain  endroit  sur  les  reins  à  la  manière  des  maquignons.  Le 
cheval  ploya  aussitôt,  et,  jetant  de  son  orgueilleux  œil  noir  un  re- 
gard de  travers  sur  Pantéleï,  il  s'ébroua  bruyamment  et  étendit 
les  jambes.  Le  Juif  se  mit  à  rire.  —  Il  reconnaît  son  maître,  votre 
honneur,  son  maître... 

—  Pas  de  radotage!  interrompit  l'autre  avec  dépit.  T'acheter  ce 
cheval,  je  n'ai  pas  de  quoi...  Et  quant  à  recevoir  un  cadeau,...  je 
ne  dis  pas  d'un  Juif,  mais  le  seigneur  Dieu  lui-même  descendrait 
du  ciel  pour  m'en  faire  un,  que  je  ne  l'accepterais  pas. 

—  De  grâce,  comment  pourrais-je  oser  prétendre  vous  faire  un 
cadeau?  s'écria  le  Juif;  achetez-le,  votre  honneur.  Quant  à  l'ar- 
gent, au  cher  petit  argent,  j'attendrai. 

Pantéleï  se  mit  à  rêver.  —  Combien  en  veux-tu?  dit-il  entre  ses 
dents. 

Le  Juif  plia  les  épaules.  —  Ce  que  j'ai  donné  moi-même,  deux 
cents  roubles  (1).  —  Il  était  évident  que  le  cheval  valait  plus  du 
double  et  plus  du  triple  de  cette  somme. 

Pantéleï  se  détourna,  étendit  les  bras  en  l'air  et  laissa  échapper 
un  bâillement  nerveux.  —  Et...  à  quand  l'argent?  —  demanda-t-il 
en  fronçant  les  sourcils  et  sans  regarder  le  Juif. 

—  Quand  il  plaira  à  votre  honneur. 

Pantéleï  rejeta  la  tête  en  arrière,  mais  sans  lever  les  yeux,  —  Ce 
n'est  pas  une  réponse;  parle  net,  race  d'Héroâe!  Crois-tu  que  je 
veuille  accepter  de  toi  une  grâce  et  t'être  redevable? 

—  Eh  bienl  s'empressa  d'ajouter  le  Juif,  nous  allons  dire  six 
mois.  Consentez-vous? 

Pantéleï  ne  répondait  rien.  Le  Juif  cherchait  à  rencontrer  son  re- 
gard. —  Yous  consentez,  n'est-ce  pas?  Ordonnez- vous  qu'on  le 
mène  à  l'écurie? 

—  Je  n'ai  pas  besoin  de  la  selle,  reprit  Pantéleï  d'une  voix  brève; 
reprends  la  selle.  Entends-tu? 

—  Certainement,  certainement  je  vais  la  reprendre,  se  hâta  de 
dire  le  Juif  tout  réjoui,  et  sur-le-champ  il  se  mit  la  selle  sur  l'é- 
paule. 

—  Quant  à  l'argent,  continua  Pantéleï,  dans  six  mois.  Et  pas  deux 
cents  roubles,  mais  deux  cent  cinquante...  Silence!  je  te  dis  que 
c'est  deux  cent  cinquante. 

Il  ne  pouvait  se  décider  à  lever  les  yeux.  Jamais  encore  son  orgueil 
n'avait  tant  souffert.  —  Il  est  clair  que  c'est  un  cadeau,  pensait-il  en 

(1)  Il  s'agissait  alors  de  roubles  en  papier,  ne  valant  guère  plus  que  le  franc. 


LE    GENTILHOMME    DE    LA  STEPPE.  601 

Id-même.  C'est  par  reconnaissance  que  cet  animal  me  l'offre.  — 
Volontiers  il  aurait  embrassé  ce  Juif,  ou  il  l'aurait  rossé. 

—  Votre  honneur,  reprit  le  Juif  d'un  air  joyeux,  il  faudrait  main- 
tenant, selon  l'ancienne  coutume  russe,  faire  passer  la  bride  du 
pan  de  mon  caftan  dans  celui  du  vôtre. 

—  Qu'oses-tu  prétendre?  Appartiens-tu  à  notre  noble  race?.. 
Eh  !  qui  est  là?  Perfichka,  prends  le  cheval,  mène-le  à  l'écurie  et 
donne-lui  l'avoine.  Au  reste  je  vais  aller  moi-même,  et  sache  qua 
désormais  son  nom  est  Malek-Adel. 

Pantéleï  avait  déjà  remonté  les  marches  du  perron  lorsqu'il  fit 
un  brusque  retour,  et,  s'approchant  du  Juif,  il  lui  serra  la  main  à  la 
lui  briser.  Le  Juif  s'inclinait  déjà  pour  baiser  celle  qui  étreignait  la 
sienne;  mais  Pantéleï  bondit  en  arrière,  ajoutant  à  voix  basse  :  —  Ja- 
mais... n'en  parle  jamais  à  personne  !  —  Puis  il  disparut  dûrrière  la 
porte. 

Depuis  ce  jour-là,  le  principal  soin,  la  principale  affaire,  la  prin- 
cipale joie  de  la  vie  de  Pantéleï  fut  Malek-Adel.  Il  se  prit  à  l'aimer 
autant  qu'il  avait  aimé  Mâcha;  il  s'attacha  à  lui  plus  qu'au  regretté 
Tikhon;  mais  aussi  quel  cheval  c'était!  Une  flamme,  de  la  poudre, 
et  de  la  gravité  comme  chez  un  boyard.  Infatigable,  dur  à  la  peine, 
sans  refus  ni  caprice,  ne  coûtant  rien  à  nourrir,  car,  s'il  ne  trouvait 
rien  autre,  il  mangeait  la  terre  sous  ses  pieds.  «  Il  va  au  pas,  c'est 
comme  s'il  vous  portait  dans  la  main,  —  au  trot,  comme  s'il  vous 
berçait  dans  un  berceau;  s'il  se  met  à  galoper,  il  laisse  le  vent  der- 
rière lui,  et  jamais  essoufllé,  jamais.  Les  jambes  comme  de  l'acier! 
Il  ne  sait  pas  ce  que  c'est  que  broncher,  et,  que  ce  soit  une  haie 
ou  un  ravin,  un  véritable  oiseau!  Et  puis  quelle  bête  d'esprit!  Il 
vous  vient  à  l'appel,  la  tête  haute;  vous  lui  ordonnez  de  rester  en 
place,  et  vous  vous  éloignez  vous-même,  il  ne  bouge  pas  plus  qu'une 
statue.  Seulement,  lorsqu'il  vous  entend  revenir,  il  hennit  tout  dou- 
cement, comme  s'il  voulait  dire  :  C'est  ici  que  je  suis.  Et  quel  in- 
trépide !  Dans  la  nuit  la  plus  noire,  dans  le  chasse-neige,  il  sait 
trouver  son  chemin.  Qu'un  étranger  veuille  mettre  la  main  sur  lui, 
il  le  déchire  à  belles  dents.  Qu'un  chien  aussi  se  garde  de  l'appro- 
cher! Il  lève  son  joli  petit  pied  de  devant,  et  toc  sur  le  front...  et 
amen.  C'est  un  cheval  plein  d'amour-propre.  Agitez  au-dessus  de 
lui  votre  nagaïka  pour  la  parade...  oh!  tant  que  vous  voudrez;  mais 
que  Dieu  vous  préserve  de  le  frapper.  En  un  mot,  ce  n'est  pas  un 
cheval,  c'est  un  trésor.  » 

Voilà  un  faible  échantillon  des  louanges  que  Pantéleï  donnait  à 
son  cheval.  Quand  il  en  parlait,  il  devenait  éloquent.  Comme  il  le 
soignait,  comme  il  le  gâtait  !  Le  poil  de  Malek-Adel  avait  fini  par 
devenir  doux  comme  du  velours  au  toucher  et  luisant  comme  l'ar- 
gent neuf,  qui  a  des  reflets  sombres.  Sa  selle,  sa  bride,  tout  son 


602  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

harnachement  était  si  élégant  et  si  propre  qu'il  n'y  avait  plus  qu'à 
prendre  un  crayon  pour  dessiner  tout  cela.  Qu'ajouter  encore?  Pan- 
téleï  de  sa  propre  main  lui  lavait  avec  de  la  bière  la  crinière  et  la 
queue,  et  lui  cirait  même  ses  sabots.  Quand  venait  une  belle  jour- 
née, il  enfourchait  son  Malek-Adel  et  se  rendait,  non  pas  chez  ses 
voisins,  qu'il  évitait  comme  auparavant,  mais  sur  leurs  terres,  à 
proximité  de  leurs  habitations.  —  Admirez-moi  de  loin,  imbéciles! 
—  Ou  bien,  s'il  entendait  parler  de  quelque  grande  chasse  donnée 
par  quelque  riche  seigneur  qui  faisait  montre  de  toute  sa  meute  et 
de  tout  son  équipage,  il  se  dirigeait  de  ce  côté,  pirouettant  à  l'ho- 
rizon de  la  steppe,  étonnant  tous  les  spectateurs  par  la  beauté  et 
l'agilité  de  son  cheval,  sans  permettre  à  personne  de  l'approcher. 

Un  jour,  il  arriva  qu'un  chasseur  se  mit  à  le  poursuivre  avec  toute 
sa  suite,  et,  voyant  que  Pantéleï  allait  lui  échapper,  il  cria  de  toute 
sa  force  sans  ralentir  sa  course  :  — Ilolà!  toi,  écoute!  prends  ce 
que  tu  veux  pour  ton  cheval,  je  ne  regarderai  pas  à  mille  roubles; 
mais  écoute  donc!..  Prends  tout  mon  bien,  femme,  cnfans,  tout! 

Tchertakhanof  arrêta  brusquement  Malek-Adel.  L'autre  accourut 
tout  essoufflé.  —  0  mon  père,  que  demandes-tu?  dis,  mon  père 
nourricier  ! 

—  Si  tu  es  un  tsar,  répondit  Pantéleï  en  pesant  sur  chaque  mot 
(il  ne  connaissait  pas  même  le  nom  de  Shakspeare),  donne -moi 
tout  ton  empire  pour  mon  cheval,...  et  tu  ne  l'auras  pas. 

Il  poussa  un  éclat  de  rire,  et,  soulevant  Malek-Adel  sur  ses  pieds 
de  derrière,  il  le  fit  tourner  sur  lui-même  et  partit  comme  un  éclair 
à  travers  les  chaumes  de  blé.  Quant  au  chasseur,  qui  était  un  prince 
et  très  riche,  il  lança  son  bonnet  par  terre,  se  jeta  la  face  dans  ce 
bonnet  et  fut  plus  d'une  demi-heure  immobile. 

Comment  Pantéleï  n'aurait-il  pas  adoré  son  cheval?  N'est-ce  pas 
grâce  à  lui  qu'il  avait  acquis  une  dernière  et  incontestable  supé- 
riorité sur  tous  ses  voisins? 

III. 

Cependant  le  temps  s'écoulait;  l'époque  du  paiement  était  proche, 
et,  loin  d'avoir  deux  cent  cinquante  roubles  en  sa  possession, 
Tchertakhanof  n'en  avait  pas  même  cinquante.  Que  faire?  et  com- 
ment remédier  à  cette  détresse?  Eh  bien!  décida-t-il  en  lui-même, 
si  le  Juif  ne  se  laisse  pas  fléchir  et  ne  veut  pas  me  donner  encore 
du  répit,  je  lui  abandonnerai  ma  terre  et  ma  maison,  et  je  m'en  irai 
avec  mon  ami  où  me  conduiront  ses  yeux.  Je  mourrai  de  faim,  et  je 
ne  quitterai  pas  Malek-Adel.  Toutes  ces  pensées  l'agitaient  beau- 
coup; mais  ici,  pour  la  première  et  dernière  fois  de  sa  vie,  le  des- 
tin le  prit  en  pitié  et  lui  sourit.  Une  tante  éloignée,  dont  le  nom 


LE    GENTILHOMME    DE    LA   STEPPE.  603 

même  lui  était  inconnu,  laissa  par  testament  à  Tchertakhanof  une 
somnne  énorme  à  ses  yeux,  deux  mille  roubles.  Et  il  toucha  ce  bien- 
heureux argent  juste  au  moment  voulu,  la  veille  de  Tarrivée  pré- 
sumée du  Juif.  Tchertakhanof  pensa  devenir  fou  de  joie;  mais  Tidée 
de  boire  un  verre  d'eau-de-vie  ne  lui  vint  seulement  pas.  Depuis 
l'entrée  de  Malek-Adel  dans  sa  maison,  il  n'en  avait  pas  bu  une 
goutte.  Il  courut  à  l'écurie  et  baisa  son  ami  des  deux  côtés  du 
museau,  au-dessus  des  narines,  là  où  les  chevaux  ont  la  peau  si 
douce.  —  Maintenant,  vieux,  nous  ne  nous  séparerons  plus,  dit-il 
en  tapotant  le  cou  de  Malek-Adel  par-dessous  les  flots  de  sa  cri- 
nière bien  peignée. 

Rentré  à  la  maison,  il  compta  et  cacheta  bien  soigneusement 
dans  un  rouleau  de  papier  deux  cent  cinquante  roubles;  puis  il  se 
mit  à  rêvei',  couché  sur  le  dos  et  fumant  sa  pipe,  sur  le  meilleur 
emploi  qu'il  pouvait  faire  du  reste  de  son  argent.  Avant  toutes 
choses,  il  fallait  se  procurer  des  lévriers,  de  vrais  lévriers  de  Kos- 
troma,  blanc  et  feu,  pas  d'autres.  Il  daigna  même  en  causer  avec 
Perfichka,  auquel  il  promit  une  casaque  neuve  avec  des  galons 
jaunes  sur  toutes  les  coutures.  Puis  il  se  coucha  et  s'endormit  dans 
la  plus  heureuse  disposition  d'esprit. 

Pourtant  il  fit  un  mauvais  rêve.  11  lui  semblait  prendre  part  à 
une  chasse  à  courre;' mais,  au  lieu  d'être  monté  sur  Malek-Adel,  il 
avait  sous  lui  un  étrange  animal  semblable  à  un  chameau.  Voilà 
qu'un  renard  tout  blanc  vient  à  passer  devant  lui.  11  veut  lancer 
ses  chiens,  il  lève  sa  nagaika,  —  à  la  place  d'un  fouet,  il  tient  un 
chiffon  de  bain,  et  il  n'a  plus  de  chiens  autour  de  lui,  et  le  renard 
le  regarde  en  lui  tirant  la  langue.  11  saute  à  bas  de  son  chameau, 
ses  pieds  s'embarrassent,  il  tombe  dans  les  bras  d'un  gendarme, 
qui  l'emmène  chez  le  général  gouverneur,  lequel  est  M.  laf. 

Pantéleï  s'éveilla  en  sursaut.  11  faisait  sombre  dans  la  chambre; 
les  seconds  coqs  venaient  de  chanter. 

Bien  loin,  bien  loin,  un  cheval  hennit. 

Tchertakhanof  leva  la  tête.  De  nouveau,  et  plus  lointain,  se  ré- 
péta le  hennissement.  C'était  comme  un  léger  rire. 

—  Mais  c'est  Malek-Adel  qui  hennit!  Pourquoi  donc  si  loin?.. 
Grands  dieux!..  Impossible... 

Tchertakhanof  devint  glacé.  Il  bondit  de  son  lit,  s'habilla  à  tâ- 
tons, et,  sai^^issant  la  clé  de  l'écurie,  qui  était  sous  son  oreiller,  il 
se  précipita  dans  la  cour. 

L'écurie  se  trouvait  au  bout  de  cette  cour.  La  barrière  de  clôture 
donnait  sur  les  champs.  Tchertakhanof  tremblait  tellement  qu'il 
ne  put  mettre  tout  d'abord  la  clé  dans  la  serrure,  et,  la  clé  mise 
enfin,  il  s'arrêta  immobile  avant  de  donner  le  tour,  retenant  sa  res- 
piration :  rien  ne  bougeait  de  l'autre  côté  de  la  porte. 


604  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Mon  petit  Malechka,  —  dit-il  à  demi-voix,  et  il  tendit  l'oreille. 
Silence  de  mort.  Pantéleï  imprima  un  mouvement  involontaire  à  la 
clé;  la  porte  s'ouvrit  en  gémissant,  donc  elle  n'était  pas  fermée. 
Il  franchit  le  seuil  et  appela  de  nouveau  son  cheval;  mais  cette 
fois  du  nom  tout  entier,  Malek-Adel  !  —  Le  fidèle  camarade  ne  ré- 
pondit pas.  Seule,  une  souris  remua  sous  la  paille. 

Alors  Tchertakhanof  se  jeta  tête  baissée  dans  celle  des  trois 
stalles  de  l'écurie  qu'occupait  Malek-Adel.  Il  la  trouva  d'emblée, 
bien  qu'il  fit  si  noir  qu'on  aurait  pu  se  crever  un  œil.  Elle  était 
vide. 

La  tète  lui  tourna.  Ou  eût  dit  qu'une  grosse  cloche  lui  bour- 
donnait dans  la  cervelle.  Il  voulut  crier;  sa  voix  s'éteignit  dans 
un  sifflement.  Promenant  ses  mains  en  haut,  en  bas,  à  droite,  à 
gauche,  haletant,  fléchissant  sur  ses  genoux,  il  se  traîna  de  cette 
première  stalle  dans  la  seconde,  puis  dans  la  troisième,  presque 
entièrement  remplie  de  foin,  se  heurta  contre  un  mur,  tomba,  se 
roula,  et  s'élança  enfin  dans  la  cour  à  travers  la  porte  entr'ouverte. 

—  Volé,  Perfichka,  volé!.,  cria-t-il  de  toutes  ses  forces.  —  Per- 
fichka  sortit  en  chemise  de  la  soupente  où  il  couchait.  Comme  des 
gens  ivres,  le  maître  et  son  unique  serviteur  se  heurtèrent  au  mi- 
lieu de  la  cour  :  ils  semblaient  asphyxiés  par  le  charbon;  ils  tour- 
naient l'un  devant  l'autre.  Le  maître  ne  pouvait  expliquer  ce  qui 
arrivait,  et  le  serviteur  ne  pouvait  comprendre  ce  qu'on  voulait 
de  lui. 

—  Malheur,  malheur!  —  balbutiait  Tchertakhanof,  qui  paraissait 
avoir  encore  perdu  la  voix.  —  Malheur,  malheur!  —  répétait  le 
petit  cosaque. 

—  Du  feu!  allume  une  lanterne,  —  parvint  enfin  à  crier  Tcherta- 
khanof. Perfichka  courut  à  la  maison;  mais  trouver  du  feu,  ce  n'était 
pas  facile.  Déjà  les  dernières  braises  étaient  éteintes  dans  le  foyer 
de  la  cuisine.  Le  briquet  et  la  pierre  à  feu  se  firent  longtemps  cher- 
cher. Tchertakhanof  les  arracha  avec  un  grincement  de  dents  des 
mains  de  Perfichka,  qui  ne  parvenait  pas  à  s'en  servir.  Il  battit  le 
briquet  lui-même.  Les  étincelles  jaillissaient  abondamment,  accom- 
pagnées de  malédictions  non  moins  abondantes;  mais  l'amadou  ne 
prenait  pas  ou  s'éteignait  malgré  les  efforts  de  deux  paires  de 
lèvres.  Enfin  pas  avant  cinq  minutes  on  ne  vit  s'allumer  le  bout  de 
chandelle  planté  dans  le  fond  d'une  lanterne  cassée.  Tchertakha- 
nof, avec  Perfichka  sur  ses  talons,  courut  à  l'écurie,  leva  la  lanterne 
au-dessus  de  sa  tête,  et  regarda  autour  de  lui.  Tout  était  vide. 

Il  ressortit  dans  la  cour,  la  parcourut  dans  toutes  les  directions  : 
de  cheval,  nulle  part.  La  barrière  en  branches  croisées  qui  entou- 
rait tout  le  domaine  tombait  en  ruines  depuis  longtemps,  et  pen- 
chait à  terre;  mais  auprès  de  l'écurie,  sur  la  largeur  d'une  archine, 


LE    GENTILHOMME    DE    LA    STEPPE.  605 

elle  était  renversée.  Perfichka  indiqua  cette  brèche  à  son  maître. 
—  Barine,  voyez  un  peu  ce  dégât  ;  ça  n'y  était  pas  ce  matin.  Voyez, 
les  pieux  sont  fraîchement  arrachés.  —  Pantéleï  promena  sa  lanterne 
au  ras  du  sol.  —  Des  fers,  des  traces  de  fers  toutes  fraîches!  s'é- 
cria-t-il.  C'est  par  ici  qu'on  l'a  fait  sortir.  —  Il  franchit  aussitôt  la 
barrière,  et  criant  :  — Malek-Adel,  Malek-Adel!  —  il  courut  de- 
vant lui  dans  les  champs. 

Perfichka  resta  tout  ahuri  près  des  débris  de  la  barrière.  Le  rond 
lumineux  de  la  lanterne  disparut  bientôt  à  ses  regards,  englouti  par 
les  épaisses  ténèbres  d'une  nuit  sans  lune  et  sans  étoiles.  De  plus 
en  plus  faiblement  s'entendaient  les  lamentations  désespérées  de 
Tchertakhanof. 

L'aube  s'était  levée  quand  il  revint  à  la  maison;  il  n'avait  plus 
figure  humaine.  La  boue  couvrait  tous  ses  habits.  Son  visage  avait 
pris  une  expression  terrible,  son  regard  était  farouche  et  stupide. 
D'une  voix  enrouée ,  il  congédia  Perfichka  et  s'enferma  dans  sa 
chambre;  bien  qu'il  ne  se  tînt  plus  sur  ses  jambes  de  fatigue,  il 
ne  se  coucha  point,  se  laissa  tomber  sur  une  chaise,  et  se  prit  la  tête 
à  deux  mains.  —  On  l'a  volé  !..  volé  !..  Mais  de  quelle  façon  le  vo- 
leur a-t-il  pu  s'y  prendre  pour  emmener,  la  nuit,  sans  faire  aucun 
bruit ,  d'une  écurie  fermée,  Malek-Adel  ! . .  Malek-Adel ,  qui ,  même 
en  plein  jour,  ne  laissait  pas  approcher  un  étranger...  Et  comment 
expliquer  qu'aucun  chien  n'ait  aboyé?..  Il  est  vrai  qu'il  n'y  en  avait 
que  deux,  tout  jeunes,  et  ceux-là,  contre  le  froid,  s'enfouissaient 
sous  terre;...  pourtant  ils  pouvaient  aboyer...  Et  que  ferai-je  main- 
tenant sans  lui?  pensait  Tchertakhanof.  J'ai  perdu  ma  dernière 
joie;  il  est  temps  de  mourir.  Acheter  un  autre  cheval,...  puisqu'il  y 
a  de  l'argent  à  la  maison?  Mais  où  trouverai-je  un  pareil  cheval? 

—  Pantéleï  Éréméitch!  fit  entendre  une  timide  exclamation  der- 
rière la  porte. 

Tchertakhanof  bondit  sur  ses  pieds.  — Qui  est  là?  cria-t-il  d'une 
voix  rauque. 

—  C'est  moi,  votre  petit  cosaque,  Perfichka. 

—  Quoi!  serait-il  retrouvé?  serait-il  revenu  à  la  maison? 

—  Non,  Pantéleï  Éréméitch;  mais  le  Juif  qui  l'a  vendu... 

—  Eh  bien? 

—  Il  vient  d'arriver. 

—  Ho  !  ho  !  ho  !  s'écria  Tchertakhanof,  comme  le  chasseur  au  mo- 
ment où  le  lièvre  est  pris  par  ses  chiens  ;  il  ouvrit  la  porte  d'un 
coup  de  poing.  —  Traîne-le  ici,  traîne-le! 

A  la  soudaine  apparition  de  l'effrayante  figure  de  son  sauveur,  le 
Juif,  qui  se  cachait  derrière  le  dos  de  Perfichka,  allait  s'enfuir;  mais 
Tchertakhanof  l'atteignit  en  deux  bonds,  et  le  saisit  à  la  gorge. 

—  Ah!  tu  es  venu  chercher  l'argent,...  l'argent,...  dit-il  en  râ- 


606  KEVUE  DES  DEUX  MONDES» 

lant,  comme  si  c'eût  été  lui  qu'on  étranglait,  et  non  lui  qui  étran- 
glait l'autre.  Tu  l'as  volé  la  nuit,...  et  le  jour  tu  viens  pour  l'ar- 
gent... Ah!  ah! 

—  Glace,...  vo...  tre  lion...  neur,  balbutia  le  Juif  en  gémissant. 

—  Réponds,...  où  est  mon  cheval?  Qu'en  as-tu  fait?..  A  qui 
l'as-tu  vendu?..  Réponds,  réponds  donc. 

Le  Juif  ne  pouvait  plus  même  gémir.  Son  visage  bleuissant  avait 
j)erdu  jusqu'à  l'expression  de  l'effroi.  Ses  mains  pendaient  inertes, 
et  tout  son  corps ,  furieusement  secoué  par  Tchertakhanof,  se  ba- 
lançait en  avant  et  en  arrière  comme  un  jonc  dans  l'étang. 

—  Je  te  donnerai  ton  argent,  je  te  paierai  jusqu'au  dernier  ko- 
pek,  criait  Tchertakhanof.  Seulement  je  t'étranglerai  comme  le 
dernier  des  poulets,  si  tu  ne  dis  pas  à  l'instant  même... 

—  Mais  vous  l'avez  déjà  étranglé,  barine,  fit  humblement  obser- 
ver le  petit  cosaque. 

Ce  fut  alors  que  Tchertakhanof  revint  à  lui;  il  lâcha  le  cou  du 
Juif,  qui  tomba  comme  une  masse  sur  le  plancher.  Tchertakhanof 
le  releva  aussitôt,  l'assit  sur  un  banc,  lui  versa  dans  le  gosier  un 
verre  d'eau-de-vie;  bref,  il  lui  fit  reprendre  ses  sens,  après  quoi 
il  entama  avec  lui  une  tranquille  conversation. 

Il  devint  évident  que  le  Juif  n'avait  aucun  soupçon  du  vol  de 
Malek-Adel.  A  quel  propos  aurait-il  volé  un  cheval  qua  lui-même 
avait  procuré  à  son  très  respectable  bienfaiteur? 

Alors  Tchertakhanof  le  conduisit  à  l'écurie.  A  eux  deux,  ils  exa- 
minèrent soigneusement  les  stalles,  les  mangeoires,  la  serrure  de 
la  porte;  ils  fouillèrent  dans  la  paille  et  dans  le  foin.  Tchertakhanof 
finit  par  montrer  au  Juif  les  traces  des  fers  près  de  la  barrière  bri- 
sée, et  tout  à  coup  se  frappa  les  cuisses  des  deux  mains:  — Arrête!.. 
Où  as-tu  acheté  le  cheval? 

—  Dans  le  gouvernement  de  Koursk,  à  la  foire  de  Sosna. 

—  De  qui? 

—  D'un  Cosaque. 

—  Arrête!..  Ce  Cosaque  était-il  jeune  ou  vieux? 

—  C'était  un  homme  d'âge  mûr,  un  homme  bien  posé. 

—  Quelle  figure  avait-il?  Celle  d'un  coquin  fieffé,  n'est-ce  pas? 

—  C'était  probablement  un  coquin,  votre  honneur. 

—  Et  que  t'a-t-il  dit,  ce  coquin?  Ce  cheval  était  sans  doute  ^de- 
puis longtemps  en  sa  possession? 

—  Autant  que  je  m'en  souviens,  il  me  l'a  dit. 

—  C'est  clair  alors.  Aucun  autre  que  cet  homme  n'a  pu  voler  le 
cheval.  Je  t'en  fais  juge  toi-même...  Viens  ici,  place -toi  devant  moi. 
Comment  te  nomme-t-on? 

Le  Juif  leva  ses  petits  yeux  noirs  sur  Tchertkahanof  d'un  air 
étonné.  —  Gomment  on  m'appelle?.. 


LE    GENTILHOMME    DE    LA    STEPPE.  607 

—  Oui,  comment  te  surnommti-t-on  ? 

—  Mochel  Leïba... 

—  Eh  bien!  écoute,  Leïba,  mon  ami;  tu  es  un  homme  d'esprit. 
Par  qui,  si  ce  n'est  par  son  ancien  maître,  Malek-Aclel  se  serait-il 
laissé  prendre?  Pense  un  peu...  Il  l'a  sellé,  il  la  bridé,  il  lui  a  ôté 
sa  couverture;  regarde...  la  voilà  telle  qu'il  l'a  jetée  sur  le  foin. 
Le  misérable  a  fait  comme  s'il  était  chez  lui.  Malek-Adel  aurait 
foulé  tout  autre  sous  ses  pieds,  il  aurait  fait  un  bruit  à  réveiller 
tout  le  village.  Es-tu  de  mon  avis  ? 

—  Je  suis  bien  de  votre  avis,  votre  honneur... 

—  Donc  il  faut  avant  tout  que  nous  retrouvions  ce  Cosaque! 

—  Comment  le  retrouverons-nous,  votre  honneur?  Je  ne  l'ai  vu 
qu'une  toute  petite  fois.  Et  où  est-il  maintenant?  Et  comment  le 
nomme-t-on?..  Aï,  vaï,  vaï!  ajouta-t-il  tristement  en  secouant  ses 
deux  boucles  de  cheveux. 

—  Leïba,  Leïba  !  s'écria  Tchertakhanof,  regarde-moi.  Je  n'ai  plus 
ma  raison,  je  ne  m'appartiens  plus,  je  suis  mort,  si  tu  ne  viens  pas 
à  mon  aide...  Allons  à  la  recherche  du  voleur. 

—  Mais. où  irons-nous? 

—  Où?  dans  les  foires,  chez  les  voleurs  de  bétail,  par  les  grandes 
routes,  par  les  chemins  de  traverse,  dans  les  villes,  dans  les  villages, 
partout,  partout!  Quant  à  l'argent,  sois  tranquille,  frère  :  j'ai  fait 
un  héritage,  j'y  mettrai  mon  dernier  kopek  ;  mais  je  retrouverai 
mon  ami.  Et  le  scélérat  de  Cosaque  ne  pourra  nous  échapper.  Où 
qu'il  aille,  nous  y  serons;  lui  sous  !a  terre,  et  nous  sous  la  terre; 
lui  chez  le  diable,  et  nous  chez  Satan  en  personne. 

—  Non,  non,  fit  le  Juif,  pas  chez  Satan  1 

—  Leïba,  continua  Tchertakhanof,  tu  n'es  qu'un  Juif,  et  ta  reli- 
gion n'est  qu'une  infection;  mais  ton  âme  vaut  mieux  que  celle  de 
maint  chrétien.  Prends  pitié  de  moi  :  je  ne  puis  aller  seul;  seul,  je 
ne  puis  réussir  en  cette  affaire.  Je  suis  un  brouillon  ;  toi,  tu  as  une 
tête...  une  têle  d'or.  Toute  votre  race  est  ainsi  :  sans  science,  elle 
sait  tout.  Tu  te  dis  peut-être  :  D'où  diable  lui  arrive  cet  argent? 
Yiens  dans  ma  chambre,  je  te  le  montrerai,  cet  argent.  Prends-le, 
prends  la  croix  qui  pend  à  mon  cou  ;  mais  rends-moi  Malek-Adel, 
rends-le-moi,  rends-le-moi! 

Tchertokhanof  tremblait  comme  s'il  eût  eu  la  fièvre.  Une  abon- 
dante sueur  coulait  sur  son  visage,  et,  se  mêlant  à  ses  larmes,  allait 
se  perdre  dans  ses  moustaches.  11  serrait  les  deux  mains  de  Leïba, 
l'embrassait  presque;  une  indicible  exaltation  s'était  emparée  de 
lui. 

Le  Juif  essayait  de  riposter,  de  dire  que  ses  affaires  lui  rendaient 
toute  absence  im^iossible.  Tchertakhanof  ns  voulait  rien  entendre, 
et  le  pauvre  Leïba  se  vit  enfin  contraint  de  consentir. 


608  AEVUE    DES    DEUX  MONDES. 

Le  lendemain,  une  téléga  de  paysan  emmenait  de  Bessonovo 
Tchertakhanof  et  son  compagnon  Leïba.  Le  Juif  avait  l'air  confus; 
il  se  tenait  d'une  main  au  rebord  de  la  téléga,  qui  ballottait  tout  son 
corps  chétif,  il  pressait  l'autre  contre  son  caftan,  dans  la  poche  du- 
quel il  avait  fourré  un  paquet  de  roubles  en  papier,  enveloppé  dans 
une  vieille  gazette.  Pour  Tchertakhanof,  il  se  tenait  immobile  et 
raide  comme  une  idole.  Ses  yeux  seuls  erraient  aux  alentours.  Un 
grand  poignard  était  passé  dans  sa  ceinture.  —  Tiens- toi  bien, 
maintenant,  scélérat  qui  nous  as  séparés,  —  murmura-t-il  dès  que 
la  téléga  roula  sur  la  grande  route. 

Il  avait  confié  sa  maison  au  petit  cosaque  ainsi  qu'à  une  vieille 
paysanne,  aveugle  et  sourde,  qu'il  avait  recueillie  par  pitié  et  dont 
il  avait  fait  sa  cuisinière.  —  Je  reviendrai  sur  Malek-Adel,  leur 
cria-t-il  en  manière  d'adieu,  ou  je  ne  reviendrai  jamais. 

—  Tu  ferais  bien  de  m'épouser,  dit  alors  Perfichka  à  la  vieille 
en  la  poussant  du  coude;  tu  vois  bien  que  le  maître  ne  reviendra 
plus,  et  nous  crèverions  d'ennui. 

Une  année  se  passa,  une  année  entière;  aucune  nouvelle  n'était 
venue  de  Tchertakhanof.  La  vieille  cuisinière  était  morte  ;  Perfichka 
lui-même  s'apprêtait  à  quitter  la  maison  pour  aller  à  la  ville,  où 
l'appelait  son  cousin,  apprenti  coiffeur,  quand  tout  à  coup  le  bruit 
se  répandit  que  le  maître  revenait.  Le  diacre  de  la  paroisse  avait 
reçu  de  Pantéleï  lui-même  une  lettre  dans  laquelle  celui-ci  l'infor- 
mait de  son  intention  de  revenir  à  Bessonovo,  et  le  priait  d'avertir 
ses  gens  pour  qu'ils  eussent  à  lui  préparer  une  réception  conve- 
nable. Perfichka  comprit  qu'il  fallait  épousseter  un  peu  ;  mais  il 
ne  prêta  pas  grande  foi  à  l'exactitude  de  la  nouvelle.  Cependant  il 
dut  se  convaincre  que  le  diacre  avait  dit  vrai  lorsque,  quelques 
jours  après,  Tchertakhanof  lui-même,  de  sa  propre  personne,  ap- 
parut dans  la  cour  de  sa  propre  maison,  monté  sur  Malek-Adel. 

Perfichka  courut  à  son  maître,  et,  saisissant  l'étrier,  allait  l'aider 
à  descendre;  mais  l'autre  sauta  par  terre,  et,  jetant  autour  de  lui  un 
regard  de  triomphe,  il  s'écria  d'une  voix  haute  :  —  J'avais  dit  que 
je  retrouverais  Malek-Adel,  et  je  l'ai  retrouvé  en  dépit  de  mes  en- 
nemis, en  dépit  du  destin  lui-même.  —  Perfichka  lui  baisa  la 
main,  mais  Tchertakhanof  ne  fit  nulle  attention  à  cette  marque 
d'attachement.  Conduisant  lui-même  Malek-Adel  par  la  bride,  à 
grands  pas  il  se  dirigea  vers  l'écurie.  Perfichka  se  mit  à  regarder 
son  maître  avec  plus  d'attention,  et  fut  pris  de  peur.  Oh!  qu'il  avait 
maigri  et  vieilli  dans  l'espace  d'une  année!  que  son  visage  était  de- 
venu dur  et  sévère  !  Et  pourtant  il  devait  se  réjouir,  puisqu'il  avait 
réussi.  Il  se  réjouissait  en  effet,  et  malgré  cela  Perfichka  sentait  sa 
terreur  augmenter.  Tchertakhanof  rangea  son  cheval  dans  la  stalle 
qu'il  avait  occupée,  lui  donna  un  léger  coiip  sur  la  croupe,  et  dit  : 


LE    GENTILHOMME    DE    LA.    STEPPE.  609 

—  Te  voilà  de  nouveau  à  la  maison;  prends  garde  cette  fois.  —  Le 
jour  même,  il  engagea  un  gardien  sûr  parmi  les  paysans  surnu- 
méraires (1),  s'installa  de  nouveau  dans  ses  appartemens  et  se  re- 
mit cà  vivre  comme  par  le  passé,  —  pas  tout  à  fait  comme  par  le 
passé;  mais  ceci  est  pour  plus  tard. 

Dès  le  lendemain  de  son  retour,  Pantéleï  fit  paraître  Perfichka 
en  sa  présence,  et,  n'ayant  pas  d'autre  interlocuteur,  il  se  mit  à  lui 
raconter,  naturellement  sans  manquer  au  sentiment  de  sa  propre 
dignité,  et  d'une  voix  profondément  basse,  comment  il  avait  re- 
trouvé son  cheval.  Tchertakhanof  était  assis,  le  visage  tourné  vers 
la  fenêtre,  et  fumait  une  longue  pipe.  Perfichka  se  tenait  sur  le 
seuil  de  la  porte,  les  mains  derrière  le  dos,  et,  contemplant  avec 
respect  la  nuque  de  son  maître,  il  écoutait  son  récit  :  comment  après 
nombre  de  courses  inutiles  et  d'essais  infructueux  Tcheitakhanof 
avait  fini  par  tomber  à  la  foire  de  Romny,  seul,  sans  le  Juif  Leïba, 
qui,  par  faiblesse  de  caractère,  et  ne  pouvant  plus  le  suivre,  s'était 
enfui,  —  comment  le  cinquième  jour,  et  déjà  prêt  à  partir,  il  avait 
parcouru  pour  la  dernière  fois  les  rangées  de  télégas,  et  comment 
il  avait  aperçu,  entre  trois  autres  chevaux  attachés  derrière  une  de 
ces  télégas,  Malek-Âdel,  —  comment  il  l'avait  reconnu  sur-le- 
champ,  et  comment  Malek-x\del  l'avait  aussi  reconnu,  —  comment 
ce  bon  animal  s'était  mis  à  hennir,  à  tirer  sur  sa  corde  et  à  frapper 
la  terre  du  pied.  —  Et  il  n'était  plus  chez  un  Cosaque,  continua 
Tchertakhanof,  toujours  sans  tourner  la  tête,  et  toujours  de  la 
même  voix  de  basse,  il  était  chez  un  maquignon  bohémien.  Natu- 
rellement je  déclarai  à  l'instant  même  que  ce  cheval  était  à  moi  et 
témoignai  l'intention  de  le  reprendre  de  force;  mais  la  canaille  de 
bohémien  se  mit  à  hurler  comme  si  on  l'avait  arrosé  d'eau  bouil- 
lante; il  jura  tous  ses  saints  qu'il  avait  acheté  ce  cheval  chez  un 
autre  bohémien,  et  offrit  d'amener  des  témoins.  Je  finis  par  lui  cra- 
cher dans  la  barbe,  et  je  lui  payai  le  prix  qu'il  voulait  en  l'envoyant 
au  diable.  Ce  qui  m'était  seul  important,  c'est  que  j'avais  retrouvé 
mon  ami,  et  avec  lui  le  repos  de  mon  âme.  N'avais-je  pas,  dans  le 
district  de  Karatchef,  et  trompé  par  les  affirmations  du  Juif  Leïba,, 
cru  reconnaître  mon  voleur  dans  un  Cosaque?  Ne  lui  avais  je  pas 
mis  toute  la  figure  en  sang,  et,  ce  Cosaque  se  trouvant  être  le  fils 
d'un  prêtre,  n'avais-je  pas  dû  lui  payer  cent  vingt  roubles  pour  son 
déshonneur?  Enfin  l'argent  est  une  chose  qui  peut  se  retrouver;  le 
principal,  c'est  que  Malek-Âdel  soit  de  nouveau  chez  moi.  Je  suis 
heureux  maintenant,  et  je  vais  goûter  paisiblement  toute  ma  joie. 
Quant  à  toi,  Porphyre,  tu  n'as  qu'une  règle  à  observer  :  veille 

(I)  Qui  n'ont  point  de  lot  de  terre  à  cultiver. 
TOME  ai.  —  1872.  39 


610  REYUE    DES   DEUX   MONDES. 

bien,  et  si,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  il  t' arrivait  d'apercevoir  un  Co- 
saque clans  les  environs,  à  l'instant,  sans  mot  dire,  cours,  apporte- 
moi  mon  fusil,  et  moi  je  saurai  ce  qui  me  reste  à  faire. 

Ainsi  parlait  Tchertakhanof  à  Perfichka,  ainsi  s'exprimaient  ses 
lèvres;  mais  son  cœur  était  loin  d'être  aussi  tranquille  qu'il  l'affir- 
mait. Hélas  !  dans  le  fond  de  son  âme,  il  n'était  pas  pleinement  con- 
vaincu que  le  cheval  qu'il  avait  amené  fût  bien  son  Malek-Adel. 

Les  temps  difficiles  ne  tardèrent  pas  à  venir  pour  Tchertakhanof. 
Le  repos  de  l'âme  fut  justement  ce  qu'il  goûta  le  moins.  11  avait 
pourtant  de  bons  jours.  Le  doute  qui  s'était  élevé  dans  son  esprit 
lui  semblait  alors  un  non-sens  :  il  chassait  cette  ridicule  idée  comme 
une  mouche  importune,  il  riait  de  lui-même;  mais  il  avait  aussi  des 
jours  mauvais,  de  vilaines  pensées  se  mettaient  à  lui  ronger  le 
cœur  lentement  et  sans  cesse,  comme  une  souris  sous  le  plancher. 
Il  en  éprouvait  un  tourment  d'autant  plus  subtil  qu'il  était  secret. 
Pendant  tout  le  jour  mémorable  où  il  avait  cru  retrouver  Malek- 
Adel,  Tchertakhanof  n'avait  ressenti  qu'une  joie  folle;  dès  le  lende- 
main matin  pourtant,  lorsque,  sous  le  toit  surbaissé  d'une  écurie  de 
village,  il  mit  la  selle  sur  le  dos  de  sa  chère  trouvaille,  près  de  la- 
quelle il  avait  passé  la  nuit,  il  ressentit  comme  une  piqûre  subite... 
Il  secoua  la  tête,  ce  ne  fut  qu'un  éclair;  mais  le  germe  était  déposé. 
Pendant  le  reste  du  voyage,  qui  dura  près  d'une  semaine,  les  doutes 
l'assaillirent  rarement;  ils  ne  devinrent  plus  forts  et  plus  précis  que 
lorsqu'il  fut  rentré  dans  sa  demeure,  là  où  avait  vécu  l'autre,  l'in- 
dubitable Malek-Adel.  Pendant  la  route,  marchant  au  petit  pas  de 
son  cheval  en  se  balançant  sur  la  selle  et  fumant  sa  courte  pipe,  il 
n'avait  guère  songé  à  quoi  que  ce  soit,  sinon  à  se  dire  de  temps  en 
temps  :  —  Hein!  comme  nous  autres,  les  Tchertakhanof,  qutmd 
nous  voulons  quelque  chose,...  il  faut  qu'elle  vienne.  Une  fois  à  la 
maison,  ce  fut  une  autre  antienne.  —  Il  gardait  tout  cela  pour  lui, 
bien  soigneusement;  il  aurait  cassé  en  deux  tout  homme  qui  se  se- 
rait permis  la  moindre  allusion  pour  faire  entendie  que  ce  Malek- 
Adel  n'était  pas  l'ancien.  Il  recevait  des  complimens  d'heureuse 
trouvaille  de  toutes  les  rares  personnes  avec  lesquelles  il  devait 
être  en  rapport;  mais  il  ne  cherchait  pas  ces  complimens,  il  évitait 
ces  rapports  plus  que  jamais.  C'était  mauvais  signe. 

Presque  constamment,  si  l'on  peut  dire  ainsi,  il  faisait  subir  à 
son  cheval  un  examen.  Il  s'en  allait  très  loin  avec  lui  dans  les 
champs,  et  le  mettait  à  l'épreuve.  Il  se  glissait  furtivement  dans 
l'écurie,  fermait  la  porte  derrière  lui,  et,  se  plaçant  devant  la  tête 


LE    GENTILHOMME    DE    LA    STEPPE.  611 

de  son  cheval,  il  s'efforçait  de  saisir  son  regard,  et  lui  demandait  à 
voix  basse:  —  Est-ce  toi,  dis?  —  Ou-bien  il  le  considérait  des 
heures  entières  en  silence,  tantôt  se  réjouissant  et  murmurant: 
—  Oui,  certes,  c'est  lui;  —  tantôt  se  troublant  et  perdant  conte- 
nance. 

Ce  n'étaient  pas  tant  les  dissemblances  physiques  de  ce  Malek- 
Adel  avec  l'autre  qui  troublaient  Tchertakhanof,  d'autant  plus 
qu'elles  étaient  insignifiantes;  on  eût  dit  que  l'autre  avait  la  crinière 
moins  fournie,  les  oreilles  plus  pointues  et  les  yeux  plus  clairs; 
mais  tout  ceci  pouvait  n'être  qu'une  apparence.  Ce  qui  déroutait 
Tchertakhanof,  c'étaient  des  dissemblances  qu'on  pourrait  nommer 
morales.  L'autre  avait  d'autres  habitudes,  une  autre  manière  d'être. 
Par  exemple,  le  premier  Malek-Adel  se  retournait  et  hennissait  dou- 
cement dès  que  Tchertakhanof  entrait  dans  l'écurie;  le  second  con- 
tinuait à  mâcher  son  foin,  ou  sommeillait  le  nez  dans  la  mangeoire. 
Tous  les  deux  ne  bougeaient  pas  de  place  quand  le  cavalier  sautait 
à  terre  ;  mais  le  premier  accourait  à  la  voix  dès  qu'on  l'appelait, 
et  le  second  continuait  à  rester  immobile  comme  une  borne.  Le 
premier  galopait  tout  aussi  vite,  et  sautait  plus  haut  et  plus  loin  ! 
le  second  avait  le  pas  plus  allongé  et  le  trot  plus  dur,  et,  ô  honte! 
il  faisait  claquer  son  fer  de  derrière  contre  le  fer  de  devant,  ce  qui 
n'arrivait  jamais  à  l'autre,  au  grand  jamais.  Celui-ci,  pensait  Tcher- 
takhanof, joue  toujours  des  oreilles  et  bêtement,  tandis  que  l'autre 
tenait  constamment  une  oreille  diiigée  en  arrière  du  côté  de  son 
maître  pour  être  prêt  au  moindre  signal.  Le  premier,  dès  qu'il 
apercevait  quelque  saleté  autour  de  lui,  frappait  aussitôt  de  son 
pied  la  planche  de  sa  stalle,  tandis  que  le  second,  aurait-il  eu  du 
fumier  jusqu'au  ventre,  s'y  montrait  indifférent.  Le  premier  crai- 
gnait la  fraîcheur  de  la  pluie,  le  second  n'y  prenait  pas  garde.  —  Il 
est  plus  grossier  celui-ci,  il  est  plus  grossier...  Il  n'a  pas  les  agré- 
mens  de  l'autre,  il  tire  sur  la  bride.  Ah  !  l'autre  était  un  cheval  par- 
fait, tandis  que  celui-ci...  —  Voilà  quelles  pensées  venaient  quel- 
quefois assaillir  Tchertakhanof.  Elles  lui  étaient  bien  amères;  mais 
aussi  d'autres  fois,  quand  il  lui  arrivait  de  lancer  son  cheval  au  grand 
galop  dans  les  terres  labourées,  ou  quand  il  le  faisait  descendre  en 
quelques  bonds  au  fond  d'une  ravine  escarpée  et  sortir  de  même, 
le  cœur  lui  manquait  dans  un  transport  de  joie;  un  cri  de  triomphe 
s'échappait  de  ses  lèvres,  et  il  ne  doutait  plus  que  ce  ne  fût  le  vrai, 
l'indubitable  Malek-Adel  qui  bondissait  ainsi  sous  lui,  car  quel 
autre  cheval  en  eût  été  capable? 

Là  aussi  les  déceptions  survinrent.  La  recherche  prolongée  de 
Malek-Adel  avait  coûté  beaucoup  d'argent  à  Tchertakhanof.  Il  ne 
pouvait  plus  penser  aux  lévriers  de  Kostroma,  et  se  ti'ouvait  ré- 


612  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

duit  à  parcourir  les  alentours  seul  comme  ci-devant.  Voilà  qu'un 
beau  jour,  à  quelques  verstes  de  Bessonovo,  Tchertakhanof  rencon- 
tra la  même  chasse  princière  devant  laquelle  il  avait  si  bien  paradé 
dix-huit  mois  auparavant.  Par  une  coïncidence  bizarre,  comme  la 
première  fois,  un  lièvre  bondit  d'un  sillon  devant  les  chiens,  sur  le 
versant  d'une  colline.  Toute  la  bande  partit  comme  un  seul  homme, 
et  Tchertakhanof  s'élança  aussi,  non  pas  a^ec  eux ,  mais  deux  cents 
pas  plus  haut,  absolument  comme  l'autre  fois.  Un  immense  ravin 
fendait  la  colline,  et,  se  rétrécissant  graduellement  le  long  de  la 
montée,  venait  couper  le  chemin  à  Tchertakhanof.  A  l'endroit  oii  il 
devait  le  franchir,  et  où  il  l'avait  effectivement  franchi  l'année  pré- 
cédente, ce  ravin  avait  bien  encore  deux  sagènes  de  largeur  et  une 
profondeur  de  quatre  ou  cinq.  Dans  le  pressentiment  d'un  triomphe 
si  étonnamment  répété,  Tchertakhanof  poussa  un  cri  de  victoire,  fit 
tournoyer  sa  nagaïka,  et,  tandis  que  les  chasseurs  qui  galopaient 
plus  bas  ne  quittaient  pas  des  yeux  l'intrépide  cavalier,  son  cheval 
volait  comme  une  flèche.  Le  voici  déjà  au  bord  du  ravin.  —  Allons, 
hop  !..  comme  autrefois.  —  Mais  Malek-Adel  s'arrêta  brusquement, 
se  jeta  à  gauche,  et  se  mit  à  galoper  le  long  du  ravin,  malgré  toutes 
les  secousses  violentes  que  lui  donnait  le  mors. 

—  Il  a  pris  peur,  il  n'a  pas  eu  confiance  en  lui! 

Alors  Tchertakhanof,  tout  brûlant  et  pleurant  presque  de  honte 
et  de  colère,  lâcha  les  rênes  et  lança  son  cheval  tout  droit  devant 
lui,  dans  la  direction  qui  l'éloignait  des  chasseurs,  seulement,  se 
disait-il,  pour  ne  pas  entendre  leurs  quolibets,  pour  échapper  à 
leurs  yeux  maudits. 

Les  flancs  labourés  de  coups  de  fouet  et  inondés  d'écume,  Malek- 
Adel  arrivait  à  la  maison,  et  Tchertakhanof  s'enfermait  aussitôt  dans 
sa  chambre. 

—  Non,  ce  n'est  pas  lui,  ce  n'est  pas  mon  ami.  L'autre  se  serait 
cassé  le  cou  plutôt  que  de  me  trahir. 

Ce  qui  donna  le  coup  de  grâce  à  Tchertakhanof,  ce  fut  l'a- 
venture suivante. 

Monté  sur  Malek-Adel,  il  traversait  un  jour  un  hameau  de  pope 
qui  entourait  l'église,  dans  la  paroisse  où  se  trouvait  compris  le  vil- 
lage de  Bessonovo.  Son  bonnet  circassien  enfoncé  sur  les  yeux,  le 
dos  voûté  et  les  deux  mains  pendantes  sur  le  pommeau  de  la  selle, 
Pantéleï  s'avançait  lentement.  Il  faisait  sombre  et  triste  dans  son 
âme.  Tout  à  coup  quelqu'un  l'appela  par  son  nom. 

Il  arrêta  son  cheval,  leva  la  tête,  et  aperçut  le  diacre,  son  corres- 
pondant. Avec  une  sorte  de  tricorne  jaune  sur  ses  cheveux  jaunes 
aussi  et  tressés  en  petite  queue,  vêtu  d'un  vieux  caftan  de  nankin 
serré  fort  bas  sur  la  taille  par  un  vieux  mouchoir  en  indienne  bleue, 


LE    GENTILHOMME    DE   LA   STEPPE.  613 

le  serviteur  des  autels  était  sorti  pour  visiter  sa  petite  meule  de 
blé,  et,  ayant  aperçu  Pantéleï,  crut  qu'il  était  de  son  devoir  de 
lui  offrir  ses  respects,  tout  en  saisissant  l'occasion  de  lui  faire  une 
demande,  car  on  sait  bien  que  chez  nous,  sans  une  arrière-pensée 
de  ce  genre,  les  personnes  appelées  «spirituelles»  n'entament  guère 
de  conversation  avec  les  profanes;  mais  Tchsrtakhanof  avait  autre 
chose  dans  la  tête  que  ce  diacre,  il  répondit  à  peine  à  son  salut,  et 
déjà  il  levait  sa  nagaïka... 

—  Quel  cheval  richissime  vous  avez  là!  s'empressa  d'ajouter  le 
diacre.  On  peut  dire  qu'il  vous  fait  le  plus  grand  honneur.  Vérita- 
blement vous  êtes  un  homme  d'un  esprit  merveilleux  et  pareil  à  un 
lion. 

Le  père  diacre  était  renommé  dans  tout  le  district  pour  son  élo- 
quence, ce  qui  causait  le  plus  grand  dépit  au  père  pope,  lequel  ne 
possédait  pas  le  don  de  la  parole.  L'eau-de-vie  elle-même  ne  lui 
déliait  pas  la  langue. 

—  Grâce  aux  embûches  des  méchans,  vous  aviez  perdu  un  fidèle 
serviteur;  mais  sans  vous  laisser  aller  au  désespoir,  et  vous  con- 
fiant plutôt  au  secours  de  la  divine  Providence,  vous  vous  en  êtes 
procuré  un  autre,  qui  non-seulement  n'est  pas  plus  mauvais,  mais 
encore  qui  est  peut-être  meilleur... 

—  Que  radotes-tu  là?  interrompit  Tchertakhanof  d'un  air  sombre. 
Quel  autre  cheval?  C'est  le  môme,  c'est  Malek-Adel;  je  l'ai  recon- 
quis, et  toi,  tu  bavardes... 

—  Eh!  eh  !  eh  !  fit  le  diacre  lentement  en  faisant  jouer  ses  doigts 
dans  sa  barbe  et  en  dévisageant  Tchertakhanof  de  ses  yeux  clairs  et 
avides.  Comment  est-ce  possible,  seigneur?  On  a  volé  votre  cheval, 
si  Dieu  me  prête  mémoire,  l'année  passée,  quelque  chose  comme 
quinze  jours  après  la  fête  de  la  Protection  de  la  sainte  Vierge  (1), 
et  nous  sommes  à  la  fin  de  novembre. 

—  Eh  bien!  qu'est-ce  que  cela  prouve? 

Le  diacre  continuait  à  jouer  des  doigts  dans  sa  barbe.  —  Donc, 
il  s'est  passé  plus  d'une  année  depuis,  et  votre  cheval,  comme  il  a 
été  gris  pommelé  à  cette  époque,  l'est  encore;  il  paraît  même  plus 
foncé  qu'alors.  Et  comment  cela  peut-il  être?  Les  chevaux  gris 
blanchissent  beaucoup  dans  l'espace  d'une  année. 

Tchertakhanof  fit  un  haut-le-corps  comme  si  quelqu'un  lui  eût 
donné  un  coup  de  fourche  à  la  région  du  cœur.  —  En  effet,...  la 
couleur  grise  change...  chez  les  chevaux.  Comment  une  pensée  si 
simple  ne  lui  était-elle  pas  venue  jusqu'à  présent?  —  Anathème  sur 
ta  queue!...  au  diable!  hurla  tout  à  coup  Tchertakhanof.  Ses  yeux 
lancèrent  des  éclairs  de  rage,  et  soudain  il  disparut  à  la  vue  du 

(1)  l''  octobre,  vieux  style. 


614  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

diacre  stupéfait.  —  Allons.. .  tout  est  fini. ..  C'est  maintenant  en  effet 
que  tout  est  fini,...  tout  est  brisé...  Ma  dernière  carte  est  tuée  (1)... 
Tout  s'est  écroulé  devant  ce  seul  mot  :  ils  blanchissent!.,  les  che- 
vaux gris  blanchissent!..  Galope,  galope,  maudit...  Tu  auras  beau 
galoper,  tu  n'échapperas  pas  à  cette  parole... 

Tchertakhanof  revint  de  nouveau  à  la  maison,  et  s'enferma  à 
double  tour. 

—  Cette  misérable  rosse  n'est  pas  Malek-Adel;  entre  elle  et  lui,  il 
n'existepas  la  moindre  ressemblance.  Tout  homme  ayant  le  moindre 
grain  de  bon  sens  aurait  dû  s'en  apercevoir  dès  le  premier  coup 
d'oeil;  lui,  Pantéleï  Tchertakhanof,  s'était  laissé  duper  de  la  plus 
inepte  façon;  lui-même,  volontairement,  avait  donné  dans  le  pan- 
neau,... tout  cela  ne  faisait  plus  maintenant  l'objet  du  moindre 
doute  !  — Il  marchait  en  long  et  en  large  dans  sa  chambre,  se  retour- 
nant sur  ses  talons  chaque  fois  qu'il  arrivait  au  mur,  et  chaque 
fois  de  la  même  façon,  comme  font  les  bêtes  fauves  en  cage. 

Son  orgueil  subissait  des  souffrances  intolérables,  et  ce  n'était 
pas  seulement  l'orgueil  qui  souffrait.  Un  vrai  désespoir  s'était  em- 
paré de  lui,  la  rage  l'étouffait,  il  éprouvait  une  ardente  soif  de 
vengeance;  mais  contre  qui?  de  qui  se  venger?  du  Juif,  de  laf,  de 
Mâcha,  du  diacre,  du  Cosaque  voleur,  de  tous  les  voisins,  du  monde 
entier,  de  lui-même  enfin?  Sa  raison  s'égarait.  —  Ma  dernière  carte 
est  tuée  !  —  Cette  comparaison  lui  plaisait.  Et  le  voilà  de  nouveau 
le  plus  méprisé,  le  plus  méprisable  des  hommes,  un  sot,  un  imbé- 
cile fieffé,  un  objet  de  dérision  et  de  mépris...  pour  qui?  pour  un 
diacre  !  Il  se  représentait  avec  vivacité  comment  ce  misérable  porte- 
queue  irait  raconter  l'aventure  du  cheval  gris,  du  gentilhomme 
stupide  qui  se  laisse  duper...  0  malédiction!  C'est  en  vain  que 
Tchertakhanof  essayait  de  calmer  cette  bile  qui  l'étouffait;  c'est  en 
vain  qu'il  essayait  de  se  persuader  que  ce  cheval,  bien  qu'il  ne  fût 
pas  Malek-Adel ,  était  pourtant  un  bon  cheval,  et  pouvait  encore 
lui  rendre  de  longs  services.  Il  repoussait  aussitôt  et  avec  fureur 
cette  pensée,  comme  si  elle  eût  renfermé  une  nouvelle  injure  en- 
vers l'autre  Malek-Adel,  devant  lequel  il  se  sentait  déjà  si  coupable. 
Comment  ne-l'eût-il  pas  été?  N'avait-il  pas,  comme  un  sot,  comme 
un  aveugle,  confondu  avec  lui  cette  rosse,  et  quant  aux  services 
que  cette  rosse  pourrait  encore  lui  rendre,  est-ce  que  jamais  il  la 
jugera  digne  de  lui  servir  de  monture?  Pour  rien  au  monde,  ja- 
mais !  La  donner  à  un  Tatare  qui  la  mangera,  ou  bien  en  pâture  aux 
chiens,  voilà  tout  ce  qu'elle  vaut.  Oui,  c'est  là  ce  qu'il  faut  faire. 

Tchertakhanof  erra  de  la  sorte  plus  de  deux  heures  dans  sa 
chambre.  —  Perfîchka  !  cria-t-il  tout  à  coup,  à  l'instant  même  va  au 

(1)  Location  russe. 


LE   GENTILHOMME   DE   LA    STEPPE.  615 

cabaret;  apporte-moi  un  demi-seau  d'eau-de-vie,  entends-tu?  un 
demi-seau  sur-le-champ.  Qu'une  minute  ne  se  passe  pas  sans  qu'il 
soit  devant  moi,  là  sur  la  table. 

L'eau-de-vie  parut  bientôt  sur  la  table  de  Pantéleï,  et  il  se  mit  à 
boire. 

Celui  qui  aurait  pu  voir  Tchertakhanof,  qui  se  serait  trouvé  té- 
moin de  l'acharnenient  farouche  avec  lequel  il  avalait  verre  sur 
verre,  aurait  certainement  ressenti  une  terreur  subite. 

La  nuit,  était  venue.  Une  seule  chandelle  éclairait  faiblement. 
Tchertakhanof  avait  cessé  de  marcher  en  long  et  en  large.  Il  s'était 
assis,  le  visage  enflammé.  Tantôt  il  tenait  ses  yeux  troubles  obsti- 
nément fixés  sur  le  plancher,  tantôt  il  les  dirigeait  non  moins  obsti- 
nément sur  la  fenêtre.  Il  se  levait,  versait  de  l' eau-de-vie,  la  bu- 
vait, se  rasseyait  et  restait  immobile  de  nouveau.  Seulement  sa 
respiration  devenait  plus  rapide  et  son  visage  plus  coloré.  Une  dé- 
cision semblait  mûrir  en  lui,  décision  qui  avait  commencé  par  l'ef- 
frayer, mais  à  laquelle  il  semblait  s'habituer  de  plus  en  plus.  Une 
seule  et  même  pensée  s'approchait  lentement  et  incessamment  de 
son  esprit;  une  seule  et  même  image  se  dessinait  de  plus  en  plus 
distinctement  devant  ses  yeux.  Et  dans  son  cœur,  sous  le  flot  d'une 
lourde  et  brûlante  ivresse,  à  l'irritation  de  la  colère  succédait  déjà 
un  sentiment  de  cruauté.  Un  méchant  sourire  apparaissait  de  temps 
en  temps  sur  ses  lèvres.  —  Allons,  il  est  temps,  dit-il  enfm  d'un  ton 
indifférent  et  presque  ennuyé,  comme  eûL  fait  un  homme  d'affaires; 
—  assez  lambiné  comme  cela! 

Il  avala  son  dernier  verre  d'eau-de-vie,  décrocha  du  mur  au- 
dessus  du  lit  son  pistolet,  le  même  pistolet  qu'il  avait  déchargé  sur 
Mâcha,  le  chargea  soigneusement,  mit  quelques  capsules  dans  sa 
poche,  et  se  dirigea  vers  l'écurie. 

Le  gardien  courut  à  lui  dès  qu'il  le  vit  ouvrir  la  porte.  —  C'est 
moi,  lui  cria-t-il;  ne  me  vois-tu  pas  ?  Va-t'en.  —  Le  gardien  se  re- 
tira de  quelques  pas.  —  Va  te  coucher  dans  ton  lit,  cria  de  nouveau 
Tchertakhanof.  Qu'as-tu  à  garder  ici?  Le  beau  trésor  en  effet! 

Il  entra  dans  l'écurie.  Malek-Adel...  le  faux  Malek-Adel  était  cou- 
ché sur  sa  litière.  Tchertakhanof  le  poussa  du  pied  :  —  Lève-toi, 
rosse!  —  Puis  il  détacha  le  licou  de  la  mangeoire,  jeta  par  terre  la 
couverture,  et  après  avoir  brutalement  retourné  dans  sa  stalle  le 
cheval  obéissant,  il  le  fit  sortir  dans  la  cour  et  de  la  cour  dans  les 
champs,  au  grand  étonnement  du  gardien,  qui  ne  comprenait  pas 
pourquoi  le  seigneur  s'en  allait  ainsi  dans  la  nuit,  menant  en  laisse 
un  cheval  sans  bride.  Il  eut  peur  de  le  questionner,  mais  il  suivit 
son  maître  des  yeux  jusqu'à  ce  qu'il  eût  disparu  au  tournant  de  la 
route  qui  conduisait  au  bois  voisin. 

Tchertakhanof  marchait  à  grands  pas,  sans  s'arrêter,  sans  regar- 


616  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

der  en  arrière.  Malek-Adel  (nous  continuerons  à  l'appeler  de  ce 
nom  jusqu'à  la  fin)  le  suivait  avec  soumission.  La  nuit  était  assez 
claire.  Tchertakhanof  pouvait  distinguer  la  ligne  dentelée  du  bois 
qui  s'offrait  à  lui  comme  une  grande  tache  noire.  Saisi  par  le  froid 
nocturne,  il  serait  certainement  devenu  complètement  ivre,  après 
avoir  bu  tant  d'eau-de-vie,  si  une  autre  ivresse  plus  forte  ne  l'eût 
envahi  tout  entier.  Il  avait  la  tête  lourde;  son  sang  battait  avec  vio- 
lence dans  ses  oreilles  et  sa  gorge;  mais  il  marchait  d'un  pas  ferme, 
et  savait  très  bien  où  il  allait. 

Tchertakhanof  s'était  décidé  à  tuer  Malek-Adel.  Pendant  tout  le 
jour,  il  n'avait  eu  d'autre  pensée.  Maintenant  sa  décision  était  prise. 

Il  allait  à  cette  affaire,  sinon  tranquillement,  du  moins  avec  assu- 
rance, sans  hésitation,  comme  un  homme  qui  obéit  au  sentiment  du 
devoir.  Cette  affaire  d'ailleurs  lui  semblait  très  simple.  En  détrui- 
sant l'usurpateur,  il  terminait  tout  à  son  gré  :  il  se  punissait  lui- 
même  de  sa  sottise;  il  se  justifiait  devant  son  véritable  ami;  il 
prouvait  au  monde  entier  (nous  savons  que  Tchertakhanof  tenait 
beaucoup  à  l'opinion  du  monde)  qu'il  ne  faisait  pas  bon  plai- 
santer avec  lui,  et  surtout  il  se  détruisait  lui-même  en  détrui- 
sant l'usurpateur,  car  à  quoi  bon  vivre  désormais?  Comment  tout 
cela  s'arrangeait  dans  sa  tête,  et  pourquoi  cette  affaire  lui  parais- 
sait si  simple,  ce  n'est  peut-être  pas  facile  à  expliquer,  quoique  ce 
ne  soit  pas  impossible  non  plus  :  humilié,  aigri,  solitaire,  sans  une 
seule  âme  amie,  sans  un  kopek  en  poche,  le  sang  allumé  par  l'al- 
cool, il  se  trouvait  dans  un  état  voisin  de  la  folie.  On  ne  peut  dou- 
ter que,  dans  les  plus  grandes  extravagances  des  aliénés,  il  ne 
se  trouve  à  leurs  yeux  une  sorte  de  logique  et  même  de  justice. 
En  tout  cas,  Tchertakhanof  était  pleinement  convaincu  de  la  justice 
de  son  parti-pris.  Il  ne  balançait  pas;  il  se  hâtait  d'exécuter  l'arrêt 
porté  contre  le  coupable,  bien  qu'il  ne  se  rendît  pas  clairement 
compte  à  qui  ce  nom  devait  s'appliquer.  A  la  vérité,  il  ne  réfléchis- 
sait guère;  il  se  bornait  à  se  dire  à  lui-même  avec  une  sorte  de 
rude  sévérité  :  Il  faut  en  finir,  il  le  faut. 

Et  le  coupable  innocent  continuait  à  trottiner  docilement  derrière 
lui;  mais  nulle  pitié  n'entrait  dans  le  cœur  de  Tcheitakhanof. 

Non  loin  de  la  lisière  du  bois  où  il  venait  d'amener  son  cheval, 
s'étendait  un  petit  ravin  tout  rempli  de  broussailles  épaisses.  Tcher- 
takhanof commençait  à  y  descendre.  Malek-Adel  broncha,  et  faillit 
tomber  sur  lui. 

—  Veux- tu  donc  m'écraser,  maudit! — s'écria  Tchertakhanof,  et, 
comme  s'il  eût  voulu  se  défendre,  il  tira  le  pistolet  de  sa  poche. 
Ce  n'était  plus  de  la  colère  qu'il  ressentait,  c'était  cet  endurcisse- 
ment particulier  qui,  dit-on,  s'empare  de  l'homme  prêt  à  com- 
mettre un  crime;  mais  sa  propre  voix  l'effraya.  Elle  avait  retenti 


LE    GENTILHOMME    DE    LA    STEPPE.  617 

d'une  façon  si  sauvage  sous  la  sombre  voûte  des  branches,  dans 
l'humiclilé  concentrée  du  ravin!  En  outre,  comme  une  réponse  à 
son  exclamation,  je  ne  sais  quel  gros  oiseau  s'était  mis  à  battre  des 
ailes  au  sommet  d'un  arbre  qui  couvrait  la  place.  Tchertakhanof  fré- 
mit. C'était  comme  s'il  eût  réveillé  un  témoin  dans  cet  endroit  dé- 
sert où  il  ne  pouvait  supposer  qu'il  se  rencontrât  âme  vivante. 

—  Va-t'en  à  tous  les  diables,  dit-il  entre  ses  dents,  et  en  frap- 
pant à  tour  de  bras  Malek-Adel  sur  l'épaule  avec  la  crosse  de  son 
pistolet.  Le  cheval  se  retourna  brusquement,  grimpa  le  ravin  et 
partit  au  galop;  mais  le  bruit  de  ses  sabots  ne  se  fit  pas  entendre 
longtemps,  un  grand  vent  qui  s'était  élevé  mêlait  et  confondait 
tous  les  sons. 

De  son  côté,  Tchertakhanof  sortit  lentement  du  ravin ,  atteignit 
la  lisière  du  bois  et  prit  la  route  de  sa  maison.  Il  était  mécontent 
de  lui-même.  Le  poids  qu'il  avait  ressenti  dans  la  tête  et  dans  le 
cœur  s'était  étendu  à  tous  les  membres.  Il  marchait  tout  sombre, 
tout  méchant,  comme  inassouvi,  comme  affamé.  On  eût  dit  que 
quelqu'un  l'avait  offensé,  lui  avait  enlevé  sa  proie.  Ceux  qui  ont 
voulu  se  tuer,  et  qu'on  a  empêchés  de  le  faire,  connaissent  de  sem- 
blables sensations. 

Tout  à  coup  quelque  chose  le  heurta  par  derrière  entre  les  épaules. 
Il  se  retourna;  Malek-Adel  se  tenait  au  milieu  de  la  route.  Il  avait 
suivi  son  maître  à  la  trace  ;  il  l'avait  touché  de  son  museau  comme 
pour  dire  :  Me  voilà. 

—  Ah!  s'écria  Tchertakhanof,  toi-même  es  venu  chercher  ta 
mort.  Tiens! 

En  un  clin  d'œil,  il  saisit  son  pistolet,  l'arma,  en  appliqua  le  canon 
sur  le  front  de  Malek-Adel  et  pressa  la  détente.  Le  pauvre  animal 
bondit  de  côté,  se  dressa  sur  ses  pieds  de  derrière,  fit  encore  quel- 
ques pas,  et  s'écroula  lourdement.  Il  râlait  en  se  débattant  convul- 
sivement sur  la  terre. 

Tchertakhanof  se  boucha  les  oreilles  des  deux  mains  et  partit  en 
courant.  Ses  genoux  fléchissaient  sous  lui.  L'ivresse,  la  colère,  la 
fermeté  stupide,  tout  avait  disparu.  Il  ne  lui  restait  plus  qu'un  sen- 
timent de  honte  et  d'horreur,  avec  la  conviction  formelle  qu'il  en 
avait  aussi  cette  fois  fini  avec  lui-même. 

V. 

Six  semaines  après,  le  petit  cosaque  Perfichka  crut  devoir  faire 
arrêter  le  stanovoi  (chef  de  police  du  district),  qui  passait  en  téléga 
devant  la  maison  de  Bessonovo. 

—  Qu'est-ce?  demanda  le  gardien  de  l'ordre. 


618  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Faites-nous  la  grâce,  votre  honneur,  d'entrer  dans  la  maison, 
répondit  le  cosaque  avec  un  profond  salut.  Il  me  paraît  que  Pantéleï 
Éréméitch  est  en  train  de  mourir,  et  voilà  que  j'ai  peur. 

—  Comment?.,  mourir?  s'écria  le  stanovoï. 

—  Gomme  j'ai  l'honneur  de  vous  le  dire.  Depuis  quelque  temps, 
le  barine  s'est  mis  à  boire  de  l'eau-de-vie  tout  le  long  du  jour.  Et 
puis  il  s'est  alité,  et  le  voilà  devenu  très  maigre.  Je  m'imagine  qu'il 
ne  comprend  plus  du  tout  ce  qu'on  lui  dit.  Il  n'a  plus  de  langue  du 
tout,  du  tout. 

Le  stanovuï  descendit  de  sa  téléga. 

—  As-tu  du  moins  été  chercher  le  prêtre?  Ton  barine  s'est-il  con- 
fessé? A-t-il  communié? 

—  Pas  du  tout. 

Le  stanovoï  fronça  le  sourcil.  —  Gomment  donc,  frère?  est-ce 
possible?  Ne  sais-tu  donc  pas  que  c'est  encourir  une  grave  respon- 
sabilité, eh? 

—  Mais  je  lui  ai  demandé  avant-hier  et  hier  encore,  se  hâta  de 
dire  le  petit  cosaque  effrayé  :  N'ordonnez-vous  pas,  Pantéleï  Éré- 
méitch, lui  ai-je  dit,  que  j'aille  quérir  un  prêtre?  —  Tais-toi,  m'a- 
t-il  dit,  imbécile;  ne  fourre  pas  ton  nez  où  on  ne  le  demande  pas. 
—  Mais  aujourd'hui,  quand  je  lui  en  ai  parlé,  il  m'a  jeté  un  re- 
gard, a  secoué  sa  moustache,  et  voilà  tout. 

—  A-t-il  bu  beaucoup  d'eau-de-vie?  demanda  le  stanovoï. 

—  Oh!  beaucoup,  beaucoup;...  mais  faites-nous  la  grâce,  votre 
honneur...  Daignez  venir  dans  sa  chambre. 

—  Allons,  conduis-moi,  —  grommela  le  stanovoï,  et  il  suivit  Per- 
fichka. 

Un  spectacle  étrange  l'attendait.  Dans  l'arrière- chambre  de  la 
maison,  humide  et  sombre,  sur  un  chélif  bois  de  lit  ne  portant 
qu'une  couverture  de  cheval,  avec  une  boiirka  velue  (l)  en  guise 
d'oreiller,  était  couché,  étendu  tout  de  son  long  sur  le  dos,  Tcher- 
takhanof.  Son  visage  n'était  plus  pâle,  il  était  d'un  vert  jaunâtre 
comme  celui  d'un  mort.  La  peau  des  paupières  qui  recouvraient  ses 
yeux  enfoncés  était  luisante.  Son  nez,  rouge  encore,  mais  déjà  serré 
et  pointu,  s'élevait  au-dessus  de  ses  moustaches  hérissées.  Il  était 
revêtu  de  son  éternel  arkalouk  avec  des  cartouchières  sur  la  poi- 
trine et  de  larges  pantalons  bleus  à  la  cosaque.  Un  bonnet  cir- 
cassien  avec  sa  flamme  rouge  lui  couvrait  le  front  jusqu'aux  sour- 
cils. Dans  une  main,  Tchertakhanof  tenait  sa  nagaïka,  dans  l'autre 
une  blague  à  tabac,  brodée,  le  dernier  cadeau  de  Mâcha.  Sur  la 
table,  près  de  lui,  se  voyait  un  cruchon  vide,  et  par-dessus  To- 

(1)  Manteau  de  feutre. 


LE  GENTILHOMME    DE   LA    STEPPE.  619 

reiller  deux  dessins  à  l'aquarelle  étaient  piqués  au  mur;  l'un  re- 
présentait, autant  qu'on  pouvait  le  discerner,  un  gros  homme,  une 
guitare  à  la  main,  probablement  Nédopouskine,  l'autre  un  cavalier 
au  galop.  Le  cheval  ressemblait  à  ces  animaux  fantastiques  que  les 
enfans  dessinent  sur  les  murs;  mais  les  pommelures  de  sa  robe, 
soigneusement  ombrées,  les  cartouchières  sur  la  poitrine  du  cava- 
lier, les  bouts  pointus  de  ses  bottes  et  ses  moustaches  immenses  ne 
laissaient  pas  de  place  au  doute  :  ce  dessin  représentait  Pantéleï  à 
cheval  sur  Malek-Adel. 

Le  stanovoï,  fort  étonné,  ne  savait  que  faire  ni  que  dire.  Un  si- 
lence solennel  régnait  dans  la  chambre.  —  Mais  il  est  déjà  mort, 
pensa- t-il,  et,  élevant  la  voix,  il  s'écria  :  —  Pantéleï  Éréraéitch, 
Pantéleï!.. 

Alors  il  se  passa  quelque  chose  d'effrayant.  Les  yeux  de  Tcherta- 
khanof  s'entr' ouvrirent  lentement;  ses  prunelles  éteintes  roulèrent 
de  gauche  à  droite,  puis  de  droite  à  gauche,  s'arrêtèrent  enfin  sur 
le  visiteur  et  l'aperçurent.  Quelque  lueur  parut  s'allumer  dans  leur 
blancheur  morne;  un  semblant  de  regard  y  brilla.  Ses  lèvres  bleuies 
se  décollèrent  peu  à  peu,  et  l'on  entendit  une  voix  rauque,  une 
vraie  voix  de  tombeau  :  —  Le  noble  gentilhomme  Pantéleï  Tcherta- 
khanof  meurt.  Qui  a  le  droit  de  l'en  empêcher?  Il  ne  doit  rien  à 
personne;  il  ne  demande  rien  à  personne.  Hommes,  laissez -le; 
sortez. 

La  main  tenant  la  nagaïka  fit  un  effort  pour  se  lever,  mais  en 
vain.  Les  lèvres  se  recollèrent  de  nouveau,  les  yeux  se  refermè- 
rent, et  de  nouveau  Tchertakhanof  resta  étendu,  raide  comme  une 
planche,  sur  son  dur  grabat. 

—  Fais-moi  savoir  quand  il  sera  mort,  dit  à  voix  basse  le  sta- 
novoï à  Perfichka  en  quittant  la  chambre,  et  quant  au  pope,  je  sup- 
pose qu'on  peut  le  chercher  dès  à  présent.  Dans  tous  les  cas,  et 
pour  que  tout  se  passe  en  ordre ,  il  faut  lui  donner  l'extrême- 
onction. 

Le  jour  même,  Perfichka  alla  chercher  le  pope,  et  dès  le  lende- 
main il  dut  avertir  le  stanovoï,  car  Pantéleï  Tchertakhanof  était  mort 
dans  la  nuit.  Quand  on  l'enterra,  deux  hommes  seulement  suivirent 
son  cercueil ,  Perfichka  et  Mochel  Leïba.  La  nouvelle  du  décès  était 
parvenue  au  Juif  je  ne  sais  comment,  et  il  ne  manqua  point  de  venir 
rendre  les  derniers  devoirs  à  son  bienfaiteur. 

Ivan  Tourguénef. 


LE 


DÉPARTEMENT  DES  ESTAMPES 

A  LA  BIBLIOTHÈQUE  NATIONALE 


m. 

LE   DÉPARTEMENT    DES   ESTAMPES    DEPUIS    LE    COMMENCEMENT 
DU    XIX*    SIÈCLE    (1). 


I. 

Le  plan  d'après  lequel  on  établissait  dans  les  collections  du  dé- 
partement des  estampes  les  divisions  qui  subsistent  encore  était, 
nous  l'avons  dit,  celui  que  Heinecke  avait  tracé.  Toutefois,  si  bien 
conçu  qu'on  le  jugeât  et  qu'il  fût  en  réalité,  ce  plan  ne  pouvait  être 
suivi  sans  d'assez  notables  modifications.  Ainsi,  après  avoir  par- 
tagé en  douze  sections  l'ensemble  des  recueils  qu'il  s'agissait  de 
distribuer,  Heinecke  proposait  de  consacrer  la  première  moitié  aux 
différentes  écoles,  et  la  seconde,  c'est-à-dire  les  six  autres  sections, 
aux  portraits,  à  la  sculpture  et  à  l'architecture,  aux  habille- 
mens,  etc.  Rien  de  mieux  si  l'on  n'avait  eu  affaire  qu'à  une  quan- 
tité restreinte  de  volumes  et  de  pièces,  à  l'équivalent  de  ce  que 
contenait  le  cabinet  confié  à  la  garde  de  Heinecke,  et  que  celui-ci 
avait  rangé  dans  un  ordre  strictement  conforme  à  la  méthode  qu'il 
prescrivait;  mais  le  cadre  suffisant  pour  le  classement  de  la  collec- 
tion de  Dresde  devenait  trop  étroit  pour  la  collection  de  Paris,  et 
l'on  aurait  couru  le  risque,  en  l'adoptant  tel  quel,  de  retrouver  en- 
Ci)  Voyez  la  Revue  du  l*'  et  du  15  novembre. 


LE    CABINET   DES    ESTAMPES.  621 

suite  difficilement,  faute  des  subdivisions  nécessaires,  une  bonne 
pati  e  de  ce  qu'on  y  aurait  fait  entrer. 

Tout  en  profitant  de  l'exemple  donné,  il  fallait  donc  s'en  appro- 
prier l'esprit  plutôt  que  la  lettre,  et  pour  cela  multiplier  ou  élargir 
les  séries  en  raison  du  nombre,  de  la  diversité,  de  la  signification 
particulière  des  recueils  à  classer.  C'est  ce  qui  fut  judicieusement 
exécuté.  Au  lieu  des  douze  sections  dont  Heinecke  voulait  qu'on  se 
contentât,  on  en  établit  vingt-quatre  correspondant  chacune  à  une 
des  lettres  de  l'alphabet,  et  comprenant  d'abord  sous  l'étiquette 
collective  d'une  même  lettre  toutes  les  œuvres  analogues  par  la 
nature  des  objets  qu'elles  représentent,  par  leurs  origines  pittores- 
ques ou  leur  destination  scientifique.  En  outre  à  ces  lettres  majus- 
cules déterminant  la  fonction  générale  et  le  caractère  typique  de 
chaque  section,  on  ajouta  des  lettres  minuscules,  pour  créer  en  quel- 
que sorte  autant  de  compartimens  qu'il  pourrait  y  avoir  de  séries 
partielles  à  loger  et  pour  assurer  à  celles-ci  leur  existence  propre 
ou  leur  développement,  sans  néanmoins  les  isoler  de  la  classe  à  la- 
quelle elles  appartiennent  naturellement  à  titre  de  dépendances  ou 
d'annexés.  Les  recueils  de  costumes  par  exemple  sont  rangés  sous 
la  lettre  0;  mais  depuis  a  jusqu'à  f  six  sous-lettres  indiquent  les 
groupes  particuliers.  Les  costumes  de  la  France  et  ceux  de  toutes 
les  nations  aux  diverses  époques,  les  habiliemens  monastiques  aussi 
bien  que  les  costumes  des  anciens  ordres  militaires,  forment  ainsi 
des  collections  qui  s'avoisinent  sans  se  confondre,  et  des  subdivi- 
sions semblables  pratiquées  dans  les  autres  sections  facilitent  par- 
tout les  recherches,  en  même  temps  qu'elles  se  prêtent  avec  une 
égale  élasticité  à  de  continuelles  intercalations.  Rien  de  plus  aisé  en 
effet  que  d'introduire  à  leur  rang,  dans  quelque  catégorie  qiie  ce 
soit,  les  volumes  qui  surviennent.  Supposons  qu'un  recueil  de  cos- 
tumes français  au  xiii^  siècle  a  été  acquis  aujourd'hui;  le  volume  à 
côté  duquel  celui-ci  devrait  être  installé  porte  le  timbre  0.  a.  (50, 
et  le  chiffre  61  a  été  inscrit  déjcà  sur  une  suite  de  costumes  appar- 
tenant à  une  époque  moins  ancienne  ;  —  il  suffira,  pour  maintenir 
l'ordre  chronologique  aussi  bien  que  l'ordre  numéral ,  de  timbrer 
ainsi  :  0.  a.  60  «  le  volume  qu'il  s'agit  d'intercaler.  Viennent  plus 
tard  dix,  vingt  autres  ouvrages  sur  le  même  sujet  et  sur  le  môme 
temps,  ils  trouveront  leur  place  à  leur  tour  sans  qu'on  change  rien 
au  procédé.  Depuis  le  premier  jusqu'au  dernier,  ils  recevront,  sui- 
vant la  succession  alphabétique,  une  sous-lettre  qui,  tout  en  lais- 
sant invariable3  la  lettre  de  signalement  et  le  numéro  primitif,  ca- 
ractérisera l'oflice  particulier  de  chaque  volume  et,  pour  ainsi  dire, 
en  consacrera  l'individualité. 

On  le  voit,  grâce  à  ces  divisions  générales^une  fois  établies  et  à 


622  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ces  subdivisions  dont  les  proportions  comme  le  nombre  peuvent 
s'étendre  indéfiniment,  le  désordre  dans  les  places  à  assigner  n'est 
pas  plus  possible  que  l'incertitude  dans  les  recherches.  Il  n'y  aurait 
de  trouble  ou  d'équivoque  que  si,  au  lieu  de  se  conformer,  cOmme 
on  l'a  fait  depuis  plus  de  soixante  ans,  à  la  méthode  originairement 
adoptée,  on  avait  négligé  ou  l'on  négligeait  un  jour  d'en  appli- 
quer les  principes  aux  intercalations  nouvelles.  Que  maintenant  on 
critique  les  choix  en  vertu  desquels  une  prééminence  apparente 
a  été  attribuée  à  telle  classe  de  travaux  sur  telle  autre,  —  qu'à 
l'exemple  du  savant  Daunou,  qui  ne  se  consolait  pas,  à  propos  des 
livres  imprimés,  de  voir  la  théologie  marquée  d'un  A  au  lieu  d'un  Z, 
on  juge  certaines  catégories  d'estampes  improprement  rangées  au 
commencement,  au  milieu  ou  à  la  fin  de  la  collection  générale,  — 
libre  à  chacun  d'avoir  à  ce  sujet  ses  aversions  ou  ses  préférences. 
Suit-il  de  là  qu'une  réforme  soit  nécessaire  et  que  le  vieux  système 
de  classification  se  trouve,  comme  on  l'a  dit,  «  en  désaccord  avec 
les  idées  nouvelles,  avec  le  développement  des  sciences?  »  Les  in- 
térêts de  la  science  ou  de  l'art  ne  sauraient  être  fort  gravement 
compromis  par  une  application  même  arbitraire  des  lettres  de  l'al- 
phabet aux  diverses  matières  scientifiques  ou  aux  œuvres  des  diffé- 
rentes écoles.  Pourvu  que  chaque  espèce  de  documens  ait  sa  place 
bien  déterminée,  il  importe  assez  peu  que  cette  place  soit  en  tête 
ou  en  queue  de  la  collection. 

Est- il  besoin  d'insister?  Que  toutes  les  branches  des  connais- 
sances humaines  et  de  l'histoire  de  l'humanité  représentées  par  la 
gravure  forment  chacune  une  catégorie  distincte  et  partagée  elle- 
même  en  autant  de  sections  que  cette  branche  aura  de-rameaux, — 
que  les  ouvrages  relatifs  à  une  matière  spéciale  soient  par  le  signe 
qu'ils  portent  nettement  séparés  de  ceux  qui  appartiennent  à  un 
autre  ordre  d'idées  et  de  sujets,  —  voilà  le  point  capital  ;  le  reste 
n'est  plus  guère  qu'une  afl'aire  de  goût,  étrangère  en  réalité  aux 
nécessités  du  service.  C'est  parce  qu'elle  satisfait  à  cette  condition 
essentielle  que  la  classification  adoptée  au  département  des  es- 
tampes peu  après  l'époque  de  la  révolution  a  été  maintenue,  et 
devra  l'être  encore.  Nous  ne  prétendons  pas  qu'elle  supprime  toutes 
les  difficultés  de  détail,  que  dans  la  pratique  aucune  inadvertance 
ou,  le  cas  échéant,  aucune  faute  n'ait  été  ou  ne  puisse  être  com- 
mise. En  bibliographie  comme  ailleurs,  il  n'est  pas  de  système,  si 
bon  qu'il  soit,  qui  préserve  absolument  des  embarras  et  même,  à 
certains  momens,  des  périls;  ce  que  nous  voulons  dire  seulement, 
c'est  que  celui-ci  a  en  général  l'avantage  d'être  aussi  simplement 
conçu  qu'aisément  applicable,  et  que  si,  au  lieu  de  quelques  modi- 
fications partielles  dont  l'usage  a  démontré  la  convenance,  les  me- 


LE  CABINET  DES  ESTAMPES.  623 

sures  prises  à  l'origine  avaient  subi  plus  tard  un  changement  radi- 
cal, il  en  serait  certainement  résulté  tout  le  contraire  d'un  progrès 
quant  à  la  facilité  des  recherches  sur  place  et  des  communications 
au  public. 

L'organisation  méthodique  du  département  des  estampes,  à  la- 
quelle on  travaillait  si  activement  au  commencement  de  ce  siècle, 
n'avait  pas  d'ailleurs  pour  objet  unique  le  classement  définitif  des 
richesses  que  pendant  cent  quarante  ans  les  acquisitions  au  nom  du 
roi  et  les  libéralités  privées  avaient  fait  affluer  à  la  Bibliothèque.  A 
ces  précieux  Irgs  du  passé  s'ajoutaient  dans  le  présent  des  ressources 
d'approvisionnement  périodique,  la  nouvelle  législation  prescri- 
vant aux  imprimeurs  de  livrer  gratuitement  à  la  Bibliothèque  deux 
épreuves  de  chaque  estampe  récemment  sortie  de  leurs  presses. 
Ce  n'est  pas  que  les  graveurs  ou  ceux  qui  publiaient  leurs  œuvres 
eussent  été  jusqu'alors  complètement  affranchis  de  toute  obligation 
de  cette  espèce.  On  a  vu  que  dès  1689  un  édit  de  Louis  XIV  enjoi- 
gnait, sous  peine  de  confiscation  et  d'amende,  aux  «  auteurs,  li- 
braires, imprimeurs  et  graveurs,  de  déposer  à  la  Bibliothèque  les 
exemplaires  de  leurs  livres  et  estampes  ;  »  mais ,  sous  l'appa- 
rence d'une  mesure  générale,  il  n'y  avait  là  en  réalité  qu'une  me- 
sure exceptionnelle.  Cette  condition  du  dépôt  légal  ne  s'appliquait 
qu'aux  estampes  dites  «  de  privilège,  »  à  celles  qui  devaient  se 
vendre  avec  l'approbation  officielle  et  jusqu'à  un  certain  point  avec 
la  reconmiau'îation  du  roi.  Quant  à  toutes  les  autres,  les  artistes  ou 
les  marchands  qui  les  mettaient  en  vente  n'avaient  à  se  conformer 
qu'aux  règlemens  de  police  ordinaires;  la  faculté  pour  eux  de  traiter 
avec  les  acheieuis  n'était  nullement  subordonnée  à  l'acquittement 
d'une  detîe  quelconque  envers  la  Bibliothèque. 

Les  choses  continuèrent  à  se  passer  ainsi  jusqu'à  la  fin  du  règne 
de  Louis  XVI.  En  1793  seulement,  une  loi  de  la  convention  éten- 
dit à  tous  les  produits  de  la  gravure  l'obligation  qui  jusqu'alors 
avait  été  restreinte  aux  estampes  de  privilège,  et  quelques  années 
plus  tard,  au  temps  de  l'empire,  une  nouvelle  loi  acheva  de  fixer  la 
jurisprudence  sur  ce  point.  Les  diverses  ordonnances  royales  inter- 
venues ensuite  n'ont  que  peu  sensiblement  modifié  les  textes  pri- 
mitifs. Sauf  l'assimilation  en  1814  des  lithographies  aux  gravures, 
les  variations  n'ont  guère  porté  que  sur  le  nombre  des  épreuves  à 
remettre  à  l'état  et  sur  les  moyens  de  constater  ou  de  punir  les 
infractions,  en  sorte  que  le  dépôt  légal  s'effectue  encore  aujour- 
d'hui en  VI  rtu  des  mêmes  principes,  dans  les  mêmes  limites  et  les 
mêmes  fornies  qu'au  lendemain  du  jour  où  la  loi  l'avait  institué. 

Il  sembleiait  bien  nécessaire  pourtant  que  certaines  parties  de 
cette  loi  fussent  révisées,  si,  en  dehors  des  intérêts  que  sauvegar- 


624  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

dent  les  exemplaires  déposés  ailleurs  (1),  les  exemplaires  destinés 
au  département  des  estampes  doivent  être  considérés  comme  repré- 
sentant avant  tout  la  cause  de  l'art  et  de  l'étude.  Aux  termes  de  la 
législation  actuelle,  c'est  à  l'imprimeur  qui  les  a  tirées  qu'incombe 
le  devoir  de  fournir  à  la  Bibliothèque  les  deux  épreuves  qui  entre- 
ront dans  ses  collections.  Or  le  dépôt  de  ces  estampes,  dont  beau- 
coup ont  été  faites  pour  accompagner  un  texte,  s'opère  absolument 
à  part  du  dépôt  exigé  de  l'imprimeur  du  livre  lui-même,  d'où  il 
résulte  que,  faute  d'indications  sur  la  destination  des  pièces,  celles- 
ci  se  trouvent,  au  moins  momentanément,  séparées  de  l'ouvrage 
auquel  elles  appartiennent,  et  qui  parfois  a  été  imprimé  à  une 
autre  époque  ou  dans  un  tout  autre  lieu;  mais  ce  n'est  là  encore 
qu'un  des  moindres  inconvéniens  du  régime  établi. 

L'imprim.eur,  étant  seul  astreint  au  dépôt,  ne  peut  et  ne  doit 
livrer  les  épreuves  exigées  que  dans  l'état  où  lui-même  les  a  obte- 
nues, c'est-à-dire  sans  les  travaux  complémentaires  qui  dans  cer- 
tains cas  en  détermineront  l'aspect  et  en  préciseront  la  significa- 
tion. Qu'il  s'agisse  de  pièces  destinées  à  l'enluminure,  de  planches 
dont  l'intérêt  ou  le  caractère  scientifique  dépend  nécessairement 
des  couleurs  qu'on  emploiera  pour  le  faire  ressortir,  peu  importe  : 
l'imprimeur  se  sera  mis  en  règle  en  déposant  les  épreuves  de  ces 
planches  telles  que  les  aura  données  la  pure  opération  de  l'im- 
pression. Si,  au  lieu  d'utiles  documens  de  plus,  la  Bibliothèque 
n'arrive  ainsi  à  posséder  que  quelques  feuilles  de  papier  noirci  qui 
n'apprendront  rien  à  personne,  il  lui  faudra  percevoir  sans  mot 
dire  cet  impôt  stérile  et  reconnaître  que  les  prescriptions  de  la  loi 
ont  été  strictement  respectées.  Ou  pourrait  citer  à  ce  sujet  plus 
d'un  fait  étrange,  plus  d'un  exemple  de  ce  qu'ont  parfois  de  déri- 
soire les  prétendus  enrichissemens  dus  à  ce  procédé  légal.  Tantôt 
c'est  la  série  des  Drapeaux  et  pavillons  des  différentes  nations  de 
l'Europe  qui  se  présente  sous  la  forme  d'un  recueil  au  trait,  di- 
versifié seulement  par  la  direction  ou  l'épaisseur  des  lignes  noires 
encadrant  chaque  espace  promis  au  pinceau;  tantôt  ce  sont  des 
vitraux,  des  mosaïques,  des  peintures  décoratives,  dont  les  orne- 
mens  ou  les  figures  se  réduisent  également  à  quelques  arides  con- 
tours tracés  par  le  crayon  lithographique  ou  par  le  burin.  Veut- 
on  mi  exemple  plus  concluant  encore?  Ce  serait  aussi  sur  des 

(1)  Aujourd'hui,  outre  les  deux  épreuves  réglementaires  pour  la  Bibliotlièque, 
chaque  imprimeur  est  tenu  de  déposer  deux  autres  épreuves,  dont  Tune,  appartenant 
au  ministère  de  l'instruction  publique,  sert  à  renseigner  l'état  sur  la  nature  de  la 
pièce  qu'on  se  propose  de  mettre  en  vente;  l'autre  reste  dans  les  archives  du  ministère 
de  l'intérieur,  où,  en  cas  de  contestation,  elle  consacre  les  droits  du  légitime  pro- 
priétaire. 


LE  CABINET  DES  ESTAMPES.  625 

épreuves  en  noir  qu'il  faudrait  étudier  le  Contraste  simultané  des 
couleurs  par  M.  Ghevreul ,  si  la  Bibliothèque  n'avait  à  offrir  au  pu- 
blic que  les  exemplaires  de  ce  savant  ouvrage  qui  lui  ont  été  trans- 
mis par  le  dépôt.  Tout  cela  sans  doute  est  aujourd'hui  parfaitement 
licite,  parfaitement  conforme  à  la  lettre  des  règlemens  :  au  fond, 
est-ce  raisonnable,  est-ce  juste? 

On  préviendrait  sûrement  de  pareils  non-sens,  on  couperait  court 
à  de  pareils  abus  en  exigeant,  non  des  imprimeurs,  mais  des  édi- 
teurs eux-mêmes,  le  dépôt  de  chaque  ouvrage,  et  de  chaque  ou- 
vrage dans  l'état  où  il  se  trouvera  au  moment  de  la  publication. 
Plus  d'incertitude  dès  lors  sur  la  destination  des  pièces  gravées 
ou  lithographiées  pour  accompagner  un  texte,  puisque  ces  pièces 
cesseraient  d'être  fournies  une  à  une,  au  fur  et  à  mesure  de  l'im- 
pression, et  qu'elles  n'entreraient  à  la  Bibliothèque  qu'à  la  condi- 
tion de  faire  déjà  corps  avec  les  volumes  auxquels  elles  appartien- 
nent. Plus  de  ces  images  inertes  et  muettes,  de  ces  squelettes,  pour 
ainsi  dire,  d'œuvres  que  devrait  vivifier  le  coloris  :  les  planches 
faites  pour  être  coloriées  ne  prendraient  place  dans  les  collections 
de  la  Bibliothèque  qu'après  l'achèvement  que  leur  aurait  donné  le 
pinceau,  puisqu'elles  seraient  semblables  de  tous  points  à  celles  que 
l'éditeur  mettrait  dans  le  commerce.  Enfin,  quant  aux  épreuves  des 
estampes  proprement  dites,  des  gravures  en  taille-douce  ou  à  l'eau- 
forte  intéressant  à  la  fois  la  réputation'des  artistes  qui  les  ont  faites  et 
l'instruction  de  ceux  qui  auront  à  les  étudier,  ne  saurait-on  par  des 
mesures  spéciales  en  subordonner  l'acceptation  à  leur  qualité  même, 
aux  garanties  matérielles  que  ces  épreuves  présenteraient?  Dans 
l'état  actuel  des  choses,  il  peut  arriver  et  il  arrive,  —  surtout  quand 
il  s'agit  de  pièces  d'un  certain  prix,  —  que  les  épreuves  les  moins 
propres  à  séduire  les  acheteurs,  celles  qui  ont  été  mal  ou  médio- 
crement tirées,  deviennent  précisément  le  lot  des  collections  du  gou- 
vernement. De  ce  côté  encore,  une  réforme  serait  urgente,  et  nous 
souhaiterions  vivement  qu'au  lieu  de  continuer  à  payer  un  tribut 
banal  dont  la  loi  fixe  seulement  la  quotité,  les  déposans  à  l'avenir 
fussent  plus  nettement  mis  en  demeure  de  satisfaire  aux  conditions 
que,  dans  l'intérêt  de  l'art  et  des  études,  on  a  le  droit  d'exiger  d'eux. 

Ces  inconvôniens  du  dépôt  légal  ne  se  sont  d'ailleurs  manifestés 
que  peu  à  peu.  Soit  que  dans  la  première  ferveur  de  leur  zèle  les 
déposans  tinssent  à  honneur  d'assurer  autant  qu'il  dépendrait  d'eux 
les  bienfaits  de  la  nouvelle  loi,  soit  qu'un  contrôle  administratif  qui 
n'existe  plus  s'exerçât  alors  sur  les  épreuves  déposées,  —  celles-ci 
apportaient  à  la  Bibliothèque  un  contingent  d'autant  plus  sérieux  que 
le  nombre  des  œuvres  était  plus  restreint  et  l'esprit  dans  lequel  elles 
avaient  été  faites  moins  dépendant  des  habitudes  que  devaient  ge- 

TOME  en.  —  1872.  40 


626  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

néraliser  de  notre  temps  les  développemens  d'une  industrie  frivole  et 
les  nouveaux  moyens  de  reproduction  mécanique  (1).  Ni  ces  lithogra- 
phies et  ces  vignettes  publiées  au  jour  le  jour,  ni  ces  photographies 
de  toute  sorte  qui  chaque  semaine  envahissent  plusieurs  portefeuilles 
ne  se  mêlaient  autrefois  aux  produits  de  l'art  véritable,  aux  travaux 
diversement  recommandables  que  les  graveurs  venaient  d'achever. 
En  entrant  à  la  Bibliothèque,  les  planches  dues  au  burin  de  Des- 
noyers par  exemple  ou  les  livraisons  du  Musée  Napoléo)i  n'avaient 
pas  à  subir  le  contact  de  ces  produits  vulgaires  dont  le  flot  submerge 
presque  aujourd'hui  les  témoignages  du  talent  ou  de  la  pensée  scien- 
tifique. Tout  n'était  pas,  cela  va  sans  dire,  également  précieux,  égale- 
ment utile,  parmi  les  pièces  que  le  dépôt  procurait  alors  au  départe- 
ment des  estampes;  mais  il  y  avait  là,  ne  fût-ce  qu'en  raison  de  la 
qualité  des  épreuves,  un  ensemble  d'œuvres  digne  de  l'hospitalité 
reçue.  Ce  qui  devait  plus  tard  n'être  à  peu  près  pour  la  Biblio- 
thèque que  la  cause  d'un  encombrement  périodique  pouvait  à  bon 
droit  paraître  dans  les  premières  années  de  ce  siècle  ua  moyen  d'en 
augmenter  les  richesses  et  un  élément  de  progrès. 

Cependant  quelques  donations,  quelques  acquisitions  plus  ou 
moins  importantes,  avaient,  depuis  l'installation  du  dépôt,  main- 
tenu à  côté  de  ce  nouveau  privilège  les  traditions  auxquelles  le 
département  des  estampes  avait  dû  jusque-là  sa  prospérité  et  ses 
dévaloppemens  continus.  Dès  l'année  1801,  un  négociant  du  Havre, 
M.  Lamotte,  lui  faisait  don  de  «  2,600  morceaux  choisis  parmi  les 
plus  estimés  de  sa  collection.  »  En  1805,  la  mise  en  vente  du  cabi- 
net de  Saint-Yves  permettait  à  Joly  fils  de  réparer  une  partie  des 
échecs  subis  par  son  père  lors  de  la  vente  Mariette,  et  l'œuvre  com- 
plet de  chacun  des  deux  Beham,  plusieurs  belles  épreuves  des  plan- 
ches gravées  par  Bolswert  et  par  Masson,  d'autres  précieuses  pièces 
encore  qui  avaient  appartenu  à  Mariette,  venaient  ainsi  combler 
après  coup  quelques  lacunes  et  diminuer  d'autant  les  regrets.  Enfin 
en  iSil  la  vente  d'une  collection  d'estampes  formée  à  l'origine  par 
Israël  Siivestre,  et  incessammant  augmentée  depuis  plus  d'un  siècle 
par  les  descendans  de  cet  habile  graveur,  fournissait  à  la  Biblio- 
thèque l'occasion  d'enrichir  ou  de  compléter  les  œuvres  des  maî- 
tres les  plus  éminens  des  diverses  écoles  et  d'acquérir  à  peu  de 
frais  un  certain  nombre  de  spécimens  très  intéressans  de  l'art  au 
xv^  siècle. 

(1)  Au  commencement  du  premier  empire,  le  nombre  des  estampes  déposées  ne 
s'élevait  pas  au-dessus  de  500  ou  600.  Dix  ans  plus  tard,  le  chiffre  était  à  peu  près 
quafh-uple,  et  vers  1830  il  dépassait  déjà  14,000.  Aujourd'hui  les  dépôts  annuel»  du 
département  de  la  Seine  et  des  autres  départemens  de  la  France  produisent  en 
moyenne  un  total  de  20.000  pièces  gravées,  lithographiées  ou  photographiées. 


LE    CABINET   DES    ESTAMPES.  627 

L'acquisition  de  tant  de  pièces  précieuses  avait  notablement  aug- 
menté les  œuvres  des  peintres  et  des  graveurs;  celle  qui  fat  faite 
à  la  même  époque  de  toutes  les  études,  de  tous  les  plans  laissés 
par  le  célèbre  Robert  de  Cotte  et  par  son  iils  Jules-Robert,  appor- 
tait un  supplément  plus  considérable  encore  aux  séries  topogra- 
phiques  et  aux  recueils  sur  l'architecture  déjà  conservés  au  dépar- 
tement des  estampes.  On  sait  l'importance  et  le  nombre  des  travaux 
exécutés  sous  la  direction  de  ces  deux  artistes,  successivement  hé- 
ritiers du  titre  de  premier  architecte  du  roi,  dont  avait  été  revêtu 
leur  beau-frère  et  leur  oncle,  Jules-Hardouin  Mansait.  Depuis  la 
chapelle  du  palais  de  Versailles  jusqu'à  l'église  de  Saint-Roch  à 
Paris,  depuis  l'appropriation  des  bâiimens  de  l'hôtel  de  Nevers  au 
logement  de  la  Bibliothèque  royale  jusqu'à  la  construction  d'une 
multitude  de  palais,  de  châteaux,  en  France  ou  à  l'étranger,  — 
tous  les  souvenirs  des  entreprises  qu'ils  avaient  menées  à  fm  l'un 
et  l'autre,  —  tous  les  détails  relatifs  aux  immenses  tâches  dont  ils 
avaient  été  chargés,  se  trouvaient  consignés  dans  une  série  de 
pièces  dont  le  nombre  s' élevait  à  plus  de  3,000,  sans  compter  les 
devis,  les  mémoires  et  autres  papiers  d'alîaires  contenus  aujour- 
d'hui dans  six  gros  portefeuilles.  A  côté  de  ces  documens  authen- 
tiques sur  l'histoire  intime  'de  deux  talens ,  d'autres  indications 
se  rencontraient  sur  les  travaux  accomplis  par  les  architectes  les 
plus  renommés  du  même  temps  et  de  la  même  école.  Il  n'y  a  pas 
d'exagération  à  dire  que  l'architecture  française,  dans  ce  qu'elle  a 
produit  de  principal  depuis  la  seconde  moitié  du  xvii*^  siècle  jusque 
vers  le  milieu  du  siècle  suivant,  pourrait  être  appréciée  à  sa  valeur 
lors  même  qu'on  ne  consulterait  pour  l'étudier  que  les  recueils 
provenant  de  la  collection  de  Cotte,  —  comme,  dans  un  autre  ordre 
d'art  et  de  travaux,  les  croquis  de  Gabriel  de  Saint-Aubin  d'a- 
près les  tableaux  de  chaque  salon,  croquis  conservés  aussi  au  dé- 
partement des  estampes,  suffiraient  pour  donner  une  idée  exacte 
des  doctrines  et  des  goûts  propres  à  l'école  de  peinture  contempo- 
raine. 

Trois  années  après  celle  où  le  département  des  estampes  s'était 
enrichi  d'une  partie  de  la  collection  de  Silvestre  et  de  la  collec- 
tion de  Cotte  tout  entière,  l'empire  en  s'écroulant  livrait  la  Bi- 
bliothèque aux  revendications  qu'allaient  poursuivre  jusqu'en  1816 
les  représentans  des  puissances  dépossédées  de  leur  bien.  Certes  les 
œuvres  d'art  réclamées  au  nom  de  ces  gouvernemens  étrangers  ne 
devaient  pas  laisser  ici  les  mêmes  vides  que  dans  les  galeries  de 
tableaux  et  de  statues  au  Louvre,  et  nous  avons  dit  déjà  que,  sauf 
un  certain  nombre  de  pièces  flamandes  ou  hollandaises,  ce  qui  fut 
restitué  par  le  département  des  estampes  n'eut  pas  pour  effet  de 


628  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'appauvrir  beaucoup.  Néanmoins  cet  épisode  de  son  histoire  est 
trop  triste  en  soi  ponr  que,  tout  en  reconnaissant  le  droit  en  vertu 
duquel  les  reprises  étaient  exercées,  on  ne  se  rappelle  pas  sans 
amertume  un  fait  dont  le  souvenir  se  lie  de  si  près  à  celui  des  re- 
vers et  des  malheurs  de  la  France. 

II. 

La  période  comprise  entre  les  commencemens  du  règne  de 
Louis  XVÎII  et  la  fin  du  gouvernement  de  juillet  ne  fut  signalée 
pour  le  département  des  estampes  par  aucun  grand  événement  com- 
parable aux  bonnes  fortunes  passées,  par  aucune  de  ces  éclatantes 
conquêtes  dont  la  munificence  royale  et  les  libéralités  privées  avaient 
depuis  plus  d'un  siècle  entretenu  la  tradition.  Tout  se  borne  pen- 
dant ces  trente-trois  années  à  des  acquisitions  ou  à  des  donations 
partielles,  tout  se  résume  dans  les  accroissemens  que  procure  à  la 
collection  nationale,  suivant  les  occasions,  la  vente  publiqus  ou  la 
cession  gratuite  de  certaines  pièces  diversement  précieuses.  C'est 
ainsi  que,  de  1817  à  1838,  la  mise  aux  enchères  des  gravures  com- 
posant les  collections  du  comte  Rigal,  de  Denon,  de  M.  Révil,  per- 
met au  conservateur  du  département  des  estampes  de  travailler  à 
compléter  les  œuvres  des  maîtres  ita'iens,  allemands  ou  hollandais. 
Six  ans  plus  tard,  en  IShà,  la  vente  d'une  des  plus  belles  collections 
particulières  formées  à  Paris  depuis  le  xviii*'  siècle,  la  vente  du  ca- 
binet Debois  (1),  achève  d'offrir  des  ressources  dont  on  s'emp'.'essB 
de  profiter;  l'année  suivante,  l'acquisition  de  plus  de  19,000  pièces 
sur  la  révolution,  recueillies  par  M.  Laterrade,  vient  ajouter  à  V His- 
toire de  France,  lelle  qu'elle  existait  depuis  Fontette,  un  sup- 
plément qu'augmenteront  encore,  à  quelque  temps  de  là,  d'autres 
pièces  sur  la  ntêuie  époque  réunies  et  cédées  par  les  mêmes  mains. 

Tandis  qu'à  défaut  de  ces  coups  d;;  fortune  instantanés,  si  fré- 
quens  autrefois,  le  département  des  estampes  trouvait  au  moins 
dans  ce  qui  lui  venait  du  dehors  les  moyens  d'accroître  graduelle- 
ment ses  richesses  générales,  les  travaux  qui  se  poursuivaient  à 
l'intérieur  utilisaient  pour  l'étude  et  mettaient  en  quelque  sorte  en 
culture  régulière  un  champ  particulier,  dem.euré  jusqu'alors  à  peu 
près  infécond.  A  côté  des  recueils  topographiques  donnés  jadis  par 
Lallemant  de  Betz.  une  autre  s'^rie  beaucoup  plus  abondante  dont 

(1)  Le  possesseur  de  ce  riche  cabiuet,  où  les  chefs-d'œuvre  de  la  gravure  à  toute-; 
les  épnqnes  et  dans  tous  les  pays  se  trouvaient  repriîsentés  par  dos  épreuves  choisies 
avec  une  remarquable  clairvoyance,  était  un  simple  tailleur  dont  le  magasin  occupait 
rue  Vivienne  l'emplacement  même  de  la  maison  dans  laquelle  Colbert  avait  à  l'ori- 
gine installé  le  cabinet  des  estampes  du  roi. 


LE    CABINET    DES    ESTAMPES.  6*29 

les  collections  de  Gaignières  avaient  fourni  les  premiers  élémens  et 
qu'avaient  successivement  augmentée  plusieurs  milliers  d'autres 
pièces  provenant  de  l'abbaye  de  Saint-Victor,  des  cabinets  des 
deux  de  Cotte,  de  l'abbé  de  Tersan  (1),  de  M.  Morel  de  Vindé,  un 
fonds  immense  de  documens  dessinés  ou  gravés  sur  les  édifices, 
les  villes,  les  plus  humbles  hameaux  même  de  la  France,  était  resté 
presque  sans  emploi,  faute  d'avoir  reçu  un  classement  rigoureux  et 
une  place  fixe  dans  une  suite  reliée  en  volumes.  Isolées  les  unes 
des  autres,  renfermées,  au  moment  de  leur  entrée  à  la  Biblio- 
thèque, dans  des  portefeuilles  où  le  format  du  papier  était  à  peu 
près  le  seul  principe  de  classification,  ces  diverses  collections  lo- 
pographiques,  au  lieu  de  former,  comme  la  collection  sur  YHis- 
toire  de  France^  un  ensemble  méthodiquement  divisé,  ne  présen- 
taient guère  qu'un  amas  confus  de  pièces  tantôt  doubles,  tantôt 
rapprochées  au  hasard,  en  tout  cas  qu'un  certain  nombre  de  séries 
nécessairement  aussi  incomplètes  chacune  que  matériellement  in- 
dépendantes les  unes  des  autres. 

On  entreprit  de  réunir  tous  ces  fragmens,  de  combiner  tous  ces 
matériaux,  de  fondre  enfin  dans  une  seule  suite  et  de  répartir,  con- 
formément aux  divisions  du  territoire,  tout  ce  qui  pouvait  fournir 
un  renseignement  sur  chaque  point  ou  chaque  monument  de  ia 
France.  Les  pièces  concernant  un  département  ou  une  ville,  distri- 
buées en  autant  de  groupes  que  ce  département  compte  de  cantons 
et  cette  ville  d'arrondissemens  ou  de  quartiers,  trouvèrent  ainsi 
leur  place  invariable,  et  se  succédèrent  dans  un  ordre  logique.  A 
force  de  recherches  patientes  et  de  scrupuleuses  comparaisons,  on 
réussit  cà  rétablir  l'exacte  signification  d'une  multitude  de  plans 
anonymes;  on  restitua  tel  tombeau,  maintenant  conservé  dans  un 
musée,  à  l'église  ou  au  cloître  qui  le  possédait  autiefois,  on  rappro- 
cha l'image  de  tel  château  qui  n'existe  plus  de  la  vue  du  paysage  au 
milieu  duquel  il  s'élevait  ou  des  ruines  dont  sa  chute  a  jonché  le  sol. 
En  un  u]ot,  ce  qui  relève  de  l'art  aux  dilferentes  époques,  comme  ce 
qui  tient  à  la  configuration  naturelle  des  lieux,  est  représenté  dans 
cette  collection  intitulée  TopograpJdc  de  la  France,  sur  le  modèle 
de  laquelle  on  a  constitué  au  département  des  estampes  la  topo- 
graphie des  autres  pays  :  collection  si  riche  qu'elle  ne  remplit  pas 
moins  de  350  volumes  in-folio  et  de  50  grands  portefeuilles  (2), 

(1)  La  collection  topograpliique  acquise  pour  le  département  des  estampes  après  la 
mort  de  l'abbé  de  Tersan  avait  originairement  appartenu  à  un  amateur  nommé  Fou- 
quet.  De  là  l'estampille  formée  des  quatre  premières  lettres  de  ce  nom  qui  distingue 
les  pièces  de  la  collection  dans  les  divers  recueils  où  elles  ont  été  réparties,  —  pièces 
que,  par  une  fausse  interptétation  do  la  marque  dont  elles  sont  revêtues,  ou  a  suppo- 
sées sorties  de  la  bibliotlièque  du  célèbre  surintendant  des  finances. 

(2]  Les  pièces  sur  Paris  à  elles  seules  remplissent  72  volumes  et  21  portefeuilles. 


630  REYTJE    DES    DEUX    MONDES. 

collection  si  généralement  utile,  que  de  toutes  celles  dont  le  public 
demande  chaque  jour  la  communication  il  n'en  est  point  de  plus 
habituellement  consultée. 

La  première  pensée  de  ce  vaste  travail  et  l'honneur  de  l'avoir 
accompli  appartiennent  à  un  homme  qui,  attaché  depuis  1795  au 
département  des  estampes,  n'a  pas  cessé  pendant  soixante  années 
de  participer  plus  activement  que  personne  à  tout  ce  qai  s'y  est 
fait,  d'exercer  sur  toutes  les  déterminations  une  influence  prépon- 
dérante. Bien  que  M.  Ducbesne  n'ait  été  revêtu  du  titre  officiel  de 
conservateur  qu'au  bout  de  près  d'un  demi-siècle,  bien  que  ses 
services  jusqu'à  cette  époque  se  soient  en  apparence  confondus 
avec  ceux  que  rendaient  ou  qu'étaient  censés  rendre  les  deux  fonc- 
tionnaires auxquels  il  était  hiérarchiquement  subordonné,  c'est  lui, 
en  réalité  qui  dirigea  le  département  des  estampes  avant  que  Joly 
fils  eût  cessé  d'en  être  le  chef  et  pendant  toute  la  durée  de  la  ges- 
tion nominale  de  M.  Thévenin  (1).  Vers  la  fin  de  sa  vie  en  effet,  Joly 
se  reposait  presque  complètement  sur  M.  Ducbesne  du  soin  de 
pourvoir  aux  nécessités  présentes  ou  de  prendre  pour  l'avenir  telles 
mesures  qui  conviendraient.  Retiré  dans  sa  maison  de  campagne, 
il  ne  se  montrait  plus  que  rarement  à  la  Bibliothèque,  à  titre  de 
surveillant  honoraire  en  quelque  sorte  ou  de  haut  fonctionnaire  en, 
tournée  d'inspection.  Quant  à  M.  Thévenin,  quoique  plus  souvent 
présent  au  département  des  estampes,  il  restait  d'habitude  aussi 
étranger  à  ce  qui  se  passait  autour  de  lui  qu'aux  détails  de  l'admi- 
nistration proprement  dite,  et  s'en  rapportait,  pour  la  discipline  à 
maintenir  comme  pour  la  conclusion  des  affaires,  à  un  homme  dont 
il  avait  au  moins  le  bon  goût  de  reconnaître  hautement  l'expérience 
et  le  zèle.  Aussi,  lorsqu'à  la  mort  de  M.  Thévenin  M.  Ducbesne 
se  vit  enfin  appelé  à  la  place  dont  il  remplissait  depuis  si  long- 
temps les  fonctions,  n'y  eut-il  de  changé  pour  lui  que  le  titre  ac- 
compagnant son  nom.  Cette  autorité,  qui  lui  appartenait  déjà  par  la 
force  des  choses,  il  ne  fit  que  continuer  de  l'exercer  sans  avoir, 
comme  par  le  passé,  à  se  dérober  sous  la  responsabilité  d'autrui,  et 
quand  il  succomba  en  1855,  un  de  ses  collègues  dans  un  autre 
départf^ment  put  rappeler  avec  raison  que,  si  le  moment  de  la  jus- 
tice officielle  s'était  bien  fait  attendre  pour  M.  Ducbesne,  la  justice 
que  lui  rendaient  le  public,  les  artistes  et  les  fonctionnaires  eux- 
mêmes  qu'il  suppléait  avait  devancé  de  beaucoup  cette  heure  de 
réparation  tardive. 

(1)  Membre  de  l'Institut  et  ancien  directeur  de  TAcadéinie  de  France  à  Rome,  Charles 
Thévenin,  à  qui  son  âge  et  sa  santé  ne  permettaient  plus  de  travailler  comme  peintre, 
avait  été  nommé  en  1829  conservateur  du  département  des  estajmpesen  remplacement 
de  Joly  fils.  Il  occupa  ce  poste  jusqu'au  commencement  de  1839. 


LE    CABINET   DES    ESTAMPES.  631 

M.  Duchesne,  avant  de  mourir,  eut  du  moins  la  satisfaction  de 
voir  se  réaliser  un  vœu  qu'il  avait  formé  dès  l'époque  où  la  Biblio- 
thèque était  rentrée  en  possession  de  toutes  les  dépendances  de 
l'ancien  palais  Mazarin,  et  dont  il  avait  depuis  lors  poursuivi  l'ac- 
complissement avec  une  sorte  de  passion,  bien  justifiée  d'ailleurs 
par  rinsuffisance  du  logis  oii  le  département  des  estampes  avait  été 
relégué  au  temps  de  Joly  père  et  de  l'abbé  Bignon.  La  galerie  au 
rez-de-chaussée  de  ce  palais,  occupée  depuis  1828  par  une  partie 
des  collections  composant  le  département  des  cartes  géographi- 
ques (1),  venait  enfin  d'être  évacuée  pour  faire  place  aux  collections 
du  département  des  estampes,  et  l'installation  de  celles-ci,  achevée 
vers  la  fin  de  l'année  185/j,  avait  été  pour  M.  Duchesne  un  succès 
d'autant  mieux  apprécié  qu'il  avait  dû  l'acheter  au  prix  de  plus 
longs  efforts  et  en  dernier  lieu  d'une  véritable  lutte  contre  des  ré- 
sistances d'ailleurs  peu  explicables. 

Trois  ans  auparavant  (1851),  il  avait  eu  une  autre  joie.  Un  ama- 
teur avec  lequel  il  n'était  pas  habitneliement  en  relation,  M.  le 
docteur  Jccker,  léguait  à  la  Bibliothèque  «  toutes  les  gravures 
parmi  celles  de  sa  propre  collection  que  la  Bibliothèque  ne  possé- 
derait pas,  »  soit  que  ces  gravures  fissent  absolument  défaut  dans 
les  œuvres  des  maîtres,  soit  qu'elles  n'y  fussent  représentées  que 
par  des  épreuves  d'un  état  inférieur.  liS  pièces  d'une  grande  valeur, 
dont  plus  de  22  dues  au  burin  des  graveurs  du  xv®  siècle  ou  au 
burin  de  Marc-Antoine,  vinrent  ainsi  enrichir  quelques-uns  des  re- 
cueils les  plus  précieux.  Vers  la  même  époque,  un  autre  amateur  à 
qui  le  département  des  estampes  allait  être  redevable  de  nouveaux 
bienfaits,  M.  His  de  La  Salle,  se  dessaisissait  spontanément  de  cette 
épreuve  unique  jusqu'ici  du  Bossuet  de  Drevet,  que  les  musées 
étrangers  envient  à  notre  collection  nationale  presque  autant  que 
telle  rare  estampe  plus  vieille  d'un  ou  deux  siècles.  Enfin  en  1854 
l'acquisition,  au  prix  de  38,000  francs,  de  plus  de  60,000  portraits 
qu'un  libraire  très  honorablement  connu,  M.  Debure,  avait  réussi  à 
rassembler  était  un  succès  trop  considérable  pour  ne  pas  couron- 
ner dignement  la  carrière  de  M.  Duchesne.  Cependant  la  fusion 
de  la  collection  Debure  avec  les  collections  de  même  espèce  déjà 
conservées  à  la  Bibliothèque  ne  fut  opérée  qu'après  lui,  et  d'ailleurs 
suivant  un  principe  tout  différent  des  procédés  de  classement  dont 

(1)  Constitué  par  une  ordonnance  roy  "Jlc  en  date  du  30  mars  1828,  puis  annexé  au 
département  des  estampes  tout  en  demeurant  placé  sous  la  direction  d'un  conservatesr 
spécial,  enfin  séparé  du  département  des  estampes  en  1854,  le  département  des  cartes 
géographiques  a  depuis  1858  cessé  d'avoir  son  régime  indépendant  et  sa  vie  propre. 
Comme  la  division  qui  comprend  les  œuvres  et  les  collections  musicales,  il  ne  forœe 
plus  aujourd'hui  qu'une  section  du  département  des  imprimés. 


632  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

il  avait  le  respect  ou  l'habitude.  Ceci  exige  quelques  explications. 
On  a  vu  que  le  premier  fonds  de  portraits  constitué  au  départe- 
ment des  estampes,  en  dehors  des  morceaux  de  ce  genre  contenus 
dans  l'œuvre  de  chaque  maître,  avait  été  la  collection  léguée  en 
1712  par  Clément  et  composée  de  18,000  pièces.  Depuis  lors,  grâce 
aux  acquisitions  ou  aux  donations  successives,  ce  fonds  s'était  accru 
d'un  nombre  au  moins  double  de  portraits  appartenant  à  tous  les 
temps  et  à  toutes  les  écoles,  en  sorte  qu'au  moment  où  l'on  ac- 
quérait la  collection  Debure,  celle  que  possédait  la  Bibliothèque 
comprenait  déjà  environ  55,000  pièces,  —  sans  parler  des  por- 
traits insérés  ailleurs  à  titre  d'œuvres  d'art,  ni  des  recueils  for- 
mant une  série  à  part,  comme  les  volumes  donnés  autrefois  par 
Lallemant  de  Betz.  Or  la  méthode  appliquée  par  Clément  au  classe- 
ment de  sa  collection  n'avait  pas  cessé  de  faire  loi  au  département 
des  estampes  pour  tout  ce  qui  était  survenu  depuis  le  commen- 
cement du  xvm^  siècle,  c'est-à-dire  que  chaque  nouveau  portrait 
avait  été  introduit  dans  la  division  spéciale  à  laquelle  semblait 
le  rattacher  directement  la  patrie,  le  rang,  le  genre  de  notoriété 
individuelle  du  personnage  représenté.  Won -seulement  tous  les 
portraits  d'hommes  nés  en  France  composaient  une  catégorie  dis- 
tincte des  séries  réservées  aux  personnages  étrangers,  mais  cette 
section  générale  se  partageait  elle-même  en  plusieurs  divisions 
correspondant  chacune  à  un  ordre  de  fonctions  ou  de  privilèges, 
à  un  des  degrés  de  la  hiérarchie  sociale.  Ainsi ,  depuis  les  rois 
et  les  princes  de  sang  royal  jusqu'aux  membres  des  assemblées 
judiciaires  ou  législatives,  depuis  les  maréchaux  de  France  jus- 
qu'aux simples  olïiciers,  depuis  les  prélats  jusqu'aux  moines,  tous 
ceux  qui  avaient  exercé  un  ministère  ou  une  profession  trouvaient 
place  parmi  leurs  pairs  dans  des  cadres  une  fois  établis  et  sous 
une  étiquette  commune.  En  outre,  à  côté  de  ces  personnages 
officiels ,  à  côté  de  ces  représentans  réguliers  pour  ainsi  dire  de 
notre  société  politique  ou  civile,  se  plaçaient  d'autres  groupes  for- 
més d'hommes  qui  s'étaient  plus  ou  moins  signalés  par  leurs  tra- 
vaux, par  leurs  talens,  par  des  témoignages  quelconques  de  force 
ou  d'activité  intellectuelle.  Des  volumes  ou  des  portefeuilles  ren- 
fermaient, classés  suivant  l'ordre  chronologique,  les  portraits  des 
savans,  des  littérateurs,  des  artistes,  que  notre  pays  avait  vus 
naître  depuis  le  xvi«  siècle.  Enfin  d'autres  portefeuilles  ou  d'au- 
tres volumes  avaient  été  réservés  aux  images  des  hommes  dont 
les  noms  n'éveillent  que  des  souvenirs  de  diiïbrmilé  morale  ou 
physique,  aux  bandits  célèbres  aussi  bien  qu'aux  nains  et  aux 
bouffons  de  cour,  aux  visionnaires  ou  aux  imposteurs  de  toute 
espèce  comme  aux  culs-de  jatte  et  aux  idiots.  Les  portraits  des  per- 


LE    CABINET    DES    ESTAMPES.  633 

sonnages  étrangers  étaient  distribués  suivant  le  môme  mode  de 
classement.  Pour  l'Italie,  la  série  s'ouvrait  par  les  papes  et  se  termi- 
nait par  les  poètes,  les  artistes  et  les  «  hommes  de  divers  états.  » 
Pour  les  Pays-Bas,  c'étaient  les  princes  et  gouverneurs  qui  figu- 
raient en  première  ligne,  puis  on  arrivait  de  groupe  en  groupe  aux 
«  bourgeois  et  négocians,  »  et  ainsi  de  suite  pour  les  autres  pays. 

Au  premier  aspect,  rien  de  plus  juste  que  ces  distinctions  maté- 
rielles entre  des  personnages  de  claî^se  ou  de  nature  si  diiïérente, 
rien  de  plus  propre  à  établir  partout  le  bon  ordre  et  à  simplifier  les 
recherches.  Dans  combien  de  cas  pourtant  le  choix  de  la  place  à 
assigner  ne  se  compliquera-t-il  pas  de  certaines  difficultés  inhé- 
rentes à  la  diversité  des  services  rendus  ou  des  fonctions  remplies 
par  le  même  homme!  Comment  éviter  que  ce  classement  ne  soit 
déterminé  par  des  préférences  arbitraires?  Voici  quelques  exemples 
des  inconvéniens  et  parfois  des  non-sens  que  peut  entraîner  l'appli- 
cation trop  personnelle  du  système  de  classification  méthodique. 
A  l'époque  où  ce  système  prévalait  au  département  des  estampes, 
quelqu'un  demande  cà  voir  le  portrait  de  Rabelais.  Naturellement 
les  recueils  consacrés  aux  écrivains  français  du  xvi''  siècle  sont 
communiqués  d'abord  au  demandeur,  qui  toutefois  n'y  trouve  pas 
l'image  de  l'auteur  de  Pantagruel.  Peut-être  ce  portrait  aura-t-il 
été  classé  parmi  ceux  des  ecclésiastiques,  si  légers  qu'eussent  dû. 
paraître  les  droits  du  curé  de  Meudon  à  se  trouver  en  semblable 
compagnie  :  là  encore  les  recherches  n'aboutissent  point.  Elles 
restent  tout  aussi  infructueuses  lorsqu'on  parcourt  la  suite  des 
portraits  de  médecins.  Enfin,  après  bien  des  tâtonnemens  et  des 
mésaventures,  on  arrive  à  découvrir  Piabelais  relégué  parmi  les  di- 
plomates; le  souvenir  apparemment  de  son  séjour  à  Rome  comme 
secrétaire  du  cardinal  du  Bellay  lui  avait  valu  cette  place  impré- 
vue. Une  autre  fois  c'est  le  cabaretier  Ramponneau,  celui  qu'au 
xviri*  siècle  on  appelait  «  le  roi  des  porcherons,  »  qu'il  faut  aller 
chercher  ou  plutôt  que  le  hasard  fait  rencontrer  dans  la  série  des 
Personnages  monstrueux.  Même  fantaisie  souvent  dans  les  déci- 
sions prises  à  l'égard  de  nos  contemporains.  11  n'y  a  pas  long- 
temps encore,  un  économiste  éminent,  membre  de  l'Institut  et  du 
sénat,  ne  figurait  ni  à  l'un  ni  à  l'antre  de  ces  titres  dans  les  collec- 
tions de  portraits  conservés  au  département  des  estampes;  il  se 
trouvait,  —  le  croirait-on?  —  confondu  avec  les  Criminels  cé- 
lèbres, probablement  en  mémoire  du  procès  intenté  aux  saint-si- 
moniens  en  1832  et  de  la  condamnation  à  un  an  de  prison  qui 
s'ensuivit. 

D'aussi  étranges  méprises  ne  sont  plus  possibles  aujourd'hui.  De- 
puis quelques  années,  l'ordre  alphabétique  appliqué  déjà  par  M.  De- 


634  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bure  au  rangement  de  la  collection  qu'il  avait  formée  a  été  substitué 
à  l'ancienne  méthode  pour  le  classement  des  portraits,  quels  qu'ils 
fussent,  appartenant  à  la  Bibliothèque,  et  dès  lors  le  danger  a  dis- 
paru de  toute  interprétation  erronée,  de  toute  répartition  arbitraire. 
Une  seule  série,  sans  distinction  de  pays  ni  de  date,  de  sexe  ni  de 
caractère,  comprend  maintenant  toutes  les  pièces  distribuées  autre- 
fois en  une  infinité  de  classes  spéciales.  La  collection  Debure,  de- 
venue par  sa  constitution  même  le  noyau  de  cette  collection  géné- 
rale ou  plutôt  de  ce  dictionnaire  d'iconographie  universel,  a  été 
fondue  comme  les  autres  dans  un  ensemble  de  700  volumes  conte- 
nant, depuis  A  jusqu'à  Z,  plus  de  120,000  portraits  de  tous  for- 
mats, gravés,  lithographies  ou  dessinés.  Il  n'y  a  eu  d'exception, 
outre  les  portraits  composant  en  tout  ou  en  partie  l'œuvre  d'un 
maître,  que  pour  certains  recueils  formant  chacun  une  suite  inva- 
riable, un  corps  d'ouvrage  qu'il  eût  été  déraisonnable  de  démem- 
brer, —  les  portraits  par  exemple  des  députés  aux  états-généraux 
ou  à  l'assemblée  constituante,  ou  ceux  des  députés  à  l'assemblée 
élue  en  18/i8. 

Dira- 1- on  qu'un  classement  rigoureusement  alphabétique  a  le 
tort  d'associer  les  uns  aux  autres,  au  moins  pour  le  regard,  les  per- 
sonnages les  plus  dissemblables,  les  souvenirs  les  plus  contraires, 
qu'il  y  a  quelque  chose  de  choquant  à  voir  séparés  seulement  par 
l'épaisseur  d'un  feuillet  le  portrait  d'un  homme  de  génie  et  le  por- 
trait d'un  homme  dont  la  mémoire  est  infâme,  l'image  d'un  héros 
et  celle  d'un  assassin?  Mais  en  quoi  le  rapprochement  serait- il  plus 
malséant  ici  que  dans  les  dictionnaires  historiques  et  les  biogra- 
phies universelles  où  l'on  peut  rencontrer  sur  la  même  page  les 
noms  de  RaphaH  et  de  Ravaillac,  de  Cartouche  et  de  Câlinât?  Il 
ne  s'agit  pas  d'ailleurs,  dans  une  collection  de  ce  genre,  de  résumer 
la  vie  de  ceux  qui  y  figurent,  d'en  recommander  les  souvenirs  à  la 
vénération  ou  au  mépris;  il  s'agit  simplement  de  fournir  des  témoi- 
gnages tout  extérieurs,  des  renseignemens  plus  ou  moins  authen- 
tiques sur  la  physionomie  et  les  traits  d'un  personnage  donné.  Le 
point  essentiel,  l'unique  affaire  est  de  mettre  chacun  à  même  d'ob- 
tenir ces  renseignemens  sans  perte  de  temps,  sans  incertitude  sur 
l'endroit  où  il  aura  chance  de  les  trouver.  Or  en  pareil  cas  l'ordre 
alphabétique  est  préférable  à  tout  autre  parce  que  pour  celui  qui 
prépare  le  champ  des  recherches,  comme  pour  celui  qui  doit  cher- 
cher, il  détermine,  en  dehors  de  toute  appréciation  personnelle  et 
par  le  seul  fait  de  l'orthographe  d'un  nom,  la  place  exacte,  néces- 
saire, inévitable,  qu'occupera  l'image  de  l'homme  à  qui  ce  nom 
aura  appartenu. 

Sans  doute,  malgré  l'extrême  simplicité  du  principe  et  des  moyens 


LE    CABINET   DES    ESTAMPES.  635 

généraux  d'application,  quelques  difficultés  de  détail  pourront  se 
présenter  encore.  Si,  comme  cela  est  admis  aujourd'hui  au  dé- 
partement des  estampes,  l'on  prend  pour  règle  dans  le  classement 
alphabétique  la  prééminence  de  la  qualification  nobiliaire  sur  le 
nom  même  du  personnage  représenté,  il  arrivera  peut-être  que, 
faute  de  se  rappeler  le  titre  qu'aura  porté  ce  personnage,  si  connu 
qu'il  soit  d'ailleurs,  tel  d'entre  nous  ne  réussira  pas  sans  quelque 
peine  à  en  trouver  le  portrait  dans  une  collection  ainsi  classée. 
Tout  va  de  soi  quand  il  s'agit,  comme  pour  la  marquise  de  Main- 
tenon,  pour  la  marquise  de  Pompadour,  de  titres  popularisés  par 
l'histoire  ou  par  l'usage;  mais  semblera-t-il  aussi  naturel  à  qui- 
conque voudra  voir  le  portrait  de  Diane  de  Poitiers  ou  îe  portrait 
de  Gabrielle  d'Estrées  de  demander  ceux  de  la  duchesse  de  Ya- 
lentinois  et  de  la  duchesse  de  Beaufort?  Pour  prendre  un  exemple 
plus  près  de  nous  et  certes  dans  un  ordre  de  célébrité  fort  différent, 
le  nom  de  Monge  est  resté  présent  à  toutes  les  mémoires  :  se  sou- 
viendra-t-on  aussi  généralement  de  celui  du  comte  de  Peluse?  Et 
pourtant,  la  règle  une  fois  posée,  on  ne  saurait  l'enfreindre  sans 
introduire  le  désordre  ou  tout  au  moins  une  fâcheuse  inégalité, 
sans  retomber  dans  ces  procédés  de  répartition  capricieuse  dont 
nous  signalions  tout  à  l'heure  le  danger.  Il  est  facile  d'ailleurs,  au 
moyen  de  renvois,  de  venir  en  aide  à  ceux  qui  oublient  ou  qui 
ignorent,  et  d'inscrire  sur  le  feuillet  réservé  au  nom  patronymique 
l'indication  du  nom  de  terre  ou  de  fief,  de  la  distinction  honori- 
fique quelconque  qui  aura  décidé  de  la  place  assignée  dans  un  autre 
volume  au  portrait  absent  de  celle-ci. 

L'heureuse  innovation  provoquée  par  l'entrée  de  la  collection  De- 
bure  au  département  des  estampes  avait  été  précédée  d'une  autre 
au  moins  aussi  utile ,  et  qui  devait  avoir  la  plus  sérieuse  influence 
sur  l'organisation  même  du  service  et  sur  les  moyens  d'étude.  Depuis 
l'époque  où  le  cabinet  formé  par  l'abbé  de  Marolles  était  devenu  la 
propriété  de  la  Bibliothèque  jusqu'aux  années  voisines  de  celle  où 
la  collection  Debure  allait  être  acquise  à  son  tour,  toutes  les  pièces 
propres  à  composer  l'œuvre  d'un  artiste  ou  un  ensemble  de  docu- 
mens  sur  une  matière  avaient  été  successivement  reliées  en  raison 
de  leur  origine  ou  de  leur  destination  commune.  Gomment  arriver 
néanmoins  à  constituer  si  bien  chacun  dé  ces  recueils  que  la  série 
des  estampes  méritant  d'y  figurer  fût  complète,  la  somme  des  ren- 
seignemens  définitive,  et  que  cette  reliure  fixe,  en  scellant  pour  ainsi 
dire  l'histoire  d'un  talent  ou  les  élémens  d'information  sur  un  sujet, 
marquât  irrévocablement  les  limites  dans  lesquelles  les  études  de- 
vaient se  circonscrire?  Il  fallait  bien  faire  la  part  des  omissions  in- 
volontaires, des- découvertes  futures,  des  vides,  pressentis  ou  non, 


636  REVUE    DES    DEUX    xMONDES. 

que  le  temps  et  les  occasions  permettraient  de  remplir.  Aussi, 
chaque  fois  qu'on  formait  un  nouveau  volume,  avait-on  soin  de 
laisser  çà  et  là  un  certain  nombre  de  pages  blanches,  en  prévi- 
sion de  ce  qui  pourrait  survenir  :  sage  précaution  et  en  réalité  la 
seule  qu'il  y  eût  à  prendre,  mais  le  plus  souvent  précaution  insuffi- 
sante, puisqu'elle  n'assurait  aux  pièces  dont  ce  volume  se  trouve- 
rait un  jour  ou  l'autre  enrichi  ni  leur  place  exacte  dans  l'ordre  des 
sujets,  ni  leur  importance  relative  quant  à  la  chronologie  des  ou- 
vrages sortis  de  la  main  d'un  peintre  ou  d'un  graveur.  Une  scène 
mythologique  gravée  d'après  Raphaël,  une  scène  de  genre  d'après 
Rubens,  un  paysage  d'après  Poussin  pouvait,  faute  d'un  feuillet 
vacant  dans  la  série  des  sujets  analogues  traités  par  chacun  de  ces 
maîtres,  occuper  forcément  une  des  pages  destinées  aux  scènes  sa- 
crées ou  aux  portraits;  telle  vignette  gravée  par  ^\anteuil  lorsqu'il 
n'avait  'encore  que  l'âge  et  l'habileté  naissante  d'un  apprenti  ris- 
quait, en  arrivant  trop  tard,  de  ne  trouver  place  qu'au  milieu  des 
chefs-d'œuvre  produits  par  l'émïnent  artiste  vers  la  fin  de  sa  car- 
rière. 

A  plus  forte  raison,  les  embarras  et  les  inconvéniens  étalent-ils 
graves  là  où  la  nature  même  et  le  nombre  des  pièces  à  introduire 
déconcertaient  nécessairement  tout  calcul  préalable  et  ne  relevaient 
guère  que  du  hasard.  Une  évaluation  approximative  des  lacunes  que 
l'avenir  comblerait  progressivement  dans  l'œuvre  d'un  maître  sem- 
blait possible  à  la  rigueur  parce  qu'on  savait  à  peu  près  ce  que  ce 
maître  avait  fait;  mais  le  moyen  de  déterminer  à  l'avance  l'espace 
qu'exigeraient  les  accroissemens  partiels  ou  généraux  d'une  collec- 
tion de  portraits,  de  pièces  topographiques  ou  historiques?  Comment 
deviner  que  telle  classe  de  modèles,  tel  coin  de  pays,  tel  ordre  de 
faits,  inspirerait  plus  de  travaux  et  fournirait  un  jour  plus  de  do- 
cumens  que  tel  autre?  Et,  lors  même  que  les  pièces  insérées  après 
coup  n'auraient  amené  aucun  désordre,  aucune  interversion  dans 
le  classement,  que  faire  de  celles  qui  surviendraient  encore?  Chaque 
volume  primitif  une  fois  rempli,  il  ne  restait  plus  d'autre  ressource 
que  de  rejeter  dans  des  volumes  de  supplément  ce  surcroît  imprévu 
de  matériaux;  de  là  d'inévitables  complications  dans  les  recherches 
et  des  difficultés  d'autant  plus  grandes  que  les  fraguiens  ainsi  dis- 
séminés étaient  plus  nombreux. 

Le  moyen  pris,  il  y  a  un  peu  plus  de  vingt  ans,  pour  opérer  à  cet 
égard  une  réforme  avait,  entre  autres  mérites,  celui  d'être  facile- 
ment applicable.  Par  un  mécanisme  très  simple,  par  l'action  com- 
binée de  deux  baguettes  ou  tringles  intérieurement  adaptées  au  dos 
d'un  volume  en  forme  de  portefeuille  et  de  quelques  vis  destinées 
à  rapprocher  ou  à  écarter  plus  ou  moins  ces  baguettes  entre  les- 


LE    CABIiNET    DES    ESTAMPES.  037 

quelles  les  feuillets  doivent  être  introduits,  on  se  donnait,  suivant 
les  besoins,  la  double  faculté  de  placer  chaque  pièce  précisément 
à  son  rang,  et,  dans  le  cas  où  une  erreur  aurait  été  commise,  de  la 
réparer  en  retirant  le  feuillet  mal  à  propos  inséré,  sans  rien  en- 
dommnger  pour  cela,  sans  compromettre  la  conservation  du  reste. 
En  un  mot,  contrairement  aux  résultats  invariables,  à.  la  réparti- 
tion fixe  qu'impose  la  reliure  ordinaire,  ce  mode  de  reliure  mobile 
permettait  d'augmenter  ou  de  diminuer  à  volonté  le  contenu  de 
chaque  volume,  de  le  modifia-,  de  le  renouveler  incessamment.  On 
conçoit  les  avantages  d'un  pareil  procédé  tant  pour  la  composition 
première  que  pour  les  développemens  futurs  des  recueils,  et  quelles 
ressources  illimitées  il  offre  au  point  de  vue  du  classement  général 
ou  des  remaniemens  partiels.  Aussi  fit-il  bientôt  fortune  au  dépar- 
tement des  estampes,  où  il  a  été,  où  il  est  continuellement  appliqué 
soit  à  la  formation  de  collections  nouvelles,  soit  à  la  reconstitution 
d'anciennes  collections,  comme  la  Topographie  de  la  France,  où 
les  occasions  d'intercaler  une  ou  plusieurs  pièces  se  présentent 
presque  chaque  jour. 

C'est  à  un  artiste  bien  connu  d'ailleurs  par  la  fécondité  de  son 
crayon  et  l'élégance  facile  de  sa  manière  que  l'on  doit  l'idée  et  la 
mise  en  pratique  de  ce  perfectionnement  décisif.  Avant  d'êtr  v  atta- 
ché à  la  Bibliothèque,  M.  Achilie  Devéria  avait  établi  en  reliure 
mobile  les  volumes  qui  composaient  sa  collection  particulière.  De- 
venu conservateur- adjoint  du  département  des  estampes  pendant 
les  dernières  années  de  la  vie  de  M.  Duchesne,  puis  conservateur 
titulaire  après  la  mort  de  celui-ci,  il  étendit  son  système  au  clas- 
sement de  notre  collection  nationale,  et  lorsqu'à  son  tour  il  mourut 
en  1857,  plus  de  raille  volumes  in-folio  ainsi  constitués  prouvaient 
avec  quel  zèle  il  avait  déterminé  un  progrès  qu'il  ne  resterait  plus  à 
son  successeur  qu'à  poursuivre.  Le  souvenir  de  cette  utile  réforme, 
de  ce  service  rendu  dans  le  présent  et  dans  l'avenir,  n'est  pas  au 
surplus  le  seul  qui  subsiste  à  la  Bi!)liothèque  des  travaux  accomplis 
par  M.  Devéria.  Sans  parler  de  l'ordre  qu'il  introduisit  dans  plu- 
sieurs séries  ouvertes  autrefois  un  peu  à  l'aventure  et  depuis  long- 
temps négligées,  les  recueils  qui  lui  avaient  appartenu,  et  qui  for- 
maient une  suite  de  5(55  vokunes  o.u  portefeuilles,  vinrent  après  lui 
s'ajouter  aux  collections  du  département  des  estampes,  en  atten- 
dant que  celui-ci  achevât  d'être  enrichi  par  une  donation  du  p'us 
haut  prix  et  d'une  importance  à  tous  égards  exceptionnelle. 

La  collection  dont  la  Bibliothèque  se  trouvait  ainsi  appelée  à 
prendre  possession  six  ans  après  que  l'acq'iisition  avait  été  faite 
des  recueils  laissés  par  M.  Devéria,  cette  collection,  plus  rare  encore 
que  volumineuse,  lui  était  léguée  par  un  homme  qui  avait  consacré 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sa  vie  presque  tout  entière  à  en  rechercher,  à  en  réunir,  à  en  épu- 
rer de  plus  en  plus  les  élémens.  Bien  avant  d'entrer  au  départe- 
ment des  estampes,  l'admirable  ensemble  de  pièces  sur  l'histoire 
de  France  que  contenaient  les  portefeuilles  de  M.  Hennin  était  cé- 
lèbre dans  le  monde  des  savans  et  des  artistes,  comme  l'avait  été  le 
cabinet  de  l'abbé  de  MaroUes  ou  celui  de  Béringhen,  du  vivant 
même  de  ces  deux  curieux.  Toutefois,  avec  quelque  libéralité  que 
le  possesseur  de  cette  belle  collection  l'eût  mise  jusqu'à  son  dernier 
jour  à  la  disposition  de  quiconque  avait  besoin  de  la  consulter,  l'acte 
généreux  par  lequel  il  en  faisait  don  à  la  Bibliothèque  assurait  à  tant 
de  documens  précieux  une  publicité  infiniment  plus  vaste.  Ce  qui 
avait  été  le  lot  de  quelques  regards  privilégiés  devenait  maintenant 
le  bien  de  tous,  et  depuis  le  peintre  ou  l'historien  en  quête  de  ren- 
seignemens  positifs  sur  un  personnage  ou  sur  un  fait  jusqu'au  des- 
sinateur de  vignettes,  jusqu'à  l'écrivain  ne  recherchant  que  le  trait 
de  mœurs  intimes  et  l'anecdote,  chacun  se  trouvait  en  mesure  d'ex- 
ploiter à  son  gré  une  mine  d'autant  plus  riche  qu'elle  était  sans 
mélange,  et  qu'aucun  élément  parasite  n'en  avait  d'avance  altéré  ou 
interrompu  les  filons. 

Beaucoup  plus  scrupuleux  que  Fontette,  qui,  comme  on  l'a  vu, 
prenait  à  peu  près  de  toutes  mains  ce  qu'il  entendait  mettre  en 
œuvre,  M.  Hennin  ne  consentait  à  recueillir  et  à  employer  que  des 
matériaux  sévèrement  choisis.  Sa  collection,  comprenant  environ 
25,000  estampes  ou  dessins,  renfermés  aujourd'hui  dans  159  vo- 
lumes, est  exclusivement  composée  de  pièces  contemporaines  des 
scènes  retracées.  Rien  que  d'incontestable  dès  lors  et  d'absolu- 
ment authentique  dans  les  renseignemens  qu'elle  fournit.  Entre  les 
2,000  estampes  par  exemple  reproduisant  les  événemens  du  règne 
de  Henri  IV,  on  n'en  trouvera  pas  une  qui  n'ait  été  gravée  au  len- 
demain pour  ainsi  dire  du  fait  représenté.  Depuis  les  campemens 
ou  les  combats  sous  les  murs  de  Paiis  jusqu'à  l'assassinat  du  roi, 
depuis  les  portraits  gravés  par  Léonard  Gaultier  et  Thomas  de  Leu 
jusqu'aux  complaintes  illustrées  et  aux  canards  qui  se  débitaient 
dans  les  rues,  l'image  d'un  épisode  politique  ou  d'un  personnage, 
d'une  action  de  guerre  ou  d'une  cérémonie  civile,  n'a  été  admise  à 
figurer  dans  ce  recueil  rigoureusement  historique  qu'autant  qu'elle 
était  l'œuvre  d'un  homme  directement  informé,  d'un  sûr  témoin. 
Suit-il  de  là  que  la  collection  léguée  par  M.  Hennin  n'ait  qu'un  ca- 
ractère archéologique,  qu'elle  tire  tout  son  prix  de  certains  témoi- 
gnages spéciaux,  qu'en  un  mot  elle  nous  enseigne  l'histoire  à  l'ex- 
cîusion  ou  au  préjudice  de  ce  qui  relève  de  l'art  et  intéresse  les 
souvenirs  du  talent?  Ce  serait  se  méprendre  beaucoup  que  de  lui 
attribuer  une   signification  indépendante  du  mouvement  et  des 


LE    CABINET    DES    ESTAMPES.  639 

progrès  de  notre  école  à  partir  de  ses  origines  jusqu'à  la  moitié 
du  xix"  siècle  à  peu  près.  Le  mérite  de  la  plupart  des  estampes,  à 
ne  les  considérer  qu'au  point  de  vue  de  l'exécution,  la  beauté  des 
épreuves  ou  la  rareté  des  états,  et,  là  où  se  rencontrent  des  dessins, 
la  finesse  ou  l'habileté  du  faire,  —  tout  est  de  nature  à  renseigner 
les  artistes  aussi  utilement  que  les  émdiîs,  à  alimenter  les  études 
les  plus  diverses  et  à  satisfaire  aux  recherches,  quels  qu'en  soient 
le  principe  et  l'objet. 

La  collection  Hennin  est  donc  une  source  d'informations  unique 
ou  plutôt  un  véritable  monument  décrit  d'ailleurs  dans  ses  détails 
par  celui-là  même  qui  l'avait  élevé  et  qui  y  a  trouvé  en  grande 
partie  les  matériaux  de  l'ouvrage  dont  il  achevait  le  dernier  volume 
bien  peu  de  temps  avant  sa  mort  (1).  Est-il  besoin  d'ajouter  que 
cette  collection  a  été  conservée  au  département  des  estampes  telle 
qu'elle  était  au  sortir  des  mains  qui  l'avaient  formée?  Hompre  l'u- 
nité d'un  pareil  ensemble  eût  été  au  moins  imprudent,  et  lors 
même  que  M.  Hennin  ne  se  fût  pas  prononcé  d'avance  à  ce  sujet, 
aucun  changement  n'eût  été  essayé,  aucune  modification  introduite 
par  l'impossibilité  où  l'on  se  serait  trouvé  de  faire  mieux  qu'il  n'a- 
vait fait.  Tout  devait  se  borner,  tout  se  borna  effectivement  à  la 
reliure  de  ces  pièces  si  judicieusement  classées  et,  la  série  entière 
une  fois  répartie  dans  les  volumes,  à  la  mise  en  service  immédiate. 


IIÎ. 


La  donation  faite  en  1863  par  M.  Hennin  clôt,  dans  l'histoire  du 
département  des  estampes,  la  liste  des  actes  de  libéralité  les  plus 
considérables.  Certes  depuis  l'époque  où  ce  précieux  legs  a  été  re- 
cueilli, le  dévoûment  des  hommes  en  situation  de  concourir  à  l'ac- 
croissement de  notre  collection  nationale  n'a  pas  plus  manqué  que 
par  le  passé,  le  zèle  des  bienfaiteurs  ns  s'est  pas  ralenti,  et  tout 
récemment  encore  un  amateui'  à  qui  la  Bibliothèque  était  redevable 
déjà  de  plus  d'un  bon  office  se  procurait  à  ses  frais,  pour  la  lui 
offrir,  une  rare  estampe  de  Marc-Antoine,  qu'elle  ne  se  trouvait  pas 
à  ce  mom'ent  en  mesure  d'acquérir;  un  autre,  M.  Gatteaux,  de  l'In- 
stitut, échangeait  contre  le  médiocre  exemplaire  que  possédait  le 
département  des  estampes  un  exemplaire  qui  lui  appartenait  du 
célèbre  recueil  dit  le  Jeu  de  cartes  cV Italie,  et  qui  avait  une  valeur 

^vi  ,^0  Monumens  de  l'histoire  de  France,  catalogue  des  productions  de  la  sculp- 
iure,  de  la  peinture  et  de  la  gravure  relatives  à  Vhistoire  de  la  France  et  des  Fran- 
çais, Paris  1 856-1863;  10  vol. 


640  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vénale  dix  fois  plus  grande.  Ce  que  nous  prétendons  dire  seule- 
ment, c'est  que  la  tradition  de  ces  dons  en  bloc,  de  ces  générosités 
énormes,  fondée  par  Clément  et  par  Gaignières  au  coaimencenient 
du  xviii'^  siècle,  a  eu  jusqu'à  présent  pour  dernier  représentant  le 
digne  et  patient  érudit  qui  voulut  à  son  tour  consacrer  ses  longs 
travaux  par  un  trait  éclatant  de  sollicitude  pour  les  études  à  venir 
et  de  munificence  patriotique.  Qui  aurait  cru  alors  que  ces  nou- 
veaux trésors,  en  augmentant  la  somme  des  richesses  accuumlées 
au  département  dts  estampes,  augmenteraient  aussi  les  inquiétudes 
du  public  appelé  à  en  profiter  et  les  douloureuses  préoccupations 
de  ceux  qui  en  avaient  la  garde?  Encore  quelques  années,  et  la  col- 
lection lïennia  comme  le  reste,  comme  ces  milliers  de  volumes  rem- 
plis des  plus  belles  œuvres  de  l'art,  allait  être  menacée  de  desLruc- 
tioa  par  les  feux  qu'allumeraient  dans  Paris  les  canons  d'un  ennemi 
prêt  à  lancer  la  mort  jusque  sur  les  choses  qui  forment  en  quelque 
sorte  le  patrimoine  du  genre  humain. 

JN'y  avait-il  là  qu'une  crainte  imaginaire?  Ce  qui  venait  de  se 
passer  à  Strasbourg,  le  bombardement  systématique  de  la  biblio- 
thèque et  du  musée,  ne  justifiait  que  trop  les  alarmes,  et  l'on  pou- 
vait sans  calomnie  présumer  que  l'expérience  qui  avait  si  bien  réussi 
sur  les  plus  nobles  édifices  d'une  autre  ville  serait  ici  renouvelée 
au  premier  jour.  Aussi,  dès  le  commencement  du  mois  de  sep- 
tembre 1870,  des  mesures  étaient-elles  prises  à  l'intérieur  de  la 
Bibliothèque  pour  préserver  du  danger,  pour  lui  disputer  tout  au 
moins  les  inappréciables  monumens  de  la  science  et  de  l'art  que 
contient  ce  grand  établissement.  A  ne  parler  que  du  département 
des  estampes,  une  partie  de  ce  qu'il  possède  fut  mis  à  l'abri  des 
obus  dans  un  souterrain;  mais  qu'était  ce  moyen  restreint  de  salut 
en  comparaison  des  périls  auxquels  l'ensemble  des  collections  était 
condamné  à  rester  exposé  sur  place?  D'ailleurs,  en  prétendant  sau- 
ver ainsi  q'^elques-uns  des  recueils  les  plus  précieux,  ne  courail-ou 
pas  le  risque  de  les  retrouver  un  jour  irréparablement  altérés  par 
l'humiditc?  Pour  tout  le  reste,  il  fallait  se  contenter  des  précautions, 
holas!  insuffisamment  rassurantes,  auxquelles  les  circonstances  et 
les  lieux  permettaient  de  recourir.  On  garnit  les  fenêtres  des  gale- 
ries de  volets  en  tôle  et  de  sacs  remplis  de  terre,  on  se  munit  de 
pompes  et  d'ustensiles  de  toute  sorte  pour  arrêter,  au  moment  venu, 
les  progrès  d'un  incendie,  on  oiganisa  le  personnel  en  brigades  de 
surveillance  et  de  service  qui  fonctionnèrent  nuit  et  jonr.  Rien  ue 
fut  omis  ('e  ce  qui  seniblait,  en  cas  de  malheur,  présenter  quel([ue 
chance  d'un  sauvetage  au  moins  partiel  ;  mais  quelle  amertume 
dans  ces  lugubres  soins,  quelles  angoisses  dans  l'attente  d'un  dé- 
sastre qui  pouvait  d'un  instant  à  l'autre  anéantir  l'œuvre  de  tant  de 


LE    CABINET   DES    ESTAMPES.  6/ll 

siècles,  en  ruiner  la  gloire,  interrompre  pour  jamais  l'histoire  de  la 
pensée  humaine!  On  en  croira  celui  qui  écrit  ces  lignes  :  il  a  connu 
ces  mortelles  tristesses,  pressenti  les  douleurs  de  ce  deuil.  Lorsque, 
suivant  son  devoir,  il  rassemblait,  pour  essayer  de  les  soustraire  au 
péril,  quelques-unes  des  raretés  de  premier  ordre,  quelques-uns 
des  morceaux  d'élite  qui  résument  la  marche  de  l'art  et  en  mar- 
quent les  principaux  progrès,  c'était  le  cœur  navré  qu'il  songeait, 
en  les  contemplant  une  dernière  fois,  à  ce  qu'une  bombe  prussienne 
ferait  bientôt  peut-être  de  ce  legs  des  âges,  de  ces  reliques  du 
génie  ou  du  talent;  c'était  d'une  main  tremblante  d'émotion  qu'il 
refermait  sur  elles  la  caisse  préparée  pour  les  recevoir,  comme  si  la 
mort  eût  déjà  fait  son  œuvre,  et  qu'il  vînt  d'ensevelir  un  cadavre 
dans  le  cercueil.  —  Cependant  des  jours  plus  douloureux  encore 
allaient  succéder  à  ces  sinistres  jours,  des  dangers  plus  terribles 
que  ceux  auxquels  la  Bibliothèque  avait  échappé  pendant  le  siège 
allaient  renouveler  en  les  augmentant  les  angoisses,  et  menacer 
de  si  près  ces  murs  à  peine  saufs  des  attaques  à  distance  qu'on  dut 
désespérer  un  moment  de  les  voir  une  seconde  fois  préservés. 

Chacun  de  nous  ne  sait  que  trop  par  quels  actes  de  féroce  dé- 
mence le  mois  de  mai  1871  a  été  signalé  à  Paris,  et  avec  quelle 
frénésie  parricide  des  meurtriers  de  l'honneur  national  et  du  passé, 
des  hommes  qui  n'avaient  de  passion  que  pour  la  ruine,  de  foi 
que  dans  le  néant,  livraient  aux  flammes  les  monumens  coupables 
à  leurs  yeux  de  perpétuer  les  souvenirs  de  notre  histoire,  de  glori- 
fier l'art  français,  de  rappeler  les  grandeurs  de  notre  civilisation. 
Avant  les  jours  souillés  par  ces  abominables  forfaits,  qu'était-il 
toutefois  advenu  de  la  Bibliothèque,  et  comment  s'était  écoulé  pour 
elle  l'intervalle  qui  sépare  de  la  fin  du  siège  la  fin  du  régime  de  la 
commune  ? 

Jusqu'au  moment  où  la  torche  des  incendiaires  allumait  dans  des 
édifices  voisins  le  feu  qui  devait  dévorer  des  richesses  du  même 
genre  que  les  siennes,  la  Bibliothèque  avait  pu  paraître,  sinon  à 
l'abri  des  invasions  révolutionnaires,  au  moins  à  l'abri  des  violences 
sur  les  choses  et  des  ravages  matériels.  Les  usurpations  de  pouvoir 
même  étaient  demeurées  d'abord  plutôt  nominales  qu'effectives,  et, 
sauf  l'inirusion  de  deux  ou  trois  «  délégués  »  qui  se  succédèrent  à 
partir  du  l''"  avril  et  qu'ils  entrevoyaient  de  temps  en  temps,  les  fonc- 
tionnaires de  l'établissement  n'avaient  eu  à  souffrir  pendant  les  six 
premières  semaines  aucune  atteinte  à  leurs  droits,  aucune  restric- 
tion à  la  pratique  de  leurs  devoirs.  Une  note  rédigée  par  eux,  une 
sorte  de  convention  insérée  le  6  avril  au  Journal  officiel  établissait 
que  la  présence  d'un  délégué  à  la  Bibliothèque  ne  pouvait  avoir 
d'autre  objet  que  de  les  aider  à  «  sauvegarder  l'intégrité  des  col- 

TOME  en.  —  1872.  41 


642  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

lections,  sans  qu'aucun  changement  d'ailleurs  fût  apporté  aux  rè- 
glemens  actuels  »  de  cette  Bibliothèque  qu'ils  avaient  seuls  la  mis- 
sion d'administrer.  Se  renfermant  dans  leur  rôle  de  gardiens,  ils 
ne  voulaient  pas  plus  compromettre,  en  l'abandonnant,  le  dépôt 
confié  à  leurs  mains  qu'ils  n'entendaient  le  conserver  à  un  autre 
titre  que  celui  dont  ils  avaient  été  légalement  revêtus.  Un  moment 
vint  pourtant  où  le  statu  quo  qu'ils  avaient  jusqu'alors  réussi  à 
maintenir  ne  put  être  plus  longtemps  continué.  Déjcà  le  refus  fait 
par  eux  de  recevoir  leur  traitement,  dès  qu'il  leur  était  offert  au 
nom  de  la  commune,  avait  failli  amener  leur  destitution  immé- 
diate, et  l'on  n'avait  consenti  à  les  laisser  à  leur  poste  que  pour  un 
court  délai  au  terme  duquel  ils  devaient  se  prononcer  de  nouveau, 
et  cette  fois  irrévocablement;  ce  qu'on  préten^Jit  quelques  jours 
plus  tard  exiger  d'eux  était  plus  inacceptable  encore.  Sommés  de 
se  soumettre  officiellement  au  gouvernement  de  la  commune  en  lui 
reconnaissant  le  droit  de  disposer  de  la  Bibliothèque  et  d'en  régen- 
ter le  personnel,  ils  répondirent  aussitôt  à  l'injonction- comme  il 
convenait  d'y  répondre.  Aux  termes  d'une  protestation  signée  le 
12  mai,  vingt-six  fonctionnaires  ou  employés  des  divers  départe- 
mens,  «  mis  en  demeure  de  souscrire  à  la  transformation  du  dépôt 
national  confié  à  leurs  soins  en  établissement  communal  et  de  sortir 
de  leurs  devoirs  professionnels  en  faisant  acte  d'adhésion  politique 
à  la  commune,  »  déclarèrent  «  refuser  leur  adhésion.  »  Le  lende- 
main, les  portes  de  la  Bibliothèque  étaient  fermées  aux  signataires 
de  cette  déclaration,  et  l'établissement  tout  entier  se  trouva  ainsi 
pendant  les  deux  semaines  qui  suivirent  à  peu  près  abandonné  à 
lui-même. 

Au  département  des  estampes,  il  est  vrai,  le  dévoûment  d'un 
employé  auxiliaire  qui,  afin  de  défendre  le  terrain  contre  des  oc- 
cupans  de  hasard,  avait  consenti  à  rester  en  s'abtenant  de  signer  la 
pièce  dont  nous  venons  de  parler,  —  cette  inteiTention  d'un  seul 
put  suffire  pour  maintenir  quelque  chose  de  l'ordre  accoutumé  et 
pour  empêcher  toute  tentative  de  désorganisation  intérieure  ;  mais 
quels  efforts  auraient  pu  conjurer  les  fléaux  du  dehors,  prévenir  ou 
arrêter  des  désastres  pareils  à  ceux  qui  venaient  de  semer  l'hor- 
reur sur  les  deux  rives  de  la  Seine?  Lorsque  l'incendie  de  la  biblio- 
thèque du  Louvre  eut  présagé  le  sort  réservé  sans  doute  à  la  Biblio- 
ihèque  nationale,  lorsque,  d'un  bout  à  l'autre  de  la  ville,  tant  de 
murs  vénérables  par  eux-mêmes  ou  par  ce  qu'ils  contenaient  eurent 
été  réduits  en  cendres,  il  ne  restait  plus  en  apparence  qu'à  attendre 
pour  ce  glorieux  asile  des  lettres,  de  la  science  et  de  l'art,  l'heure 
prochaine  où  le  pétrole  en  aurait  raison  à  son  tour. 

Cette  heure  cruelle  ne  vint  pas  pourtant,  grâce  à  la  rapidité  avec 


LE    CABINET   DES    ESTAMPES.  6^3 

laquelle  l'armée  opéra  la  délivrance  du  centre  de  Paris.  Sans  doute 
tout  danger  n'était  pas  absolument  écarté  pour  cela.  Refoulés  dans 
les  quartiers  qui  avoislnent  le  cimetière  de  l'Est,  les  insurgés  n'a- 
vaient pas  éteint  leur  feu,  et  les  projectiles  qu'ils  lançaient  encore 
atteignirent  à  plusieurs  reprises  les  bâtimens  de  la  Bibliothèque. 
Deux  obus,  qui  heureusement  ne  brisèrent  que  quelques  pierres, 
vinrent  se  loger  dans  le  mur  de  la  galerie  des  estampes  parallèle  au 
jardin  et  à  la  rue  Yivienne,  d'autres  endommagèrent  plus  ou  moins 
les  toitures;  mais  qu'étaient  ces  accidens  partiels  auprès  du  vide 
immebse  qu'eût  laissé,  du  malheur  universel  qu'eût  entraîné  la 
ruine  de  l'ensemble,  c'est-à-dire  des  collections  les  plus  vastes  et 
les  plus  riches  qui  existent  dans  le  monde  entier?  Puisque,  après 
les  deux  épreuves  qu'elle  a  coup  sur  coup  traversées,  tout  s'est 
borné  pour  la  Bibliothèque  à  quelques  dégâts  extérieurs,  puisque, 
malgré  le  siège  et  les  événemens  qui  ont  suivi,  la  France  et  le 
monde  n'ont  rien  perdu  des  trésors  qu'elle  renfermait  et  où  chacun 
peut  revenir  puiser,  ne  f:iut-il  pas  bien  plutôt  remercier  le  ciel  que 
se  complaire  dans  l'amertume  des  souvenirs,  et,  comme  nous  le 
disions  en  commençant,  oublier,  s'il  se  peut,  les  inquiétudes  pas- 
sées pour  tenir  compte  surtout  des  résultats  présens,  des  biens  si 
heureusement  reconquis?  Nous  n'ajouterons  plus  que  quelques 
mots. 

En  suivant  jusqu'à  l'époque  où  nous  sommes  l'histoire  du  dé- 
partement des  estampes,  nous  avons  dû  dans  une  certaine  mesure 
l'associer  à  celle  de  la  Bibliothèque  elle-même  et  parfois  les  fondre 
presque  l'une  avec  l'autre,  pour  simplifier  d'autant  le  récit.  L'é- 
troite connexité  qui  subsiste  depuis  le  xvii*  siècle  entre  les  divers 
services  installés  à  la  Bibliothèque  explique  et  excuserait  au  be- 
soin ce  procédé  de  narration;  mais  n'y  a-t-il  dans  les  faits  mêmes 
qui  en  autorisaient  l'emploi,  n'y  a-t-il  dans  l'organisation  présente 
de  l'établissement  auquel  le  département  des  estampes  appartient 
que  la  continuation  d'une  habitude,  que  la  forme  ou  le  souvenir 
d'une  tradition?  Faut- il  donner  raison  à  ceux  qui  pensent  que  les 
collections  dont  ce  département  se  compose  n'ont  pas  leur  place 
nécessaire  à  côté  des  collections  littéraires  ou  scientifiques,  et 
qu'elles  fourniraient  un  complément  plus  naturel  aux  œuvres  de  la 
peinture  qu'aux  livres  et  aux  manuscrits? 

De  nos  jours,  cette  opinion  a  été  plus  d'une  fois  émise,  et  assez 
récemment  encore,  en  185S,  une  commission  chargée  de  proposer 
les  réformes  à  introduire  dans  le  régime  de  la  Bibliothèque  signa- 
lait comme  une  mesure  partlculi'jiement  opportune  la  translation 
au  Louvre  de  toutes  les  estampes  conservées  au  palais  Mazarin, 
Rien  de  mieux,  si  l'art  seul  était  représenté  dans  cet  ensemble  de 


644  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

recueils  et  de  pièces,  si  le  tout,  comme  la  plupart  des  collections 
qui  existent  en  Europe,  constituait  uniquement  un  musée  de  gra- 
vure; mais,  —  on  l'a  vu  par  ce  que  nous  avons  dit  de  ses  accrois- 
semens  successifs,  — notre  dépôt  national  n'a  ni  ce  caractère  exclu- 
sif ni  cette  utilité  restreinte.  Les  documens  intéressant  d'autres 
études  que  celle  des  chefs-d'œuvre  de  l'art  y  figurent  à  peu  près 
pour  un  tiers,  et,  parmi  les  personnes  qui  viennent  chaque  jour 
travailler  au  département  des  estampes,  un  tiers  aussi  y  est  attiré 
par  des  recherches  étrangères  en  réalité  à  la  gravure  ou  à  la  pein- 
ture, par  le  besoin  de  s'éclairer  sur  quelque  point  d'archéologie  ou 
d'histoire,  de  résoudre  quelque  question  d'un  ordre  tout  scienti- 
fique. On  conçoit  dès  lors  l'avantage  que  peut  présenter  pour  ceux 
qui  se  livrent  à  ces  recherches  la  réunion  sous  un  même  toit  des 
renseignemens  figurés  et  des  renseignemens  écrits  concernant  une 
même  matière,  on  devine  le  profit  que  leur  assure  le  contrôle  facile, 
immédiat,  de  ces  documens  les  uns  par  les  autres. 

En  outre,  aux  termes  des  règlemens,  les  livres  avec  planches, 
soit  qu'ils  aient  été  anciennement  publiés,  soit  qu'ils  proviennent 
du  dépôt  légal,  appartiennent  de  droit  au  département  des  impri- 
més. Il  n'y  a  là  qu'une  prescription  parfaitement  juste;  mais,  en 
raison  de  cette  répartition  même,  les  rapports  entre  le  département 
des  estampes  et  le  département  des  imprimés  sont  à  peu  près  quo- 
tidiens. Il  ne  se  passe  guère  de  séance  où  l'on  n'ait  l'occasion  de  se 
renvoyer  réciproquement  quelque  demande  ayant  fait  fausse  route, 
et,  une  fois  averti  de  son  erreur,  celui  qui  l'a  commise  en  est  quitte 
pour  aller  consulter  dans  une  salle  voisine  l'ouvrage  dont  il  n'avait 
ptL  obtenir  la  communication  là  où  il  s'était  d'abord  présenté. 
Pourrait-on  sortir  d'embarras  aussi  aisément  et  aussi  vite,  si  le  dé- 
partement des  estampes  cessait  d'appartenir  à  la  Bibliothèque?  II 
serait  facile  de  produire  bien  d'autres  argumens  tirés  de  la  pra- 
tique. N'en  avons-nous  pas  assez  dit  toutefois  pour  faire  pressentir 
les  graves  inconvéniens  qu'entraînerait  un  déplacement,  et  pour 
justifier  au  besoin  l'administration  compétente  qui  refusait,  il  y  a 
quatorze  ans,  de  donner  suite  au  projet  de  scission  qu'on  lui  de- 
mandait alors  de  ratifier? 

Enfin  une  antre  objection,  —  mais  celle-ci  plus  limitée  dans  son 
principe  et  moins  radicale  dans  les  termes,  —  a  été  élevée  contre 
l'organisation  actuelle  du  département  des  estampes,  et  ne  saurait 
non  plus  être  laissée  sans  réponse.  On  a  reproché  à  ce  département, 
on  lui  reproche  encore  d'usurper  sur  les  prérogatives  du  Louvre  en 
conssrvant  dans  ses  collectio:]s  un  certain  nombre  de  pièces  dessi- 
nées, et  de  démentir  par  là,  aussi  bien  que  le  titre  qu'il  porte,  les 
conditions  qui  déterminent  sa  raison  d'être  et  sa  fonction.  Il  est 


LE   CABINET   DES    ESTAMPES.  6hb 

vrai,  le  quatrième  département  de  la  Bibliothèque  nationale  ne  pos- 
sède pas  seulement  des  gravures  et  des  lithographies.  On  pourrait 
même  évaluer  à  plus  de  20,000  les  dessins  qui  ont  pris  place  à  côté 
de  ses  recueils  d'estampes  ou  qui  font  corps  avec  ceux-ci,  suivant 
la  nature  commune  des  types  ou  des  sujets  représentés.  Suit-il  de 
là  qu'ils  profiteraient  mieux  à  l'étude,  s'ils  étaient  conservés  ail- 
leurs? N'arriverait-on  pas  au  contraire  à  compromettre  le  secours 
qu'ils  peuvent  lui  prêter,  si  on  les  isolait  des  autres  moyens  d'in- 
formation, si  l'on  séparait  par  exemple  les  portraits  au  crayon  ou 
les  miniatures  indiennes  des  séries  gravées  de  portraits  ou  de  cos- 
tumes dont  ces  pièces  servent  aujourd'hui  à  compléter  les  indica- 
tions, et  dans  beaucoup  de  cas  à  combler  les  lacunes?  C'est  parce 
qu'on  sentait  bien  l'utilité  de  pareils  rapprochemens  qu'une  mesure 
administrative  investissait,  il  y  a  quelques  années,  le  département 
des  estampes  du  droit  de  s'approprier,  outre  les  gravures  dont  il 
ne  posséderait  pas  une  épreuve,  tous  les  dessins  disséminés  dans 
les  diverses  bibliothèques  de  l'état  à  Paris.  Près  de  Zi,000  dessins 
de  toute  espèce  ainsi  recueillis,  —  les  a^ayons  entre  autres  du 
xvi^  siècle  conservés  jusqu'alors  h  la  bibliothèque  de  Sainte-Gene- 
viève et  un  portefeuille  de  la  collection  de  Gaignières  qui  se  trou- 
vait à  la  bibliothèque  Mazarine,  —  passèrent  à  cette  époque  dans 
les  collections  de  la  Bibliothèque  nationale,  où  ils  sont  devenus 
l'objet  d'études  d'autant  plus  fructueuses  qu'ils  forment  avec  ce  qui 
les  environne  un  ensemble  de  documens  plus  variés.  Serait-on  bien 
inspiré  en  s'appliquant  à  rompre  cet  ensemble  si  instructif,  et,  sous 
prétexte  de  rétablir  ailleurs  l'unité  matérielle,  à  restreindre  ici  le 
champ  des  enscignemens  et  des  travaux? 

Sans  doute,  dans  la  pensée  de  ceux  qui  réclament  ou  qui  sont  ten- 
tés de  réclamer  cet  appauvrissement  du  département  des  estampes, 
il  ne  s'agit  pas  de  le  dépouiller  de  tous  les  dessins  qu'il  possède,  il 
s'agit  seulement  de  lui  enlever  ceux  qui  par  les  mérites  mêmes  de 
l'exécution  appartiennent  à  3a  classe  des  œuvres  d'art  proprement 
dites,  de  ces  œuvres  dont  le  musée  des  dessins  au  Louvre  semble  l'a- 
sile indiqué.  Soit,  à  la  condition  qu'on  nous  démontre  où  commence 
l'art,  où  finit  le  métier.  Quelles  limites  pourtant  assigner  à  l'un  et  à 
l'autre?  Quel  genre  d'intérêt  prédominant  attribuer  à  tel  dessin  qui 
est  à  la  fois  le  portrait  d'un  personnage  historique  et  un  spécimen 
de  l'habileté  particulière  de  l'artiste  qui  l'a  exécuté,  à  tel  autre  of- 
frant le  double  caractère  d'un  paysage  et  d'une  pièce  topogra- 
phique, à  tel  autre  enfin  qui  nous  renseigne  sur  les  proportions 
d'un  monument  d'architecture  en  même  temps  que  sur  le  goût  du 
dessinateur?  Les  plans  ou  les  projets  de  Ducerceau  qui  accompa- 
gnent les  planches  gravées  par  lui,  et  qui  complètent  aussi  bien 


6h6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  l'histoire  de  son  talent  l'histoire  de  l'art  français  au  xvi«  siècle, 
cesseront-ils  d'avoir  droit  de  cité  à  la  Bibliothèque  pour  cet  unique 
motif  qu'au  lieu  d'être  le  produit  du  burin  ils  ont  été  faits  avec  une 
plume?  Depuis  les  célèbres  cartes  dites  de  Charles  VI  jusqu'aux 
modèles  fournis  par  David  pour  les  cartes  républicaines,  tout  ce 
que  le  pinceau  des  miniaturistes  ou  le  crayon  des  dessinateurs  a  pu 
ajouter  de  renseignemens  curieux  à  ceux  que  contiennent  les  suites 
gravées  de  tarots  ou  de  cartes  numérales  devra-t-il  être  distrait  de 
cette  riche  collection  pour  aller  prendre  place  parmi  les  dessins  des 
maîtres,  au  risque  d'y  demeurer  inutile,  sinon  inaperçu?  —  On 
pourrait  à  ce  sujet  multiplier  indéfiniment  les  questions  et  les 
exemples.  Il  suffira  de  faire  remarquer  que  le  public,  les  artistes, 
les  savans,  jugent  apparemment  très  légitime  la  présence  des  des- 
sins à  la  Bibliothèque,  puisque  les  pièces  de  ce  genre  lui  sont  ordi- 
nairement léguées  de  préférence  à  d'autres  établissemens.  Pour  ne 
rappeler  que  deux  faits  entre  les  plus  récens,  c'est  le  département 
des  estampes  qui  a  reçu  tous  les  dessins  de  Mazois  sur  Pœstum  et 
sur  Pompéi  et  le  précieux  recueil  d'études  d'après  le  Panthéon  de 
Rome  dont  M.  Achille  Leclère  avait  fait  pendant  tant  d'années  son 
travail  de  prédilection. 

Qu'on  ne  songe  donc  ni  à  exiler  le  département  des  estampes  de 
la  Bibliothèque,  sa  patrie  naturelle,  ni  à  le  mutiler  sur  place  en 
prétendant  le  réformer.  Essayer  de  changer  les  conditions  qui  le  ré- 
gissent serait  faire  plus  que  courir  une  aventure,  ce  serait  certai- 
nement tenter  une  entreprise  nuisible  aux  intérêts  du  public  stu- 
dieux et  compromettre  au  moins  le  fruit  de  tous  les  efforts  accom.plis 
depuis  le  xvn"  siècle.  Comme  l'académie  de  France  à  Rome,  comme 
d'autres  belles  institutions  dont  l'origine  remonte  à  la  même  époque, 
le  département  des  estampes  n'est  pas  seulement  un  noble  survi- 
vant du  passé,  un  témoignage  consacré  des  grandeurs  et  des  an- 
ciennes mœurs  de  notre  patrie;  il  est  aussi  dans  le  présent  une 
nécessité  et  pour  l'avenir  une  garantie.  Sans  l'influence  qu'exercent 
sur  notre  école  les  souvenirs  rapportés  de  Rome  et  les  exemples 
donnés  par  les  pensionnaires  de  la  viîla  Médicis,  le  niveau  des  ta- 
lens  et  des  doctrines  ne  tarderait  pas  chez  nous  à  s'abaisser;  l'art 
français  peut-être  en  arriverait  bien  vite  à  suivre,  au  hasard  du 
moment,  les  futiles  inspirations  de  la  fantaisie  ou  à  confondre  avec 
l'expression  épurée  du  vrai  l'imitation  littérale  de  la  réalité  vul- 
gaire. Sans  les  cnseignemens  positifs,  sans  les  secours  scientifiques 
que  lui  offre  le  département  des  estampes,  il  courrait  le  risque  de 
devenir  aussi  infidèle  à  ses  propres  traditions  qu'oublieux  des  lois 
éternelles  pratiquées  par  les  maîtres  de  tous  les  pays,  prescrites 
par  les  chefs-d'œuvre  de  tous  les  temps.  L'histoire  à  son  tour  et 


LE    CABINET   DES    ESTAMPES.  647 

les  sévères  études  qui  s'y  rattachent  n'auraient  plus  ces  moyens 
de  comparaison  et  de  contrôle  d'où  résultent  la  certitude  pour  ceux 
qui  ont  la  mission  d'instruire,  la  confiance  chez  ceux  qui  reçoivent 
les  avis  ou  les  leçons. 

Si  l'on  descend  de  ces  hautes  sphères  dans  le  domaine  des  faits 
qui  n'intéressent  que  le  développement  de  nos  arts  industriels,  le 
maintien  ou  les  progrès  du  goût  là  où  il  ne  s'applique  qu'à  des  be- 
soins et  à  des  œuvres  secondaires,  si,  après  avoir  apprécié  les  res- 
sources que  trouvent  à  la  Bibliothèque  les  artistes  et  les  érudits,  on 
songe  à  celles  qu'elle  met  à  la  disposition  des  orfèvres,  des  céra- 
mistes, de  quiconque  fabrique  ces  objets  de  luxe  divers  dont  la  part 
est  si  grande  dans  la  bonne  renommée  et  dans  la  prospérité  com- 
merciale de  la  France,  —  comment  ne  pas  sentir  ce  que,  là  en- 
core, notre  collection  nationale  a  de  profondément  utile?  A.  quel- 
que point  de  vue  qu'on  se  place,  le  département  des  estampes 
apparaît  donc  comme  une  institution  féconde  dont,  sous  peine  de 
déchéance  à  tous  égards,  le  temps  où  nous  vivons  a  le  devoir  de 
respecter  pieusement  l'esprit  et  de  perpétuer  l'influence.  C'est  la 
conséquence  qu'il  convient  surtout  de  tirer  des  faits  que  nous 
avons  rapportés.  En  recueillant  les  souvenirs  de  ces  faits,  en  résu- 
mant les  phases  successives  que  l'établissement  fondé  par  Colbert 
a  traversées  depuis  deux  siècles,  nous  avons  eu  moins  encore  le 
dessein  de  fixer  la  simple  chronologie  des  choses  que  l'ambition  de 
rappeler  le  nombre  et  l'importance  des  services  rendus.  Puisse  le 
récit  historique  qui  précède,  au  lieu  de  rester  stérile  en  ce  sens, 
exciter  la  gratitude  envers  le  passé  comme  la  confiance  dans  l'ave- 
nir, et  contribuer  à  entretenir,  par  l'exemple  de  tant  d'actes  géné- 
reux, de  tant  d'efforts  noblement  poursuivis,  le  juste  sentiment 
d'orgueil  patriotique  que  les  mesures  libérales  prises  de  tout  temps 
en  France  dans  la  sphère  de  l'art  et  des  études  doivent  inspirer  à 
chacun  de  nous  ! 

Henri  Delaborde. 


DONA    EYORNIA 


EXTRAIT   DES  MÉMOIRES   DU   DOCTEUR   BERNAGIUS. 


I. 

Ce  fut  trois  mois  après  ma  victorieuse  controverse  avec  le  profes- 
seur berlinois  Wilhem  Bislugen,  qui  avait  audacieusement  avancé 
que  Charlemagne,  fiis  de  Pépin  le  Bref  et  petit-fils  de  Charles  Martel, 
était  un  Allemand,  que  mon  vieux  client  \'ivanco  eut  l'idée  de  fêter 
l'anniversaire  de  ma  naissance,  —  21  juin  180'2.  Il  m'invita  à  dîner, 
et,  sans  songer  à  la  date,  j'acceptai.  Au  dessert,  les  trois  enfans 
de  mon  hôte,  — j'avais  sauvé  l'un  d'une  fluxion  de  poitrine,  l'autre 
de  la  coqueluche,  raccommodé  le  bras  du  troisième,  —  apparu- 
rent chargés  d'énormes  bouquets,  et  le  plus  jeune,  d'une  voix  trem- 
blante, me  récita  des  vers  composés  pour  la  circonstance  par  le 
curé,  un  des  convives.  Cette  coutume  n'existe  pas  au  Mexique;  mais 
dans  mes  conversations  Vivanco  m'avait  entendu  parler  des  fêtes 
de  famille  de  mon  pays,  et  il  s'était  proposé  de  m'égayer  en  me 
les  rappelant.  Il  y  réussit;  à  la  vue  des  trois  enfans  qui,  dans  les 
vers  du  curé,  m'appelaient  leur  second  père,  leur  sauveur,  leur 
ami,  je  me  mis  à  pleurer,  à  sangloter.  Mon  père,  ma  mère,  mon 
enfance,  mon  pays,  l'exil,  tous  ces  souvenirs  doux,  cruels,  émou- 
vans,  venaient  de  passer  devant  mes  yeux.  Vivanco,  interdit,  se 
reprochait  son  action;  sa  femme  pleurait,  le  curé  aussi,  les  enfans 
à  leur  tour  se  mirent  de  la  partie.  —  C'est  de  joie,  leur  criai-je  en- 
fin en  les  entourant  de  mes  bras;  ce  sont  des  larmes  de  joie,  mes 
chers  petits! 

Je  me  pris  à  rire,  j'embrassai  la  belle  M'"'  Vivanco,  je  vidai  un 
grand  verre  plein  de  xérès  à  la  santé  de  mes  hôtes,  et  j'essuyai 
mes  lunettes. 

Vers  onze  heures  du  soir,  on  me  jeta  littéralement  à  la  porte;  je 


DONA    EVORNIA.  649 

parlais  de  l'Alsace,  de  la  fête  da  houblon,  de  ma  mère,  intarissables 
sujets.  Je  reconduisis  le  curé.  Lui  et  moi,  nous  avions  bu  sec;  nous 
discutions  sur  la  création  du  monde,  et  scientifiquement  j'exami- 
nais la  double  question  du  déluge  et  celle  de  l'homme  antédiluvien. 

—  Que  nous  importe  tout  cela?  me  disait  le  vieux  prêtre,  et  en 
quoi  la  soluiion  de  ces  problèmes  changerait-elle  ce  qui  existe? 
Ah!  docteur,  pourquoi  les  hommes,  qui  se  passionnent  pour  tant  de 
choses  souvent  inutiles,  ne  se  passionnent-ils  jamais  pour  le  bien? 

Là-dessus,  nous  nous  souhaitâmes  le  bonsoir.  L'air  était  doux, 
la  brise,  traversant  les  bois  d'orangers  de  Barrio-Nuevo,  m'arrivait 
parfumée.  Le  grand  pic  d'Orizava,  noir,  aigu,  semblait  couvrir 
de  son  ombre  la  ville  endormie  à  ses  pieds.  Le  ciel,  d'un  bleu 
obscur,  montrait  ses  profondeurs  semées  d'étoiles  innombrables, 
scintillantes,  —  satellites,  planètes,  comètes  ou  soleils.  Songeant 
alors  aux  lois  immortelles  découvertes  par  Newton,  lois  en  vertu 
desquelles  tous  les  mondes  gravitent  autour  d'un  centre  éternel, 
inconnu,  —  songeant  au  temps,  à  l'espace,  à  la  matière,  au  mou- 
vement, phénomènes  qui  bornent  toutes  les  philosophies,  puis  ré- 
fléchissant que  les  êtres  animés  qui  peuplent  le  monde  pourraient 
disparaître  sans  que  la  force  qui  entraîne  les  autres  en  fût  en  rien 
altérée,  je  me  surpris  à  répéter  les  paroles  du  curé. 

J'approchais  de  ma  demeure;  trois  ou  quatre  personnes  grou- 
pées devant  ma  porte  s'acharnaient  à  faire  retentir  le  marteau.  Les 
voisins,  éveillés  par  le  vacarme,  apparaissaient  à  leurs  fenêtres.  Je 
hâtai  le  pas,  prévoyant  la  naissance  de  quelque  petit  être  pour  ter- 
miner ma  nuit. 

—  Enfin!  que  Dieu  soit  béni,  docteur!  s'écria  un  des  visiteurs 
en  m' apercevant.  Venez  vite,  don  Felipe  Aceval  vient  d'être  assas- 
siné. 

—  Don  Felipe  Aceval  !  vous  rêvez  ! 

—  Hélas!  non;  vite,  docteur! 

Je  partis  en  courant,  devançant  presque  ceux  qui  m'étaient  venus 
quérir.  Mes  idées  étaient  bouleversées.  Felipe  Aceval  mort,  mort 
assassiné!  Où,  comment,  par  qui? 

Je  venais  de  tourner  l'encoignure  de  la  rue  des  Dames;  quatre  ou 
cinq  veilleurs  de  nuit  éclairaient  de  leurs  lanternes  une  mare  de 
sang  déjà  figé  et  qui  miroitait. 

—  Quel  événement,  docteur!  me  dit  un  régidor.  Vos  soins  sont 
inutiles,  le  coup  a  été  mortel. 

—  Qui  l'a  porté? 

—  Ah!  voilà...  Nous  cherchons. 

Je  pénétrai  dans  la  demeure  de  la  victime;  on  avait  superstitieu- 
sement couché  le  mort  sur  le  seuil  de  sa  chambre  après  l'avoir  re- 


650  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

couvert  d'un  manteau.  Je  réclamai  des  lumières,  puis,  aidé  d'un 
voisin,  je  plaçai  Felipe  sur  son  lit,  lacérant  ses  vêtemens  afin  de 
l'en  débarrasser  sans  perte  de  temps.  De  même  que  le  fils  du  vieux 
Toribio,  tué  un  an  auparavant,  le  cadavre  portait  une  large  bles- 
sure sous  la  mamelle  gauche.  Le  régidor  ne  s'était  pas  trompé,  Fe- 
lipe était  mort,  bien  mort. 

—  Il  faudra  faire  l'autopsie,  docteur,  me  dit  l'alcade ,  qui  venait 
d'arriver. 

J'accommodai  moi-même  le  corps  sur  la  civière  qui  devait  le 
transporter  h  l'amphithéâtre  de  l'hôpital,  et  je  demandai  où  se  te- 
nait dona  Evornia. 

—  Dans  sa  chambre,  me  dit  la  camériste.  Ah!  docteur,  c'est  elle 
qui  a  ouvert,  qui  a  reçu  le  maître  lorsqu'on  l'a  rapporté. 

—  Elle  s'est  évanouie? 

—  Non,  elle  a  fui  dans  sa  chambre;  elle  est  là,  ne  parlant  pas, 
ne  répondant  pas,  ne  pleurant  pas.  Elle  me  fait  peur. 

Je  pénétrai  dans  la  pièce  qui  m'était  désignée,  et  qu'éclairait  va- 
guement la  lueur  vacillante  d'une  veilleuse  allumée  devant  une 
image  de  la  Vierge.  Evornia,  comme  toutes  les  dames  de  son  pays 
dans  leur  intérieur,  était  vêtue  d'une  chemise  brodée  et  d'une  jupe 
blanche  retenue  à  la  taille  par  une  ceinture  de  crêpe  de  Chine 
rouge.  Assise  près  de  son  lit,  les  yeux  clos,  la  poitrine  à  demi  dé- 
couverte, elle  soutenait  un  petit  enfant  qui  aspirait  avec  avidité  le 
sein  qu'on  lui  abandonnait. 

De  petite  taille,  blonde,  blanche,  admirablement  faite,  Evornia 
passait  pour  la  plus  jolie  femme  d'Orizava.  Je  l'avais  presque  vue 
naître;  snn  père  habitait  la  maison  voisine  de  la  mienne,  et  l'enfant, 
durant  de  longues  années,  était  venue  chaque  jour  admirer  mes 
oiseaux,  mes  insectes,  mes  quadrupèdes,  mes  plantes,  mes  anti- 
quités, surtout  mes  reptiles  que  je  rangeais  à  part.  J'avais  applaudi 
à  son  mariage  avec  Felipe  Aceval,  mariage  d'amour.  La  naissance 
d'un  fils  avait  comblé  le  bonheur  de  ces  deux  êtres  bons,  beaux, 
riches,  charitables,  aimés  de  tous,  dont  l'un,  le  mort,  ne  comptait 
que  vingt- six  ans,  tandis  que  sa  veuve  en  avait  à  peine  dix-huit. 

Près  ci'Evornia  se  tenait  une  vieille  voisine  qui  tout  bas  psalmo- 
diait des  prières. 

—  Mon  enfant,  ma  pauvre  enfant!  dis-je  à  la  jeune  femme  en 
m' avançant  vers  elle. 

Le  son  de  ma  voix  parut  la  réveiller,  elle  se  releva;  sa  robe  por- 
tait de  larges  taches  de  sang.  Ses  grands  yeux  bleus,  si  tendres,  si 
doux,  si  rêveurs,  brillaient  durs,  fiers,  interrogateurs. 

—  Il  est  mort?  me  dit-elle. 

Je  fis  un  signe  de  tète  affirma tif;  elle  rejeta  son  buste  en  arrière, 


DONA   EVORNIA.  651 

frissonna;  puis,  posant  l'enfant  endormi  sur  le  lit,  s'étendit  de  nou- 
veau sur  le  fauteuil,  les  mains  cramponnées  aux  bras  du  meuble, 
les  yeux  fermés,  oubliant  de  voiler  sa  poitrine. 

Je  lui  dis  quelques  mots,  elle  ne  parut  pas  m'entendre.  L'alcade 
se  présenta;  au  nom  du  magistrat  prononcé  par  sa  camériste,  Evor- 
nia  s'élança  brusquement  vers  moi,  se  cacha  la  tête  sur  mon  épaule, 
et  me  serra  convulsivement  entre  ses  bras. 

—  Le  coupable  sera  recherché  et  puni,  senora,  dit  l'alcade  de  sa 
voix  grave,  j'en  prends  devant  vous  l'engagement.  Ne  savez-vous 
rien  qui  puisse  éclairer  la  justice? 

—  Rien  !  murmura  la  jeune  femme. 

—  Ne  soupçonnez-vous  personne? 

Reculant  d'un  pas,  elle  parut  vouloir  parler,  baissa  les  yeux, 
aperçut  les  taches  de  sang  qui  souillaient  sa  robe,  et  dit  d'un  ton 
bref  en  se  pressant  de  nouveau  contre  moi  : 

—  Personne  ! 

L'alcade  s'inclina.  A  peine  se  fut-il  éloigné  qu'Evornia,  retom- 
bant sur  le  fauteuil  qu'elle  occupait  d'abord,  reprit  son  mutisme  et 
son  immobilité. 

Je  la  laissai  entourée  de  femmes,  un  peu  inquiet  de  cette  douleur 
concentrée,  silencieuse.  Je  savais  pourtant  que  ce  corps  frêle,  fin, 
charmant,  renfermait  une  âme  énergique  et  virile.  Un  jour,  alors 
qu'elle  avait  six  ans,  j'avais  voulu  la  mettre  hors  de  mon  cabinet  au 
moment  de  m' absenter.  Sur  sa  promesse  qu'elle  serait  sage  et  ne 
toucherait  à  rien,  je  la  laissai  en  contemplation  devant  une  boîte 
d'hyménoptères.  A  mon  retour,  je  trouvai  une  bonne  moitié  de  mes 
beaux  insectes  détachés,  brisés,  rangés  dans  un  nouvel  ordre.  Je 
condamnai  la  coupable  à  ne  pas  sortir  du  cabinet  de  toute  la  jour- 
née, et,  faisant  la  grosse  voix,  je  feignis  de  m'éloigner,  m'attendant 
à  des  pleurs  et  à  des  cris.  Au  bout  d'un  quart  d'heure,  surpris  du 
silence,  je  rentrai.  La  prisonnière,  calme,  absorbée,  achevait  tran- 
quillement son  œuvre  de  classification,  bravant  les  punitions  terri- 
bles dont  je  l'avais  menacée. 

En  me  voyant  entrer,  Evornia  croisa  ses  petits  bras  et  se  plaça 
en  face  de  moi  d'un  air  résolu.  —  J'ai  dérangé  toutes  tes  bêtes,  me 
dit-elle  ;  je  voulais  les  faire  envoler  pour  te  punir  d'avoir  été  mé- 
chant avec  moi.  A  présent  appelle  ton  serpent  à  sonnettes,  je  n'ai 
pas  peur  de  lui,  ni  de  toi,  ni  de  ton  crocodile;  vous  êtes  tous  laids. 

L'indocile  enfant  venait  d'anéantir  un  mois  de  recherches;  mais 
elle  était  si  ravissante  avec  son  front  rose,  ses  cheveux  bouclés,  ses 
narines  dilatées,  ses  lèvres  rouges,  ses  grands  yeux  qui  me  rappe- 
laient ceux  de  ma  mère  et  me  regardaient  en  face,  que  je  l'embras- 
sai. N'étais-je  pas  le  vrai  coupable?  Pauvre  Evoruia,  je  l'avais  vue 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devenir  orpheline;  maintenant  elle  était  veuve,  quel  dénoûment 
à  la  soirée  que  je  devais  à  Yivanco  !  Et  cette  nuit-là,  comme  tou- 
jours, la  terre  accomplit  son  double  mouvement  de  rotation  et  de 
translation,  la  pondération  astrale  étant  indépendante  de  la  pon- 
dération vitale,  bien  que  le  contraire  ne  soit  pas  exact,  car  nous 
subissons  tous  les  influences  du  temps. 

II. 

Vers  six  heures  du  matin,  c'est-à-dire  au  petit  jour,  j'appris 
qu'aussitôt  après  mon  départ  Evornia,  violant  les  coutumes  consa- 
crées, avait  congédié  les  voisines  accourues  pour  l'assister.  La  con- 
duite de  la  veuve  avait  même  causé  dans  la  ville  une  sorte  de 
scandale.  En  outre,  vingt  fois  dans  la  nuit,  au  dire  du  veilleur  de 
planton,  la  jeune  femme  était  venue  se  placer  à  la  fenêtre  pour 
regarder  l'endroit  où  son  mari  avait  été  frappé.  Evornia,  par  cette 
double  infraction  aux  usages,  semblait  déjà  n'avoir  plus  aucun  droit 
à  la  pitié.  —  Cette  femme  n'a  pas  l'âme  d'une  chrétienne,  me  di- 
saient mes  vieilles  clientes  en  me  racontant  ces  faits  durant  mes 
visites.  —  Hélas  !  Evornia  était  jeune  et  belle  ;  c'est  là,  je  crois,  ce 
qui  rendait  les  personnes  de  son  sexe  si  peu  indulgentes  à  son 
égard. 

A  huit  heures,  je  fus  rejoint  par  un  alguazll  qui  m'apportait 
l'ordre,  signé  et  paraphé  du  premier  alcade,  président  du  conseil 
municipal,  «  de  procéder,  sans  excuses  ni  délais  d'aucune  nature, 
à  l'autopsie  du  cadavre  de  don  Felipe  Aceval,  mort  par  accident 
dans  la  nuit  du  21  au  22  juin  1S/|8.  »  Lorsque  je  pénétrai  dans 
l'amphithéâtre,  les  deux  internes  étaient  déjà  à  leur  poste,  et  je  ne 
tardai  guère  à  voir  paraître  le  régidor,  dont  la  loi  exige  la  présence 
lors  d'une  autopsie  judiciaire.  Le  pauvre  homme,  que  je  fis  asseoir, 
ne  semblait  pas  à  son  aise  ;  il  regardait  le  cadavre  avec  crainte,  et 
mes  préparatifs  paraissaient  l'inquiéter. 

Les  traits  de  Felipe  n'avaient  subi  aucune  contraction  ;  il  sem- 
blait dormir.  D'après  le  procès-verbal,  on  l'avait  trouvé  étendu  sur 
le  trottoir,  la  face  contre  terre.  Nulle  trace  de  lutte  :  un  exan:ien 
minutieux  avait  prouvé  que  l'appât  du  vol  était  étranger  au  meurtre; 
la  victime  avait  dû  s'avancer  sans  défiance  vers  son  meurtrier. 

La  blessure,  large  de  cinq  centimètres,  s'ouvrait  entre  la  sixième 
et  la  septième  côte,  côté  gauche  :  je  la  jugeai  produite  par  un  de 
ces  couteaux  à  double  tranchant  dont  les  ouvriers  chargés  de  la 
confection  des  balles  de  tabac  font  usage,  arme  terrible  pour  la- 
quelle le  peuple'  mexicain  montre  une  grande  prédilection,  peut- 
être  parce  qu'elle  ne  pardonne  guère.  La  sonde  me  révéla  une  pro- 


DONA   EVORNIA.  653 

fondeur  de  huit  centimètres;  la  lame  avait  pénétré  obliquement, 
de  bas  en  haut.  Le  meurtrier,  selon  toute  probabilité,  devait  être 
de  plus  petite  taille  que  la  victime.  Une  particularité  me  frappa  : 
la  blessure,  dans  toute  sa  profondeur,  conservait  une  largeur  uni- 
forme. Le  couteau  employé  était  donc  neuf,  ceux  dont  les  ouvriers 
font  usage,  sans  cesse  aiguisés,  s'effilant  très  vite.  Sur  le  corps, 
que  j'examinai  scrupuleusement,  nulle  lésion,  nulle  contusion. 

Le  cœur,  ce  muscle  vivant,  ce  phénomène,  ce  désespoir  des 
physiologistes,  devait  avoir  été  atteint  vers  l'oreillette  droite.  Au 
moment  où  je  sciais  les  côtes  pour  mettre  à  découvert  la  cavité  de 
la  poitrine,  le  bruit  d'un  corps  lourd  frappant  le  sol  attira  mon 
attention;  le  régidor,  auquel  nul  ne  songeait  plus,  venait  de  s'éva- 
nouir et  de  rouler  à  bas  de  son  siège.  Nous  le  transportâmes  dans 
le  jardin  ;  il  revint  promptement  à  lui.  —  Il  a  crié,  docteur,  n'est-ce 
pas  ?  me  dit  le  pauvre  homme  tout  effaré. 

—  Qui? 

—  Lui,  le  mort. 

Je  ne  pus  m'empêcher  de  sourire,  et  je  rassurai  le  brave  régidor, 
qui,  pâle  encore,  m'affirmait  qu'il  en  avait  vu  bien  d'autres.  — 
Seulement,  docteur,  ajoutait-il,  ce  matin  je  suis  à  jeun. 

En  ce  moment,  on  nous  apportait  la  tasse  de  chocolat  et  le  petit 
pain  auquel  le  service  des  hôpitaux  donne  droit.  Le  régidor  voulut 
boire  son  chocolat  et  ne  put  avaler  une  seule  gorgée.  Il  en  avait 
pour  vingt-quatre  heures  à  lutter  contre  la  sécheresse  du  canal  de 
Sténon,  au  grand  amusement  des  deux  internes  qui  me  secondaient. 
J'engageai  le  régidor  à  se  tenir  sous  le  vestibule,  il  m'obéit  en 
affirmant  de  nouveau  qu'il  en  avait  vu  bien  d'autres. 

Je  ne  m'étais  pas  trompé,  le  cœur  de  Felipe,  perforé  dans  sa 
partie  supérieure,  avait  dû  cesser  de  battre  instantanément.  Par- 
lant de  la  circulation,  cette  gravitation  interne  dont  on  doit  la 
découverte  à  Harvey,  j'en  vins  à  discuter  avec  mes  élèves  au  sujet 
de  la  force  d'impulsion  du  cœur.  Sur  la  foi  d'un  physiologiste  alle- 
mand, l'un  d'eux  considérait  cette  force  comme  égale  à  un  poids  de 
quatre-vingt-dix  mille  kilogrammes;  il  oubliait  que  les  artères  et 
les  veines  sont  douées  d'une  action  musculaire  qui,  secondant  les 
mouvemens  du  cœur,  réduisent  la  force  qu'il  doit  dépenser  à 
environ  trente  kilogrammes.  Un  calcul  plus  certain,  c'est  que 
chaque  ventricule  de  l'organe  si  bien  étudié  par  Bouillaud  en 
France,  par  Testa  en  Italie,  par  Hope  en  Angleterre,  par  Burdach 
en  Allemagne,  contient  une  once  de  sang.  Or,  le  cœur  se  contrac- 
tant quatre  mille  fois  par  heure,  il  en  résulte  qu'il  distribue  environ 
deux  mille  huit;  cent  kilogrammes  de  liquide  par  vingt-quatre 
heures.  Mes  élèves  semblaient  fiers  de  ces  chiffres.  Quant  à  moi, 


654  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

me  rappelant  que,  d'après  Bunsen,  le  cœur  d'un  autre  mammifère, 
la  baleine,  lance  à  chaque  contraction  soixante  livres  de  sang  dans 
une  aoi'te  d'un  demi-pied  de  diamètre,  je  me  sentis  humilié. 

Je  venais  de  terminer  mes  observations  et  de  rédiger  mon  rap- 
port lorsque  le  juge  d'instruction  entra.  D'après  les  informations 
reçues,  don  Felipe,  lorsqu'il  avait  été  frappé,  sortait  de  chez  une 
jei,ine  femme  que  l'on  désignait  dans  la  ville  sous  le  nom  de  la 
Grecque.  La  Grecque,  que  je  comptais  au  nombre  de  mes  clientes, 
et  lit  une  belle  personne,  de  mœurs  un  peu  légères,  on  l'affirmait  du 
moins.  Sa  beauté,  son  entrain,  attiraient  chez  elle  nombre  déjeunes 
gens.  On  dansait,  on  causait  dans  ces  réunions,  on  essayait  surtout 
de  plaire  à  la  maîtresse  du  logis,  dont  la  mère,  vieille  Indienne 
ridée,  parlait  à  peine  espagnol.  Avant  son  mariage,  don  Felipe 
avait  été  amoureux  de  la  belle  étrangère,  —  on  la  disait  originaire 
de  Guadalajara,  —  et  passait  mêuie  pour  avoir  été  son  amant. 

La  Grecque, — elle  devait  ce  surnom  à  la  régularité  harmonieuse  de 
ses  t:aits,  —  n'avait  pu  dissimuler  ni  sa  colère  ni  son  dépit  lors  du 
mariage  de  son  amant.  «  Je  le  tuerai,  »  lui  avaient  entendu  répéter 
plusieurs  témoins,  et  pendant  un  mois  elle  avait  fermé  sa  porte, 
fréquenté  les  églises,  renoncé  aux  fêtes,  aux  courses  de  chevaux, 
aux  combats  de  taureaux.  Fausse  conversion,  peu  à  peu  elle  avait 
repris  Fa  vie  de  plaisir.  Au  résumé,  c'est  elle  que  le  juge  soupçon- 
nait du  meurtre.  Il  était  prouvé  que,  depuis  plus  de  quinze  jours, 
Fel'pe  se  montrait  assidûment  chez  son  ancienne  maîtresse,  et  c'était 
chez  elle  qu'il  avait  passé  les  heures  qui  avaient  précédé  sa  mort. 

—  Mais  Yalentin  Solar  est  depuis  longtemps  le  préféré  de  la 
Grecque,  dis-je  au  juge,  il  est  même  épris  d'elle  au  point  de  vou- 
loir l'épouser.  Vous  ne  devez  pas  ig  ;orer  ces  détails? 

—  Non,  certes;  mais  je  sais  au  si  que  Yalentin  a  été  de  tout 
temps  le  rival  de  don  Felipe,  qu'ils  étaient  ennemis. 

—  Ils  se  parlaient.  Yalentin  est  une  brave  et  honnête  nature, 
capable  d'une  faiblesse,  incapable  d'une  lâche  action. 

—  Si  vous  aviez  jamais  été  amoureux,  docteur,  je  vous  dirais  de 
songer  à  la  beauté,  à  la  grâca,  à  la  séduction  de  la  Grecque,  comme 
on  la  nomme,  et  de  vous  demander  devant  quelle  folie  ou  quel 
crime  vous  auriez  reculé  à  vingt  ans,  poussé  par  cette  sirène  ! 

—  J'ai  un  cœur  et  j'ai  aimé,  senor,  répondis-je  avec  éuiotion; 
mais  le  sourire  de  la  plus  belle  femme  du  monde,  eût-elle  eu  en 
pai-fage  le  sein  vanté  d'Hélène,  les  formes  divinisées  de  Phryné,  le 
charme  de  Gléopâtre  ou  le  port  majestueux  de  la  Grecque,  aurait 
été  impuissant  à  m' armer  d'un  poignard  pour  en  frapper  mon  sem- 
blable. 

—  Ycus  avez  raison,  docteur,  me  dit  le  juge  en  me  serrant  la  main; 


DON  A    EVORNIA.  655 

mais  ce  n'est  pas  de  vous  qu'il  s'agit.  Il  est  de  mon  devoir,  conti- 
nua-t-il,  d'interroger  la  Grecque,  Valentin,  peut-être  môme  dona 
Evornia,  et  j'ai  compté  sur  vo;  s  pour  préparer  celle-ci  à  ce  cruel 
intenogatoire,  à  une  confrontation  possible. 

—  Allez-vous  donc  faire  arrêter  la  Grecque  et  Valentin? 

—  C'est  fait.  Maintenant  dona  Evornia  réclame  le  corps  de  son 
mari;  ordonnez  qu'on  le  transporte  chez  elle,  docteur. 

Je  m'inclinai  devant  le  magistrat,  homme  grave,  incapable  d'agir 
à  la  légère.  Je  dus  m'ouvrir  un  passage  à  travers  la  foule  qui  sta- 
tionnait devant  l'hospice,  commentant  le  meurtre  de  la  veille.  A  la 
porte  de  la  victime,  nouvelle  alïluence  de  curieux;  on  parlait  déjà 
de  l'arrestation  de  la  Grecque  et  de  celle  de  Yalentin,  et,  à  ma 
grande  indignation,  j'étais  le  seul  à  m'étonner  des  soupçons  qui 
planaient  sur  eux,  à  les  défendre. 

Dans  le  salon  d'Evornia,  je  trouvai  un  frère  lai  qui  bâillait  de 
toutes  ses  forces  en  attendant  le  moine  qu'il  était  chargé  d'escor- 
ter. Le  père  sortit  bientôt  de  la  chambre  de  la  jeune  femme,  le  front 
couvert  de  sa  cagoule,  les  mains  jointes,  priant.  En  m' apercevant, 
il  fit  un  signe  de  croix  pour  terminer  son  oraison. 

—  Quel  événement,  docteur!  dit-il  en  élevant  les  bras. 

—  Gomment  va  votre  pénitente?  lui  demandai-je. 

Il  me  regarda,  secoua  la  tète  pour  faire  tomber  son  capuchon,  et 
se  coliTa  du  chapeau  à  larges  bords  de  son  ordre. 

—  Une  âme  de  fer,  me  répondit-il  en  couoinuant  à  me  regarder 
avec  persistance. 

Puis,  suivi  du  frère  lai,  il  s'éloigna  en  bénissant  îa  foule,  prompte 
à  s'agjiiouiller  devant  lui. 

Lorsqu'on  m'introduisit  dans  la  chambre  où  j'avais  pénétré  la 
veilla,  les  volets  fermis  interceptaient  la  lumière  du  dehors,  une 
veilleuse  éclairait  seule  la  vaste  pièce.  Evornia,  assise  près  du  ber- 
ceau de  son  fil?,  m'apparut  vêtue  de  noir.  Elle  refusait  de  prendre 
aucune  nourriture;  je  venais  d'eu  être  averti  par  la  catnériste.  Je 
pris  les  deux  mains  de  la  jeune  femme  entre  les  miennes,  elles 
étaient  glacées.  Avec  l'autorité  que  me  donnaient  mon  âge,  ma 
profession,  ma  vieille  aatitié,  je  lui  parlai  de  ses  devoirs,  de  son 
fils.  J'ouvris  un  des  volets,  blâmant  cette  séquestration,  cette 
obscurité.  La  lumière  pénétra  en  flots  d'or  dans  la  pièce;  Evornia, 
surprise,  éblouie,  porta  vivement  la  main  à  ses  yeux,  et  courut 
s'agenouiller  d'vant  l'image  de  la  "Vierge  éclairée  par  la  veilleuse. 

Je  g  :rJai  un  instant  le  silence,  examinant  ce  beau  corps  affaissé, 
attendri  à  l'idée  des  souffiances  qui  devaient  torturer  ce  cœur  qui, 
lui,  battait  encore  implacablement.  La  jeune  femme  se  releva,  con- 
templa so'i  fils  endormi,  puis  reprit  avec  lenteur  sa  place  sur  le 
fauteuil.  De  même  que  la  veille,  son  regard  avait  une  expression 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dure,  inquiète,  farouche.  Sans  rien  révéler  des  soupçons  du  juge, 
j'annonçai  !a  possibilité  de  sa  visite.  Evornia,  saisie  d'un  léger  fris- 
son, se  leva,  marcha  vers  la  fenêtre,  s'arrêta,  puis  d'un  mouve- 
ment brusque  se  pencha  vers  l'endroit  où  son  mari  avait  été  frappé. 
Je  la  ramenai  à  son  fauteuil,  elle  se  laissa  faire,  mais  je  ne  pus 
obtenir  d'elle  que  des  monosyllabes.  Larmes,  sanglots,  cris  de 
désespoir,  Evornia,  par  un  suprême  ell'ort  de  volonté,  contenait  ces 
expansions  bruyantes,  naturelles  à  son  sexe,  et  conservait  un  calme 
extérieur  dont  je  n'augurais  rien  de  bon. 

Vers  cinq  heures  du  soir,  mes  visites  étant  terminées,  je  rentrai 
chez  moi  à  la  hâte.  L'administrateur  des  postes  venait  de  me  re- 
mettre une  boîte  minuscule  apportée  pour  moi  de  l'hacienda  du 
Mirador  par  le  courrier  de  Huatusco.  Depuis  longtemps,  maints 
rancheros,  en  m'énumérant,  selon  la  coutume  mexicaine,  les  médi- 
camens  domestiques  dont  ils  avaient  fait  usage  depuis  leur  enfance, 
m'avaient  parlé  de  semences  animées  dont  une  décoction  bue  à 
jeun  enlevait  à  jamais  les  douleurs  de  foie.  Le  plus  merveilleux, 
c'est  qu'au  dire  des  narrateurs,  si  radicalement  guéris  qu'ils  se 
voyaient  obligés  d'avoir  recours  à  mes  soins,  ces  semences  obéis- 
saient à  un  mouvement  de  rotation  continuel.  Cent  fois  on  m'avait 
promis  de  me  montrer  ce  phénomène,  que  je  rangeais  au  nombre 
des  fables.  Tout  dernièrement,  le  majordome  du  Mirador  m'ayant 
de  nouveau  affirmé  l'existence  des  semences  animées,  je  l'avais  mis 
au  défi  de  me  prouver  son  assertion.  Or,  que  l'on  juge  de  mon  émo- 
tion, la  petite  boîte  que  je  tenais  à  la  main  m'arrivait  de  sa  part. 

Je  ne  croyais  guère  à  ce  mouvement  rotatoire  d'un  tissu  végétal; 
cependant  nier  est  si  facile  que  j'ai  pour  règle  de  m'en  abstenir. 
«  La  vérité,  dit  Pascal,  erre  inconnue  parmi  les  hommes;  »  pour 
ma  part,  j'ai  mis  mon  orgueil  à  la  chercher,  à  tâcher  de  la  recon- 
naître. On  a  nié  la  circulation  du  sang,  entrevue  par  Galien,  Yésale 
et  Gésalpin;  on  a  nié  celle  des  planètes  autour  du  soleil,  entrevue 
par  Pythagore;  on  a  nié  la  vaccine,  la  vapeur,  l'électricité.  L'homme, 
soit  paresse,  soit  ignorance,  commence  toujours  par  nier.  Et  pour- 
tant quelle  joie  suprême  que  celle  de  découvrir  une  vérité,  si  mince 
qu'elle  soit!  JN'est-ce  point  servir  l'humanité? 

Aussi  ce  fut  fiévreusement  que  je  préparai  mes  loupes,  mes 
pinces,  mon  microscope.  Je  couvris  ma  table  d'une  large  feuille  de 
papier  blanc,  je  fermai  les  fenêtres,  les  portes,  afin  d'éviter  que 
l'air  ne  vînt  agiter  mes  semences,  me  faire  croire  à  leur  mouve- 
ment. Me  tromper!  être  dupe  de  mes  sens,  tromper  l'Académie 
des  Sciences,  le  public  !  cette  idée  seule  me  fit  frissonner  et  redou- 
bler de  soins. 

Toutes  mes  précautions  prises,  j'ouvris  enfin  la  précieuse  boîte, 
et,  sur  un  duvet  de  coton,  gossypium  lierbaceum,  parfaitement  im- 


DONA    EVORNIA.  657 

mobiles,  je  vis  étendues  six  semences  brunes,  triangulaires,  ayant 
exactement  la  forme  du  polygoniim  pUagopyrum^  vulgo  blé  noir 
ou  sarrasin,  mais  deux  fois  plus  grosses. 

J'avais  sous  les  yeux  une  légumineuse;  un  ombilic  très  visible 
prouvait  que  les  semences  provenaient  d'une  silique  :  à  l'œil  nu,  un 
épiderme  brun,  transversalement  ridé,  sans  doute  par  la  dessicca- 
tion ;  à  la  loupe,  un  tissu  rugueux,  ligneux,  poreux.  Je  saisis  déli- 
catement trois  des  graines;  je  posai  la  première  sur  l'ombilic,  la 
seconde  sur  le  flanc  gauche,  la  troisième  sur  le  flanc  droit.  Par  ex- 
cès de  prudence,  j'allumai  une  bougie  dont  la  flamme,  par  ses  os- 
cillations, devait  m'aider  à  contrôler  le  mouvement  des  semences, 
me  révéler,  dans  le  cas  où  elles  viendraient  à  se  mouvoir,  si  elles 
ne  cédaient  pas  à  une  cause  mécanique.  Ces  précautions  prises, 
je  me  couvris  la  bouche  de  mon  mouchoir,  et,  avec  une  anxiété  que 
j'aurais  mauvaise  grâce  à  nier,  j'attendis. 

Dix  minutes  s'écoulèrent,  rien  ne  bougea;  mais  je  songeais  que 
le  pêcheur  à  la  ligne,  lorsque  le  poisson  met  une  heure  à  mordre, 
aurait  tort  d'en  conclure  que  la  rivière  dans  laquelle  il  jette  son 
amorce  ne  contient  pas  de  poissons.  D'ailleurs  l'heure  était  peu  fa- 
vorable, je  dirai  même  irrationnelle  pour  une  expérience  de  cette 
nature.  La  sensitive  elle-même,  au  moment  où  le  soleil  se  couche, 
cède  au  sommeil  qui  s'empare  de  tous  les  végétaux,  et  perd  de  ses 
propriétés  contractiles.  Je  commençais  à  m'engourdir  lorsque  je 
crus  remarquer  un  léger  frémissement  dans  la  graine  placée  sur 
l'ombilic.  Je  regardai  ma  bougie,  la  flamme  droite,  régulière,  pai- 
sible, dirigeait  sa  pointe  vers  le  plafond.  La  semence  bascula;  je 
me  sentis  pâlir.  Cinq  minutes  plus  tard,  mes  trois  graines,  comme 
prises  de  vertige,  roulaient,  se  rapprochaient,  s'écartaient,  se  croi- 
saient. 0  nature,  ô  science,  ô  merveille!  comme  mon  maître  New- 
ton, je  me  découvris  pour  saluer  Dieu. 

On  frappait  à  ma  porte  ;  j'avais  bien  le  loisir  d'aller  ouvrir,  de 
répondre!  —  Entrez,  criai-je  enfin. 

Je  vis  paraître  Xalcaîde  de  la  prison.  Au  nom  du  juge  des  af- 
faires criminelles,  il  venait  me  prier  de  visiter  la  Grecque,  qui  se 
plaignait  de  malaise,  afin  de  savoir  s'il  pouvait  sans  danger  con- 
fronter le  soir  même  la  jeune  femme  avec  le  cadavre  de  don  Felipe. 

in. 

Ce  fut  avec  un  sentiment  de  dépit,  que  je  ne  me  donnai  même 
pas  la  peine  de  dissimuler,  que  j'accueillis  la  communication  du 
juge.  Je  poufllai  ma  bougie,  je  bousculai  mon  fauteuil,  je  dévissai 
le  miroir  de  mon  microscope,  maudissant  les  assassins  et  les  gens 

TOME  eu.  —  1872.  42 


658  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

assez  sots  pour  se  laisser  tuer  par  eux.  Une  si  curieuse  expérience, 
un  fait  à  révolutionner  la  science,  une  découverte  égale  aux  plus 
belles  des  temps  modernes,  ajournée,  manquée,  et  cela  pour  une 
femme  qui  se  portait  peut-être  aussi  bien  que  moi! 

—  Je  vois  que  je  vous  dérange,  docteur,  me  dit  l'alcaïde;  mais 
ce  n'est  pas  ma  faute,  n'étant  pas  assez  riche  pour  me  commander 
moi-même,  je  dois  obéir. 

Ces  sages  et  mélancoliques  paroles  me  rendirent  mon  calme. 
Après  tout,  moi  seul  avais  tort.  Était-ce  l'heure  d'étudier,  de  tenter 
une  expérience?  Puis,  lorsqu'on  m'avait  coiffé  du  bonnet  de  doc- 
teur, n'avais-je  pas  juré,  selon  la  belle  formule  du  code  médical 
espagnol,  de  consacrer  mon  temps,  mon  bien-être,  mes  intérêts, 
ma  vie  au  soulagement  de  mes  semblables?  Ce  serment,  je  n'y  avais 
jamais  failli.  Je  serrai  la  main  de  l'alcaïde  pour  le  remercier  de  la 
leçon  qu'il  venait  de  me  donner,  et,  tandis  que  le  brave  geôlier, 
surpris  de  mon  action,  répétait,  en  tournant  son  chapeau  dans  tous 
les  sens,  que  j'étais  bien  honnête,  que  sa  femme  et  ses  enfans  se 
portaient  à  merveille,  j'achevai  de  ranger  mes  instrumens  et  de 
placer  les  précieuses  semences  sur  le  lit  de  coton  que  leur  avait  si 
intelligemment  dressé  la  majordome  du  Mirador. 

Lorsque  je  m'avançai  dans  la  grande  cour  de  la  prison,  les  déte- 
nus prenaient  l'air.  Ils  m  entourèrent  aussitôt,  me  tirant  la  langue, 
me  tendant  leurs  bras,  se  plaignant  de  mille  maux  imnginnires,  me 
demandant  à  l'unanimité  de  les  envoyer  à  l'infirmerie,  d'où  il  est  si 
facile  de  s'évader.  Un  geôlier  tomba  sur  eux  à  coups  de  bâton  pour 
les  forcer  à  me  livrer  passage,  ce  qui  m'indigna. 

—  Des  voleurs,  des  assassins!  me  répétait  le  gardien  qui  me 
guidait. 

—  Mnis  des  hommes,  des  malades!  reprenais-je. 

—  Malades  qui  à  l'occasion  vous  ouvriraient  le  ventre  avec  le 
même  sang-froid  que  vous  ouvrez  un  abcès,  docteur. 

Je  n'en  doutais  pas.  Cependant  je  ne  sais  pas  de  spectacle  au 
monde  qui  fasse  battre  mon  cœur  aussi  vite  que  celui  de  voir  frap- 
per un  homme,  et  ma  vie  s'usera  à  réclamer  l'aboUtion  du  bâton 
dans  l'armée  et  dans  les  prisons  mexicaines. 

On  avait  logé  la  Grecque  dans  une  vaste  pièce  aux  murs  blanchis 
à  la  chaux,  pièce  ordinairement  occupée  par  les  condamnés  à  mort, 
circonstance  heureusement  ignorée  par  la  jeune  femme.  Étendue 
sur  un  lit  de  sangle,  elle  se  souleva  en  entendant  grincer  l' énorme 
serrure  de  la  porte,  et  ses  grands  yeux  noirs  m'apparurent  sur  son 
visage  d'un  blanc  mat.  En  m'apercevant,  elle  s'élança  à  ma  ren- 
contre, posa  sa  tête  sur  mon  épaule  et  se  mit  à  sangloter.  L'alcaïde 
se  tint  en  dehors. 

—  Que  me  veut-on?  qu'ai-je  fait?  répétait  la  jeune  femme  éplorée. 


DONA    EVORNU.  659 

J'ai  beau  savoir  que  les  femmes,  comme  les  enfans ,  ont  les 
larmes  faciles  et  abondantes ,  je  ne  puis  voir  sangloter  une  de  ces 
créatures  sans  être  profondément  remué.  J'essayai  de  calmer  la 
Grecque;  elle  avait  un  peu  de  fièvre,  et  son  regard  alangui  m'at- 
tristait. Courbée,  la  tête  inclinée  sur  la  poitrine,  elle  laissait  pendre 
sa  13  force  ses  magnifiques  bras.  Ses  traits,  toujours  merveilleux  de 
finesse,  de  pureté,  de  régularité,  avaient  une  expression  de  dou- 
leur craintive  et  résignée.  Qu'eussent  dit  les  adorateurs  de  cette 
femme  au  port  majestueux,  à  la  taille  cambrée,  à  la  têt3  orgueil- 
leuse, au  regard  impérieux,  s'il  leur  eût  été  donné  de  la  voir  dans 
un  tel  état  de  prostration?  Chose  étrange,  la  frêle,  la  timide,  la 
blonde  Evornia  semblait  s'être  emparée  des  allures  de  l'altière  et 
brune  courtisane,  qui  par  contre  se  courbait  désolée  comme  on  eût 
dû  s'attendre  à  voir  Evornia. 

—  Il  est  mort,  n'est-ce  pas?  me  demanda  la  jeune  femme,  répé- 
tant, par  une  singulière  coïncidence,  les  paroles  de  la  veuve. 

—  Etes- vous  donc  seule  à  l'ignorer?  lui  dis-je. 

—  Non,  docteur;  mais  je  doute  malgré  moi.  Je  l'aimais. 

Elle  prononça  ces  mots  à  mi-voix,  rougit,  se  cacha  le  visage  de 
ses  mains,  comme  honteuse  de  son  aveu,  et  se  mit  à  pleurer  silen- 
cieusement. 

—  Vous  savez  qu'on  accuse  Yalentin  ?  lui  dis-je. 

—  Et  moi  aussi  sans  doute?  répondit- elle  avec  un  geste  de 
dédain. 

—  IS'avez-vous  pas  menacé  autrefois  don  Felipe  ? 

—  Il  m'abandonnait  après  m'avoir  promis  de  m'épouser,  doc- 
teur, et  j'étais  folle  de  chagdn.  Moi,  le  tuer!  aujourd'hui  surtout... 

—  Était-il  donc  redevenu  votre  amant? 

La  Grecque  releva  la  tête,  son  beau  regard  se  posa  sur  le  mien. 
—  Oui,  me  dit-elle  avec  orgueil. 

Diable  soit  des  femelles!  pensai-je.  Il  y  aurait  là  de  quoi  tuer 
ma  pauvre  Evornia,  si  elle  sup^^osait...  Je  voulais  partir,  la  Grecque 
me  retint.  Par  devoir,  je  ne  devais  pas  lui  révéler  la  cruelle  con- 
frontation dont  la  justice  croyait  avoir  besoin;  je  la  laissai  en 
larmes. 

Je  me  fis  conduire  dans  la  cellule  de  Yalentin,  que  je  trouvai  in- 
digné, furieux,  arpentant  son  cachot.  Il  venait  d'être  interrogé  et 
vociférait  contre  le  juge.  —  Voilà  une  erreur  qui  leur  coûtera  cher, 
docteur,  me  dit-il,  je  ne  pardonnerai  jamais  au  juge  ses  soupçons. 
Sur  mon  salut,  aussitôt  libre,  je  mettrai  le  feu  à  leur  tribunal,  seul, 
en  plein  soleil,  à  la  face  de  leurs  alguazils,  de  leurs  greffiers,  de 
leurs  geôliers.  Je  démolirai  la  prison,  docteur,  aussi  vrai  que  vous 
vous  appelez  Bernagius  et  moi  Yalentin,  puisqu'on  y  renferme  les 


660  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

honnêtes  gens  !  Quant  au  juge  des  affaires  criminelles,  il  me  rendra 
raison  de  chacune  des  sottes  et  injurieuses  questions  qu'il  vient  de 
me  poser. 

Il  n'y  avait  pas  moyen  de  raisonner  avec  le  prisonnier,  brave 
garçon  qui  pensait  ce  qu'il  disait,  mais  qui  l'oublierait  un  quart 
d'heure  après  sa  mise  en  liberté.  Il  me  chargea  de  donner  de  ses 
nouvelles  à  son  père  et  de  commander  son  souper. 

Je  sortis  de  la  prison  moralement  convaincu  de  l'innocence  des 
deux  accusés.  A  la  porte,  je  trouvai  le  juge,  qui  voulut  m'emmener 
dîner.  Sur  mon  affirmation  que  la  fièvre  causée  à  la  Grecque  par 
l'inquiétude,  la  surprise  et  le  chagrin  ne  s'opposait  nullement  à  ses 
desseins  de  confrontation,  il  se  frotta  les  mains.  11  désirait  en  finir 
promptement  avec  cette  affaire;  d'ailleurs  il  fallait  d'urgence  pro- 
céder à  l'inhumation  de  Felipe. 

Durant  le  repas,  il  ne  fut  naturellement  question  que  du  meurtre. 
Je  fis  part  à  mon  hôte  de  mes  impressions;  il  me  laissa  parler  sans 
m'interrompre,  souriant  et  secouant  la  tête  chaque  fois  que  je  dé- 
clarais que  la  justice  faisait  fausse  route,  et  qu'il  fallait  purement  et 
simplement  remettre  la  Grecque  et  Yalentin  en  liberté. 

Lorsque  j'eus  cessé  de  parler,  le  juge  confidentiellement  me  fit 
part  à  son  tour  de  son  opinion,  de  ses  recherches,  des  rapports  de 
ses  agens.  La  Grecque,  originaire  de  Tampico  et  non  de  Guada- 
lajara,  comptait  à  peine  dix-neuf  ans.  Mariée  à  quatorze,  elle  s'était 
peu  après  séparée  de  son  mari,  et  à  Vera-Cruz,  à  Puebla,  à  Tlaco- 
talpam,  avait  fait  scandale  par  ses  coquetteries.  Elle  appartenait  à 
une  excellente  famille,  sa  prétendue  mère  était  en  réalité  sa  nour- 
rice. Yeuve  depuis  trois  ans,  la  Grecque  avait  été  aimée  de  don 
Felipe,  et  vingt  témoins  s'offraient  pour  répéter  les  menaces  de  ven- 
geance qu'elle  avait  proférées  contre  celui-ci  lors  de  son  mariage. 
Depuis  cinq  mois,  plus  ou  moins,  don  Felipe  était  retombé  dans  les 
filets  de  la  dangereuse  sirène,  tous  ceux  qui  fréquentaient  la  mai- 
son de  la  jeune  femme  s'accordaient  à  le  déclarer.  —  Or,  docteur, 
continua  le  juge  en  rapprochant  son  fauteuil  du  mien  tandis  que 
j'allumais  un  cigare  au  brasero,  la  Grecque  avoue  que  don  Felipe 
est  sorti  de  chez  elle  hier  à  onze  heures,  après  y  avoir  passé  la 
soirée  en  compagnie  de  Yalentin,  qui  se  retira  un  peu  auparavant. 
C'est  à  minuit  que  don  Felipe  a  été  frappé,  car  un  peu  avant  cette 
heure  le  veilleur  de  son  quartier  a  stationné  pendant  quelques  mi- 
nutes près  de  l'endroit  où  le  corps  a  été  relevé.  A  minuit  et  demi, 
Yalentin,  qui  prétend  s'être  promené  dans  les  rues  jusqu'à  ce  mo- 
ment, causait  avec  la  Grecque,  tranquillement  assise  à  sa  fenêtre. 
Un  veilleur  les  a  vus;  du  reste  aucun  d'eux  ne  le  nie. 

—  Mais  n'exphquent-ils  pas  cette  coïncidence? 


DONA    EVORNIA.  661 

—  Les  criminels  expliquent  tout,  docteur,  avec  plus  ou  moins  de 
maladresse.  Yalentin,  jaloux  de  don  Felipe,  de  la  Grecque,  est  sorti, 
dit-il,  pour  les  épier.  Il  a  erré  au  hasard,  il  avoue  môme  avoir  ren- 
contré son  rival.  C'est  alors  que  machinalement  il  est  revenu  vers 
la  maison  de  la  Grecque,  qu'il  a  trouvée  assise  à  sa  fenêtre,  et  près 
de  laquelle  il  a  oublié  l'heure. 

—  Je  ne  vois  rien  là  d'invraisemblable. 

—  Vous  lisez  dans  les  corps,  docteur,  c'est  votre  métier,  comme 
c'est  le  mien  de  lire  dans  les  consciences.  Autre  fait  :  votre  rap- 
poit,  que  je  crois  avoir  bien  lu,  déclare  que  la  blessure  a  dû  être 
faite  à  l'aide  d'un  de  ces  couteaux  dont  se  servent  les  porteurs  de 
tabac  ? 

—  Oui,  et  que  ce  couteau  devait  être  neuf. 

—  Avant-hier,  à  six  heures  du  soir,  le  mercier  ambulant  qui 
étale  ses  marchandises  sur  le  parapet  du  grand  pont  a  vendu  un 
de  ces  instrumens  à  un  homme  qu'il  se  fait  fort  de  reconnaître,  et 

je  vous  ménage  un  coup  de  scène  de  mon  métier. 

Le  juge  me  laissa  seul  un  instant;  mes  idées,  je  l'avoue,  étaient 
bouleversées.  Je  continuais  à  considérer  la  Grecque  comme  inno- 
cente; mais  je  commençais  à  soupçonner  Valentin,  et  je  m'attristais 
en  songeant  au  deuil  qui  allait  accabler  la  famille  du  malheureux 
jeune  homme. 

Je  pensais  aussi  à  la  pauvre  Evornia;  en  somme,  aucun  intérêt 
n'obligeait  le  juge  à  révéler  à  la  jeune  femme  tous  ces  incidens,  à 
flétrir  dans  son  esprit  la  mémoire  de  celui  qu'elle  adorait,  dont  elle 
pleurait  la  perte,  du  père  de  son  enfant.  Je  regrettais  que  le  corps 
eût  été  reconduit  chez  lui;  mais  la  loi  le  voulait  ainsi,  et  mon  res- 
pect strict  des  lois,  respect  sans  lequel  il  n'est  ni  justice,  ni  ordre 
public,  ni  gouvernement  possible,  m'a  toujours  distingué  de  mes 
compatriotes,  qui  mettent  tout  leur  esprit  à  les  enfreindre. 

Le  juge  ne  voulant  pas  attirer  l'attention,  ce  ne  fut  que  vers  neuf 
heures  que  nous  nous  rendîmes  à  la  prison.  La  Grecque,  qui  deman- 
dait avec  insistance  ce  que  l'on  exigeait  d'elle,  partit  avec  le  gref- 
fier par  des  rues  détournées,  suivie  à  une  courte  distance  de  Va- 
lentin, enroué  à  force  d'avoir  crié.  Je  pris  les  devans  afin  de  prévenir 
Evornia  de  ne  pas  s'inquiéter  du  va-et-vient  qu'elle  pourrait  en- 
tendre dans  la  chambre  de  son  mari,  mais  fort  indécis  de  savoir 
quelles  raisons  j'invoquerais  pour  lui  cacher  la  vérité. 

La  nuit  était  obscure,  les  rues  désertes  par  conséquent,  car  il  est 
peu  de  villes  où  l'on  se  couche  d'aussi  bonne  heure  qu'à  Orizava. 
C'est  peut-être  à  cette  coutume,  aussi  sage  qu'hygiénique,  que  la 
ville  doit  de  compter  plusieurs  centenaires.  De  loin  en  loin,  des 
femmes  assises  à  leurs  fenêtres  causaient  de  l'événement  du  jour; 


662  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

je  dus  passer  près  de  ma  demeure.  Ce  ne  fut  ni  sans  un  battement 
de  cœur  ni  sans  tristesse  que  je  pensai  aux  «  semences  animées.  »  A 
cette  heure,  à  laquelle  j'étais  presque  assuré  de  ma  tranquinité,  où 
j'avais  coutume  d'être  installé  devant  ma  t;ibl3  de  travail,  il  me 
fallait  courir  les  rues,  et  pendant  ce  temps  les  semences  se  déme- 
naient dans  leur  boîte,  épuisaient  leur  force  contractile,  et  il  me 
faudrait  peut-être  des  mois  avant  de  pouvoir  m'en  procurer  d'autres! 
Je  m'arrêtai;  une  idée  douloureuse  venait  de  me  traverser  l'es- 
prit. Si,  mettant  à  profit  les  heures  que  j'étais  forcé  de  perdre,  un 
curieux,  un  ignorant,  le  premier  venu  allait,  par  un  de  ces  hasards 
qui  réduisent  nos  calculs  à  néant,  découvrir  les  propriétés  singu- 
lières des  «  semences  animées,  »  en  envoyer  un  échantillon  à  Paris, 
à  Londres,  à  Mexico!  Si  l'honneur  de  proclamer  cette  découverte 
allait  m'être  ravi  !  Le  sol  que  je  foulais,  découvert  par  le  Génois 
Cristopbe  Colomb,  ne  portait-il  pas  le  nom  du  Florentin  Vespuce? 
Je  me  disposais  à  rentrer  chez  moi  lorsqu'un  trou  qui  me  fit  trébu- 
cher me  ramena  au  juste  sentiment  des  choses.  Je  repris  ma  route 
d'un  pas  résolu,  ne  songeant  plus  qu'à  la  douleur  d'Evornia,  et  me 
creusant  l'esprit  pour  trouver  des  moyens  de  consolation  qui  fussent 
autres  que  le  temps. 

IV. 

La  coutume  mexicaine  d'exposer  les  corps  à  visage  découvert,  de 
ne  les  point  envelopper  d'un  linceul,  de  les  rendre  nus  à  la  tf'rre, 
a-t-ella  été  intro;li(ite  dans  la  patrie  de  Moteuczoma  par  les  Euro- 
péens, ou  n'est-elle  qu'une  tradition  aztèque?  Les  documens  sérieux^ 
font  défaut  pour  éclairer  c?  point  d'archéologie  que  je  me  suis  sou- 
vent promis  d'étudier  à  fond;  mais  la  vie  est  courte,  elle  suffit  à 
peine  à  ceux  qui  veulent  savoir  pour  effleurer  quelques  vérités.  II 
est  certain  que  les  cadavres  des  chefs  indiens  étaient  exposés  publi- 
quement avant  d'être  incinérés  ;  cependant  il  serait  téméraire  d'en 
rien  conclure  au  point  de  vue  des  usages  modernes. 

Evornia  avait  pu  chasser  les  matrones  de  sa  chambre;  elle  n'avait 
pu  les  empêcher  de  disposer  le  corps  de  son  mari  pour  une  der- 
nière parade.  Don  Felipe,  couché  sur  un  lit  semé  de  fleurs,  le 
visage  tourné  vers  la  fenêtre,  tenait  entre  ses  doigts  un  chapelet. 
Il  était  couronné  de  soucis  ;  à  son  chevet  brûlaient  six  énormes 
cierges.  Un  vieil  aveugle,  armé  d'un  livre  de  messe,  récitait  d'une 
voix  sourd 3,  lente,  monotone,  des  prières  qu'il  était  censé  lire. 
A  minuit,  sans  aucune  intervention  ecclésiastique,  le  corps  du  jeune 
homme  devait  être  porté  sans  bruit  à  l'église  paroissiale,  pour  être 
déposé  sous  les  dalles  d'une  chapelle  fondée  par  un  de  ses  aïeux. 


DONA   EVORNIA.  663 

Seule,  le  visage  couvert  de  ses  mains,  Evornia  était  agenouillée 
près  de  son  lit  lorsque  j'entrai  dans  sa  chambre.  Eq  entendant 
ouvrir  s-a  porte,  elle  se  retourna  et  lança  vers  m.oi  un  regard  irrité. 
Son  fils  pleurait  tristement  dans  son  berceau. 

—  Il  faut  être  raisonnable,  m' écouter,  m' obéir,  dis-je  à  la  jeune 
femme  en  l'aidant  à  se  remettre  debout  ;  vous  êtes  mère,  Evornia, 
et  vous  semblez  l'oublier. 

—  Je  n'ai  plus  de  lait!  dit -elle  en  appuyant  ses  deux  mains 
sur  sa  poitrine.  Elle  fit  le  tour  de  la  chambre,  s'arrêta  près  de  la 
fenêtre  et  se  disposait  à  regarder  dehors  ;  je  l'en  empêchai,  crai- 
gnant qu'elle  ne  vît  passer  le  juge  et  son  escorte. 

—  Voyons,  du  coumge,  mon  enfant!  On  va  venir  tout  à  l'heure 
chercher  don  Felipe  pour  lui  rendre  les  derniers  devoirs;  promettez- 
moi  de  vous  montrer  calme. 

—  Ai-je  crié,  ai-je  pleuré  depuis  hier?  Je  ne  sais  rien,  je  ne  vois 
rien,  je  n'entends  rien,  docteur.  Qu'on  l'emporte  vite  ! 

—  La  cérémonie  ne  sera  peut-être  pas  silencieuse  ;  l'alcade,  le 
juge,  doivent  amener  un  homme  que  l'on  suppose  être  le  meurtrier. 

—  Un  homme,  s'écria  la  jeune  femme,  un  homme  !  Qui  est-ce? 
me  demanda-t-elle  avec  anxiété. 

—  Valentin  Solar. 

—  Un  des  amans  de  cette  créature  que  vous  nommez  la  Grec- 
que? —  Evornia  prononça  ce  nom  d'une  façon  si  étrange,  avec 
une  expression  de  dédain  et  de  colèro  si  visible,  que  je  la  regardai 
surpris. 

—  Vous  croyez  toujours  que  j'ai  six  ans,  mon  vieil  ami  ;  com- 
ment voulez-vous  que  je  sois  la  seule  à  ignorer  que  Felipe  a  été 
l'amant  de  cette  femme,  qu'il  l'était  encore  hier? 

Evornia  connaissait  la  vérité.  J'avais  enfin  l'explication  de  son 
humeur  farouche,  intraitable,  des  sombres  pensées  qui  la  tortu- 
raient. La  colère,  la  jalousie,  mordaient  à  belles  dents  ce  cœur 
droit,  naïf,  aimant,  qui  luttait  contre  la  douleur  d'une  irréparable 
perte  et  croyait  en  triompher;  mais  l'heure  de  la  réaction  ne  pou- 
vait tarder  à  sonner,  et  je  m'effrayais  en  songeant  à  l'épouvantable 
crise  qu'amèneraient  infailliblement  tant  de  larmes  et  tant  de  san- 
glots contenus. 

Je  forçai  la  jeune  femme  à  s'asseoir,  je  pris  son  fils  et  le  plaçai 
entre  ses  bras.  Je  m'agenouillai  aux  pieds  de  la  pauvre  martyre, 
saisi  d'une  pitié  profonde  pour  la  douleur  imméritée  qui  brisait  le 
cœur  de  cette  enfant  élevée  à  mes  côtés,  que  je  considérais  comme 
ma  fille.  J'étais  troublé,  jo  ne  savais  que  dire  :  parler  aux  femmes 
n'est  pas  mon  fait;  mais  j'avais  les  yeux  pleins  de  larmes,  je  répé- 
tais des  mots  d'enfant,  doux,  tendres,  caressans.  J'aurais  voulu, 


064  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  pallier  mon  insufTisance,  prendre  Evornia  dans  mes  bras,  la 
bercer  comme  lorsqu'elle  était  petite,  et  qu'elle  s'endormait  sur  ma 
poitrine  au  refrain  d'une  chanson  française  qui  la  ravissait. 

Néanmoins  la  jeune  femme  m'écoutait;  peu  à  peu  je  voyais  ses 
traits  se  détendre,  perdre  de  leur  rigidité.  Elle  saisit  ma  main,  la 
baisa,  embrassa  son  fils.  Son  sein  se  souleva,  une  larme  brilla 
entre  ses  paupières,  encore  un  instant  et  elle  allait  enfin  pleurer, 
échapper  à  la  fièvre,  à  la  folie,  lorsque,  se  redressant  avec  brus- 
querie, l'air  égaré  :  —  Laissez-moi!  cria-t-elle;  vous  me  brisez, 
vous  me  désespérez. 

—  Pleurez,  lui  dis-je. 

En  ce  moment,  faisant  force  gestes  à  la  dérobée,  la  camériste 
vint  m'annoncer  que  le  juge  réclamait  ma  présence. 

Il  fallait  obéir.  J'embrassai  Evornia,  lui  annonçant  mon  prompt 
retour,  l'engageant  de  nouveau  à  ne  pas  s'inquiéter  des  bruits 
qu'elle  pourrait  entendre.  Je  blâmai  sévèrement  la  conduite  de  ceux 
qui  avaient  jeté  dans  son  cœur  les  germes  de  cette  jalousie,  la 
conjurant  de  songer  que  son  mari,  coupable  de  légèreté,  n'avait  pu 
cesser  un  seul  instant  de  l'aimer.  Elle  m'écouta,  secoua  la  tête,  et 
me  regarda  m'éloigner  sans  répondre  un  seul  mot. 

Je  me  remis  un  peu  de  mon  trouble.  Je  croyais  depuis  la  veille 
n'avoir  qu'une  douleur  ordinaire  à  consoler,  et,  aussitôt  les  neuf 
jours  de  réclusion  exigés  par  les  coutumes  mexicaines  écoulés, 
j'avais  projeté  de  faire  partir  Evornia  pour  Gordova  ou  Puebla.  Le 
changement  de  lieu  est  un  remède  pour  les  douleurs  de  l'âme;  puis 
l'amour  maternel,  cette  flamme  qui  brûle  le  cœur  des  mères,  aurait 
peu  à  peu  raison  du  désespoir  de  la  jeune  veuve  ;  mais  maintenant, 
comment  agir,  quel  sentiment  invoquer?  Il  fallait  en  appeler  aux 
vertus  de  la  chrétienne,  à  la  résignation  ou  à  l'oubli,  deux  impos- 
sibilités. 

Je  gardai  pour  moi  ma  découverte,  et,  obéissant  aux  instructions 
du  juge,  qui  me  suppliait  de  n'être  pas  distrait,  je  me  postai  près 
de  l'aveugle,  en  face  de  la  porte  par  laquelle  on  devait  introduire 
la  Grecque.  Le  juge  s'attendait  à  des  pleurs,  à  des  cris,  à  un  éva- 
nouissement, et  j'avais  pris  mes  précautions  en  conséquence.  Plus 
de  vingt  cierges  brûlaient  autour  du  mort,  aussi  la  chambre,  en 
dépit  de  ses  vastes  dimensions,  était- elle  suffisamment  éclairée 
dans  toutes  ses  parties.  Sur  un  signe  du  juge,  on  amena  Valentin. 

Au  moment  de  franchir  le  seuil,  le  jeune  homme  s'arrêta  ébloui, 
se  découvrit  et  se  signa;  puis,  d'un  pas  ferme,  mesuré,  il  se  rap- 
procha du  corps,  qu'il  aspergea  d'eau  bénite. 

—  Valentin  Solar,  lui  demanda  le  juge,  connaissez-vous  cet 
homme? 


DONA.   EVORNIA.  665 

Valentin  sourit  dédaigneusement  avec  un  geste  d'épaules  irrévé- 
rencieux. 

—  Il  a  du  sang-froid,  murmura  le  juge  à  mon  oreille. 

—  Il  est  innocent,  répondis-je. 

—  Attendez,  docteur,  vous  vous  hâtez  trop  de  vous  prononcer. 

L'aveugle  ayant  repris  ses  prières,  on  lui  imposa  silence,  et  Valen- 
tin fut  sévèrement  rappelé  au  respect  dû  à  la  justice.  Explique  qui 
pourra  pourquoi  pendant  ce  temps  je  regrettai  le  moment  de  dépit 
qui  m'avait  fait  placer  au  hasard  les  «  semences  animées  »  dans 
leur  boîie.  Maître  de  moi,  j'eusse  songé  à  les  disposer  de  façon  à 
pouvoir  apprécier  d'un  coup  d'œil  leurs  évolutions  durant  mon  ab- 
sence, et  du  même  coup  éclairci  l'importante  question  de  savoir  si 
la  lumière  était  nécessaire  pour  déterminer  leurs  mouvements.  Je 
fus  distrait  de  cette  pensée  en  entendant  le  juge  ordonner  d'ame- 
ner Hermenégilda  Ybanès,  la  Grecque. 

De  même  que  Valentin,  la  jeune  femme  eut  un  moment  d'éblouis- 
sement.  Elle  recula  et  poussa  un  léger  cri  à  la  vue  du  corps;  mais 
bientôt,  s' avançant  d'un  pas  rapide,  elle  vint  s'agenouiller  aux 
pieds  de  don  Felipe  et  sanglota. 

—  Relevez-vous,  lui  dit  impérieusement  le  juge,  et  dites-nous 
si  vous  l'econnaissez  le  corps  ici  présent. 

—  C'est  celui  de  don  Felipe  Aceval,  dont  Dieu  veuille  protéger 
l'âme!  dit  la  jeune  femme. 

—  Vous  savez  comment  il  est  m.ort? 

—  Je  sais,  répondit-elle,  que  je  donnerais  volontiers  ma  vie  pour 
racheter  la  sienne. 

— •  Qa'avez-vous  à  nous  révéler? 

—  Rien,  hélas! 

—  Qui  soupçonnez-vous? 

—  Personne.  —  Elle  se  rapprocha  de  Valentin,  qui  la  regardait 
avec  compassion,  et  s'appuya  sur  le  bras  du  jeune  homme. 

La  confrontation  semblait  terminée;  je  me  disposais  à  retourner 
près  d'Evornia  lorsqu'un  alguazil  introduisit  un  homme  du  peuple 
qui,  interdit  d'abord,  salua  le  mort,  l'aveugle,  le  greffier.  C'était 
ce  mercier  ambulant,  étranger  à  la  ville,  qui  depuis  une  huitaine 
de  jours  étalait  sa  marchandise  à  l'entrée  du  pont.  Le  juge  l'amena 
près  d'un  crucifix. 

—  Sur  l'image  de  ce  Dieu  mort  pour  vous,  dit-il,  jurez  de  dire 
la  vérité. 

Posant  à  terre  son  lourd  chapeau  orné  de  torsades  d'argent,  le 
mercier  prêta  le  serment  qu'on  lui  demandait. 

—  Maintenant,  regardez  autour  de  vous,  continua  le  juge,  et 
dites-nous,  n'écoutant  que  la  voix  de  votre  conscience,  si  vous 


666  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reconnaissez  ici  l'homme  à  qui  vous  avez  vendu  avant-hier  un  cou- 
teau à  double  tranchant. 

—  Je  le  reconnais,  dit  le  mercier. 

Je  regardai  Yalentin,  il  ne  bougea  pas.  Les  grands  yeux  de  la 
Grecque  se  levèrent  avec  inquiétude  sur  le  jeune  homme  dont  elle 
lâcha  le  bras. 

—  Désignez-nous  celui  que  vous  reconnaissez,  continua  le  juge 
après  avoir  fait  un  signe  à  son  greffier. 

—  Le  voici,  dit  l'homme. 

Et  son  bras  s'étendit  vers  le  cadavre. 

Il  y  eut  un  instant  de  silence  ;  cette  révélation  inattendue  boule- 
versait toutes  les  idées,  faisait  tomber  tous  les  soupçons,  remettait 
en  question  la  cause  du  crime.  Dix  fois  interrogé,  le  mercier  con- 
firma son  dire,  dépeignit  jusqu'à  la  bourse  d'où  avait  été  tiré  l'ar- 
gent qui  avait  servi  à  le  payer,  et  cette  bourse  était  bien  celle  que 
portait  ordinairement  le  défunt.  Le  juge,  perplexe,  ne  sachant  plus 
à  qui  s'en  prendre,  venait  d'ordonner  qu'on  emmenât  Yalentin  et  la 
Grecque,  qu'il  ne  pouvait  se  résoudre  à  remettre  en  liberté,  lors- 
qu'un mouvement  se  manifesta  à  la  porte,  où  se  pressaient  les 
gardes  et  quelques  curieux;  on  s'écartait,  et  soudain  parut  Evoniia. 

J'allais  m'élancer  vers  elle;  le  juge  me  retint  brusquement.  La 
jeune  femme,  en  apercevant  le  corps  de  son  mari,  s'appuya  contre 
la  muraille,  le  regarda  fixement,  et  l'on  entendit  ses  ongles  égra- 
tigner  la  pierre.  Ses  lèvres  s'agitaient;  elle  ne  semblait  voir  que 
lui.  Des  spasmes  nerveux  soulevaient  par  instans  sa  poitrine,  puis 
elle  oubliait  de  respirer  durant  une  minute,  et  l'air  pénétrait  en 
sifflant  dans  ses  poumons  épuisés.  L'aveugle,  se  croyant  seul  à  cause 
du  silence,  reprit  sa  psalmodie.  Au  bruit  de  cette  voix,  Evornia 
tourna  soudain  la  tête,  et  aperçut  la  Grecque.  Elle  fit  un  pas  en 
avant,  le  sang  afflua  sur  ses  joues  pâles,  et  sa  main  s'étendit  vers  sa 
rivale. 

A  la  vue  d'Evornia,  la  Grecque  avait  reculé  jusqu'à  la  fenêtre. 
Là,  un  genou  en  terre,  les  mains  jointes,  elle  regardait  avec  effroi 
les  traits  contractés  de  la  veuve.  Quelle  impression  pénible,  ineffa- 
çable, vivante,  m'est  restée  de  cette  scène  !  Les  deux  belles  créa- 
tures d'un  type  si  distinct  formaient  un  étrange  contraste.  La  Grec- 
que, dont  les  bras  splendides  eussentpu  ôtreindra,  dompter  Evornia, 
se  tenait  humble,  courbée,  affiissée.  Ses  cheveux  noirs  retombaient 
en  désordre  autour  de  ses  joues  brunes,  sa  tête,  appuyée  contre  le 
mur,  s'inclinait  légèrement.  Ses  lèvres,  rouges,  entr'ouvertes,  lais- 
saient voir  ses  dents  blanches,  qui  s'entre-choquaient  par  instans, 
tandis  que  ses  grands  yeux  doux,  craintifs,  se  noyaient  de  larmes 
et  semblaient  demander  grâce.  Evornia  au  contraire,  secouant  ses 


DONA   EVORNIA.  667 

longs  cheveux  dorés,  l'œil  sec,  sa  petite  main  étendue,  semblait 
une  lionne  fascinant  sa  proie,  l'immobilisant,  marchant  vers  elle 
froide,  gracieuse,  résolue,  terrible. 

—  Ah  !  dit-elle  d'une  voix  saccadée,  tu  as  eu  raison  de  venir,  je 
t'attendais  ! 

Encore  une  fois  je  voulus  m'intei'poser  ;  ce  fut  Evornia  qui  me 
repoussa,  sans  même  me  regarder. 

—  Essaie  donc,  continua-t-elle,  de  réchauffer  ton  amant,  de  lui 
rendre  la  vie  que  tu  lui  as  prise. 

Evornia  fit  encore  un  pas.  Échappant  enfin  à  la  fascination  dont 
elle  semblait  l'objet,  la  Grecque,  se  relevant,  courut  vers  le  juge. 

— ParVânie  de  votre  mère,  sehor  !  s'écria-t-elle  en  désignant  àson 
tour  Evornia,  voilà  l'assassin  de  don  Felipe  !  Regardez  ses  yeux. 

A  cette  accusation,  Evornia  porta  vivement  les  mains  à  son  front; 
son  regard  indécis  rencontra  de  nouveau  la  face  livide  de  son  mari. 
—  Grâce  !  dit-elle.  —  Et  elle  tomba  dans  mes  bras  et  dans  ceux  de 
Valentin,  à  qui  je  venais  de  faire  un  signe,  prévoyant  le  dénoûment 
de  cette  triste  scène. 

Nous  transportâmes  la  jeune  femme  dans  sa  chambre;  on  bou- 
leversa le  lit  pour  l'y  étendre,  et  sous  le  traversin  on  trouva  un 
couteau,  que  le  mercier  reconnut  pour  celui  qu'il  avait  vendu.  Que 
signifiait  cela?  Je  malmenai  le  juge,  qui  parlait  d'arrestation,  d'in- 
terrogatoire, de  procès-verbal.  En  dépit  de  ses  pleurs  et  de  ses 
supplications,  il  ordonna  de  conduire  la  Grecque  dans  un  couvent, 
puis  annonça  à  Valentin  qu'il  était  libre.  Le  jeune  homme  m'offrit 
aussitôt  ses  services,  que  j'acceptai.  Les  voisins,  si  empre>>sés  la 
veille,  fuyaient  maintenant  cette  demeure  maudite,  et  ce  fut  Valen- 
tin qui  dut  veiller  à  l'inhumation  de  celui  qui  avait  été  son  rival, 
et  dont  on  l'avait  cru  le  meurtrier. 

Le  fils  d'Evornia  ne  cessait  de  pleurer;  après  avoir  été  abreuvé 
durant  quatre  jours  d'un  lait  empoisonné  par  la  fièvre,  le  pauvre 
petit  fut  pris  de  convulsions.  La  camériste  ayant  déserté,  je  dus 
faire  appeler  une  vieille  Indienne  qui  m'était  dévouée  pour  prendre 
soin  de  l'enfant.  Vers  minuit,  un  calme  apparent  régnait  dans  cette 
maison  naguère  si  joyeuse,  où  tant  d'événemens  sinistres  venaient 
dese  succéder.  J'étais  assis  au  chevet  delà  malade,  essayant  de  mettre 
un  peu  d'ordre  dans  mes  idées.  Le  juge  se  promenait  de  long  en 
large  dans  le  corridor,  épiant  le  retour  à  la  vie  de  la  jeune  femme. 
Le  pas  de  cet  homme  m'agaçait. 

Evornia  avait  depuis  longtemps  repris  ses  sens,  mais  ses  yeux 
restaient  clos,  et  elle  laissait  mes  questions  sans  réponse.  Vers 
une  heure,  elle  me  demanda  à  boire,  se  plaignit  d'avoir  mal  à  la 
tête,  et  me  supplia  de  la  soulager.  Le  juge  s'approcha.  Eu  dépit  de 


668  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mon  naturel  pacifique,  de  ma  considération  pour  sa  personne,  de 
mon  respect  pour  la  loi,  je  fus  tenté  de  le  prendre  au  collet  et  de 
le  jeter  dehors.  Que  cherchait  cet  homme?  Un  coupable,  du  sang, 
une  victime  de  plus.  Hélas!  à  quoi  bon? 

Evornia,  l'entendant  parler,  ouvrit  les  yeux.  —  Que  voulez-vous 
savoir?  demanda- t-elle. 

—  Le  nom  du  meurtrier,  senora. 

—  Eh  bien!  ce  qu'a  dit  autrefois  la  Grecque,  je  l'ai  fait.  Mainte- 
nant laissez-moi.  —  Gomme  le  juge  lui  adressait  une  nouvelle 
question,  et  se  rapprochait  :  —  Je  suis  seule  coupable,  dit-elle  en 
se. redressant,  que  vous  faut-il  de  plus? 

Elle  regarda  le  magistrat,  puis  se  tourna  vers  moi.  —  Ah  !  mur- 
mura-t-el!e  à  mon  oreille  en  m'entourant  le  cou  de  ses  bras,  en 
appuyant  son  visage  sur  le  mien,  je  ne  vous  fais  pas  horreur  à 
vous,  vous  me  plaignez,  vous  m'aimez  quand  même.  Comment 
tout  cela  est-il  arrivé?  Je  n'en  sais  rien.  J'ai  appris  sa  trahison, 
j'ai  voulu  le  mépriser,  je  n'ai  pas  pu,  je  l'aimais  trop.  Je  lui  ai 
fait  acheter  une  arme,  puis  je  l'ai  supplié  de  ne  pas  sortir,  de 
rester  près  de  moi.  Il  est  parti,  riant  de  mes  larmes.  Le  soir,  ce 
père,  ce  mari  traître,  indigne,  parjure,  revenait  en  chantant;  mon 
front  brûlait.  J'ai  été  au-devant  de  lui,  il  a  ouvert  son  manteau 
pour  me  prendre  dans  ses  bras...  Mais  pourquoi  me  le  faire  dire? 
vous  le  savez. 

Elle  ferma  les  yeux  et  se  tut.  Le  juge  se  retira  enfin;  il  avait 
consenti  à  laisser  Evornia  prisonnière  chez  elle,  sous  ma  responsa- 
bilité. Quelle  nuit,  bon  Dieu!  J'entendais  la  sentinelle  préposée  à  la 
garde  de  la  jeune  femme  répondre  d'heure  en  heure  aux  cris  des 
veilleurs  de  nuit,  et  me  rappeler  à  la  réalité  contré  laquelle  mon 
esprit  se  débattait.  Yers  quatre  heures,  l'enfant  expira.  En  ce  mo- 
ment, Evornia  poussa  un  cri  terrible;  elle  prononça  deux  ou  trois 
mots  que  je  ne  pus  comprendre;  puis,  dans  l'affreux  délire  d'une 
fièvre  cérébrale,  elle  se  mit  à  lutter  contre  un  spectre  ensanglanté. 


V. 

Quels  replis  secrets  a  donc  le  cœur?  Le  scalpel,  en  le  fouillant, 
y  trouve  des  nerfs,  un  tissu  spongieux,  quatre  cavités,  le  tout  en- 
veloppé d'un  sac  membraneux,  le  péricarde;  mais  par  quel  phéno- 
mène les  peines  morales  affectent-elles  particulièrement  cet  organe? 
Gertes  de  tout  temps  j'avais  tendrement  aimé  la  petite  Evornia, 
d'abord  pour  son  babil,  sa  malice,  son  espièglerie,  puis  pour  sa 
grâce  et  pour  l'intérêt  qu'elle  prenait  à  mes  travaux.  Même  après 


i 


DONA    EVORNIA.  669 

son  mariage,  elle  n'eût  eu  garde  de  passer  devant  ma  porte  sans 
me  rendre  visite.  Soir  ou  matin,  au  moment  où  j'y  pensais  le 
moins,  je  voyais  apparaître  sa  jolie  tête.  Un  doigt  sur  ses  lèvres, 
elle  s'avançait  lente,  légère,  sérieuse,  jusqu'à  mon  fauteuil,  me  fai- 
sait une  belle  révérence,  et,  folle,  se  précipitait  en  riant  sur  mes 
papiers,  qu'elle  bouleversait.  —  Une  découverte  perdue!  s'écriait- 
elle  alors  en  levant  les  bras  et  en  imitant  ma  voix.  —  Puis,  me  pré- 
sentant sa  joue  rose,  veloutée  :  —  Frappez,  senor,  disait-elle.  —  Je 
grondais,  mais  je  l'embrassais...  Deux  minutes  plus  tard,  assise 
près  de  moi,  la  main  sur  mon  épaule,  elle  se  faisait  expliquer  mon 
travail.  Elle  voulait  tout  savoir  de  ce  qui  me  touchait,  écoutait  pa- 
tiente la  lecture  du  mémoire  que  je  rédigeais,  me  grondait  de  tou- 
jours veiller.  Cela  me  semblait  tout  naturel  de  la  voir  ainsi  fami- 
lière. Il  avait  fallu  le  malheur  qui  venait  de  l'atteindre  pour  me 
révéler  combien  cette  enfant  grandie  à  mes  côtés  m'était  chère, 
pour  m' apprendre  qu'elle  faisait  partie  de  mon  être,  que  mon  cœur 
tenait  au  sien  par  une  attache  presque  maternelle. 

Je  perdis  le  sommeil,  l'appétit  à  la  suite  do  tant  d'événemens; 
je  n'abandonnais  Evornia  que  pour  courir  visiter  mes  cliens.  Les 
cris  de  douleur  de  la  jeune  femme  m'énervaient,  je  prenais  ma 
science  en  pitié.  Penché  sur  ce  front  pâle,  tenant  entre  les  miennes 
cette  petite  main  rendue  criminelle  par  l'amour,  j'épiais  chaque 
symptôme  de  la  fièvre,  prompt  à  la  combattre,  à  la  réduire.  Je 
voulais  arracher  à  la  mort  cet  être  aimé  ;  j'y  réussis. 

Quinze  jours  après  la  confrontalion,  dont  les  résultats  avaient  été 
si  inattendus,  Evornia  était  hors  de  danger.  Ce  fut  un  matin,  au 
moment  où  le  soleil  apparut  sur  l'hoiizon,  que  la  jeune  femme 
tourna  vers  moi  de  grands  yeux  étonnés.  La  fenêtre  de  sa  chambre 
était  ouverte,  de  légers  nuages  roses  flottaient  sur  l'azur  du  ciel  ; 
elle  me  regarda  longtemps  en  silence.  Mes  vêtemens  étaient  en 
désordre,  ma  barbe  était  inculte,  mon  visage  maigri.  Elle  prononça 
mon  nom,  me  tendit  la  main  ;  je  voulus  parler,  et  ne  pus  que  bé- 
gayer. 

Une  semaine  plus  tard,  la  malade  se  levait.  Dès  la  première 
heure,  il  fallut  lui  apprendre  la  mort  de  son  fds,  tâche  dans  laquelle 
son  directeur  me  seconda.  La  douleur  d'Evornia  fut  muette. 

—  Qu'eût-il  fait  sur  la  terre?  me  dit-elle,  tandis  que  de  grosses 
larmes  roulaient  sur  ses  joues  ;  puis  elle  ajouta  :  Je  n'étais  plus 
digne  d'être  mère.  Dieu  fait  bien  ce  qu'il  fait. 

Matin  et  soir,  à  l'heure  de  mes  visites,  je  trouvais  Evornia  éta- 
blie près  de  la  fenêtre  de  sa  chambre.  Immobile,  absorbée,  elle 
passait  des  heures  entières  à  regarder  les  nuages  courir  sur  le  ciel, 
à  suivre  le  vol  des  aigles  qui,  planant  au-dessus  des  sommets  de 


670  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  Cordillère,  décrivaient  de  grands  cercles,  et  se  perdaient  peu  à 
peu  dans  les  hauteurs. 

Mais  qu'étaient  devenues  les  «  semences  animées?  »  Hélas!  elles 
reposaient  dans  la  boîte  où  je  les  avais  replacées,  boîte  que  je 
n'avais  eu  ni  le  loisir  ni  le  courage  d'ouvrir.  Un  matin,  —  je  venais 
de  voir  Evornia  manger  avec  appétit,  —  je  rentrai  chez  moi  satis- 
fait, l'esprit  libre  de  soucis.  J'époussetai  ma  table  de  travail,  sur 
laquelle  ma  gonvernante  elle-mêm.e  n'a  pas  le  droit  de  porter  la 
main;  je  me  sentais  en  verve,  et,  le  soir  venu,  je  me  proposais  de 
reprendre  mes  études  et  mes  travaux. 

Au  retour  de  mes  visites  de  l'après-midi,  alo^s  que  je  me  croyais 
libre,  on  me  remit  une  lettre  du  juge  par  laquelle  il  me  priait  de 
passer  chez  lui.  Depuis  trois  semaines,  j'avais  oublié  les  hommes, 
leurs  passions,  leurs  rancunes,  leurs  tribunaux.  Evornia  était  sau- 
vée, mon  cœur  battait  d'orgueil  chaque  fois  que  j'y  songeais.  Je 
souris  au  juge  lorsqu'il  me  félicita  de  cette  cure,  qu'il  qualifiait  de 
merveilleuse;  mais  je  pâlis  en  l'entendant  me  remercier,  au  nom  de 
la  société,  d'avoir  conservé  un  coupable  à  la  justice,  au  châtiment. 

La  colère,  la  surprise,  la  stupeur,  l'indignation,  les  sentimens 
les  plus  violens  et  les  plus  opposés  envahirent  mon  âme  à  cette 
déclaration.  Je  me  contentai  cependant  de  m'incliner;  j'avais  cent 
choses  à  répondre,  mais  je  n'étais  pas  maître  de  moi.  Je  regagnai 
ma  demeure  à  la  hâte,  e-t  je  tombai  accablé  devant  ma  table,  si 
joyeusement  préparée  le  matin.  Quoi?  durant  quinze  jours  et  quinze 
nuits,  j'avais  veillé  Evornia,  épiant  les  ruses  de  la  folie,  de  la  mort, 
pour  les  combattre,  les  déjouer  et  les  vaincre,  et  cela  afin  qu'un 
homme,  au  nom  de  la  justice,  de  la  société,  vînt  me  déclarer  que 
cette  existence  humaine,  conquise  par  la  science,  lui  appartenait! 

Evornia,  l'Evornia  de  la  nuit  funèbre,  de  la  passion  jalouse,  du 
crime,  si  l'on  veut,  était  morte  du  coup  qu'elle  avait  inconsciem- 
ment porté,  coup  dont  son  enfant  lui-môme  avait  été  atteint.  Celle 
que  je  venais  de  voii*  quelques  heures  auparavant,  pâle,  languis- 
sante, repentante,  vaincue,  c'était  mon  bien,  ma  conquête.  C'est 
moi  qui  avais  rendu  les  battemens  à  son  cœur,  la  pensée  à  son 
front,  les  raouvemens  à  son  corps.  Evornia  était  mon  œuvre,  ma 
création,  ma  fille,  —  et  le  juge  froidement,  d'un  air  presque  ai- 
mable, ms  remerciait  de  lui  avoir  conservé  une  victime,  une  pâture 
pour  son  échafaud  ! 

De  neuf  heures  du  soir  à  cinq  heures  du  matin,  je  me  promenai 
de  long  en  large  dans  mon  cabinet,  entassant  l'un  sur  l'autre  les 
projets  les  plus  extravagans.  Je  songeais  à  ramener  Evornia  chez 
moi  ;  ma  porte  était  garnie  de  fer,  mes  fenêtres  aussi  solidement 
grillées  que  pas  une  de  la  ville,  je  pouvais  soutenir  un  siège.  Le 


DONA   EVORNIA.  671 

peuple  en  général  n'aime  gaère  la  police  :  il  prendrait  parti  pour 
moi,  si  l'on  tentait  de  forcer  ma  demeure  ;  mais  après? 

L'idée  de  retourner  en  Europe  me  vint  aussi.  En  somme,  rien  de 
plus  facile  que  d'enlever  Evornia.  Une  fois  la  jeune  femme  à  bord 
d'un  navire  étranger,  fût-ce  d'un  bâtiment  de  commerce,  la  justice 
mexicaine  fermerait  les  yeux,  et  la  société  ferait  comme  elle. 

Aux  expédiens  violens,  impraticables,  succédèrent  peu  à  peu  dans 
mon  esprit  les  solutions  sensées,  résultat  de  la  réflexion.  Je  con- 
naissais le  président  de  la  république,  l'intègre  Comoufort.  C'était 
un  homme  doux,  humain,  qui  lors  de  son  avènement  au  pouvoir 
avait  su  pardonner  à  ses  ennemis.  Il  connaissait  mes  travaux,  il 
accorderait  à  mes  instances,  à  mes  supplications,  la  grâce  d' Evor- 
nia. Je  ferais  appuyer  ma  démarche  par  les  ministres  de  France, 
d'Angleterre,  d'Espagne,  par  leur  doyen,  le  ministre  de  Guatemala, 
vieillard  de  quatre-vingt-cinq  ans.  L'archevêque  de  Mexico,  à  qui 
j'avais  dédié  mon  mémoire  sur  le  principe  sucré  du  raphanus  sati- 
vus  niger,  présenterait  au  besoin  ma  requête.  Sa  demeure  était  un 
lieu  d'asile;  à  la  dernière  extrémité  j'y  conduirais  Evornia. 

Je  me  rendis  chez  le  juge.  Là,  sans  rien  révéler  de  mes  projets, 
invoquant  la  santé  encore  mal  affermie  de  ma  cliente,  je  demandai 
qu'elle  restât  prisonnière  dans  sa  demeure  jusqu'à  la  fm  du  mois. 
Le  juge,  qui  s'obstinait  à  ne  voir  en  elle  qu'une  criminelle  ordi- 
naire, ne  céda  qu'avec  peine  à  mon  désir,  mais  enfin  il  céda. 

Le  soir,  Evornia  me  parut  plus  triste  que  de  coutume.  Soit  in- 
stinct, soit  qu'une  indiscrétion  de  la  sentinelle  placée  à  sa  porte 
l'eût  instruite  des  intentions  du  juge,  elle  m'entretint  de  son  procès. 
Je  voulus  détourner  la  conversation. 

—  Non,  me  dit-elle,  il  en  faudra  parler  tôt  ou  tard,  et  mieux 
vaut  que  ce  soit  aujourd'hui.  —  Avec  un  sang-froid  qui  me  surprit, 
elle  examina  elle-même  son  sort  futur.  —  On  me  laissera  vivre, 
me  dit-elle  en  concluant,  et  cependant  je  préférerais  mourir. 

Je  me  récriai.  Je  ne  voulais  lai  donner  aucune  fausse  espérance; 
aussi  me  gardai-je  de  lui  parler  de  ma  résolution;  je  me  contentai 
de  lui  annoncer  que  je  comptais  me  mettre  prochainement  en  route 
pour  Mexico.  Elle  parut  s'inquiéter  de  mon  départ  et  me  supplia  de 
le  retarder.  Il  s'agissait  d'elle,  il  ne  fallait  perdre  ni  une  heure  ni 
une  minute;  j'eus  la  force  de  lui  résister. 

Elle  demeura  pensive,  comme  attristée  de  mon  refus. 

—  Vous  voilà  fâchée,  lui  dis-je;  si  je  ne  vous  cède  pas,  c'est  qu'il 
s'agit  d'intérêts  graves. 

—  N'en  parlons  plus.  Vous  partez  mardi? 

—  A  minuit;  ma  place  est  déjà  retenue. 

—  Venez  dîner  avec  moi  demain. 


672  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ne  préférez -vous  pas  que  je  sois  votre  convive  le  jour  de  mon 
départ  ? 

—  Un  mardi!  non;  c'est  un  vilain  jour,  et  je  suis  superstitieuse. 
Venez  demain,  je  vous  en  prie. 

Le  mardi,  pour  les  Mexicains,  a  la  réputation  fatidique  prêtée  au 
vendredi  par  les  Français.  Je  baisai  en  signe  d'acquiescement  les 
deux  petites  mains  que  me  tendit  Evornia,  heureux  de  la  voir  si 
calme  et  de  songer  que  bientôt  elle  serait  libre  de  se  réfugier  dans 
un  couvent,  son  vœu  secret. 

Je  ne  pouvais,  sans  être  coupable  à  mes  propres  yeux,  partir 
pour  Mexico  avant  d'avoir  étudié  à  fond  les  «  semences  animées.  » 
J'étais  si  convaincu  du  bon  résultat  de  mon  voyage  que  je  me  mis 
résolument  à  l'œuvre.  Avec  quelle  émotion  j'ouvris  la  boîte  qui 
renfermait  les  précieuses  graines,  avec  quelle  joie  je  les  posai  sur 
l'immense  feuille  de  papier  préparée  pour  les  recevoir  !  Deux  des 
semences,  comme  pour  répondre  à  mon  impatience,  se  mirent 
presque  instantanément  à  se  mouvoir.  Elles  tournaient,  pivotaient, 
se  renversaient  dans  les  directions  les  pins  opposées,  les  plus  fan- 
tastiques. Le  phénomène  n'était  pas  le  résultat  d'une  force  à  direc- 
tion constante;  je  ne  savais  que  penser. 

J'ouvris  une  semence,  une  de  celles  qui  restaient  immobiles. 
Elle  renfermait  une  fécule  grise  qui,  examinée  au  microscope,  se 
composait  de  grains  irréguliers  et  transparens.  Je  couvris  tout  un 
cahier  de  notes,  me  proposant,  dès  mon  arrivée  à  Mexico,  de  dé- 
poser ces  observations  succinctes  entre  les  mains  du  secrétaire  de 
l'académie,  précaution  qui  au  besoin  me  permettrait  d'établir  la 
priorité  de  mes  recherches.  Mais  il  me  fallait  le  pourquoi  du  phé- 
nomène; je  me  disposais  à  disséquer  une  des  graines  qui  conti- 
nuaient à  se  mouvoir  sous  mes  yeux,  lorsque  je  me  ravisai.  Avant 
trois  jours,  je  devais  être  à  Mexico;  ne  valait-il  pas  mieux  procéder 
à  mes  expériences  devant  l'académie?  Saisi  de  cette  idée,  j'empa- 
quetai soigneusement  les  semences  dont  les  singulières  propriétés 
devaient  bientôt  mettre  en  émoi  tout  le  monde  savant. 

L'imagination,  cette  folle  qui  ne  dort  jamais,  me  fit  croire  cette 
nuit-là  que  mon  voyage  était  accompli.  Je  rentrais  à  Orizava  por- 
teur d'un  parchemin  couvert  de  sceaux  et  de  paraphes,  document 
en  vertu  duquel  la  grâce  pleine  et  entière  d'Evornia  Aceval  était 
accordée  au  docteur  Bernagius,  comme  récompense  de  ses  belles 
études  sur  les  «  semences  animées.  » 

YI. 

Le  lundi  soir  arriva,  lourd,  chaud,  accablant.  De  gros  nuages 
noirs,  chassés  par  le  vent  nord-est,  venaient  depuis  le  matin  se 


DONA    EVORNIA.  673 

heurter  contre  les  cimes  de  la  Cordillère,  et,  trop  lourds  pour  s'éle- 
ver davantage,  s'amoncelaient  au-dessus  de  la  riante  vallée  de  la 
Perle.  L'électricité  chargeait  l'air  de  son  fluide  invisible,  agaçant 
les  gens  nerveux,  surtout  les  femmes.  Vingt  fois  dans  la  journée, 
j'avais  été  appelé  par  mes  clientes;  elles  se  plaignaient  d'éblouisse- 
mens,  d'impatiences,  de  terreurs  secrètes,  d'envie  de  pleurer  :  dé- 
sordres de  l'organisme  qui  devaient  disparaître  avec  l'orage  formi- 
dable dont  nous  étions  menacés. 

De  temps  à  autre,  un  éclair  emplissait  mon  cabinet  d'une  lumière 
blanche,  éblouissante.  Je  prévoyais  un  coup  de  tonnerre,  et  je  prê- 
tais l'oreille  afin  de  suivre  la  direction  du  son;  mais  les  éclairs, 
toujours  silencieux,  se  succédaient  en  se  teignant  de  rouge.  Deux 
beaux  xylophages  que  j'avais  récoltés  la  veille  et  piqués  sur  ma 
table  se  débattaient  furieux.  Les  points  lumineux  qui  ornent  le  cor- 
selet de  cet  insecte  et  le  font  rechercher  comme  parure  par  les 
dames  mexicaines  brillaient  avec  une  intensité  extraordinaire.  Exis- 
tait-il donc  un  rapport  entre  l'électricité  et  les  organes  phospho- 
rescens  de  mes  deux  coléoptères?  J'allais  tenter  une  expérience, 
lorsque  je  me  souvins  qu'Evornia  m'attendait. 

Je  sortis  ;  il  faisait  nuit.  Les  éclairs,  à  chaque  minute,  embra- 
saient l'horizon.  Orizava,  ses  dômes,  ses  maisons,  ses  clochers,  ses 
montagnes,  apparaissaient  soudain  comme  en  plein  soleil.  Lorsque 
j'atteignis  la  place  de  Siint-Jjan-de-Dieu,  deux  nuages  comlii- 
nèrent  si  bien  leur  électricité  qu'une  femme  qui  marchait  devant 
moi  se  jeta  à  genoux.  Je  saisis  ma  montre,  une  détonation  sèche 
ébranla  les  montagnes.  Or,  le  son  parcourant  trois  cent  quarante 
mètres  par  seconde,  je  pus  calculer  que  le  fluide  électrique  avait 
dû  s'abattre  à  quatre  mille  cinq  cents  mètres  du  lieu  où  je  me  trou- 
vais; mais  où,  dans  quelle  direction?  Les  sens  nous  trompent,  il 
leur  faut  une  longue  éducation  pour  les  tenir  en  garde  contre  l'er- 
reur. Ce  n'est  ni  un  sot  ni  un  naïf  que  l'enfant  qui  veut  prendre  la 
lune;  son  œil  encore  inexpérimenté  la  lui  montre  sur  le  même  plan 
que  ses  hochets.  Aussi  c'est  toujours  en  vain  que  j'ai  tenté  de  faire 
comprendre  aux  Indiens  que  le  son  peut  être  réfléchi  comme  la 
lumière,  et  de  leur  expliquer  ainsi  le  phénomène  de  l'écho.  Peine 
perdue!  On  m'a  traité  d'imposteur,  tandis  que  les  imposteurs  sont 
les  sens.  Un  jour,  traversant  avec  Ayotepetl  (Tortue  de  Pierre)  les 
gorges  de  la  Sierra  de  Quichtlan,  l'écho  répéta  un  sifflement  lancé 
par  le  célèbre  chef  apache.  —  Quelqu'un  est  là,  me  dit-il  en  arrê- 
tant son  cheval  et  en  me  regardant  avec  méfiance. 

—  Non,  lui  répondis-je,  c'est  l'écho. 

—  Quelqu'un  est  là,  répéta-t-il  impérieusement;  est-ce  un  des 
tiens? 

TOME  Cil.  —  1872.  '43 


674  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  pris  la  peine  de  lui  expliquer  que  son  oreille  le  trompait,  que 
le  sifflement  qu'il  avait  produit,  bondissant  sur  les  couches  de  l'air 
et  s'étant  heurté  contre  une  roche,  nous  revenait  par  un  angle  de 
réflexion  égal  à  celui  d'incidence.  L'irascible  Indien,  croyant  à  une 
trahison  ou  furieux  de  se  voir  démenti,  me  décocha  un  coup  de 
poing  qui,  m'atteignant  à  l'arcade  sourcilière  droite,  me  fit  voir,  — 
erreur  de  mes  sens,  — une  pluie  d'étincelles  assez  semblable  à  celle 
que  produit  la  combinaison  du  fer  dans  l'oxygène.  Le  peuple,  obser- 
vateur sagace,  a  raison  de  déclarer  que,  dans  les  expériences  de 
cette  nature,  le  patient  voit  trente-six  chandelles.  Sous  la  double 
influence  de  ]a  douleur  et  de  la  colère,  je  répondis  à  l'agression 
d'Ayotepetl  par  un  coup  de  cravache  qui  nous  brouilla  à  jamais,  et 
cet  homme  des  plaines  est  mort  sans  avoir  compris  le  phénomène 
de  l'écho. 

Evornia  m'attendait,  je  la  trouvai  un  peu  nerveuse,  un  peu  surex- 
citée. Elle  m'accueillit  par  cette  gracieuse  accolade  mexicaine  qui 
me  surprit  si  fort  la  première  fois  que  j'en  fus  l'objet.  Nous  nous 
mîmes  à  table;  la  vieille  Indienne  que  j'avais  placée  près  d'elle 
nous  servit.  De  quels  soins  touchans  je  fus  entouré  durant  cette 
soirée!  On  eût  dit  que  la  jeune  femme  voulait  me  payer  en  une  fois 
de  tous  les  soucis  qu'elle  m'avait  causés,  qu'elle  devinait  l'eflbrt  que 
j'allais  tenter  en  sa  faveur,  et  voulait  d'avance  m'en  récompenser. 

Après  le  dîner,  elle  me  ramena  dans  sa  chambre,  m'établit  dans 
un  vaste  fauteuil,  posa  sa  tête  redevenue  charmante  sur  mes  genoux, 
et  se  mit  à  me  parler  du  passé.  Quelle  mémoire  !  que  de  faits  oubliés 
elle  me  rappela,  sans  compter  celui  de  mes  hyménoptères  si  fan- 
tastiquement classés!  Je  lui  avais,  paraît-il,  acheté  sa  première 
poupée,  et  ladite  poupée,  tant  qu'elle  avait  vécu,  s'était  nommée 
Rita  Bernagius. 

De  mes  herborisations,  je  rapportais  toujours  des  fleurs  sau- 
vages pour  ma  petite  amie.  Ces  fleurs,  elle  en  savait  les  noms, 
l'ordre,  la  famille,  la  tribu.  Elle  me  parla  de  cette  hydrocotyle  à 
laquelle  le  savant  Richard  a  donné  mon  nom.  Prévoyant  sans  doute 
l'honneur  qui  m'était  réservé,  j'avais  sauté  de  joie,  une  fois  sûr 
que  mon  hydrocotyle  était  inédite  ;  j'avais  dansé,  disait  Evornia,  et 
comme  elle  avait  ri  ! 

Elle  me  parla  de  mes  mémoires,  de  ses  pauvres  qu'elle  m'obli- 
geait à  visiter.  On  s'adressait  à  elle  lorsque  l'on  voulait  obtenir 
quelque  chose  de  moi.  Je  disais  non,  et  elle  me  faisait  obéir  à  mon 
insu.  Un  beau  jour,  je  donnai  son  nom  à  un  toucan  ;  elle  se  révolta, 
l'oiseau  lui  semblait  laid,  armé  de  son  énorme  bec.  Je  débaptisai 
le  toucan  pour  dédier  à  ma  petite  amie  un  colibri  au  plumage  d'or, 
d'émeraude,  de  rubis,  de  pourpre,  —  YEvomia  mirabilis. 


DONA    EVORNIA.  675 

Evornia,  bien  qu'elle  ne  l'eût  plus  entendu  depuis  son  enfance, 
se  souvenait  encore  du  refrain  que  je  lui  chantais  de  temps  à  autre 
pour  l'endormir.  On  m'avait  probablement  bercé  moi-même  h  l'aide 
de  cette  chanson,  car  je  ne  me  souvenais  ni  où  ni  quand  je  l'avais 
apprise.  En  l'entendant  soudain  fredonner  par  Evornia,  dont  l'ac- 
cent étranger  et  doux  possédait  je  ne  sais  quel  charme,  je  fus  ému. 
La  jeune  femme  le  remarqua,  n'acheva  pas,  et  nous  demeurâmes 
silencieux. 

A  dix  heures,  je  voulus  me  retirer;  elle  me  retint  encore.  Elle 
ne  parlait  plus  guère;  mais,  le  front  appuyé  sur  mes  genoux,  elle 
semblait  reposer.  De  loin  en  loin  un  soupir,  un  tressaillement  in- 
volontaire, fébrile.  Je  la  crus  endormie,  et  me  penchai  vers  elle. 
—  Ne  bougez  pas,  me  dit-elle,  je  suis  si  bien  là,  docteur,  que  j'y 
voudrais  rester  toujours.  Comme  je  vous  aime,  mon  ami,  mon  seul, 
mon  véritable  ami!  Vous  l'ai-je  dit  souvent?  l'avez-vous  toujours 
senti?  Lorsque  j'étais  petite,  j'étais  toujours  chez  vous,  et,  pour  me 
dépiter,  on  me  nommait  M'"^  Bcrnaglus.  On  ne  réussissait  qu'à  me 
rendre  fière.  Si  vous  aviez  voulu,  docteur,  j'aurais  été  votre  femme. 

Je  me  mis  à  rire  de  cette  idée,  songeant  à  ma  tournure,  à  la 
sienne,  à  son  âge,  au  mien. 

—  Ne  riez  pas,  me  dit-elle  en  se  redressant  avec  vivacité,  cela 
me  fait  mal  de  vous  entendre  rire. 

—  C'est  qu'il  est  tard,  que  vos  nerfs  sont  excités  par  l'orage  et 
qu'il  faut  vous  reposer,  mon  enfant.  Adieu! 

—  Pas  adieu,  ami,  au  revoir  ! 

J'étais  à  peine  rentré  chez  moi  que  l'ouragan,  si  longtemps  con- 
tenu, éclatait  enfin  au-dessus  de  la  ville.  Durant  plus  d'une  heure, 
le  vent,  le  tonnerre,  la  pluie,  firent  rage;  jamais  à  ma  connaissance, 
les  élémens  ne  s'étaient  livré  une  pareille  lutte  dans  notre  paisible 
vallée.  Peu  à  peu  le  vacarme  cessa,  la  pluie  seule  continua  de  tom- 
ber. Je  m'endormis  en  songeant  au  plaidoyer  que  je  présenterais  à 
Comonfort,  et  que  je  voulais  rendre  irrésistible. 

Il  est  huit  heures  du  matin;  je  reçois  l'ordre  d'aller  constater  le 
décès  de  doîia  Evornia  Aceval,  qui  s'est  donné  la  mort  hier  à  mi- 
nuit! 

J'aurai  ce  courage;  elle  comptait  sur  moi  lorsqu'elle  m'a  dit  :  Au 
revoir!  J'étouffe.  Qu'ils  sont  heureux  ceux  qui  peuvent  pleurer! 

Lucien  Biart. 


SOUVENIRS 

DE  L'ADRIATIQUE 


III. 

LE    PACHALIKAT    d'ÉPIRE     ET    l' IIE  LLÉ^'I  SMK    EN    TURQUIE    (1), 


I. 

Le  vaste  pachalikat  d'Épire  est  borné  d'un  côté  par  la  Mer-lo- 
.nienne,  de  l'autre  par  la  mer  Egée;  on  voit  qu'il  traverse  la  Turquie 
méridionale  tout  entière  et  qu'il  comprend  laThessalie,  province  qui 
dépendait  du  gouvernement  de  Saloiiique  il  y  a  quelques  années. 
La  chaîne  du  Pinde  divise  ce  viîayet  en  deux  parties.  Au  sud,  il 
touche  partout  au  royaume  de  Grèce,  au  nord  à  la  Haute-Albanie 
et  à  la  Macédoine.  La  vallée  de  la  Woyoulza,  l'ancien  Aoûs,  par  la- 
quelle nous  étions  entrés  dans  cette  province  et  que  nous  avons 
suivie  durant  cinq  journées,  d'Avlona  à  Janina,  est  une  des  plus 
belles  de  celte  région.  Le  fleuve  roule  entre  deux  chaînes  de  mon- 
tagnes; tantôt  il  glisse  tranquille  et  limpide  sur  des  nappes  de 
sable,  tantôt,  bouillonnant  et  couvert  d'écume,  il  se  précipite  comme 
un  torrent.  Le  sentier  à  peine  tracé  contourne  les  rochers,  passe  au 
pied  de  grandes  masses  grises  qui  s'élèvent  à  pic  sur  le  bord  des 
eaux,  grimpe  dans  les  gorges,  se  perd  dans  les  bois,  et  cependant 
lais33  presque  toujours  la  vue  s'étendre  au  loin  sur  la  vallée.  Au 
mois  de  janvier,  les  couleurs  presque  [)â!es,  bien  que  toujours  très 
pures,  les  lignes  précises  des  tableaux  qui  se  succédaient  sous  nos 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  1"  novembre. 


SOUVENIRS    DE   l'aDRIATIQUE.  677 

yeux,  donnaient  à  cet  ensemble  une  distinction  et  un  charme  d'au- 
tant plus  vifs  que  déjà  tout  annonçait  le  voisinage  de  la  Grèce. 

L'Épire  entière  n'est  qu'une  vallée,  au  milieu  de  laquelle  plu- 
sieurs fleuves  forment  des  bassins  souvent  parallèles;  à  l'est  s'élève 
la  grande  chaîne  du  Pinde,  sur  le  bord  de  la  mer  les  monts  Acrocé- 
rauniens  et  vingt  sommets  sans  nom;  de  chacune  de  ces  murailles 
descendent  des  contre -forts.  Quand  ces  hauteurs  sont  trop  rappro- 
chées les  unes  des  autres,  on  ne  voit  que  des  roches  de  couleur 
grise,  dris  cimes  neigeuses  et  des  précipices,  de  faibles  cours  d'eau 
qui  coulent  péniblement  sur  un  lit  de  pierre.  La  grandeur  de  ces 
masses,  l'uniformité  d'une  végétation  pauvre,  l'absence  presque 
continuelle  de  la  vie,  le  silence  de  la  solitude,  le  manque  d'horizon, 
l'étroitesse  du  ciel  qu'on  n'aperçoit  que  par  de  rares  échappées, 
tout  cet  ensemble  est  d'une  profonde  tristesse.  Quelques-uns  de 
ces  cantons,  celui  de  Souli  par  exemple,  sont  d'un  aspect  lugubre. 
C'est  dans  de  pareils  sites  que  l'imagination  des  anciens  avait  placé 
l'Achéron  infernal,  lleuve  qu'ils  ont  décrit  si  exactement  et  qui  rap- 
pelle le  S:yx  arcadien.  On  comprend  en  parcourant  ces  contrées 
quel  genre  de  désolation  la  religion  hellénique  prêtait  au  Tartare. 
L'Épire,  il  est  vrai,  a  de  belles  prairies,  comme  cell.'.s  de  Paramy- 
thia;  quelquefois  les  villes  s'élèvent  au  milieu  des  bois  d'oliviers  : 
Avlona  au  nord,  Prévésa  au  sud,  cachent  dans  des  jardins  leurs 
minarets  et  leurs  vieilles  murailles  en  ruines.  Le  village  de  Parga 
est  perdu  dans  les  citronniers;  mais  ce  qu'il  faut  surtout  dans  ce 
pays  pour  qu'il  ait  une  complète  beauté,  c'est  que  la  vue  s'étende 
au  loin.  La  capitale  du  vilayet,  Janina,  a  ce  rare  bonheur;  si  cette 
ville  vo't  devant  elle,  à  quelques  pas,  la  lourde  chaîne  du  Pinde, 
au  sud  les  sommets  d'Arta,  ceux  des  monts  Odrys,  sont  assez  éloi- 
gnés pour  être  revêtus  par  la  lumière  de  ce  gris  lumineux,  brillant 
comme  un  tissu  de  soie,  qui  recouvre  les  montagnes  sous  le  ciel 
d'Orient  dès  que  nous  les  voyons  à  distance.  Janina  déroule  en  long 
ruban  sur  les  bords  d'un  lac  ses  maisons,  ses  mosquées,  ses  églises; 
ainsi  s'ajoiit^mt  à  l'aspect  grandiose  du  tableau  la  variété  et  la  vie 
que  l'eau  donne  toujours,  même  à  la  nature  la  plus  aride. 

Le  gouvernement  d'Épire  a  imprimé  en  1871  une  statistique  du 
vilayet  dans  le  Salinameh  ou  annuaire  officiel;  bien  que  ce  do- 
cument soit  très  incomplet  et  qu'il  ne  faille  pas  toujours  accepter 
sans  contrôle  les  renseignemens  qu'il  donne,  nous  devons  cepen- 
dant en  tenir  grand  compte.  Il  est  certain  que  l'autorité  a  fait  faire 
un  recensement,  qu'elle  a  même  commencé  l'inventaire  des  champs 
cultivés  et  des  maisons;  elle  connaît  bien  les  sommes  qu'elle  dé- 
pense pour  la  province;  si  nous  devons  avoir  une  crainte,  c'est 
qu'elle  exagère  ses  évaluations.  D'autres  travaux  récens,  un  rap- 


678  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

port  de  M.  Stuart,  publié  dans  l'enquête  ordonnée  par  la  Grande- 
Bretagne,  sur  l'état  des  classes  laborieuses  (1),  plusieurs  études 
de  M.  de  Giibernatis  dans  le  Bulletino  consolare  du  royaume  d'Ita- 
lie, les  archives  du  consulat  de  France  à  Janina,  enfin  les  mono- 
graphies locales,  surtout  celles  qu'avait  commencées  M.  Aravanti- 
nos  et  que  sa  mort  vient  d'interrompre,  permettent  de  corriger  les 
chiffres  donnés  par  la  Porte. 

La  superficie  du  vilayet  est  de  Zi5,000  kilomètres  carrés,  la  po- 
pulation de  718,000  âmes,  ce  qui  donne  en  moyenne  17  habitans 
par  kilomètre.  La  province  est  divisée  en  cinq  sandjaks,  ceux  de  Ja- 
nina, de  Prévésa,  d'Argyro-Gastro,  de  Bérat  et  de  Trikala  ou  de 
ïhessalie.  11  est  difficile  de  savoir  quel  est  le  nombre  des  Turcs;  on 
l'évalue  à  iO  ou  11,000  seulement;  par  contre,  le  Salinameh  indique 
251,000  musulmans,  chiffre  qui  peut  être  considéré  comme  certain. 
Ces  mahométans  étaient  autrefois  chrétiens  et  appartiennent  à  la  race 
des  Chkipétars.  Les  Albanais  d'Epire  n'avaient  été  convertis  à  la  reli- 
gion grecque  qu'imparfaitement,  ils  ont  accepté  la  croyance  nouvelle 
sans  difficulté.  La  faute  de  ce  changement  est  au  patriarcat  de  Con- 
stantinople,  dont  la  propagande  n'avait  été  ni  assez  suivie  ni  assez 
sérieuse.  Ces  chrétiens  devenus  musulmans  suivent  dans  les  villes 
les  préceptes  du  Coran,  et  même  doivent  à  leur  médiocre  culture 
une  rigueur  intolérante;  dans  les  campagnes,  la  foi  à  l'islamisme 
est  souvent  aussi  incertaine  que  dans  le  pachalikat  de  Scutari.  Les 
Albanais  représentent  les  67  centièmes  de  la  population  totale  du 
vilayet.  Ils  sont  surtout  groupés  au  nord  dans  les  provinces  de  Bé- 
rat et  d'Ârgyro- Castro;  on  n'en  trouve  plus  que  25,000  dans  la  cir- 
conscription de  Prévésa.  L'élément  grec  domine  donc  au  sud.  La 
Thessalie  est  grecque  presque  tout  entière.  Si  dans  le  sandjak  de 
Janina  le  recensemant  ne  donne  que  29,000  Grecs,  les  Albanais 
hellénisés  y  forment  une  masse  considérable.  Il  faut  ajouter  à  ces 
différentes  races  i3,000  Valaques,  qui  habitent  surtout  les  districts 
de  Malakas  et  d'Aspro-Potamos.  Quant  aux  Slaves,  M.  Stuart  et  M.  de 
Gubernatis  en  portent  le  chiffre  l'un  à  18,000,  l'autre  à  20,000, 
en  admsttant  qu'ils  ont  peuplé  autrefois  le  canton  de  Zagori;  mais 
cette  partie  de  l'Épire,  si  elle  a  été  habitée  par  ce  peuple  au  moyen 
âge,  conserve  aujourd'hui  de  si  vieilles  traditions  grecques  qu'on 
ne  peut  guère  admettre  l'influence  durable  de  cette  invasion.  Le 
pays  de  Zagori  a  une  culture  tout  hellénique;  on  y  retrouve  en 
particulier  ces  corporations  de  médecins,  célèbres  dans  la  Turquie 
d'Europe,  qui  conservent  encore  les  vieilles  formules  de  l'école  hip- 


(1)  Further  reports  respecting  the  condition  of  the  industrial  classes  and  the  pur- 
chase  power  of  money  in  foreign  countries,  London  1871. 


SOUVENIRS   DE   l' ADRIATIQUE.  679 

pocratique.  Il  serait  utile,  avant  que  ces  pratiques  ne  disparaissent 
tout  à  fait,  de  les  décrire  scientifiquement,  on  y  trouverait  des 
usages  qui  remontent  à  la  plus  haute  antiquité. 

Le  budget  de  la  province  porte  les  recettes  à  12  millions  de  francs. 
La  statistique  officielle  nous  rend  le  grand  service  de  ramener  les 
impôts  perçus  en  Turquie  à  une  classification  simple.  Il  est  rare 
qu'un  étranger,  même  avec  de  grands  efforts,  puisse  comprendre  le 
système  financier,  en  apparence  compliqué,  de  l'empire  ottoman. 
Je  trouve  vingt-deux  taxes  différentes  dans  un  rapport  consulaire; 
le  Salinamch  ne  donne  que  cinq  espèces  d'impôts,  le  vcrghi,  taxe 
foncière,  le  bêdélié  payé  par  les  chrétiens  comme  compensation  du 
service  militaire,  auquel  ils  ne  sont  pas  astreints,  les  dîmes,  les 
droits  sur  les  bestiaux ,  et  enfin  les  contributions  indirectes.  Le 
verghi  est  fixé  à  Constantinople  pour  chaque  province;  le  conseil 
administratif  de  Janina  divise  ensuite  la  somme  que  l'Épire  doit 
payer  en  cinq  parties  qui  correspondent  chacune  à  l'un  des  sand- 
jaks,  puis  en  autant  de  groupes  que  l'on  compte  de  casas  ou  dis- 
tricts. Ce  système  diffère  peu  de  celui  qui  est  suivi  dans  la  plus 
grande  partie  de  l'Europe.  Le  contingent  de  l'Épire  pour  l'impôt 
foncier  est  de  2  millions  de  francs.  Le  têmétou,  qu'on  joint  d'ordi- 
naire au  verghi,  est  payé  par  toute  industrie  à  raison  de  h  piastres 
pour  1,000  piastres  de  revenu.  L'impôt  militaire  est  de  h  fr.  00  c. 
par  tête  pour  chaque  famille  chrétienne;  il  donne  dans  cette  pro- 
vince un  peu  plus  de  1  million  de  francs.  Les  hommes  de  douze  à 
soixante  ans  seuls  y  sont  soumis.  Leur  nombre  doit  être  d'environ 
220,000,  chiffre  qui  s'accorde  avec  ceux  que  nous  avons  adoptés, 
et  qui  contredisent  les  évaluations,  à  notre  sens  trop  peu  élevées, 
de  M.  Stuart.  Les  dîQies  sont  vendues  annuellement  au  prix  de 
5  millions.  Toutes  les  autres  taxes  réunies  ne  produisent  guère  plus 
de  3  millions  de  francs.  On  voit  que  l'impôt  en  Ëpire  donne  une 
proportion  de  17  francs  par  tête.  Ce  n'est  pas  l'exagération  des 
taxes  qui  provoque  les  plaintes  des  raïas,  c'est  la  manière  dont  elles 
sont  perçues  dans  un  pays  qui  n'a  pas  de  cadastre,  qui  pratique  le 
déplorable  système  des  fermes,  où  le  contribuable  n'a  nulle  ga- 
rantie contre  l'arbitraire  ou  le  caprice. 

L'argent  recueilli  dans  la  province  sert  en  partie  à  payer  les 
fonctionnaires  turcs;  le  reste  est  envoyé  à  Constantinople.  La  Porte 
dépense  moins  de  h  millions  de  francs  dans  un  vilayet  où  elle 
touche  12  millions,  encore  sur  le  total  de  la  dépense  faut-il  compter 
2  millions  1/2  pour  les  traitemens  des  hauts  dignitaires.  Le  vali  re- 
çoit 108,000  francs  par  année,  les  cadis  et  les  administrateurs  de 
sandjak  touchent  chacun  36,000  fr.,  le  chef  des  finances  2/4,000,  le 
directeur  de  la  douane  et  celui  de  la  correspondance  18,000  francs. 


680  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  sont  ces  sommes  élevées  qui  absorbent  les  revenus  de  la  Porte. 
Le  sultan  du  reste  donne  l'exemple.  Si  la  liste  civile  du  chef  du 
gouvernement  français  était  calculée  par  rapport  au  revenu  général 
d'après  les  même^  proportions  que  celle  du  grand-st'igneur,  elle  dé- 
passerait 200  millions.  Par  contre,  les  employés  irilerieurs  n'ob- 
tiennent pas  du  trésor  la  somme  strictement  nécessaire  pour  vivre. 
Telles  sont  les  dépenses  de  l'aristocratie  administrative,  entourée 
d'une  nombreuse  clientèle,  qu'elle  doit  presque  toujours  s'endetter 
pour  suffire  aux  fiais  nui  l'accablent;  ses  subordonnés,  j)Our  aug- 
menter leur  traitement,  sont  dans  l'obligation  de  recourir  au  bak- 
chich. 

La  Porte  dépense  en  Épire  pour  l'instruction  publique  30,000  fr. 
exclusivement  attribués  aux  écoles  musulmanes.  Ces  institutions 
sont  nombreuses.  Les  enfans  y  passent  des  années;  on  aurait  tort 
de  croire  qu'ils  vivent  dans  l'ignorance,  mais  il  faut  du  temps  pour 
apprendre  à  lire  le  turc,  et  surtout  pour  écrire  une  langue  qu'on 
ne  peut  bien  parler  qu'en  connaissant  l'arabe  et  le  persan.  L'âge 
de  quinze  cà  seize  ans  arrive  sans  que  l'élève  sache  autre  chose  que 
lire  et  écrire.  Deux  cent  mille  francs  sont  consacrés  aux  travaux 
publics.  Le  gouvernement  a  commencé  trois  rontes,  l'une  va  de 
Janina  à  Arta,  l'autre  au  nord  vers  Argyro-Castro,  enfin  la  troisième 
doit  rejoindre  la  capitale  du  vilayet  à  l'escale  qui  est  en  face  de 
Coi-fou.  Si  imparfaits  que  soient  ces  chemins,  et  bien  que  les  pluies 
emportent  les  ponts  chaque  année,  le  voyageur  habitué  à  l'Orient 
ne  les  voit  pas  sans  surprise.  Les  sommes  que  produisent  les  impôts 
disent  la  pauvreté  du  pays,  bien  que  la  ïhessalie  ait  des  plaines 
magnifiques,  le  Pinde  de  belles  forêts,  qu'une  grande  partie  de 
l'Ëpire,  laissée  en  friche,  puisse  être  cultivée.  Gomm-e  dans  tous  les 
pays  où  l'agriculture  est  négligée,  l'Épirote  préfère  l'élève  des  mou- 
tons et  des  chèvres  au  labourage.  On  compte  dans  la  province, 
d'après  la  dîme,  3  millions  de  ces  animaux,  c'est-à-dire  37  têtes 
par  maison;  la  France  n'en  possède  pas  plus  de  5  par  famille.  Ces 
vastes  troupeaux  sont  un  obstacle  à  tout  progrès  de  la  cnlture  ;  ils 
détournent  le  paysan  du  travail  pénible  en  lui  assurant  d'assez  forts 
bénéfices  sans  qu'il  s'impose  de  fatigue,  ils  encouragent  la  paresse, 
ils  empêchent  le  reboisement  des  montagnes,  où  les  pousses  des 
jeunes  arbres  sont  détruites  chaque  année;  ils  sont  un  des  fléaux  du 
pays. 

L'administration  présente  dans  cette  province  tous  les  caractères 
que  nous  avons  remarqués  précédemment  dans  le  vilayet  d'Andri- 
nople.  Ce  qui  est  en  Épire  un  sujet  d'études  plus  neuf,  c'est  le  ca- 
ractère même  de  la  population  chrétienne.  Presque  exclusivement 
albanaise  au  nord,  elle  subit  tous  les  jours  l'influence  des  Grecs, 


SOUVENIRS    DE    l' ADRIATIQUE.  681 

s'instruit  dans  leurs  écoles,  se  sert  de  leur  alphabet  pour  écrire  sa 
langue,  partage  leurs  idées.  Nombre  de  patriotes  d'origine  clikipé- 
tare  qui  avaient  acquis  une  grande  fortune  l'ont  consacrée  à  des 
œuvres  helléniques.  Dans  les  districts  méridionaux  où  l'élément 
grec  est  prédominant,  on  trouve  une  population  plus  intelligente, 
moins  cultivée  que  l'Hellène  de  la  Grèce  propre,  plus  énergique  et 
plus  rude.  La  Basse-Epire,  qui  commence  à  Janina,  n'a  j  iiiiais  en- 
trevu que  de  loin  la  civilisation  hellénique.  Pour  Thucydide,  la  Grèce 
civilisée  s'arrêtait  à  iNaupacte;  les  Étoliens,  à  ses  yeux,  étaient  déjà 
des  barbares  qui  vivaient  toujours  en  armes;  les  Acarmniens  ne  se 
sont  jamais  mêlés  que  par  exception  aux  événcmens  qui  passion- 
naient le  Péloponèse  et  l'Attique.  Le  pays  des  Molosses-Épirotes 
resta  plus  isolé  encore.  Hérodote  plaçait  dans  ces  régions,  aux  fron- 
tières extrêi!)es  du  monde  grec,  l'oracle  pélasgique  de  Dodone,  sanc- 
tuaire mystérieux  où  les  arbres  prédisaient  l'avenir,  où  les  forêts 
étaient  le  temple  de  la  Divinité.  On  ne  trouve  plus  en  Épire  les 
restes  d'un  seul  édifice  qui  témoigne  d'une  civilisation  avancée,  si 
on  exe  pte  les  grandes  et  belles  ruines  de  Nicopolls,  cette  capiiale  de 
fondation  récente  qu'Auguste  éleva  près  du  promontoire  d'Actium 
en  souvenir  de  sa  victoire,  et,  comme  les  historiens  le  marquent 
clairement,  pour  créer  un  centre  d'industrie  et  de  progrès  dans 
un  pays  resté  jusque-là  sauvage.  Toutes  ces  constructions  sont 
en  briques;  elles  frappent  par  le  vaste  développement  de  l'en- 
ceinte encore  intacte,  par  les  masses  qui  servaient  de  soubasse- 
ment aux  édifices;  les  temples  et  les  palais  étaient  autrefois  re- 
vêtus de  plaques  de  marbre  ou  de  stucs  élégans.  D^ux  grands 
théâtres,  des  bains,  d'autres  monuraens  dont  la  destination  n'est 
plus  certaine,  s'élèvent  à  côté  des  aqueducs  et  des  murs,  au  mi- 
lieu des  grandes  herbes  que  parcourent  dis  troupeaux  de  bœufs 
et  de  chèvres,  entre  deux  mers  qui  baignent  un  isthme  étroit, 
en  face  des  chaînes  entassées  de  l'Acarnanie.  La  ville  qui  fut  bâtie 
en  ce  lieu  reçut  des  administrateurs,  des  soldats,  quelques  familles 
riches;  elle  vécut  au  milieu  d'un  luxe  dont  les  écrivains  de  l'anti- 
quité nous  ont  dépeint  l'éclat;  elle  n'eut  que  peu  d  influence  sur 
le  reste  de  la  province,  qui  garda  ses  vieilles  mœurs.  On  ne  voit 
partout  en  Epire  qu'un  seul  genre  de  construciions,  ce  sont  les  murs 
dits  pélasgiquos  ou  cyclopéens.  Hs  sont  plus  nombreux  dans  cette 
province  qu'en  aucun  autre  pays  du  monde  ancien;  ils  font  le  grand 
intérêt  pour  l'archéo'ogue  d'un  voyage  dans  ces  régions.  Dans  la 
seule  vallée  de  Paramythia,  on  trouve  dix  ou  douze  enceintes  de  ce 
genre.  EU^^s  sont  aussi  fréquentes  sur  les  deux  rives  de  l'Aoïis;  c'i  st 
par  centaines  qu'il  les  faut  compter  dans  toute  l'Épire.  CtHie  aichi- 
tecture  a  même  laissé  dans  le  pays  des  villes  entièies,  comme  celle 
de  Kastritza,  où  les  murs,  les  rues,  les  soubassemens  des  maisons, 


682  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nous  montrent  ce  que  devait  être  une  cité  cyclopéenne.  Zalongo  pos- 
sède de  belles  voûtes  pélasgiques  qui  témoignent  déjà  d'une  véri- 
table habileté,  un  palais  bâti  dans  ce  style,  et,  ce  qui  frappe  da- 
vantage encore,  un  théâtre.  Il  est  facile  de  voir  que  ce  mode  de 
construction  ne  doit  pas  être  toujours  attribué  à  la  haute  antiquité, 
qu'il  se  conserva  dans  un  temps  où  le  monde  antique  avait  déjà  une 
culture  très  avancée.  II  témoigue  toutefois  du  peu  d'influence  qu'eut 
l'art  grec  sur  ces  contrées. 

L'histoire  ne  contredit  pas  les  monumens.  La  vie  de  Pyrrhus,  sur- 
tout pour  l'époque  qu'il  passa  dans  son  pays  natal,  nous  dépeint 
l'Épire  comme  un  état  barbare;  le  pays  était  resté  soumis  à  des  rois 
quand  le  principat  avait  disparu  de  toute  la  Grèce.  On  retrouve  dans 
Plutarque  une  suite  de  détails  de  mœurs  que  les  coutumes  des  Al- 
banais modernes  expliquent  seules;  son  héros  même,  bien  qu'élevé 
en  Egypte  et  en  Macédoine  et  doué  de  qualités  supérieures,  ne  fut 
jamais  qu'un  condottiere  de  génie.  Nous  le  voyons  se  jeter  en  Macé- 
doine sans  autre  motif  que  le  désir  de  faire  une  razzia,  passer  d'une 
cause  à  une  autre,  rechercher  les  combats  singuliers,  se  mettre  au 
service  de  quiconque  l'appelle.  Bien  qu'il  commande  à  des  soldats 
de  différentes  nations,  une  petite  troupe  d'hommes  dévoués  ne  l'a- 
bandonne jamais;  c'est  avec  elle  qu'il  parcourt  le  monde.  Dédai- 
gneux des  lettres,  insensible  aux  arts,  étranger  aux  qualités  comme 
aux  défauts  des  Grecs,  il  ne  recherche  que  la  mêlée  et  l'action, 
moins  encore  pour  les  triomphes  de  tactique,  bien  qu'il  y  ait  excellé, 
que  pour  le  rôle  personnel  qu'il  joue,  l'épée  à  la  main,  en  face  de 
l'ennemi.  Pyrrhus  est  le  héros  de  l'Épire,  le  seul  grand  homme 
qu'elle  ait  produit  dans  les  temps  anciens,  au  moment  même  où  la 
Grèce  n'allait  plus  avoir  de  grands  hommes. 

Au  moyen  âge,  cette  race  eut  des  chefs  qui  rappellent  le  roi  des 
Molosses,  mais  dont  le  rôle  fut  moins  illustre;  tel  fut,  à  la  fin  du 
XV*  siècle,  le  plus  remarquable  d'entre  eux,  Mercure  Boua,  dont  le 
monument  funèbre  se  voit  aujourd'hui  à  Trévise.  Coronaïos  de 
Zanthe  a  raconté  sa  vie  dans  un  poème  en  vers  grecs  qui  est  con- 
servé à  la  bibliothèque  de  Turin  (1).  Mercure  quitte  de  bonne  heure 
sa  patrie;  il  prend  part  aux  guerres  d'Italie,  tantôt  dans  un  camp, 
tantôt  dans  un  autre;  il  recherche  moins  la  solde  et  le  butin  que 
l'activité.  Ses  compagnons  d'armes  et  lui  ne  savent  que  se  jeter 
dans  le  combat.  Venise  les  soumet  parfois  à  une  discipline;  elle  en 
faitalois  une  cavalerie  légère  qu'elle  lance  pour  engager  l'action 
ou  pour  la  terminer.  Ce  qui  domine  en  eux,  c'est  l'ardeur,  l'impé- 
tuosité» un  courage  qui  ne  regarde  rien.  Ils  ont  décidé  plus  d'une 


(i)  Le  gouvernement  grec  vient  de  publier  ce  poème,  qui  a  paru  par  les  soins  de 
M.  Satbas,  avec  une  importante  iatroduction  sur  le  caractère  et  l'histoire  des  Épirotes, 


SOUVENIRS    DE   l' ADRIATIQUE.  683 

fois  de  victoires  importantes.  On  peut  répéter  à  leur  sujet  ce  que 
Plutarque  disait  de  Pyrrhus  ;  «  le  repos  leur  est  inconnu;  ne  faire 
de  mal  à  personne,  ou  n'en  point  subir,  leur  est  insupportable.  » 
Mercure  lui-même,  retiré  à  Venise,  a  dicté  le  long  récit  de  ses 
exploits  au  pauvre  scribe  qui  les  mettait  en  vers.  Nous  avons  là  une 
histoire  de  l'Europe  depuis  1495  jusqu'à  1520,  racontée  comme 
pouvait  le  faire  un  Épirote.  Ce  chef  de  bandes  avait  vu  de  près 
Charles  YIII  et  Louis  XII,  il  avait  assisté  aux  conseils  de  Jules  II,  à 
ceux  du  sénat  de  Venise  ;  il  peint  à  sa  manière  ces  personnages  et 
ces  assemblées.  Peu  d'œuvres  littéraires  ont  au  même  point  cette 
étrange  naïveté;  c'est  là  un  poème  unique  où  il  faut  chercher  non- 
seulement  le  tableau  des  mœurs  épirotes  au  début  des  temps  'mo- 
dernes, mais  surtout  un  exemple  des  sentimens  très  simples  qu'é- 
prouvent les  rudes  intelligences  en  face  de  la  civilisation,  des 
pensées  indécises,  des  réflexions  incomplètes  qui  les  agitent,  et 
qu'elles  essaient  en  vain  d'exprimer. 

Cette  énergie  du  caractère  s'est  montrée  à  nouveau  il  y  a  cin- 
quante ans,  lors  de  la  guerre  de  l'indépendance.  Les  Albanais  hel- 
lénisés se  ti'ouvent  mêlés  à  tout  ce  qui  se  fit  alors  d'héroïque;  ils 
peuvent  être  fiers  de  leur  part  de  gloire.  Ils  ont  donné  à  cette  lutte 
Karaïskakis,  Zaïmis,  Miaoulis,  Botzaris,  Canaris  et  vingt  autres, 
nés  en  Épire,  ou  de  familles  exilées  qui  étaient  venues  se  fixer  en 
Grèce.  On  sait  le  désespoir  de  ces  femmes  qui  se  jetèrent  du  haut 
des  rochers  de  Zalongo  pour  échapper  aux  musulmans,  et  tous  ces 
faits  d'éclat  qui,  chantés  alors  par  nos  poètes,  sont  encore  ra- 
contés dans  le  pays.  La  désolation  des  montagnes  de  Souli,  où 
on  ne  voit  au  milieu  des  hauts  sommets  à  pic,  des  ravins  et  des 
gorges,  qu'une  forteresse  turque,  rappelle  l'héroïsme  des  habitans 
de  cette  contrée.  Quelques  rares  bergers  qui  conduisent  des  chèvres 
au  milieu  de  ces  pierres  montrent  la  citadelle  avec  colère.  L'un 
d'eux  insulta  le  gendarme  qui  nous  précédait,  aucune  violence  ne 
put  forcer  ce  Souliote  à  rétracter  ce  qu'il  avail;  dit;  le  Turc,  vaincu 
par  cette  obstination,  le  laissa  aller  la  figure  tout  en  sang;  ce  gar- 
çon de  quinze  ans  en  s' éloignant  répétait  ses  injures,  et  criait  que 
le  jour  de  la  vengeance  viendrait.  Il  y  a  là  une  force  de  caractère 
qui  n'est  point  dans  les  habitudes  générales  des  Grecs.  Ce  peuple 
a  presque  toujours  depuis  des  siècles  un  courage  plus  souple,  plus 
réfléchi,  plus  habile;  les  Grecs  souhaitent  que  cette  âpre  té  soit  mise 
tôt  ou  tard  au  service  de  leur  cause.  Les  Épirotes,  moins  intelligens 
que  les  autres  Hellènes,  ont  du  reste  plus  de  suite  dans  les  idées, 
une  imagination  moins  vive,  une  conduite  plus  simple,  et  par  là  en- 
core ils  pourraient  être  d'utiles  alliés. 

Les  communautés  purement  grecques  de  l'Epire  ont  les  mœurs 
et  les  institutions  que  conserve  partout  en  Turquie  la  famille  hellé- 


684  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

nique.  Si  on  se  borne  à  les  étudier  dans  cette  province,  on  n'en 
comprendra  ni  la  force  ni  la  faiblesse;  pour  en  voir  toute  l'impor- 
tance, il  faut  les  considérer  dans  l'empire  ottoman  tout  entier.  Les 
idées  et  les  aspirations  de  cette  race,  dispersée  dans  des  pays  si  di- 
vers, ont  toujours  exercé  en  Orient  une  grande  influence;  elles  for- 
ment ce  qu'on  appelle  l'hellénisme. 

II. 

On  compte  en  Turquie  environ  2  millions  de  Grecs,  partagés  à 
peu  près  également  entre  les  provinces  d'Asie  et  celles  d'Kurope.  Si 
nous  ajoutons  à  ce  chiffre  celui  de  la  population  du  royaume  de 
Grèce,  nous  n'arrivons  pas  à  plus  de  3  millions  1/2  d'Hellènes.  11 
semblera  peut-être  que  ce  total  est  peu  élevé,  mais  il  faut  remar- 
quer combien  les  races  sont  divisées  en  Oiient.  On  porte  à  h  mil- 
lions le  nombre  des  Arméniens;  2  millions  seulement  dépendent  de 
la  Sublime-Porte.  Les  Albanais  sont  beaucoup  moins  nombreux  que 
les  Grecs.  Quant  aux  Slaves  chrétiens,  —  les  seuls  dont  nous  de- 
vions nous  occuper  ici,  — les  Serbes  des  provinces  immédiates,  les 
Bosniaques,  les  Bulgares  et  les  Croates,  peuvent  être  évalués  au 
chiffre  de  3,800,000. 

Si  on  excepte  la  Thessalie,  le  sud  de  l'Épire,  les  îles  de  l'Archipel 
et  quelques  parties  de  la  Macédoine,  les  Grecs  se  trouvent  établis  le 
long  des  côtes,  ils  forment  une  bordure  que  l'on  retrouve  tout  autour 
de  l'empire  ottoman.  Ainsi  les  ports  de  l'Asie -Mineure  sont,  pour 
la  plus  gr:inde  partie,  en  leur  pouvoir;  ainsi  ils  occupent  les  deux 
rives  de  la  mer  de  Marmara,  et  dans  le  Pont-Euxiu  on  les  rencontre 
depuis  Coiistantinople  jusqu'au  Danube,  depuis  le  Bosphore  jusqu'à 
Trébizonde.  Le  reste  de  la  race  est  répandu  à  l'état  de  colonies 
dans  les  |)ays  slaves  et  en  Asie.  Les  Grecs  sont  donc  partout,  bien 
qu'ils  ne  possèdent  en  pi'opre  que  des  provinces  peu  étendues.  La 
situation  des  Aruiéniens  est  loin  d'être  aussi  favorable.  Le  territoire 
qu'ils  occupent  n'est  qu'une  sorte  de  bande  qui  touche  à  la  mer  au 
nord  par  le  Caucase,  au  sud  par  la  Cilicie,  et  qui  traverse  l'Anatolie 
tout  eiitièie.  La  plupart,  enfermés  dans  leurs  provinces,  jouissent 
d'une  indépendance  sauvage  qui  inquiète  peu  le  gouvernement 
turc.  Les  Slaves  vivent  isolés  dans  leurs  montagnes  ou  dans  leurs 
plaines.  On  sait  que  les  plus  nombreux  d'entre  eux,  les  Bulgares, 
sortent  à  peine  de  la  barbarie.  Les  qualités  les  moins  contestées 
des  Grecs  leur  ont  donné  jusqu'ici  une  évidente  supériorité  sur  les 
autres  races  de  l'empire;  leur  esprit  d'entreprise,  leur  activité  com- 
merciale, leur  habitude  de  la  mer,  les  distinguent,  même  pour  l'ob- 
servati3iir  le  moins  attentif,  des  Slaves  et  des  Albanais.  Si  l'Arménien 
est  habile  au  négoce,  il  se  tourne  très  peu  vers  l'Europe;  ce  peuple 


SOUVENIRS    DE   L  ADRIATIQUE.  685 

asiatique  semble  se  rappeler  toujours  ses  origines.  Ses  plus  riches 
communautés,  dans  les  grandes  villes  de  Turquie,  vivent  chez  elles 
sans  rapport  avec  les  autres  familles  chrétiennes  qui  les  entourent. 

Les  Giecs  doivent  aux  legs  que  leur  a  faits  l'empire  byzantin,  aux 
sympathies  de  l'Europe  qui  leur  ont  souvent  donné  un  utile  appui, 
d'autres  avantages  plus  précieux.  L'empire  de  Gonstantinople  leur 
a  laissé  radinmistratioii  des  chrétiens  d'Orient  qui  prennent  le  titre 
d'orthodoxes.  Depuis  trois  cents  ans,  ce  sont  les  Hellènes  qui  gou- 
vernent presque  tous  les  non-musulmans  de  la  Turquie.  Certes  les 
cadres  de  l'ancienne  église  ont  été  modifiés.  Des  circonscriptions 
qui  comprenaient  douze  évêchés  n'en  comptent  plus  qu'un  ou  deux; 
telles  sont  celles  de  Philippopolis,  d'Andrinople,  de  Janina.  Il  n'en 
est  pas  moins  vrai  qu'aujourd'hui  encore  la  race  grecque  garde 
seule  le  privilège  de  donner  des  évêques  aux  orthodoxes  de  la  Tur- 
quie. La  haute  église  est  tout  entière  en  son  pouvoir;  or,  pour  les 
chrétiens,  dans  l'empire  ottoman,  l'évêque  représente  l'administra- 
tion; non -seulement  il  règle  les  mariages  et  les  divorces,  mais  il 
veille  à  l'exécution  des  testamens;  il  a  la  haute  main  dans  la  ques- 
tion des  écoles,  dans  celle  des  hospices  et  de  tous  les  établissemens 
d'utilité  publique.  La  plu[)art  des  contestations  civiles  sont  portées 
à  son  tribunal.  Dans  les  conseils  du  gouvernement,  où  se  décident 
les  affaires  des  finances  et  de  justice,  il  est,  aux  termes  de  la  nou- 
velle loi  sur  les  vilayets,  le  représentant  légal  de  la  communauté. 
C'est  par  son  intermédiaire  que  passent  les  plaintes  des  raïas  à  l'au- 
torité. Il  a  entrée  partout  et  en  tout  temps,  et,  quand  il  veut  parler 
un  langage  ferme,  il  est  rare  qu'il  ne  soit  pas  écouté.  Par  ses  rela- 
tions avec  Gonstantinople,  par  son  influence  auprès  de  la  société  du 
Phanar,  par  les  journaux,  qui  commencent  à  prendre  en  Orient  une 
réelle  importance,  il  peut  faire  échec  au  pacha  le  plus  influent. 

Les  chrétiens  de  la  religion  grecque  forment  pour  la  Porte  la  na- 
tion des  Romains  (to  è'Ovoç  tcov  Pw;j.aicrjv) .  On  reconnaît  ici  l'ancien 
titre  des  empereurs  de  Gonstantinople,  qui  s'appelèrent  jusqu'au 
dernier  jour  rois  des  Romains.  Les  Ottomans  donnent  encore  à  la 
Turquie  d'Europe  le  nom  de  pays  des  Roms.  Cette  nation  compte 
(3  millions  d'âmes,  dont  1  million  seulement  en  Asie.  Elle  était 
plus  nombreuse  de  près  de  moitié  alors  que  les  Principautés  et  la 
Serbie  formaient  des  provinces  immédiates.  Si  réduite  qu'elle  soit, 
elle  reste  la  plus  importante  des  communautés  chrétiennes  de  l'O- 
rient. Les  Latins,  qui  n'ont  jamais  eu  d'influence  politique,  et  qui 
du  reste  sont  divisés  en  très  petits  groupes,  ne  vont  pas  au  nombre 
de  900,000;  on  ne  compte  guère  plus  de  2  millions  d'Arméniens 
de  la  secte  d'Eutychès.  Si  les  musulmans  forment  en  Asie  les  trois 
quarts  de  la  population  totale,  ils  atteignent  à  peine  en  Europe  le 
chiffre  de  h  millions. 


686  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  Porte  reconnaît  dans  la  nation  des  Romains  quatre  églises  au- 
tocéphales,  celles  d'Antioche,  de  Jérusalem,  d'Alexandrie  et  de  Con- 
stantinople;  mais  les  prélats  qui  gouvernent  les  trois  premières 
admettent  la  suprématie  de  l'évêque  de  Gonstantinople,  ils  n'admi- 
nistrent que  des  circonscriptions  peu  importantes,  ils  se  sont  tou- 
jours groupés  autour  de  leur  supérieur  naturel,  qui  leur  prête  l'ap- 
pui de  son  autorité.  Le  patriarche  œcuménique,  en  laissant  de  côté 
trente-six  ou  trente-sept  circonscriptions  qui  relèvent  des  autres 
patriarcats,  administre  l'église  avec  le  concours  de  cent  dix-sept 
évêques  ou  archevêques.  L'union  des  diocèses  et  du  trône  de  Gon- 
stantinople fait  la  force  de  l'égiise  grecque.  Le  lien  qui  rattache  les 
évêchés  à  la  métropole  n'a  jamais  été  une  simple  fiction.  Les  rela- 
tions sont  de  tous  les  jours  entre  le  Phanar  et  les  provinces  les  plus 
éloignées.  Le  patriarche  a  pour  assesseurs  sept  métropolitains  pris 
dans  les  diocèses  les  plus  différens.  Les  évêques  sont  choisis  par 
lui;  il  les  connaît  personnellement.  Il  les  a  vus  arriver  encore  jeunes 
à  l'école  ecclésiastique  de  Gonstantinople;  ils  ont  en  général  habité 
sa  maison,  comme  secrétaires  ou  comme  serviteurs.  On  sait  très 
bien  dans  l'église  grecque  que,  pour  obtenir  les  hautes  charges  ec- 
clésiastiques, il  faut  avoir  fait  partie  de  cette  clientèle.  Une  fois 
pourvu  de  la  dignité  épiscopale,  un  prélat  est  sans  cesse  appelé  à 
Gonstantinople.  Pour  la  moindre  difliculté  ou  avec  ses  fidèles,  ou 
avec  le  gouvernement,  il  vient  se  justifier  lui-même.  Les  pièces 
écrites  n'ont  que  peu  de  valeur  en  Orient,  et  la  présence  des  parties 
est  toujours  indispensable.  Il  est  rare  qu'on  ne  trouve  pas  au  Pha- 
nar des  évêques  de  toutes  les  provinces  de  l'empire.  Les  difficultés 
des  moyens  de  transport  en  Orient  ne  sont  pas  un  obstacle  aux 
voyages.  Un  évêque  ne  peut  arriver  aux  sièges  vraiment  fructueux 
qu'au  prix  de  longs  et  difficiles  déplacemens.  Il  faut  qu'il  suive  la 
hiérarchie,  qu'il  commence  sa  carrière  par  les  évêchés  les  plus 
pauvres  pour  parvenir  ensuite  à  ceux  qui  sont  richement  dotés. 
Gomme  le  fonctionnaire  turc,  le  métropolitain  grec  passe  donc  une 
partie  de  sa  vie  sur  les  mauvaises  routes  de  l'empire.  Un  évêque 
d'Épire,  chez  lequel  nous  recevions  f  hospitalité  cette  année,  avait 
habité  successivement  l'Arménie,  la  province  du  Pont,  celle  du  Da- 
nube; il  s'apprêtait  à  partir  pour  Éphèse.  Les  canons  du  reste  éta- 
blissent ce  lien  du  patriarcat  et  des  provinces.  Le  saint-synode 
compte  onze  ou  douze  représentans  laïques  des  communautés  d'Asie 
et  d'Europe.  Quand  le  siège  est  vacant,  les  diocèses  envoient  leur 
bulletin  de  vote;  dix-huit  villes  nomment  chacune  un  député  qui 
vient  prendre  part  personnellement  à  l'élection.  Il  n'arrive  pas  qu'un 
Grec  influent  de  la  province  la  plus  éloignée  se  rende  à  Gonstanti- 
nople sans  visiter  le  patriarche,  et  quelle  influence  en  Turquie  peut 
être  durable,  si  elle  n'est  pas  consacrée  par  de  fréquens  voyages 


SOUVENIRS   DE    l' ADRIATIQUE.  687 

dans  la  capitale?  De  cet  usage  et  de  ces  mœurs,  il  résulte  que  tous 
les  Grecs  riches  des  diocèses  sont  connus  personnellement  du  saint- 
synode  et  se  connaissent  entre  eux,  que  l'union  de  toutes  les  par- 
ties de  la  communauté  est  plus  étroite  qu'on  ne  se  le  figure  d'ordi- 
naire en  Occident,  qu'aucune  église  ne  s'isole,  que  les  traditions 
et  les  idées  sont  les  mêmes  partout. 

Cette  forte  constitution  ecclésiastique  rend  l'hellénisme  présent 
partout  et  à  chaque  heure  dans  l'empire  ottoman;  elle  n'eût  pas 
suffi  à  maintenir  l'activité  de  la  race;  deux  autres  institutions  lui 
ont  conservé  dans  les  communautés  composées  seulement  de  Grecs 
une  vitalité  toujours  jeune  :  ce  sont  les  administrations  locales  et  les 
écoles.  Le  moindre  village  grec  a  des  commissions  élues,  des  épi- 
iropies,  chargées  de  régler  les  questions  d'un  intérêt  général.  Elles 
doivent  tout  au  moins,  dans  le  hameau  le  plus  pauvre,  surveiller 
les  églises,  gérer  les  biens  légués  à  la  communauté,  imposer  les 
taxes  que  paie  chaque  famille.  L'élection  est  annuelle;  les  membres 
choisis  se  réunissent  plusieurs  fois  par  mois.  Dans  les  villes,  ils 
sont  très  nombreux  et  se  partagent  les  affaires;  ainsi  à  Janina,  à 
côté  du  conseil  des  écoles,  on  trouve  ceux  de  la  métropole,  de  l'hos- 
pice, des  orphelins.  Si  les  Grecs  ne  s'occupaient  pas  de  leurs  inté- 
rêts les  plus  immédiats,  aucun  pouvoir  n'y  songerait  pour  eux; 
la  Porte  ne  s'adresse  aux  raïas  que  pour  leur  demander  des  taxes; 
ces  impôts  une  fois  perçus,  pourvu  que  la  paix  soit  assurée,  son 
rôle  est  fini.  Cette  participation  aux  affaires  publiques  a  toujours 
passionné  les  Grecs;  ils  ne  comprendraient  pas  qu'il  leur  fallût  y 
renoncer.  Personne  ne  s'en  désintéresse;  l'égalité  est  complète 
entre  tous  les  membres  de  la  communauté  parce  que  les  diffé- 
rences de  culture  intellectuelle  sont  nulles,  que  les  habitudes 
socir.les  restent  les  mêmes,  quelles  que  soient  les  conditions  de 
for-tune,  que  tous  s'expriment  avec  une  grande  facilité  et  portent 
dans  les  affaires  la  même  intellige*nce.  Bien  que  le  haut  clergé  soit 
le  patron  naturel  de  ces  conseils,  qu'il  décide  souvent  du  choix  des 
membres  et  qu'il  les  réunisse  d'ordinaire  à  l'évêché,  l'indépendance 
des  laïques  est  complète.  Le  bas  clergé  grec,  qui  est  marié,  se  mêle 
à  la  vie  de  tous;  il  ne  forme  pas  une  caste,  il  ne  se  distingue  des 
fidèles  que  par  le  privilège  qui  lui  est  réservé  de  procéder  aux  cé- 
rémonies du  culte.  Il  n'a  pas  une  instruction  qui  puisse  lui  assurer 
une  autorité  supérieure.  Il  ne  trouve  aucune  opposition  chez  un 
peuple  qui  partage  toutes  ses  croyances.  Les  évêques  n'ont  point 
d'apostolat  à  entreprendre,  nul  ne  mettant  en  doute  les  doctrines 
religieuses.  Depuis  trois  siècles,  aucune  querelle  intéressant  la 
morale  ou  la  foi  ne  s'est  élevée  parmi  les  orthodoxes.  Cette  église  a 
renoncé  à  la  prédication;  il  lui  est  même  inutile  d'appeler  les  fidèles 
à  la  pratique  de  devoirs  religieux  dont  nul  ne  s'affranchirait  sans 


688  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES, 

faire  acte  de  mauvais  patriote.  Pour  l'administration  civile,  les  mé- 
tropolitains doivent  trouver  leur  principale  force  dans  le  concours 
des  commissions.  Le  clergé  et  les  laïques  s'entendent  f!onc  sans  diffi- 
culté; ils  sont  associés  dans  une  œuvre  commune,  comme  du  reste 
ils  se  trouvent  réunis  pour  l'élection  au  trône  œcuménique.  Ce  n'est 
même  pas  au  nom  de  la  foi  que  parle  et  agit  surtout  l'évêque;  il 
est  pluiôt  le  représentant  de  l'ancien  empire  byzantin  que  d'une 
secte  religieuse.  C'est  ce  qui  fait  qu'un  clergé  à  bien  des  égards 
médiocre  ne  provoque  aucune  critique  chez  un  peuple  intelligent. 
Le  pope  a  toujours  été  en  communauté  d'idées  avec  la  nation. 
Dans  un  pays  où  l'église  a  légalement  une  si  haute  autorité,  toute 
velléité  de  tyrannie  religieuse  est  inconnue. 

Comme  il  n'y  a  pas  de  hameau  sans  épùropies,  on  n'en  trouve 
pas  non  plus  un  seul  qui  ne  possède  au  moins  une  école  primaire; 
le  nombre  des  Grecs  qui  ne  savent  pas  lire  est  très  peu  élevé.  Ces 
écoles  se  divisent  en  deux  classes,  les  unes  donnent  l'enseignement 
mutuel,  les  autres  ce  qu'on  appelle  dans  le  pays  l'instruction  hellé- 
nique, c'est-à-dire  que  leur  programme  renferme  tout  ce  qu'un  Hel- 
lène doit  savoir  :  le  grec  ancien,  l'histoire  générale,  l'arithmétique, 
les  élémens  des  sciences  naturelles.  Les  élèves  perdent  même  beau- 
coup de  temps  à  traduire  quelques  pages  de  latin  et  font  des  exer- 
cices français.  Si  imparfaite  que  soit  cette  éducation,  elle  entretient 
le  goût  des  choses  de  l'esprit.  Les  Grecs  y  attachent  la  plus  grande 
importance;  partout  on  trouve  des  legs  faits  aux  écoles.  Le  saint- 
syi;ode  s'occupe  souvent  des  programmes;  on  peut  voir  dans  la 
correspondance  récemment  publiée  du  patriarche  Grégoire,  mis  à 
mort  par  la  Porte  au  début  de  la  révolution  grecque,  une  longue 
suite  de  lettres  qui  leur  sont  consacrées.  En  1857,  le  patriarche  a 
revu  le  règlement  général  de  ces  institutions;  son  encyclique  fait 
autorité  aujourd'hui.  Quelques  établissemens  se  distinguent  par  une 
plus  grande  importance.  Tel  est  à  Gonstantinople  celui  que  l'on  ap- 
pelle la  gronde  école  de  la  nation^  véritable  gymnase  où  on  suit  les 
programmes  de  nos  lycées;  tels  sont  le  gymnase  de  Philippopolis, 
qui  possède  une  belle  bibliothèque  et  un  musée,  celui  d'Alexandrie, 
fondé  par  les  frères  Abêti,  celui  de  Janina,  qui  compte  déjà  deux 
siècles  d'existence  et  qui  porte  aujourd'hui  le  nom  de  ses  derniers 
bienfaiteurs,  les  frères  Zosimas.  Le  collège  de  J:inina  existait  au 
xvii^  siècle,  sous  le  nom  d'école  de  Gkiouma,  grand  marchand^ de 
Venise,  qui  avait  donné  l'argent  nécessaire  pour  l'établir.  En  1820 
un  incendie  détruisit  tous  les  établissemens  de  la  communauté 
grecque.  Huit  ans  plus  tard,  cinq  frères  épirotes,  Jean,  Anastase, 
Michel,  Zois  et  Nicolas  Zosimas,  fixés  en  Russie,  où  ils  avaient  fait 
fortune,  attribuèrent  tous  leurs  biens  à  la  ville  [)0ur  rétablir  le 
gymnase  et  un  hospice.  Le  premier  fonds,  dont  une  partie  a  été 


SOUVENIRS  DE  l'adriatique.  689 

perdue  à  la  suite  des  événemens  politiques  et  aussi  par  le  fait  de 
gestions  compliquées,  mais  qui  a  reçu  depuis  de  nouveaux  legs, 
donne  en  ce  moment  un  revenu  annuel  de  110,000  francs.  La  fon- 
dation créée  par  les  frères  Zosinias  comporte  un  lycée  de  quatre 
classes  et  une  école  htllénique;  elle  compte  près  de  300  élèves,  elle 
possède  une  bibliothèque  où  on  trouve  tous  les  classiques  français, 
nos  encyclopédies,  les  grandes  collections  latines  et  grecques,  plus 
de  livres  qu'il  n'en  faut  pour  entreprendre  des  travaux  sérieux. 
Un  cabinet  de  physique  a  été  acquis  sur  la  même  dotation;  selon  les 
intentions  des  donateurs,  les  professeurs  ont  rédigé  et  fait  impri- 
mer des  livres  qui  sont  donnés  gratuitement  aux  élèves;  des  bourses 
sont  attribuées  aux  enfans  pauvres,  qui  logent  chez  des  pnrticuliers 
aux  frais  de  l'institution;  enfin  deux  jeunes  Grecs  qui  ont  fait  preuve 
de  zèle  et  d'intelligence  vont  chaque  année  compléter  leurs  con- 
naissances dans  une  des  grandes  universités  de  l'Europe. 

L'histoire  de  ce  gymnase  est  celle  de  tous  les  établissemens  d'in- 
struction dans  les  villes  de  Turquie,  tous  sont  l'œuvre  de  particu- 
liers généreux  qui  d'ordinaire  ont  fait  fortune  au  dehors.  Ainsi,  dans 
un  petit  village  situé  en  face  d'Argyro -Gastro  et  qui  compte  à  peine 
cent  maisons,  la  libéralité  d'un  Grec  de  Gonstantinople,  M.  Ghris- 
taki  Zographos,  institue  aujourd'hui  un  orphelinat  et  une  grande 
école  où  on  réunira,  pour  les  élever  gratuitement,  les  enfans  de  la 
contrée.  De  si  honorables  bienfaits  ne  sont  pas  destinés  à  être  con- 
nus; en  Épire  même,  bien  des  Grecs  les  ignorent.  Un  médecin  de 
Janina,  M.  Lambridis,  vient  de  publier  la  description  du  canton  de 
Zagori;  il  a  donné  pour  chaque  village  les  sommes  attribuées  aux 
écoles;  c'est  par  centaines  qu'il  cite  les  noms  de  ces  bienfaiteurs. 
De  pareilles  monographies  qui  n'arrivent  pas  en  Europe  nous  per- 
mettraient cependant  de  mieux  comprendre  ce  qu'est  l'hellénisme. 
La  reconnaissance  des  Grecs  est  assurée  à  ces  dévoûmens.  L'école 
de  Zosimas  célèbre  par  des  services  annuels  la  mémoire  de  ceux 
qui  l'ont  fondée  ou  (|ui  l'ont  enrichie;  leurs  noms  sont  récités  dans 
les  prières  publiques.  Cette  piété  est  générale  dans  toutes  les  com- 
munautés grecques  pour  les  bons  patriotes;  ils  sont  les  évergiies  des 
temps  modernes.  On  se  tromperait  bien  de  penser  qu'ils  sacrifient 
surtout  à  la  gloire;  ils  obéissent  à  une  passion  plus  haute,  l'amour 
de  leur  race. 

J'assistais  dernièrement  en  Épire  à  une  de  ces  audiences  quoti- 
diennes que  les  évêques  donnent  à  leurs  fidèles  et  qui  commencent 
le  matin  pour  finir  avec  la  nuit.  Dans  la  foule  de  gens  de  toute  con- 
dition qui  se  présentaient  devant  le  prélat  avec  cette  familiarité  res- 
pectueuse propre  à  l'Orient,  se  trouvait  une  pauvre  vieille  femme. 
Elle  eut  quelque  peine  à  expliquer  l'affaire  qui  l'amenait.  Nous 

TOME  eu.  —  1872,  44 


690  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comprîmes  enrin  qu'elle  avait  perdu  son  fils  Nicolas,  que  tous  ses 
parens  avaient  de  quoi  vivre,  et  qu'elle  voulait  léguer  sa  cabane  et 
ses  deux  vaches,  le  peu  qu'elle  possédait,  en  tout  2,000  drachmes, 
à  la  nation.  Par  ce  mot,  elle  entendait  la  ville  d'Athènes;  mais  elle 
demandait  au  métropolitain  de  la  conseiller  et  d'attribuer  cette  for- 
tune à  une  œuvre  qui  intéressât  la  race  tout  entière.  Il  fut  convenu 
que  l'école  pour  les  jeunes  filles,  fondée  dans  le  royaume  hellé- 
nique par  M.  Arsaki,  recevrait  1,000  drachmes,  et  l'université  le 
reste  de  cette  fortune.  Ce  dévoûmentà  l'hellénisme  se  retrouve  sous 
toutes  les  formes,  souvent  chez  des  Grecs  qui  ne  savent  rien  de  la 
politique  ni  de  l'histoire.  Un  sentiment  plus  fort  que  toute  science 
leur  persuade  que  la  Grèce  peut  beaucoup  pour  la  cause  commune. 
Les  Hellènes,  qui  sous  la  domination  turque  avaient  su  conserver 
les  caractères  propres  à  leur  race,  ont  vu  enfin  en  1830,  après  une 
lutte  de  dix  années,  un  tiers  d'entre  eux  affranchi.  Ce  royaume  de 
si  médiocre  étendue,  qui  commence  aux  monts  Odiys  pour  finir  au 
cap  Matapan,  qui  compte  la  population  de  trois  de  nos  départemens, 
devait  exercer  une  puissante  action  sur  le  développement  de  l'hel- 
lénisme. Il  était  d'abord  pour  toute  la  race  le  gage  d'un  avenir 
meilleur;  par  cela  seul  qu'il  se  constituait,  il  prouvait  que  tout  dans 
les  espérances  des  Grecs  n'était  pas  une  chimère.  Il  devait  rester 
une  première  preuve  de  ce  que  peut  une  nationalité  qui  ne  déses- 
père pas  d'elle-même.  Les  conditions  dans  lesquelles  il  fut  créé  ne 
lui  permirent  pas  de  mettre  la  force  au  service  des  raïas,  encore 
soumis  à  la  Porte,  il  n'a  pu  par  sa  diplomatie  que  très  peu  modi- 
fier leur  condition  ;  mais  il  est  devenu  une  sorte  de  territoire  sacré 
où  tout  le  patriotisme  des  Hellènes  répandus  en. Europe,  exilés  jus- 
que dans  l'Inde  ou  en  Amérique,  a  travaillé  à  l'œuvre  de  leur  com- 
mune grandeur.  Ce  qu'ils  ont  voulu  surtout,  souvent  sans  s'associer 
aux  querelles  qui  divisaient  le  pays  et  en  déplorant  les  erreurs  poli- 
tiques de  leurs  frères  devenus  libres,  c'est  fonder,  sur  la  seule  terre 
qui  leur  appartient  en  propre,  des  institutions  capables  de  servir  au 
progrès  et  à  la  gloire  de  toute  la  race.  C'est  ainsi  qu'ils  ont  établi 
l'université  d'Athènes;  elle  est  l'œuvre  de  la  nation  et  non  du  gou- 
vernement, des  Grecs  de  tous  les  pays  plus  encore  que  de  ceux  du 
royaume.  Quand  il  a  fallu  construire  le  palais  où  se  font  les  cours, 
la  Grèce  propre  a  donné  308,000  drachmes,  les  souscriptions  des 
Grecs  de  Turquie  et  de  tout  l'Orient  se  sont  élevées  au  chiffre  de 
Û22,000  drachmes.  Ces  listes  ont  été  publiées;  on  y  trouve  l'offrande 
des  plus  petites  bourgades.  Ce  sont  les  piastres  du  peuple  entier 
qui  ont  rendu  possible  ce  monument  ;  ce  sont  elles  aussi  qui  après 
que  l'édifice  a  été  bâti  lui  ont  constitué  une  dotation.  Le  recteur  à 
la  fin  de  chaque  année  lit  la  liste  des  dons  faits  à  l'université,  des 
propriétés  qui  lui  ont  été  léguées;  à  côté  d'un  bois  situé  en  Vala- 


SOUTENIRS   DE    L  ADRIATIQUE.  691 

chie,  on  trouve  un  hakal  ou  cabaret  perdu  sur  la  côte  de  l'Asie- 
Mineure,  des  maisons  dans  des  hameaux  inconnus;  à  côté  d'une 
grande  manufacture  comme  celle  d'Emmanuel  Constantin,  à  Man- 
soura,  vingt  échoppes  et  de  pauvres  cabanes.  Le  total  de  ces  reve- 
nus annuels  monte  à  l/iO,000  drachmes.  Une  plaque  de  marbre  pla- 
cée dans  le  palais  de  l'université,  au  haut  de  l'escalier  principal , 
porte  les  noms  de  ces  bienfaiteurs  qui  appartiennent  à  des  pays  si 
divers.  L'institution  fondée  ainsi  est  vraiment  l'œuvre  des  Hellènes, 
l'œuvre  de  la  nation  tout  entière. 

C'est  également  par  des  dons  qu'ont  pu  être  entrepris  à  Athènes 
ces  beaux  édifices  qui  vont  être  terminés  :  l'académie,  l'école  poly- 
technique, le  musée,  monumens  dignes  des  plus  grandes  villes.  Le 
Rizarion,  séminaire  pour  les  prêtres,  doit  son  nom  au  Grec  libéral 
qui  l'a  doté;  de  même  l'Arsakeion,  qui  est  consacré  à  l'instruction 
des  jeunes  filles.  Athènes  est  l'école  des  Hellènes;  non-seulement 
les  professeurs  qu'on  y  trouve  sont  nés  pour  la  plupart  en  Tur- 
quie, mais  les  élèves  de  toutes  les  provinces  ottomanes  viennent  les 
entendre.  L'université  compte  quatre  facultés,  hO  professeurs  et 
annuellement  de  1,000  à  1,100  élèves.  En  1867,  sur  373  candidats 
qui,  depuis  18/iO,  avaient  passé  avec  succès  les  examens  de  la  fa- 
culté de  droit,  on  comptait  5  Thraces,  6  Macédoniens,  15  Épirotes, 
S.Thessaliens,  6  Ioniens;  pour  la  médecine,  13  habitans  de  Gon- 
stantinople,  de  Philippopolis  et  d'Andrinople,  un  même  nombre  de 
Macédoniens,  34  Épirotes,  20  Thessaliens.  La  Grèce  envoie  des 
médecins  dans  toutes  les  provinces  de  l'empire  ottoman.  Ce  qui  est 
peut-être  plus  important  encore,  c'est  le  nombre  d'institutrices  qui 
sortent  chaque  année  de  l'Arsakeion.  Sur  l'Adriatique,  à  Durazzo, 
dans  le  Balkan,  à  Philippopolis,  au  centre  de  l'Anatolie,  à  Angora, 
on  trouve  des  jeunes  filles  qui  ont  fait  leur  éducation  dans  cette 
école.  Elles  habituent  les  enfans  au  travail  domestique,  à  la  couture 
en  même  temps  qu'elles  leur  enseignent  les  élémens  des  lettres  et 
des  sciences.  H  n'existe  peut-être  pas  dans  toute  la  Grèce  de  créa- 
tion plus  utile  que  l'Arsakeion.  Certes  les  sœurs  françaises,  qui  se 
sont  établies  partout,  rendent  de  sérieux  services,  mais  elles  appar- 
tiennent à  une  rehgion  qui  n'est  pas  celle  du  pays;  si  grande  que 
soit  la  confiance  que  les  habitans  leur  témoignent,  elles  viennent 
d'Occident,  et  souvent  tous  leurs  efforts  ne  peuvent  triompher  des 
obstacles  qu'elles  trouvent  dans  la  différence  des  mœurs,  des  ha- 
bitudes et  des  croyances.  Aucune  éducation  ne  vaut  celle  qu'un 
pays  se  donne  lui-même,  quand  ses  maîtres  connaissent  à  la  fois  les 
meilleures  méthodes  des  nations  étrangères,  et  le  caractère  propre 
aux  enfans  qu'ils  doivent  instruire. 

La  Grèce  a  compris  combien,  par  les  privilèges  de  liberté  qui  lui 
sont  assurés,  elle  pouvait  contribuer  au  progrès  des  Hellènes  de 


692  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Turquie.  Elle  a  fondé  une  société  dont  l'objet  est  d'établir  des 
écoles,  de  publier  des  livres  d'éducation,  soit  en  traduisant  des 
manuels  consacrés  par  l'usage  en  Allemagne  et  en  France,  soi!;  en 
en  composant  de  nouveaux.  Cette  société,  qui  prend  le  nom  de  Syllo- 
o-QS  pour  le  progrès  des  lettres  grecques,  a  ouvert  un  concours  sur 
des  questions  de  philologie  et  sur  les  méthodes  d'éducation  qu'il 
serait  le  plus  couvenable  d'appliquer  dans  le  pays.  Les  Grecs  de 
tout  rOiient  ont  contribué  à  former  les  fonds  nécessaires  pour 
cette  œuvre.  En  trois  années,  de  1868  à  1871,  elle  avait  reçu 
190,000  drachmes,  créé  seize  écoles  en  Turquie,  dépensé  17,000  dr. 
pour  imprimer  et  distribuer  des  livres  élémentaires.  La  tâche  qu'elle 
entreprend  avait  du  reste  été  comprise  et  commencée,  bien  que 
dans  des  conditions  un  peu  dilTérentes,  par  le  Syllogos  philolo- 
o-ique  de  Coustantinople,  qui  a  publié  d'importans  comptes- rendus 
et  provoqué  par  ses  concours  de  bons  travaux  sur  les  questions  na- 
tionales. De.iuis  trois  ans,  nombre  de  villes  dans  l'empire  ottoman 
fondent  des  associations  semblables.  Il  est  à  prévoir  que  la  science 
m  doit  pas  toujours  attendre  grand  profit  de  ces  académies  nais- 
santes, que  b  aucoup  d'entre  elles  n'auront  pas  le  succès  assuré  à 
celle  d'Athènes;  mais  il  y  a  là  un  signe  d'activité,  une  marque  de 
bon  vouloir  qui  ne  sauraient  nous  laisser  indifîérens.  La  confrater- 
nité de  toutes  les  parties  de  la  race  est  mise  en  lumière  par  ces  in- 
stitutions qui  se  ressemblent  toutes;  on  voit  là  une  preuve  nouvelle 
de  l'intérêt  qwe  les  Grecs  portent  à  l'instruction.  Nous  avons  du  reste 
à  Paris  la  société  des  études  grecques,  qui  prouve  par  la  liste  de  ses 
membres,  où  figurent  des  Hellènes  de  tous  les  pays,  la  libéralité  avec 
laquelle  celte  race  s'associe  à  toute  œuvre  qui  peut  servir  à  la  cul- 
ture nationale.  M.  Zographos,  le  patriote  même  qui  a  fondé  au  fond 
de  l'Épire,  dans  le  village  perdu  où  est  née  sa  famille,  une  école 
richement  dotée,  a  créé  un  prix  qui  est  donné  chaciue  année  en 
France  au  travail  le  plus  utile  à  l'avancement  des  études  grecques. 
Le  Syllogos  d'Athènes  a  été  reconnu  récemment,  par  ordonnance 
royale,  institution  d'utilité  publique.  Une  circulaire  du  22  mai  1871, 
adressée  par  M.  Koumondouros  aux  consuls  grecs  en  Turquie,  leur 
ordonne  de  snconder  les  efforts  de  la  société.  Cette  lettre  officielle 
établit  que  tonte  propagande  politique  est  contraire  au  but  de 
l'institution;  mais  elle  marque  clairement  que  le  représentant  de  la 
Grèce  dans  un^  ville  turque  doit  intervenir  dans  l'administration  de 
la  communauté  chrétienne  soumise  à  la  Porte,  lui  faire  connaître 
les  programmes  scolaires,  offrir  les  fonds  indispensables  à  la  créa- 
tion d'écoles  nouvelles,  aider  au  recrutement  des  maîtres.  Les  agens 
du  gouveinement  d'Athènes  adresseront  des  rapports  suivis  à  leur 
supérieur  hiérarchique;  ils  auront  soin  de  recueillir  les  antiquités, 
de  surveiller  les  fouilles,  de  protéger  les  monumens.  Le  ministre  ne 


SOUVENIRS    DE   l'aDRIATIQUE.  693 

parlerait  pas  antrrment  aux  sous-préfets  du  royaume.  Telle  est  la 
situation  de  la  Turquie,  qu'elle  voit  sans  se  plaimlre  l'étranger  mêlé 
à  ses  nlTaires  intérieures.  Si  de  pareilles  prescriptions  étaient  exé- 
cutées scrupuleusement,  les  écoles  si  nombreuses  de  l'empire  otto- 
man seraient  dirigées,  en  moins  de  doux  ans,  par  un  ministre  du  roi 
George.  Cette  circulaire  n'aura  pns  des  résultats  aussi  importans; 
elle  trace  du  moins  un  programme  que  l'initiative  privée  réalisera 
en  partie. 

III. 

Comme  on  le  voit,  les  principales  forces  de  la  cause  hellénique 
en  Turquie  sont  aujourd'hui  la  constitution  de  l'église  orthodoxe,  le 
caractère  de  la  lace,  le  goût  qu'elle  montre  pour  l'iusiruclion,  enfin 
l'existence  même  du  royaunse  de  Grèce.  Il  s'en  faut  toutefois  que 
les  maux  dont  soulTie  l'hellénisme  soient  sans  gravité.  La  dignité 
de  l'évèque  est  souvent  compromise  par  des  préoccupations  d'ar- 
gent auxquelles  il  ne  peut  se  soustraire.  L'usage  est  qu'il  paie 
au  pairuarcat  le  jour  de  son  investiture  une  sonnne  qui  varie  de 
3,000  à  20,000  francs;  il  lui  doit  chaque  année  des  redevances 
considérables.  Le  bufiget  publié  par  le  Phanar  en  1867  porte  à 
6  millions  de  piastres  les  sommes  payées  annuellement  par  les 
117  évêches  de  l'empire  turc.  Le  métropolitain  a  de  plus  une 
clientèle  et  des  parens  qui  vivent  des  biens  ecclésiastiques;  il  de- 
vient d'ordinaire  un  percepteur  d'impôts  qui  donne  beaucoup  de 
temps  à  la  rentrée  de  ses  revenus;  il  va  les  recueillir  lui-même, 
souv^mt  aussi  il  recourt  h  l'autorité  musulmane,  qui  lui  prête  vo- 
lontiers des  soldais  et  enchaîne  ainsi  son  indépendance.  Il  est  très 
peu  d'affaires  qui  ne  se  terminent  par  un  déboursé  d'argent  de  la 
part  des  fidèles  qui  ont  eu  recours  à  lui;  il  se  fait  payer  pour  les 
divorces,  pour  les  Irniiages,  pour  tous  les  arrêts  en  matière  civile  ; 
l'excommunication  du  prêtre  ou  du  laïque  se  rachète  à  prix  d'ar- 
gent; l'amende  est  la  seule  peine  que  l'évêqne  inllige.  Il  est  bien 
évident  que,  ne  rece.vuit  rien  de  l'état,  l'église  doit  vivre  par  les 
fidèles.  Beaucoup  d'abus  qui  nous  choquent  otit  eu  pour  origine 
la  nécessité.  A'nsi  le  pope  achète  sa  cure,  c'esl-à-diie  que  le  titu- 
laire d'une  église  doit  participer  pour  une  somme  lixe  à  l'entretien 
d'un  siège  métropolitain,  s'engager  à  une  redevance.  Ainsi  il  est 
naturel  que  charpie  diocèse  donne  au  trône  patriarcal  une  partie 
des  impôts  qu'il  perçoit.  L'abus  s'est  produit  le  jour  où  ces  préoc- 
cupations l'ont  empoité  sur  le  souci  du  progiès  moral.  Toutefois 
ces  défauts  n'ont  vraiment  de  cons'^quences  funestes  que  dans  les 
pays  où  la  race  n'est  pas  grecque,  et  ici  nous  touchons  à  un  des 
plus  grands  dangers  qui  menacent  l'hellénisme. 


694  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Le  caractère  exclusivement  hellénique  de  la  haute  église  ortho- 
doxe devait  avoir  tôt  ou  tard  des  conséquences  qui  se  produisent 
depuis  quelques  années,  et  qui  mettent  en  péril  la  puissance  du 
patriarcat.  En  trois  siècles,  les  évêques  grecs  des  provinces  slaves 
n'ont  rien  fait  pour  leurs  fidèles  ;  ils  n'ont  fondé  ni  écoles,  ni  sémi- 
naires, le  bas  clergé  môme  est  resté  dans  une  ignorance  qui  lui 
permet  à  peine  de  comprendre  les  offices  qu'il  lit.  Le  Grec  a  un  si 
complet  mépris  pour  le  Bulgare,  pour  le  Bosniaque  ou  l'ancien 
Serbe,  qu'il  n'a  jamais  songé  que  ces  populations  sortiraient  un 
jour  de  leur  torpeur.  Ces  peuples  ont  porté  patiemment  une  double 
tyrannie,  tyrannie  militaire  et  administrative  des  musulmans,  tyran- 
nie religieuse  de  l'église.  Ils  ne  veulent  pas  aujourd'hui  secouer  la 
première;  la  seconde  leur  paraît  d'autant  plus  odieuse  qu'elle  est 
exercée  par  des  raïas  chrétiens  sur  d'autres  raïas  égalenient  chré- 
tiens. Ils  remarquent  avec  toute  justice  que,  payant  des  sommes 
considérables  au  patriarcat  et  aux  églises,  ils  ont  droit  aux  avan- 
tages que  le  trône  œcuménique  assure  aux  fidèles  de  race  grecque. 
Le  conflit  de  l'église  bulgare  et  du  saint-synode  n'a  pas  d'autre 
sens;  toutes  les  subtilités  du  Phanar,  toutes  les  erreurs  de  discus- 
sions des  deux  partis  ne  sauraient  nous  faire  illusion. 

Depuis  vingt  années  environ  que  la  lutte  a  commencé,  elle  ne 
parait  pas  être  arrivée  à  une  solution  définitive.  Les  Bulgares  sont 
encore  trop  neufs  à  ces  sortes  de  polémiques  pour  les  conduire  réso- 
lument, pour  ne  pas  se  compromettre  par  de  fausses  démarches.  Le 
patriarcat  est  assez  habile  pour  embarrasser  toujours  ses  adver- 
saires. Il  a  fait  cependant  l'an  dernier  un  pas  décisif  en  admettant 
en  principe  la  formation  d'une  église  bulgare  indépendante  qui  re- 
connaîtrait seulement  la  suprématie  religieuse  de  Constantinople. 
Les  choses  en  étaient  à  ce  point  que,  pour  ne  pas  tout  perdre,  il  fal- 
lait transiger.  Il  serait  du  reste  facile  ensuite,  pensait-il,  de  traîner 
en  longueur  la  discussion;  il  a  donc  demandé  aux  Bulgares  de  fixer 
les  limites  géographiques  de  leur  propre  église.  Ceux-ci  ont  fait  une 
carte,  la  Porte  en  a  fait  une  autre,  enfin  le  gouvernement  d'Athènes 
a  lui-même  corrigé  celle  du  patriarcat.  Les  deux  partis,  qui  sont 
d'accord  pour  donner  à  l'église  nouvelle  la  presque  totalité  des  vi- 
layets  d'Andrinopîe  et  du  Danube,  ont  surtout  voulu  s'attribuer  le 
plus  grand  nombre  possible  d'enclaves  dans  les  pays  qui  restent  à 
leurs  adversaires.  On  comprend  que  dans  un  pareil  débat  les  con- 
testations de  limites  et  de  nationalités  puissent  être  éternelles.  Telles 
ont  été  les  espérances  du  patriarcat.  Quelle  que  doive  être  la  solu- 
tion, la  paix  ne  saurait  être  que  temporaire  et  mal  faite;  la  lutte  re- 
naîtra sous  d'autres  formes.  Les  Bulgares  ont  aujourd'hui  des  écoles, 
ils  écrivent  des  livres  d'éducation,  des  histoires  nationales  et  des 
grammaires,  ils  se  sont  imposé  une  taxe  pour  l'instruction  publique; 


SOUVENIRS    DE    l' ADRIATIQUE.  695 

ils  auront  demain  un  haut  clergé  qui  parlera  leur  langue,  des  popes 
qui  officieront  en  slave.  Ainsi  l'hellénisme  perd  près  de  3  millions 
de  chrétiens. 

L'église  grecque  répète  que  les  prétentions  bulgares  n'ont  d'autre 
raison  que  l'influence  russe,  elle  compte  qu'aucun  argument  ne  doit 
plus  alarmer  la  Turquie  et  l'Europe.  Il  est  très  vrai  que  les  repré- 
sentans  du  panslavisme  ont  fait  une  propagande  suivie  chez  les  Bul- 
gares, il  est  vrai  que  sous  l'action  du  consul  de  Russie  à  Philip- 
popolis  les  Slaves  du  Balkan  auraient  peut-être  manqué  quelque 
temps  encore  de  décision;  mais  cet  argument  n'a  pas  toute  la  va- 
leur que  le  patriarche  paraît  y  attacher.  Ce  que  fait  la  Russie,  l'é- 
glise grecque  est  coupable  de  ne  pas  l'avoir  entrepris.  Est-il  permis 
d'imaginer  que  ces  populations  slaves  devaient  rester  à  jamais  dans 
une  torpeur  misérable,  qu'il  leur  fut  défendu  d'en  sortir?  C'est  une 
étrange  prétention  que  de  condamner  une  race  aussi  nombreuse  à 
l'ignorance  absolue,  que  de  lui  reprocher  ensuite  d'accepter  la 
main  qui  se  tend  vers  elle.  L'Europe  ne  s'y  est  point  trompée;  bien 
qu'elle  ait  reconnu  dans  le  mouvement  slave  de  Turquie  une  in- 
fluence étrangère  qui  du  reste  ne  se  cache  pas;  elle  a  vu  sans  en 
prendre  d'alarmes  les  efforts  des  Bulgares.  Les  raisons  de  haute  po- 
litique que  fait  valoir  le  patriarcat  ne  sont  pas  aussi  décisives  qu'il 
le  croit.  Si  la  Russie  acquiert  des  alliés  nouveaux,  elle  en  perd  d'an- 
ciens qui  ont  toujours  eu  une  grande  inHuence  en  Orient;  puis  la  poli- 
tique accepte  les  faits  nécessaires  quand  le  progrès  des  populations 
y  est  intéressé.  Ce  qui  se  voit  en  Bulgarie  se  produira  du  reste  dans 
les  autres  provinces  de  l'empire  ottoman.  Tous  les  chrétiens  non 
grecs  de  l'empire  voudront  se  soustraire  à  une  suprématie  reli- 
gieuse qui  a  professé  pour  eux  une  si  complets  indifférence.  Déjà 
la  Croatie  envoie  des  missionnaires  dans  les  pays  qui  l'avoisinent; 
la  Serbie  commence  à  penser  que  les  Bosniaques  devraient  avoir 
des  écoles  et  un  clergé  instruit.  Ces  événemens  ont  une  conséquence 
très  grave,  la  lutte  est  ouverte  entre  le  patriarcat  et  le  gouverne- 
ment russe,  l'hellénisme  et  le  panslavisme  sont  aux  prises;  les  chré- 
tiens orthodoxes  dans  l'empire  se  divisent  en  deux  classes  :  ceux 
que  protège  la  Russie,  ceux  qui  se  rallient  autour  du  trône  œcu- 
ménique et  que  soutient  le  royaume  de  Grèce.  Le  tsar  est  accusé  de 
trahison  :  il  est  visible  maintenant,  disent  les  Hellènes,  qu'en  pro- 
tégeant les  orthodoxes  il  n'a  jamais  songé  qu'à  ses  propres  Intérêts. 

Ce  qui  est  plus  important  pour  nous  que  les  démarches  politiques 
des  Bulgares  racontées  chaque  jour  par  la  presse  d'Orient,  c'est  la 
haine  qui  divise  ces  deux  parties  de  la  nation  des  Romains.  De 
chaque  côté,  l'exaltation  est  au  plus  haut  point.  Cette  antipathie 
des  Slaves  contre  les  Grecs  leurs  maîtres  a  été  l'origine  même 
des  prétentions  bulgares.  Un  mémoire  publié  en  1869  par  le  jour- 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nal  d'Agram,  la  Narodne  novine,  dit  naïvement  combien  elle  est 
profonde^;  l'auteur  soutient  cette  thèse  étrange,  que  la  civilisation 
ancienne  n'est  pas  l'œuvre  des  Grecs,  qui  ont  seulement  prêté  leur 
langue  à  d'autres  races,  et  son  grand  argument,  c'est  que  la  no- 
toire et  odieuse  méchanceté  des  Grecs  prouve  mille  fois  combien 
ils  ont  toujours  été  incapables  de  pensées  élevées  et  de  grandes 
conceptions.  La  perveisité  du  Grec,  les  plaidoyers  bulgares  y  re- 
viennent sans  cesse;  on  sent  qu'il  y  a  dans  ce  peuple  une  haine  ac- 
cumulée et  irrémédiable.  Ce  sont  les  mêmes  sentimens  que  nous 
retrouvons  dans  un  autre  ouvrage  de  propagande  imprimé  récem- 
ment à  Odessa.  L'auteur,  M.  Rakovski,  professe  en  histoire  des 
idées  toutes  particulières.  11  veut  prouver  que  les  Bulgares  ont 
occupé  de  toute  antiquité  la  péninsule  du  Balkan,  qu'ils  sont  plus 
anciens  que  h  s  Grecs,  que  dans  toute  la  Grèce  il  n'exisie  pas  une 
dénomination  géographique  qui  ne  soit  bulgare.  Ce  livre  est  une 
suite  de  chimères  où  l'on  trouve  en  constant  oubli  toutes  les  lois 
historiques  et  les  principes  les  plus  élémentaires  de  philologie, 
mais  à  chaque  page  on  y  sent  aussi  une  profonde  colère  contre 
l'hellénisme;  il  nous  montre  combien  est  grande  l'antipathie  des 
Slaves  du  Balkan  contre  les  Grecs. 

Un  récent  épisode  vif-nt  de  donner  à  la  polémique  une  nouvelle 
ardeur.  On  sait  qu'en  1868  les  journaux  de  Serbie  et  de  Russie  an- 
noncèrent la  d»''Couverte  en  Macédoine  de  poèmes  très  anciens  qui 
sont  connus  ai  jourd'hui  sous  le  nom  de  chants  du  Rhodope,  bien 
que  celte  dénon.ination  ne  soit  pas  très  exacte.  Dès  que  le  débat 
eut  pi-is  quelque  importance,  la  lievue  signala  ces  nouveautés;  elle 
le  fit  avec  la  rrserve  qu'il  convenait  de  garder,  sans  se  prononcer 
sur  l'authenticité  de  la  découverte.  Le  seul  fait  d'accorder  quelque 
attention  à  ces  chants  provoqua  de  vives  critiques  à  Coastanti- 
nnple  et  eu  Grèce;  l'Allemagne  jugea  tout  d'abord  qu'il  y  avait  là 
quelque  mystification,  et  on  répéta  la  longue  suite  de  toutes  les 
fraudes  qui  remplissent  depuis  cinquante  années  l'histoire  de  la 
poésie  populaire.  Les  Anglais  presque  seuls  demandèrent  avec  nous 
qu'un  slavisant  impartial  décidât  la  question.  L'enquête  a  été  faite; 
les  premieis  résultats  en  sont  dès  maintenant  connus.  Le  rapport 
de  M.  Auguste  Dozon  permet  de  comprendre  ce  que  sont  les  chants 
du  Rhodope. 

Les  chants  bulgares  avaient  été  recueillis  par  M.  Vercovitch,  aidé 
d'un  maître  d'tcole,  Yovan  Gologanor.  M.  T'ozon  voulut  voir  dès 
son  ariivée  en  Mîicédoine  ces  deux  coUectionntuis.  De  ses  entre- 
tiens avec  eux,  il  lésuita  pour  lui  qu'aucune  fraude  n'était  possible; 
mais  la  seule  j)reu\e  tout  à  fait  décisive  devait  êtje  de  troLver  les 
Bulgaies  Potuîiks  qui  conservent  les  vieilles  léj^etides,  de  les  prendre 
au  hasard  dans  leurs  montagnes,   d'éciiie  sous  leur  dictée,  de 


SOUVENIRS   DE    l' ADRIATIQUE.  697 

constater  ensuite  la  présence  de  ces  pesmas  dans  les  manuscrits  de 
M.  Yercovitch.  C'est  ce  qui  a  été  fait;  on  peut  donc  dire  aujourd'hui 
avec  crriiiude  qu'il  existe  en  Macédoine  un  centre  de  poésies  popu- 
laires jusqu'ici  inconnues  et  cependant  si  abf)ndaiites  qu'en  quel- 
ques années  il  a  permis  de  former  un  recueil  de,  plus  de  quatre- 
vingt-dix  mille  vers.  Ce  qui  a  justifié  tout  d'abord  les  défiances  qui 
ont  accueilli  en  Kurope  les  chants  du  Rhodope,  c'est  l'enthousiasme 
passionné  avec  lequel  les  Slaves  de  Serbie  parlaient  de  ces  poèmes; 
ce  sont  aussi  les  prétentions  qu'ils  avaient  de  trouver  dans  ces  com- 
positions ce  qui  n'y  a  jamais  été,  ce  qui  ne  pouvait  pas  y  être. 
M.  Yercovitch  en  particulier  rencontrait  à  chaque  pas  dans  ces 
chants  d 'S  traditions  qu'il  croyait  venir  de  l'Inde  sans  altération;  il 
n'inventait  pas  les  textes,  mais  il  en  transformait  le  sens.  Ces  poé- 
sies n'ont  pas  le  genre  d'intérêt  que  l'auteur  de  la  découverte  y 
attachait;  elles  en  ont  un  autre  qu'il  paraît  avoir  complètement  dé- 
daigné :  elles  peignent  une  civilisation  primitive,  elles  s'inspirent 
d'une  myihologie  slave  à  bien  des  égards  j^articulière,  elles  sont 
enfin  tout  ce  que  nous  possédons  pour  étudier  le  passé  d'une  des 
races  les  plus  nombreuses  de  la  Turquie  d'Europe. 

Le  jour  où  le  royaume  de  Grèce  fat  fondé,  il  sembla  que  l'Europe 
dût  tout  attendre  de  cette  création.  Seul  en  Orient,  ce  pays  avait 
enfin  la  liberté  que  réclamaient  en  vain  tant  d'autres  populations 
moins  heureuses.  Son  indépendance  était  assurée  pour  toujours,  au 
point  que  supposer  une  atteinte,  si  minime  qu'elle  fut,  portée  à 
l'intégrité  de  la  Grèce,  eût  paru,  alors  comme  aujourd'hui,  une  hy- 
pothèse impossibl':'.  Dans  de  telles  conditions,  le  nouvel  état  ne  de- 
vait avoir  qu'une  politique,  montrer  ce  que  devenaient  en  Orient 
les  provinces  chrétiennes  dès  qu'elles  étaient  sousti-aites  à  la  domi- 
naiion  oUomane.  Il  fallait  que  l'antithèse  fût  complète,  qu'on  vît 
d'un  côté  au  nord,  en  Thessalle,  en  Épire,  dans  toute  ia  Tur.|uie, 
la  misère,  le  briganlage,  l'injustice,  les  laideurs  qu'entraîne  l'es- 
clavage, —  de  l'autre  côté,  dans  la  Grèce  du  nord,  en  Atiique,  dans 
le  Peloponèse,  dans  les  Cyclades,  la  prospérité,  la  sûreté  de  vie,  la 
bonne  police,  des  caractères  sérieux  et  honoiables.  L'Europe  atten- 
dait beaucoup.  —  A  des  espérances  trop  enthousiastes  ont  succédé 
des  repioches  qui  n'ont  pas  toujours  été  très  justes,  et  qui  cepen- 
dant ont  nui  au  progrès  de  l'hellénisme.  La  prosi)érité  matérielle 
de  la  Grèce  ne  s'est  pas  développée  comme  on  le  pensait.  En  1830, 
quand  la  lutte  eut  enfin  cessé,  la  population  du  royaume  avait  sen- 
siblement diminué;  on  croyait  qu'elle  s'augmenterait  avec  rapidité, 
que  les  sujets  du  sultan  voudraient  chercher  dans  un  pays  plus 
heureux  la  liberté  que  la  Porte  leur  refusait;  il  n'en  a  pas  été  ainsi. 
L'émigration  a  été  nulle  de  Turquie  en  Grèce;  au  contraire  des 


698  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

colons  de  la  Grèce  propre  sont  passés  du  royaume  hellénique  en 
Thessalie  et  en  Épire.  La  population  de  la  Grèce  en  1821,  année  où 
conîmença  la  guerre  de  l'indépendance,  ne  peut  être  déterminée 
avec  précision;  les  chiffres  proposés  par  le  ministère  de  l'intérieur 
d'Athènes,  d'après  les  pièces  que  laissa  au  gouvernement  du  roi 
Othon  la  régence  du  président  Capo-d'Istria,  sont  loin  d'être  d'ac- 
cord. Ils  varient  entre  675,000  habitans  et  938,000.  Si  on  admet 
le  chiffre  moyen  de  800,000,  il  fallut  dix  ans  à  la  Grèce  affranchie 
pour  que  sa  population,  tombée  en  1832,  d'après  les  statistiques 
officielles,  à  752,000  habitans,  atteignît  de  nouveau  800,000  âmes. 
Dans  la  période  décennale  suivante,  l'augmentation  fut  seulement 
de  l/i9,000  habitans;  en  1852,  le  recensement  donnait  1  million 
d'âmes;  en  1862,  le  bureau  de  la  statistique  constatait  un  accrois- 
sement de  94,000  habitans.  La  Grèce  est  à  peine  peuplée;  on  y 
compte  tout  au  plus  25  habitans  par  kilomètre  carré,  c'est  la  pro- 
portion que  présentent  en  Europe  la  Russie  et  la  Norvège  seules.  On 
objecte  en  vain  que  le  pays  est  montagneux.  Dans  cette  contrée 
déjà  tout  orientale,  les  exigences  de  la  vie  sont  très  différentes  de 
celles  qu'imposent  nos  climats.  Le  paysan,  naturellement  sobre,  vit 
comme  les  personnages  d'Aristophane,  d'herbes  et  d'olives;  il  fait 
par  an,  sans  en  souffrir,  quatre  longs  carêmes,  durant  lesquels  il  ne 
mange  ni  viande,  ni  œufs,  ni  laitage.  Le  confortable  nécessaire  en 
Occident  lui  est  inutile.  Il  ignore  ce  qu'est  une  maison  bien  close; 
il  couche  sur  le  sol  battu,  dans  son  manteau;  le  lit  est  inconnu  dans 
les  campagnes  et  souvent  dans  les  villes;  ce  sont  ces  facilités  de  la 
vie  qui  permettent  de  comprendre  la  grande  population  des  états 
de  la  Grèce  ancienne.  Pour  qui  a  vu  ce  pays,  il  n'est  pas  difficile 
d'admettre  que  l'Attique  de  Périclès  ait  eu  /iOO,000  habitans,  que 
l'île  d'Égine,  qui  compte  aujourd'hui  3,000  âmes,  ait  pu  posséder  au 
iv^  siècle  avant  notre  ère  une  population  cinquante  fois  plus  nom- 
breuse. La  Grèce  propre,  à  la  belle  époque,  comptait  au  moins  de 
6  à  7  millions  d'habitans. 

L'état  d'abandon  où  est  aujourd'hui  l'agriculture  dans  le  pays 
explique  en  grande  partie  cette  population  si  peu  élevée.  Les  docu- 
mens  publiés  par  le  ministère  ne  peuvent  être  soupçonnés  d'exagérer 
la  grandeur  du  mal;  ils  évaluent  à  18  millions  de  stremmes  (1)  la 
totalité  de  terres  cultivables,  à  7  millions  seulement  les  terres  cul- 
tivées, encore  ne  le  sont- elles  pour  la  plupart  que  tous  les  trois 
ans.  Ainsi  chaque  année  le  sixième  du  sol  productif  est  labouré  et 
ensemencé.  Ici  encore  c'est  à  la  Russie  que  la  Grèce  doit  être  com- 
parée. Un  pays  aussi  pauvre  doit  demander  en  moyenne  à  l'impor- 

(1)  Le  stremme  contient  i,000  piques  royales  carrées;  la  pique  vaut  75  centimètres. 


SOUVENIRS    DE    l' ADRIATIQUE.  699 

tation  pour  5  ou  6  millions  de  drachmes  de  céréales  (I  ).  Ce  n'est  pas 
la  mauvaise  qualité  de  la  terj'e  qui  force  l'habitant  à  faire  ces  achats. 
Si  médiocre  que  soit  le  système  de  labourage,  le  sol  en  Grèce  est 
aussi  productif  qu'en  France  et  en  Allemagne,  mais  le  paysan  n'a  nul 
goût  pour  le  travail  pénible.  Les  propriétés  du  domaine,  qui  sont  si 
nombreuses  et  que  l'état  abandonne  gratuitement  aux  particuliers 
et  aux  villages,  restent  presque  toujours  incultes  par  cette  raison 
qu'elles  ne  paient  l'impôt  que  sur  le  produit  de  la  récolte.  Cette  pa- 
resse se  reconnaît  aussi  aux  taux  élevés  des  salaires.  On  aura  peine 
à  croire  que  la  journée  de  l'ouvrier  employé  aux  travaux  de  la  cam- 
pagne monte  en  Grèce  jusqu'à  3  et  4  francs;  ce  n'est  pas  que  les 
bras  manquent,  mais  il  faut  une  forte  somme  pour  engager  le  Grec  à 
travailler.  Dès  qu'il  n'est  pas  menacé  de  rester  sans  ressource,  les 
bénéfices  le  touchent  peu;  il  se  résigne  à  ne  faire  aucune  économie, 
pourvu  qu'il  ait  chaque  jour  le  peu  qui  lui  est  indispensable.  A  ces 
défauts  se  joignent  l'aversion  qu'il  ressent  pour  tout  changement 
des  anciennes  méthodes  et  l'envie  que  porte  le  fermier  au  proprié- 
taire. Tout  le  monde  sait  en  Grèce  que  le  journalier  ne  veut  pas  se 
donner  de  peine  pour  augmenter  la  fortune  d'un  patron;  qu'il  l'ai- 
dera aussi  peu  qu'il  lui  sera  possible.  On  ne  cite  pas  dans  le  royaume 
une  seule  grande  entreprise  agricole  qui  ait  réussi,  bien  qu'on  ait 
tenté  d'importans  essais  en  Eubée,  en  Élide  et  en  Achaïe.  L'état  du 
reste  ne  fait  rien  pour  l'agriculture;  6  millions  de  stremmes  de  forêts 
sont  livrés  aux  caprices  des  habitans,  les  montagnes  se  déboisent 
tous  les  jours  sans  que  la  loi  y  porte  remède.  Aucun  travail  d'uti- 
lité publique  n'est  entrepris.  Le  coton,  le  tabac,  ont  été  cultivés 
par  instans  avec  plus  de  zèle  que  les  céréales.  Ces  heureuses  pé- 
riodes ont  été  temporaires,  et  bientôt  on  a  vu  ces  cultures  traitées 
comme  toutes  les  autres.  Contre  ce  penchant  à  ne  rien  faire,  l'anti- 
quité avait  une  ressource;  elle  employait  les  esclaves.  C'est  ainsi 
surtout  que  nous  pouvons  expliquer  les  grands  produits  que  la 
Grèce  tirait  autrefois  de  son  sol.  Si  l'Attique,  les  îles  et  l'isthme  de 
Corinthe  devaient  leurs  richesses  au  commerce,  le  Péloponèse  et  la 
Béotie  vivaient  de  l'agriculture.  Les  anciens  avaient  porté  cette 
science  à  une  rare  perfection  :  nous  trouvons  dans  les  écrivains  les 
témoignages  du  soin  et  de  l'habileté  qu'ils  y  mettaient;  le  sol  con- 
serve partout  les  traces  des  grands  travaux  qu'ils  avaient  exécutés. 
L'industrie  n'est  pas  plus  florissante  que  l'agriculture.  Ce  peuple 
résout  un  problème  singulier  :  il  tire  tout  de  l'étranger;  ses  impor- 
tations montent  à  61  millions  de  drachmes,  tandis  que  les  exporta- 

(I)  La  Grèce  a  pris  récemment  le  franc  pour  unité  en  lui  conservant  le  nom  de 
drachme.  Dans  tous  les  chiffres  que  nous  citons,  la  drachme  équivaut  seulement  à 
95  centimes. 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tions  n'atteignent  d'ordinaire  que  27  ou  28  millions,  sur  lesquels  le 
raisin  de  Gorinihe,  la  seule  richesse  du  pays,  figure  pour  près  de 
moitié.  La  Grèce,  qui  est  couverte  d'olivieis,  ne  vend  que  pour 
250,000  drachmes  d'huile;  elle  en  demande  pour  500,000  à  l'étran- 
ger. La  dernière  statistique  publiée  par  le  ministère  grec  évalue, 
pour  une  période  de  dix  années,  la  supériorité  de  l'importation  sur 
l'exportation  à  250  millions  de  drachmes.  En  Russie,  en  Portugal, 
en  Espagne,  en  Dmetnaik,  en  Autriche,  la  valeur  des  produits  qui 
entrent  dans  le  pays  l'emporte  sensiblement  sur  celle  des  marchan- 
dises vendues  à  l'étranger.  Nulle  part  la  différence  ne  présente  une 
proportion  aussi  importante.  Ce  qui  permet  au  royaume  grec  de  vivre 
malgré  ces  conditions  défavorables,  c'est  suriont  sa  marine  mar- 
chande. Cette  mirine  compte  plus  de  5,000  navires  évalués  à 
300,000  tonneaux.  Ce  chiffre  dont  les  Grecs  tirent  grand  orgueil  est 
insignifiant,  si  on  le  compare  à  celui  des  nations  les  plus  commer- 
çantes de  l'Europe;  il  permet  cependant  au  pays  de  rivaliser  avec 
la  Russie,  avec  l'Italie  et  l'empire  ottoman,  dont  les  marines  mar- 
chandes réimies  comptent  environ  600,000  tonneaux,  de  faire  dans 
toute  la  Méditerranée  un  commerce  important.  Ces  transports  don- 
nent à  la  Grèce  l'argent  qu'elle  ne  tire  pas  de  son  sol,  ils  l'associent 
à  de  nombreuses  spéculations,  surtout  sur  les  blés;  ils  sont  le  plus 
clair  de  ses  revenus.  Il  faut  ajouter  à  ces  bénéfices  les  sommes  peu 
considérables,  il  est  vrai,  mais  précieuses  pour  un  état  pauvre,  que 
dépensent  les  étrangers  dans  le  pays.  Ainsi  se  rétablit  l'équilibre  de 
la  dépense  et  de  la  recette  dans  un  royaume  qui  achète  et  ne  vend 
pas. 

Cet  état,  qui  n'a  pas  la  résolution  de  s'enrichir,  croit  que,  s'il 
possédait  les  montagnes  de  l'Épire,  la  plaine  de  Larisse  et  les  ro- 
chers du  Pinde,  il  trouverait  dans  ces  nouvelles  acquisitions  de 
merveilleuses  ressources.  C'est  là  une  étrange  illusion.  Les  Grecs 
feraient  des  nouvelles  provinces  ce  qu'ils  ont  fait  du  royaume;  s'ils 
ne  tirent  pas  de  leur  pays  ce  qu'il  peut  donner,  s'ils  en  laissent  les 
cinq  sixièmes  en  friche,  c'est  qu'ils  ont  d'autres  soucis.  Ce  peuple, 
facilement  affranchi  despi^éoccupations  matérielles,  qui  sonî,  si  rudes 
sous  d'autres  climats,  s'abandonne  au  plaisir  de  ne  rien  faire.  Le 
farniente  de  la  Grèce  n'est  pas  l'indolence,  l'Hellène  est  toujours 
actif;  tantôt  sur  la  place  où  il  se  promène,  tantôt  au  bnkiil  ou  caba- 
ret où  il  ne  cherche  jamais  cette  somnolence  chère  aux  tavernes  du 
nord,  il  parle,  il  discute,  il  s'écoute  et  il  écoute  les  autres.  Rien  ne 
lui  est  doux  comme  l'oisiveté,  pourvu  qu'il  cause.  Il  est  arrivé  à  tous 
les  voyageurs  en  Orient  de  subir  de  longues  quarantaines  où  on  ne 
trouve  ni  distraction  ni  conforlable;  le  Grec,  même  habitué  à  la  vie 
luxueuse,  se  fait  aisément  à  ces  ennuis;  il  s'étonne  de  vos  plaintes, 


SOUVEiMRS    DE    l' ADRIATIQUE.  701 

car,  dit-il,  vous  avez  à  qui  parler,  et  vous  pouvez  vous  promener 
de  long  en  large.  Cette  activité  intellectuelle  se  tourne  naturelle- 
ment vers  la  politique;  mais  ici  se  produit  un  phénouiène  tout  par- 
ticulier :  comme  en  Grèce  on  ne  trouve  pas  de  partis  qui  aient  des 
programmes  différens  et  que  nulle  discussion  de  piincipe  n'est  pos- 
sible, tout  le  monde  sur  les  questions  importantes,  sur  la  liberté 
des  personnes  et  de  la  presse,  sur  le  droit  de  réunion,  sur  la  néces- 
sité de  la  monarchie,  sur  l'égalité,  étant  du  même  avis,  les  rivalités 
individuelles  peuvent  seules  passionner  les  esprits.  Le  royaume  a 
trois  chefs  politiques  qui  se  succèdent  sans  cesse  à  la  présidence  du 
conseil.  Chacun  d'eux  s'est  fait  dans  la  chambre  une  nombreuse 
clientèle.  Les  forces  sont  divisées  de  telle  sorte  qu'une  coalition 
des  deux  premiers  ministres  tombés  peut  toujours  renverser  celui 
qui  vient  de  parvenir  au  pouvoir.  Il  arrive  même  parfois  que  la  for- 
mation d'un  gouvernement  est  impossible;  ce  jeu  des  partis  peut 
amener,  comme  on  l'a  vu  récemment,  six  ministères  en  sept  jours. 
Il  est  difficile  que  ces  rivalitJs  personnelles  ne  compromettent  pas 
les  caractères;  dans  ces  intrigues  quotidiennes,  la  dignité  de  chacun 
est  sans  cesse  en  péril.  Tout  nouveau  ministre  doit  des  places  à  ses 
cliens  :  de  là  une  instabilité  de  l'administration  qui  entrave  tout 
progrès.  Il  est  rare  qu'un  fonctionnaire  reste  longtemps  en  charge; 
l'employé  grec  sait  très  bien  que  la  fortune  est  inconstante;  il 
passe  sa  vie  à  quitter  les  fonctions  publiques  et  à  les  reprendre.  En 
1867,  j'arrivais  avec  un  de  mes  amis  dans  une  petite  ville  du  nord 
de  l'Eubî^e.  Nous  avions  pour  compagnon  de  voyage  un  brave  homme, 
grave,  poli,  résigné  à  tous  les  ennuis  de  la  route.  C'était  un  sous- 
préfet  nouvellement  nommé  :  il  avait  laissé  sa  famille  à  Athènes;  son 
bagage  se  composait  d'un  petit  sac  où  il  portait  un  habit  noir,  une 
cravate  blanche  et  un  code.  11  déballa  ces  objets  dans  la  cabane 
qui  lui  servait  d'hôtel.  Six  semaines  plus  tard,  nous  le  rencontrions 
à  l'autre  extrémité  du  royaume,  à  Santorin.  Dans  ce  court  inter- 
valle, il  était  rentré  dans  la  vie  privée  :  il  venait  d'obtenir  un  nou- 
veau poste.  11  nous  raconta  qu'il  avait  promené  la  même  valise  dans 
quarante-deux  sous-préfectures.  Quant  à  sa  femme  et  à  ses  enfans, 
il  les  voyait  quand  il  était  destitué. 

Il  est  impossible  qu'au  milieu  de  ces  rivalités  personnelles  il  s'é- 
tablisse une  tradition  administrative  quelque  peu  sériLUse.  On  paie 
les  impôts  ou  on  ne  les  paie  pas,  et  il  est  toujours  permis  d'espérer 
quelque  heureuse  combinaison  qui  débarrasse  de  tout  souci  le  dé- 
biteur du  trésor.  Ce  qui  ajoute  au  mal,  c'est  que  le  système  des 
fermes  a  survécu  à  la  domination  ottomane,  systènie  d'autant  plus 
dangereux  que  la  nation  se  fait  une  idée  moins  rigoureuse  des 
droits  de  l'état.  Les  budgets  se  soldent  chaque  année  en  déficit; 


702  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  sommes  dues  et  non  payées  atteignent  des  chiffres  considé- 
rables. En  1858,  pour  prendre  un  exemple  donné  par  M.  Spiliotakis 
dans  un  rapport  officiel,  sur  3,370,000  drachmes  que  devait  pro- 
duire la  taxe  foncière,  le  trésor  ne  toucha  que  2,350,000  drachmes. 
Le  budget  était  cette  année  de  17  millions,  les  sommes  non  payées 
montèrent  à  h  millions  1/2,  c'est-à-dire  au  quart  de  l'impôt,  bien 
qu'en  Grèce  les  taxes  soient  très  modérées.  Le  même  fait  s'est  re- 
produit tous  les  ans;  ces  créances  ne  seront  jamais  recouvrées  par 
l'état.  C'est  la  mauvaise  administration  qui  fait  que  le  brigandage 
n'a  jamais  disparu  de  la  Grèce;  un  pays  sans  route,  où  aucune  au- 
torité n'a  un  pouvoir  durable,  où  les  partis  politiques  veulent  dé- 
considérer le  ministère  établi  en  montrant  qu'il  n'assure  pas  la  sé- 
curité publique,  doit  avoir  des  klephtes. 

Les  Grecs  riches  de  Turquie,  ceux  de  Trieste  et  de  Marseille  s'ex- 
priment avec  sévérité  sur  le  royaume.  Leurs  journaux  témoignent 
souvent  d'un  singulier  dédain  pour  les  ministres  helléniques.  Très 
peu  de  ces  commerçans  qui  ont  fait  une  grande  fortune  viennent  se 
fixer  en  Grèce.  Ce  pays  leur  paraît  livré  à  une  administration  déplo- 
rable; mais  les  sentimens  qu'ils  éprouvent  pour  les  hommes  poli- 
tiques d'Athènes  ne  diminuent  en  rien  leur  foi  en  l'hellénisme.  La 
race  est  supérieure  à  ces  fautes  partielles;  l'habitude  s'est  même 
établie  de  séparer  les  destinées  de  la  nation  de  celles  de  la  Grèce 
propre,  ou  plutôt  des  aventures  gouvernementales  qui  passionnent 
les  sujets  du  roi  des  Hellènes.  La  première  et  la  plus  grave  consé- 
quence de  cette  manière  de  faire  est  de  maintenir  la  fortune  des 
Grecs  en  dehors  de  l'Hellade.  Les  beaux  présens  que  font  les  colo- 
nies à  la  capitale  ne  peuvent  enrichir  le  pays.  Il  ne  se  forme  pas 
une  classe  qui  ait  intérêt  à  un  ordre  stable,  qui  par  son  influence 
puisse  arrêter  ces  changemens  quotidiens  de  toute  l'administra- 
tion, qui  porte  dans  les  affaires  publiques  les  qualités  mêmes  qui 
lui  ont  permis  d'acquérir  la  fortune.  Ce  serait  le  meilleur  des  élé- 
mens  de  prospérité  pour  ce  pays  que  la  présence  au  pouvoir  de 
gens  qui  aient  fait  leurs  preuves  dans  la  gestion  de  leurs  propres 
affaires.  Un  banquier,  un  commerçant,  un  industriel,  seraient  des 
hommes  politiques  excellens,  d'un  sens  sûr  et  d'un  esprit  pratique. 
On  répond  qu'il  est  impossible  de  s'enrichir  en  Grèce,  que  la  for- 
tune est  à  Constantinople  et  dans  les  grandes  villes.  Il  est  tout  d'a- 
bord assez  diflicile  de  supposer  qu'on  ne  puisse  créer  dans  le 
royaume  aucune  industrie,  qu'il  soit  impossible  d'y  cultiver  la  terre; 
puis,  si  le  lien  n'était  pas  brisé  entre  la  Grèce  administrative  et  les 
colonies,  pourquoi  ne  verrait- on  pas  les  commerçans  de  Marseille 
et  de  Trieste  accepter  une  part  dans  le  gouvernement?  Pourquoi  la 
Grèce  resterait-elle  le  seul  pays  de  l'Europe  où  ils  ne  mettent  ja- 


SOUVENIRS    DE    l' ADRIATIQUE.  703 

mais  les  pieds  ?  Ils  pourraient  faire  fortune  à  l'étranger  et  cepen- 
dant garder  avec  la  mère-patrie  des  rapports  étroits  et  journaliers, 
mais  ils  se  détachent  de  tout  intérêt  aux  crises  politiques  du  pays 
et  l'abandonnent  à  lui-même.  Nous  voyons  ici  par  un  exemple  évi- 
dent que  le  goût  de  la  liberté,  l'activité  publique,  une  instruction 
primaire  très  générale,  ne  suffisent  point  pour  assurer  à  une  nation 
un  progrès  rapide.  Les  états  les  plus  libres,  les  plus  heureux,  sont 
non  pas  ceux  où  on  parle  sans  cesse  de  politique,  mais  ceux  où  le 
travail  est  continuel.  Seul  il  développe  le  vrai  sentiment  de  l'indé- 
pendance, ce  sentiment  qui  ne  devient  profond  et  sérieux  que  s'il  est 
justifié  par  l'estime  raisonnable  que  chaque  citoyen  a  de  lui-même. 
Les  luttes  politiques  sont  l'accident  et  non  le  principal  ;  l'important, 
c'est  le  progrès  public,  le  progrès  de  la  richesse,  de  l'influence  exté- 
rieure, de  l'éducation,  c'est  la  naturelle  subordination  des  mérites 
qui  porte  au  pouvoir  un  petit  nombre  d'hommes  pour  le  plus  grand 
bien  de  ceux  qui  semblent  être  les  victimes  de  cette  inégalité. 

Les  étrangers  jugent  souvent  le  royaume  de  Grèce  comme  le  font 
les  colonies  helléniques  de  la  Méditerranée.  Ceux  qui  sont  venus  se 
fixer  dans  le  pays,  sauf  quand  ils  se  bornaient  à  un  commerce  d'en- 
trepôt, toujours  peu  considérable,  n'y  ont  jamais  fait  fortune.  Ce  sont 
donc  non  pas  seulement  les  capitaux  d'Alexandrie  et  de  Trieste  qui 
s'éloignent  de  la  Grèce,  mais  ceux  de  toute  l'Europe.  Mieux  vaut  res- 
ter pauvre  que  de  s'enrichir  en  faisant  la  fortune  de  l'étranger,  dit 
un  proverbe  grec.  On  ne  citerait  pas  un  seul  établissement  euro- 
péen qui  ait  prospéré  dans  le  royaume.  On  voit  ce  qui  arrive  au- 
jourd'hui à  la  compagnie  du  Laurium  et  avec  quelle  rigueur  les 
Grecs  veulent  qu'elle  disparaisse.  Il  est  bien  inutile  de  discuter  lon- 
guement sur  cette  affaire;  elle  est  d'une  simplicité  parfaite.  Une 
société  s'est  formée  pour  exploiter  les  scories  laissées  par  les  an- 
ciens dans  les  pays  classiques  ;  elle  a  commencé  en  Occident,  et 
dans  toutes  ses  entreprises  elle  a  d'abord  fait  des  contrats  régu- 
liers, puis  elle  n'a  plus  songé  qu'à  perfectionner  ses  machines.  En 
arrivant  en  Attique,  elle  a  voulu  faire  de  même;  elle  a  demandé 
qu'on  lui  proposât  des  conditions  qu'elle  discuterait.  Les  deux  par- 
ties devaient  préciser  leurs  propositions  pour  qu'on  arrêtât  un  con- 
trat définitif  et  qu'on  n'y  revînt  plus.  Le  gouvernement  helléni- 
que se  montra  très  conciliant.  Aujourd'hui  les  Grecs  voient  qu'ils 
avaient  chez  eux  un  trésor  :  que  cette  richesse  profite  à  des  Italiens 
ou  à  des  Français,  ils  répètent  que  ce  vol  est  odieux.  Les  mines  du 
Laurium  sont  devenues  le  rêve  de  tous  les  Hellènes.  Ils  imaginent 
en  songe  le  royaume  régénéré  par  cette  heureuse  fortune.  Il  n'est 
pas  d'homme  politique  qui  ose  prendre  sur  lui  l'odieuse  responsa- 
bilité de  transiger  avec  la  compagnie,  de  dépouiller  ses  compa- 


70â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

triotes.  La  discussion  dure  depuis  des  années;  en  Grèce,  la  cause 
la  plus  douteuse  peut  être  défendue,  les  ressources  de  subtilités 
sont  infinies;  ce  peuple  n'a  même  aucun  tiibunal  qui  soit  sûr  de 
garder  toute  sa  raison  dans  une  affaire,  si  simple  qu'elle  soit.  La 
France  et  l'Iialie  font  la  proposition  la  plus  naturelle;  elles  de- 
mandent que  le  débat  soit  remis  à  une  cour  arbitrale.  La  Grèce  ré- 
poud  non,  et  le  prend  de  très  haut  parce  que,  dit -elle,  on  soupçonne 
sa  bonne  foi.  Telle  est  cette  déplorable  aventure.  II  n'est  pas  une 
heureuse  entreprise  faite  en  Grèce  par  d'imprudens  étrangers  qui 
ne  puisse  avoir  les  destinées  de  l'alïaire  du  Laurium.  Le  pays  ne  se 
doute  pas  que  par  cette  légèreté  de  conduite  il  se  fait  plus  de  tort 
à  lui-même  qu'à  toutes  les  compagnies  européennes  qu'il  pourrait 
expulser. 

Ce  qui  nu't  le  plus  à  la  race  grecque  en  Europe,  et  par  suite  à 
l'hellénisme,  c'est  la  difficulté  qu'ont  les  étrangers  à  bien  compren- 
dre le  caractère  de  ce  peuple,  l'importance  trop  grande  qu'ils  atta- 
chent cà  des  défauts  qui  sont  compensés  par  de  rares  qualités.  On 
parle  beaucoup  de  la  difficulté  des  relations  d'affaires  en  Grèce,  de 
l'incertitude  de  la  justice,  de  ses  lenteurs;  on  prononce  même  le  mot 
de  mauvaise  foi,  on  ajoute  que  la  vanité  de  cette  race  est  insuppor- 
table, qu'il  est  impossible  de  rester  avec  elle  en  bonnes  relations. 
Les  défauts  dont  se  plaint  l'étranger,  les  Grecs  les  ont  dans  leurs 
rapports  avec  leurs  compatriotes;  il  faut  s'habituer  à  leur  caractère 
sans  espf^rer  qu'il  se  modifie  jamais  beaucoup,  sans  croire  qu'il 
soit  difficile  pour  l'Européen  de  l'accepter  tel  qu'il  est,  et  dès  lors 
de  vivre  en  Grèce  aussi  commodément  qu'en  tout  autre  pays  du 
monde. 

Le  peuple  grec  diffère  beaucoup  des  Occidentaux;  les  fortes  émo- 
tions lui  sont  inconnues,  rien  ne  le  pénètre.  Il  prend  le  malheur 
avec  une  indifférence  qui  nous  étonne;  d'horribles  catastrophes 
semblent  devoir  l'accabler,  il  les  ressent  à  peine;  ému  un  instant, 
il  reprend  aussitôt  ses  habitudes  de  tous  les  jours.  Les  races  qui 
ont  une  vie  intérieure  profonde  n'admettent  pas  les  consolations 
faciles;  elles  se  raidissent,  elles  se  révoltent,  elles  protestent  au 
nom  de  la  personnalité  fnppée.  Dans  ce  pays,  l'âme  est  trop  heu- 
reuse pour  connaître  ces  afflictions.  L'antiquité  avait  créé  le  destin, 
les  Orientaux  se  soumettent  à  la  fatalité.  Le  Grec  ruiné  prend  son 
parti  le  jour  même  et  recommence  sa  fortune  sur  de  nouveaux  frais. 
S'il  est  atteint  dans  ses  affections,  il  dit  que  telle  est  la  loi  de  la  na- 
ture. Rien  n'est  plus  contraire  à  cette  forme  d'esprit  que  la  longue 
réflexion  sur  le  malheur.  On  se  trompe  bien  d'ordinaire  quand  on 
suppose  THellène  agité  par  des  passions  violentes.  Tous  les  voya- 
geurs savent  combien  une  fête  est  tranquille  en  ce  pays.  Les  jeunes 


SOUVENIRS   DE    l' ADRIATIQUE.  705 

filles  et  les  jeunes  gens  dansent  en  silence,  lentement,  au  son  d'une 
musique  très  douce  qui  marque  les  pas  d'une  sorte  de  marche  ca- 
dencée. L'homme  le  moins  cultivé  lui-même  sort  rarement  du  calme 
le  plus  complet.  Il  n'a  pas  de  goût  pour  les  boissons  fortes;  un  Grec 
est  rarement  ivre  :  s'il  entre  au  cabaret,  il  demande  des  sucreries, 
de  l'anisette  ou  un  verre  de  belle  eau  fraîche. 

Les  haines  chez  lui  ne  sont  jamais  durables,  à  moins  que  l'amour- 
propre  ne  s'y  trouve  engagé.  Des  chefs  de  partis  qui  se  sont 
condamnés  à  mort  mutuellement,  condamnations  qui  sont  presque 
toujours  sans  effet,  quelques  semaines  plus  tard  se  serrent  la  main 
avec  de  chaudes  protestations  d'amitié,  moins  par  politique  que 
par  oubli.  Il  n'y  a  point  d'antipathies  persistantes  dans  la  Grèce 
moderne,  il  en  était  de  même  quand  Platon  dînait  chez  Aristophane. 
La  facilité  de  la  critique  inspire  les  accusations  les  plus  graves  à  la 
presse  d'Athènes.  Ceux  qui  se  permettent  des  propos  parfois  odieux 
n'en  voient  pas  la  portée;  ces  injures  sont  prises,  comme  elles 
sont  dites,  avec  une  grande  indifierence.  Par  contre  les  affections 
fortes  ne  peuvent  être  dans  les  habitudes  de  ce  peuple;  la  femme 
ne  saurait  être  associée  à  des  préoccupations  qui  n'existent  pas, 
consoler  des  peines  qui  seraient  imaginaires.  Tout  au  plus  peut- 
elle  prendre  intérêt  aux  combinaisons  et  aux  intrigues  politiques. 
Elle  est  le  plus  souvent  une  ménagère,  une  bonne  mère  de  famille  ; 
quand  elle  se  trouve  mêlée  à  des  aventures  romanesques,  elle  y 
joue  le  rôle  d'un  enfant  auquel  l'homme  demande  une  distraction, 
ou  elle  cède  à  la  manie  d'imiter  les  mœurs  européennes,  qu'elle 
comprend  mal.  En  Grèce,  les  hommes  ont  toujours  vécu  d'un  côté, 
les  femmes  de  l'autre.  Ce  n'est  ni  aux  caractères  des  lois  anti- 
ques, ni  aux  Turcs,  ni  à  l'éducation  qu'on  donne  aujourd'hui  aux 
jeunes  filles,  qu'il  faut  attribuer  cet  usage  constant.  Le  christia- 
nisme et  l'imitation  des  modes  européennes  n'y  ont  rien  changé. 
L'homme  de  ce  pays  n'a  pas  besoin  de  cette  communauté,  de  cette 
vie  à  deux  que  l'Occident  a  exaltée,  et  qui  a  créé  chez  nous  depuis 
le  moyen  âge  toute  une  poésie  inconnue  à  l'antiquité.  L'Orient  hel- 
lénique n'a  jamais  compris  ce  mot  des  barbares  germains  rapporté 
par  Tacite  :  il  y  a  quelque  chose  de  divin  dans  la  femme.  On  voit 
cette  absence  de  sentiment  profond  dans  la  religion.  Les  hommes 
en  Grèce  sont  plus  religieux  que  les  femmes,  du  moins  plus  exacts 
aux  offices.  La  religion  n'a  rien  d'intérieur;  ce  pays  ne  connaît  pas 
les  livres  de  piété,  toutes  ces  littératures  de  l'Occident  dont  vi- 
vent les  âmes  pieuses;  la  confession  n'est  qu'une  formule,  la  di- 
rection des  consciences  ne  saurait  exister.  Ce  peu  d'aptitude  des 
femmes  grecques  aux  émotions  religieuses  a  frappé  toutes  les  per- 
sonnes européennes  chargées  d'élever  des  jeunes  filles  hellènes. 

TOMB  eu.  —  1872.  45 


70(î  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Les  soins  de  l'éducation  la  plus  scrupuleuse  ne  changent  pas  ces 
dispositions  :  comme  s'il  y  avait  entre  des  caractères  dissemblables 
une  impossibilité  de  se  comprendre,  une  différence  de  langue  que 
nul  effort  ne  peut  faire  disparaître.  On  voit  facilement  que  les 
remords  doivent  être  inconnus  à  un  pareil  état  d'esprit  ;  ils  sup- 
poseraient une  grande  force  d'impression  et  une  longue  continuité 
de  souvenirs.  Par  la  même  raison,  une  maladie  comme  le  suicide  ne 
doit  se  produire  chez  ce  peuple  que  par  exception  ;  on  en  cite  à 
peine  quelques  exemples  depuis  que  le  royaume  a  des  statistiques. 
Il  est  naturel  que  le  Grec  oublie  les  torts  qu'il  a  eus  à  votre  égard; 
le  propre  des  hommes  d'Occident  est  au  contraire  de  se  souvenir. 
Nous  estimons  aussi  une  certaine  suite  dans  la  manière  de  se  con- 
duire, le  respect  de  ce  que  nous  avons  dit,  le  sérieux  enfin.  Le  Grec 
manque  vingt  fois  par  jour  à  ces  devoirs  que  nous  mettons  si  haut 
et  qui  font  pour  nous  l'honnête  homme.  Rien  ne  choque  davantage 
l'Occidental,  rien  ne  choque  moins  l'Hellène.  On  est  peu  au  fait  de 
l'esprit  des  Grecs  quand  on  croit  que  les  mots  ont  pour  eux  le  sens 
qu'ils  ont  pour  nous,  leurs  compatriotes  ne  s'y  trompent  pas; 
c'est  une  langue  qu'il  faut  appiendre,  et  alors  nulle  méprise  ne 
reste  possible.  Ce  qui  domine  chez  ce  peuple,  c'est  l'intelligence; 
on  voit  bien  par  cet  exemple  ce  qu'est  la  vie  intellectuelle  quand 
elle  ne  comporte  pas  de  fortes  passions.  La  passion  arrête  l'esprit 
sur  un  sujet  de  réflexions,  lui  impose  des  travaux  difficiles,  le  rend 
solide  et  sérieux;  l'intelligence  livrée  à  elle-même,  quand  elle  ne 
s'élève  pas  à  une  haute  conception  scientifique,  est  sans  cesse  expo- 
sée à  tout  prendre  comme  un  jeu. 

Ce  qui  charme  surtout  le  Grec,  c'est  la  dialectique,  ce  sont  les 
combinaisons  d'idées,  les  raisonnsmens  qui  s'enchaînent,  sans  qu'il 
ait  souvent  nul  souci  du  fond.  Le  Grec  trouve  un  charme  infini  à  la 
parole,  il  ne  recherche  d'ordinaire  ni  la  déclamation,  ni  les  effets 
passionnés;  il  préfère  le  discours  tempéré  où  les  nuances  les  plus 
subtiles  et  qui  s'adressent  à  l'intelligence  plutôt  qu'au  sentiment 
sont  variées  avec  art.  Comme  il  a  l'instinct  de  l'harmonie  et  de  la 
cadence,  il  donne  à  ces  exercices  une  forme  très  soignée,  il  en  fait 
une  musique  d'un  genre  très  doux  où  il  trouve  des  émotions  in- 
connues dans  nos  pays.  Parler  pour  ne  rien  dire  est  une  de  ses 
habitudes,  sans  qu'on  puisse  lui  reprocher  de  manquer  de  finesse, 
de  distinction  même,  dans  ce  plaisir  qui  le  ravit.  Nous  comprenons 
très  mal  tout  d'abord  ces  longs  entretiens  où  les  interlocuteurs  se 
donnent  gravement  la  réplique.  Avec  le  temps,  nous  voyons  qu'il  y 
a  là  une  faculté  particulière  qui  suppose  un  esprit  très  délié,  et  qui 
explique  bien  des  passages  des  auteurs  anciens  où  nous  cherchons 
aujourd'hui  plus  de  sens  que  l'auteur  ne  voulait  en  mettre.  On  s'é- 


SOUVENIRS   DE    l'aDFJATIQUE.  707 

tonne  des  développemens  subtils  qui  se  trouvent  dans  les  tragi- 
ques ou  chez  les  philosophes,  même  chez  les  plus  illustres;  ce  sont 
des  concessions  au  goût  national.  Sophocle  et  Platon  eux-mêmes 
ne^devaient  pas  toujours  en  être  choqués. 

Il  est  curieux  que  la  grammaire  ait  été  de  tout  temps  une  étude 
favorite  pour  les  Grecs  ;  ils  l'étudient  de  nos  jours  avec  soin.  Ils 
n'ont  pas  trouvé  les  lois  savantes  que  la  philologie  moderne  a  éta- 
blies ;  ils  ont  cependant  été  très  loin  dans  l'analyse  du  langage,  de 
la  syntaxe  et  aussi  du  raisonnement  par  déduction.  Les  connais- 
sances de  cet  ordre  leur  sont  utiles  pour  les  discours  auxquels  ils 
se  plaisent,  elles  leur  fournissent  le  sujet  de  nombreux  développe- 
mens, ce  peuple  a  toujours  été  un  maître  de  dialectique  ;  par 
contre  les  études  d'observation,  les  sciences  inductives,  si  on  excepte 
Hippocrate  et  Aristote,  ne  l'ont  pas  séduit.  Une  race  qui  a  deux 
mille  ans  de  culture  intellectuelle  et  qui  n'a  jamais  connu  la  tor- 
peur de  l'esprit  n'a  pu  trouver  ces  procédés  si  simples  qui,  connus 
chez  nous  dès  que  la  pensée  sortit  de  l'incertitude  du  moyen  âge, 
restent  une  des  marques  les  plus  importantes  du  génie  propre  à 
l'Occident,  peut-être  même  le  signe  principal  qui  marque  la  dis- 
tinction des  temps  modernes  et  des  temps  anciens. 

L'un  des  esprits  les  plus  élevés  que  possède  la  Grèce  moderne, 
M.  Paparigopoulos,  s'arrêtant  au  milieu  de  la  grande  œuvre  natio- 
nale qu'il  consacre  à  l'histoire  de  l'hellénisme  pour  considérer  le 
caractère  de  la  race,  dit  qu'un  des  malheurs  du  génie  grec  est 
d'avoir  toujours  mis  dans  son  estime  le  mérite  intellectuel  au-des- 
sus du  mérite  moral.  Photius  et  Thémistocle  sont  des  exemples  qu'il 
cite  naturellement.  Il  cherche  ainsi  à  pallier  un  des  défauts  que 
l'on  reproche  le  plus  à  cette  nation.  11  est  certain  que  le  principe 
moral  paraît  ne  pas  s'imposer  avec  une  rigueur  stoïque  à  la  con- 
science du  Grec;  ce  peuple  cependant  est  bon,  la  générosité  lui  est 
familière,  il  est  capable  de  magnifiques  dévoûmens.  Les  actes  de 
brigandage  ne  doivent  pas  nous  tromper,  il  est  doux  et  humain,  il 
ignore  la  méchanceté  longuement  suivie,  la  cruauté  froide  :  peu 
d'idées  élevées  le  trouvent  insensible;  mais  il  en  est  naturellement 
pour  lui  du  principe  moral  comme  de  l'affection  et  de  la  haine,  l'idée 
du  devoir  ne  saurait  être  établie  chez  l'Hellène  sur  des  bases  iné- 
branlables. Toutes  ces  erreurs,  toutes  ces  légèretés  de  conduite,  ne 
supposent  jamais  une  déloyauté  voulue.  Le  Grec  joue  avec  les  idées 
morales  comme  avec  les  syllogismes;  il  se  plaît  dans  ces  subtilités 
de  conscience  où  il  perd  la  vue  nette  du  bien.  Cette  sophistique  ne 
l'aveugle  jamais  sans  retour,  à  moins  qu'elle  ne  soit  au  service  de 
rares  sentimens  qui  exercent  sur  lui  un  empire  absolu. 

Le  Grec  éprouve  fortement  deux  passions;  il  a  un  singulier 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

amour-propre,  il  aime  avec  une  force  incomparable  sa  nation  et  sa 
gloire.  Ce  sont  là  deux  sentimens  qui  s'expliquent  sans  peine  chez 
une  race  dont  la  vie  est  surtout  intellectuelle.  Le  Grec  ne  comprend 
guère  que  sa  forme  d'esprit;  il  n'arrive  pas  à  une  idée  nette  de 
celle  des  autres  peuples,  il  ne  peut,  se  comparer  à  ses  voisins. 
Cette  race,  qui  se  plie  sans  peine  en  apparence  aux  habitudes  des 
étrangers,  reste  toujours  elle-même  :  on  ne  citerait  pas  un  pays 
qui  ait  subi  tant  de  dominations  successives  sans  en  être  modifié; 
il  a  parlé  français  au  xiii^  siècle,  italien  au  xv%  turc  au  xvi^, 
il  a  vécu  avec  ses  maîtres  et  s'est  fait  à  leurs  usages,  il  n'a  perdu 
aucun  de  ses  caractères  propres.  L'homme  de  cette  race  a  le  don 
des  travestissemens,  il  accepte  le  costume  que  demandent  les  cir- 
constances, mais  il  le  quitte  comme  il  le  prend.  Rien  donc  ne  peut 
atteindre  l'estime  qu'il  a  de  lui-même;  le  sentiment  seul  des  mé- 
rites propres  aux  étrangers  lui  permettrait  de  se  comparer  à  eux, 
de  voir  ce  qui  lui  manque.  Cette  incapacité  de  se  transformer  a 
gardé  la  nation  grecque  contre  tous  les  périls  auxquels  elle  a  été 
exposée.  Elle  est  à  bien  des  égards  ce  qu'elle  était  autrefois;  si 
loin  qu'elle  remonte  dans  le  passé ,  elle  voit  la  gloire  de  ses  an- 
cêtres. Si  elle  regarde  autour  d'elle,  elle  se  trouve  des  qualités 
d'esprit  que  n'ont  eues  ni  ses  maîtres,  ni  ses  ennemis,  ni  ses  al- 
liés, et,  comme  elle  ne  met  rien  au-dessus  de  ces  qualités,  elle 
arrive  à  une  estime  d'elle-même  et  à  un  patriotisme  passionnés. 
Toute  tyrannie  qui  pèse  sur  elle  lui  paraît  l'oppression  de  l'intelli- 
gence par  la  force.  Elle  joint  à  ce  sentiment  une  activité  d'esprit 
qui  ne  connaît  pas  de  repos  et  qui  a  pour  conséquence  naturelle 
un  impérieux  besoin  d'indépendance.  Ainsi  aucune  conquête  ne  la 
transforme;  victorieuse  ou  vaincue,  elle  est  toujours  la  race  grecque. 
On  comprend  dès  lors  ce  qu'est  l'hellénisme;  c'est  une  force  que 
rien  ne  saurait  détruire ,  qui  ne  disparaîtra  qu'avec  le  dernier  des 
Grecs.  Il  aspire  au  complet  affranchissement,  il  l'espérera  toujours; 
mais  il  le  demandera  sans  beaucoup  d'intelligence  des  conditions  de 
la  politique  moderne.  Il  n'aura  de  diplomatie  qu'à  courte  vue,  de  plan 
mûri  que  par  instans;  il  ne  préparera  rien  pour  un  avenir  éloigné, 
le  résultat  immédiat  sera  toujours  sa  plus  vive  préoccupation.  En 
Turquie,  tout  en  restant  patriote,  il  fera  à  ses  maîtres  des  conces- 
sions qui  nous  paraissent  étranges.  On  le  verra  les  servir,  les  flat- 
ter, s'allier  à  eux  contre  d'autres  communautés  chrétiennes.  Ce- 
pendant tous  les  employés  grecs  qui  servent  la  Porte  sont  dévoués 
aux  idées  de  leur  nation,  ils  distinguent  le  gouvernement  d'Athènes 
de  la  cause  hellénique;  mais  ils  distinguent  bien  davantage  l'hellé- 
nisme de  ce  qui  n'est  pas  lui,  et  ils  ne  mettent  rien  au-dessus.  Ils 
se  font  tous  -cette  illusion  sincère  de  croire  qu'ils  servent  la  cause 


SOUVENIRS    DE    l' ADRIATIQUE.  709 

nationale.  Dans  le  royaume  de  Grèce,  le  peuple  se  refuse  à  voir 
que  le  moyen  le  plus  sûr  de  justifier  de  grandes  ambitions  et  d'en 
assurer  le  succès  serait  d'imposer  à  l'Europe  une  estime  profonde 
pour  un  gouvernement  régulier  et  prospère.  Toute  la  politique  ex- 
térieure des  cabinets  sans  nombre  qui  se  succèdent  à  Athènes  con- 
siste tantôt  à  témoigner  d'une  rigueur  vaniteuse  à  l'égard  des 
puissances  étrangères,  bien  qu'à  la  longue  le  mauvais  droit  qui 
n'est  pas  soutenu  par  la  force  ait  peu  de  chances  de  succès,  tantôt 
à  témoigner  pour  ces  mêmes  puissances  d'une  condescendance  qui 
ne  garde  pas  de  mesure.  De  temps  en  temps,  un  manifeste  an- 
nonce à  l'Europe  que  les  raïas  se  soulèvent,  et  lui  rappelle  tous  ses 
torts  envers  la  Grèce;  aussitôt  l'enthousiasme,  la  crédulité  trop  fa- 
cile de  la  presse  athénienne,  nous  apprennent  chaque  jour  des  évé- 
nemens  dont  le  lendemain  démontre  la  fausseté.  Tous  les  défauts 
des  Grecs  paraissent  alors  avec  éclat,  et  nous  prenons  gravement 
en  flagrant  délit  de  mensonges  une  nation  qui  croit  elle-même  tout 
ce  qu'elle  invente.  Nous  relevons  le  peu  de  convenance  de  ses 
notes  diplomatiques,  la  forme  naïve  de  ses  raisonnemens,  l'injus- 
tice de  ses  appréciations;  nous  acceptons  le  rôle  facile  d'accusa- 
teurs, et  les  adversaires  les  plus  injustes  de  la  Grèce  ne  sont  pas 
sans  se  faire  écouter. 

Quand  l'histoire  rencontre  une  race  qui  a  traversé  sans  mourir 
les  catastrophes  les  plus  graves,  qui  a  résisté  à  toutes  les  atteintes, 
qui  conserve,  après  tant  de  siècles  d'esclavages  divers,  sa  langue, 
aussi  vieille  qu'Homère,  des  mœurs  et  une  forme  d'esprit  que  nous 
retrouvons  dans  le  plus  lointain  passé,  et  d'éternelles  espérances, 
le  sentiment  de  respect  que  nous  éprouvons  ne  doit  rien  à  un 
enthousiasme  facile;  il  est  justifié  par  le  spectacle  si  différent 
que  nous  offre  la  vie  des  autres  nations.  Le  premier  mérite  des 
Grecs  est  de  n'avoir  pas  péri.  Comme  Israël  a  vécu  parce  qu'il  pos- 
sédait au  plus  haut  point  l'absolue  confiance  dans  la  dignité  de  ses 
sentimens  religieux,  les  Grecs  ont  dû  de  ne  pas  mourir  à  l'estime 
qu'ils  avaient  pour  leurs  qualités  intellectuelles,  à  leur  passion  de 
l'indépendance.  Semblables  au  peuple  de  Dieu  en  ce  sens,  qu'ils  ont 
été  comme  lui  les  maîtres  de  notre  éducation,  ils  en  dift'èrent  en 
cela,  qu'ils  sont  plus  nombreux  et  qu'ils  ont  toujours  poursuivi  des 
projets  de  politique  terrestre.  Ils  attendent  non  pas  le  Messie,  mais 
la  liberté  de  toute  leur  race.  Ils  l'attendent  depuis  près  de  dix-huit 
siècles,  et  on  voit  déjà  que  tout  n'est  pas  chimère  dans  ces  espé- 
rances. Ils  savent  bien,  même  quand  ils  se  plaignent  de  l'Occident, 
que,  vivant  des  œuvres  de  leur  passé,  nous  avons  fait  avec  eux  un 
traité  d'amitié  qui  a  pour  garant  de  notre  part  une  reconnaissance 
déjà  vieille,  ils  savent  aussi  qu'enthousiastes  comme  ils  le  sont  des 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

choses  de  l'esprit  et  du  progrès,  quelles  que  soient  leurs  fautes,  ils 
auront  toujours  des  défenseurs  passionnés  parmi  nous,  qu'à  l'heure 
même  où  nous  nous  montrons  les  plus  sévères  pour  eux,  nous 
sommes  prêts  encore  à  répondre  à  leurs  vœux  les  plus  ardens,  à 
les  réaliser  au  moins  en  partie.  Gomme  la  disparition  des  Grecs  ne 
saurait  être  une  hypothèse  admissible,  que  le  progrès  est  en  Orient 
comme  partout  une  nécessité,  notre  affection  ne  nous  trompe  pas. 
L'hellénisme  est  compromis  au  nord  par  le  réveil  des  Slaves,  par 
les  défauts  de  l'église  orthodoxe,  il  a  cependant  fait  depuis  cin- 
quante ans  de  grands  progrès;  il  a  été  reconnu  par  l'Europe,  qui 
l'a  reçu  dans  ses  conseils  en  lui  donnant  un  représentant  légal,  le 
royaume  de  Grèce.  Il  a  transporté  chez  lui  l'éducation  et  les  mé- 
thodes de  l'Occident  avec  plus  d'enthousiasme,  il  est  vrai,  que  de 
succès,  mais  non  sans  une  vue  nette  que  là  était  pour  lui  un  prin- 
cipe de  salut.  Il  abuse  de  l'activité  politique,  mais  il  s'est  donné 
une  des  constitutions  les  plus  libérales  qui  soient  en  Europe.  Il  n'est 
ni  à  croire  ni  à  souhaiter  qu'il  prenne  jamais  tout  à  fait  l'esprit  de 
l'Occident.  La  force  de  gouverner  de  nombreuses  nations  d'autre 
race,  pour  le  bien  de  ces  nations  mêmes,  lui  manquera  peut-être 
toujours  ;  en  poursuivant  la  grande  idée,  il  atteindra  des  résultats 
plus  modestes  et  encore  heureux.  Il  a  dû  beaucoup,  lors  de  la 
guerre  de  l'indépendance,  à  un  peuple  qui  lui  est  à  tous  égards 
inférieur,  à  ces  Albanais  qui  ont  fourni  de  si  braves  soldats  à  la 
révolution;  les  Épirotes,  mélange  de  Grecs  et  d'Albanais,  ont  un 
esprit  moins  prompt  que  les  Hellènes  purs,  leurs  défauts  mêmes 
seraient  utiles  à  la  Grèce.  Les  Hellènes  des  riches  colonies,  s'ils 
prenaient  part  au  gouvernement  du  royaume ,  lui  prêteraient  le 
secours  de  leur  expérience,  de  leur  talent,  de  leur  esprit  de  suite, 
de  leur  connaissance  pratique  des  affaires;  ce  sont  là  les  souhaits 
les  plus  ardens  que  doive  former  l'hellénisme.  Des  mille  moyens 
que  les  politiques  d'Athènes  imaginent  pour  les  réaliser,  le  plus 
simple,  celui  qui  ne  demande  l'aide  de  personne,  serait  de  donner 
enfin  à  la  monarchie  une  administration  sérieuse,  de  développer  la 
richesse  publique,  d'assurer  ainsi  aux  Grecs  un  principe  d'influence 
qui  leur  a  toujours  manqué,  de  créer  en  même  temps  dans  ce  pays 
un  parti  qui  s'opposât  de  toutes  ses  forces  à  ces  changemens  per- 
pétuels où  ce  peuple  s'épuise,  où  l'esprit  de  la  nation  compromet 
ses  plus  sérieuses  qualités. 

Albert  Dumont. 


REVUE   DRAMATIQUE 


THEATRE-FRANÇAIS. 
HÉLÈNE,  drame  en  trois  actes,  en  vers,  de  M.  Edouard  Pailleron. 


Ce  n'est  pas  le  talent  qui  manque  à  la  plupart  de  nos  jeunes  écrivains 
dramatiques;  il  leur  manque  une  direction  et  un  but.  A  voir  les  œuvres 
représentées  sur  nos  principales  scènes  depuis  dix-huit  mois,  il  semble 
en  vérité  que  rien  d'extraordinaire  ne  se  soit  passé  dans  le  monde.  La 
France  envahie  par  les  Allemands,  Paris  déshonoré  par  des  scélérats  de 
tous  les  pays,  ici  des  désastres  sans  exemple,  là  des  forfaits  sans  nom, 
en  même  temps.  Dieu  merci!  les  plus  généreux  élans  du  patriotisme, 
les  sentimens  les  plus  nobles  et  les  plus  mâles  vertus,  voilà  notre  his- 
toire d'hier.  D'où  vient  que  le  théâtre  n'en  a  conservé  aucune  trace?  d'où 
vient  qu'il  n'a  su  y  voir  aucun  avertissement?  Sans  doute,  c'est  le  pri- 
vilège du  théâtre  de  créer  un  monde  idéal  qui  nous  fait  oublier  les 
choses  vulgaires  ou  sinistres  de  la  vie  quotidienne.  Les  émotions  désin- 
téressées nous  y  reposent  des  émotions  directes.  Bien  mal  inspiré  serait 
l'auteur  qui,  voulant  faire  concurrence  à  la  réalité,  nous  rappellerait  sur 
la  scène  nos  amertumes  d'aujourd'hui  ou  nos  préoccupations  de  demain. 
Ce  n'est  pas  là  ce  qu'il  faut  demander  à  la  littérature  dramatique;  au 
contraire  nous  répétons  plus  volontiers  que  jamais  le  vers  du  poète  :  la 
vie  est  triste,  l'art  est  serein.  Prenez  garde  toutefois;  sans  faire  concur- 
rence aux  événemens  de  la  vie  publique,  le  poète  doit  en  ressentir 
l'impression,  et,  provoqué  en  quelque  sorte,  rendre  le  coup  qu'il  a  reçu. 
La  sérénité  de  l'art  n'est  pas  une  sérénité  d'indifférence,  c'est  une  séré- 
nité virile  qui  nous  console  dans  nos  aftlictions  et  nous  relève  dans  nos 
défaillances.  A  quel  moment  de  sa  carrière  Schiller  a-t-il  écrit  le  plus 
austère  et  le  plus  énergique  de  ses  drames?  Au  moment  où  il  avait  sous 
les  yeux  le  spectacle  le  plus  décourageant.  Tout  se  décomposait  en  Aile- 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

magne  :  il  n'y  avait  plus  ni  hommes  ni  institutions,  la  corruption  uni- 
verselle annonçait  la  catastrophe  inévitable;  en  un  mot,  on  était  à  la 
veille  d'Iéna  et  d'Auerstaedt.  C'est  dans  ce  profond  abaissement  moral 
de  sa  patrie  que  Schiller  composa  Guillaume  Tell.  Voilà  un  de  ces  grands 
contre-coups  dont  je  parlais  tout  à  l'heure,  une  de  ces  répliques  viriles 
que  le  génie  provoqué  adresse  aux  hommes  de  son  temps. 

Pourquoi  Fart  aujourd'hui,  particulièrement  l'art  dramatique,  semble- 
t-il  étranger  dans  notre  France  aux  commotions  que  nous  avons  subies, 
aux  craintes  ou  aux  espérances  qui  nous  agitent?  Est-ce  indifférence  de 
la  part  des  écrivains  qui  travaillent  pour  le  théâtre?  Il  est  impossible  de 
le  penser.  Est-ce  légèreté  de  cœur,  timidité  d'esprit?  Je  ne  le  crois  pas 
davantage.  Plus  j'examine  les  aspects  divers  du  problème,  plus  je  m'as- 
sure que  c'est  la  direction  qui  fait  défaut.  Et  quelle  direction?  La  pre- 
mière de  toutes,  celle  de  l'opinion  publique.  Quand  le  public,  après 
tant  de  leçons  terribles,  continue  d'accueillir  avec  la  même  faveur,  avec 
la  même  curiosité  banale,  des  pièces  consacrées  à  des  situations  mal- 
saines, à  des  dissertations  écœurantes,  à  des  thèses  insupportables,  les 
jeunes  écrivains  s'habituent  à  regarder  ces  sujets  comme  le  véritable 
domaine  du  théâtre;  ils  y  courent,  ils  s'y  jettent,  ils  n'en  peuvent  plus 
sortir.  Ce  serait  au  parterre  à  leur  dire  énergiquement  :  «  Claudite  jam 
rivos,  pueii.  Assez!  assez!  la  cause  est  entendue.  Il  y  a  d'autres  tableaux 
à  nous  mettre  sous  les  yeux.  Nous  ne  sommes  plus  le  même  peuple; 
nous  avons  besoin  d'une  nourriture  plus  forte,  ayant  à  guérir  tant  de 
blessures  et  à  traverser  tant  d'épreuves.  »  Mais  non,  le  public  n'y  songe 
pas;  le  théâtre  n'est  à  ses  yeux  qu'un  simple  amusement;  soit  qu'il 
estime  trop  peu  cette  forme  de  l'art  pour  lui  demander  compte  du 
mal  qu'elle  fait  et  du  bien  qu'elle  ne  fait  pas,  soit  qu'il  s'abandonne,  ici 
comme  ailleurs,  à  cette  apathie  funeste  dont  le  résultat  est  l'abstention, 
c'est-à-dire  une  sorte  de  suicide  moral,  le  public  a  renoncé  à  son  carac- 
tère de  juge.  Il  va  où  on  le  mène,,  et,  comme  il  ne  sait  rien  exiger,  il  n'y 
a  pas  de  raison  pour  que  cette  routine  ait  une  fin.  II  a  pourtant  ses  vel- 
léités, ce  public  trop  endormi,  mais  velléités  indirectes  et  par  consé- 
quent un  peu  molles.  En  de  certaines  reprises  de  l'ancien  répertoire, 
quand  il  accueille  avec  enthousiasme  les  œuvres  du  grand  art,  quand  il 
est  tout  heureux  de  retrouver  dans  Andromaque  une  si  vigoureuse  étude 
de  la  passion,  quand  il  applaudit  Rodrigue  et  Chimène  toujours  jeunes 
après  tant  d'années,  il  montre  bien  que  les  petites  questions  et  les  pe- 
tits personnages  du  drame  domestique  ne  lui  font  pas  oublier  la  grande 
humanité.  C'est  un  bon  signe  assurément  que  cette  admiration  rétro- 
spective ;  on  voudrait  voir  s'y  joindre  des  exigences  plus  décisives  à 
l'adresse  de  l'art  contemporain.  En  littérature  comme  en  politique,  il 
faut  croire  à  ses  principes  et  ne  pas  se  désintéresser  du  succès.  Tant  que 
l'opinion,  par  le  plus  légitime  des  veto,  n'aura  pas  repris  efficacement 
la  direction  générale  du  théâtre,  on  verra  reparaître  des  sujets  qui 


REVCJE    DRAMATIQUE.  713 

semblent  assurés  de  plaire  et  qui  ne  sont  acceptés  des  spectateurs  que 
par  lassitude  et  indifférence.  Il  y  a  là  une  équivoque  dont  il  est  temps 
de  sortir.  Le  public  trompe  les  écrivains  en  laissant  vivre  ce  qui  doit 
disparaître,  et  les  écrivains  à  leur  tour,  en  énervant  le  public,  retardent 
la  venue  d'un  îfrt  meilleur.  Ajoutez  à  cela  qu'on  écrit  aujourd'hui  des 
drames  en  vue  de  tel  et  tel  acteur.  Depuis  bien  des  années  déjà,  M.  De- 
launay,  avec  son  jeu  toujours  si  jeune,  sa  diction  sympathique  et  vi- 
brante, M"^  Favart  avec  ses  élans  de  passion  et  sa  grâce  douloureuse, 
ont  fait  entendre  au  Théâtre-Français  de  merveilleux  duos,  des  duos  qui 
ont  ému  les  cœurs  et  charmé  les  oreilles.  Rien  de  mieux,  pourvu  qu'on 
ne  s'accoutume  pas  à  croire  que  le  talent  des  interprètes  doit  régler  les 
conditions  de  la  poésie  dramatique.  Bien  au  contraire  c'est  à  la  poésie 
dramatique  de  gouverner  ce  talent,  de  le  susciter  et  de  l'assouplir  par 
la  variété  des  inspirations  qu'elle  lui  confie.  L'art  tournerait  longtemps 
dans  le  même  cercle,  si  le  poète,  en  combinant  son  œuvre,  se  condam- 
nait toujours  à  l'écrire  pour  ce  ténor  ou  pour  ce  contralto.  Ce  n'est  pas 
ainsi  que  naissent  les  chefs-d'œuvre,  ce  n'est  pas  ainsi  non  plus  que  se 
développent  et  grandissent  les  sérieux  interprètes  de  l'art  théâtral. 

La  persistance  des  sujets  scabreux  offre  donc,  sans  parler  même  des 
convenances  morales,  les  inconvéniens  littéraires  les  plus  graves;  elle 
entraîne  encore  des  conséquences  d'un  autre  ordre,  conséquences  très 
funestes  au  point  de  vue  du  patriotisme,  et  dont  les  écrivains  auraient 
doublement  tort  de  ne  pas  se  préoccuper  aujourd'hui.  Savez-vous  ce  que 
les  étrangers  pensent  de  ce  théâtre  perpétuellement  inféodé  à  des  his- 
toires de  séduction  et  d'adultère?  Ils  croient  que  c'est  la  fidèle  image 
de  la  société  française  au  xix**  siècle.  Nos  ennemis  surtout  affectaient  de 
le  croire  avant  1870,  bien  que  les  pièces  les  plus  hardies  de  ce  genre, 
celles  de  M.  Alexandre  Dumas  fils  par  exemple,  fussent  contre-balancées 
par  des  œuvres  d'une  tout  autre  inspiration,  comme  les  comédies  de 
MM.  Jules  Sandeau,  Emile  Augier,  Octave  Feuillet;  ils  s'attachaient  aux 
inventions  malsaines,  aux  peintures  des  sociétés  interlopes,  et  soute- 
naient que  ces  courtisanes,  ces  femmes  adultères,  anges  déchus  ou  créa- 
tures dégradées,  enfin  tous  ces  êtres  qui  se  jouent  du  mariage  et  de  la 
famille,  représentaient  exactement  les  mœurs  de  nos  grandes  villes.  Tel 
peuple,  tel  théâtre;  c'est  un  principe  que  l'ardent  critique  Louis  Bœrne 
a  développé  avec  force,  il  y  a  une  cinquantaine  d'années,  dans  ses 
Feuilles  dramaturgiques.  Il  appliquait  cette  sentence  aux  Allemands  de 
la  restauration  pour  les  réveiller  de  cet  engourdissement  littéraire  et 
moral  qui  avait  succédé  à  leurs  élans  de  1813;  au  contraire  la  France 
de  ce  temps-là,  cette  France  si  vive,  si  prompte  à  se  relever,  si  passion- 
née pour  les  libertés  parlementaires,  celte  France  où  s'épanouissait  le 
siècle  nouveau  excitait  ses  sympathies  cordiales.  Tel  peuple,  tel  théâtre, 
wie  ein  Volk,  so  seine  Schcmspiele,  ces  mots,  que  Louis  Bœrne  commen- 
tait à  la  honte  de  l'Allemagne  et  à  l'honneur  de  la  France,  avec  quelle 


71Û  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

joie  injurieuse  les  critiques  allemands  les  ont  retournés  contre  nous  de- 
puis une  quinzaine  d'années!  On  nous  signalait  comme  une  nation  dé- 
générée et  à  jamais  perdue;  d'un  peuple  où  la  famille  n'est  plus  rien, 
disaient-ils,  l'Allemagne  aura  facilement  raison.  Et  sur  la  foi  de  quelles 
enquêtes  tenaient-ils  ce  langage?  Sur  la  foi  de  nos  drames  et  de  nos  ro- 
mans. Ne  croyez  pas  que  ce  fussent  seulement  des  remarques  littéraires 
et  morales  échappées  à  quelques  critiques,  des  avertissemens  plus  ou 
moins  honnêtes,  des  boutades  plus  ou  moins  impertinentes,  comme  ces 
paroles  de  hasard  qui  éclatent  et  se  perdent  dans  le  mouvement  de  la 
polémique;  c'était  devenu  l'opinion  consacrée,  c'était  le  lieu-commun 
universel.  J'ai  entendu  un  de  nos  plus  illustres  savans  raconter  une  con- 
versation qu'il  avait  eue  à  Paris  en  1867  avec  un  des  plus  grands 
souverains  de  l'Europe.  «  Oui,  tout  cela  est  merveilleux,  disait  le 
monarque  au  sujet  de  l'exposition  universelle,  vous  avez  une  industrie 
savante  et  habile,  vous  avez  l'art,  l'esprit,  le  goût,  et  quel  pays!  que 
d'élémens  de  richesses!  Mais  vous  n'avez  pas  de  mœurs,  vous  n'avez 
pas  le  respect  du  mariage,  vous  ne  pouvez  avoir  le  culte  de  la  famille, 
vos  enfans  ne  sont  pas  à  vous.  Oh  !  ne  vous  récriez  point  :  vos  drames  et 
vos  romans  sont  là.  Nous  savons  quels  sujets  sont  traités  sur  vos  théâtres, 
et  avec  quelle  complaisance  on  s'y  attache.  »  Celui  à  qui  étaient  confiées 
ces  observations  si  pénibles  pour  notre  honneur  n'est  pas  seulement  un 
maître  de  la  science,  c'est  une  âme  élevée,  un  penseur  chrétien;  il  re- 
connut que  la  société  française  n'était  pas  exempte  de  grandes  misères, 
il  affirma  pourtant  qu'elle  offrait  aussi  de  nombreux  exemples  de  vertu, 
d'honnêteté,  de  fidélité  aux  lois  éternelles,  surtout  il  invita  le  prince 
à  ne  pas  prendre  pour  documens  authentiques  des  ouvrages  qui  nous 
calomnient. 

Il  est  temps  que  les  écrivains  d'imagination  se  montrent  moins  indif- 
férens  à  ce  qu'on  pense  de  nous  chez  nos  voisins.  On  s'occupe  aujour- 
d'hui, et  avec  juste  raison,  d'imprimer  un  vigoureux  élan  à  l'étude  des 
langues  étrangères;  si  nous  obtenons  sur  ce  point  les  succès  qui  nous 
sont  promis,  ce  ne  sera  pas  seulement  telle  ou  telle  branche  de  notre 
activité  qui  profitera  de  cette  réforme,  notre  caractère  même  y  gagnera. 
Nous  nous  corrigerons  de  certains  défauts  qui  nous  causent  de  graves 
préjudices.  Voltaire,  parmi  beaucoup  d'impertinences,  a  insinué  quelque 
chose  de  cela  dans  son  Discours  aux  Velches  :  «  ô  Velches,  mes  compa- 
triotes!., vos  compilateurs,  que  vous  prenez  pour  des  historiens,  vous 
appellent  souvent  le  premier  peuple  de  l'univers,  et  votre  royaume  le 
premier  royaume.  Cela  n'est  pas  civil  pour  les  autres  nations...  »  Au- 
jourd'hui, la  chose  est  plus  grave  :  il  ne  s'agit  plus  de  connaître  les 
autres  nations  pour  ne  pas  manquer  à  la  civilité,  nous  sommes  tenus  de 
les  connaître  pour  nous  redresser  nous-mêmes.  Quand  nous  serons  en 
mesure  de  suivre  l'impression  que  produit  notre  littérature  sur  les  au- 
tres membres  de  la  société  européenne,  nous  perdrons  l'habitude  de 


REVUE    DRAMATIQUE.  715 

croire  que  notre  littérature  est  la  seule,  que  notre  théâtre  est  le  seul, 
qu'on  nous  admire,  qu'on  nous  envie,  que  la  royauté  de  Tintelligence 
humaine  nous  appartient  sans  conteste.  Nous  apprendrons  quelles  sont 
les  conditions  de  cette  royauté,  nous  saurons  qu'elle  est  mise  perpé- 
tuellement au  concours  et  qu'il  faut  sans  cesse  la  conquérir,  si  on  ne 
veut  pas  déchoir.  Alors  aussi  les  écrivains  ne  s'enfermeront  plus  dans 
un  cercle  de  pensées  et  de  situations  qui  peuvent  donner  la  plus  fausse 
idée  de  la  France  et  fournir  des  armes  à  nos  ennemis;  affranchi  de  la 
routine  et  de  la  mode,  l'art  pourra  marcher  d'un  pas  libre  dans  les 
voies  où  le  soutiendra  le  goût  public,  armé  d'exigences  plus  hautes. 

Ces  réflexions  ne  s'appliquent  pas  toutes  au  drame  domestique  que 
M.  Edouard  Pailleron  vient  de  faire  représenter  au  Théâtre-Français; 
je  suis  obligé  pourtant  de  lui  en  adresser  une  certaine  part.  Pour- 
quoi toujours  ces  aventures  où  l'honneur  du  foyer  conjugal  est  en  ques- 
tion, au  lieu  des  grands  sujets  que  tout  vous  conseille  désormais?  Je 
sais  bien  que  M.  Pailleron  ne  s'attache  pas  à  la  peinture  complaisante 
du  mal,  il  aime  les  gens  honnêtes,  il  les  encourage,  il  prend  parti  pour 
eux,  il  se  plaît  à  les  mettre  aux  prises  avec  les  devoirs  les  plus  pénibles, 
quelquefois,  comme  dans  les  Faux  Ménages,  avec  des  difficultés  insur- 
montables, c'est-à-dire  avec  ces  lois  non  écrites  contre  lesquelles  se 
brisent  tragiquement  les  intentions  les  plus  droites.  Ce  titre  même  de 
tragédie  bourgeoise,  que  l'auteur  d'Hélène  a  voulu  donner  à  son  œuvre  (1), 
indique  des  intentions  d'un  ordre  élevé.  On  sait  d'avance  que  le  poète 
ne  jouera  pas  avec  le  mal  qu'il  va  nous  représenter,  que  la  lutte  dont 
il  s'agit  est  sérieuse,  et  que  son  héros,  comme  dans  la  tragédie  d'autre- 
fois, opposera  une  conscience  droite  aux  coups  les  plus  violens  de  la 
destinée.  A  ce  point  de  vue,  M.  Pailleron  ne  calomnie  pas  la  société 
française  ainsi  que  le  fait  trop  souvent  l'audace  d'une  autre  école.  Les 
personnages  de  M.  Pailleron  sont  presque  toujours  sympathiques;  on 
voudrait  seulement  qu'il  fît  briller  ces  élémens  aimables  de  la  so- 
ciété française  sur  un  terrain  mieux  choisi,  dans  une  lumière  plus 
pure. 

C'est  un  type  d'honneur  assurément  que  ce  médecin  laborieux,  dé- 
voué, homme  de  devoir  et  de  famille  entre  tous,  M.  Jean,  le  mari  d'Hé- 
lène. Orphelin,  fils  de  ses  œuvres,  il  a  été  le  gardien,  le  tuteur,  il  a  été 
le  père  et  la  mère  de  sa  jeune  sœur.  Comme  il  travaillait  avec  amour, 
travaillant  pour  elle  autant  que  pour  lui-même  !  Aucune  tâche  ne  lui 
était  trop  pénible,  aucun  fardeau  trop  lourd.  Le  bonheur  l'a  récompensé; 
il  a  épousé  depuis  un  an  une  jeune  femme  charmante,  et  dans  quelques 
semaines  il  va  marier  sa  sœur  à  un  gentilhomme  qui  l'aime.  Tout  est  sou- 
riant dans  cette  honnête  maison.  Quel  chaste  et  gracieux  abri  pour  les 
amours  de  Blanche  et  du  comte  Paul  !  Hélène  seule  est  languissante, 

(1)  Hélène,  tragédie  bourgeoise,  en  trois  actes,  en  vers;  in-S".  Paris,  Micliel  Lévy. 


716  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

attristée,  inquiète  ;  on  pressent  un  mystère  dans  sa  vie.  Un  de  ses  cou- 
sins, M.  René  de  Rive,  avec  lequel  elle  a  été  élevée  et  qui  occupe  au- 
jourd'hui un  poste  diplomatique  à  l'étranger,  est  arrivé  depuis  quinze 
jours  dans  la  maison  du  docteur,  dans  cette  maison  devenue  le  foyer  de 
la  famille,  car  Jean  et  Hélène  y  recevaient  déjà  leur  tante,  M'^^  de  Rive, 
la  mère  de  René.  René  est  donc  l'hôte  du  docteur  depuis  deux  semaines, 
il  va  repartir  bientôt,  et  Hélène,  accablée  d'un  mal  inconnu,  a  refusé 
obstinément  de  le  voir.  Que  se  passe-t-il?  que  s'est-il  passé?  Jean  n'a 
pas  même  un  soupçon  ;  il  est  si  heureux  !  il  jouit  si  cordialement  du  prix 
de  son  travail  et  de  son  honnêteté  !  11  va  marier  Blanche,  il  guérira 
Hélène,  la  vie  n'aura  pour  lui  désormais  que  les  devoirs  les  plus  doux... 
Non,  un  coup  de  foudre  éclate,  tout  ce  bonheur  s'écroule.  Une  horrible 
révélation  a  frappé  le  docteur  en  pleine  poitrine.  Hélène,  cette  Hélène 
tant  aimée,  la  compagne,  la  protectrice  donnée  par  lui  à  sa  jeune  sœur, 

—  Hélène,  il  y  a  un  a<i,  n'aurait  pas  dii  accepter  la  main  qui  lui  était 
offerte.  Avant  d'être  mariée  à  Jean,  elle  avait  été  séduite  par  son  cousin 
René  de  Rive. 

Les  vraies  œuvres  dramatiques  sont  celles  qui  font  penser.  Dans  Hé- 
lène, comme  dans  les  Faux  Ménages,  il  y  a  une  idée  sérieuse  et  forte. 
Peindre  un  homme  outragé,  indigné,  altéré  de  vengeance,  et  l'amener 
à  se  vaincre  lui-même,  retenir  son  bras  prêt  à  frapper,  faire  que  toutes 
ces  violences  s'apaisent,  obtenir  que  les  sentimens  de  pardon,  de  pitié, 
d'amour,  triomphent  de  la  plus  cruelle  douleur  et  du  ressentiment  le 
plus  amer,  voilà  l'idée  maîtresse  du  drame  de  M.  Edouard  Pailleron. 
Malheureusement  pour  le  succès  du  drame,  cette  idée  ne  se  dégage  pas 
tout  d'abord  et  nettement  aux  yeux  du  public.  Bien  plus,  le  soir  de 
la  première  représentation,  une  autre  idée,  une  idée  plus  neuve,  plus 
originale,  suggérée  par  le  poète  lui-même  à  la  fin  du  premier  acte,  avait 
donné  un  cours  différent  aux  conjectures  des  spectateurs.  Au  moment 
où  René  de  Rive,  dans  son  égoïsme  et  sa  fatuité,  s'imagine  qu'Hélène  re- 
grette d'être  mariée  à  un  autre,  au  moment  où  il  ose  se  présenter  devant 
elle  et  lui  rappeler  le  passé,  Hélène  se  redresse,  pâle,  indignée,  superbe. 

—  A  qui  donc  parlez-vous,  monsieur? 

RENÉ. 

A  qui  je  parle?  A  toi,  toi,  ma  jeunesse. 
Toi,  qu'il  ne  se  peut  plus  que  mon  cœur  méconnaisse, 
Qui  fus,  une  heure  au  moins  que  rien  n'efface,  rien, 
Celle... 

HÉLÈNE  ,    relevant  la  t^te. 

Ah!  dites-le  donc!  votre  maîtresse.,.  Eh  bien? 
C'est  vrai ,  puisqu'après  tout,  et  malgré  mon  envie. 
Je  ne  puis  arracher  cette*heure  de  ma  vie. 
C'est  vrai!...  vous  avez  eu,  là,  dans  votre  maison, 


REVUE    DRAMATIQUE.  717 

Sous  la  main,  comme  exprès  pour  cette  trahison , 
Une  parente  pauvre,  une  enfant  imbécile. 
Et  vous  en  avez  eu  raison.  C'était  facile, 
Son  honneur  ne  tenait  qu'à  votre  loyauté! 
Mais  vous  êtes  parti,  vous  avez  tout  quitté. 
Elle  est  femme  d'un  autre,  et  que  Dieu  lui  pardonne! 
Je  voudrais  bien  savoir  quels  droits  cela  vous  donne? 
Vous  m'avez  délaissée?  Eh  bien  !  c'est  accompli... 
Mais  après  l'abandon  vous  me  devez  l'oubli!  ♦ 

Je  ne  vous  connais  plus,  moi,  monsieur,  je  vous  jure. 
Et  vous  êtes  ici,  vous?  Mais  c'est  une  injure. 
Sortez  ! 

RENÉ. 

Ah!  cœur  de  femme!  Et  pourtant  tu  m'aimais, 
Hélène!  Souviens-toi,  tu  m'as  aimé. 

HÉLÈNE. 

Jamais! 
Et  vous  le  savez  trop  pour  jouer  la  méprise  : 
Ce  qu'un  voleur  de  nuit  peut  avoir  par  surprise , 
Vous  l'avez  eu  de  moi,  l'enfant  stupide,  mais 
Mon  âme,  mon  amour,  enfin  moi!  moi!  jamais! 

L'enfant  stupide,  l'enfant  imbécile,  ces  mots,  qui  semblaient  répétés  à 
dessein,  éveillaient  l'idée  d'un  drame  tout  nouveau,  d'un  drame  psycho- 
logique où  la  conscience  eût  joué  le  premier  rôle.  Hélène  a  été  coupable 
sans  doute,  elle  a  été  surtout  victime.  Cette  enfant  qui  n'était  pas  en- 
core une  personne  morale,  cette  enfant  sans  raison,  sans  conscience, 
sans  volonté,  l'orpheline  élevée  par  une  tante  qui  gâtait  ses  fils  et  né- 
gligeait sa  nièce,  a  pu  succomber  à  une  séduction  infâme;  aujourd'hui 
c'est  une  personne,  c'est  une  âme  qui  se  possède,  elle  a  conscience  de 
ce  qu'elle  vaut,  elle  saura  bien  à  elle  toute  seule  sauver  sa  dignité.  Son 
remords  même  lui  est  une  force.  Il  n'est  pas  nécessaire  qu'elle  fasse 
dès  à  présent  à  son  mari  les  aveux  qu'elle  lui  doit ,  elle  se  doit  d'abord 
à  elle-même  de  châtier  le  lâche  qui  abusa  de  son  ignorance  et  de  sa 
faiblesse.  Voici  la  revanche  de  l'être  inconscient  devenu  responsable  et 
libre.  On  le  croyait  du  moins,  et  comment  ne  pas  le  croire  quand  on 
voyait  Hélène,  dans  cette  même  scène  du  premier  acte,  imprimer  au 
front  du  lâche  une  si  énergique  flétrissure?  L'odieux  René  de  Rive, 
croyant  toujours  avoir  affaire  à  l'enfant  qu'il  a  souillée,  ose  encore  lui 
parler  de  son  amour. 

HÉLÈNE. 

Misérable  ! 
Ah!  misérable!  Eh  bien!  vrai,  je  ne  croyais  point. 
Si  déloyal  qu'on  soit,  qu'on  le  fût  à  ce  point! 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

RENÉ. 

Hélène  ! 

HÉLÈNE. 

Voilà  donc  ce  qu'il  avait  dans  l'âme! 
De  la  maîtresse  pauvre,  on  ne  fait  pas  sa  femme, 
Mais  de  la  femme  on  peut  redevenir  l'amant  ; 
Cela  permet  d'aimer  bien  plus  commodément, 
Et  le  calcul  est  sûr,  ayant  à  son  service 
Le  souvenir  pour  arme  et  la  peur  pour  complice... 
Et  tout  cela  vous  tente  !  il  vous  prend  ce  désir 
De  jouer  mon  bonheur  contre  votre  plaisir, 
Et  d'avilir  ma  faute  et  d'entraver  ma  tâche... 
Eh  bien!  cela,  c'est  lâche!  oui,  lâche!  lâche!  lâche! 

RENÉ. 

Écoute!.. 

HÉLÈNE. 

Assez  !  assez  !  à  cette  heure  j'y  vois  ! 
Je  ne  suis  plus  l'enfant  candide  d'autrefois. 

On  croyait  donc  que  le  véritable  sujet  du  drame  était  cette  revanche 
si  vaillamment  engagée  par  Hélène.  Le  public  fut  désappointé  quand  il 
vit  dévier  tout  à  coup  aux  actes  suivans  la  ligne  droite  dont  l'auteur 
lui  avait  suggéré  l'idée.  Hélène  a  tout  avoué  à  son  mari  ;  pendant  deux 
actes,  nous  allons  assister  aux  émotions  violentes  de  l'honnête  homme 
partagé  entre  la  douleur,  la  colère,  la  soif  de  vengeance,  et  la  crainte  de 
faire  un  éclat  qui  rendra  impossible  le  mariage  de  Blanche.  Au  deuxième 
acte,  c'est  une  colère  muette  et  d'autant  plus  terrible,  au  troisième 
une  explosion  de  reproches  et  d'injures.  Une  fois  son  sujet  arrêté  d'une 
certaine  façon,  l'auteur  en  avait  combiné  habilement  les  péripéties. 
Après  la  scène  qui  nous  a  jetés  en  pleine  tragédie  bourgeoise,  cette  ré- 
signation apparente  de  Jean,  ce  silence,  cet  accablement,  ce  désespoir 
silencieux,  toute  cette  attitude  implacable  forme  un  poignant  contraste 
avec  la  grâce  du  premier  tableau.  Comme  on  sent  qu'il  y  a  là  quelque 
chose  d'irréparable,  on  croit  la  situation  sans  issue,  et  bientôt  pour- 
tant, nouveau  contraste,  ce  sont  les  explosions  tumultueuses  du  dernier 
acte  qui  fournissent  au  malheureux  Jean  l'occasion  d'épuiser  sa  colère 
et  de  la  vaincre.  Seulement,  pour  que  ces  alternatives  pussent  être  ac- 
ceptées, il  faudrait  que  la  pauvre  Hélène  fût  moins  digne  de  sympathie. 
Le  public  résiste  au  poète,  quand  il  voit  la  victime  si  maltraitée  pen- 
dant la  plus  grande  partie  du  drame;  il  trouve  qu'elle  ne  mérite  ni  ce 
mépris  silencieux,  ni  cette  colère  retentissante.  Tout  cela  lui  paraît  ex- 
cessif et  injuste.  Bien  plus,  à  juger  la  chose  au  simple  point  de  vue 
théâtral,  on  supporte  impatiemment  cette  situation  qui  reste  la  même 
au  fond  pendant  deux  actes,  et  dont  la  forme  n'est  modifiée  que  par 


REVUE    DRAMATIQUE.  719 

l'épisode  du  duel  entre  Jean  et  René,  duel  nécessaire  d'abord  et  rendu 
ensuite  impossible.  Décidément  le  poète  a  eu  tort  d'écrire  la  belle  scène 
dont  nous  avons  cité  plusieurs  passages.  On  nous  comprend  sans  doute  : 
il  a  eu  tort,  ayant  écrit  cette  scène  émouvante,  de  ne  pas  en  tirer  le 
drame  qu'elle  renfermait,  la  revanche  de  l'enfant  imbécile,  la  revanche 
de  la  conscience  et  de  la  volonté. 

Ce  qui  a  protégé  le  drame  de  M.  Pailleron,  c'est  l'honnêteté  des  sen- 
timens  et  le  charme  des  vers.  Si  le  sujet  est  pénible ,  les  personnages, 
excepté  René  de  Rive,  sont  sympathiques  et  touchans.  Les  vers  sont 
gracieux,  faciles,  trop  faciles,  car  il  arrive  parfois  que  cette  facilité  les 
rend  un  peu  voisins  de  la  prose.  La  langue  du  théâtre  veut  du  naturel 
et  de  la  souplesse;  ce  n'est  pas  une  raison  pour  substituer  aux  vers  des 
lignes  sans  mesure,  qui  n'ont'retenu  de  la  prosodie  que  le  nombre  des 
syllabes.  M.  Edouard  Pailleron  est  moins  excusable  qu'un  autre  de  mé- 
connaître les  lois  du  style;  quand  il  se  défie  de  sa  plume  trop  prompte, 
quand  il  soutient  son  aimable  idiome  au-dessus  de  la  langue  courante, 
il  écrit  des  pages  oîi  la  grâce  n'exclut  pas  la  force ,  où  la  familiarité 
n'éloigne  pas  la  poésie.  Telles  sont  par  exemple  les  paroles  que  Jean 
adresse  au  comte  Paul  en  lui  donnant  sa  sœur.  Je  les  cite  entre  beau- 
coup d'autres  parce  qu'elles  résument  le  rôle  du  personnage  principal, 
et  parce  qu'elles  expriment  une  inspiration  de  sympathie  et  d'indul- 
gence qui  est  un  des  traits  distinctifs  de  l'auteur  : 

Prenez-la,  mon  cher  comte.  Et  quant  à  son  bonheur, 
Consultez  la  tendresse  encor  plus  que  l'honneur. 
Vous  êtes  fier,  c'est  bien,  mais  soyez  doux.  La  vie, 
Même  pour  ces  heureux  que  tout  le  monde  envie, 
La  vie  a  ses  travaux,  ses  combats  hasardeux. 
Ses  défaites,...  c'est  pour  cela  qu'on  se  met  deux. 
Soyez-lui  doux,  allez,  aidez-la  dans  la  route  ; 
Quelle  sévérité  vaut  ce  qu'elle  nous  coûte? 
Et  quel  droit  le  plus  ferme  a-t-il  d'être  exigeant? 
On  n'est  que  juste  alors  que  l'on  est  indulgent. 
Mais  je  ne  sais  pourquoi  je  parle  ici  d'épreuve. 
Tout  vous  sera  facile  avec  cette  âme  neuve. 
Il  faut  me  pardonner  d'ouvrir  ainsi  mon  cœur. 
Vous  l'avez  dit  :  pour  moi  c'est  mon  enfant,  ma  sœur, 
Un  de  ces  doux  fardeaux  dont  le  poids  nous  repose. 
Légers  quand  on  les  porte  et  lourds  quand  on  les  pose. 

Je  finis  par  où  j'ai  commencé.  Si  la  tragédie  bourgeoise  de  M.  Edouard' 
Pailleron,  malgré  l'honnêteté  des  sentimens,  malgré  le  charme  des  vers, 
enfin  malgré  l'aide  que  lui  ont  prêtée  d'excellens  interprètes,  n'a  pas 


720  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

obtenu  le  même  succès  que  son  drame  des  Faux  Ménages,  n'y  a-t-il  pas 
là  un  avertissement  que  le  jeune  poète  aurait  tort  de  négliger?  Il  avait 
pour  gagner  sa  cause  l'expérience  et  la  vigueur  de  M.  Delaunay,  la  pas- 
sion de  M"«  Favart,  l'ingénuité  charmante  de  M"«  Reichenberg,  et  le 
public  ne  s'est  rendu  qu'à  moitié.  Cela  veut  dire,  à  mon  avis,  qu'il  est 
temps  de  renouveler  une  bonne  part  du  répertoire  contemporain,  celle 
qui  tourne  toujours  dans  le  même  cercle,  celle  qui  nous  ramène  inva- 
riablement aux  mêmes  thèses  et  aux  mêmes  aventures. 

Il  ne  s'agit  pas  de  restreindre  le  domaine  du  théâtre,  nous  voudrions 
l'agrandir  au  contraire  en  lui  restituant  les  traditions  qu'il  abandonne, 
et  en  lui  indiquant  de  nouvelles  régions  à  conquérir.  Voilà  pourquoi 
nous  disons  à  tous  les  jeunes  poètes  qui,  comme  M.  Pailleron,  doivent 
se  préoccuper  du  renouvellement  de  la  scène  française  :  Au  lieu  de  vous 
enfermer  dans  je  ne  sais  quelle  Cythère  équivoque,  interrogez  donc  le 
vaste  monde.  Nous  vivons  dans  un  siècle  profondément  troublé;  faites 
des  œuvres  qui  intéressent,  qui  émeuvent ,  et  surtout  qui  éclairent  des 
générations  tant  de  fois  trompées.  Après  ce  que  nous  avons  souffert, 
lorsque  tant  de  questions  nous  pressent  et  que  tant  de  devoirs  nous 
réclament,  est-ce  le  moment  des  comédies  ou  des  drames  anecdotiques? 
La  grande  comédie  est  inépuisable,  elle  peint  l'homme,  l'homme  de 
tous  les  âges  et  l'homme  d'une  époque,  elle  met  en  relief  ce  que  les 
circonstances  impriment  de  traits  nouveaux  sur  la  trame  éternelle  des 
caractères.  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  d'autres  personnages  que  la  femme 
et  le  mari?  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  des  pédans,  des  avares,  des  hypo- 
crites, des  misanthropes,  des  vaniteux,  des  importans,  des  courtisans, 
qui  ne  ressemblent  en  aucune  façon  à  ceux  de  Molière?  Est-ce  qu'il 
n'y  a  pas  des  travers  et  des  vices,  —  est-ce  qu'il  n'y  a  pas  aussi  des 
instincts,  des  vertus,  de  sympathiques  modèles  que  la  poésie  comique 
n'a  pas  encore  essayé  de  peindre?  Observez  le  monde,  c'est  la  pre- 
mière loi.  Boileau  disait  :  Connaissez  la  ville.  Nous  ajoutons  :  Con- 
naissez la  France.  La  France!  je  voudrais  qu'elle  apparût  en  quelque 
sorte  derrière  l'œuvre  représentée  sur  la  scène,  qu'on  ne  la  montrât 
jamais  et  qu'on  la  vît  toujours,  que  sa  pensée  fût  constamment  pré- 
sente au  poète  comme  à  l'auditoire.  En  sauvant  Orgon  de  la  ruine,  Mo- 
lière nous  dit  avec  fierté  que  ces  choses  se  passent  «  sous  un  prince  en- 
nemi de  la  fraude.  »  Il  faudrait  qu'à  l'avenir  chacun  de  nos  écrivains 
dramatiques  pût  mettre  sous  chacun  de  ses  tableaux  cette  signature  du 
temps;  il  faudrait  qu'on  pût  y  lire  :  en  faisant  ceci,  je  n'ai  pas  oublié  la 
France,  cette  France  à  qui  nous  devons  tout  rapporter,  nos  plaisirs 
comme  nos  douleurs,  le  rire  franc  et  honnête  aussi  bien  que  les  sévères 
pensées. 

Saint-René  Taillandier. 


CHRONIQUE   DE  LA  QUINZAINE 


30  novembre  1872. 

S'il  y  a  un  spectacle  douloureux,  désolant,  et  on  peut  même  dire 
offensant  pour  tous  ceux  qui  se  font  un  devoir  de  mettre  les  nécessités 
du  patriotisme  au-dessus  des  préférences  d'opinions  et  des  fantaisies 
personnelles,  c'est  celui  qui  se  déroule  devant  la  France  étonnée  et -si- 
lencieuse depuis  quelques  jours,  depuis  que  rassemblée  est  rentrée  à 
Versailles. 

Des  passions,  des  animosités  querelleuses,  des  conflits,  l'existence 
d'une  nation  jouée  sur  un  coup  de  dé,  des  votes  disputés  et  confus  qui 
n'éclaircissent  rien,  et  qui  peuvent  à  chaque  instant  laisser  sombrer  la 
paix  publique  dans  une  équivoque  de  scrutin,  voilà  trois  semaines  bien 
employées!  Et  ce  spectacle  n'a  pas  malheureusement  pour  unique  té- 
moin le  pays,  qui  est  à  la  fois  spectateur  et  victime,  qui  en  est'  à  -se 
demander  ce  qu'on  veut  foire  de  lui;  il  y  a  un  autre  témoin,  c'est  l'étran- 
ger qui  reste  encore  campé  à  deux  pas  sur  notre  sol,  qui  est  notre  créan- 
cier et  notre  surveillant,  qui  peut  regarder  tranquillement  après  tout 
parce  qu'il  a  pris  ses  gages  contre  nos  divisions  et  nos  folies,  parce  qu'il 
peut  même  au  besoin,  si  on  lui  en  donne  le  prétexte,  rentrer  dans  les 
départemens  qu'il  a  quittés.  Il  y  a  un  troisième  témoin,  si  l'on  veut, 
c'est  l'Europe,  qui  s'est  montrée  sans  doute  indifférente  dans  les  épreave« 
que  nous  avons  traversées,  mais  qui  ne  peut  pas  se  désintéresser  de  nos 
affaires,  qui  sent  bien  que  la  France  est  un  des  ressorts  nécessaires  du 
monde  civilisé,  qui  suit  nos  luttes  et  nos  efforts  avec  une  attention  sym- 
pathique ou  inquiète.  Ce  n'est  point  assurément  le  pays  qui  a  demandé 
qu'on  le  ramenât  à  ces  divisions  et  à  ces  agitations.  Il  y  a  un  mois  à 
peine  il  vivait  tranquille.  Il  voyait  l'occupation  étrangère  se  retirer  de 
deux  départemens.  Il  se  disait  qu'avec  la  paix,  avec  un  peu  de  modéra- 
tion patriotique  dans  les  partis,  avec  un  peu  de  bonne  volonté  chex 
ceux  qui  le  représentent  et  chez  ceux  qui  le  gouvernent,  on  pouvait  ar- 
river à  une  libération  complète  du  territoire  et  à  une  condition  inté- 

TOME  cil.  —  1872.  46 


722  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rieure  doucement,  progressivement  raffermie.  C'était  le  vœu  le  plus 
manifeste  du  pays  il  y  a  un  mois.  Tout  d'un  coup  les  tempêtes  se  dé- 
chaînent, les  passions  de  partis  éclatent,  plus  acharnées  que  jamais,  au- 
tour d'un  gouvernement  qu'elles  cherchent  à  ébranler.  On  se  retrouve 
à  peine  en  présence  qu'on  semble  aspirer  le  combat,  qu'on  se  précipite 
vers  les  crises  les  plus  extrêmes,  et  qu'on  se  montre  impatient  de  ré- 
duire une  malheureuse  nation  à  se  demander  chaque  matin  oi!i  elle  en 
sera  le  soir.  Nécessairement  la  France  incertaine  s'émeut,  les  affaires 
s'arrêlent,  les  intérêts  sont  en  suspens,  la  confiance  expire  dans  les  es- 
prits découragés,  tout  ce  qu'on  a  fait  peut  être  compromis.  On  en  est  là, 
et  si  ceux  qui  ont  contribué  à  créer  cette  situation  sont  contens  de  leur 
œuvre,  franchement  c'est  qu'ils  ne  sont  pas  difficiles.  Si  c'est  là  tout 
ce  qu'ils  ont  recueilli  de  conseils  de  sagesse  et  de  patriotisme  dans  leurs 
longues  vacances,  ils  ont  perdu  leur  temps,  ils  n'ont  vu  les  intérêts  ou 
les  dispositions  du  pays  qu'à  travers  leurs  préoccupations  et  leurs  pré- 
jugés. 

Comment  s'est  produite  cette  situation  aiguë  et  violente?  quels  en 
sont  les  caractères  et  les  éléinens?  A  suivre  le  courant  des  choses  depuis 
quelques  mois,  à  voir  s'amasser  les  froissemens,  les  malaises,  les  sus- 
ceptibilités, les  irritations  secrètes  nées  de  mécomptes  multipliés,  cette 
crise  devait  malheureusement  éclater  un  jour  'ou  l'autre;  on  la  sentait 
venir.  Elle  n'était  pas  dans  le  mouvement  des  opinions  et  des  intérêts  du 
pays,  elle  était  dans  les  passions  des  partis.  Le  message  de  M.  le  président 
de  la  république  n'a  été  évidemment  que  le  prétexte  ou  le  signal  du  con- 
flit dès  le  second  jour  de  la  rentrée  de  l'assemblée  à  Versailles.  Sans  doute 
ce  message,  dont  M.  le  garde  des  sceaux  disait  hier  encore  avec  raison  et 
avec  simplicité  qu'il  avait  été  jugé  «  digne  d'une  certaine  estime,  »  qu'il 
avait  exposé  les  affaires  de  la  France  dans  un  langage  qui  n'était  pas 
sans  grandeur,  sans  doute  ce  message  abordait  des  questions  épineuses. 
M.  Thiers,  au  début  d'une  session  destinée  à  être  décisive,  n'a  pas  craint 
de  donner  une  forme  à  des  idées  ou  à  des  impressions  qui  sont  dans  bien 
des  esprits;  il  a  voulu  marquer  en  quelque  sorte  le  point  où  l'on  était  ar- 
rivé après  ces  deux  dernières  années;  il  a  constaté  ce  qui  est  tout  simple- 
ment un  fait,  que  la  république  est  le  gouvernement  légal  du  pays,  qu'elle 
est  le  seul  gouvernement  possible  aujourd'hui,  et  il  ajoutait  qu'au  lieu  de 
perdre  son  temps  à  des  proclamations  inutiles,  qui  pourraient  d'ailleurs 
coûter  à  des  convictions  sincères,  le  mieux  serait  de  régulariser,  d'or- 
ganiser la  situation,  de  voir  ce  qu'il  y  aurait  à  faire  pour  coordonner  les 
institutions  et  les  pouvoirs  publics.  M.  Thiers  pouvait-il  faire  autrement? 
.  Eût-il  fait  disparaître  les  difficultés  en  les  passant  sous  silence  par  un 
calcul  presque  puéril?  Même  en  abordant  ces  questions,  a-t-il  prétendu 
diminuer  les  droits  de  l'assemblée,  violenter  les  opinions  sincères,  im- 
poser un  avis  ou  un  système?  S'est-il  montré  peu  soucieux  de  la  sécu- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  723 

rite  publique?  Nullement,  il  a  laissé  à  rassemblée  ses  droits,  aux  opi- 
nions leur  indépendance;  il  a  démontré  avec  la  plus  saisissante  éloquence  • 
que  la  république  ne  pouvait  exister  qu'à  la  condition  de  rester  le  gou- 
vernement de  tout  le  inonde,  d'offrir  les  garanties  les  plus  énergiques 
à  tous  les  intérêts  conservateurs  de  la  France.  Il  a  fait  le  procès  des 
agitations  révolutionnaires,  non  en  homme  de  parti,  mais  en  horam« 
d'état  qui  s'élève  au-dessus  des  questions  de  personnes. 

Que  voulait-on  de  plus?  Seulement  M.  Thiers  avait  dit  que  la  répu- 
blique était  le  gouvernement  légal,  le  seul  gouvernement  possible,,  et 
c'est  là  le  point  de  départ  apparent  d'une  crise  qui  a  ses  racines  dans 
toute  une  situation.  La  droite  s'est  sentie  atteinte,  et,  après  avoir  es- 
corté les  paroles  de  M.  ïhiers  de  ses  murmures,  même  quelquefois  d'a- 
postrophes injurieuses,  elle  s'est  jetée  du  premier  coup  sur  une  motion 
de  M.  de  Kerdrel,  qui  a  proposé  la  nomination  d'une  commission  char- 
gée d'examiner  le  message,  et  de  voir  s'il  n'y  aurait  pas  lieu  de  répondre 
à  M.  le  président  de  la  république.  Ce  n'était  rien  encore;  M.  de  Kerdrel, 
qui  a  d'anciennes  relations  avec  M.  Thiers,  n'avait  point  agi,  à  ce  qu'il 
paraît,  dans  une  intention  d'hostilité  déclarée;  il  avait  plutôt  cru,  dit- 
on,  amortir  les  premières  effervescences  de  son  parti  en  donnant  à  la 
réflexion  et  au  bon  sens  le  temps  de  reprendre  leur  empire,  et,  comme 
le  gouvernement  ne  s'opposait  pas  à  la  nomination  de  la  commission,  il 
n'y  avait  rien  de  trop  grave.  On  comptait  même  que  l'interpellation  du 
général  Changarnier  sur  le  voyage  de  M.  Gambetta  serait,  trois  jours 
après,  l'occasion  naturelle  d'explications  toutes  simples  qui  réduiraieiit- 
l'importance  de  la  commission  Kerdrel,  et  qui  en  finiraient  avec  ce 
conflit  naissant.  On  comptait  sur  la  paix,  et  c'est  la  guerre  qui  est 
sortie  de  l'interpellation  du  général  Changarnier,  Les  explications  du 
ministre  de  l'intérieur,  nous  en  convenons,  n'étaient  pas  des  mieux 
faites  pour  enlever  une  assemblée  ou  pour  lui  tracer  sa  route.  Quant 
aux  orateurs  de  la  droite,  ils  ont  fait  certainement  ce  qu'ils  ont  pu 
pour  rendre  la  paix  impossible  ou  pour  aggraver  le  débat.  Que  vou- 
laient-ils en  effet?  Ils  voulaient  amener  M.  Gambetta  à  la  tribune,  ils 
n'y  ont  point  réussi,  et  ils  ont  été  vraiment  assez  naïfs,  s'ils  n'ont  pas 
deviné  cette  tactique  facile  de  l'orateur  de  Grenoble.  Le  général  Clian- 
garnier,  M.  le  duc  de  Broglie,  qui  se  sont  succédé,  voulaient  tout  au 
moins  provoquer  les  explications  du  gouvernement,  non  plus  de  M.  Vic- 
tor Lefranc,  mais  de  M.  Thiers  lui-même  :  ils  n'ont  trouvé  rien  de  mieux 
que  de  placer  M.  Thiers  sous  le  coup  d'une  sorte  de  sommation  impé- 
rieuse et  irritante  d'avoir  à  venir  faire  sa  confession  publique  en  renou- 
velant devant  l'assemblée  les  déclarations  qu'il  a  déjà  faites,  il  y  a  deux 
mois,  devant  la  commission  de  permanence,  et  M.  Thiers  s'est  naturel- 
lement révolté  contre  cette  sommation.  Il  a  invoqué  sa  longue  carrière, 
ses  actes,  ses  services,  la  dignité  du  gouvernement  dont  il  est  le  chef. 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  avait  l'air  de  vouloir  le  contraindre  à  répéter  la  leçon  qu'on  lui  fai- 
SFait;  il  a  refusé  d'abaisser  à  ce  rôle  l'autorité  dont  il  est  le  dépositaire  et 
sa  propre  fierté.  On  pouvait  voter  contre  lui,  on  n'avait  à  aucun  titre  le 
droit  de  le  traîner  sur  une  sellette  d'accusé,  comme  il  le  disait. 

Une  fois  sur  ce  terrain,  la  lutte  est  devenue  et  devait  forcément  de- 
venir des  plus  graves.  C'était  une  question  de  gouvernement  naissant  à 
l'improvisle,  dans  la  surprise  d'une  discussion,  et  M.  le  duc  de  Broglie 
ne  pouvait  ignorer  qu'il  tranchait  cette  question  par  réticence  lorsqu'il 
proposait  un  vote  excluant  toute  manifestation  directe  de  confiance  ou 
de  défiance.  Par  le  fait,  le  gouvernement  tombait  dans  le  vide  sans  avoir 
été  renversé.  Jetée  subitement  en  face  de  celte  situation,  l'assemblée 
s'est  vue  un  instant  plongée  dans  la  confusion  la  plus  indescriptible. 
Les  propositions  se  sont  succédé;  les  partis  ont  manœuvré  au  milieu  des 
scrutins.  En  fin  de  compte,  un  ordre  du  jour,  contenant  tout  à  la  fois 
un  blâme  des  doctrines  professées  à  Grenoble  et  un  témoignage  de  con- 
fiance dans  l'énergie  du  gouvernement,  cet  ordre  du  jour  proposé  par 
M.  Mettetal,  accepté  par  M.  le  garde  des  sceaux,  a  été  voté,  mais  à  une 
majorité  qui  perdait  toute  signification  sérieuse  par  ce  seul  fait  de  l'abs- 
tention de  plus  de  300  membres  de  l'assemblée  de  la  droite  et  de  la 
gauche.  Dans  un  pareil  moment,  on  faisait  de  la  tactique,  et,  à  force  de 
vouloir  être  habiles,  les  partis  ont  été,  à  tout  prendre,  de  fort  mauvais 
tacticiens.  Si  la  partie  de  la  droite  modérée  qui  s'est  abstenue  avait  voté, 
c'était  elle  qui  donnait  sa  couleur  à  l'ordre  du  jour.  Si  dans  l'abstention 
de  la  droite  la  gauche  modérée  avait  voté,  c'était  elle  qui  faisait  la  ma- 
jorité en  faveur  du  gouvernement,  et  elle  pouvait  se  donner  cet  avan- 
tage sans  avoir  rien  à  désavouer,  puisqu'elle  n'a  point  été  la  dernière  à 
blâmer  le  discours  de  Grenoble.  Dans  tous  les  cas,  on  n'offrait  pas  ce 
singulier  spectacle  de  300  membres  d'une  assemblée  souveraine  décla- 
rant leur  incompétence  dans  une  affaire  où  le  gouvernement  du  pays 
pouvait  sombrer. 

Deux  choses  restaient  assez  claires  après  cela  :  l'ordre  du  jour  n'avait 
rien  tranché,  et  par  son  langage,  par  son  attitude,  par  ses  votes,  la 
droite  venait  d'ouvrir  les  hostilités.  C'est  alors  que  la  commission  Ker- 
drel  entre  en  scène.  Jusque-là,  elle  n'avait  qu'une  mission  assez  peu 
définie,  on  ne  savait  ce  qu'elle  serait  appelée  à  faire.  Par  le  vote  de 
l'ordre  du  jour  Mettetal,  qui  laissait  le  gouvernement  dans  une  situation 
indécise  en  constatant  les  intentions  et  la  discipline  de  la  droite,  elle 
prenait  une  importance  nouvelle.  Elle  a  senti  évidemment  son  ambition 
grandir  avec  les  circonstances,  elle  est  devenue  une  sorte  de  comité  di- 
recteur du  parti.  La  nomination  de  M.  le  duc  d'Audiffret-Pasquier  comme 
président  de  la  commission  indiquait  l'esprit  dans  lequel  on  allait  se 
meltïe  à  l'œuvre.  Le  résultat  n'a  pas  été  longtemps  incertain,  La  com- 
mission ne  s'est  pas  bornée  à  ce  qui  semblait  être  son  rôle  ;  elle  ne  s'est 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  725 

pas  contentée  d'examiner  le  message  pour  savoir  s'il  y  avait  à  répondre 
à  M.  le  président  de  la  république,  elle  a  fait  elle-même  celte  réponse, 
et  elle  a  répondu  doublement.  Aux  réformes  constitutionnelles  indiquées 
plutôt  que  précisées  par  M.  Thiers,  elle  a  opposé  une  résolution  som- 
maire, la  proposition  de  nommer  dès  ce  moment  une  commission  parle- 
mentaire pour  préparer  uniquement  et  exclusivement  une  loi  sur  la  res- 
ponsabilité ministérielle  ;  en  d'autres  termes,  elle  a  voulu  assurer  à  la 
droite,  qu'elle  considère  comme  la  majorité,  une  arme  contre  le  gouver- 
nement dont  elle  suspecte  les  tendances.  A  l'exposé  politique  du  message 
la  commission  a  répondu  par  le  programme  de  la  droite,  par  un  rapport 
où  l'auteur,  M.  Batbie,  s'est  visiblement  beaucoup  appliqué,  sans  réus- 
sir à  parler  une  langue  réellement  politique.  M.  Batbie  a  tracé  son  pro- 
gramme assez  confusément,  d'une  façon  un  peu  déclamatoire,  avec  des 
ménagemens  plus  apparens  que  réels  pour  M.  le  président  de  la  répu- 
blique et  avec  une  passion  contre  le  radicalisme  qui  produirait  peut-être 
plus  d'effet,  si  elle  était  moins  emphatique,  et  si  elle  frappait  plus  juste. 
En  définitive,  tout  le  rapport  est  dans  un  mot  caracléiistique  :  il  faut 
créer  «  un  gouvernement  de  combat.  » 

Au  fond  c'était  évidemment  une  guerre  déclarée.  Après  l'interpellation 
du  général  Changarnier,  qui  pouvait  passer  pour  un  combat  d'avant-garde, 
on  offrait  la  bataille  décisive,  et  le  gouvernement,  mis  en  cause  d'une 
façon  si  directe,  ne  voulait  ni  ne  pouvait  la  décliner.  Il  l'a  acceptée;  seu- 
lement à  l'ultimatum  de  la  cominission  il  a  opposé,  par  l'oiganede 
M.  Dufaure,  une  proposition  plus  logique,  plus  naturelle,  qui  aurait  dû 
rallier  sur-le-champ  toutes  les  opinions,  s'il  n'y  avait  eu  un  parti-pris.  Il 
a  demandé  simplement  qu'on  ne  scindât  pas  les  questions,  qu'on  nom- 
mât une  commission  parlementaire  de  trente  membres  qui  serait  char- 
gée d'étudier  un  projet  de  loi  «  pour  régler  les  attributions  des  pouvoirs 
publics  et  les  conditions  de  la  responsabilité  ministérielle.  »  C'est  donc 
entre  la  proposition  du  gouvernement  et  l'ultimatum  delà  commission 
que  la  lutte  restait  engagée  il  y  a  deux  jours  encore.  Au  dernier  moment, 
une  tentative  de  conciliation  a  été  faite.  Des  explications  ont  été  échan- 
gées une  fois  de  plus  dans  l'interruption  d'une  de  ces  dramatiques  séances 
où  s'agitaient  les  destinées  du  pays.  Que  s'est-il  passé?  quelle  raison  sé- 
rieuse a  pu  avoir  la  commission  pour  se  refuser  à  toute  concession,  pour 
repousser  la  motion  que  M.  Dufaure  venait  de  soumettre  à  l'assemblée? 
Lorsque  la  paix  publique  était  en  jeu,  fallait-il  tout  risquer  pour  des 
subtilités,  pour  des  questions  de  mots?  Toujours  est-il  que  la  commis- 
sion s'est  refusée  jusqu'au  bout  à  un  accord  auquel  M.  le  président  de 
la  république  se  serait  prêté,  et  qui  i  épondait  assurément  à  un  vœu  uni- 
versel. La  commission  a  persisté  dans  son  projet,  le  gouvernement  a 
maintenu  sa  proposition,  et  le  combat,  relardé  de  vingt-quatre  heures, 
a  été  livré  hier  définitivement.  Le  succès  est  resté  au  gouvernement. 


726  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  majorité  n'est  pas  très  considérable,  il  est  vrai,  elle  n'est  que  de 
38  voix  sur  le  chiffre  de  707  votans,  qui  n'avait  peut-être  jamais  été 
atteint  dans  l'assemblée  actuelle.  D'un  autre  côté,  cette  majorité  a  été 
formée,  cela  est  bien  certain,  par  la  réunion  de  toutes  les  nuances  de 
la  gauche,  tandis  que  les  diverses  fractions  de  la  droite  ont  marché  au 
combat  sans  se  laisser  entamer  et  comptent  encore  un  peu  plus  de 
330  voix.  —  372  voix  dans  un  camp,  335  dans  l'autre,  l'assemblée  cou- 
pée en  deux,  la  confusion  un  peu  partout  sous  une  apparence  de  disci- 
pline, voilà  l'état  parlementaire  qu'on  a  créé.  L'apaisement  succédant  à 
une  crise  momentanée,  la  réflexion,  l'influence  du  scrutin  d'hier,  au- 
ront pour  résultat  de  déplacer  un  certain  nombre  de  voix,  de  les  rame- 
ner vers  le  gouvernement  dans  bien  d'autres  questions,  c'est  possible. 
La  situation  ne  reste  pas  moins  difficile,  et  si  le  gouvernement  se  trouve 
sauvé  par  la  gauche,  si  cette  condition  des  choses  est  aussi  étrange  que 
laborieuse,  à  qui^la  faute,  si  ce  n'est  à  ceux  qui  jouent  leur  rôle  de  con- 
servateurs en  mettant  à  la  loterie  d'un  vote  de  passion  et  d'obstination 
ce  qu'il  y  a  encore  de  paix  publique? 

D'où  est  venue  cette  guerre  qui  n'est  point  évidemment  terminée,  qui 
se  rallumera  sans  doute  au  moment  où  seront  débaitues  les  questions 
qu'une  commission  parlementaire  va  être  chargée  d'étudier?  Qu'a-t-on 
voulu  faire  et  que  veut-on  encore?  Il  ne  faut  pas  se  payer  de  mots  et 
d'apparences.  On  a  mis  en  avant  les  nécessités  du  régime  parlementaire, 
un  principe  que  personne  ne  conteste,  le  principe  de  la  responsabilité 
ministérielle.  C'est  bon  à  mettre  sur  un  drapeau  en  marchant  au  com- 
bat. Au  fond,  ce  qu'on  a  voulu,  c'est  mettre  la  main  sur  le  gouverne- 
ment, c'est  placer  M.  Thiers  dans  l'alternative  de  céder  la  place  ou  de 
se  faire  l'instrument  des  volontés,  des  passions  et  des  intérêts  de  la 
droite.  Toute  cette  campagne  a  été  conduite,  nous  en  convenons,  avec 
une  certaine  âpreté,  avec  une  certaine  habileté,  une  triste  habileté  par- 
lementaire. On  ne  s'est  laissé  ébranler  par  rien,  pas  même  par  le  sen- 
timent des  crises  qu'on  pouvait  provoquer;  on  s'est  refusé  à  toute  trans- 
action, on  s'est  barricadé  derrière  des  mots  et  des  épithètes  pour  ne 
pas  céder. 

Il  fallait  avant  tout  attester  sa  prépotence,  avoir  une  victoire  de  parti, 
et  la  meilleure  preuve,  c'est  que  la  droite  n'a  pas  voulu  voter  l'ordre  du 
jour  Mettetal,  parce  que  cet  ordre  du  jour,  qui  lui  donnait  satisfaction 
sur  le  manifeste  radical  de  Grenoble,  contenait  en  même  temps  un  té- 
moignage en  faveur  du  gouvernement.  Ou  cette  lutte  n'a  aucun  sens 
en  effet,  ou  elle  a  cette  signification  :  on  a  voulu  en  finir  avec  M,  Thiers 
en  se  servant  contre  lui  de  ce  qu'il  fait  et  de  ce  qu'il  ne  fait  pas,  des 
circonstances  et  des  anomalies  qui  ne  sont  pas  son  œuvre,  des  périls  ou 
des  incertitudes  qu'il  n'a  pas  créés;  on  a  voulu  l'abattre  en  tournant 
contre  lui  jusqu'à  cette  supériorité  de  lumières  et  d'éloquence  qu'on  a 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  727 

été  heureux  de  trouver  quand  il  l'a  fallu,  et  qui  fait  de  lui,  après  tout, 
le  représentant  le  plus  éminent  de  la  France  devant  l'Europe  et  devant 
le  monde.  Que  M.  le  duc  d'AuditTret,  M.  le  duc  de  Broglie,  le  général 
Changarnier,  M.  Batbie  et  tous  ceux  qui  avaient  déjà  leur  place  dans  le 
«gouvernement  de  combat  »  se  préoccupent  des  progrès  et  des  menaces 
du  radicalisme,  ils  ne  sont  pas  les  seuls.  Oui  sans  doute,  c'est  un  danger 
dans  la  situation  actuelle  de  la  France;  mais  est-ce  bien  sérieux  de  se 
tourner  avec  une  sorte  d'air  effaré  vers  le  pouvoir  pour  lui  demander 
des  déclarations  et  des  professions  de  foi  conservatrice?  Est-ce  sérieux 
de  saisir  le  prétexte  d'une  manifestation  particulière  pour  venir  sommer 
M.  le  président  de  la  république  de  dire  qu'il  n'est  pas  avec  les  radi- 
caux? Qui  donc  a  pu  croire  cela?  M.  Thiers  n'avait  certes  pas  besoin  de 
le  répéter  ces  jours  derniers  encore.  Ses  opinions,  son  passé,  ses  actes, 
sont  assez  clairs.  Convenons-en,  c'est  le  plus  étrange  oubli  des  plus 
simples  égards  et  de  la  dignité  même  du  gouvernement  de  venir  de- 
mander à  l'homme  qui  est  le  chef  de  ce  gouvernement,  qui  a  dompté 
la  commune,  qui  depuis  deux  ans  passe  sa  vie  à  maintenir  Tordre,  des 
garanties  nouvelles  contre  toute  connivence  avec  les  révolulionnaires, 
Et  s'il  arrive  que  iM.  Thiers,  au  milieu  des  difficultés  qu'on  lui  suscite, 
rencontre  quelquefois  l'appui  de  la  gauche  dans  un  scrutin,  qu'est-ce 
que  cela  prouve?  Est-ce  que  Textrême  droite  ne  votait  pas  tout  récem- 
ment encore  avec  les  radicaux?  Si  le  gouvernement  ne  se  hâle  pas  de 
bouleverser  l'administration,  de  changer  tous  les  fonctionnaires,  tous  les 
préfets  qu'on  lui  signale  comme  suspects,  cela  veut-il  dire  qu'il  favorise 
le  radicalisme? 

On  sait  bien  évidemment  à  quoi  s'en  tenir.  On  sait  bien  que  M.  Thiers 
n'est  pas  plus  révolutionnaire  que  ceux  qui  l'accusent.  Soit,  dit  on,  c'est 
un  reproche  banal  et  sans  portée,  M.  Thiers  n'est  pas  l'allié  du  radica- 
lisme; mais  il  s'est  prononcé  pour  la  république  dans  son  message, 
il  a  violé  ainsi  le  pacte  de  Bordeaux,  il  a  manqué  à  la  parole  qu'il 
avait  donnée  de  ne  préparer  aucune  solution  définitive.  Où  est-il  donc 
ce  pacte  de  Bordeaux  qu'on  invoque  aujourd'hui  ?  Ah  !  saus  doute,  c'était, 
il  y  a  deux  ans,  une  sage  et  patriotique  pensée  d'écarter  toutes  les  ques- 
tions constitutionnelles,  de  signer  ce  qu'on  appelait  la  trêve  des  partis, 
et  de  se  placer  sur  un  terrain  neutre,  oîi  toutes  les  volontés  sincères  pou- 
vaient se  rencontrer  pour  travailler  en  commun  à  la  réorganisation  mo- 
rale, militaire,  administrative,  financière,  de  la  France.  Si  on  l'avait 
voulu,  si  on  avait  eu  assez  d'abnégation  pour  se  renfermer  dans  ce  pro- 
gramme, cela  pouvait  suffire  pour  quelques  années  peut-être,  et  dans 
tous  les  cas  jusqu'à  la  libération  définitive  du  territoire.  Pour  les  esprits 
qui  n'ont  pas  le  culte  des  étiquettes  et  le  fétichisme  des  mots,  ce  n'était 
pas  même  ui?e  nécessité  de  s'appeler  la  république  ou  la  monarchie;  un 
gouvernement  qui  se  serait  couvert  uniquement  du  grand  nom  de  la 


728  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

France  et  de  ses  couleurs  en  deuil  aurait  porté  une  assez  noble  efligie 
pour  se  faire  respecter.  Qu'en  a-t-on  fait  cependant  de  ce  pacte  de  Bor- 
deaux, qui,  pratiqué  avec  une  complète  sincérité,  aurait  pu  rester  la 
sauvegarde  de  toutes  les  opinions  en  même  temps  que  du  repos  et  de 
la  liberté  du  pays?  Il  faut  être  de  bonne  foi  :  le  respectait-on  lorsqu'on 
allait  à  Anvers  ou  en  Suisse  auprès  de  M.  le  comte  de  Chambord,  dont 
on  recevait  le  mot  d'ordre,  lorsqu'on  préparait  des  manifestes  ou  des 
fusions  qui  se  sont  toujours  dérobées  comme  des  ombres,  lorsque,  te- 
nant pour  fait  ce  qu'on  désirait,  on  présentait  à  la  France,  selon  le  mot 
de  M.  Princeteau,  le  «  roi  sans  enfans  »  et  le  «  dauphin  sans  ambition?» 
On  était  autorisé  à  lever  le  drapeau  de  la  monarchie  par  des  efforts 
dans  un  sens  opposé,  c'est  possible.  Cela  prouve  que  depuis  deux  ans 
chacun  est  occupé  à  invoquer  le  pacte  de  Bordeaux  quand  il  en  a  besoin, 
et  à  l'exploiter  pour  son  propre  avantage  quand  il  en  a  l'occasion,  à  en 
faire  sonir  le  triomphe  de  ses  vœux  et  de  ses  espérancps.  S'il  est  un 
homme  qui  ait  respecté  le  pacte  de  Bordeaux,  c'est  en  vérité  M.  Thiers 
en  refusant  précisément  de  gouverner  au  nom  d'un  parti,  en  cherchant 
à  rallier  toutes  les  opinions  sincères,  tandis  que  tout  le  monde  autour 
de  lui  s'acharnait  à  ruiner  ce  provisoire  où  la  France  s'était  abritée  dans 
la  tempête.  On  est  arrivé  en  effet  à  le  ruiner,  ce  malheureux  provisoire, 
en  démontrant  de  toutes  les  manières  que  le  pays  aspirait  à  un  régime 
plus  définitif,  et  on  s'étonne  après  cela  qu'un  jour  soii  venu  où  le  pays 
a  fini  par  se  dire  qu'effectivement  il  fallait  peut-être  songer  à  s'éta- 
blir avec  un  peu  plus  de  fixité,  non  pas  par  une  révolution  nouvelle, 
mais  en  régularisant  la  situation  où  l'on  se  trouvait!  Ce  jour-là,  qu'a 
fait  M.  Thiers?  Il  s'est  borné  à  déclarer  que  la  république  seule  lui  sem- 
blait possible.  Hier  encore  il  le  disait  devant  l'assemblée  aux  partis  mo- 
narchiques :  ((  Interrompez-moi  en  ce  moment,  si  vous  croyez  que  l'in- 
térêt du  pays  est  de  faire  la  monarchie  aujourd'hui.  »  Personne  ne  lui  a 
répondu;  c'est  qu'en  effet  tout  est  là  Si  on  peut  faire  la  monarchie,  pour- 
quoi ne  la  fait-on  pas?  Si  on  ne  le  peut  pas,  pourquoi  empêcher  le 
pays  de  chercher  à  régulariser  ce  qui  existe  à  l'abri  d'un  pouvoir  qu'il  a 
pu  apprécier  et  estimer  depuis  deux  ans?  La  pire  des  choses  dans  tous  les 
cas,  c'est  une  politique  qui,  ne  pouvant  faire  ce  qu'elle  veut,  s'acharne 
à  rendre  tout  impossible  par  une  guerre  d'humeurs  chagrines,  de  regrets, 
d'irritations  mal  déguisées,  de  défiances  provocantes  et  agiiatri-ces. 

Il  y  a  une  manière  de  tout  expliquer,  nous  le  savoDS  bien.  On  ne  veut 
pas  soulever,  assure-t-on,  la  question  de  la  république  ou  de  la  monar- 
chie. Ce  qu'on  demande  à  M.  Thiers,  c'est  de  ne  pas  trancher  lui-même 
cette  question  d'abord,  de  gouverner  ensuite  avec  la  majorité  ou  la  pré- 
tendue majorité,  qui  est  la  droite,  d'accepter  la  responsabilité  ministé- 
rielle, unique  garantie  de  cette  majorité,  et  enfin  de  ne  pas  aller  à  l'as- 
semblée, où  sa  présence  peut  peser  sur  les  délibérations,  où  la  dignité 


REVUE.    —   GllROMQUE.  729 

du  gouvernement  peut  souffrir  dans  sa  personne  de  toutes  les  vivacités 
de  la  discussion.  De  cette  façon,  tout  se  passerait  au  mieux.  La  droite, 
qui  se  croit  la  mojorité,  ferait  et  déferait  des  ministères,  elle  placerait 
et  déplacerait  les  préfets,  elle  distribuerait  les  fonctions.  M,  Thiers  res- 
terait à  la  pré.«;idence  de  Versailles,  où  on  lui  laisserait,  tant  qu'on  ne 
pourrait  faire  mieux,  le  rôle  tranquille  et  inactif  d'un  simulacre  du  sou- 
verain constitutionnel.  C'est  ingénieusement  combiné  et  imaginé.  On  ne 
se  souvient  pas  par  malheur  que  nous  vivons  dans  des  circonstances 
très  extraordinaires,  que  le  pouvoir  même  de  M.  Thiers  n'est  point 
d'une  nature  ordinaire,  qu'il  est  né  de  la  situation  la  plus  cruellement 
exceptionnelle,  qu'il  l'exerce  nécessairement  dans  des  conditions  où  c'est 
l'homme  qui  fait  l'autorité,  la  force  morale,  le  crédit  du  gouvernement. 
Qu'on  demande  à  M.  le  président  de  la  république  d'aller  un  peu  moins 
souvent  à  l'assemblée,  de  ne  point  s'engager  dans  toutes  les  luttes,  rien 
de  plus  simple,  et  ce  n'est  pas  là  sans  doute  ce  qui  serait  une  difficulté. 
L'exclure  absolument,  d'une  façon  systématique,  ce  n'est  pas  seulement 
lui  infliger  une  sorte  d'injure  personnelle,  c'est  méconnaître  la  nature 
des  choses.  Lorsque  M.  Thiers  a  été  chargé  du  gouvernement  dans  les 
circonstances  les  plus  terribles,  pourquoi  l'a-t-on  choisi?  Est-ce  parce 
qu'il  était  un  descendant  de  Robert  le  Fort  ou  de  Gharlemagne?  Non, 
apparemment;  on  Ta  choisi  pour  ses  lumières,  pour  son  expérience, 
pour  son  aptitude  personnelle  à  la  direction  des  affaires  publiques.  On 
l'a  nommé  parce  qu'il  était  M.  Thiers,  l'homme  le  mieux  fait  pour  re- 
présenter la  France  dans  de  si  effroyables  épreuves,  et  ce  rôle  qui  lui  a 
été  confié  par  les  événemens  autant  que  par  le  vote  de  l'assemblée,  il 
Ta  rempli  depuis  deux  ans  sans  marchander  son  dévoûment  et  son  cou- 
rage- Et  maintenant,  après  qu'il  a  été  pendant  deux  ans  à  la  peine  et 
au  combat,  dirigeant  tout,  activant  tout  de  son  ardeur,  travaillant  plus 
que  tout  le  monde,  on  viendrait  lui  demander  de  cesser  d'être  lui-même, 
de  se  retirer  de  la  discussion  des  affaires  publiques!  Il  peut  justement 
répondre  qu'il  n'a  pas  été  nommé  pour  cela.  Croit-on  qu'on  aurait  re- 
levé l'honneur  de  la  tribune  française  parce  que  i\i.  Thiers  n'y  paraîtiait 
plus  par  sentence  du  parlement?  pense-t-on  qu'il  suffise  de  décréter  au- 
jourd'hui la  création  d'un  ministère  responsable  pour  trancher  toutes 
les  difficultés? 

Ce  n'est  point  seulement  en  effet  une  question  personnelle.  On  sou- 
lève légèrement  des  problèmes  bien  plus  complexes,  et  ici  apparaît 
peut-être  un  peu  trop  l'arrière-pensée  à  laquelle  on  obéit.  Cette  respon- 
sabilité ministérielle  qu'on  invoque  aujourd'hui  et  dont  on  se  fait  ane 
arme  d'opposition,  oui  sans  doute,  c'est  un  principe  incontesté.  Un  mi- 
nistre responsable,  c'est  un  des  ressorts  nécessaires  d'un  régime  libre; 
mais  ce  qu'on  oublie,  c'est  que  la  responsabilité  ministérielle  n'est  qu'un 
des  ressorts  de  la  grande  machine  parlementaire  :  elle  a  pour  correctif 


730  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  pour  contre-poids  le  droit  de  dissolution  de  l'assemblée  par  le  chef 
de  rélat.  Sans  cela,  on  va  droit  à  l'omnipotence,  à  la  dictature  du  par- 
lement; l'as.-emblée  devient  d'un  seul  coup  une  convenlion.  Jusqu'ici, 
on  avait  éludé  ce  danger  avec  sagesse,  avec  prudence,  en  créant  par 
une  sorte  de  fiction  un  pouvoir  qui  n'était  point  en  droit  un  pouvoir 
distinct,  mais  qui  en  avait  en  fait  les  pi^érogatives,  le  caractère,  et  qui, 
parla  supôrioriié  de  l'homme  chargé  de  l'exercer,  en  avait  aussi  l'indé- 
pendance. Dans  ce  vague  sagement  ménagé,  on  pouvait  se  faire  illusion 
et  croire  à  un  régime  à  demi  régulier.  Aujourd'hui  on  a  divulgué  le 
secret,  on  a  mis  à  nu  la  faiblesse  de  cette  situation,  et  en  séparant  la 
responsabilité  ministéiielle,  qu'on  revendiquait  exclusivement,  des  au- 
tres questions  constitutionnelles,  on  laissait  trop  voir  qu'on  ne  recalait 
plus  devant  celte  omnipotence  d'une  majoiité  dictatoriale  aspirant  à 
constituer  un  gouvernement  de  parti  après  avoir  renversé  le  pouvoir 
modérateur  qu'elle  trouvait  devant  elle. 

Sait-on  à  quoi  ressemble  cette  étrange  campagne  qui  vient  de  s'enga- 
ger dans  l'assemblée  de  Versailles?  Par  sa  direction  généiale,  par  ses 
mots  d'ordre  et  même  par  bien  des  détails,  elle  a  la  plus  singulière  ana- 
logie avec  cette  autre  campagne  de  la  majorité  des  inlrouvables  en  1815 
et  en  1816.  Tonte  proportion  gardée  dans  la  mesure  des  opinions,  c'est 
au  fond  la  même  chose.  Il  y  a  malheureusement  sur  un  point  d'abord 
une  ressemblance  cruelle,  c'est  qu'alors  comme  aujourd'hui  l'étranger 
était  sur  notre  sol,  il  assistait  en  témoin  intéressé  à  nos  divisions,  et  il 
n'était  pas  toujours  sans  inquiétude;  mais  ce  n'est  pas  la  seule  analogie. 
A  cette  époque  aussi,  il  y  avait  une  chambre  formée  sous  l'empire  d'une 
situation  exceptionnelle,  composée  surtout  de  gentilshommes  de  pro- 
vince très  ro\aiistes,  ardens  conservateurs,  qui  représentaient  leur  parti 
plus  que  le  pa^s.  Ce  qui  vient  de  se  passer  depuis  quinze  jours  a  déjà 
son  histoire  dans  une  lettre  éciite  par  Maine  de  Biran,  un  pur  royaliste 
pourtant,  à  la  veille  de  la  session  de  1816.  «  Vous  me  demandez  si  nous 
reviendrons  plus  sages  que  nous  ne  sommes  partis.  Je  vous  réponds  sans 
hésiter  que  nous  revit^ndrons  plus  exaltés  et  plus  fous.  Je  vois  ici  des 
menibres  de  notie  majorité;  vous  ne  vous  faites  aucune  idée  de  leurs 
prétentions,  de  leur  ton  de  supériorité...  11  est  temps  de  purger  la  France, 
de  faiie  disparaître  les  traces  de  la  révolution!  La  chambre  des  députés 
est  appelée  à  cette  grande  destination...  »  En  ce  temps  là  aussi,  M.  de 
Salaberi  y  réclamait  impérieusement  des  épurations  administratives,  en 
se  plaignant  qu'on  laissait  des  révolutionnaires  dans  toutes  les  fonc- 
tions, et  tout  cotnme  M.  Batbie  on  disait  :  «  A  côté  de  l'immense  majo- 
rité, il  y  a  une  minoriié  turbulente,  factieuse,  ennemie  des  lois,  ennemie 
du  repos,  ennemie  d'elle-même;  c'est  contre  cette  minorité  qu'il  faut 
protéger  la  majorité...  »  Auprès  de  ces  exaltés  de  conservation  cependant 
il  y  avait  un  gouvernement  sensé,  modéré,  qui  ne  partageait  pas  leurs 


KEVUE.    —    CHRONIQUE.  731 

passions,  qui  tâchait  de  les  contenir,  et  qui  s'efforçait,  selon  le  mot  du 
duc  de  Richelieu,  président  du  conseil,  de  gouverner  «  pour  eux,  sans 
eux  et  malgré  eux.  »  M.  Decazes  était  dans  ce  ministère  modéré,  qui 
avait  fort  à  faire  pour  contenir  les  royalistes  de  la  chambre.  M.  Pasquier, 
celui  qui  a  laissé  son  nom  et  son  titre  à  M.  le  duc  d'Audiffret,  appuyait 
le  gouvernement.  Le  duc  de  Brogiie,  qui  entrait  alors  à  la  chambre  des 
pairs,  était  dans  cette  élite  d'esprits  libéraux  et  modérés.  Louis  XVIII 
lui  même  était  l'inspirateur  et  le  guide  de  cette  politique  de  modération 
habile.  Le  parti  royaliste  de  la  chambre  trouvait  que  M.  de  Richelieu, 
M.  Decazes  et  Louis  XVIII  lui-même  perdaient  tout,  qu'ils  conduisaient 
la  France  à  un  nouveau  cataclysme  révolutionnaire.  Ils  étaient  plus  con- 
servateurs que  le  gouvernement,  et,  chose  étrange,  ces  royalistes  ré- 
clamaient, eux  aussi,  la  responsabilité  ministérielle ,  même  toutes  les 
libertés  parlementaires.  C'est  de  là  justement  que  naissait  le  livre  de 
Chateaubriand  sur  la  Monarchie  selon  la  charte,  théorie  des  revendica- 
tions parlementaires  des  royalistes  de  la  chambre. 

Ils  revendiquaient  la  responsabilité  ministérielle,  c'était  tout  simple; 
ils  avaient  la  théorie  de  leur  situation,  selon  le  mot  de  M.  Guizot.  Ils 
voulaient  tout  simplement  se  servir  de  cette  arme  pour  renverser  le  ca- 
binet du  duc  de  Hichelieu,  et  pour  imposer  au  roi  un  ministre  repré- 
sentant la  majoiiié.  Eux  aussi,  ils  prétendaient  constituer  un  «  gouver- 
nement de  combat.  »  La  diplomatie  étrangère  cependant  suivait  toutes 
ces  péripéties  d'un  œil  attentif  et  inquiet.  Elle  n'était  nullement  favo- 
rable aux  agitateurs  de  la  chambre.  Elle  démêlait  parfaitement  que 
cette  majorité  de  l'assemblée  n'était  qu'une  minorité  dans  le  pays,  et 
l'un  des  membres  de  cette  diplomatie  écrivait,  en  prévoyant  un  succès 
possible  de  la  majorité  qui  conduirait  à  la  formation  d'un  ministère  de 
la  droite  :  «  Une  telle  administration  ne  durera  pas  un  mois;  mais  en 
attendant  qu'elle  tombe  elle  aura  agité  le  pays  et  rendu  impossible 
l'accomplissement  des  engagemens  pris  par  la  France  envers  les  puis- 
sances étrangères...  »  Qui  peut  dire  que  la  même  chose  ne  serait  pas 
arrivée  aujourd'hui?  Mais  Louis  XVIII  avait  une  ressource,  il  avait  le 
droit  de  dissolution.  L'ordonnance  de  1816  frappait  la  chambre,  et  une 
majorité  nouvelle  sortait  des  élections.  Aujourd'hui  ce  moyen  de  dé- 
nouer une  crise  n'appartient  à  personne.  L'assemblée  seule  a  le  droit  de 
se  dissoudre  ou  de  se  maintenir.  Que  la  droitp  se  souvienne  cependant 
que  la  meilleure  garantie  de  sa  durée,  c'est  la  modération,  et  les  chefs 
qui  la  conduisent  peuvent  certes  relire  avec  fruit  ces  mots  que  le  duc 
de  Richelieu  écrivait  avant  la  dissolution  de  la  chambre  en  1816  :  «  Si 
Je  pouvais  être  sûr  de  l'union  de  la  chambre  et  du  ministère,  dès  à 
présent  on  diminuerait  de  30,000  hommes  l'armée  d'occupation;  mais 
on  veut  attendre  le  résultat  des  premières  séances,  Bien  sûremejat  toiut 


7S2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  là,  et  il  s'agit  d'être  ou  de  ne  pas  être.  Cela  devrait  amener  à  faire 
bien  des  réflexions.  » 

Oui,  M,  le  duc  de  Richelieu  avait  raison,  dans  des  situations  comme 
celle  où  la  France  se  trouvait  en  1816  et  comme  celle  où  elle  se  trouve 
aujourd'hui,  tout  est  là  :  il  s'agit  de  «  faire  des  réflexions.  »  Elles  s'im- 
posent plus  que  jamais  à  ceux  qui  prennent  l'initiative  de  ces  dangereux 
conflits,  au  risque  de  subordonner  les  plus  précieux  intérêts  de  patrio- 
tisme aux  impatiences  égoïstes  de  l'esprit  de  parti.  La  crise  est  pour  le 
moment  écartée  sans  doute,  puisque,  dans  la  lutte  qui  vient  de  se  dé- 
nouer à  Versailles,  la  droite  en  rassemblant  toutes  ses  forces  n'a  pu  ar- 
river à  la  victoire.  L'imprévu  est  du  moins  conjuré  dans  ce  qu'il  pouvait 
avoir  de  plus  redoutable.  La  situation,  nous  en  convenons,  ne  garde  pas 
moins  sa  gravité.  Elle  n'est  point  cependant,  si  on  le  veut  bien,  au- 
dessus  des  efforts  de  prévoyance  et  de  conciliation  qui  seront  certaine- 
ment tentés  pour  la  dégager  de  ce  qu'elle  a  de  plus  périlleux.  Pour  le 
gouvernement,  à  vrai  dire,  la  voie  est  toute  tracée.  Il  n'a  qu'à  se  main- 
tenir sur  le  terrain  où  il  s'est  établi.  11  a  montré  dans  celte  crise  un  es- 
prit de  modération  qui  aurait  dû  désarmer  la  commission  Kerdrel,  et 
qui  à  défaut  de  ce  succès  n'a  pu  que  produire  la  plus  favorable  impres- 
sion sur  le  pays,  La  positon  du  gouvernement  n'aurait-elle  pas  dû  être 
fortifiée  par  ce  discours  d'une  si  vive  éloquence  où  M.  Thiers  est  venu 
exposer  au  grand  jour  ses  actes,  ses  idées,  son  rôle  de  médiateur  et 
de  pacificateur  entre  les  partis?  M.  Thiers  a  tout  dit,  et  il  l'a  dit  avec 
une  habile  fermeté,  sans  amertume  pour  ceux  qui  se  déclaraient  ses 
adversaires,  et  même  sans  faiblesse  pour  ceux  qui  l'ont  soutenu  dans 
cette  lut'.e.  11  a  du  reste  parfaitement  accepté  l'antagonisme  qu'on  a 
voulu  établir  entre  la  politique  qu'il  représente,  qui  a  pour  elle  la  ga- 
rantie de  ces  deux  dernières  années,  et  la  politique  qu'on  proposait 
sous  le  nom  de  «  gouvernement  de  combat.  »  11  est  resté  fidèle  à  lui- 
même,  et  le  secret  de  sa  force  dans  cette  position,  c'est  qu'en  somme 
il  a  le  pays  avec  lui.  Son  ascendant  sur  l'opinion  dépaj-se  très  évi- 
demment la  proportion  d^  la  majorité  matérielle  qu'il  a  obtenue,  et 
par  ce  seul  fait  il  est  d'autant  mieux  placé  pour  reprendre  librement, 
avec  une  pleine  indépendance,  l'œuvre  de  transaction  à  laquelle  on 
doit  travailler  aujourd'hui.  Quant  à  la  droite,  se  laissera-t-elle  em- 
porter plus  loin  par  les  passions  militantes  qui  l'ont  jetée  dans  cette 
aventure?  Si  elle  pouvait  y  gagner,  on  le  comprendrait;  malheu- 
reusement tout  ce  qu'elle  peut  faire,  c'est  d'entretenir  une  agitation 
qui  peut  compromettre  la  libération  de  la  France,  qui  soumet  le  régime 
parlementaire  à  des  épreuves  faites  pour  l'affaiblir  dans  son  autorité 
morale,  et  qui  peut  conduire  l'assemblée  elle  même  par  le  plus  court 
chemin  à  une  dissolution  inévitable.  On  ne  peut  pas  se  le  dissimuler, 


REVUE,    —  CHRONIQUE.  733 

depuis  quelques  jours  on  a  fait  du  chemin  vers  ce  denoûment,  et  peut- 
être  a-t-on  fait  aujourd'hui  même  un  pas  de  plus  dans  un  vote  qui  a 
de  nouveau  partagé  l'assemblée  à  la  suite  d'une  interpellation  sur  des 
adresses  de  conseils  municipaux.  Les  violens  peuvent  se  laisser  aller  à 
ces  exlrémiiés,  les  esprits  modérés  de  la  droite  et  du  cenire  droit  y  ré- 
fléchiront encore,  ils  se  mettront  du  côté  de  la  politique  de  M.  de  Riche- 
lieu et  de  M.  Decazes  plutôt  que  du  côté  de  la  politique  des  introu- 
vables. CH.   DE  MAZAÛE. 


LA  NOUVELLE   RÉVOLUTION   DU   PÉROU. 

Bien  des  révolutions,  des  coups  d'état,  des  pronuncîamentos,  se  sont 
produits  au  Pérou  depuis  son  émancipation;  mais  ce  pays,  si  souvent 
déchiré  par  les  discordes  civiles,  a  raremeiit  vu  des  scènes  aussi  tragi- 
ques, des  drames  au.^si  sanglans  que  ceux  dont  la  ville  de  Lima  a  été  le 
théâtre  au  mois  de  juillet  dernier.  Heureusement  la  crise,  malgré  sa  vio- 
lence, n'a  été  que  passagère;  au  moment  où  Tarmée  était  dispersée,  la 
police  licenciée,  l'administratiou  désorganisée,  où  le  pays  tout  entier  se 
croyait  réservé  à  des  troubles  dont  ceux  de  la  capitale  ne  semblaient 
être  que  le  début,  les  choses  se  sont  remises  instantanément  dans 
un  état  normal,  les  institutions  parlementaires  ont  repris  leur  cours, 
et  le  Pérou  a  trouvé  une  solution  des  difficultés  avec  lesquelles  il  était 
aux  prises,  no:i  pas  dans  des  mouvemens  insurrectionnels,  mais  dans 
la  stricte  application  de  la  légalité.  C'est  le  congrès  qui,  conformément 
à  la  constitution,  a  présidé  à  la  transmission  du  pouvoir  avec  des  con- 
ditions d'ordre  et  de  calme  sur  lesquelles  les  optimistes  eux-mêmes 
n'eussent  puini  osé  compter.  Le  jour  se  fait  maintenant  sur  les  causes 
et  sur  les  effets  d'évéaemens  enveloppés  tout  d'abord  d'un  nuage  sinistre 
qui  empêchait  d'en  apprécier  le  caractère.  Les  esprits  sont  entrés  dans 
une  période  d'apaisement  relatif,  et  la  dernière  crise  a  fait  naître  plus 
d'une  réflexion  salutaire.  Les  auteurs  des  violences  commi.ves  ont  reçu 
un  châtiment  si  rapide,  leur  succès  d'un  jour  a  été  si  cruellement  expié, 
le  danger  des  coups  d'état  s'est  fait  sentir  d'une  manière  si  terrible  et 
si  saisissante,  qu'il  y  a  lieu  d'espérer  après  la  tourmente  l'accalmie,  après 
le  déchaînement  des  haines  la  conciliation. 

Le  nouveau  président  de  la  république  péruvienne,  don  Manuel  Pardg, 
a  pris  une  attitude  satisfaisante,  et,  bien  qu'il  ait  marqué  comme  chef 
du  parti  libéral,  il  s'est  attaché  à  ne  pas  froisser  les  conservateurs.  Son 
influence  modératrice  a  déjà  produit  de  bons  résultats.  Le  discours-mes- 
sage qu'il  a  prononcé  le  2  août  1872  devant  le  congrès  a  été  favorable- 


734  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  accueilli.  Le  président  constate  la  victoire  remportée  par  l'opinion 
publique,  et  se  félicite  de  ce  que  la  légalité,  menacée  par  les  attentats 
de  l'arbitraire  et  de  la  violence,  ait  fini  par  prévaloir.  Il  croit,  grâce  à 
l'accord  entre  le  gouvernement  et  la  représentation  nationale,  l'heure 
bien  choisie  pour  procéder  aux  ,  réformes  économiques  et  financières, 
pour  relever  le  crédit,  pour  réorganiser  l'armée,  l'administration,  l'en- 
seignement. Telle  est  la  tâche  pour  l'accomplissement'  de  laquelle  M,  Ma- 
nuel Pardo  réclame  le  concours  de  tous  les  hommes  de  bonne  volonté. 
Il  faut  faire  des  vœux  pour  que  le  pays,  éclairé  par  l'expérience,  suive 
le  conseil  du  président,  et  que  le  bon  sens  public  empêche  le  retour  des 
désordres  qui  viennent  de  cesser.  Un  rapide  coup  d'œil  jeté  sur  la  der- 
nière crise  en  fera  comprendre  la  gravité,  et  permettra  d'apprécier 
l'œuvre  réparatrice  qui  s'impose  aux  efforts  de  l'administration  actuelle. 
Les  événemens  du  mois  de  juillet  ont  présenté  le  caractère  le  plus 
déplorable.  Depuis  quelques  semaines,  la  situation  du  pays  était  très 
confuse.  Plus  on  approchait  du  dénoûment  des  questions  que  faisait 
naître  l'élection  présidentielle,  plus  les  attentats  contre  les  personnes 
devenaient  fréquens.  Des  villages  entiers  avaient  été  mis  au  pillage 
dans  les  provinces  de  Chincha  et  de  Canete  par  des  troupes  de  malfai- 
teurs. La  "polémique  entre  les  partis  était  très  vive.  Les  partisans  de  la 
■candidature  de  M.  Pardo,  le  chef  libéral,  et  les  soutiens  de  celle  de 
M.  Arenas  se  faisaient  une  guerre  acharnée  dans  les  colonnes  des  jour- 
eaux  et  au  sein  de  la  commission  permanente.  Don  Manuel  Pardo  lançait 
en  avril  un  manifeste  qui  se  terminait  ainsi  :  «  il  importe  que  la  nation 
sache  une  fois  pour  toutes  si  elle  a  ou  n'a  point  le  droit  d'élire  librement 
;Son  premier  magistrat.  »  Le  colonel  Balta,  président  de  la  république  et 
dont  les  pouvoirs  étaient  sur  le  point  d'expirer,  faisait  l'opposition  la 
plus  vive  à  la  candidature  de  M.  Manuel  Pardo.  Les  élections  présiden- 
tielles avaient  eu  lieu  le  5  mai  sans  amener  de  désordres.  Presque  par- 
tout, deux  collèges  électoraux  s'étaient  formés;  on  en  comptait  trois 
à  Lima.  Chacune  de  ces  associations  avait  donné  l'unanimité  des  voix 
au  candidat  qu'elle  patronnait.  MM.  Arenas,  Pardo  et  Urcta  étaient  nom- 
més à  la  présidence  par  leurs  partisans,  mais  c'est  au  congrès  qu'il  de- 
-vait  appartenir  de  décider  entre  eux.  Le  gouvernement  soutenait  M.  Are- 
nas; touiefois  certaines  personnes  prétendaient  que  le  président  Balta 
avait  le  dessein  de  se  maintenir  au  pouvoir,  même  après  l'expiration  du 
terme  assigné  à  ses  hautes  fonctions.  Ces  personnes  allaient  jusqu'à  dire 
que  les  élections  qui  avaient  eu  lieu  pour  la  présidence  seraient  décla- 
rées nulles,  que  le  congrès  en  prescrirait  de  nouvelles,  et  qu'en  atten- 
dant, le  chef  de  l'état  assumerait  la  dictature.  Suivant  d'autres  au  con- 
traire, le  colonel  Balta  n'aspirait  qu'à  déposer  un  fardeau  qui  devenait 
«haque  jour  plus  lourd  pour  lui.  Cependant  les  journaux  favorables  à  la 
candidature  de  M.  Manuel  Pardo,  —  el  Comercio,  el  Nacional,  el  Stnti- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  735 

nela,  —  étaient  supprimés  ou  suspendus,  et  le  parti  libéral  témoignait 
une  vive  irritation. 

Sur  ces  entrefaites ,  les  chambres  péruviennes  se  réunissaient  le 
13  juillet.  L'ouverture  officielle  du  congrès  était  fixée  au  28  juillet,  les 
deux  semaines  antérieures  à  cette  date  étant  consacrées  à  la  vérifica- 
tion des  pouvoirs  des  députés  et  des  sénateurs  nouvellement  élus.  Les 
choses  en  étaient  là  quand  on  parla  tout  à  coup  û'un  pro mm ciamenlo  dont 
le  ministre  de  la  guerre,  don  Thomas  Guttierez,  prendrait  l'initiative 
d'accord  avec  M.  Ureta.  Le  coup  d'état  eut  lieu  en  effet  le  22  juillet,  et 
don  Thomas  Guttierez  fit  arrêter  le  colonel  Balta,  président  de  la  répa- 
blique.  Il  prit  en  même  temps  le  titre  de  chef  suprême  de  l'état,  et 
confia  la  direction  de  l'administration  au  docteur  Fernando  Casosj  mais 
les  troupes,  que  les  partisans  de  don  Manuel  Pardo  avaient  en  partie 
gagnées,  ne  tardèrent  pas  à  se  prononcer  contre  l'usurpateur. 

Dès  la  première  nuit,  celle  du  22  au  23  juillet,  des  corps  de  garde 
avaient  été  abandonnés.  Le  tour  des  bataillons  vint  ensuite.  Il  y  eut 
dans  plusieurs  casernes  des  combats  sanglans  entre  des  corps  fulèles 
au  nouvel  ordre  des  choses  et  d'autres  corps  acquis  à  la  cause  opposée. 
Le  peuple  ne  prenait  aucune  part  à  ces  luttes.  Don  Manuel  Pardo  avait 
trouvé  un  refuge  à  bord  d'un  navire  de  guerre  péruvien,  le  Huasear; 
ses  amis  s'étaient  cachés.  11  régnait  donc  à  Lima  une  sorte  de  tranquil- 
lité, mais  elle  n'était  qu'apparente;  une  contre-révolution  était  inévi- 
table. C'est  du  Callao  qu'elle  partit,  et  c'est  par  l'armée  qu'elle  s'opéra. 
Dès  le  25  juillet,  les  communications  étaient  coupées  entre  Lima  et  le 
Callao.  Plusieurs  bataillons  envoyés  successivement  dans  ce  po;  t  se  dé- 
bandèrent ou  passèrent  dans  le  camp  constitutionnel.  Le  26  juillet  au 
matin,  on  regardait  déjà  comme  imminente  la  chute  de  don  Thomas 
Guttierez.  Un  de  ses  frères,  don  Sylvestre,  fut  assassiné.  On  prétendit 
d'abord  que  l'auteur  de  ce  meurtre  était  le  fils  du  colonel  Balta,  et  celte 
nouvelle,  qui  d'ailleurs  était  fausse,  exaspéra  tellement  don  Thomas 
Guttierez  et  son  autre  frère,  don  Marceliano,  qu'ils  firent  immédiate- 
ment mettre  à  mort  le  président  de  la  république.  Toute  la  population 
de  Lima  se  souleva.  Abandonnés  par  leurs  soldats,  les  frères  Guttierez 
furent  égorgés  l'un  et  l'autre,  don  Thomas  dans  la  principale  rue  de 
Lima,  don  Ajarceliano  à  peu  de  distance  du  Callao.  Cependant  le  colonel 
Herencia  Levallos,  premier  vice-président  de  la  république,  prit  la  di- 
rection provisoire  des  affaires,  et  constitua  un  ministère.  Le  régime 
constitutionnel,  violemment  interrompu  par  l'usurpaiion  des  Guttierez, 
reprenait  ainsi  son  cours.  Quant  à  M.  Fernando  Casos,  il  avait  donné  sa 
démission  de  secrétaire-général  dès  qu'il  avait  été  instruit  de  l'assas- 
sinat du  président  Balta. 

Il  y  eut  un  in.^tant  de  trouble  extrême.  Les  crimes  commis  avaient 
causé  une  émotion  facile  à  comprendre.  La  populace  exaspérée  livrait 


7S6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  flammes  les  cadavres  de  Thomas  et  de  Sylveslre  Gutlierez.  Il  n'y 
avait  plus  de  police  dans  la  ville.  Ce  qai  restait  de  l'armée  était  caserne 
dans  le  palais  et  au  fort  Santa-Catalina,  d'où  on  n'os:iit  pas  faire  sortir 
les  troupes. 

Don  Manuel  Pardo  apparut  alors  comme  un  sauveur.  Entouré  d'une 
grande  popularité  et  représentant  les  principes  constitutionnels,  il  dé- 
clara que  la  seule  manière  de  terminer  la  crise  était  un  recours  loyal  à 
la  légalité.  C'est  au  congrès  qu'il  appartenait  de  vérifier  les  élections  et 
do^  désigner  le  nouveau  président  de  la  république,  et  il  fallait  sans  re- 
tard procéder  à  cette  désignation,  devenue  de  plus  en  plus  urgente;  c'est 
la  solution  qui  a  en  effet  prévalu. 

Le  congrès  péruvien  s'est  réuni  le  28  juillet  à  Lima,  sous  la  prési- 
dence de  ^L  Benavides.  Trois  jours  après,  la  commission  chargée  de 
l'enquête  sur  les  résultats  de  la  lutte  engagée  entre  MM.  Pardo,  Arenas 
et  Ureta  pour  la  succession  de  don  José  Balia  à  la  présidence  de  la  ré- 
publique formulait  son  rapport.  Comme  il  ressort  de  ce  document  que 
don  Manuel  Pardo  a  obtenu  2,692  voix  sur  /),657,  dont  se  compose  le 
collège  électoral,  le  congrès  l'a  proclamé  à  l'unanimité  président  du 
Péroa  à  partir  du  2  août  1872,  et  pour  la  période  constitutionnelle  de 
quatre  ans.  Les  obsèques  du  colonel  Balta  ont  été  pompeusement  célé- 
brées le  31  juillet.  Son  successeur  a  prêté  serment  devant  les  chambres 
le  surlendemain,  et  leur  a  donné  ensuite  lecture  d'un  message.  La  pu- 
blication en  avait  été  précédée  par  celle  d'un  autre  message,  celui  que 
don  José  Balta  se  proposait  d'adresser  au  congrès. 

La  ville  de  Lima  a  repris  son  aspect  accoutumé.  Plusieurs  fêtes  ont 
marqué  rentrée  au  pouvoir  de  don  Manuel  Pardo,  qui  accueille  avec  une 
simplicité  de  bon  goût  les  hommnges  qu'on  lui  rend.  Le  chef  de  la  ré- 
publique n'a  point  établi  sa  résidence  au  palais,  mais  continue  à  de- 
meurer dans  sa  propre  maison;  il  ne  fait  pas  usage  non  plus  des  voi- 
tures du  gouvernement. 

Le  gouvernement  vient  de  présenter  à  l'assemblée  législative  deux 
projets  de  lois  qui  inaugurent  la  série  des  grandes  réformes  amoncelées 
et  impatiemment  attendues  par  le  pays.  Le  premier  a  pour  objet  l'ad- 
ministration municipale;  il  est,  croit-on,  l'œuvre  personnelle  du  prési- 
dent de  la  république,  et  il  repose  sur  un  large  système  de  décentralisa- 
tion. Le  second  est  relatif  à  la  réorganisation  de  l'armée;  mais,  en 
attendant  que  le  congrès  ait  voté  cette  dernière  loi,  le  gouvernement  a 
dû  prendre  d'urgence  des  mesures  provisoires  pour  reconstituer  la  force 
publique.  A  la  suite  de  la  révolution,  presque  tous  les  soldats  ont  pro- 
fité de  l'occasion  pour  se  débander,  et  il  n'est  resté  que  1,500  hommes 
à  peine  sous  les  drapeaux.  Le  président  de  la  république  a  visité  lui- 
même  les  casernes  et  a  annoncé  que  dorénavant  personne  ne  serait  ni 
eni'ôlé  ni  retenu  de  force  au  service,  que  tous  ceux  qui  voudrnient  si- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  737 

gner  un  engagement  de  deux  ans  seraient  conservés,  que  les  autres 
étaient  libres  de  se  retirer.  Après  cette  visite,  des  instructions  ont  été 
envoyées  par  le  ministre  de  la  guerre  à  l'inspection  générale  de  l'armée, 
lui  prescrivant  d'avoir  recours  désormais  pour  remji'ir  les  cadres  à  des 
enrôlemens  volontaires  jusqu'à  ce  que  le  pouvoir  législatif  ait  statué 
sur  le  projet  de  loi  qui  lui  est  soumis.  En  vertu  de  ce  projet,  le  système 
de  l'enrôlement  forcé  devenu  odieux,  et  dont  les  résultats,  quant  à  la 
qualité  et  à  la  composition  de  l'armée,  ont  toujours  été  déplorables,  sera 
remplacé  par  celui  de  la  conscription,  qui  est  proposé  par  le  gouverne- 
ment comme  le  mode  de  recrutement  le  plus  sûr  et  le  plus  avantageux 
pour  le  pays.  En  outre  il  a  été  décidé  que  tous  les  chàtimens  corporels 
en  usage  jusqu'à  ce  jour  seraient  abolis. 

Ce  n'est  pas  seulement  l'armée  qu'il  s'agit  de  réorganiser,  La  situation 
économiqua  et  administrative  du  Pérou  exige  incontestoblement  de  nom- 
breuses réformes,  et  ce  pays  n'a  encore  développé  qu'une  paitie  de  ses 
ressources.  Le  président  de  la  république  est  venu  lire  en  personne  de- 
vant le  congrès,  le  21  septembre,  un  exposé  de  la  situation  financière. 
Les  graves  révélations  faites  par  le  chef  de  l'état  sur  les  embarras  du 
trésor  avec  autant  de  clarté  que  de  franchise  ont  vivement  ému  les 
chambres  et  l'opinion  publique.  Le  président  déclare  que,  le  gouverne- 
ment se  trouvant  forcé  de  recourir  au  crédit  extérieur  et  au  crédit  du 
pays  lui-même  pour  sortir  des  diflicultés  intérieures,  la  condition  né- 
cessaire et  préabiable  est  de  rétablir  immédiatement  l'équilibre  dans  le 
budget  entre  les  recettes  et  les  dépenses. 

Pour  atteindre  ce  but,  le  message  annonce  que  le  gouvernement,  ne 
pouvant  recourir  aux  impôts  directs  à  cause  des  dilHcultés  du  recouvre- 
ment, ne  voit  que  trois  moyens  qui  devront  être  employés  simultané- 
ment :  1"  la  décentralisation  municipale,  dont  la  loi  vient  d'être  soumise 
au  congrès,  et  qui  rendra  les  contributions  actuelles  plus  productives 
par  les  nouvelles  taxes  établies  dans  chaque  localité;  2°  un  impôt  sur  le 
salpêtre;  3"  une  élévation  des  droits  de  douane  existant,  jointe  à  une  taxe 
nouvelle  sur  des  articles  qui  en  étaient  affranchis  jusqu'à  ce  jour. 

La  journée  du  20  septembre  n'a  point  amené,  comme  on  le  craignait, 
le  retour  des  scènes  fâcheuses  dont  la  ville  de  Lima  fut  le  théâtre  l'an- 
née dernière.  La  colonie  italienne,  il  y  a  un  an  à  pareille  époque,  voulut 
fêter  l'anniversaire  de  l'entrée  des  troupes  italiennes  à  Rome,  et  projeta 
une  grande  manifestation.  Le  parti  libéral  péruvien,  qui  faisait  alors  une 
vive  opposition  au  gouvernement  du  colonel  Balta,  profita  de  l'occasion, 
et  organi»a  un  meeting,  qui  eut  lieu  sur  la  place  où  s'élève  la  statue  de 
Bolivar.  Le  président  fit  cerner  cette  place.  La  foule  fut  chargée,  dispersée 
violemment,  et  de  nombreuses  arrestations  eurent  lieu.  Cette  année,  le 
parti  libéral,  dont  le  chef  est  au  pouvoir,  a  évité  tout  ce  qui  aurait  pu 
être  une  cause  ou  un  prétexte  de  désordres.  Convaincu  d'une  part  qu'il 
lom  eu.  —  1872.  47 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

I 

serait  dangereux  de  froisser  les  sentimens  catholiques  de  la  popula- 
tion, et  de  l'autre  que  défendre  officiellement  la  manifestation  serait  le 
moyen  le  plus  sûr  de  la  faire  naître,  le  gouvernement  a  préféré  en  em- 
ployer un  autre  moins  apparent,  mais  plus  efficace.  Don  Manuel  Pardo 
jouit  toujours  d'une  grande  popularité  dans  le  parti  libéral,  et  il  s'en 
est  servi  habilement  dans  cette  circonstance.  Il  a  fait  agir  sur  les  chefs 
et  sur  les  meuibres  les  plus  influens  du  parti,  et  il  a  réussi  à  les  faire 
renoncer  à  leurs  projets.  De  son  côté,  la  colonie  italienne  a  accédé  aux 
désirs  du  gouvernement,  et  la  journée  s'est  passée  sans  le  moindre  dé- 
sordre. 

On  sait  qu'un  différend  est  récemment  survenu  entre  le  gouverne- 
ment cliilien  et  le  ministre  de  Bolivie  à  Santiago,  à  propos  de  l'expédi- 
tion projetée  contre  cette  république  par  un  de  ses  généraux  émigrés, 
le  général  Quintin-Quevedo,  et  que  ce  différend -a  conduit  à  la  rupture 
des  relations  diplomaiiques  entre  le  cabinet  de  Santiago  et  le  Chili.  Cer- 
taines personnes  attribuent  au  gouvernement  chilien  le  désir  d'une  rec- 
tification de  frontière  et  le  projet  de  s'emparer  d'une  portion  du  terri- 
toire bolivien,  voisin  de  sa  frontière  du  nord,  et  qui  vient  d'acquérir 
une  grande  importance  par  suite  de  la  découverte  à  Caracoles  de  mines 
d'argent  extrêmement  riches  et  exploitées  par  des  sujets  chiliens.  Le 
conflit  diplomatique  survenu  à  Santiago  a  causé  une  certaine  émotion  au 
Pérou,  mais  l'opiiiion  la  plus  accréditée  à  Lima,  au  moment  oii  cette 
nouvelle  y  est  arrivée,  a  été  que  le  différend  s'arrangerait  d'une  ma- 
nière pacifique. 

On  ne  peut  nier  que  depuis  quelques  années  la  république  péru- 
vienne n'ait  beaucoup  étendu  ses  relations,  et  n'ait  vu  grandir  singuliè- 
rement son  importance.  Des  quatre  états  du  Pacifique,  c'est  elle  qui  tient 
assurément  le  premier  rang,  et  dans  toute  l'Amérique  du  Sud  il  n'y  a 
que  l'euipire  du  Brésil  qui  l'emporte  encore  sur  elle.  Solidement  appuyé 
sur  l'Equateur  et  la  Bolivie,  où  son  influence  domine,  le  Pérou  n'a  rien 
à  craindre.  11  possède  une  armée  comparativement  nombreuse,  une 
flotte  qui  n'a  point  de  rivale  sur  l'Océan-Pacifique  et  des  ressources 
financières  considérables. 

La  paix  extérieure  et  iniérieure  est  le  premier  des  biens  pour  un  pays 
où  i)  y  a  tant  de  choses  à  créer.  Elle  a  cet  avantage,  qu'en  permettant 
aux  intérêts  de  se  former  et  de  s'étendre,  à  l'industrie  de  grandir,  aux 
habitudes  régidières  de  s'enraciner,  elle  acquiert  par  cela  même  des 
chances  de  durée.  Pour  ces  contrées  de  l'Amérique  du  Sud,  si  souvent 
bouleversées  j)ar  des  mouvemens  contraires  et  par  des  révolutions  suc- 
cessives, se  maintenir  quelque  temps  dans  le  calme,  c'est  remporter  une 
véritable  victoire.  Dès  que  la  légalité  règne  sans  contestation  dans  ces 
pays,  on  est  étontié  de  l'importance  et  de  la  rapidité  des  progrès  qu'ils 
réalisent.  Malheureusement  il  y  a  sur  le  sol  de  ces  jeunes  républiques 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  739 

une  incandescence  perm-anente,  un  mouvement  fiévreux  d'ambitions 
personnelles,  un  choc  entre  des  passions  stériles  et  une  civilisation  tou- 
jours contninéi\  ajournée,  détonrnée  de  son  but  pratique;  mais,  si  grave 
qu'il  soit,  le  mal  n'est  pas  incurable.  Au  Pérou,  comme  dans  d'autres 
contrées  de  l'Amérique  méridionale,  les  bons  esprits  comprennent  que 
la  paix  est  la  condition  nécessaire,  indispensable,  du  développement 
d'un  commerce  qui  peut  devenir  immense.  Stimuler  l'industrie,  lui  ou- 
vrir des  voies  nouvelles,  multiplier  les  communications,  fortifier  les  races 
nationales  par  l'émigration  européenne,  ranimer  la  population  des  cam- 
pagnes trop  accoutumée  à  l'indolence  et  à  la  pauvreté,  c'est  la  tâche 
qu'il  s'agit  d'accomplir;  mais  pour  cela  il  faut  em.pêcher  le  retour  de 
ces  crises  périodiques  qui  font  perdre  en  un  jour  le  terrain  gagné  par 
suite  de  plusieurs  années  d'efforts,  il  faut  contenir  les  ambitions,  ap- 
prendre à  l'armée  le  respect  de  la  légalité,  habituer  les  populations  à 
l'exercice  de  leurs  droits  et  surtout  de  leurs  devoirs. 

Le  Pérou,  si  bien  doué  par  la  nature,  et  où  tant  de  richesses  demeu- 
rent encore  inexplorées,  grandirait  bien  vite  par  le  calme,  et  il  ne  dépend 
que  de  lui-même  d'arriver  rapidement  à  une  prospérité  matérielle  de 
beaucoup  supérieure  à  celle  dont  il  a  joui  ju'^qu'à  présent.  Borné  au 
nord  par  l'Equateur,  au  sud  et  à  l'est  par  la  Bolivie,  à  l'est  par  le  Brésil, 
à  l'ouest  par  le  Grand-Océan  ,  il  peut,  s'il  est  tranquille,  être  utile  non- 
seulement  à  lui-même,  mais  atix  républiques  voisines,  en  leur  donnant 
l'exemple  d'une  politique  à  la  fois  correcte  et  conciliante.  La  France  a 
trop  de  sympathies  pour  ces  jeunes  et  intelligentes  nations,  notre  com- 
merce entretient  avec  elles  des  relations  trop  fréquentes  pour  que  nous 
ne  nous  intéressions  pas  au  développement  de  leurs  ressources  et  de 
leur  activité.  C'est  avec  un  réel  chagrin  que  nous  les  voyons  si  souvent 
user  dans  des  agitations  ou  stériles  ou  sanglantes  une  énergie  qui  serait 
heureusement  appliquée  à  des  oeuvres  plus  efficaces.  Pourquoi  ces  répu- 
bliques hispano-américaines,  rapprochées  les  unes  des  autres  par  la 
communauté  d'origine,  de  religion,  de  langage,  et  par  les  souvenirs  des 
guerres  d'indépendance,  ne  tiendraient-elles  pas  à  honneur  d'inaugurer 
dans  leurs  rapports  une  politique  fondée  sur  le  respect  de  leurs  droits 
mutuels  et  sur  un  système  véritablement  pacifique?  Pourquoi  épuise- 
raient-elles leurs  forces  dans  des  luttes  diplomatiques  et  militaires,  dans 
des  rivalités  d'influence,  dans  des  contestations  de  frontières,  qu'avec 
des  idées  conciliantes  il  serait  si  facile  d'éviter?  Que  les  habitans  de  la 
vieille  Europe,  gênés  par  des  limites  trop  étroites  et  forcés  par  le  pau- 
périsme à  s'expatrier,  se  disputent  quelques  parcelles  de  teri^e,  c'est 
ce  que  l'on  comprend  à  la  rigueur  tout  en  le  regrettant;  mais  que  de» 
peuples  jeunes  qui  ont  à  leur  disposition  une  étendue  de  terrain  au 
moins  dix  fois  plus  grande  que  celle  qu'ils  peuvent  cultiver,  des  peu- 
ples qui  ont  à  changer  en  plaines  fertiles  des  solitudes  immenses ,  à  vi- 


7â0       "  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vifier  un  sol  d'une  richesse  admirable,  prennent  plaisir  à  s'entre-tuer 
pour  des  questions  de  limites,  c'est  un  spectacle  plein  de  tristesse  dont 
on  ne  saurait  trop  s'étonner.  N'y  a-t-il  donc  pas  assez  de  place  pour  tout 
le  monde  au  soif  il?  Les  fleuves  ne  sont-ils  pas  assez  larges?  L'océan 
n'est-il  pas  assez  vaste?  Le  jour  où  elles  auront  définitivement  compris 
leurs  véritables  intérêts,  les  républiques  de  l'Amérique  du  Sud  préfére- 
ront à  de  vains  conflits  les  grands  progrès  économiques,  et  feront  pré- 
valoir la  paix  dans  des  parages  où  elle  est  si  nécessaire,  et  où  elle  peut 
être  si  féconde. 


ESSAIS    ET    NOTICES. 


LES    TRANSPORTS     MILITAIRES     ET     LES    VOIES     FERREES. 


Les  Chemins  de  fei-  pendant  la  guerre  de  1870-I87i ,  par  M.  F.  Jacqmiiij  directeur 
de  l'exploitation  des  chemins  de  fer  de  l'Est. 


En  venant  raconter  ce  que  les  chemins  de  fer  ont  fait  et  ce  qu'ils  au- 
raient pu  faire  pendant  la  guerre  de  1870-1871,  M.  Jacqmin  remplit 
l'une  des  principales  lacunes  de  notre  éducation  militaire.  Personne 
n'ignore  quel  rôle  important  les  voies  ferrées  on!;  joué  depuis  la  décla- 
ration de  guerre  jusqu'à  la  fin  des  hostilités;  mais  les  détails  en  sont 
peu  connus,  et  il  appartenait  au  directeur  d'une  grande  compagnie,  la 
plus  éprouvée  en  cette  circonstance,  de  dire  quand  on  avait  méconnu  les 
ressources  de  son  industrie  ou  quand  on  en  avait  mésusé.  La  conclusion 
la  plus  saillante  de  cette  étude  rétrospective  est  de  démontrer  qu'il  est 
difficile  d'organiser  quelque  chose  au  dernier  jour  et  en  quelque  sorte 
sous  le  feu  de  l'ennemi.  La  bonne  volonté  ne  manquait  pas  au  person- 
nel des  compagnies,  ni  parfois  la  compétence  dans  les  bureaux  de  l'ad- 
ministration militaire.  Le  ministère  de  la  guerre  était  dirigé  à  Tours  et 
à  Bordeaux  par  un  ancien  ingénieur  de  chemins  de  fer  dont  l'aptitude, 
en  ces  matières  du  moins,  était  incontestable,  et  cependant  il  n'y  eut 
alors  sur  le  réseau  français  que  confusion  et  encombrement. 

Ce  n'est  pas  que  la  question  n'eût  jamais  été  sérieusement  étudiée.  Le 
maréchal  INiel  avait  fait  préparer  en  1869  une  organisation  des  chemins 
de  fer  en  temps  de  guerre.  Par  malheur,  ce  que  l'on  avait  alors  dé- 
cidé fut  mis  en  oubli,  tandis  que  nos  adversaires  le  mettaient  en  pra- 


REVUE.    CHRONIQUE.  7i!l[l 

tique.  La  mort  prématurée  du  maréchal  Niel  fut  sous  ce  rapport,  comme 
à  Jîeaacoup  d'autres  points  de  vue,  un  malheur  pour  la  France.  Les 
études,  les  projets  de  règlemens,  s'enfouirent  ignorés  dans  les  cartons 
du  ministère.  Or  de  la  discussion  ouverte  à  cette  époque  étaient  sortis 
deux  ou  trois  principes  généraux  très  simples  que  M.  Jacqmin,  avec  l'au- 
torité de  l'expérience  acquise  par  les  événemens,  s'efforce  aujourd'hui 
de  remettre  en  lumière.  Ainsi  d'abord  un  chemin  de  fer  est  un  puissant 
instrument  de  transport  dont  le  mécanisme  très  complexe  est  et  doit 
être  organisé  en  vue  des  besoins  ordinaires  du  commerce.  Il  en  résulte 
que  le  plus  habile  général  ne  sait  pas  s'en  servir,  et  que  l'ingénieur  qui 
en  dirige  l'exploitation  ignore  absolument  les  besoins  d'une  armée. 
Comment  remédier  à  cette  incompatibilité  apparente?  Le  programme 
français  de  18C9  et  les  règlemens  de  l'armée  allemande  y  pourvoient  de 
la  même  façon,  c'est-à-dire  en  instituant  pour  chaque  réseau  une  com- 
mission mixte,  composée  d'un  officier  et  d'un  ingénieur,  qui  reçoivent 
ensemble  les  réquisitions  de  transport  et  qui  les  font  exécuter  d'un  com- 
mun accord,  en  temps  et  lieu  opportun,  de  telle  sorte  que  les  ngens  se- 
condaires de  la  compagnie  ne  sont  pas  exposés  à  des  conflits  avec  l'au- 
torité militaire. 

Ce  qui  vient  en  second  lieu  paraîtra  peut-être  très  élémentaire,  et 
cependant  aucune  règle  ne  fut  plus  souvent  violée  au  cours  des  der- 
niers événemens.  Un  chemin  de  fer  ne  conserve  son  efficacité  qu'à  la 
condition  de  ne  pas  être  encombré,  soit  sur  les  voies  principales,  soit 
dans  les  gares.  Si  par  exemple  on  remplit  une  gare  de  wagons  non 
déchargés,  comme  cela  se  vit  à  Metz  aux  premiers  jours  de  la  campagne, 
ou  si  l'on  arrête  en  pleine  voie  les  trains  de  troupes,  faute  de  savoir  où 
les  diriger  au  sortir  des  wagons,  ce  qui  s'est  fait  plus  d'une  fois,  on  in- 
terrompt le  mouvement  de  tous  les  autres  trains,  et  l'on  immobilise  un 
matériel  de  wagons  et  de  locomotives  dont  le  besoin  se  fait  sentir  ail- 
leurs. La  règle  établie  pour  le  commerce  s'applique  donc  aux  opérations 
militaires  avec  encore  plus  de  rigueur,  et  cette  règle  est  d'évacuer  les 
gares  et  les  voies  dans  le  plus  bref  délai  après  l'arrivée. 

Enfin  les  chemins  de  fer  doivent  être  protégés  contre  les  atteintes  de 
l'ennemi  ;  il  est  nécessaire  de  les  mettre  hors  de  service,  en  cas  d'inva- 
sion, par  la  destruction  judicieuse  de  certains  ouvrages  d'art.  Sur  cette 
question  encore,  il  e.^t  essentiel  que  les  ingénieurs  et  les  officiers  don- 
nent ensemble  leur  avis.  Après  la  bataille  deReichshofen,  lorsque  l'armée 
de  Mac-Mahon  se  retirait  de  l'autre  côté  des  Vosges,  on  négligea  d'ef- 
fondrer le  tunnel  de  Saverne,  ce  qui  aurait  intercepté  la  circulation 
pendant  plusieurs  semaines  et  peut-être  plusieurs  mois.  Vingt  jjurs 
plus  tard,  l'un  des  derniers  ordres  donnés  par  le  gouvernement  impé- 
rial prescrivait  de  détruire  tous  les  ponts  sans  exception,  bien  que  la 
plupart  pussent  être  remplacés  en  quelques  jours  par  des  estacades  en 


742  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

charpente.  Si  l'on  avait  discuté  d'avance  ce  que  valent  les  obstacles  im- 
provisés, on  eût  su  ce  qu'il  fallait  conserver  et  ce  qu'il  était  utile  de 
détruire.  En  définitive,  le  meilleur  moyen  d'empêcher  que  l'ennemi  ne 
se  serve  des  voies  ferrées  serait  de  les  couvrir  par  des  forteresses  de 
distance  en  distance.  Certaines  personnes  prétendent,  avec  assez  de  vrai- 
semblance ,  que  ces  ouvrages  de  défense  devraient  être  éloignés  des 
grandes  villes,  car  une  ville  fortifiée  que  l'ennemi  bombarde  est  inca- 
pable d'une  longue  résistance,  tandis  qu'une  forteresse,  bien  située  et 
bien  approvisionnée,  avec  une  garnison  militaire  sans  mélange  de  po- 
pulation civile,  ne  capitule  qu'à  la  dernière  extrémité.  C'est  ainsi  que 
Bitche  a  suffi  pour  neutraliser  la  ligne  de  Sarreguemines  à  Niederbronn 
jusqu'à  la  fin  de  la  guerre,  tandis  que  Toul,  Strasbourg,  Metz  même, 
ont  succombé  dès  les  premiers  mois. 

L'histoire  militaire  des  chemins  de  fer,  que  M.  Jacqmin  vient  d'écrire, 
est  intéressante  à  double  titre,  d'abord  parce  qu'elle  indique  en  quel  sens 
doivent  être  dirigées  les  réformes,  et  aussi  parce  qu'elle  complète  en  un 
certain  sens  les  récits  que  nous  avons  déjà  sur  ces  événemens.  On  y  voit 
à  chaque  page  combien  fut  imprévoyante  et  routinière  l'administration 
militaire  des  dernières  années  de  l'empire,  qui  tenait  pour  certain  que 
les  chemins  de  fer  ne  sont  pas  faits  pour  les  soldats.  C'était  un  vieil 
axiome  que  le  soldat  doit  faire  toutes  ses  étapes  à  pied,  par  le  motif 
qu'il  a  besoin  de  s'exercer  à  la  marche,  et  ceux  qui  soutenaient  cette 
opinion  ne  se  doutaient  pas  que  l'administration,  elle  aussi,  a  besoin 
de  s'exercer  aux  mouvemens  rapides  que  comporte  la  stratégie  moderne. 
On  commit  donc  d'énormes  erreurs  lorsque  le  moment  vint  d'user  des 
chemins  de  fer  autrement  que  pour  le  transport  d'une  demi-douzaine 
de  canons  ou  d'un  bataillon.  Le  détail  de  ce  qui  s'est  passé  sur  le  seul 
réseau  de  l'Est  le  démontre  suffisamment.  Les  fautes  s'accumulent;  ne 
citons  que  les  plus  importantes. 

Le  15  juillet  1870,  la  compagnie  de  l'Est  était  requise  de  mettre  tous 
ses  moyens  de  transport  à  la  disposition  du  ministre  de  la  guerre.  Vingt- 
quatre  heures  après  partaient  de  Paris  et  de  Châlons  les  premiers  trains 
militaires;  déjà  se  produisait  un  premier  mécompte.  La  compagnie  pré- 
parait ses  trains  pour  des  régimens  complets,  ils  arrivaient  avec  moitié 
de  leur  effectif.  Trop  pressé  d'envoyer  des  iroupes  à  la  frontière,  l'état- 
major-général  expédiait  ce  qu'il  avait  sous  la  main  sans  attendre  les 
hommes  et  les  bagages  en  retard.  -Il  fallait  partir  avec  des  wagons  à  demi 
chargés  ou  bien  mélanger  des  soldats  de  corps  différens.  Cet  inconvénient 
ne  fut  pas  le  seul.  Dès  les  premiers  jours,  les  hommes  restés  en  arrière 
se  présentaient  en  désordre  dans  toutes  les  gares,  demandant  au  pre- 
mier venu  où  était  leur  régiment,  affranchis  de  la  surveillance  de  leurs 
supérieurs,  nourris  au  hasard  dans  des  buffets  improvisés.  C'étaient  les 
isolés,  masse  iQottaate  et  indisciplinable  où  se  rencontraient,  pêle-mêle 


REVUE.    CHRONIQUE.  7^3 

avec  de  braves  gens  fourvoyés,  quantité  de  traînards  qui  n'avaient  guère 
souci  de  rejoindre  leur  drapeau. 

Puis  survint  aussitôt  la  cohue  des  réquisitions  contradictoires  et  abu- 
sives. Chaque  branche  de  l'administration  militaire  invoquait  des  be- 
soins impérieux  pour  se  faire  servir  la  première.  Metz  manquait  de 
farine,  Strasbourg  n'avait  pas  de  sel,  la  marine  réclamait  des  fromages 
de  Bâle  et  des  draps  de  Sedan,  le  génie  demandait  des  pierres  pour  les 
fortificaiions  de  Paris.  Le  même  jour,  l'intendant  de  la  place  de  Metz 
faisait  décharger  des  fourrages,  et  l'intendant  d'un  corps  d'armée  en 
expédiait  sur  la  voie  d'à  côté.  Tel  général  défendait  au  chef  de  gare  de 
mettre  à  terre  les  bagages  de  sa  division,  ne  sachant  s'il  allait  séjourner 
au  point  d'ariivée  ou  repartir  quelques  heures  plus  tard.  Enfin,  au  mi- 
lieu de  ce  prodigieux  encombrement,  arrivaient  parfois  les  ordres  les 
plus  bizarres,  comme  par  exemple  l'envoi  d'un  équipage  de  pont  de 
Paris  à  Riims  au  moment  où  l'armée  en  pleine  retraite  était  obligée 
d'évacuer  celte  dernière  ville. 

On  le  voit,  dans  cette  première  période  de  la  campagne,  les  deux 
premiers  principes  énoncés  ci-dessus,  de  l'entente  entre  Tautorité  mili- 
taire et  les  ingénieurs,  et  de  la  prompte  évacuation  des  gares,  furent 
entièrement  méconnus.  Le  ministre  de  la  guerre  et  ceux  qui  parlaient 
en  son  nom,  tant  à  Paris  qu'en  province,  ne  parurent  même  pas  soup- 
çonner (|Ue  telle  chose  fût  nécessaire.  La  confusion  s'accrut  encore  lors- 
que les  généraux,  mal  renseignés  sur  les  ressources  que  présente  un 
chemin  de  f -r,  voulurent  faire  sur  rails  des  transports  qu'il  eût  été  plus 
rapide  d'elTfctuer  par  les  routes  de  terre.  Du  camp  de  Châlons  à  Metz, 
il  n'y  a  que  quatre  ou  cinq  étapes  en  ligne  droite;  encore  la  route  car- 
rossable est-elle  doublée  par  un  chemin  de  fer  jusqu'à  Verdun.  Au  lieu 
d'expédier  le  corps  d'armée  du  maréchal  Canrobert  par  cette  voie  directe 
qui  l'eût  conduit  sous  les  muis  de  Metz  en  cinq  ou  six  jours  au  plus, 
l'état-inajor  général  eut,  le  9  août,  l'idée  malencontreuse  d'expédier  ces 
troupes  [)ar  la  voie  feiYée  de  Châlons,  Toul  et  Frouard,  que  les  éclaireurs 
ennemis  cneriaçaicnt  déjà.  Il  s'agissait  de  transporter  31,000  hommes, 
2,300  Lhcviiiixei  -55  voitures  ou  canons.  Il  fallut  réunir  plus  de  2,000  wa- 
gons, orguiisi'i-  ZjO  trains  spéciaux  sur  une  ligne  encombrée  déjà  parles 
autres  transports  de  la  guerre.  Qu'en  advint-il?  Les  premiers  trains  arri- 
vèrent SL'uls  à  destinai  ion,  les  antres  stop,  èrent  en  route  et  déchargè- 
rent dans  les  gares  intermédiaiies  ou  rebroussèrent  chemin.  Un  corps 
qui  aurait  dû  marcher  eu  masse  compacte  se  vit  ainsi  dispersé  sur 
/jO  lieui's  ile  pays,  en  face  de  l'ennemi.  Plus  tard,  pendant  la  période 
de  la  guene  en  province,  la  même  faute  se  reproduisit  plus  d'une  fois. 
Les  généraux  eu  chef  s'imaginaient  ils  donc  que  former  des  trains,  em- 
barqui  r  les  liotnmes  et  leurs  bagages,  les  décharger  et  renvoyer  le  maté- 
riel vidy  au  point  de  départ,  fussent  des  opérations  insignifiantes?  Dans 


7ii  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  réalité,  cela  demande  plus  de  temps  pour  de  courtes  distances  que 
si  les  troupes  faisaient  la  route  à  pied. 

Quand  au  contraire  les  distances  sont  grandes,  le  chemin  de  fer  re- 
prend l'avantage,  pourvu  qu'il  soit  exploité  par  des  gens  inlelligens  et 
actifs.  On  en  trouve  la  preuve  évidente  dès  le  début.  Le  H  août,  le  ma- 
réchal Mac-Mahon  apparaissait  à  Neufchàleau  avec  les  débris  de  son  hé- 
roïque corps  d'armée.  Trois  jours  après,  le  corps  de  De  Failly  arrivait  à 
Langres  et  Chaumont.  Au  même  moment,  le  ministre  de  la  guerre  pres- 
crivait de  ramener  le  corps  de  Douai,  disséniné  entre  Belfort  et  Mont- 
béliard.  C'était  une  masse  de  70,000  à  80,000  hommes  avec  chevaux, 
bagages  et  artillerie  qu'il  s'agissait  de  transporter  au  camp  de  Châlons 
dans  le  plus  court  délai  possible.  La  ligne  d'Épinal  à  Nancy  n'était  plus 
libre,  celle  de  Chaumont  à  Blesme  était  déjà  menacée;  la  bifurcation 
d'Épernay  fut  même  évacuée  au  cours  de  cette  colossale  opération. 
Néanmoins  le  transport  s'accomplit  sans  accident  et  avec  une  rapidité 
que  personne  n'eût  osé  prévoir.  Le  2/i,  cette  nouvelle  armée  était  réu- 
nie tout  entière  devant  Reims.  A  ce  propos  se  place  une  observation  qu'il 
vaut  la  peine  de  faire.  Quoique  les  Allemands  eussent  étudié  beaucoup 
mieux  que  nous  par  avance  l'emploi  stratégique  des  chemins  de  fer,  il 
semble  certain  qu'ils  n'en  obtinrent  jamais  une  aussi  grande  quantité 
de  travail.  Le  règlement  qu'ils  avaient  élaboré  en  temps  de  paix  avec 
un  soin  minutieux  fixe  au  maximum  de  dix-huit  le  nombre  de  trains 
qu'une  ligne  à  double  voie  peut  admettre  en  vingt-quatre  heures.  Or  la 
compagnie  de  l'Est  en  a  fait  jusqu'à  trente-quatre  en  un  seul  jour  entre 
Châlons  et  Nancy,  et  plus  tard,  en  supprimant  tout  service  de  voyageurs 
et  de  marchandises  pendant  quelques  jours,  en  donnant  à  ses  trains  une 
marche  lente,  mais  d'une  régularité  parfaite,  elle  accomplit  les  im- 
menses opérations  dont  il  vient  d'être  question.  11  est  douteux  qu'un 
règlement  eût  su  prévoir  des  mouvemens  de  troupes  d'une  telle  impor- 
tance. Il  faut  peut-être  en  conclure  que  les  règlemens  trop  précis,  que 
l'on  discute  à  loisir  et  en  dehors  de  la  pression  des  événemens,  ont  le 
grave  défaut  d'être  toujours  trop  étroits  quand  les  circonstances  xi- 
gent  des  efforts  exceptionnels.  Nous  craignons  que  l'on  n'admire  un 
peu  trop  l'organisation  méthodique  des  transports  au-delà  du  Rhin.  L'é- 
tat-major prussien  avait  dressé  des  plans,  préparé  des  ordres  de  marche 
que,  par  chance  extrême,  aucun  incident  fortuit  li'est  venu  déranger. 
Que  serait-il  arrivé,  si  le  mouvement  de  concentration  avait  été  troublé 
par  une  irruption  imprévue  de  troupes  ennemies?  Auraient-ils  su  repor- 
ter à  l'improviste  sur  une  seule  ligne  ferrée  les  transports  prescrits  sur 
trois  ou  quatre  lignes  différentes?  Nous  avons  obtenu  de  nos  chemins 
un  rendement  plus  considérable,  sans  même  nous  y  être  préparés.  Il  y 
eut  sans  doute  de  la  confusion,  du  trouble  et  des  ordres  contradictoires. 
Rien  de  tout  cela  ne  se  fût  produit,  si  nous  avions  eu,  comme  eux,  auprès 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  745 

des  états-majors  des  commissions  mixtes  d'ofliciers  et  d'ingénieurs  aptes 
à  régler  l'ordre  et  la  marche  des  transports,  et  dans  les  principales 
gares  des  commandans  d'étapes,  familiers  avec  le  service  des  chemins 
de  fer,  pour  remettre  en  bonne  voie  les  bandes  d'isolés  et  réprimer  les 
abus  individuels. 

Parlons  maintenant  des  ouvrages  d'art  qu'une  armée  en  retraite  dé- 
truit derrière  elle  et  que  l'armée  envahissante  est  obligée  de  rétablir  à 
mesure  qu'elle  se  porle  en  avant.  Le  livre  de  M.  Jacqmin  nous  apporte 
encore  à  ce  sujet  de  singulières  révélations.  S'il  faut  l'en  croire,  et  per- 
sonne au  monde  n'était  mieux  en  position  d'être  bien  informé,  rien 
n'avait  été  préparé  au  jour  de  la  déclaration  de  guerre.  Sur  l'initiative 
de  la  compagnie  de  l'Est,  le  ministère  de  la  guerre  n'y  pensant  pas  sans 
doute,  des  chambres  de  mine  furent  disposées  dans  les  grandes  tran- 
chées et'dans  les  souterrains  des  Vosges;  mais  il  n'appartenait  pas  à  une 
compagnie  industrielle  de  détruire  elle-même  son  instrument  de  travail. 
Elle  attendit  en  vain  l'ordre  de  charger  les  fourneaux  et  d'y  mettre  le 
feu.  L'ordre  ne  vint  pas;  les  Allemands  trouvèrent  intacte  la  ligne  de 
Saverne  à  Nancy,  qu'il  était  si  facile  d'obstruer. 

Leurs  ingénieurs  eurent  plus  tard  l'occasion  de  montrer  ce  qu'ils  sa- 
vaient faire.  Lorsque  Paris  fut  assiégé,  il  existait  divers  obstacles  sur  la 
ligne  de  chemin  de  fer  qui  reliait  à  l'Allemagne  l'armée  d'investisse- 
ment. Celait  d'abord  une  place  forte,  Toul,  qui  capitula  dès  le  23  sep- 
tembre; puis  quelques  ponis  sur  des  rivières  de  faible  largeur  que  les 
Français  avaient  l'ait  sauter,  et  que  les  Allemands  n'eurent  guère  de  peine 
à  rétablir.  Il  y  avait  le  souterrain  de  Nanteuil  à  l'entrée  duquel  un  four- 
neau de  mine  bien  placé  avait  déterminé  un  éboulement  considérable; 
et  enfin  la  place  de  Metz,  qui  interceptait  toute  communication  du  côté 
de  la  Prusse  et  de  la  Bavière  rhénane.  L'obstruction  du  souterrain  de 
Nanteuil  montre  combien  ce  genre  d'obstacle  est  efficace.  Les  ingénieurs 
allemands  essayèrent  d'abord  d'ouvrir  une  galerie  à  travers  l'éboule- 
ment;  ce  travail  était  presque  achevé  lorsque  le  terrain  supérieur  que 
l'explosion  avait  ébranlé  s'écroula  de  nouveau  à  la  suite  des  pluies  d'au- 
tomne. Six  semaines  avaient  été  perdues  dans  cette  tentative  malheu- 
reuse. Ils  prirent  alors  tardivement  le  parti  de  contourner  le  mamelon 
au  moyen  d'une  voie  provisoire,  avec  des  pentes  rapides  et  des  courbes 
à  court  rayon.  La  locomotive  franchit  ce  passage  le  29  novembre  pour 
la  première  fuis;  encore  les  travaux  étaient-ils  tellement  imparfaits  que 
les  trains  déraillèrent  souvent,  surtout  pendant  les  premières  semaines. 

Devant  Metz,  ce  fut  autre  chose.  La  place  ne  pouvait  être  tournée 
qu'au  moyen  d'une  déviation  à  grande  distance,  entre  Pont-à-Mousson 
sur  la  ligne  de  Nancy  et  Remilly  sur  la  ligne  de  Forbach.  Ce  n'était  rien 
moins  qu'un  chemin  de  fer  nouveau  de  36  kilomètres  de  long  à  con- 
struire sur  un  terrain  accidenté  que  coupent  trois  vallées  transversales. 


746  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  ingénieurs  allemands,  qui,  dit-on,  en  avaient  étudié  le  tracé  bien 
avant  la  guerre,  s'y  mirent  dès  le  16  août  après  la  bataille  de  Grave- 
lotte.  La  pose  des  rails  fut  achevée  vers  la  fin  de  septembre;  mais  la 
voie  était  si  défectueuse  qu'une  locomotive  remorquait  trois  ou  quatre 
w^agons  au  plus.  Ce  chemin  servait  donc  très  peu.  Le  30  octobre,  une 
crue  enleva  l'estacade  en  charpente  sur  laquelle  il  francliissait  la  Moselle 
près  de  Pont-à-Mousson.  La  capitulation  de  Metv;,  survenue  le  même 
jour,  rendait  inutile  cet  embranchement,  dont  les  travaux  provisoires  ont 
été  soigneusement  détruits  par  l'excellent  motif  que  FAllemagne,  maî- 
tresse de  Metz,  ne  voulait  pas  laisser  subsi>îter  une  voie  de  communica- 
tion qui  annulerait  en  partie  les  avantages  stratégiques  de  cette  grande 
forteresse. 

Il  n'est  pas  superflu  de  dire  ici  quelques  mots  de  la  dynamite,  sub- 
stance explosive  terrible  dont  l'existence  était  presque  inconnue  en 
France  avant  ces  derniers  événemens,  bien  qu'il  y  en  eût  déjà  plusieurs 
fabriques  au-delà  du  Rhin,  On  connaît  depuis  longtemps  déjà  la  nitro- 
glycérine, qui  détone  avec  une  extrême  violence,  et  produit  des  effets 
de  dislocation  extraordinaires  sous  l'influence  d'un  choc  ou  d'une  brus- 
que élévation  de  température.  C'est  l'une  des  nombreuses  combinaisons 
éthérées  que  les  créateurs  de  la  chimie  organique  moderne  ont  décou- 
vertes. On  l'a  beaucoup  employée  dans  les  travaux  de  mines,  oi!i  elle 
présente  de  grands  avantages,  parce  qu'elle  s'insinue  à  l'état  liquide 
dans  les  fissures  des  rochers.  Elle  éclate  sous  l'eau,  et  produit,  même 
sans  bourrage,  des  effets  énergiques;  mais  le  transport  en  est  très 
dangereux,  car  elle  détone  au  moindre  choc.  Que  le  flacon  qui  la 
renferme  tombe  à  terre,  elle  fait  explosion  aussitôt.  Pour  éviter  l'ex- 
cès de  sensibilité  de  cette  substance,  on  imagina  de  la  mélanger  avec 
une  matière  inerte,  la  silice  poreuse,  ce  qui  lui  donne  la  consistance 
d'une  poudre  ptiteuse  que  l'on  manie  sans  danger.  Sous  cette  forme, 
on  l'appelle  dynamite.  Elle  ne  fait  plus  explosion  que  sous  un  cnoc 
très  violent;  eile  supporte  même  sans  altération  la  chaleur  d'un  foyer 
et  ne  détone  qu'au  moyen  d'une  capsule  fulminante  ou  d'une  étin- 
celle électrique.  La  dynamite  est  huit  fois  plus  puissante  que  la  poudre 
ordinaire.  On  comprend  dès  lors  combien  elle  peut  être  utile  à  la  guerre 
pour  détruire  un  mur,  un  viaduc  ou  un  tunnel.  Ainsi  un  saucisson  de 
toile  rempli  de  dynamite  que  l'on  enroule  autour  d'un  arbre  et  que  l'on 
enflamme  coupe  le  tronc  instantanément.  Placée  sur  un  pont  de  chemin 
de  fer  et  recouverte  de  ballast,  elle  renverse  la  voûte.  Un  tel  engin  de 
destruction  est  épouvantable;  mais,  puisqu'il  existe,  il  faut  savoir  s'en 
servir.  S'il  y  en  avait  eu  en  France  des  approvisionnemens  suffisans  et 
que  les  officiers  du  génie  militaire  eussent  appris  à  l'employer,  ils  au- 
raient été  capables  d'entraver  d'une  manière  sérieuse  la  circulation  des 
trains  allemands  sur  les  chemins  de  fer  des  départemens  envahis.  La 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  747 

destruction  du  pont  sur  la  Moselle  à  Fontenoy,  entre  iNancy  et  Toul,  in- 
terrompit les  transports  pendant  dix-sept  jours.  Ce  fut  la  seule  tentative 
heureuse  dirigée  contre  la  ligne  de  l'Est,  tandis  que  les  Allemands  en 
étaient  maîtres.  Il  n'est  pas  hors  de  propos  de  rappeler  comment  l'en- 
nemi se  vengea  de  cet  acte  de  guerre  très  licite  sur  la  population  civile 
des  environs  qui  en  était  innocente.  Le  village  de  Fontenoy  fut  incendié 
et  les  communes  de  la  Lorraine  furent  soumises  à  une  contribution  ex- 
traordinaire de  10  millions  de  francs;  puis  le  préfet  prussien  de  la 
Meurthe  interdit  tous  travaux  publics  ou  particuliers  jusqu'à  ce  que 
Nancy  eût  fourni  cinq  cents  ouvriers  pour  travailler  aux  réparations,  avec 
menace  de  faire  fusiller  ceux  qui  seraient  présens,  si  le  nombre  n'en  était 
pas  au  complet.  Il  faut  savoir  bon  gré  à  M.  Jacqmin  d'avoir  reproduit 
tout  au  long  dans  son  livre  les  proclamations  officielles  de  ce  zélé  fonc- 
tionnaire. Il  convient  que  ces  souvenirs  ne  s'oublient  pas  trop  vite. 

Si  les  Allemands  ont  fait  preuve  d'une  habileté  médiocre  lorsqu'il  s'est 
agi  de  construire  ou  de  réparer,  ils  ont  montré  plus  de  ressources  dans 
l'exploitation  des  chemins  de  fer  dont  la  guerre  leur  donnait  la  jouis- 
sance momentanée.  Dans  ce  cas,  leur  esprit  méthodique  reprenait  l'avan- 
tage. Trains  de  troupes,  trains  d'ambulances,  trains  de  munitions,  d'ap- 
provisionnemens,  on  en  vit  circuler  de  toute  façon  entre  la  frontière  et 
l'armée  d'investissement.  Sans  doute  cette  exploitation  provisoire  était 
sujette  à  bien  des  accidens.  Ils  eurent  le  tort  grave  d'introduire  à  ce 
propos,  et  contre  toutes  les  lois  antérieures  de  la  guerre,  la  coutume 
barbare  de  faire  escorter  les  trains  par  des  otages  civils.  Leur  plus  grand 
embarras  fut  de  trouver  des  employés  en  nombre  suffisant  pour  des- 
servir les  gares  et  pour  conduire  les  trains,  ainsi  que  le  matériel  né- 
cessaire de  Ircomotives,  wagons  à  voyageurs  ou  à  marchandises,  car  les 
compagnies  françaises  avaient  refoulé  vers  le  centre  leurs  machines  et 
leurs  voitures  à  mesure  que  l'invasion  s'étendait,  et  le  personnel  resté 
sur  place  se  Tefusait,  sauf  bien  peu  d'exceptions,  à  travailler  au  profit 
de  l'ennemi. 

INous  n'avons  pu  citer  que  les  faits  les  plus  saillans  contenus  dans  le 
remarquable  ouvrage  de  M.  Jacqmin.  Une  œuvre  de  ce  genre  mérite 
d'être  étudiée  par  les  ingénieurs  aussi  bien  que  par  les  militaires,  et 
même  pur  ceux  qui  s'intéressent,  en  dehors  de  toute  question  tech- 
nique, à  l'histoire  de  cette  grande  guerre.  Examinée  dans  ses  détails, 
l'invasion  allemande  ne  paraît  pas,  sous  ce  rapport,  avoir  le  caractère 
de  perfection  que  les  adorateurs  du  succès  accordent  trop  volontiers  à 
l'organisation  prussienne.  Nous  avons  néanmoins  beaucoup  à  profiter 
à  cette  élude.  Il  est  certain  que  l'on  aurait  grand  tort  de  se  modeler  en 
tout  sur  ce  que  nos  vainqueurs  ont  fait  pendant  la  campagne  de  1870- 
1871.  H  serait  imprudent  de  se  figurer  qu'en  décrétant  par  des  lois  ou 
des  ordonnances  une  organisation  toute  semblable  on  obtiendrait  en  pa- 


lllS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reille  circonstance  de  bons  résultats,  aussi  bien  à  dix  ou  vingt  ans  d'ici 
qu'aujourd'hui,  ou  d'imaginer  qu'il  convient  de  dresser  au  service  des 
chemins  de  fer  les  officiers  du  génie  ou  de  tout  outre  corps  spécial,  en 
vue  de  leur  remettre  en  temps  de  guerre  Texploitaiion  des  lignes  d'un 
intérêt  stratégique.  On  ne  fait  bien  une  telle  besogne  qu'à  la  condition 
de  s'y  livrer  tous  les  jours.  L'exploitation  des  chemins  de  fer  pendant  la 
guerre,  de  même  que  pendant  la  paix,  est  une  entreprise  industrielle 
dont  chaque  année  modifie  les  conditions.  S'il  nous  était  permis  d'émettre 
un  avis,  nous  dirions  que,  sous  ce  rapport  comme  sous  beaucoup  d'autres, 
on  ne  se  prépare  bien  à  la  guerre  qu'en  s'y  exerçant  pendant  les  an- 
nées de  paix.  Un  décret  du  H  novembre  dernier  reconstitue  au  mi- 
nistère de  la  guerre  la  commission  militaire  des  chemins  de  fer'que  le 
maréchal  Niel  avait  instituée.  On  n'y  voit  figurer  que  deux  représentans 
des  compagnies  en  regard  de  sept  officiers.  N'est-ce  pas  donner  trop  de 
prépondérance  à  l'élément  militaire  sur  l'élément  technique?  Et  puis 
n'est-il  pas  à  craindre  que  les  travaux  de  cette  commission  ne  restent 
dans  le  domaine  de  la  théorie?  Que  le  ministre  de  la  guerre  adopte 
l'habitude  de  faire  voyager  en  chemin  de  fer,  par  grandes  masses  et 
à  l'improviste,  les  troupes  qui  chaque  année  changent  de  garnison  ou 
se  rendent  dans  les  camps  d'instruction,  tout  le  monde  se  familiarisera 
peu  à  peu  avec  le  mouvement  des  troupes.  Ce  sera  une  dépense  peut- 
être,  mais  qui  sera  profitable.  Les  compagnies  sauront  quelles  parties 
de  leurs  installations  sont  insuffisantes;  les  officiers  apprendront  à  se 
tirer  d'affaire  dans  les  gares;  les  généraux  en  chef  connaîtront  ce  qu'un 
chemin  de  fer  peut  exécuter  et  ce  qu'il  est  téméraire  de  lui  demander. 
N'est-ce  pas  là  vraiment  la  préparation  qui  nous  a  manqué? 

H.    DLERZY. 


HISTOIRE   NATURELLE. 


LES    NIDS    DOISEAU\. 


«  La  maison,  disait  un  savant  hygiéniste,  n'est  qu'une  extension  du 
vêtement;  la  tente  est  encore  voisine  du  manteau,  le  toit  n'est  qu'une 
vaste  coiffure.  »  L'habitation,  aussi  bien  que  le  vêtement,  est  avant 
tout  un  abri  qui  nous  isole  du  milieu  ambiant,  et  nous  protège  contre 
l'inclémence  des  saisons.  Plus  heureux  que  l'homme,  l'animal  n'a  pas 
besoin  de  s'habiller,  la  nature  lui  fournit  plumages  et  fourrures;  mais 
il  n'est  point  dispensé  de  se  bâtir  la  demeure  qui  doit  l'abriter.  Faut-il 
croire  qu'ici  encore  la  nature  se  charge  de  tout,  que  l'aveugle  instinct 
guide  l'abeille  qui  construit  sa  cellule,  et  l'oiseau  qui  édifie  son  nid? 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  T/Jd 

C'est  l'avis  de  la  plupart  des  nauiralistes,  et  leur  argument  principal, 
c'est  que  les  oiseaux  bâtissent  toujours  sur  le  même  plan  sans  y  rien 
changer,  tandis  que  l'homme  modifie  et  perfectionne  graduellement  ses 
méthodes  de  construction.  Or  cet  argument  repose-t-il  sur  des  faits  in- 
contestables, et  la  conclusion  est-elle  légitime?  Un  naturaliste  anglais 
qui  jouit  d'une  grande  autorité  en  ces  matières,  M.  Alfred  Russel  Wallace, 
l'émule  de  Darwin,  s'attache  à  démontrer  le  contraire  dans  son  récent 
ouvrage  sur  la  Sélection  nalurclle  (1).  Selon  lui,  l'oiseau  ne  fait  pas  son 
nid  par  instinct;  les  facultés  mentales  qu'il  manifeste  dans  cette  opéra- 
tion sont  du  même  ordre  que  celles  dont  l'homme  fait  preuve  en  con- 
struisant sa  demeure,  et  ces  facultés  sont  simplement  l'imitation  et 
un  raisonnement  rudimentaire  qui  permet  de  tenir  compte  de  circon- 
stances extérieures  données.  Aussi  voit-on  les  oiseaux  changer  et  amé- 
liorer leurs  procédés  sous  l'influence  des  mêmes  causes  qui  déterminent 
le  progrès  chez  l'homme,  et  réciproquement  ce  dernier  rester  station- 
naire  lorsqu'il  ne  reçoit  aucune  impulsion  du  dehors. 

Qu'est-ce  au  fond  que  l'instinct?  C'est  la  faculté  d'accomplir  des  actes 
complexes,  sans  instiuction  ni  expérience  préalables;  l'instinct  mettrait 
donc  les  animaux  en  état  d'exécuter  spontanément  des  actes  qui,  chez 
l'homme,  supposent  un  raisonnement,  un  enchaînement  logique  d'idées. 
Or,  lorsqu'on  entreprend  d'examiner  les  faits  d'observation  qui  sont 
donnés  comme  preuve  de  la  puissance  de  l'instinct,  on  s'aperçoit  qu'ils 
sont  rarement  concluans.  C'est  ainsi  qu'il  est  convenu  que  le  chant  est 
inné  chez  les  oiseaux ,  et  pourtant  une  expérience  des  plus  simples 
prouve  qu'il  dépend  de  l'enseignement  qui  leur  est  donné.  Au  siècle 
dernier,  Barrington  élevait  des  linottes,  prises  dans  le  nid,  avec  diffé- 
rentes espèces  d'alouettes,  et  constatait  que  chaque  linotte  adoptait  en- 
tièrement le  chant  du  maître  qu'on  lui  avait  donné,  à  tel  point  que  ces 
linottes,  naturalisées  alouettes,  faisaient  ensuite  bande  à  part  au  milieu 
des  oiseaux  de  leur  propre  espèce.  Le  rossignol  lui-même,  dont  le  chant 
naturel  est  si  beau,  montre  dans  la  domesticité  une  grande  aptitude  à 
imiter  d'autres  oiseaux  chanteurs.  C'est  donc  l'enseignement  qui  déter- 
mine le  chant,  et  il  doit  en  être  de  même  de  la  nidification.  Un  oiseau 
élevé  en  cage  dès  sa  naissance  ne  fait  pas  le  nid  caractérisiiqiie  de  son 
espèce;  on  a  beau  lui  fournir  les  matériaux  nécessaires,  il  s'y  prend 
maladroitement,  il  entasse  les  matériaux  sans  art,  souvent  même  il  re- 
nonce à  bâtir  quelque  chose  qui  ressemble  à  un  nid.  Cette  observation 
bien  connue  ne  prouve-t-elle  pas  que,  loin  d'être  guidé  par  l'inslinct, 
l'oiseau  apprend  à  faire  son  nid,  comme  l'homme  apprend  à  bâtir?  On 
la  compléterait  en  lâchant,  dans  un  enclos  couvert  d'un  filet,  un  couple 
isolé  dés  sa  naissance,  afin  de  voir  quel  nid  produiront  ses  efforts  inex- 

(1)  Traduit  par  l\.  Lucien  du  Caudolle,  Paris  1872.  Reinwald. 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

périmentés;  mais,  en  attendant  que  cette  expérience  soit  faite,  bien 
d'autres  preuves  s'offrent  pour  ainsi  dire  d'elles-mêmes  en  faveur  de  la 
thèse  de  M.  Wallace. 

La  forme  et  la  structure  des  nids  d'oiseaux  dépendent  beaucoup  plus 
qu'on  ne  croit  des  conditions  extérieures,  et  par  suite  varient  dès  que 
ces  conditions  viennent  à  changer.  Chaque  espèce  emploie  les  matériaux 
qui  sont  à  sa  portée,  choisit  les  situations  les  plus  en  harmonie  avec 
ses  habitudes,  et  la  forme  des  nids  trahit  souvent  des  intentions  très 
nettes  qui  ne  se  comprennent  guère  sans  une  certaine  dose  de  discerne- 
ment. Le  tioglodyte,  qui  vit  dans  les  haies  et  les  bosquets  bas,  fait  en 
général  son  nid  avec  la  mousse  où  il  a  l'habitude  de  chercher  des  in- 
sectes; mais  il  varie  parfois,  et  s'accommode  de  plumes  et  de  foin  lors- 
qu'il peut  s'en  procurer.  Le  corbeau,  qui  se  nourrit  de  chair  morte,  qui 
hante  les  pâturages  et  les  garennes,  choisit  la  laine  et  la  fourrure;  l'a- 
louette fait  son  nid  dans  un  sillon  avec  des  tiges  sèches  entrelacées 
d'herbes  fines  qu'elle  ramasse  tout  en  cherchant  des  vers;  ie  martin- 
pêcheur  utilise  les  arêtes  des  poissons  qu'il  a  mangés.  Le  flamant  aux 
longues  jambes  et  au  large  bec,  qui  arpente  les  bas-fonds  humides,  se 
maçonne  avec  de  la  boue  un  siège  conique  où  il  dépose  ses  œufs,  afin 
de  les  couver  à  son  aise  et  de  les  mettre  à  l'abri  de  l'eau. 

En  quoi  ces  animaux,  qui  tirent  parti  des  circonstances  données  en 
vue  d'un  but  parfaitement  déterminé,  restent-ils  en  arrière  du  Patagon, 
qui  se  construit  un  abri  grossier  avec  du  feuillage,  ou  du  nègre  afri- 
cain qui  se  creuse  un  trou  dans  la  terre?  On  dit  que  l'homme  fait  des 
progrès,  mais  cela  n'est  pas  vrai  d'une  manière  absolue.  Quel  progrès 
trahissent  les  buttes  en  feuilles  de  palmier  des  sauvages  de  l'Amérique, 
la  tente  de  l'Arabe,  la  cabane  en  gazon  de  l'Irlandais,  la  masure  de 
pierres  du  paysan  de  la  Haute-Écosse,  qui  semblent  contemporaines  des 
âges  primitifs?  L'architecture  domestique  reste  stationnaire,  si  elle  est 
confoime  à  des  goûts  et  des  habitudes  qui  ne  peuvent  changer,  parce 
que  les  conditions  physiques  qui  les  déterminent  sont  toujours  les 
mêmes.  Parfois  l'hi'bitude,  une  fois  prise,  résiste  encore  à  un  change- 
ment des  conditions  extérieures.  Les  Malais  construisent  de  temps 
immémorial  leurs  maisons  sur  pilotis,  à  la  manière  des  habitations  la- 
custres de  la  vieille  Europe,  et  ce  mode  de  construction  est  si  bien  en- 
tré dans  les  mœurs  que  les  tribus  qui  ont  pénétré  dans  l'intérieur  des 
îles  et  se  sont  établies  dans  des  plaines  arides  ou  sur  des  montagnes 
rocheuses  continuent  de  bâtir  leurs  demeures  prudemment  au-dessus 
du  sol.  Et  pourtant  personne  ne  s'avise  de  voir  dans  ces  habitudes  invé- 
térées un  effet  de  l'instinct;  on  n'imagine  certes  pas  qu'un  enfant  arabe 
élevé  en  France  éprouverait  le  besoin  de  se  loger  sous  une  tente  de 
peaux,  ou  qu'un  jeune  Malais  transporté  en  Europe  y  introduirait  la 
construction  sur  pilotis.  On  explique  les  procédés  invariables  des  peu- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  751 

pies  ioarbares  par  une  tradition  séculaire  qu'aucune  impulsion  exté- 
rieure n'est  venue  troubler. 

Pourquoi  ne  pas  appliquer  le  même  raisonnement  aux  faits  que  nous 
présente  le  règne  animal?  Les  procédés  de  nidificaiion  sont  déterminés 
par  les  circonstnnces  physiques  aussi  bien  que  pir  la  conformation  de 
l'oiseau  et  par  les  outils  dont  la  nature  l'a  doué;  on  les  voit  se  modifier 
avec  les  conditions  extérieures.  Une  altération  du  climat,  un  change- 
ment sensible  dans  la  végétation  de  la  contrée,  l'introduction  de  nou- 
veaux ennemis,  donnent  lieu  à  des  variations  architecturales  plus  ou 
moins  marquées.  Beaucoup  d'oiseaux  préfèrent  les  bouts  de  fil  qu'ils 
ramassent  dans  les  rues  aux  fibres  végétales  qu'ils  employaient  autre- 
fois; ils  nichent  volontiers  dans  les  boîtes  ou  les  gourdes  vides  qu'on 
dispose  pour  les  recevoir,  et  qui  leur  épargnent  une  partie  de  leur  tra- 
vail. Le  moineau  commun  sait  parfaitement  se  conformer  aux  circon- 
stances :  il  se  donne  beaucoup  moins  de  peine  lorsqu'il  peut  profiter 
d'un  trou  dans  un  mur  que  lorsqu'il  est  obligé  de  bâtir  à  ciel  ouvert  sur 
une  branche  d'arbre,  où  il  faut  un  nid  solidement  construit  et  bien 
couvert.  Le  xanthorius  varius  des  États-Unis  fait  un  nid  presque  plat 
lorsqu'il  peut  l'asseoir  sur  des  branches  fortes  et  raides;  il  le  fait  beau- 
coup plus  profond  lorsqu'il  lui  faut  le  suspendre  aux  branches  minces  d'un 
saule  pleureur,  où  le  vent  peut  le  secouer  et  en  faire  tomber  les  petits. 
Enfin  M.  J.-A  Pouchet  a  publié  en  1870  des  observations  très  curieuses 
sur  le  perfectionnement  progressif  des  nids  de  l'hirondelle  de  fenêtres. 
Il  conservait  depuis  quarante  ans  au  musée  de  Rouen  des  nids  d'hiron- 
delles qu'il  avait  lui-même  détachés  des  vieilles  maisons  de  la  ville; 
s'étant  procuré  un  jour  des  nids  nouveaux,  il  fut  tout  surpris,  en  les 
comparant  avec  les  anciens,  de  constater  des  différences  notables.  Les 
nids  modifiés  provenaient  d'un  quartier  neuf,  et  il  se  trouva  que  tous 
ceux  qui  existaient  dans  les  rues  neuves  avaient  la  même  forme;  mais 
en  examinant  les  églises  et  d'autres  bâtimens  anciens,  ainsi  que  les  ro- 
chers habités  par  les  hirondelles,  M.  Pouchet  trouva  beaucoup  de  nids 
du  type  ancien  avec  quelques  autres  du  nouveau  modèle.  Les  dessins  et 
les  descriptions  des  anciens  naturalistes  ne  connaissent  que  le  type 
primitif,  qui  est  un  quart  d'hémisphère,  avec  un  orifice  circulaire  très 
petit.  Le  nid  moderne  au  contraire  est  plus  large  que  haut;  c'est  un 
segment  de  sphéroïde  aplati,  et  l'ouverture  est  très  large.  On  y  recon- 
naît un  progrès  évident,  car  le  type  nouveau  est  plus  spacieux,  plus 
conforlable.  Le  fond  élargi  laisse  aux  petits  plus  de  liberté  de  mouve- 
ment qu'ils  n'en  avaient  dans  l'ancien  nid  étroit  et  profond  :  l'ouverture 
plus  grande  leur  permet  de  regarder  au  dehors  et  de  prendre  l'air;  c'est 
presque  un  balcon,  et  deux  petits  peuvent  s'y  tenir  sans  gêner  le  pas- 
sage des  parens.  Ce  n'est  pas  tout  :  placée  plus  près  du  sommet,  l'ou- 
verture est  moins  exposée  à  la  pluie  et  au  vent.  Un  seul  exemple  de  ce 


752  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

genre,  bien  constaté,  suffit  à  prouver  que  l'architecture  des'  oiseaux  est 
suscepiible  de  progrès,  ce  qui  semble  exclure  l'hypothèse  d'un  instinct 
aveugle.  D'un  aulre  côté,  les  imperfections  manifestes  des  nids  de  quel- 
ques espèces,  la  maladress3,  pour  ne  pas  dire  la  sottise,  dont  font 
preuve  certains  oiseaux,  sont  également  incompatibles  avec  la  théorie  de 
l'instinct  infaillible. 

En  définitive,  la  nidification  des  oiseaux  offre  des  phénomènes  qui,  si 
on  les  rapproche  des  procédés  de  construction  des  hommes  primitifs,  ne 
révèlent  aucune  différence  essentielle  dans  la  nature  des  facultés  em- 
ployées. Il  ne  s'agit  ))as  ici  d'idées  innées,  de  tendances  aveugles  et  ir- 
résistibles :  l'oiseau  apprend  à  faire  son  nid;  chaque  espèce  a  sa  tradi- 
tion qui  peut  se  modifier  sous  l'influence  des  circonstances  extérieures. 
Quant  à  l'origine  première  de  ces  procédés  de  construction,  on  aura 
moins  de  peine  à  la  comprendre  sans  l'intervention  d'un  instinct  spé- 
cial en  constatant  qu'au  fond  ces  procédés  sont  plus  simples  qu'ils  ne 
le  paraissent  à  première  vue.  Il  ne  faut  pas  en  effet  s'exagérer  le 
degré  d'habileté  nécessaire  à  un  oiseau  pour  édifier  tel  nid  qui  nous 
semble  une  petite  merveille  à  cause  de  la  petitesse  des  dimensions.  Ce 
nid  a  été  d'abord  ébauché  grossièrement,  branche  par  branche,  fibre 
par  fibre;  ensuite  le  petit  arcliitecte  a  bouché  les  fentes  avec  des  maté- 
riaux qu'il  y  introduisait  sans  difficulté  à  l'aide  de  ses  pattes  souples  et 
de  son  bec  effilé.  Cela  nous  charme;  mais  le  grossier  bousillage  d'une 
hutte  de  paysan  semblerait  tout  aussi  délicat  aux  yeux  d'un  géant;  ce 
sont  des  effets  de  perspective.  Levaillant  a  observé  la  manière  de  faire 
d'un  oiseau  africain  qui  procède  encore  plus  sommairement  :  il  entasse 
de  la  mousse  et  des  touffes  de  coton,  piétine  la  masse  jusqu'à  la  con- 
vertir en  une  sorte  de  feutre,  puis  la  creuse  au  milieu  et  ajuste  les 
bords.  Il  arrive  ainsi  à  rendre  la  surface  intérieure  du  nid  aussi  lisse 
et  compacte  qu'une  pièce  d'étoffe.  Pourquoi  n'admettrait-on  pas  que  ce 
procédé  est  dû  à  un  inventeur  dont  la  découverte  a  profité  à  sa  progé- 
niture, qui  l'a  perfectionnée  et  transmise  aux  générations  suivantes, 
comme  nous  l'admettons  pour  les  découvertes  dont  s'enorgueillissent 
les  hommes?  Lorsqu'on  étudie  les  origines  de  l'architecture,  on  ren- 
contre plus  d'un  type  qui  séduit  l'œil,  mais  qui  satisfait  mal  aux  besoins 
pour  lesquels  il  a  été  créé,  et  qui  trahit  moins  de  prévoyance  raisonnée 
que  les  nids  que  se  fabriquent  certains  oiseaux. 


Le  directeur-gérant^  G.  Buloz. 


LA 


GUERRE   DE   FRANCE 


—  1870-1871  — 


III. 

LA  CAMPAGNE  DE  l'EST  ET  LE  GÉNÉRAL  BOURBAKI. 


I.  Ui  première  armée  de  la  Loire,  par  le  général  d'Aurelle  de  Paladines.  —  II.  Orléans,  par 
le  général  Martin  des  Pallières.  —  III.  La  deuxième  armée  de  la  Loire,  par  le  général 
Chanzy.  —  IV.  La  Guerre  en  province,  par  M.  Ch.  de  Freycinet.  —  V.  Opérations  des 
armées  allemandes  depuis  la  bataille  de  Sedan  jusqu'à  la  fin  de  la  guerre,  par  W.  Blume, 
major  au  grand  état-major  prussien,  traduction  du  capitaine  Costa  de  Cerda.  —  VI.  Guerre 
des  frontières  du  Rhin,  i870-18H,  par  le  colonel  Rùstow,  traduction  du  colonel  Savin  de 
Larclause,  2  vol.  —  VII.  La  Campagne  de  i870,  par  le  correspondant  du  Times.  — 
VIII.  Opérations  de  l'armée  du  sud  pendant  les  mois  de  janvier  et  février  4871,  parle  comte 
de  Wartensleben,  colonel  d'état-major.  —  IX.  Les  Volontaires  du  génie  dans  l'Est,  par 
M.  Jules  Garnier.  —  X.  Les  Chemins  de  fer  jiendant  la  guerre  de  1870-1871,  par  M.  Jacqmin. 


Au  milieu  de  tous  ces  sanglans  épisodes  de  la  guei're  qui  pen- 
dant cinq  mois  se  déroulent  à  travers  la  France  envahie,  un  des 
plus  saisissans  et  des  plus  obscurs  est  cette  campagne  de  l'est  qui 
parut  être  un  moment  la  dernière  espérance  du  pays,  et  qui  ne  fut 
qu'un  suprême  désastre.  Les  revers  essuyés  au  même  instant  par  la 
deuxième  armée  de  la  Loire,  si  graves  et  si  douloureux  qu'ils  fussent, 
n'étaient  que  des  revers  (1).  Vaincue,  brisée,  désorganisée,  mais 
non  détruite,  cette  armée  gardait  encore  une  certaine  liberté  dans  sa 
retraite;  elle  avait  derrière  elle  l'ouest,  la  Bretagne,  le  Maine,  l'An- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  septembre  et  du  15  octobre. 

TOME  eu.  —   15   DÉCEMBRE  1872.  48 


754  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jou,  la  France  entière  au-delà  de  la  Loire.  Un  étrange  et  cruel  con- 
cours de  circonstances  a  fait  de  la  campagne  de  l'est  une  tentative 
impuissante  et  une  catastrophe.  Tardivement  conçue  et  légèrement 
préparée,  accomplie  dans  les  conditions  les  plus  ingrates,  compro- 
mise par  l'impéritie  d'auxiliaires  plus  bruyans  qu'efficaces,  assom- 
brie par  l'acte  de  désespoir  d'un  chef  aussi  malheureux  qu'héroïque, 
poursuivie  jusqu'au  bout  sous  les  rigueurs  d'un  hiver  implacable, 
cette  expédition  aux  lugubres  et  dramatiques  péripéties  a  eu  tout 
contre  elle  :  elle  a  été,  en  fin  de  compte,  un  nouveau  1812,  une 
sorte  de  retraite  de  Russie  en  pleine  France,  et,  comme  pour  épuiser 
toutes  les  fatalités,  une  de  nos  dernières  armées  n'a  échappé  à  un 
Sedan  qu'en  passant  la  frontière  de  la  Suisse! 

Elle  a  été  sans  doute  vaincue  par  l'ennemi,  cette  armée,  je  ne  dis 
pas  le  contraire;  elle  a  été  aussi  et  surtout  la  victime  des  élémens, 
de  l'incohérence  de  sa  propre  organisation,  de  l'imprévoyance  de 
ceux  qui  l'ont  jetée  dans  une  entreprise  presque  impossible  à  un 
pareil  moment.  Elle  n'a  point  secouru  Paris  comme  on  le  voulait, 
rien  n'est  plus  certain;  c'est  Paris  qui  en  tombant  l'a  poussée  à  sa 
ruine  définitive,  à  une  expatriation  nécessaire,  par  un  armistice  mal 
combiné,  inexactement  notifié  et  faussement  interprété.  Cette  éva- 
sion fatale  en  pays  étranger,  c'est  la  dernière  et  sombre  étape  de 
ces  soldats  qui  vers  la  mi-décembre  1870,  sous  le  nom  de  première 
armée  de  la  Loire,  partaient  de  Bourges  pour  aller  se  jeter,  disait- 
on,  sur  les  lignes  des  communications  allemandes  à  travers  les 
neiges  de  la  Franche-Comté  et  des  Vosges. 

Certes  ceite  contrée  orientale  de  la  France  où  allait  se  dérouler 
un  si  terrible  drame  militaire,  cette  contrée  était  faite  pour  deve- 
nir la  région  privilégiée  de  la  défense.  Elle  a  sa  force  en  elle-même, 
dans  sa  configuration,  dans  sa  position.  Couverte  au  nord  par  cet 
épais  massif  des  Vosges,  qui  en  venant  du  Palatinat  s'élève  jus- 
qu'au ballon  d'Alsace,  adossée  au  Jura,  garantie  à  l'ouest  par  les 
montagnes  et  les  défilés  de  la  Côte- d'Or,  sillonnée  dans  l'intervalle 
par  des  rivières,  la  Saône,  l'Ognon,  le  Doubs,  qui  se  rejoignent  avant 
de  s'en  aller  vers  le  Rhône,  et  qui  sont  autant  de  lignes  naturelles 
de  stratégie,  elle  est  de  plus  protégoe  par  ces  trois  places  de  guerre, 
Belfort,  Besançon,  Langres,  qui  sont  comme  trois  postes  de  sûreté 
formant  un  redoutable  triangle.  Un  peu  fortement  occupée,  cette 
région  pouvait  être  inexpugnable,  ou  tout  au  moins  difficile  à  enta- 
mer et  dangereuse  pour  l'ennemi.  Une  armée  à  demi  sérieuse,  for- 
mée sur  le  Doubs,  appelée  à  manœuvrer  entre  Besançon,  B 'Ifort  et 
Langres,  aurait  pu  devenir  le  plus  puissant  instrument  de  défense 
et  changer  peut-être  toutes  les  conditions  de  la  guerre;  elle  pouvait 
surveiller  la  Haute- Alsace  et  les  passages  du  Rhin  de  Bâle  à  Fribourg, 


LA   GUERRE   DE    FRANCE.  755 

garder  les  débouchés  des  Vosges,  contenir  ou  repousser  l'invasion 
venant  directement  do  Strasbourg,  et  par  l'avancée  de  Langres,  me- 
nacer la  marche  des  Prussiens  sur  Paris.  MallieLu-eusement  rien 
n'avait  été  prévu,  rien  n'était  préparé,  et  le  jour  où  l'ennemi,  d'un 
foudroyant  effort,  enfonçait  violemment  la  frontière  sur  la  Lauter 
et  sur  la  Sarre  par  les  deux  batailles  de  Wœrth  et  de  Spicheren,  on 
se  trouvait  subitement  désarmé  et  désorganisé.  D'un  seul  coup, 
toutes  les  roates  s'ouvraient  devant  les  Allemands  jusqu'à  Nancy, 
jusqu'en  Champagne;  toutes  les  positions  étaient  en  péril  vers  l'est 
aussi  bien  que  sur  la  Moselle,  sur  la  Meuse.  Les  remparts  réputés 
inexpugnables  tombaient  ou  étaient  tournés,  et  pour  la  première 
fois  peut-être  les  Vosges,  l'Argonne,  allaient  être  inutiles  à  la  dé- 
fense française! 

La  seule  force  laissée  momentanément  dans  ces  régions  de  l'est 
aux  débuts  de  la  guerre  était  le  1^  corps  de  l'armée  du  Rhin,  qui 
avait  été  formé  autour  de  Belfort  sous  le  général  Félix  Douay,  dont 
on  détachait  une  division  pour  l'envoyer  précipitamment  au  maré- 
chal de  Mac-Mahon  la  veille  de  Reischofen,  et  qui  était  bientôt  ap- 
pelé au  camp  de  Châlons  pour  aller  se  perdre  avec  le  reste  dans  le 
gouffie  de  Sedan.  Ce  corps  une  fois  parti,  il  ne  restait  plus  dans 
l'est  une  escouade  de  l'armée  régulière.  Les  places  fortes  elles- 
mêmes  n'étaient  pas  dans  un  état  rassurant  de  défense.  Les  travaux 
de  Belfort,  commencés  depuis  plusieurs  années,  n'étaient  point  ache- 
vés; Besançon  n'avait  ni  garnison  ni  approvisionnemens.  Tout  ce 
qu'on  avait  pour  protéger  le  pays  ou  pour  occuper  les  places  fortes 
se  réduisait  à  des  mobiles  rassemblés  avec  zèle  dans  quelques 
départemens,  avec  tiédeur  dans  quelques  autres,  et  à  un  certain 
nombre  de  bandes  de  francs- tireurs  qui  commençaient  à  se  lever 
pour  se  jeter  dans  les  Vosges,  —  dont  les  autorités  impériales  d'ail- 
leurs n'encourageaient  pas  toujours  la  formation.  La  panique  était 
grande  parmi  ces  populations,  qui  croyaient  à  chaque  instant  voir 
arriver  les  Prussiens,  qui  se  sentaient  menacées  et  qui  l'étaient  en 
effet,  parce  qu'elles  se  trouvaient  abandonnées.  On  en  était  là  jus- 
qu'à Sedan,  jusqu'au  h  septembre. 

Ce  que  l'empire  n'avait  pas  fait,  le  gouvernement  de  la  défense 
nationale  aurait  pu  et  aurait  dû  le  faire  sans  doute.  C'était  le  mo- 
ment ou  jamais  de  rassembler  au  plus  vite  des  élémens  de  résisiance 
dans  cette  contrée  encore  intacte  de  l'est,  de  se  préparer  à  dispu- 
ter les  passages  de  cette  partie  des  Vosges,  en  se  tenant  sur  le  flanc 
du  grand  mouvement  d'invasion  qui  débordait  comme  un  torrent 
vers  le  centre.  La  vérité  est  qu'on  se  sentait  ahuri  et  d(''concerté 
par  la  précipitation  des  événemens  dans  cette  première  période  de 
la  défense  nationale,  dans  ce  cruel  mois  de  septembre  qui  voyait 


756  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

une  armée  enlevée  à  Sedan,  une  autre  armée,  celle  de  Metz,  reje- 
tée dans  ses  lignes  pour  n'en  plus  sortir  que  prisonnière,  Paris  in- 
vesti et  séparé  du  monde  pour  vingt  semaines,  la  chute  de  Stras- 
bourg aux  derniers  jours  du  mois.  De  quel  côté  de  l'horizon  la 
France  orientale  pouvait-elle  attendre  un  secours?  Paris  captif  ne 
pouvait  penser  qu'à  Paris.  A  Tours,  on  ne  songeait  qu'à  se  préserver 
sur  la  Loire,  déjà  menacée.  Ce  n'est  qu'après  plus  de  trois  mois, 
après  les  défaites  d'Orléans  et  la  scission  violente  de  l'armée  de  la 
Loire,  qu'on  en  revenait  enfin  à  l'idée  d'une  entreprise  sérieuse 
vers  les  Vosges.  Que  s'était-il  passé  durant  ces  quatre  mois  dans 
ces  régions  de  l'est?  C'est  là  en  quelque  sorte  le  prologue  obscur, 
incohérent,  de  l'expédition  qui  a  été  un  des  derniers  coups  de  dés 
de  la  défense  nationale,  et  à  laquelle  le  général  Bourbaki  devait 
donner  son  nom. 

I. 

La  guerre  dans  l'est  a  deux  périodes  en  effet;  la  première  est  une 
période  de  confusion  où  la  résistance,  à  peine  organisée,  s'épuise 
en  efforts  partiels  et  décousus.  Trois  mois  durant,  de  la  fia  de  sep- 
tembre à  la  fia  de  décembre,  en  dehors  des  places  fortes  où  se  re- 
plie et  se  concentre  la  défense,  on  s'agite  sans  direction,  et  pendant 
ce  temps  l'invasion,  d'abord  retenue  devant  Strasbourg,  pénètre 
par  cette  partie  des  Vosges  dans  la  vallée  de  la  Saône,  va  jusqu'à 
Dijon,  immobilisant  Belfort  par  un  blocus,  laissant  de  côté  Besan- 
çon, menaçant  par  ses, positions  avancées  en  pleine  Bourgogne  le 
centre  et  le  midi  de  la  France.  Je  voudrais  dégager  les  points  es- 
sentiels de  cet  imbroglio  militaire  où  tout  se  mêle,  la  courte  cam- 
pagne de  la  première  armée  des  Vosges,  la  défense  de  Belfort,  le 
rôle  et  les  opérations  de  Garibaldi. 

Quelle  était  la  situation  réelle  au  moment  où  les  irréparables  dé- 
sastres éclataient  sur  la  France?  L'est  se  trouvait  dépourvu  de 
toute  force  régulière,  disais-je.  Dès  la  seconde  quinzaine  de  sep- 
tembre cependant,  il  s'était  produit  sous  la  pression  du  péril  une 
sorte  de  mouvement  spontané.  On  cherchait  à  se  reconnaître,  on 
¥Oulait  se  défendre.  Un  certain  nombre  d'officiers  énergiques, 
échappés  de  Sedan,  le  comî.iandant  du  génie  Varaigne,  le  capitaine 
du  génie  Bourras,  le  capitaine  d'artillerie  Perrin,  avaient  pris  le  che- 
min des  Vosges,  et  s'occupaient  immédiatement  de  fortifier  quel- 
ques-uns des  principaux  défilés,  de  rassembler  quelques  élémens 
de  défense.  Peu  après,  un  autre  échappé  et  un  blessé  de  Sedan,  le 
général  Cambriels,  arrivait,  lui  aussi,  pour  prendre  le  commande- 
ment de  l'armée  de  l'est  et  pour  diriger  les  opérations.  Où  était- 


LA    GUERRE    DE    FRANCE.  757 

elle,  cette  armée?  de  quoi  se  composait-elle?  M.  de  Freycinet,  par 
je  ne  sais  quel  mirage,  l'élève  au  chiffre  de  55,000  hommes.  L'exa- 
gération est  étrange,  et  de  plus  ces  soldats  étaient  des  mobiles  sans 
instruction,  sans  cohésion,  sans  discipline,  mal  armés,  à  peine 
équipés,  avec  lesquels  on  ne  pouvait  tenir  la  campagne;  mais  enfin 
c'était  une  apparence  ^e  force  militaire.  A  l'appui  de  cette  armée, 
les  volontaires  se  multipliaient,  et  commençaient  à  remplir  les 
Vosges.  De  toutes  parts,  des  corps  francs  s'organisaient  sous  l'im- 
pulsion de  quelques  hommes  résolus.  Un  des  principaux  de  ces 
corps  de  partisans  était  la  création  d'un  député  alsacien,  M.  Kel- 
1er,  qui  avait  su  réunir  nombre  de  ses  compatriotes  pour  la  dé- 
fense de  leur  foyer  commun  et  de  la  France.  Le  capitaine  Bour- 
ras de  son  côté  allait  être  un  vrai  chef  de  compagnies  franches 
dans  cette  guerre  de  l'est.  C'est  avec  cela  qu'on  pouvait  être  ex- 
posé d'un  instant  à  l'autre  à  se  trouver  en  face  d'un  ennemi  qui 
venait  d'attester  d'une  façon  cruelle  pour  nous  la  supériorité  de 
son  organisation  et  sa  méthodique  solidité.  Tant  que  les  Allemands 
étaient  retenus  devant  Strasbourg,  les  progrès  de  l'invasion  res- 
taient nécessairement  suspendus  de  ce  côté,  il  n'y  avait  point  en- 
core à  craindre  un  clioc  tiop  inégal  ou  trop  violent.  La  chute  de 
la  capitale  de  l'Alsace  le  28  septembre  rendait  la  liberté  aux  forces 
ennemies,  et  ces  forces  agglomérées  à  Strasbourg  ou  dans  cette  ré- 
gion du  Rhin  ne  laissaient  pas  d'avoir  quelque  importance.  Elles 
se  composaient  de  la  division badoise, d'une  division  delà  landwehr 
de  la  garde  prussienne,  de  la  1"  division  de  réserve  sous  le  général 
de  Tre&kovv,  plus  une  A*  division  de  réserve  appelée  du  nord  de 
l'Allemagne  sous  le  général  de  Schmeling.  Le  chef  principal  de  ces 
forces  était  le  générai  de  Werder,  le  commandant  du  siège,  l'or- 
donnateur du  bombardement  de  la  malheureuse  cité  alsacienne  que 
M.  de  Bismarck  dans  l'orgueil  de  la  victoire  appelait  «  la  clé  de  sa 
maison.  » 

Ainsi,  au  moment  où  la  chute  de  Strasbourg  allait  donner  le  si- 
gnal d'opérations  nouvelles,  aux  derniers  jours  de  septembre  et  au. 
commencement  d'octobre,  les  Allemands  avaient  quatre  divisions 
libres,  La  landwehr  de  la  garde  était  destinée  à  se  rendre  sous  Pa- 
ris; la  l-""^  division  de  réserve  restait  en  partie  à  Strasbourg;  la  di- 
vision de  Schmeling ,  un  instant  arrêtée  à  Fribourg,  dans  le  grand- 
duché  de  Bade,  devait  passer  le  Rhin  vers  Neuembourg  et  faire 
tomber  les  places  de  Schelestadt,  de  Neuf-Brisach,  en  menaçant 
Mulhouse  et  la  ligne  de  Belfort.  Le  général  de  Werder,  avec  la  di- 
vision badoise,  une  brigade  d'infanterie  combinée  et  une  brigade 
de  cavalerie  formant  désormais  le  premier  noyau  du  xiv*  corps, 
avait  pour  mission,  quant  à  lui,  de  pénétrer  dans  les  Vosges  pour 


758  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

disperser  tous  les  rassemblemens  français.  Dès  les  premiers  jours 
d'octobre,  il  se  mettait  en  marche  effectivement  en  se  faisant  pré- 
céder d'un  de  ses  chefs  de  brigade,  le  général  Degenfeld,  et  avec 
la  pensée  de  gagner  d'abord  la  vallée  de  la  Meurthe.  Certes  si  notre 
pauvre  armée  de  l'est  eût  été  une  véritable  armée,  si  même  la 
guerre  de  partisans  eût  été  à  demi  organisée,  Werder  aurait  pu  ex- 
pier la  témérité  de  cette  marche  aventureuse  et  difficile  à  travers 
des  régions  hérissées  d'obstacles.  Il  aurait  fallu  lui  disputer  le  ter- 
rain. Etait-ce  possible?  Sans  doute  on  combattait,  et  raêm.e  on  com- 
battait assez  sérieusement  en  pleines  Vosges,  à  Raon-l'Étape,  à 
Étival,  à  La  Bourgonce,  aux  Rouges-Eaux,  à  Brouvelieures,  dans  la 
direction  de  Saint-Dié  et  d'Épinal.  Les  Allemands  ne  marchaient 
qu'avec  peine,  ayant  affaire  tantôt  à  des  délachemens  réguliers, 
tantôt  aux  francs-tireurs,  qui  les  harcelaient.  Eu  léalité,  c'était 
moins  une  campagne  qu'une  suite  d'engagemens  quelquefois  meur- 
triers, presque  toujours  malheureux  ou  inefficaces,  si  bien  que  le 
général  Cambriels,  voyant  son  armée  fondre  par  les  fatigues,  parla 
démoralisation  et  par  les  revers,  se  croyait  obligé  de  ramener  au 
plus  vite  ses  soldats  jusque  sous  le  canon  de  Besançon.  C'était  la 
«  grande  trahison  »  que  les  stratégistes  de  l'est,  —  car  il  y  avait 
des  stratégistes  partout,  à  Besançon  comme  à  Tours,  —  reprochaient 
en  ce  temps-là  au  général  Cambriels.  Évidemment  le  commandant 
de  l'armée  des  Vosges  ne  s'était  retiré  que  parce  qu'il  n'avait  pas 
pu  faire  autrement. 

Cette  retraite,  nécessaire  sans  doute,  n'en  était  pas  moins  désas- 
treuse; elle  livrait  les  Vosges.  Les  Allemands  pouvaient  s'avancer 
sans  difficulté  :  déjà  ils  touchaient  à  la  Saône,  à  Vesoul,  et  un  in- 
stant même  ils  avaient  eu  l'idée  de  se  mettre  à  la  poursuite  de 
Cambriels,  qu'ils  atteignaient  sur  l'Ognon;  mais  là  cette  malheu- 
reuse année  de  l'est  se  retournait  vers  Cussey  et  Châtillon-le-Duc 
pour  livrer  un  dernier  et  sanglant  combat,  après  lequel  elle  se  re- 
pliait définitivement  au-delà  du  Doubs,  sous  Besançon.  Le  général 
de  Werder  n'en  demandait  pas  davantage;  il  ne  pouvait  avoir  la 
pensée  d'attaquer  Besançon,  et  il  se  considérait  comme  assuré  mo- 
mentanément de  l'immobilité  des  forces  de  Cambriels.  Libres  désor- 
mais, n'ayant  plus  rien  à  craindre  du  côté  du  Doubs  et  se  sentant 
en  mesure  de  maintenir  leurs  communications  des  Vosges,  les  Al- 
lemands continuaient  leur  mouvement  sur  la  Saône,  jusqu'à  Gray, 
où  ils  arrivaient  vers  le  2ù  octobre.  C'était  le  moment,  il  est  vrai, 
où  une  force  nouvelle  commençait  à  se  montrer  dans  l'est.  Gari- 
baldi  venait  d'arriver  à  Dôle  pour  prendre  un  commandement;  mais 
ce  n'était  pas  Garibaldi,  avec  quelques  contingens  d'aventure  à 
peine  rassemblés,  qui  pouvait  arrêter  les  Allemands.  Ce  qui  pou- 


LA    GUERRE    DE   FRANCE.  759 

vait  encore  moins  les  inquiéter,  c'était  un  détachement  de  mobili- 
sés qui  était  sorti  de  Dijon  sous  les  ordres  d'un  président  du  comité 
de  défense  élevé  au  grade  de  colonel,  pour  marcher  k  leur  rencontre 
sur  la  Saône.  Ces  braves  gens  devaient  avoir  infailliblement  beau- 
coup de  bonne  volonté;  leur  chef,  meilleur  républicain  s  ms  doute 
qu'homme  de  guerre,  entendait  la  stratégie  à  sa  façon.  Un  matin, 
dit-on,  il  prenait  pour  une  batterie  de  mitrailleuses  prussiennes  deux 
charrues  oubliées  sur  un  coteau,  et  il  se  hâtait  de  battre  en  retraite 
après  avoir  fait  sauter  le  pont  de  Pontaillier.  Avec  des  adversaires 
de  ce  genre,  les  Allemands  n'avaient  pas  à  se  gêner,  et,  sans  s'in- 
quii'ter  des  agitations  qu'il  entrevoyait  autour  de  lui,  dont  il  pres- 
sentait l'impuissance,  le  général  de  Werder  prenait  résolument  le 
parti  de  pousser  jusqu'à  Dijon;  où  deux  de  ses  brigades  aux  ordres 
du  général  de  Beyer  entraient  le  31  octobre  après  un  violent  com- 
bat suivi  d'une  capitulation.  Ainsi,  en  trente  jours,  les  Allemands 
avaient  forcé  les  Vosges,  envahi  les  contrées  de  la  Saône  et  occupé 
la  capitale  de  la  Bourgogne,  où  ils  allaient  camper  en  maîtres  durs 
et  implacables  pendant  deux  mois. 

Un  fait  à  remarquer,  c'est  que  ce  n'était  point  là  en  réalité 
l'itinéraire  primitivement  tracé  par  l'état-major  de  Versailles  au 
xiv^  corps.  Le  général  de  Werder  n'avait  point  la  mission  d'en- 
vahir la  Bourgogne.  11  devait,  en  pénétrant  dans  les  Vosges,  al- 
ler à  Épinal,  de  là  se  replier  dans  la  direction  de  Ghaumont,  Ghâ- 
tillon,  Troyes,  et  gagner  la  Seine,  désarmant  les  populations  sur 
son  chemin,  rétablissant  les  communications  interrompues.  Ce  pro- 
gramme s'était  modifié  au  courant  des  opérations  de  tous  les  jours. 
La  nécessité  ou  l'espoir  d'en  finir  avec  notre  armée  de  l'est  avait 
attiré  les  Allemands  vers  la  Saône.  Une  fois  là,  ils  s'étaient  avan- 
cés, ils  avaient  fini  par  aller  jusqu'à  Dijon.  A  ce  moment,  la  capi- 
tulation de  Metz,  en  aggravant  pour  la  France  toutes  les  conditions 
de  la  guerre,  venait  fixer  définitivement  dans  l'est  le  xiv^  corps  al- 
lemand et  imprimer  à  ses  opérations,  à  son  rôle,  un  caractère  nou- 
veau. Jusque-là,  la  1'"''  et  la  h^  division  de  réserve  étaient  restées  en 
Alsace  avec  leur  mission  spéciale  et  indépendante;  désormais  elles 
se  rattachaient  au  xiv"  corps  sous  les  ordres  de  Werder.  On  n'avait 
pas  eu  encore  le  temps,  on  n'avait  peut-être  pas  la  pensée  d'atta- 
quer Belfort;  maintenant  on  se  disposait  à  l'assiéger.  C'était  le  géné- 
ral de  Treskovv  qui,  avec  la  l""^  division  de  réserve,  était  chirgé  de 
l'investissement.  Le  général  de  Schmeling  de  son  côté,  après  avoir 
pris  les  places  de  la  Haute-Alsace,  Schelv^stadt,  Neuf-Brisach,  de- 
vait laisser  une  partie  de  ses  troupes  de  la  li^  division  de  réserve  à 
Treskow  autour  de  Belfort,  et  avec  le  reste  se  rapprocher  de  la 
Saône,  aller  prendre  position  à  Gray.  Le  général  de  Werder  lui- 


760  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  enfin  devait  s'établir  solidement  à  Dijon,  avec  la  mission  de 
surveiller  le  sud,  de  marcher  sur  les  rassemblemens  français  qu'il 
verrait  se  former  ou  s'agiter  autour  de  lui,  et  de  protéger  en  même 
temps  par  Tonnerre,  par  Ghâtillon-sur-Seine,  la  ligne  de  communi- 
cation de  l'armée  du  prince  Frédéric-Charles,  qui  se  dirigeait  en 
toute  hâte  sur  la  Loire.  L'est  tout  entier  se  trouvait  ainsi  enlacé 
dans  ce  réseau  de  forces  ennemies. 

Que  faisait-on  pour  arrêter  les  progrès  de  cette  invasion  étran- 
gère, qui  gagnait  de  proche  en  proche?  De  quels  moyens  pouvait-on 
disposer?  C'était  une  situation  difficile  assurément,  aggravée  par  la 
confusion  et  la  désorganisation  qui  régnaient  partout.  L'armée  de 
l'est,  rejetée  sous  Besançon,  existait  à  peine.  Ce  qu'il  y  avait  de 
plus  étrange,  c'est  que,  pour  ajouter  aux  embarras  du  moment,  on 
se  livrait  à  cette  guerre  funeste  des  animosités  de  partis,  des  récri- 
minations, des  accusations,  en  rejetant  tout  sur  le  général  Gam- 
briels,  qu'on  pressait  de  reprendre  la  campagne  et  qui  ne  le  pou- 
vait pas.  M.  Gambetta,  qui  venait  de  débarquer  à  Tours  et  qui  s'était 
rendu  presque  aussitôt  à  Besançon,  croyant  probablement  tout  re- 
lever à  sa  voix,  —  M.  Gambetta  tombait  dans  ce  tourbillon  d'irrita- 
tions ameutées  contre  le  chef  de  l'armée  des  Vosges,  et  en  définitive 
il  voyait  beaucoup  de  misères,  il  ne  faisait  pas  plus  que  les  autres.  Il 
condamnait  le  général  Cambriels,  puisqu'il  provoquait  sa  démis- 
sion, et  il  lui  donnait  raison,  puisque  après  cette  démission  on  ne 
reprenait  pas  plus  l'offensive  qu'on  ne  l'avait  prise  avant. 

Le  fait  est  qu'en  peu  de  jours  cette  malheureuse  armée  changeait 
trois  fois  de  chef  :  elle  passait  du  général  Cambriels  au  général  Mi- 
chel, qu'il  eût  bien  mieux  valu  laisser  sur  la  Loire,  où  il  commandait 
S'îpérieurement  une  division  de  cavalerie,  —  du  général  Michel  au 
général  Grouzat,  qu'on  tirait  de  Belfort,  où  il  était  colonel  d'artillerie. 
Au  milieu  de  toutes  ces  transformations,  qui  coïncidaient  avec  l'ar- 
rivée des  Allem.ands  à  Dijon,  on  la  ramenait  subitement  de  Besançon 
à  Chagny,  parce  qu'on  craignait  les  incursions  de  l'ennemi  sur  la 
ligne  de  Lyon.  Ce  n'est  pas  tout  :  à  Chagny,  elle  subissait  une  nou- 
velle métamorphose,  elle  devenait  le  20"=  corps  de  l'armée  fran- 
çaise, —  ce  20«  corps  que  le  gouvernement  de  Tours  appelait  en 
ce  moment  môme  sur  la  Loire,  à  Gien,  pour  coopérer  à  la  réalisa- 
tion de  ses  grandes  conceptions  stratégiques.  Le  gouvernement  avait 
toutes  ses  pensées  fixées  sur  la  Loire,  surtout  après  Coulmiers;  il 
avait  ses  raisons,  je  le  veux.  Il  n'avait  pas  pris  cette  résolution 
sans  en  avoir  a  pesé  les  conséquences,  »  assure  M.  de  Freycinet.  II 
croyait  que  la  partie  décisive  devait  s'engager  autour  d'Orléans,  et 
qu'un  succès  préparé  sur  la  Loire  par  de  puissantes  concentrations 
réagirait  sur  l'ensemble  de  nos  affaires  militaires,  c'est  possible; 


LA   GUERRE    DE    FRANCE.  761 

seulement,  avec  ce  20*  corps  qui  s'éloignait  de  Chagny  l'est  perdait 
d'un  seul  coup  le  peu  qui  lui  restait  de  force  organisée,  d'armée 
active;  c'était  une  trentaine  de  mille  hommes  de  moins  devant  les 
soldats  de  Werder,  de  sorte  que  pour  le  moment,  en  présence  de 
l'invasion  étrangère,  la  défense  de  ces  régions  allait  se  concentrer 
à  Bel  fort,  au  camp  de  Garibaldi,  qu'on  ramenait  à  Autun  pour  cou- 
vrir le  Morvan  en  menaçant  Dijon,  et,  si  l'on  veut,  au  camp  d'un 
jeune  officier  transformé  en  général,  le  capitaine  Cremer,  qu'on 
plaçait  sur  la  ligne  de  Lyon  pour  tenir  tête  à  l'ennemi  en  se  con- 
certant avec  le  vieux  condottiere  italien. 

II. 

Belfort  est  la  sentinelle  d'une  des  entrées  de  la  France,  la  place 
maîtresse  de  la  fameuse  iroiice  qui  s'ouvre  entre  les  Vosges  et  le 
Jura,  et,  si  les  Allemands  n'avaient  pas  encore  tourné  leurs  efforts 
de  ce  côté,  c'est  qu'ils  avaient  toutes  les  autres  entrées.  Il  fallait 
l'extension  indéfinie  que  semblait  prendre  l'invasion  ou  une  pensée 
préconçue  de  conquête  pour  que  la  forteresse  des  Vosges,  placée 
assez  loin  de  la  ligne  principale  des  opérations  allemandes,  en  vînt, 
elle  aussi,  à  su'oir  un  siège  en  règle.  Elle  avait  certainement  pour 
la  défense  française  une  importance  exceptionnelle  au  point  de  vue 
militaire  autant  qu'au  point  de  vue  politique.  Elle  n'était  pas  seu- 
lement la  gardienne  de  l'est,  elle  pouvait  être  un  point  d'appui 
pour  toutes  les  opérations  qu'on  voudrait  entreprendre;  la  mettre 
à  l'abri  d'une  catastrophe  était  une  nécessité  de  prévoyance.  On  ne 
s'en  était  pas  souvenu  assez  ou  du  moins  on  n'y  avait  pas  songé 
avec  assez  de  suite  depuis  quelques  années.  Il  en  était  de  Belfort 
comme  de  Metz,  les  travaux  qui  devaient  doubler  la  force  de  la 
place  se  trouvaient  encore  inachevés;  mais  enfin  depuis  deux  mois 
on  s'était  mis  à  l'œuvre.  Des  officiers  dévoués  avaient  mis  toute  leur 
activité  à  réunir  des  ouvriers,  à  pousser  les  travaux.  Approvision- 
nemens,  munitions,  tout  avait  afilué,  si  bien  qu'en  fin  de  compte, 
au  moment  où  commençait  le  siège,  il  y  avait  tous  les  éléniens 
d'une  longue  et  efficace  résistance.  Le  commandement  supérieur 
avait  passé  dans  ces  deux  mois  du  général  de  Chargère  au  colonel 
d'artillerie  Crouzat,  récemment  appelé  à  l'armée  de  l'est;  il  restait 
définitivement  au  chef  de  bataillon  du  génie  Denfert-Rochereau,  qui 
venait  d'être  nommé  lieutenant-colonel,  gouverneur  de  Belfort.  Le 
colonel  Denfert  était  un  officier  distingué,  connaissant  bien  la  place 
confiée  à  son  patriotisme,  et  qui  a  eu  la  fortune  d'attacher  son  nom 
à  la  plus  honorable  défense.  Il  a  eu  malheureusement  la  singuhère 
inspiration  de  se  laisser  attribuer  une  sorte  de  rôle  ou  de  privilège 


762  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'invincibilité  entre  ses  compagnons  de  guerre,  de  se  croire  î'in- 
venteur  de  nouveaux  «  principes  techni({ues  et  moraux  »  par  les- 
quels il  a  expliqué  ses  succès.  La  vérité  est  qu'il  ne  montrait  ni 
plus  de  zèle,  ni  plus  d'habileté,  ni  plus  de  génie  militaire  que  bien 
d'autres;  seulement  il  avait  une  place  suffisamment  forte,  il  s'y  est 
enfermé  et  il  a  fait  son  devoir,  —  heureux  certainement  de  n'avoir 
eu  à  se  rendre  que  sur  un  ordre  du  gouvernement  lui-même,  après 
l'armistice,  lorsqu'il  n'y  avait  plus  d'espoir.  Voilà  la  vérité. 

Le  colonel  Denfert  du  reste  n'avait  rien  négligé  pour  se  préparer 
aux  événemens.  La  place  de  Belfort,  située  sur  la  petite  rivière  la 
Savoureuse,  qui  vient  des  Vosges,  et  sur  le  chemin  de  fer  de  Paris 
à  Mulhouse,  est  entourée,  outre  la  vieille  enceinte  de  Vauban,  d'un 
certain  nombre  d'ouvrages  extérieurs  plus  modernes  :  à  l'ouest,  le 
fort  des  Barres,  appuyé  au  bastion  des  faubourgs  sur  la  rive  dioite 
de  la  Savoureuse,  et  complété  un  peu  plus  au  midi  par  la  redoute  de 
Bellevue,  —  au  sud-est,  sur  la  rive  gauche,  les  Hautes-Perches  et  les 
Basses-Perches,  —  au  nord-est  les  forts  de  la  Miotte  et  de  la  Justice 
reliés  par  une  série  d'escarpemens  formant  une  sorte  de  camp  re- 
tranché, tout  cela  sans  compter  le  château  qui  domine  la  ville  en 
étendant  ses  feux  sur  les  environs.  Plus  loin  sont  des  positions  qui 
peuvent  être  utilisées  pour  la  protection  de  la  place  :  la  forêt  d'Ar- 
sot  vers  le  nord,  —  au-de1cà  des  Barres-le-Mont,  le  massif  du  grand 
Salbert,  au-delà  des  Perches  les  hauteurs  boisées  de  Bosmont,  le 
village  de  Danjoutin,  qui  est  dans  l'angle  des  chemins  de  fer  de 
Mulhouse  et  de  Besançon,  sur  la  route  d'Altkirch,  —  à  l'est  le  village 
de  Pérouse,  le  bols  de  la  Perche.  Le  colonel  Denfert  n'entendait  pas 
se  renfermer  dès  le  premier  jour  dans  ses  fortifications,  il  se  pro- 
posait d'étendre  son  action  aux  positions  avancées,  de  façon  à  dis- 
puter le  terrain  et  à  tenir  le  plus  possible  l'ennemi  à  distance.  Pour 
défendre  cet  ensemble,  il  avait  une  garnison  de  16,000  hommes, 
fort  mêlée  il  est  vrai,  composée  de  deux  ou  trois  bataillons  d'infan- 
terie de  marche,  puis  de  mobiles  inexpérimentés  venus  un  peu  de 
toutes  parts,  du  Haut-Rhin  ou  du  Rhône,  de  la  Haute- Saône  ou  de 
Saône-et- Loire  et  même  de  la  Haute-Garonne.  I!  était  secondé  sur- 
tout par  quelques  officiers,  les  capitaines  du  génie  Thiers,  Brunetot, 
Degombert,  le  capitaine  d'artillerie  de  La  Laurencie,  qui  étaient, 
comme  lui,  attachés  depuis  quelque  temps  à  la  place,  et  qui  la  con- 
naissaient comme  lui.  Il  avait  enfin  un  armement  de  300  bouches 
à  feu,  un  dépôt  de  munitions  assez  abondant,  —  jusqu'à  des  bou- 
lets du  tsmps  de  Vauban,  d'un  médiocre  usage  aujourd'hui,  il  est 
vrai,  —  un  approvisionnement  considérable,  de  la  farine  et  du  riz 
pour  plus  de  cent  quatre-vingts  jours,  de  la  viande  fraîche  pour 
cent  cinquante  jours,  sans  parler  de  l'approvisionnement  privé  des 


LA   GUERRE    DE    FRANGE.  763 

habitans,  qui  avaient  dû  se  munir  pour  quatre-vingt-dix  jours.  On 
n'était  pas  pris  au  dépourvu. 

Le  siège  de  Belfort  commençait  en  réalité  le  3  novembre,  le  jour 
où  le  général  de  Treskow,  arrivant  devant  la  place,  se  disposait  à 
l'investir,  et  il  commençait  par  une  sorte  de  sommation  assez 
étrange  du  chef  prussien  demandant  au  gouverneur  de  la  ville  si  sa 
conscience  ne  lai  permettrait  pas  de  se  rendre  pour  épargner  à  la 
population  les  horreurs  d'un  siège.  Le  colonel  Denfert  répondait 
naturellement  au  général  de  Treskow  que  le  meilleur  moyen  d'épar- 
gner à  la  population  les  «  horreurs  d'un  siège,  »  c'était  que  l'armée 
prussienne  se  retirât.  A  partir  de  ce  moment,  la  lutte  était  engagée; 
l'investissement,  d'abord  assez  incomplet,  se  resserrait  peu  à  peu. 
On  aura  beau  dire,  les  Allemands,  si  je  ne  me  trompe,  n'ont  pas 
essentiellement  brillé  par  les  sièges,  quoiqu'ils  en  aient  fait  beau- 
coup. Le  général  de  Treskow,  il  est  vrai,  ne  pouvait  marcher  encore 
bien  vite,  n'ayant  ni  assez  de  forces  ni  un  matériel  d'attaque  suf- 
fisant; il  marchait  néanmoins,  il  se  rapprochait  par  degrés  et  s'ef- 
forçait d'étreindre  la  place  en  rejetant  la  défense  dans  ses  retrau- 
chemens.  C'était  la  première  étape  du  siège.  Le  colonel  Denfert  de 
son  côté  tenait  tête  à  l'orage  du  mieux  qu'il  pouvait,  et  tirait  le 
meilleur  parti  possible  des  ressources  d'une  situation  critique.  Il 
faisait  des  reconnaissances  quelquefois  heureuses,  des  sorties  qui  ne 
laissaient  pas  de  fatiguer  l'ennemi  en  lui  infligeant  des  pertes  sen- 
sibles. Tout  ne  lui  était  pas  facile  d'ailleurs,  même  avec  les  «  prin- 
cipes techniques  et  moraux  »  par  lesquels  il  a  prétendu  renouveler 
l'esprit  militaire;  il  avait,  lui  aussi,  ses  misères  dans  sa  garnison, 
parmi  ces  jeunes  soldats  improvisés  qui  se  démoralisaient  aisément, 
qui  se  soumettaient  avec  peine  aux  travaux  et  aux  souffrances  de 
la  vie  de  siège  par  le  temps  le  plus  dur.  Une  nuit  où  un  incendie 
s'était  allumé  à  la  redoute  de  Bellevue,  il  fut  impossible  d'obtenir 
des  mobiles  un  concours  qui  à  la  vérité  commençait  à  devenir  pé- 
rilleux; ils  se  couchèrent  dans  la  neige,  on  n'en  put  rien  tirer. 

En  définitive,  si  le  colonel  Denfert  faisait  ce  qu'il  pouvait  avec 
ce  qu'il  avait  à  sa  disposition,  s'il  ne  cédait  le  terrain  que  pied  à 
pied,  il  ne  pouvait  se  promettre  de  rompre  ou  d'empêcher  l'inves- 
tissement. Il  ne  tardait  pas  à  perdre  successivement  les  positions 
qu'il  avait  occupées  d'abord,  le  village  de  Bessoncourt,  sur  la  route 
d'Alikirch,  à  l'autre  extrémité  le  village  de  Gravanche,  au  pied  du 
Grand-Salbert,  le  Mont,  Essert,  Bavilliers.  Bientôt  l'ennemi  s'était 
assez  rapproché  pour  commencer  un  bombardement  qui  allait  durer 
deux  mois.  Je  résume  cette  situation  vers  la  mi-décembre,  après 
plus  de  trente  jours  de  siège.  Les  Prussiens  ne  semblaient  pas  en- 
core avoir  démêlé  le  point  vulnérable  de  la  place,  ils  n'avançaient 


764  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  lentement,  méthodiquement,  mais  ils  avançaient;  déjà  ils  te- 
naient la  ville  sous  leur  canon.  Belfort  résistait  sans  fléchir  sous 
le  feu,  sans  se  laisser  ébranler,  et  cette  défense  solitaire  dans  un 
coin  de  la  France  commençait  à  émouvoir  le  pays.  Rien  n'était  com- 
promis encore,  tout  pouvait  être  sauvé,  si  la  vaillante  place  de  l'est 
était  secourue  ou  dégagée  par  quelque  diversion  favorable. 

D'où  pouvait  venir  ce  secours?  Il  y  avait  Garibaldi,  que  M.  de 
Freycinet  appelle  «  le  seul  gardien  de  nos  intérêts  dans  l'est  »  après 
le  départ  du  20"  corps,  qui  était  pour  le  moment  à  Autun  avec  son 
armée  ou  sa  prétendue  armée;  mais  le  vieux  chef  italien  ne  pou- 
vait être  d'aucun  secours,  et,  à  vrai  dire,  quel  a  été  le  rôle  de  Gari- 
baldi dans  cette  malheureuse  guerre,  où  il  apparaissait  dès  le  mois 
d'octobre  comme  un  personnage  fantastique  de  la  mythologie  ré- 
volutionnaire? C'est  assurément  le  plus  bizarre  épisode  de  cette 
poignante  tragédie  des  destinées  françaises  en  1870.  Chose  cu- 
rieuse, Garibaldi  se  trouvait  jeté  dans  nos  affaires  sans  l'avoir 
peut-être  désiré  bien  vivement,  sans  avoir  une  passion  décidée  pour 
cette  aventure  nouvelle,  quoiqu'il  eût  offert  ses  services  au  gou- 
vernement de  la  défense  nationale  au  lendemain  du  h  septembre. 
Le  gouvernement  de  Tours  le  comblait  de  flatteries  et  de  caresses; 
en  réalité,  il  se  serait  bien  passé  d'un  tel  auxiliaire  qu'on  n'avait  pas 
demandé,  qui  arrivait  parce  que  les  premiers  venus  étaient  allés 
l'arracher  de  son  île  de  la  Méditerranée,  et  auquel  on  ne  trouvait 
rien  de  mieux  à  offrir  tout  d'abord  que  le  commandement  de  quel- 
ques centaines  de  volontaires  italiens  ramassés  à  Chambéry.  Du 
coup,  le  vieux  routier  avait  failli  repartir  pour  Caprera!  Ce  n'est 
plus  ici  la  légende,  c'est  la  vérité.  Au  fond,  Garibaldi  avait  fait  une 
offre  d'ostentation  ou  de  premier  mouvement,  il  eût  été  secrète- 
ment charmé  d'avoir  fait  sa  manifestation  et  de  n'être  pas  pris  au 
mot;  le  gouvernemeut  français  n'avait  pas  plus  la  passion  de  le 
voir  arriver  qu'il  n'avait  lui-même  la  passion  de  venir,  et  cependant 
il  est  venu,  il  a  eu  son  rôle  dans  notre  guerre,  —  et  ce  rôle  n'a  été 
le  plus  souvent  qu'un  bruyant  hors-d'œuvre  ou  un  embarras  depuis 
le  premier  moment  jusqu'au  dernier. 

Si  Garibaldi  eût  été  le  hardi  partisan  d'autrefois,  s'il  avait  pu  se 
jeter  dans  les  Vosges  avec  quelques  milliers  d'hommes  résolus, 
sans  traîner  des  états-majors,  sans  prétendre  se  donner  une  mission 
politique,  en  restant  un  soldat  et  en  se  bornant  à  déconcerter  l'en- 
nemi par  une  poursuite  infatigable,  c'eût  été  au  mieux;  mais  Gari- 
baldi n'en  était  plus  là.  C'était  un  personnage  et  un  personnage 
embarrassant  par  son  âge  et  ses  infirmités,  par  les  passions  et  les 
fantaisies  de  radicalisme  cosmopolite  dont  son  nom  était  le  sym- 
bole, par  les  prétentions  et  les  fanatismes  qui  s'agitaient  autour  de 


LA.   GUERRE    DE    FRANCE.  765 

lui,  par  l'originalité  même  de  sa  situation.  D'abord  il  était  vieux  et 
cassé,  il  pouvait  à  peine  se  tenir  en  selle;  un  jour  de  combat,  il 
tombait  sous  son  cheval  faute  de  pouvoir  le  conduire.  Dans  sa  che- 
mise rouge  et  dans  son  manteau  gris,  il  ressemblait  cà  une  appari- 
tion plus  qu'à  un  général.  Par  les  idées  dont  il  se  faisait  le  porte- 
drapeau,  même  en  France,  il  froissait  une  partie  de  la  population. 
Au  moment  où,  nous  Français,  nous  en  étions  à  disputer  les 
fragmens  ensanglantés  de  notre  patrie,  il  faisait  des  proclamations 
où  il  parlait  de  tout,  de  «  l'Helvétie  et  de  Guillaume  Tell,  de  Grant 
et  des  États-Unis,  de  l'île  de  Cuba,  des  riches  énervés  par  le  syba- 
ritisme,  »  et  du  «  prêtre  imposteur.  »  Enfin  la  première  de  toutes 
les  difficultés  avait  été  de  lui  créer  une  position.  Le  mettre  sous  les 
ordres  d'un  général  français,  on  ne  le  pouvait  pas,  —  un  homme 
qui  avait  commandé  «  sur  terre  et  sur  mer  »  dans  les  deux 
mondes!  disait  un  de  ses  fidèles.  Lui  donner  un  commandement 
qui  mettrait  sous  ses  ordres  nos  officiers  et  nos  soldats,  on  ne  le 
voulait  pas.  On  sentait  que  ce  serait  s'exposer  à  froisser  l'armée,  et 
que  bien  peu  d'officiers  voudraient  passer  sous  la  direction  d'un 
étranger.  M.  Gambetia  lui-même,  dit-on,  ne  se  cachait  pas  pour 
déclarer  que  jamais  il  ne  mettrait  une  armée  française,  des  géné- 
raux français  sons  les  ordres  de  Garibaldi.  On  imaginait  alors  une 
combinaison  assez  bizarre,  on  faisait  de  Garibaldi  un  «  commandant 
en  chef  des  corps  francs  de  la  zone  des  Vosges;  »  mais  on  se  trom- 
pait encore.  Les  corps  francs  eux-mêmes  ne  voulaient  pas  servir 
sous  le  vieux  condottiere.  Tout  le  monde  refusait;  M.  Keller  refu- 
sait, le  capitaine  Bourras  refusait.  Une  «  légion  bretonne  »  com- 
mandée par  M.  DomaLiin  saisissait  la  première  occasion  pour  s'é- 
loigner. Un  bataillon  de  mobiles  des  Alpes-Maritimes  manifestait 
lui-même  sa  répugnance  à  marcher  avec  les  garibaldiens.  C'était  une 
situation  étrange,  équivoque,  mal  définie,  et  nécessairement  l'armée 
que  Garibaldi  avait  à  organiser  était  l'image  de  cette  situation,  elle 
se  ressentait  de  toutes  ces  ambiguïtés  aussi  bien  que  du  caractère 
du  principal  personnage. 

Ce  n'était  ni  une  armée  régulière,  ni  un  corps  de  partisans,  ni 
une  armée  française,  ni  une  légion  étrangère.  C'était  le  plus  singu- 
lier assemblage  de  forces  incohérentes.  On  comptait  quelques  ba- 
taillons de  mobiles  sacrifiés  et  peu  satisfaits  de  leur  rôle,  de  2,000 
à  3,000  volontaires  italiens,  —  le  vrai  noyau  garibaLlien,  —  des 
Espagnols,  des  Égyptiens,  des  Grecs,  des  bataillons  marseillais  de 
«  l'égalité,  »  une  «  guérilla  d'Orient,  »  des  éclaireurs,  des  francs- 
tireurs  de  tous  les  pays  et  de  toutes  les  dénominations,  depuis  les 
«  francs -tireurs  de  la  mort  »  ou  de  la  «  revanche  »  jusqu'aux  «  en- 
fans  perdus  de  Paris.»  Au  total,  cette  masse  confuse  devait  se  corn- 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

poser  de  15,000  ou  16,000  hommes  distribués  en  quatre  brigades, 
sous  les  ordres  des  deux  fils  de  Garibaldi,  Menotti  et  Ricciotti,  du 
généra!  polonais  Bossak-Hauké,  réfugié  en  Suisse  depuis  l'insurrec- 
tion de  1863,  et  d'un  gros  personnage  marseillais,  ancien  comptable 
transformé  par  la  révolution  du  à  septembre  en  préfet  des  Bouches- 
du-Rhône,  puis  en  colonel  de  volontaires,  M.  Delpech.  Le  chef 
d'état-major  de  Garibaldi  éiait  un  pharmacien  d'Avignon,  M.  Bor- 
done,  qui,  lui  aussi,  naturellement  s'était  fait  colonel  avant  qu'on  le 
fît  général.  Garibaldi  lui-même,  quand  il  n'était  pas  malade,  don- 
nait le  ton  et  faisait  des  ordres  du  jour  à  sa  manière,  où  il  disait 
à  ses  miliciens  :  a  Le  noyau  cosmopolite  que  la  république  fran- 
çaise rallie  dans  son  sein,  composé  d'hommes  choisis  dans  l'élite 
des  nations,  représente  l'avenir  h'imanitaire,  et  sur  la  bannière  de 
ce  noble  groupe  vous  pouvez  lire  l'empreinte  d'un  peuple  libre  qui 
sera  bientôt  le  motto  de  la  machine  humaine  :  tous  pour  un,  un  pour 
tous,  etc.  » 

Ainsi  on  parlait  en  face  des  Prussiens!  La  vérité  est  que  cette 
«  élite  des  nations  »  ressemblait  assez  à  une  armée  d'aventure  ba- 
riolée et  indisciplinée,  faisant  beaucoup  de  bruit  et  rendant  peu  de 
services,  se  conduisant  souvent  en  pleine  France  envahie  comme 
en  pays  conquis,  et  comptant  dans  ses  rangs  jusqu'cà  des  femmes 
qui  jouaient  à  l'officier,  qui  portaient  «  un  galon  de  plus  que  leur 
favori.  »  Le  galon  et  l'éclat  des  costumes  en  effet,  c'était  le  signe 
distinctif  de  cette  étrange  armée.  Les  pauvres  miliciens  pouvaient 
soulTrir;  ceux  qui  n'avaient  pas  la  chemise  rouge  étaient  surtout 
vus  de  mauvais  œil  et  souvent  négligés.  L'état-major  garibaldien 
était  luxueux.  On  se  plaignait  de  n'avoir  pas  de  canons;  mais  on 
avait  de  brillans  uniformes,  et  on  allait  galamment  à  la  guerre  (î). 
Au  fond,  si  dans  ce  camp  bizarre  on  avait  le  souci  des  Prussiens, 
on  s'occupait  de  bien  d'autres  choses  encore.  On  faisait  la  guerre  au 
prêtre  et  à  la  réaction.  On  chassait  les  jésuites  de  Dole,  et  on  lais- 
sait saccager  l'évêché  d'Autun  par  des  bandes  indisciplinées  et  pil- 
lardes. Un  jour,  on  arrêtait  au  milieu  d'une  cérémonie  funèbre,  en 

(t)  On  peut  lire  à  ce  sujet  un  rapport  adressé  à  l'assemblée  nationale  par  un  des 
membres  de  la  commission  des  marchés.  «  La  légion  garibaldienne,  dit  M.  Blavoyer,  a 
vu  cinquante-trois  officiers  vêtus  aux  frais  de  l'état  avec  un  luxe  qui  contrastait  avec 
le  pauvre  équipement  de  nos  propres  soldats...  Les  chemises  rouges  coûtent  'iO  francs, 
les  pantalons  30  fr.,  les  vestons  58,  65,  70,  80  et  90  fr.,  d'autres  de  100  à  190  fr.  Le 
manteau  du  colonel  Garibaldi,  dit  en  se  lamentant  le  fournisseur,  était  d'une  ampleur 
excessive,  d'un  drap  gris  magnifique,  douilé  de  rouge,  et  du  prix,  relativement  mo- 
dique, de  180  fr.  Des  boutons  d'argent  fin  sont  exigés  par  un  sous-intendant,  les  galons 
et  les  torsades  sont  en  grandes  quantités  sur  toutes  les  factures...  »  Voyez  aussi  le 
récit  modéré,  impartial  et  sincère  de  M.  Jules  Garnier,  les  Volontaires  du  génie  dans 
l'est. 


LA   GUERRE   DE   FRANCE.  767 

plein  cimetière,  un  ancien  ministre  de  l'empire,  M.  Pinard,  accusé 
d'avoir  distribué  un  journal  bonapartiste,  on  l'expédiait  à  Lyon 
entre  deux  gendarmes,  et  lorsque  le  préfet  de  Lyon  demandait 
qu'on  lui  l'ournît  immédiatement  les  preuves  et  indices  sur  lesquels 
on  Itii  avait  envoyé  le  prisonnier,  on  lui  répondait  naïvement  qu'on 
n'avait  ni  preuves  ni  indices.  L'état-major  de  Garibaldi  se  donnait 
ainsi  des  distractions  variées. 

Les  opérations  d'une  armée  de  ce  genre  ne  pouvaient  évidem- 
ment être  bien  décisives.  Quelles  étaient  en  effet  ces  opérations  dans 
cette  première  période  des  affaires  de  l'est?  Garibaldi  avait  passé  la 
fm  d'octobre  à  Dôle,  travaillant  à  organiser  ses  forces.  Au  J2  no- 
vembre, il  était  à  Autun,  où  il  avait  la  mission  de  couvrir  le  Mor- 
van,  les  riches  établissemens  du  Creusot,  la  route  de  Nevers,  en 
tenant  en  respect  l'invasion  prussienne  campée  à  Dijon,  tandis  que 
les  grands  combats  allaient  se  livrer  sur  la  Loire.  Dans  ces  condi- 
tions, Garibaldi  pouvait  tout  au  plus  se  promettre  d'inquiéter  l'en- 
nemi, de  faire  une  guerre  d'escarmouches  et  de  surprises,  en  gar- 
dant son  refuge  d'Autun  appuyé  aux  contre-forts  du  Morvan.  Il 
allait,  il  esi  vrai^  pouvoir  être  secondé  par  une  force  nouvelle  qui 
commençait  à  paraître  sur  la  route  de  Dijon  à  Lyon,  dans  le  vide 
laissé  |)ar  le  départ  du  20*  corps;  à  ce  moment  ou  peu  après,  du  20 
au  2A  novembre,  un  jeune  capitaine  d'état-major  qui  s'était  affran- 
chi de  la  capitulation  de  Metz,  et  dont  le  gouvernement  venait  de 
faire  un  général,  Cremer,  arrivait  à  Chagny  et  à  Beaune  avec  une 
brigade  composée  de  deux  légions  mobilisées  du  Rhône,  des  mo- 
biles de  la  Gironde  commandés  par  M.  de  Garayon-Latour,  et  une 
batterie  Armstrong,  la  seule  qu'il  y  eût  dans  l'armée  française. 
Grenier  était  général  de  biigade,  en  quebjues  jours  il  avait  le  grade 
de  général  de  division  et  la  direction  exclusive  des  opérations  sur 
ce  point,  après  avoir  supplanté  le  général  Grevisier,  sous  les  ordres 
duquel  on  l'avait  mis.  Un  accord  de  Garibaldi  et  de  Cremer  pouvait 
permettre  quelque  entreprise  contre  les  positions  ennemies. 

C'est  ce  qu'on  méditait  en  effet.  On  ne  désespérait  pas  d'enlever 
Dijon  par  une  attaque  convergente  à  l'ouest  et  à  l'est.  Garibaldi, 
pour  masquer  ses  opérations  et  pour  dérouter  l'ennemi,  lançait  sur 
la  ligne  de  Dijon  à  Paris,  vers  Montbard,  son  fils  Ricciotti,  qui  ac- 
complissait un  brillant  coup  de  main  en  allant  jusqu'à  Ciiâtillon-sur- 
Seine  surprendre  un  poste  prussien  qu'il  détruisait  ou  qu'il  faisait 
prisonnier:  pendant  ce  temps,  le  vieux  chef  se  disposait  à  marcher 
lui-même  par  Arnay-le-Duc,  Bligny  et  la  vallée  de  l'Ouche.  Avec  un 
peu  de  chance,  si  Garibaldi  n'était  pas  arrêté,  si  Cremer  pouvait 
s'avancer  par  Nuits  et  Gevrey,  on  pouvait  réussir,  et  de  fait  l'entre- 
prise ne  marchait  pas  mal  au  début.  Le  2/i,  le  25  novembre,  Gari- 


768  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

baldi  avait  plusieurs  affaires  assez  heureuses  à  Pasques,  à  Prenois, 
si  bien  que  le  26  au  soir  il  était  aux  portes  de  Dijon.  Que  se  pas- 
sait-il alors?  Cremer  avait-il  mis  trop  de  lenteur  dans  ses  mouve- 
mens?  Garibaldi  se  montrait-il  trop  impatient?  Toujours  est-il  que 
sans  plus  attendre,  sans  tenir  compte  du  danger  d'une  attaque 
nocturne  avec  des  soldats  inexpérimentés,  le  vieux  condottiere  es- 
sayait d'entrer  de  vive  force  dans  la  ville.  —  «  Allons-nous  souper 
à  Dijon?  »  dit  tranquillement  le  héros  sûr  de  lui  à  son  chef  d'é- 
tat-major. —  I!  n'allait  pas  souper  à  Dijon,  il  était  au  contraire  vio- 
lemment repoussé,  et  il  n'avait  plus  qu'à  se  replier  en  toute  hâte 
avec  son  armée  débandée  jusqu'à  Autun,  où  il  rentrait  suivi  de 
près  par  une  brigade  allemande  lancée  sur  ses  traces.  Heureu- 
sement Autun  était  une  position  trop  forte  pour  être  enlevée  par 
surprise,  et  les  Allemands  se  voyaient  obligés  de  se  retirer  après 
une  canonnade  inutile.  Où  était  cependant  Grenier?  Qu'était-îl  de- 
venu? 11  avait  paru  à  Gevrey,  mais  trop  tard,  et,  Garibaldi  une  fois 
battu,  il  n'avait  plus  qu'à  se  replier,  ayant  lui-même  à  livrer  deux 
jours  après  un  combat  assez  vif  pour  reprendre  possession  de  la  ville 
de  Nuits,  un  moment  occupée  par  2,000  Prussiens.  Tout  ce  qu'il 
pouvait  faire  était  d'aller  jusqu'à  G hâteauneuf  attendre  sur  sa  ligne 
de  retraite  la  brigade  qui  s'était  montrée  devant  Autun  et  de  lui  in- 
fliger au  passage  des  pertes  assez  sérieuses.  Au  demeurant,  il  n'y 
avait  là  qu'une  série  d'engagemens  sans  résultat;  c'était  un  imbro- 
glio de  quelques  jours.  Garibaldi  s'enfermait  à  Autun  pour  un  mois; 
Gremer  rentrait  à  Nuits.  On  échangeait  des  complimens;  mais  au- 
tour de  Garibaldi  on  restait  persuadé  que  Gremer  avait  fait  man- 
quer l'affaire  de  Dijon. 

Ge  qui  était  plus  grave  et  ce  qui  est  en  réalité  un  des  épisodes 
les  plus  sérieux  de  cette  période  de  la  campagne,  c'est  la  seconde 
bataille  de  Nuits,  livrée  peu  après,  le  18  décembre.  Depuis  les  af- 
faires de  Dijon,  d'Autun,  de  Châteauneuf,  Werder,  qui  avait  à  cou- 
vrir le  siège  de  Bjlfort  et  à  surveiller  la  Saône,  Lan  grès,  les  commu- 
nications avec  Paris,  Werder  sentait  que  ces  corps  qu'il  venait  de 
rencontrer  pouvaient  se  fortifier.  11  démêlait  autour  de  lui  un  mou- 
vement croissant  qui  se  manifestait  sous  plus  d'une  formé,  et  peut- 
être  entrevoyait-il  déjà  quelque  complication  plus  sérieuse.  La  pré- 
sence de  Gremer  à  une  si  petite  distance,  à  Nuits,  le  gênait,  et  il  se 
décidait  à  tenter  une  pointe  rapide  dans  celte  direction  de  Nuits  et 
de  Beaune.  Il  espi'rait,  par  un  coup  frappé  avec  à-propos  et  avec 
vigueur,  se  mettre  en  sûreté  pour  quelque  temps  et  avoir  toute  li- 
berté. C'était  le  général  de  Glumer  qui,  avec  la  division  badoise, 
devait  exécuter  l'opération.  11  partait  de  Dijon  le  18  au  matin  avec 
deux  colonnes,  l'une,  sous  Degenfeld,  suivant  les  montagnes  à  droite, 


LA   GUERRE    DE    FRANCE.  769 

prenant  sa  direction  par  Ghainbeuf,  et  ayant  l'air  de  prendre  Nuits 
à  revers,  l'autre  s'avançant  plus  directement  sur  la  gauche  par  Fe- 
nay  et  Saulon-la-Rue.  Greuier,  qui,  dans  une  reconnaissance,  avaif: 
aperçu  les  têtes  de  colonnes  ennemies,  prenait  aussitôt  et  assez  ha- 
bilement ses  dispositions  sur  la  ligne  du  chemin  de  fer  qui  passe 
en  avant  de  Nuits  et  sur  les  hauteurs  de  Chaux  qui  dominent  la 
ville.  Une  lutte  sanglante  s'engageait  bientôt  et  se  prolongeait  toute 
la  journée  au  château  de  la  Berchère,  sur  le  chemin  de  l'er,  autour 
de  Vosne.  Eîle  était  vigoureusement  soutenue  par  notre  petite  ar- 
mée, par  la  1''=  légion  du  Rhône,  à  la  tête  de  laquelle  le  colonel  Gel- 
!er  se  faisait  tuer,  par  les  mobiles  de  la  Gironde  que  M.  de  Carayon- 
Latour  conduisait  au  feu  avec  une  chevaleresque  intrépidité. 

A  qui  restait  l'avantage  en  définitive?  Il  ne  restait  point  évidem- 
ment aux  Français,  puisque  le  soir  Gremer  se  voyait  obligé  de  se 
retirer  sur  Beaune,  peut-être  parce  qu'il  n'avait  plus  de  muiù- 
tions,  sans  doute  aussi  parce  qu'il  craignait  d'être  coupé  par  la 
colonne  de  Degenfeld.  La  victoire  restait,  si  l'on  veut,  aux  Alle- 
mands, puisqu'ils  entraient  à  Nuits;  mais  cette  victoire,  ils  l'avaient 
payée  cher.  Le  prince  Guillaume  de  Bade  avait  été  gravement  blessé 
devant  ses  troupes,  celui  qui  l'avait  remplacé,  le  colonel  Renz,  avait 
été  tué.  Les  Allemands  avaient  perdu  plus  de  1,200  hommes,  et 
dès  le  lendemain  ils  quittaient  Nuits,  ils  reprenaient  le  chemin  de 
Dijon,  où  ils  rentraient,  dit-on,  assez  tristes  et  assez  démoralisés. 
Quelques  jours  auparavant,  Garibaldi  devant  Dijon  pouvait  deman- 
der où  était  Gremer;  cette  fois  c'était  Gremer  qui  pouvait  deman- 
der ce  que  Garibaldi  faisait  pour  lui.  Garibaldi  était  à  Autun,  il  dé- 
pêchait Menotti,  et  Menotti  arrivait  le  lendemain  à  Beaune  :  il  était 
trop  tard!  Le  fait  est  que,  tout  en  écrivant  à  Gremer  que  ses  opéra- 
tions étaient  «  marquées  au  coin  du  génie,  »  Garibaldi  ne  s'en- 
tendait pas  mieux  avec  lui  qu'avec  les  autres  généraux,  et  que  Gre- 
mer de  son  côté  n'aurait  pas  voulu  plus  que  les  autres  généraux 
passer  sous  le  cominandement  de  Garibaldi.  Le  premier  résultat 
de  cette  singulière  incohérence  avait  été  l'affaire  de  Dijon;  le  se- 
cond résultat  était  l'affaire  de  Nuits,  qui  avec  quelques  secours 
aurait  pu  être  un  succès,  et  qui  ne  pouvait  être  considérée  que 
comme  un  combat  soutenu  avec  honneur. 

Ainsi,  entre  le  15  et  le  20  décembre  1870,  on  en  était  là.  Le  siège 
de  Belfort  continuait,  et  cette  résistance  commençait  à  exciter  un 
intérêt  mêlé  d'émotion.  Garibaldi,  renfermé  à  Autun,  pouvait  tout 
au  plus  se  défendre  en  poussant  quelques  partis  autour  de  lui. 
Gremer  montrait  à  Nuits  que  seul  il  he  pouvait  rien.  L'invasion 
étrangère,  maîtresse  de  l'est,  pouvait  d'un  moment  à  l'autre  s'é- 
tendre encore.  C'est  alors  que  naissait  dans  les  conseils  du  gouver- 

TOMB  cii.  —  1872.  49 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nement,  transporté  à  Bordeaux,  la  pensée  d'une  grande  diversion, 
d'une  tentative  suprême  pour  aller  chercher  dans  l'est  la  délivrance 
de  Paris,  en  commençant  par  la  délivrance  de  cette  région  de  la 
France  elle-même,  qui  ne  pouvait  se  délivrer  toute  seule. 

III. 

La  faute  n'était  pas  de  songer  à  cette  diversion,  d'entreprendre 
une  expédition  véritable  dans  l'est.  La  faute  ou  le  malheur  était  de 
réaliser  cette  idée  trop  tard  et  dans  des  conditions  que  les  progrès 
mêmes  de  l'invasion  aussi  bien  que  les  rigueurs  d'un  hiver  excep- 
tionnel rendaient  plus  difficiles.  La  faute  était  d'avoir  perdu  deux 
mois  en  efforts  incohérens,  en  opérations  décousues  qui  n'aboutis- 
saient qu'à  une  déperdition  de  forces,  à  une  résistance  disséminée 
et  impuissante.  Ces  deux  mois  qu'on  pouvait  se  donner,  puisqu'on 
n'ignorait  point  que  Paris  tiendrait  plus  longtemps,  ces  deux  mois 
auraient  pu  assurément  être  mieux  utilisés  pour  la  défense  de  l'est 
tt  pour  la  défense  du  pays  tout  entier.  Il  suffisait  de  ne  pas  les 
perdre  en  agitations  vaines,  de  savoir  les  employer  avec  un  peu  de 
sang-froid,  sans  trop  de  précipitation,  à  organiser,  à  concentrer  les 
forces  qui  restaient  à  la  France,  et  ces  forces  étaient  encore  im- 
menses. Je  ne  parle  plus  des  autres  points  où  aurait  pu  s'acconi" 
plir  cette  œuvre  de  prévoyance  active  et  d'ordre  qui  eût  donné  en 
quelques  semaines  au  pays  des  armées  nouvelles  capables  de  re- 
prendre sérieusement  la  lutte  en  combinant  leur  action  :  dans  l'est, 
Besançon  pouvait  devenir  le  centre  naturel  de  notre  réorganisation 
militaire. 

Précisons  cette  situation.  L'essentiel  était,  non  de  faire  une  guerre 
d'illusions  et  de  mirages,  non  de  jeter  de  tous  côtés  des  forces  qui 
ne  pouvaient  arrêter  l'ennemi,  mais  de  masser,  de  concentrer  ces 
forces  sous  Besançon,  dans  une  sorte  de  camp  retranché  où  les 
Prussiens  ne  seraient  point  allés  les  chercher.  Par  sa  position,  en 
effet,  Besancon  est  le  point  central  d'une  ligne  de  défense  fecile- 
ment  inattaquable.  Au  nord,  la  place  est  protégée  par  la  chaîne  du 
Lomont,  couverte  elle-même  par  le  Doubs  qui  se  replie  de  Pont- 
de-Roide  à  Baume-les-Dames  en  passant  par  Yougeauconrt,  Montbé- 
îiard,  Clerval,  et  en  formant  comme  un  triangle  irrégulier.  11  suffit 
de  garder  un  peu  fortement  du  côté  de  Montbéliard  quelques  pas- 
sages qui  conduisent  aux  plateaux,  et  par  où  l'on  pourrait  être 
tourné.  Au  sud  Besançon  a  pour  défense  la  vallée  du  Doubs,  la  val- 
lée de  la  Loue,  la  forêt  de  Chaux,  qui  est  dans  l'angle  des  deux  ri- 
vières, les  escarpemens  prolongés  du  Jura,  Salins.  En  occupant  ces 
positions,  faciles  à  défendre,  on  tient  en  réalité  Dôle,  Mouchard,  les 
points  de  jonction  des  chemins  de  fer  qui  vont  vers  Bourg,  Lyon  et 


LA    GUERRE    DE    FRANCE.  771 

le  midi.  C'est  là,  à  l'abri  de  Besançon,  que  devaient  être  réunies  des 
forces  suffisantes,  qui  auraient  pu  être  organisées,  disciplinées, 
exercées,  et  qui  seraient  devenues  rapidement  la  véritable  armée 
de  l'est,  toujours  menaçante  d'abord  pour  l'invasion  dans  la  vallée 
de  la  Saône,  puis  destinée  à  se  jeter  à  l'heure  voulue  sur  les  com- 
munications allemandes.  C'était  là  du  reste,  dès  le  premier  mo- 
ment, l'idée  d'un  officier  distingué,  le  colonel  de  Bigot,  chef  d'état- 
major  de  la  division,  qui  disait  :  «  La  position,militaire  de  Besançon 
est  admirable  pour  tenter  une  diversion  dans  l'est,  changer  le  théâtre 
de  la  guerre  et  frapper  un  grand  coup.  Paris  a  assez  de  vivres  pour 
résister  jusqu'au  mois  de  février,  et  Belfort  tiendra  encore  trois  mois. 
Mettant  à  profit  ce  délai,  nous  pourrions  approvisionner  largement 
la  ville,  achever  les  fortifications  et  établir  autour  de  Besançon  un 
vaste  camp  retranché  pour  y  recevoir  un  grand  nombre  de  troupes 
qu'on  organiserait  et  disciplinerait.  »  Il  s'agissait  toujours  dans  ce 
plan  d'une  expédition  de  l'est,  mais  «  sans  qu'il  fût  besoin  d'affai- 
blir les  armées  de  la  Loire.  » 

On  n'en  fit  rien.  Il  fallait  s'agiter,  remuer  des  masses,  avoir  sur- 
tout l'air  de  «  faire  quelque  chose.  »  Au  lieu  de  coordonner  les 
moyens  d'action  dont  on  pouvait  disposer,  on  les  confondait,  on  les 
déplaçait,  et  après  avoir,  au  mois  de  novembre,  rappelé  de  l'est  le 
peu  d'armée  qu'il  y  avait,  le  20*  corps,  en  laissant  Garibaldi  «  unique 
gardien  de  nos  intérêts,  »  on  se  trouvait  conduit  en  décembre  à 
jeter  dans  l'est  une  partie  de  l'armée  de  la  Loire,  ce  qu'on  appelait 
désormais  la  «  première  armée  de  la  Loire.  »  Cette  armée  promise  à 
un  si  grand  malheur,  elle  se  composait  des  corps  plus  qu'à  demi 
désorganisés  qui  s'étaient  repliés  vers  le  centre,  vers  Bourges, 
après  les  désastres  d'Orléans  aux  premiers  jours  de  décembre,  et 
elle  venait  d'èire  mise  sous  les  ordres  d'un  des  chefs  les  plus  po- 
pulaires, le  général  Bjurbaki,  arrivé  depuis  peu  sur  la  Loire. 

Toujours  jeune  avec  ses  cinquante-six  ans,  esprit  brillant  et~fin, 
cœur  chaud  et  impétueux,  caractère  franc  et  résolu,  Bourbaki  était 
certes  l'homme  le  mieux  fait  pour  conduire  une  entreprise  hardie 
dans  des  conditions  moins  contraires.  11  avait  été  tout  récemment 
le  héros  involontaire  d'une  histoire  à  demi  romanesque.  Dernier 
commardant  de  la  garde  impériale  et  enfermé  avec  elle  à  Metz,  il 
était  sorti  de  la  citadelle  lorraine  vers  la  fin  de  septembre  dans  des 
circonstances  assez  mystérieuses,  à  la  suite  d'une  visite  faite  au 
maréchal  Bazaine  par  un  personnage  inconnu  se  disant  accrédité 
par  M.  de  Bismarck  et  envoyé  par  l'impératrice,  qui  aurait  témoigné 
le  désir  de  voir  le  maréchal  Canrobert  ou  le  général  Bourbaki. 
Bourbaki,  informé  de  cet  incident,  n'avait  demaidi  aucune  mis- 
sion, il  n'en  avait  réellement  aucune;  i!  avait  simpl<ment  accepté, 
le  maréchal  Canrobert  ne  pouvant  partir,  de  se  rendre  en  Angle- 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

terre,  à  la  condition  de  pouvoir  revenir,  et  il  le  croyait  ainsi.  Ar- 
rivé en  Angleterre,  il  n'avait  pas  tardé  à  s'apercevoir  qu'on  avait 
été  le  jouet  d'une  fable  imaginée  par  un  aventurier.  Il  avait  immé- 
diatement repris  la  route  do  Metz,  et,  ne  pouvant  rentrer  malgré 
la  précaution  qu'il  avait  prise  de  faire  réclamer  une  autorisation 
du  roi  de  Prusse  par  lord  Granville,  il  était  parti  pour  Tours.  Tout 
avait  été  loyal,  correct  dans  sa  conduite.  Il  n'avait  pas  caché  à  l'im- 
pératrice que  son  épée  appartenait  avant  tout  à  la  France,  il  n'avait 
pas  à  cacher  au  gouvernement  de  Tours  le  caractère  et  les  circon- 
stances de  sa  démarche. 

Il  emportait  seulement  le  regret  de  n'avoir  pu  aller  partager  le 
sort  de  ses  soldats  à  Metz,  et,  chemin  faisant,  dans  son  voyage 
vers  le  centre  de  la  France,  il  se  sentait  ému  de  la  confusion  qu'il 
voyait  autour  de  lui,  du  désordre  des  troupes  qu'il  rencontrait. 
Aussi,  lorsqu'à  son  arrivée  à  Tours  il  avait  reçu  l'ofTie  des  premiers 
commaudemens  de  l'armée,  il  n'avait  pas  hésité  à  les  décliner,  «  ne 
se  sentant  pas  en  mesure,  disait-il,  de  réaliser  ce  que  le  public 
attendait  de  lui.  »  Il  s'était  borné  à  demander  d'être  envoyé  dans  le 
nord,  où  il  espérait,  s'il  pouvait  réunir  quelques  forces,  se  frayer 
un  passage  jusqu'à  Verdun  et  peut-être  communiquer  avec  l'armée 
de  Metz.  A  défaut  de  succès  de  ce  côté,  il  se  proposait  de  se  créer 
un  noyau  d'hommes  disciplinés  et  résolus  pour  tenter  quelque  coup 
de  main  audacieux  sur  Beauvais,  sur  Compiègne,  en  pleines  lignes 
allemandes,  et  déjà  il  se  préparait  à  réaliser  ce  dessein,  quand  tout 
à  coup  le  gouvernement,  cédant  à  des  criailleries  d'agitateurs,  à  de 
vulgaires  pressions  de  parti,  le  rappelait  du  nord  par  une  sorte  de 
révocation  mal  déguisée.  On  le  destituait  dans  le  nord,  et  le  lende- 
main, avec  cette  étrange  habitude  de  traiter  les  généraux  en  sus- 
pects tout  en  leur  demandant  de  nouveaux  services,  le  gouverne- 
ment donnait  au  général  Bourbaki  un  commandement  supérieur 
sur  la  Loire,  bientôt  même  le  commandement  des  15%  18*  et 
20"  corps  formant  la  première  armée.  Bourbaki  était  arrivé  en 
pleine  débâcle  d'Orléans,  et  il  ne  pouvait  se  défendre  d'une  cer- 
taine tristesse  en  voyant  cette  incohérence  de  direction.  Il  ac- 
ceptait sans  confiance  et  se  résignait  sans  illusion,  doutant  du 
succès,  mais  prêt  à  se  mettre  à  l'œuvre,  à  prodiguer  son  dévoù- 
ment,  et  bien  sûr  de  retrouver  l'entraînante  autorité  de  sa  vaillante 
nature  aux  jours  de  combat. 

Que  voulait-on  faire  de  ces  soldats  réunis  sous  le  nom  de  pre- 
mière armée?  On  ne  le  savait  encore,  et  le  généra!  Bourbaki, 
comme  les  autres,  éiait  réduit  à  écrire  au  gouvernement  :  «  Je  vous 
demande  de  me  faire  connaître  le  plan  général  que  vous  avez 
adopté  pour  la  défense  nationale.  »  Une  chose  certaine,  c'est  qu'a- 
vant de  songer  à  se  servir  de  ces  corps  rejetés  en  désordre  sur  les 


LA    GUERRE    DE    FRANCE.  773 

routes  da  centre  il  fallait  les  rallier,  les  raffermir,  les  réorganiser. 
Tels  qu'ils  étaient,  ils  n'auraient  pu  même  sans  péril  tenter  cette 
diversion  secourable  que  Chanzy  demandait  à  Bourbaki,  et  que  ce- 
lui-ci ne  se  sentait  en  mesure  d'essayer  que  quelques  jours  plus 
tard.  La  première  nécessité  était  de  refaire  ces  corps;  c'est  à  cela 
que  se  passaient  les  premières  semaines  de  décembre.  A  ce  moment 
encore  du  reste,  dans  les  conseils  officiels,  on  n'avait  point  évidem- 
ment abandonné  l'idée  de  maintenir  la  première  armée  sur  la  Loire, 
de  la  pousser  en  avant  sur  Paris.  On  y  avait  si  peu  renoncé  que  le 
17  décembre  M.  Gambetta,  qui  était  à  Bourges,  écrivait  au  général 
Bourbaki  pour  le  stimuler  :  «  Songez  quelle  gloire  ce  serait  pour 
vous  d'arriver  à  Fontainebleau  presque  sans  coup  férir!  Je  suis  in- 
formé qu'il  n'y  a  pas  un  Prussien  dans  Seine-et-Marne.  Il  faut  donc 
profiter  au  plus  vite  de  la  situation  de  Fontainebleau.  »  Bourbaki 
ne  croyait  pas  si  facile  d'arriver  de  cette  façon  foudroyante  et  sans 
coup  férir  à  Fontainebleau;  mais  il  croyait  pouvoir  se  porter  d'a- 
bord sur  Montargis  et  manœuvrer  dans  cette  région  en  se  servant 
des  moindres  cours  d'eau,  en  se  créant  des  lignes  artificielles  de 
stratégie.  Une  fois  là,  et  la  deuxième  armée  aidant,  on  aurait  vu. 
C'était  en  somme  une  partie  du  plan  que  le  général  Chanzy  propo- 
sait de  son  côté.  Bourbaki  se  mettait  en  effet  immédiatement  en 
marche,  et  le  19  il  avait  atteint  le  petit  village  de  Beaugy;  mais  là 
tout  changeait  subitement,  le  projet  de  l'expédition  de  l'est  faisait 
tout  à  coup  son  apparition,  venait  arrêter  le  mouvement  commencé, 
et  ce  qu'il  y  a  d'assez  curieux,  c'est  que  M.  Gambetta,  après  avoir 
écrit  comme  il  le  faisait  le  17  au  général  Bourbaki,  écrivait  dix 
jours  après  dans  un  sens  tout  opposé  au  général  Chanzy  en  lui 
démontrant  l'avantage  d'une  opération  absolument  différente.  M.  de 
Freycinet  avait  été,  je  crois,  il  s'en  attribue  du  moins  le  mérite,  le 
principal  inspirateur  de  cette  évolution  soudaine  dans  la  stratégie 
de  la  défense. 

Ainsi  c'est  le  19  décembre  que  l'idée  de  l'expédition  de  l'est 
prenait  une  forme  définitive,  qu'elle  devenait  un  projet  arrêté,  et 
en  l'acceptant  le  général  Bourbaki  ne  se  dissimulait  pas  ce  qu'avait 
de  grave,  de  tardif  au  point  de  vue  de  la  situation  de  Paris,  de 
périlleux,  une  entreprise  qui  pouvait  si  aisément  devenir  une  aven- 
ture; mais  il  se  laissait  peut-être  aller  à  croire  que  l'écart  qui  allait 
s'établir  entre  les  deux  armées  de  la  Loire  opérant  à  si  grande  dis- 
tance mettrait  le  prince  Frédéric-Charles  dans  l'embarras.  Il  ne 
soupçonnait  pas  que  les  Allemands  pourraient  tenir  tête  a  cette  com- 
plication nouvelle  sans  détacher  un  régiment  de  l'année  du  prince 
Frédéric-Charles,  prête  à  s'engager  à  fond  contre  Chanzy.  De  plus 
il  s'efforçait  d'avance  de  préciser  le  sens,  la  portée  et  les  limites 
d'une  opération  à  laquelle  s'attachaient  déjà  d'étranges  illusions. 


774  REVUE    DES    DEUX   MOJN'DES. 

Il  n'eut  Jamais,  quant  à  lui,  la  pensée  de  ces  prodigieuses  péripé- 
ties dont  on  flattait  bientôt  l'imagination  publique,  de  ces  irrup- 
tions foudroyantes  sur  les  lignes  allemandes,  que  sais-je  encore? 
peut-être  d'une  marche  en  pleine  Allemagne.  Ce  qui  lui  semblait 
possible  et  réalisable,  c'était  de  forcer  d'abord  l'ennemi  à  quitter 
les  contrées  envahies  de  l'est,  Dijon,  Gray,  Yesoul,  la  Saône,  de 
manœuvrer  de  façon  à  faire  lever  le  siège  de  Belfort,  et,  cela  obtenu, 
on  pourrait  aller  tenter  la  fortune  des  armes  du  côté  de  Langres. 

Même  ramenée  à  ces  termes,  l'expédition  offrait  toujours  assuré- 
ment de  sérieuses  difficultés.  Pour  l'accomplir,  Bourbaki  allait  avoir 
à  sa  disposition  le  IS*"  et  le  20''  corps  qu'il  emmenait  avec  lui,  un 
2/»*  coi'ps  qui  venait  de  s'organiser  à  Lyon  sous  le  général  de  Bres- 
solles,  plus  la  division  Cremer,  qui,  pendant  ces  délibérations 
mêmes,  livrait  la  bataille  de  Nuits,  et  une  réserve  sous  les  ordres 
d'un  officier  de  marine  distingué,  M.  Fallu  de  la  Barrière.  Le 
15^  corps,  appelé  quelques  jours  plus  tard  seulement  dans  l'est, 
restait  provisoirement  autour  de  Bourges  et  de  Nevers.  Cette  armée 
était  considérable  sans  doute,  elle  l'était  surtout  en  apparence;  elle 
ne  comptait  pas  cependant  les  150,000  hommes  qu'on  lui  a  libéra- 
lement attribués  si  souvent.  En  réalité,  à  son  arrivée  dans  l'est, 
Bourbaki  avait  101,000  hommes,  et  dans  le  nombre  il  y  avait  bien 
35,000  bons  soldats  capables  de  faire  une  campagne  sérieuse.  Le 
reste  n'avait  ni  habitude  de  la  guerre,  ni  cohésion,  ni  discipline. 
C'était  là  justement  ce  qui  préoccupait  Bourbaki  dans  ces  cruelles 
heures,  ce  qui  le  remplissait  de  perplexités  jusqu'à  la  dernière  mi- 
nute. Ou  raconte  qu'au  moment  où  se  tenait  le  conseil  décisif  et  où 
Bourbaki  semblait  hésiter  encore  avant  de  se  lancer  dans  une  telle 
affaire,  on  vit  entrer  tout  à  coup  le  général  Glinchant,  qui  était,  lui 
aussi,  un  prisonnier  de  Metz  échappé  de  la  captivité,  et  qui  venait 
prendre  le  commandement  du  20^  corps.  «  Tenez,  aurait  dit  Bour- 
baki, voilà  Clinchaiit,  je  le  connais;  s'il  pense  que  nous  pouvons 
marcher,  je  me  fie  à  lui,  j'accepte.  »  Le  général  Clinchant  qui  arri- 
vait plein  d'ardeur,  impatient  d'action,  n'hésitait  pas  à  se  prononcer 
pour  l'entreprise,  à  combattre  les  derniers  doutes  du  commandant 
en  chef.  —  «  Eh  bien  !  aurait  répondu  Bourbaki,  tout  est  dit,  c'est 
entendu,  marchons!  » 

On  était  donc  décidé,  et,  quoique  tardive,  quoique  difficile,  l'expé- 
dition de  l'est  pouvait  réussir.  Le  succès  dépendait,  à  vrai  dire,  de 
ce  qu'on  ferait  pour  préparer  et  assurer  l'exécution  du  plan  qu'on 
avait  conçu.  On  entrait  dans  une  voie  où  il  fallait  tout  prévoir,  même 
l'imprévu,  à  plus  forte  raison  ce  qu'il  était  si  facile  de  pressentir, 
les  difficultés  d'approvisionnement,  la  possibilité  d'une  diversion  de 
l'ennemi  venant  par  l'ouest  au  secours  de  Werder,  rejeté  vers  les 
Vosges.  Bourbaki  n'était  pas  assez  inexpérimenté  pour  se  jeter  à 


LA   GUERRE    DE   FRANCE.  775 

l'aventure  sans  avoir  pesé  ses  chances  et  calculé  ce  qui  pouvait  ar- 
river, sans  s'être  prémuni  contre  tout  ce  qui  pouvait  interrompre, 
compliquer  ou  menacer  ses  opérations,  une  fois  qu'il  serait  en 
pleine  marche.  Il  avait  d'abord  insisté  auprès  du  gouvernement  sur 
deux  points.  Il  avait  demandé  qu'on  assurât  par  tous  les  moyens  des 
vivres  à  son  armée  et  qu'on  accumulât  les  appiovisionnemens  dans 
Besançon,  qui  deviendrait  ainsi  pour  lui  une  place  de  ravitaillement 
et  au  Lesoin  de  refcge.  Il  avait  demandé  encore  et  surtout  d'être 
protégé  sur  son  aile  gauche  et  sur  ses  derrières  contre  toute  tenta- 
tive des  Allemands  par  l'ouest,  lorsqu'il  s'avancerait  sur  Belforî, 
après  avoir  dégagé  Dijon  et  la  Saône.  Le  gouvernement  avait  tout 
promis  :  il  avait  assuré  que  la  place  de  Besançon  serait  comblée 
d'approvisionnemens,  et  quant  aux  Allemands  venant  de  l'ouest, 
ils  seraient  surveillés,  neutralisés  par  une  force  considérable  de  mo- 
bilisés. On  ne  pariait  d'abord  de  rien  moins  que  de  200,000  hommes. 
C'était  beaucoup  plus  qu'on  n'en  pouvait  réunir;  il  n'en  aurait  pas 
fallu  la  moitié,  dans  des  positions  un  peu  habilement  choisies,  pour 
embarrasser  ou  ralentir  l'ennemi,  ne  fut-ce  que  pendant  quelques 
jours.  De  plus  Garibaldi  serait  envoyé  à  Dijon  avec  son  armée  forti- 
fiée pour  arrêter  les  Allemands  au  passage,  s'ils  se  présentaient,  ou 
pour  courir  sur  eux.  Ici  seulement  commençait  à  éclater  îe  vice  de 
cette  situation.  Bourbaki,  le  chef  principal  de  l'expédition,  avait 
sûrement  besoin  d'être  garanti  dans  sa  marche,  il  avait  un  intérêt 
de  preuiier  ordre  à  savoir  ce  qui  se  passait  sur  son  liane  et  sur  ses 
derrières,  et  il  ne  disposait  pas  des  forces  qui  étaient  censées  con- 
courir à  ses  opérations.  Bourbaki  n'avait  peut-être  pas  plus  envie 
de  commander  à  Garibaldi  que  Garibaldi  ne  se  souciait  d'être  com- 
mandé par  Bourbîiki.  Il  n'y  avait  même  aucun  rapport  régulier  et 
suivi  entre  les  deux  camps.  C'était  toujours  la  même  histoire.  Le 
gouvernement  restait  le  grand  moteur  lointain  de  ces  forces  di- 
verses, de  sorte  que  Bourbaki,  moins  protégé  qu'il  ne  le  croyait 
peut-être,  se  trouvait  exposé  à  devenir  la  victime  de  la  plus  désas- 
treuse incohérence  de  conseils  et  de  direction  ;  mais  c'était  là  en- 
core l'affaire  de  l'avenir.  Pour  le  moment,  il  y  avait  deux  conditions 
premières  et  essentielles  de  succès. 

Ces  deux  conditions  étaient  le  secret  et  la  rapidité  des  moave- 
mens.  Il  est  de  toute  évidence  qu'il  y  avait  un  suprême  intérêt  à  ne 
rien  laisser  pénétrer  de  ce  qu'on  allait  faire,  à  se  dérober  aux  Alle- 
mands et  à  les  tromper,  ne  fût-ce  que  pendant  quelques  jours,  de 
telle  ûiçon  qu'ils  ne  pussent  s'apercevoir  de  la  grande  conversion 
vers  l'est  que  lorsqu'on  serait  déjà  sur  le  terrain,  à  l'heure  de  l'ac- 
iion.  Ce  n'était  pas  facile,  j'en  conviens;  on  pouvait  du  moins  éviter 
de  jeter  son  secret  à  tous  les  vents,  et  les  chemins  de  fer,  en  offrant 
des  moyens  de  célérité,  pouvaient  aider  à  utiliser  énergiquement  les 


776  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

quelques  jours  pendant  lesquels  on  prolongerait  les  incertitudes  de 
l'ennemi.  Malheureusement  c'est  ici  que  les  déceptions  se  succé- 
daient. Le  secret  !  il  était  vraiment  bien  gardé  !  il  courait  partout.  Les 
journaux  ébruitaient  le  mouvement  avant  qu'il  fût  commencé.  Dans 
toute  la  Franche-Comté,  dans  toute  la  Bourgogne,  on  ne  parlait  que 
(le  la  grande  expédition  qui  allait  délivrer  Beltbrt.  Autour  du  gou- 
vernement, on  ne  gardait  aucune  discrétion,  tout  était  livré  aux 
commérages.  Le  chef  cl' état-major  de  Garibaldi  restait  lui-même 
(m  jour  scandalisé  de  s'entendre  interpeller  sur  le  seuil  du  minis- 
tère, à  Bordeaux,  par  un  des  familiers  de  la  maison,  membre  d'un 
«  comité  scientifique  de  la  guerre,  »  qui  lui  disait  tout  haut  devant 
cinquante  personnes  inconnues  :  «  Eh  bien!  vous  allez  dans  l'est, 
on  va  jouer  la  grande  partie!  »  Un  bruyant  voyage  de  M.  Gambetta 
à  Lyon  en  ce  moment  achevait  de  donner  l'éveil.  Si  les  Allemands 
s'étaient  m.épris,  ils  auraient  été  bien  simples.  Dès  le  25  décembre, 
l'état-major  de  Versailles  recevait  l'avis  que  les  troupes  françaises, 
réunies  autour  de  Nevers  et  de  Bourges,  venaient  d'être  expédiées 
par  chemin  de  fer  vers  Chalon-sur-Saône.  Le  général  de  Werder, 
de  son  côté,  savait  au  même  instant  que  depuis  quelques  jours  les 
transports  militaires  se  succédaient  sur  la  ligne  de  Lyon  à  Besan- 
çon, que  «  quelque  chose  d'extraordinaire  se  préparait.  » 

Restait  la  rapidité  des  mouvemens,  qui  jusqu'à  un  certain  point 
aurait  pu  compenser  les  inconvéniens  de  ces  divulgations  étourdies 
en  accélérant  l'entrée  en  campagne.  La  rapidité  manquait  comme 
tout  le  reste,  plus  que  tout  le  reste.  Je  sais  bien  que,  par  une  fata- 
lité de  plus  dans  cette  accumulation  d'imprévoyances  qui  avait  si- 
gnalé le  commencement  de  la  guerre,  l'organisation  des  chemins 
de  fer  français,  dans  leur  application  aux  services  militaires,  était 
d'une  désolante  infériorité  vis-à-vis  de  l'organisation  allemande, 
ici  cependant,  les  hommes  du  cabinet  de  Bordeaux  se  trouvaient 
dans  leur  sphère.  M.  de  Freycinet  était  un  ingénieur  connaissant 
son  métier;  M.  de  Serre,  ce  jeune  Polonais  qui  allait  jouer  je  ne 
sais  quel  personnage  dans  l'est,  était,  lui  aussi,  ingénieur,  et  ve- 
nait de  quitter  les  chemins  de  fer  autrichiens.  C'était  le  cas,  pour 
des  hommes  d'administration  et  d'expérience  technique,  de  dé- 
ployer leur  activité  là  où  ils  pouvaient  rendre  de  vrais  services.  Ils 
n'avaient  qu'à  s'emparer,  à  se  servir  de  ce  puissant  instrument 
des  chemins  de  fer,  et  ils  auraient  travaillé  ainsi  d'une  façon  bien 
plus  efficace  au  succès  de  la  campagne  en  assurant  les  mouvemens 
et  les  approvisionnemens  de  l'armée.  Non,  c'était  trop  médiocre,  à 
ce  qu'il  paraît;  on  avait  la  fureur  de  se  mêler  de  stratégie  lorsqu'on 
n'en  savait  pas  le  premier  mot,  et  là  oii  on  aurait  pu  avoir  quelque 
compétence,  on  ne  faisait  pas  ce  qu'on  aurait  pu  faire.  On  multi- 
pliait les  ordres  sans  doute;  mais  ces  ordres  étaient  mal  compris, 


LA    GUEBllE    DE    IKANCE.  777 

mal  obéis,  faute  d'une  certaine  unité  de  direction.  Les  chefs  mili- 
taires se  plaignaient  de  la  lenteur,  de  la  confusion  des  embarque- 
mens;  les  compagnies,  qui  avaient  plus  de  mille  wagons  à  expédier, 
se  plaignaient  qu'on  ne  leur  laissât  pas  le  temps  de  réunir  cet  im- 
mense matériel,  qu'on  encombrât  leurs  voies  par  imprévoyance, 
par  ce  qu'un  habile  ingénieur,  M.  Jacqmin,  appelle  des  «  mesures 
erronées  ou  incomplètes.  »  Au  départ  des  18"  et  '10^  corps,  dit  M.  de 
Freycinet,  «  l'entente  s'est  mal  établie  entre  l'état-major  de  l'ar- 
mée et  les  compagnies  des  chemins  de  fer...  »  Par  qui  donc  cette 
entente  aurait-elle  dû  être  établie  et  maintenue,  si  ce  n'est  par 
l'administration  de  la  guerre  elle-même,  intervenant  pour  impri- 
mer l'unité  d'action,  pour  régulariser  ces  grands  transports?  C'est 
ce  qu'on  ne  faisait  pas,  et  le  résultat  était  inévitable. 

Au  19  décembre,  l'expédition  était  décidée.  Le  20,  les  premiers 
ordres  de  mouvement  étaient  donnés  pour  le  lendemain.  Le  18^  et 
le  20^  corps  devaient  partir  de  Bourges,  de  Nevers,  de  Saincaize  et 
de  La  Charité  pour  Chalon-sur-Saône  et  Chagny.  De  Bourges  à 
Châlon,  il  y  avait  2/i8  kilomètres;  de  Saincaize  à  Chagny,  il  y 
avait  173  kilomètres.  On  mit  huit  jours  pour  accomplir  le  mouve- 
ment! C'était  bien  pire  peu  après  lorsqu'il  fallut  mettre  en  route  le 
15®  corps.  Le  gouvernement  évaluait  à  32,000  hommes  les  troupes 
qu'on  devait  embarquer;  il  y  avait  plus  de  A0,000  hommes.  Le  mi- 
nistère donnait  quarante-huit  heures  à  la  compagnie  pour  exécuter 
l'opération;  on  mit  douze  jours,  traînant  tout  le  long  de  la  ligne 
sur  les  voies  encombrées.  A  chaque  instant,  les  trains  étaient  obli- 
gés de  s'arrêter,  ne  pouvant  plus  avancer.  Des  détachemens  de 
troupes  restaient  sur  place  trente  et  quarante  heures  de  suite,  quel- 
ques-uns même  trois  jours,  sans  pouvoir  descendre,  par  12  et 
15  degrés  de  froid,  par  la  neige  la  plus  abondante.  Les  chevaux 
mouraient,  les  hommes  finissaient  par  n'avoir  plus  de  vivres,  et  ne 
pouvaient  s'en  procurer.  Tout  marchait  ainsi,  de  sorte  que  les  che- 
mins de  fer,  au  lieu  d'être  un  moyen  d'accélération,  devenaient  une 
complication  de  plus  faute  d'être  employés  avec  prévoyance.  La 
lenteur  et  la  confusion  des  transports  militaires  préparaient  le  dé- 
sordre, plus  redoutable  encore,  du  service  des  approvisionnemens, 
et  même  avant  d'être  entrée  en  campagne  l'armée  avait  à  passer 
par  les  plus  énervantes  épreuves,  par  toutes  les  misères  d'un  voyage 
meurtrier  pour  la  santé  aussi  bien  que  pour  le  moral  des  troupes. 
Un  temps  précieux  avait  été  perdu,  on  finissait  néanmoins  par  sortir 
de  ce  chaos. 

IV. 

Yoici  donc  cette  armée  qui,  après  avoir  quitté  Bourges  et  Nevers 
le  21  décembre,  commence  à  montrer  ses  têtes  de  colonnes  dans 


778  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'est  le  26,  et  n'est  guère  réunie  un  peu  au  complet  avant  le  29. 
Le  18^  corps,  sous  le  général  Billot,  est  à  Chagny;  le  20*  corps  de 
Clinchant  est  à  Chalon-sur-Saône  avec  la  réserve  Fallu  de  la  Bar- 
rière; à  Beaune  se  trouve  Gremer,  qui  ne  demanderait  pas  mieux 
que  de  rester  indépendant,  mais  dont  la  division  va  former  l'aile 
gauche  de  l'armée  dans  sa  marche  vers  Belfort.  Le  24*  corps  a  été 
envoyé  directement  de  Lyon  sur  Besançon;  le  15"  corps,  laissé  mo- 
mentanément à  Bourges,  ne  rejoindra  que  quelque  s  jours  plus  tard. 
Le  général  Bourbaki  arrive  avec  son  armée,  prêt  à  donner  le  signal 
des  opérations.  Les  Allemands ,  prompts  à  s'éclairer,  n'avaient  pas 
tardé  à  se  préoccuper  de  tout  ce  qu'ils  entrevoyaient,  et  leur  pre- 
mière pensée  avait  été,  dès  le  28,  de  ne  pas  rester  en  l'air  à  Dijon, 
de  se  nplier  sur  Gray,  sur  la  ligne  de  la  Saône,  pour  garder  leurs 
communications  avec  les  Vosges,  pour  se  tenir  en  mesure  de  faire 
face  aux  événemens.  Chose  curieuse;  c'était  aussitôt  à  qui  se  dis- 
puterait le  mérite  d'avoir  forcé  les  Allemands  à  se  retirer.  Gari- 
baldi,  qui  occupait  quelques  points  entre  Autun  et  Dijon,  ne  pou- 
vait pas  croire  qu'un  tel  résultat  ne  fût  pas  dû  à  sa  savante  stratégie; 
Cremer  ne  restait  pas  moins  persuadé  que  l'honneur  lui  en  revenait. 
Ni  l'un  ni  l'autre  n'y  étaient  pour  rien.  Gremer  n'entrait  à  Dijon 
que  le  31  décembre,  trois  jours  après  le  départ  des  Prussiens,  Ga- 
ribaldi  ne  devait  y  arriver  que  le  7  janvier  1871.  La  présence  seule 
de  l'armée  de  l'est  à  Chagny  et  à  Ghâlon  avait  suffi  évidemment 
à  provoquer  cette  retraite,  qui  n'était  après  tout  qu'un  mouvement 
de  concentration  de  l'ennemi.  C'était  la  première  conséquence  de 
la  campagne  qui  s'ouvrait,  qui  ne  s'engageait  sérieusement  que  le 
31  décembre  et  le  1""  janvier  par  la  marche  du  20*  corps  sur  Dôle 
et  du  18*  corps  sur  Auxonne.  La  marche  de  Cremer  sur  Dijon  ren- 
trait aussi  dans  cet  ordre  d'opérations. 

Déjcà  cependant  on  commençait  à  s'impatienter  à  Bordeaux,  on 
trouvait  que  tout  marchait  avec  une  lenteur  désespérante.  Que  se 
passait-il  donc?  On  ne  comprenait  rien  à  cette  «  quasi-immobilité.  » 
Bourbaki  était  à  peÎTie  arrivé  sur  le  terrain,  la  campagne  s'ouvrait 
à  peine,  que  les  chefs  du  cabinet  militaire  de  Bordeaux,  oubliant 
qu'ils  n'étaient  point  étrangers  à  ces  lenteurs  dont  ils  faisaient  un 
crime  aux  autres,  et  retrouvant  toute  la  verve  de  leur  génie  straté- 
gique, se  remettaient  à  jouer  ce  jeu  de  grands  directeurs  de  la 
guerre  qui  avait  si  bien  réussi  sur  la  Loire!  Ils  ne  cessaient  d'as- 
saillir le  général  en  chef  d'objurgations,  d'instructions  méticuleuses, 
d'ordres,  de  contre-ordres  où  perçaient  la  prétention  ignorante  et 
une  défiance  presque  injurieuse.  Ils  avaient  de  l'organisation  mili- 
taire et  de  la  discipline  une  telle  idée  qu'ils  se  faisaient  adresser 
des  rapports  directs  par  des  commandans  de  corps  d'armée,  no- 
tamment par  le  général  Billot,  qui  rendait  compte  au  ministre  de 


LA   GUERRE   DE    FRANCE.  779 

l'opération  Ja  plus  simple  sans  passer  par  l'intermédiaire  de  son 
chef.  On  semblait  laisser  une  certaine  liberté  au  commandant  supé- 
rieur, on  ne  lui  en  laissait  aucune,  —  ou  cette  liberté  qu'on  avait 
l'air  de  lui  abandonner  en  principe,  on  la  lui  retirait  en  détail.  On 
s'efforçait  de  le  lier  de  toute  façon,  et  au  moment  où  l'initiative  du 
chef  militaire  aurait  dû  s'exercer  dans  toute  sa  plénitude,  sans  autre 
limite  et  sans  autre  sanction  que  sa  responsabilité,  on  lui  écrivait 
gravement  de  Bordeaux  :  «  Je  désire  qu'il  soit  bien  entendu  qu'au- 
cune décision  ne  doit  être  prise  avant  de  m'avoir  été  soumise...  Il 
faut,  ainsi  que  je  vous  l'ai  demandé,  que  vous  m'indiquiez  chaque 
soir,  aussitôt  que  la  marche  de  la  journée  est  terminée,  les  posi- 
tions exactes  des  différons  corps  placés  sous  vos  ordres,  ainsi  que 
vos  projets  pour  le  lendemain...  »  Mouvemens,  plan  d'opérations, 
détails,  on  veut  tout  savoir,  tout  conduire.  «  Il  nous  faut  plus  que 
jamais  coordonner  nos  mouvemens,  avoir  de  la  suite,  ne  jamais 
marcher  à  l'aventure,  mais  savoir  à  toute  heure  où  nous  en  sommes 
et  ce  que  nous  voulons...  » 

Bref,  on  prodiguait  les  leçons  et  on  prenait  ses  précautions.  On 
avait  niieux  fait  du  reste;  on  avait  placé  auprès  du  général  en  chef 
une  sorte  à'ad  hitus  ou  de  «  commissaire  extraordinaire,  »  ou  de 
tribun  militaire,  je  ne  sais  trop  de  quel  nom  le  nommer.  Quel  était  le 
rôle  de  M.  de  Serre  à  l'asmée  de  l'est?  On  ne  l'a  jamais  bien  su.  En 
apparence,  il  n'avait  aucune  autorité  sérieuse;  en  réalité,  il  se  mê- 
lait de  bien  des  choses,  il  suivait  le  général,  à  qui  il  servait  sou- 
vent d'intermédiaire,  et  une  certaine  opinion  faisait  de  lui  un  per- 
sonnage. On  disait  tout  bas  qu'il  arrivait  avec  de  pleins  pouvoirs, 
qu'il  avait  dans  son  portefeuille  !a  révocation  de  Bourbaki,  que  le 
commandement  supérieur  était  destiné  à  Billot.  On  ne  voyait  pas 
qu'avec  ce  système  on  énervait  d'avance  toute  direction,  on  excitait 
toutes  ces  défiances  et  ces  rivalités  qui  sont  le  fléau  d'une  armée. 
Quant  au  général  en  chef,  qu'on  plaçait  dans  des  conditions  si 
étranges,  il  sentait  indubitablement  la  position  qu'on  lui  créait.  Il 
ne  se  faisait  illusion  ni  sur  le  degré  de  confiance  qu'on  lui  témoi- 
gnait, ni  sur  la  valeur  de  ceux  qui  prétendaient  tout  conduire,  ni 
sur  les  difficultés  qui  l'entouraient,  qu'on  semblait  se  faire  un  jeu 
d'aggra.ver,  comme  si  elles  n'étaient  pas  assez  sérieuses.  S'il  res- 
tait à  son  poste,  c'est  qu'il  croyait  que  c'était  son  devoir  au  mo- 
ment de  l'acdon  et  du  péril.  Il  contenait  ses  susceptibilités,  il  ac- 
cueillait sans  amertume  le  nouveau  compagnon  qu'on  lui  donnait, 
M.  de  Serre,  et  après  s'être  vu  entouré  dans  le  nord  d'espionnages 
ridicules,  il  se  disait  qu'il  valait  mieux  avoir  dans  son  camp,  à  ses 
côtés,  un  jeune  homme  qui  ne  manquait  d'ailleurs  ni  d'intelligence, 
ni  d'activité,  ni  de  bonne  grâce,  qui  somme  toute  ne  mettait  bien- 
tôt dans  ses  relations  qu'une  attentive  et  courtoise  déférence. 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Certainement  c'était  assez  puéril  de  rappeler  à  un  chef  d'armée 
qu'il  fallait  «  avoir  de  la  suite  »  et  se  hâter.  Bourbaki  le  savait 
bien,  et  s'il  ne  marchait  pas  avec  plus  de  rapidité,  s'il  n'entrait  dé- 
cidément en  action  que  «  quinze  jours  après  le  départ  de  Bourges,  » 
selon  la  remarque  de  M.  de  Freycinet,  c'est  qu'on  ne  lui  avait 
pas  préparé  les  moyens  d'aller  plus  vite;  c'est  que  dès  la  première 
étape,  à  Dole,  on  se  trouvait  réduit  à  s'avouer  que  les  vivres  man- 
quaient, qu'on  avait  «  de  l'avoine  pour  un  jour  et  demi,  »  qu'on 
allait  être  «  arrêté ,  faute  de  nourriture,  »  dans  un  pays  désolé  par 
l'invasion,  qui  n'offrait  plus  les  ressources  nécessaires.  Le  plan  du 
général  Bourbaki  semblait  du  reste  assez  simple  et  conforme  à  la 
nature  de  ses  troupes,  encore  peu  aguerries,  aussi  bien  qu'à  sa  si- 
tuation, qui  l'obligeait  à  se  tenir  rapproché  du  chemin  de  fer  de 
Besançon,  dont  il  avait  besoin  pour  vivre.  Ce  plan  consistait  à  s'avan- 
cer par  la  vallée  de  l'Ognon,  entre  la  Saône  et  le  Doubs,  à  manœu- 
vrer sur  le  flanc  de  l'ennemi  de  façon  à  le  faire  reculer  en  menaçant 
sa  retraite  et  en  marchant  sur  Belfort,  où  il  y  aurait  sans  doute  à 
livrer  une  bataille  décisive. 

C'était  le  plan  qu'on  exécutait  en  se  portant  d'abord  de  Chagny 
et  de  Châlon  à  Auxonne  et  à  Dôle,  puis  le  /i  ou  le  5  janvier  à  Pesmes 
et  à  Marnay  sur  l'Ognon,  puis  enfin  à  Yillersexel,  position  d'une 
certaine  importance  comme  point  d'intersection  des  routes  de  Te- 
soul  à  Montbéliard,  de  Lure  à  Besançon.  On  forçait  ainsi  l'ennemi 
à  se  retirer  successivement  de  Dijon,  de  Gray,  même  de  Vesoul.  Si 
le  général  Bourbaki  marchait  sans  le  savoir  à  une  terrible  aven- 
ture, ce  n'était  point  à  coup  sûr  parce  qu'il  n'avait  pas  calculé  ses 
mouvemens;  il  agissait  si  peu  à  la  légère  que  le  8  janvier,  arrivé 
à  Montbozon,  il  pouvait  adresser  à  Chanzy  une  dépêche  où  il  pré- 
cisait avec  une  parfaite  netteté  ce  qu'il  s'était  proposé  de  faire  et  ce 
qui  se  passerait  sans  doute  le  lendemain.  «  J'ai  quitté  Bourges,  di- 
sait-il, pour  faire  évacuer  Dijon,  Gray,  Vesoul  et  lever  le  siège  de 
Belfort.  Les  garnisons  de  ces  deux  premières  villes,  menacées  de  se 
voir  couper  leur  retraite,  se  sont  retirées  sans  combat.  Je  continue 
l'exécution  de  mon  programme...  Il  peut  se  faire  que  notre  pre- 
mière rencontre  sérieuse  ait  lieu  à  Villersexel...  »  C'est  là  en  effet 
qu'allait  éclater  le  premier  choc.  Le  général  de  Werder,  qui  avait 
été  obligé  de  se  replier  jusqu'à  Vesoul,  et  qui  ne  laissait  pas  que  de 
se  sentir  en  péril,  Werder  croyait  nécessaire  de  tenter  un  effort,  ne 
fût-ce  que  pour  troubler  la  marche  de  cette  armée  qui  s'avançait,  et 
le  9  janvier,  avec  la  division  Schmeling  et  des  forces  de  la  division 
badoise,  il  se  portait  sur  Bourbaki,  contre  lequel  il  allait  se  heur- 
ter à  Villersexel  même. 

jOccupé  par  les  Allemands,  repris  par  les  Français,  toujours  dis- 
puté avec  fureur,  le  malheureux  village  était,  de  neuf  heures  du 


LA   GUERRE    DE    FRANCE.  781 

matin  à  sept  heures  du  soir,  le  théâtre  d'une  lutte  sanglante  qui 
finissait  par  se  concentrer  au  château.  Un  moment  dans  la  jour- 
née, nos  bataillons  avaient  semblé  faiblir,  et  il  n'avait  fallu  rien 
moins  que  l'arrivée  de  Bourbaki  lui-même  sur  le  terrain  pour 
rallier  ces  jeunes  troupes  électrisées  tout  à  coup  par  ce  brillant 
courage,  par  l'impétueux  capitaine  qui  se  portait  au  feu  en  s'é- 
criant  d'un  accent  vibrant  :  «  A  moi  l'infanterie!  Est-ce  que  l'in- 
fanterie française  ne  sait  plus  charger?  »  Chefs  et  soldats,  tout 
cédait  aussitôt  à  cette  inspiration  guerrière,  à  cet  éclat  de  comman- 
dement; on  revenait  au  combat,  et  Villersexel  restait  définitivement 
en  notre  possession.  La  lutte  avait  été  meurtrière,  plus  meurtrière 
qu'on  ne  l'avouait  au  camp  de  Werder.  C'était  évidemment  un  suc- 
cès enlevé  avec  vigueur  par  nos  soldats,  surtout  par  leur  chef; 
mais  en  même  temps  ce  succès  entraînait  une  perte  de  près  de 
quarante-huit  heures  très  profitable  à  Werder,  qui,  en  étant  battu, 
avait  du  moins  obtenu  l'avantage  de  troubler  la  marche  de  l'ar- 
mée de  l'est  et  de  gagner  un  peu  de  temps  pour  se  replier 
sur  des  positions  habilement  choisies  où  il  allait  nous  attendre. 
Le  13  janvier,  on  était  encore  arrêté  autour  d'Arcey;  on  se  battait 
de  nouveau  assez  vivement.  Le  lu  au  soir  enfin ,  on  allait  coucher 
sur  les  hauteurs  de  la  rive  droite  de  la  Lisaine,  faisant  face  aux 
collines  de  la  rive  gauche,  qui  protègent  les  approches  de  Belfort, 
et  où  les  Allemands  arrivaient  de  leur  côté. 

Pourquoi  le  général  Bourbaki,  au  lieu  d'aborder  de  front  avec 
toutes  ses  forces  les  positions  redoutables  qui  couvrent  la  Lisaine, 
ne  s'était-il  pas  porté,  comme  il  en  avait  été  question,  sur  Yesoul 
et  Lure,  de  façon  à  tourner  Belfort?  Il  avait  peut-être  une  raison 
assez  grave  :  c'est  que  le  chemin  de  fer  de  Gray  à  Vesoul  n'était  point 
encore  rétabli,  et  ne  pouvait  servir  à  nourrir  une  armée  entière, 
c'est  que  tous  les  approvisionnemens  étaient  accumulés  sur  le 
Doubs,  à  Clerval,  dernière  station  où  l'on  pouvait  ariiver  par  le 
chemin  de  fer  venant  de  Besançon.  Même  en  se  tenant  à  proximité 
de  Clerval,  on  avait  la  plus  grande  peine  à  vivre,  tant  les  trans- 
ports étaient  devenus  difficiles.  Les  chevaux  s'abattaient  sur  le  ver- 
glas qui  couvrait  les  chemins,  un  accident  survenu  à  un  attelage 
suspendait  la  marche  de  tout  un  convoi.  Si  l'on  s'était  porté  un  peu 
loin  de  la  ligne  de  ravitaillement,  on  se  trouvait  exposé  à  mourir 
de  faim;  des  partis  de  uhlans  lancés  à  propos  pouvaient  ajouter  au 
trouble  des  communications.  Pourquoi  du  moins  le  général  Bour- 
baki ne  se  pressait-il  pas  davantage  et  ne  gagnait-il  pas  les  Alle- 
mands de  vitesse  sur  la  Lisaine?  Un  peu  sans  doute  pour  cette 
même  raison  des  approvisionnemens.  Sur  toute  la  route,  on  avait 
été  arrêté  par  la  difficulté  de  suffire  aux  besoins  de  l'armée.  A  Vil- 
lersexel, on  n'avait  perdu  près  de  deux  jours  que  pour  attendre  des 


782  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vivres.  Les  Allemands  ne  s'y  étaient  pas  trompés,  ils  s'expliquaient 
bien  mieux  que  les  Français  la  lenteur  de  la  marche  de  Bourbaki, 
et  ils  en  profitaient  naturellement.  «  ...Quant  à  être  devancé  par 
Bourbaki  devant  Belfort,  dit  le  major  Blume,  c'était  un  cas  dont  il 
était  à  peine  nécessaire  de  se  préoccnper.  Les  nombreux  prison- 
niers faits  dans  ces  dernières  rencontres  étaient  si  mal  nourris,  si 
pauvrement  équipés,  qu'on  n'avait  pas  à  redouter  d'un  tel  adver- 
saii'e  des  mouvemens  rapides  de  masses  très  concentrées,  surtout 
dans  cette  saison,  où  le  froid  sévissait  avec  une  grande  rigueur...  » 
Et  c'est  ainsi  que  Bourbaki,  après  avoir  été  conduit  par  les  circon- 
stances à  se  diriger  sur  la  Lisaine,  ne  pouvait  y  arriver  que  le 
14  janvier  au  soir.  On  était  désormais  en  présence.  Le  nœud  de  la 
situation  allait  être  tranché  dans  un  choc  décisif.  Cette  nuit  du  lA 
au  15  janvier,  nuit  froide,  glaciale,  — il  y  eut  jusqu'à  15  degrés 
Réaumur,  —  c'était  la  veillée  des  armes  précédant  une  bataille  de 
trois  jours,  cet  ensemble  d'engagemens  qui  a  gardé  le  nom  de  ba- 
taille d'Héricoiirt. 

Les  deux  armées  n'étaient  séparées  que  par  la  vallée  assez  étroite 
où  coule  le  torrent  de  la  Lisaine,  descendant  des  Vosges  pour  aller 
se  perdre  vers  Montbéliard  dans  l'Allaine,  qui  à  son  tour  va  se  jeter 
dans  le  Doubs.  Sur  la  rive  gauche,  les  Allemands  occupaient  une 
série  de  positions  habikmient  liées,  protégées  d'abord  par  la  Lisaine, 
échelonnées  de  Montbéliard  à  Ghagey,  à  Chennebier,  jusqu'à  Fra- 
hier  sur  la  route  de  Lure  à  Belfort.  C'était  une  ligne  de  12  ou  15  ki- 
lomètres dont  Héricourt  représentait  à  peu  près  le  centre.  Le  gé- 
néral de  Werder  avait  au  moins  45,000  hommes  pour  défendre  ces 
positions,  assez  rapprochées  de  Belfort  pour  qu'il  y  eût  un  échange 
permanent  de  secours  entre  l'armée  d'opérations  et  le  corps  d'in- 
vestissement, pour  qu'on  pût  même  détacher  momentanément  une 
partie  de  fartillerie  de  siège,  qu'on  employait  à  fortifier  les  points 
principaux  de  la  ligne  de  défense.  Les  Allemands  n'avaient  pas  perdu 
ces  derniers  jours.  Malgré  tout,  Werder  livré  à  lui-même,  ne  pou- 
vant compter  encore  sur  les  secours  qu'on  lui  promettait,  Werder 
n'était  pas  sans  inquiétude,  si  bien  que  le  14  au  soir  encore  il  de- 
mandait par  le  télégraphe  à  Versailles  s'il. devait  accepter  le  com- 
bat devant  Belfort.  On  lui  répondait  aussitôt  d'attendre  l'attaque, 
de  tenir  ferme  dans  les  fortes  positions  qu'il  occupait,  qu'il  serait 
bientôt  secouru.  Werder  ne  reçut  cet  ordre  que  lorsqu'il  était  déjà 
engagé.  L'eût-il  voulu  du  reste,  il  ne  pouvait  guère  éviter  le  choc; 
l'armée  fiançaise  qu'il  avait  devant  lui  ne  pouvait  en  effet  rester 
inactive.  Cette  armée  était  sur  la  rive  droite  de  la  Lisaine,  occiipant, 
elle  aussi,  de  bonnes  positions,  mais  n'ayant  pas  seulement  à  s'y 
défendre,  ayant  au  contraire  à  enlever  celles  de  l'ennemi.  — Le 
24 «  corps  et  la  partie  du  lô*"  corps  qui  arrivait  se  rai^prochaient  de 


LA   GUERRE    DE    FRANCE.  783 

Montbéliard  sur  la  droite.  Bourbaki  lui-même  était  avec  le  20"  corps 
de  Clinchant  en  face  d'Héricourt  au  centre.  Sur  la  gauche,  Billot 
avec  le  18''  corps  avait  sa  direction  vers  Chagey.  Un  peu  plus  loin, 
à  l'extrême  gauche,  Cremer,  venant  directement  de  Dijon,  débou- 
chait avec  sa  division  par  Lure.  Dans  la  nuit,  tous  les  chefs  de  corps 
avaient  reçu  leurs  ordres  de  combat. 

Dès  la  matinée  du  15,  le  canon  retentissait  de  toutes  parts  dans 
l'atmosphère  glacée  et  allait  réveiller  les  espérances  des  assiégés 
de  Belfort.  L'action,  engagée  sur  toute  la  ligne,  se  prolongeait  jus- 
qu'au soir.  Sur  la  droite,  une  partie  du  ib^  corps  était  chargée  de 
chasser  l'ennemi  de  Montbéliard,  de  prendre  possession  de  la  ville, 
et  on  y  parvenait  sans  un  trop  violent  effort;  seulement  on  était 
dans  la  ville,  on  n'avait  pas  la  citadelle,  où  les  Allemands  avaient 
pu  s'établir  et  se  retrancher  par  suite  d'une  incurie  de  l'adminis- 
tration impériale  qu'on  n'avait  pas  eu  l'idée  ou  le  temps  de  répa- 
rer (1).  Sur  le  reste  de  la  ligne,  de  Montbéliard  à  Iléricourt,  des 
forces  du  20"  et  du  24"  corps  engageaient  une  lutte  des  plus  vives, 
cherchant  à  entamer  directement  les  positions  prussiennes;  mais  on 
avait  devant  soi  deux  obstacles  des  plus  sérieux  qui  rendaient  le 
succès  difficile,  la  Lisaine  d'abord,  puis  le  remblai  du  chemin  de 
fer,  et  dans  la  pensée  du  général  en  chef,  qui  se  chargeait  avec 
Clinchant  de  soutenir  la  bataille  sur  ce  point,  la  véritable  attaque 
n'était  pas  là. 

L'attaque  sérieuse  qui  pouvait  décider  du  sort  de  la  journée  et 
jDeut-être  de  la  campagne  était  sur  la  gauche;  elle  avait  été  con- 
fiée à  Billot  et  à  Cremer,  qui  semblaient  toujours  fort  impatiens 
de  se  montrer.  A  eux  seuls,  ils  avaient  /iO,000  hommes  sur  un 
effectif  total  d'un  peu  plus  de  100,000  hommes,  et  98  pièces  d'ar- 
tillerie sur  2â0  dont  disposait  l'armée.  Ils  avaient  la  mission  d'exé- 
cuter un  mouvement  par  lequel  on  espérait  déborder  la  droite  de 
l'ennemi.  Ils  devaient  partir  à  sept  heures  du  matin  de  Beverne, 
qui  n'est  qu'à  7  kilomètres  de  la  Lisaine,  et  se  porter  sur  les  po- 
sitions prussiennes  de  Chenebier,  d'Étobon,  de  Chagey.  Malheu- 

(1)  Rien  ne  point  mieux  les  procédés  do  l'administration  impériale  que  ce  que  dit. 
justement  au  sujet  de  Montliéliard,  le  général  de  Blois,  commandant  de  l'artillerie  du 
•15''  corps  :  «  Cette  petite  ville  possède  un  château  récemment  déclassé  et  dépendant 
de  la  direction  du  génie  de  Besançon.  L'opération  dn  déclassement,  simple  mesure 
financière  destinée  à  leurrer  le  corps  législatif,  toujours  avide  d'économies  sur  le  bud- 
get de  la  guerre,  consistait  simplement  à  supprimer  la  garnison  et  à  retirer  le  mobi- 
lier militaire  de  la  place.  On  se  gardait  bien  de  raser  les  remparts,  mesure  indis- 
pensable pourtant,  mais  que  l'on  omettait  pour  éviter  une  dépense.  Tout  cela  était 
contraire  au  bon  sens.  Il  résulta  de  cette  omission  que  les  Prussiens  trouvèrent  dans 
le  château  de  Monbéliard  un  excellent  poste  retranché  qu'ils  occupèrent  sans  peine  et 
sans  fiais,  et  d'où  ils  purent  faire  du  mal  à  la  ville,  »  [L'Arlillerie  du  1'6°  corps  iien- 
dant  la  campagne  de  1870-1811,) 


784  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reusement,  soit  que  les  chemins  fussent  peu  praticables,  et  ils 
étaient  en  effet  couverts  de  glace  et  de  neige,  —  soit  qu'il  y  eût  de 
la  confusion  dans  la  marche  des  troupes,  et  la  division  Gremer  fut, 
il  est  vrai,  obligée  d'attendre  trois  heures  pour  laisser  passer  une 
division  du  18«  corps,  — -  soit  qu'on  eût  de  l'humeur  contre  un 
mouvement  qui  n'était  pas  celui  qu'on  avait  imaginé,  l'affaire  com- 
mençait péniblement.  On  arrivait  assez  tard  l'après-midi  devant  les 
positions  qu'on  devait  enlever,  et  déjà  la  nuit  tombait  sans  qu'il  y 
eût  des  résultats  sérieux.  L'issue  de  la  journée  restait  des  plus  in- 
certaines; on  n'avait  pas  entamé  l'ennemi. 

Le  16,  la  lutte  se  renouvelait  plus  vive  et  plus  acharnée  que  la 
veille.  Les  tentatives  les  plus  énergiques  pour  rompre  les  lignes 
prussiennes  entre  Héricourt  et  Montbéliard  échouaient  encore  une 
fois.  Sur  la  gauche,  on  était  plus  heureux;  la  division  Gremer  livrait 
un  sanglant  combat  qui  la  laissait  maîtresse  de  Ghenebier.  Ge  n'é- 
tait pas  sans  importance,  puisque  Werder  écrivait  le  soir  :  «  Le  gé- 
néral Degeufeld,  devant  des  masses  supérieures,  a  dû  céder  la  posi- 
tion do  Ghenebier;  je  risquerai  tout  pour  réoccuper  Ghenebier.  » 
C'était  donc  un  succès,  mais  un  succès  qui  n'avait  encore  rien  de 
décisif,  qu'il  fallait  disputer  avant  d'aller  plus  loin.  Le  17,  le  com- 
bat, à  peine  interrompu  pendant  la  nuit,  recommençait  encore.  On 
se  battait,  on  se  maintenait,  on  ne  pouvait  avancer.  Une  chose  as- 
sez énigmatique  et  que  les  Allemands  ont  même  remarquée  comme 
«  un  fait  extraordinaire,  »  c'est  le  rôle  de  la  garnison  de  Belfort 
pendant  ces  trois  jours.  Dans  la  ville  assiégée,  on  suivait  avec 
anxiété  les  progrès  de  la  canonnade,  les  péripéties  de  ce  conflit, 
qu'on  pouvait  presque  distinguer  du  haut  de  la  foi"teresse.  Si  on 
essaya  quelques  démonstrations  contre  les  lignes  d'investissement, 
il  est  clair  qu'il  n'y  eut  aucune  tentative  bien  sérieuse  pour  «  ap- 
puyer par  une  sortie  l'attaque  de  Bourbaki,  »  et  le  major  Blume  ex- 
plique le  fait  en  supposant  qu'à  ce  moment  «  l'énergie  morale  de  la 
garnison  était  déjà  fortement  ébranlée.  »  Peut-être  en  effet  le  colo- 
nel Denfert  se  trouvait-il  hors  d'état  d'engager  une  action  qu'il  eût 
évidemment  tentée,  s'il  l'avait  pu. 

Toujours  est-il  qu'on  n'avait  pas  réussi,  qu'on  était  réduit  à  res- 
ter sur  place  sans  pouvoir  avancer,  sans  pouvoir  entamer  les  lignes 
prussiennes,  et  que  cette  lutte  prolongée,  sanglante,  à  peu  près  né- 
gative, avait  eu  sur  l'armée  une  influence  désastreuse.  Ges  trois  jour- 
nées en  eflet,  et  encore  plus  ces  trois  nuits  qui  venaient  de  passer, 
avaient  été  pleines  de  souffrances.  Le  temps  était  horrible.  La  nuit 
venue,  pour  ne  pas  mourir  de  froid,  on  n'avait  d'autre  ressource 
que  d'allumer  quelques  feux  de  bois  vert.  «  Autour  de  ces  feux,  dit 
un  correspondant  anglais  qui  suivait  l'armée,  se  confondaient  sans 
distinction  de  rang  généraux,  officiers,  soldats  et  jusqu'à  des  che- 


LA    GUERRE    DE    FRANGE.  785 

vaux.  Le  thermomètre  marquait  18  degrés.  Un  fort  vent  aigu  souf- 
Ilait  sur  le  plateau,  chassant  devant  lui  des  nuages  de  neige,  nous 
aveuglant  et  formant  autour  des  hommes  de  petits  tas  dans  les- 
quels ils  étaient  enfoncés  jusqu'aux  genoux.  Assis  sur  nos  havre-sacs, 
nous  passâm'S  la  nuit  les  pieds  dans  le  feu,  espérant  conserver  ainsi 
notre  chaleiu*  vitale...  »  Joignez  à  ceci  les  difficuliés  croissantes  de 
l'approvisionnement,  rinsuffisance  complète  des  vivres,  les  tour- 
mens  de  la  faim  venant  achever  l'œuvre  de  démoralisation  com- 
mencée par  le  froid. 

Le  résultat  était  fatal.  Gomment  continuer,  avec  des  soldats 
exténués  par  la  misère  et  par  la  fatigue,  une  lutte  où  l'on  s'achar- 
nait inutilement  depuis  trois  jours  avec  une  armée  moins  éprou- 
vée? Le  général  Bourbaki  prit  son  parti  le  soir  du  troisième  jour; 
il  vit  qu'il  ne  pouvait  plus  rien,  que  l'armée  allait  fondre  sous  sa 
main,  et  dans  la  nuit  du  17  au  18  il  télégraphiait  au  gouverne- 
ment qu'il  était  obligé,  à  son  grand  regret,  d'occuper  a  des  posi- 
tions nouvelles  à  quelques  lieues  en  arrière  de  celles  sur  lesquelles 
on  avait  combattu.  »  Gela  signifiait  qu'on  se  mettait  en  retraite 
pour  ne  s'arrêter  qu'à  Besançon,  et  si  cette  fois  encore  on  n'allait 
pas  aussi  vite  qu'on  l'aurait  voulu,  c'est  qu'il  fallait  rester  en  me- 
sure de  faire  face  à  l'ennemi,  qui  commençait  à  sortir  de  ses  lignes 
de  défense  pour  se  mettre  à  notre  poursuite;  c'est  qu'en  outre,  si 
l'on  voulait  se  retirer  aussi  régulièrement  que  possible,  il  fallait 
laisser  à  l'aile  gawche  de  l'armée,  qui  était  la  plus  éloignée,  qui 
avait  le  plus  long  chemin  à  faire,  le  temps  de  se  replier  en  décri- 
vant un  arc  as^^pz  étendu.  Après  avoir  quitté  la  Lisaine  le  18  janvier, 
on  arrivait  le  22  autour  de  Besançon,  où  l'on  comptait  être  à  l'abri 
des  surprises  et  pouvoir  se  réorganiser.  Bourbaki  le  croyait  du 
moins  ainsi;  il  pouvait  se  faire  encore  cette  illusion  parce  qu'il 
ignorait  ou  ne  savait  que  confusément  ce  qui  se  passait  autour  de 
lui  et  déjà  non  loin  de  lui. 

IV. 

Ge  n'était  là  en  effet  qu'une  partie,  le  commencement  du  terrible 
drame  militaire  dont  la  France  orientale  devait  être  le  théâtre.  Une 
des  premières  conditions  de  sécurité  pour  l'armée  de  t'est,  même  si 
elle  avait  réussi  siu-  la  Lisaine,  et  à  plus  forte  raison  lorsqu'elle  se 
trouvait  sous  le  coup  d'un  si  cruel  mécompte,  c'était  de  rester  tou- 
jours garantie  dans  sa  marche  et  dans  ses  mouvemens  contre  les 
diversions  que  l'ennemi  pouvait  diriger  de  l'ouest  sur  son  flanc  et 
sur  ses  derrières.  G'est  de  là  justement  que  venait  le  plus  redou- 
table orage,  qui  se  rapprochait  et  grandissait  d'heure  en  heure, 

TOME  eu.  --  1872,  9i 


786  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Bourbaki  était  allé  tenter  la  fortune  des  armes  devant  Belfort,  il 
avait  échoué.  Qu'avait-on  fait  pour  le  protéger,  pour  arrêter  au  pas- 
sage les  secours  allemands  qui  pouvaient  être  envoyés  dans  l'est? 
Garibaldi  était  arrivé  le  7  janvier  à  Dijon  avec  son  armée,  qu'on 
ava.it  un  peu  augmentée,  et  qui  s'élevait  à  près  de  25,000  hommes. 
Là  il  était  rejoint  par  une  force  de  15,000  à  18,000  mobilisés,  sous 
les  ordres  du  général  Pélissier.  C'étaient  quelque  /i0,000  hommes, 
avec  les(|uels  on  pouvait  tout  au  moins  observer,  battre  le  pays, 
faire  en  quelque  sorte  la  police  de  ces  régions  montagneuses  de  la 
Côte-d'Or  (jue  tout  ennemi  venant  de  l'ouest  devait  nécessairement 
traverser.  Je  ne  sais  quelle  opinion  se  faisait  Garibaldi  ou  quelle 
idée  on  lui  dormait  du  rôle  qu'il  avait  à  jouer  dans  des  circonstances 
si  critiques  et  si  décisives;  mais  ce  qui  se  passait  devant  lui  pendant 
quelques  jours,  entre  Dijon  et  Langres,  le  voici. 

L'état-ni;ij()r  de  Versailles,  prompt  à  s'apercevoir  de  ce  qui  se 
préparait  dans  l'est,  s'était  hâté,  dès  les  premiers  jours  de  janvier, 
de  réunir  les  élémens  d'une  armée  nouvelle  d'opérations  destinée  à 
secourir  Werder.  Cette  armée,  elle  se  composait  de  forces  un  peu 
disséminées  jusque-là,  du  ii*  corps  de  Fransecki,  qu'on  avait  en- 
voyé de  Palis  à  iMontargis,  oii  il  n'avait  maintenant  plus  rien  à  faire, 
—  du  vu"  corps  de  Zastrow,  qu'on  remettait  au  complet  en  lui 
rendant  une  division  employée  sur  la  Meuse,  —  de  la  brigade  d'in- 
fanterie Daninnberg,  occupée  à  batailler  du  côté  de  Montbard 
contre  les  gjuibaldiens.  L'armée  nouvelle,  qui,  dans  la  pensée  de 
l'état-major  jjrussien,  devait  comprendre  les  forces  qu'on  mettait  en 
mouvement  et  le  xiv^  corps  de  Werder,  allait  être  placée  sous  le 
commandtment  supérieur  du  général  de  Manteulîel  et  prendre  le 
nom  d'armée  du  sud.  Le  point  de  concentration  était  Châtillon-sur- 
Seine,  dont  M.  de  Moltke  connaissait  bien  l'importance  stratégique, 
surtout  depuis  la  «  catastrophe  »  infligée  au  mois  de  novembre  à  un 
posteprussicii  [)ar  Ricciotti  Garibaldi.  Chàlillon  avait  en  effet  le  double 
avantage  de  se  relier  par  des  voies  ferrées  à  Chanmont,  à  Troyes,  à 
Nuits- sous- Ravières,  sur  la  ligne  de  Paris  à  Lyon,  et  d'être  comme 
une  position  centrale  en  avant  des  défilés  de  la  Côte-d'Or.  C'est  là  que 
les  forces  de  l'armée  du  sud  se  réunissaient,  à  l'entrée  des  vallées 
profondes  de  l'Âujon,  de  l'Aube,  de  l'Ource  et  de  la  Seine,  dans  les, 
sinuosités  desquelles  s'enfoncent,  à  des  intervalles  de  10  à  15  kilo- 
mètres, quatre  routes  montueuses  qui  par  des  rampes  escarpées 
conduisent  aux  hauts  plateaux  entre  Langres  et  Dijon.  Manteuffel 
arrivait  à  Châiillon  le  12.  On  hésitait  encore,  à  ce  qu'il  paraît,  entre 
une  marche  sur  Dijon,  où  l'on  trouverait  des  chemins  assez  faciles, 
et  la  marche  plus  hardie,  plus  décisive,  mais  aussi  plus  périlleuse, 
par  les  montogucs.  Ce  fut,  assure-t-on,  le  général  de  Zastrow  qui 
fit  adopter  le  i)lan  le  plus  audacieux  en  disant  que  «  rien  n'était  à 


LA   GUERRE    DE   FRANCE.  787 

craindre  ni  de  Langres  ni  de  Dijon,»  et  c'était  malheureusement  vraî. 
Le  13,  de  fortes  avant- gardes  allaient  occuper,  à  6  lieues  de  Châ- 
tillon,  les  gorges  où  l'on  devait  s'engager,  et  à  minuit  l'aimée  en- 
tière s'tbranlait  en  quatre  colonnes.  C'est  alors  que  de  Versailles 
on  écrivait  à  Werder  de  tenir  ferme  dans  ses  positions,  que  la  pré- 
sence de  ManteulTel  allait  bientôt  se  faire  sentir. 

Manteuffel  marchait  avec  une  de  ses  colonnes,  laissant  ses  chefe 
de  corps  libres  de  se  débrouiller  pendant  ces  quelques  jours,  ayaat 
simplement  recommandé  à  celui  qui  arriverait  le  premier  au  débou- 
ché des  montagnes  de  se  porter  immédiatement  sur  les  débouchés 
des  autres  colonnes  pour  les  protéger.  Le  ih  janvier,  il  couchait  à 
Voulaines,  à  5  lieues  de  Châtillon  ;  le  15,  il  était  à  Gern  aines,  ha- 
meau perdu  au  milieu  des  bois  près  d'Auberive;  il  passait  le  J6  entre 
Langres  et  Dijon,  et  descendait  vers  la  Saône  à  la  tête  de  plus  de 
€0,C00  hommes!  Il  avait  suivi  pendant  80  kilomètres  quatje  routes 
étroites,  montueuses,  couvertes  de  neige  glacée,  éloignées  les  unes 
des  autres,  à  travers  les  forêts  sans  fin  qui  couvrent  cette  région. 
A  sa  suite  cheminaient,  sans  être  incj;uiétés,  ses  équipages  de  ponts, 
ses  convois  de  vivres  et  de  munitions,  escortés  de  quelques  cen- 
taines de  soldats.  Le  17  et  le  ^8,  il  avait  franchi  les  défilés,  il  était 
en  sûreté.  Le  19,  ses  têtes  de  colonnes  paraissaient  sur  la  Saône,  à 
■Gray.  Dès  ce  moment,  il  était  en  mesure  de  se  relier  à  Werder  et  de 
prendre  la  direction  de  l'ensemble  des  opérations.  Jusque-là,  avant 
d'être  fixé  sur  les  événemens  qui  se  passaient  devant  Bel  fort,  Man- 
teuffel s'était  proposé  de  marcher  sur  Vesoul  pour  prendre  Bourbakî 
entre  deux  feux,  ou  pour  se  mettre  à  sa  poursuite,  s'il  était  victo- 
rieux. En  apprenant  Tissue  de  la  bataille  d'Héricourt  et  la  retraite  de 
l'armée  française  sur  Besançon,  il  modifiait  son  plan,  il  prenait  dé- 
sormais son  point  de  direction  sur  le  Doubs,  pressentant  bien  que 
Bourbaki  ne  s'arrêterait  pas  à  Besançon,  et  dans  la  nuit  du  20  au  21 
il  écrivait  de  Gray  à  Werder  :  «  Votre  excellence  a  pu  voir  que^ 
projetais  de  m'opposer,  avec  la  partie  de  l'armée  qui  se  trouve  ici, 
à  la  retraite  présumée  de  l'ennemi  de  Besançon  sur  Lyon,  pendant 
que  l'offensive  prise  par  votre  excellence  retiendrait  les  arrière- 
gardes  françaises  et  retarderait  peut-être  le  mouvement  du  gros  de 
l'armée  ennemie...  » 

Yoilà  le  nœud  de  la  campagne.  M.  de  Moltke,  suivant  de  Versailles 
toutes  ces  péripéties,  disait  à  cette  époque  au  roi  ou  à  l'eiupereur 
Guillaume  :  «  L'opération  du  général  de  Manteuffel  est  excessive- 
ment audacieuse  et  hasardée,  mais  elle  peut  amener  les  plus  grands 
résultats.  Au  cas  où  il  éprouverait  un  échec,  il  ne  faudrait  pas  It 
blâmer;  on  n'obtient  pas  d'effets  importans  sans  se  risquer  un  peu.» 
Assurément  le  général  de  Manteuffel  se  risquait  beaucoup;  il  fallait 
tout  l'orgueil  de  la  victoire  pour  tenter  de  telles  aventures.  Mao- 


788  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

teuffel  s'était  tout  d'abord  étrangement  engag»^  dans  cette  marche 
audacieuse  qui  l'avait  porté  sur  la  Saône.  Il  aurait  suffi  de  quelques 
milliers  d'hommes  résolus,  occupant  quelciues  positions  bien  choi- 
sies dans  les  montagnes,  aux  principaux  délilés,  pour  lui  barrer  le 
chemin,  pour  le  ralentir  tout  au  moins,  pour  in  luiéter  ses  convois. 
La  vérité  est  qu'il  n'avait  rencontré  aucune  résistance  ! 

Pendant  ce  temps,  au  moment  même  où  Bourhaki  se  battait  trois 
jours  durant  devant  Belfort,  et  où  Matiteuffel  cheminait  tranquille- 
ment à  travers  les  montagnes  de  la  Côte-d'Or  pour  aller  écraser 
l'armée  de  l'est,  que  faisait  Garibaldi  à  Dijon?  Il  ^e  plaignait  tou- 
jours, ou  l'ou  se  plaignait  pour  lui.  On  se  querellait  avec  le  général 
Pélissier,  comme  on  était  disposé  à  se  quen'ller  av<'c  tous  les  géné- 
raux français,  pour  des  rivalités  de  commandemefit.  On  vivait  à  Dijon, 
faisant  quelques  reconnaissances  qui  ne  servaient  à  i  ien.  Ce  n'était 
pas  qu'on  ne  fût  averti.  Les  avis  arrivaient  de  tous  côtés,  des  maires, 
des  employés  du  télégraphe,  des  fugitifs  qui  se  sauvaient,  des  ha- 
bitans  notables  du  pays,  qui  voyaient  passer  l'armée  allemande. 
L'auteur  des  Volonlaires  du  génie  dtins  Vesl,  M.  .Iules  Garnier,  qui 
s'était  avancé  de  son  propre  mouvement  jusqu'à  Messjgny,  au  nord 
de  Dijon,  avait  été  stupéfait  de  tomber,  à  10  kilomètres  de  la  ville, 
sur  des  éclaireurs  prussiens  avec  lesquels  on  échangeait  des  coups 
de  fusil,  et  il  s'était  hâté  de  prévenir  l'état-major  de  Garibaldi.  Le 
lendemain,  une  partie  de  l'armée  des  Vosges  allait  sur  deux  colonnes 
faire  une  promenade  militaire  dans  ces  pai-ages;  mais  on  ne  pous- 
sait pas  la  marche  bien  loin,  on  ne  cherchaii  |)as  sf^rieusement  l'en- 
nemi, et  avant  le  soir  on  reprenait  triomph  dément  le  chemin  de 
Dijon  au  bruit  des  nmsiques  jouant  la  Marseillaisp^  tandis  que  des 
hauteurs  de  Savigny-le-Sec  les  éclaireurs  allemands  regardaient  en 
riant  cette  brillanle  opération.  Bref,  on  ne  faisat  rien  en  se  donnant 
toujours  l'sir  de  faire  beaucoup,  et  il  fallait  bien  que  ce  fût  cho- 
quant pour  que  de  Bordeaux  on  écrivît  assez  vertement  au  chef 
d'état-major  de  Garibaldi  :  «  Je  ne  comprenils  pas  les  incessantes 
questions  que  vous  me  posez  pour  savoir  qui  commande,  non  plus 
que  les  dillicultés  qui  surgissent  toujours  au  ninment  où,  dites- 
vous,  vous  allez  entreprendre  quelque  chose...  Vous  êtes  le  seul 
qui  invoquez  sans  cesse  des  difficrdtés  et  des  coullits  pour  justifier 
sans  doute  votre  inaction.  Je  ne  vous  cache  pas  que  le  gouverne- 
ment est  fort  peu  satisfait  de  ce  qui  vient  de  se  passer.  Vous  n'avez 
donné  à  l'armée  de  Bourbaki  aucun  appui,  et  votni  présence  à  Dijon 
a  été  absolument  sans  résultat  pour  la  marche  de  l'ennemi  de  l'ouest 
à  l'est.  En  résumé,  moins  d'explications  et  plus  d'actes,  voilà  ce 
qu'on  vous  demande.  » 

Tout  était  malheureusement  illusion  et  contre-temps  dans  l'ac- 
tion de  cette  singulière  armée,  tout,  jusqu'aux  combats  fort  sérieux 


LA    GUERRE    DE    FRANCE.  789 

en  apparence  et  en  réalité  inutiles  qu'elle  était  appelée  à  soutenir. 
Le  chef  de  l'airnée  allemande  en  eiïet,  sans  craindre  beaucoup  Ga- 
ribaldi,  mais  ne  vou!;int  pas  non  plus  être  gêné  par  lui,  avait  pris 
ses  précautions  pour  l'occuper  ou  pour  «  l'amuser,  »  comme  il  le 
disait,  et  dans  tous  les  cas  pour  l'immobiliser.  Cette  mission  avait 
été  confiée  h  une  brigade  du  ii*  corps  qu'on  avait  laissée  un  peu  en 
arrière,  et  qui  re-^lait  chargée  de  se  présenter  devant  Dijon,  pour  y 
entrer,  si  elle  le  pouvait,  ou  pour  tenir  en  respect  les  forces  qui  s'y 
trouvaient  réunies,  en  couvrant  les  mouvemens  du  gros  de  l'armée 
du  sud.  Cette  brigade  joua  certes  parfaitement  son  rôle.  Elle  arri- 
vait aupiès  de  Dijon  le  20  janvier.  Cette  fois  on  crut  au  camp  de 
Garibaldi  avoir  sur  les  bras  l'armée  prussienne  tout  entière.  Aux 
yeux  de  rétat-niajor,  l'ennemi  se  multipliait;  il  y  avait  au  moins 
50,000  hommes!  La  réalité,  c'était  la  brigade  Kettler,  comptant 
2  régimens  d'infanterie,  1  régiment  de  dragons  et  2  batteries  d'ar- 
tillerie, à  peu  près  7,000  hommes  en  tout.  Le  général  Kettler  s'é- 
tait peut-être  flatté  d'enlever  aisément  Dijon  avec  cette  force;  il  se 
trompait,  il  avait  été  abusé  lui-même  sur  le  chiffre  de  l'armée  qu'il 
avait  devant  lui.  Trois  jours  de  suite,  le  21,  le  22  et  le  23  janvier, 
il  tournait  autour  des  positions  françaises  devant  la  ville,  renouve- 
lant les  assauts  de  tous  côtés,  se  battant  avec  acharnement,  et  trois 
jours  de  suite  il  échouait.  Ne  pouvant  avoir  raison  de  l'armée  fran- 
çaise, il  allait  se  placer  au-dessus  de  Dijon,  dans  la  direction  de 
Messigny,  pour  surveiller  et  contenir  les  forces  qu'il  n'avait  pu 
dompter.  Je  ne  veux  nullement  diminuer  le  mérite  de  Garibaldi.  Il 
gardait  l'avantage,  il  avait  infligé  à  Kettler  les  pertes  les  plus 
graves,  et  il  lestait  n)aître  de  Dijon.  Au  fond,  c'était  à  coup  sûr  le 
plus  médiocre  triom{)he,  et  il  n'y  avait  pas  de  quoi  dire  à  ces  jeunes 
soldats  des  Vosges  qu'ils  avaient  «  revu  les  talons  des  terribles 
soldats  de  Guillaume,  »  que  tous  les  «  opprimés  de  la  famille 
humaine  »  saluaient  en  eux  leurs  champions.  Après  tout,  avec 
â0,000  hommes  on  avait  fermé  les  portes  d'une  ville  à  7,000  hommes, 
et  ces  combats,  honorables  pour  ceux  qui  les  livraient,  ne  servaient 
à  rien  dans  l'ensemble  de  la  campagne.  L'armée  de  Manteuffel  n'a- 
vait pas  moins  passé  tranquillement,  elle  [était  déjà  sur  le  Doubs. 
On  n'osait  pas  uième  se  mettre  à  la  poursuite  de  cette  brigade  quj 
dans  sa  d-^faite  remplissait  encore  sa  mission  en  couvrant  la  ligne 
des  opérations  allemandes.  On  s'était  laissé  «  amuser  »  à  ce  jeu  san- 
glant, voilà  la  vérité.  Toutefois  ce  n'était  pas  seulement  la  faute 
de  Garibaldi;  c'était  surtout  la  faute  de  ce  gouvernement  qui  pré- 
tendait diriger  des  opérations,  «  coordonner  les  mouvemens  des 
armées,  »  et  qui  ne  coordonnait  rien,  qui  laissait  l'armée  de  l'est 
sans  la  proieciion  qui  lui  avait  été  promise,  et  qui,  après  avoir 
quelques  jours  auparavant  tancé  Garibaldi  pour  son  inaction,  l'exal- 


791  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tait  maintenant  pour  un  succès  cruellement  dérisoire  dont  le  prix 
©u  la  rançon  était  le  désastre  de  Bourbaki. 

Au  moment  où  se  livraient  ces  combats  de  Dijon,  les  événe- 
mens  se  pressaient  en  effet  avec  une  étrange  ra;)idité,  et  ici  toutes 
les  dates  prennent  une  saisissante  importance.  Le  20  janvier,  Man- 
teuffel  est  sur  la  Saône,  à  Gray;  le  21,  il  pousse  son  année  vers  le 
Doubs ,  le  II*"  corps  dans  la  direction  de  Dôle,  le  vu®  corps  vers 
Dampierre  dans  la  direction  de  Besançon;  le  22,  on  tient  les  deux 
rives  du  Doubs;  le  23,  on  arrive  à  Quingey,  on  se  jette  sur  les 
routes  d'Arbois,  de  Poligny.  Déjà  la  ligne  directe  de  Besançon  à 
Lyon  est  coupée.  En  même  temps  Werder,  redescendu  des  hau- 
teurs de  la  Lisaine  à  Villersexel,  se  rapproche  du  haut  Doub's,  me- 
nace Baume-les-Dames,  Glerval,  et  conmience  à  fouiller  au-delà 
de  Montbéliard  les  défilés  du  Lomont,  de  sorte  que  Bourbaki ,  en 
arrivant  sous  Besançon  le  22,  se  trouvait  dès  cette  heure  même 
dans  la  condition  la  plus  critique.  Que  pouvait-il  faire?  Sa  première 
pensée  avait  été  naturellement  de  se  mettre  en  défense,  de  disposer 
son  armée  de  manière  à  m.aintenii-  la  sûreté  de  ses  positions.  Le 
24*  corps  restait  vers  Pont-de-Roide  pour  défendre  les  défilés  du 
Lomont.  C'était  un  point  essentiel  k  garder  :  si  ou  le  perdait,  on 
était  débordé  et  tourné  par  les  plateaux  supérieurs  du  Jura.  Le  18% 
le  20*  corps,  la  division  Cremer,  se  njaintenaieut  d'abord  en  avant 
du  Doubs,  sur  la  rive  droite,  pour  repasser  bientôt  sur  la  rive 
gauche.  Le  15*  corps,  placé  au  premier  moment  à  Baume-les- 
Dames,  ne  tardait  point  à  être  ramené  au  sud  de  Besançon,  sur  la 
route  de  Pontarlier;  mais  cette  année  qui  arrivait  démoralisée, 
épuisée  de  souffrances  et  de  combats  malheureux,  il  fallait  la  re- 
mettre un  peu  en  ordre,  la  réorganiser  à  demi ,  avant  de  pouvoir 
lui  demander  une  action  sérieuse,  et  en  la  réorganisant  il  fallait  la 
nourrir.  Là  éclatait  pour  le  général  en  chef  une  déception  cruelle. 
Il  avait  demandé  qu'on  accumulât  les  approvisionnemens  à  Besan- 
çon, on  le  lui  avait  promis,  et  l'intendant-général  Priant  venait  lui 
déclarer  qu'il  y  avait  sept  jours  de  vivres  en  tout!  Un  convoi  qu'on 
attendait  était  en  ce  moment  même  surpris  par  l'ennemi  à  Dôle. 
D'heure  en  heure  se  serrait  autour  de  Bourbaki  le  réseau  qui  mena- 
çait de  l'étouffer. 

C'était  assurément  une  situation  poignante  d'où  l'on  ne  pouvait 
sortir  que  par  une  retraite  opportune;  mais  de  quel  côté  se  diriger? 
par  où  pouvait-on  se  frayer  un  passage  entre  Werder,  qui  descen- 
dait du  nord,  et  Manteuffel,  qui  se  hâtait  au  sud,  qui  avait  déjà 
passé  le  Doubs?  Bourbaki  ne  pouvait  plus  se  méprendre  sur  l'éten- 
due et  la  gravité  du  péril  qui  le  pressait,  qui  à  chaque  instant  se 
révélait  à  lui  sous  les  formes  les  plus  redoutables.  Seul  il  aurait  eu 
le  droit  de  se  plaindre,  puisque  de  tout  ce  qu'on  lui  avait  prorais. 


LA    GUERRE    DE    FRANCE.  701 

rien  n'avait  été  fait,  puisqu'on  avait  laissé  défiler  tranquillement 
une  armée  entière  courant  sur  lui,  et  qu'on  ne  lui  avait  pas  même 
ménagé  les  ressources  matérielles  dont  il  avait  besoin.  Il  ne  se  plai- 
gnait pourtant  ({u'av  c  une  modération  attristée,  sau*^  amertume 
violente.  C'était  au  contraire  le  gouvernement  qui  le  harcelait  de 
plaintes,  de  récriminations,  qui  lui  reprochait  durement  ce  qu'il 
appelait  ses  lenteurs,  et  pendant  ces  journées  du  t>3,  du  24,  du 
25  janvier  qu'où  passait  à  se  débattre  au  milieu  des  difficultés  les 
plus  inextricables,  pendant  ces  quelques  jours,  le  plus  singulier,  le 
plus  émouvant  des  drames  se  jouait  à  travers  les  airs,  entre  Bor- 
deaux et  15esançon.  Le  gouvernement  s'inquiétait,  il  n'avait  certes 
pas  tout  à  fait  tort,  et  il  faisait  tout  ce  qu'il  pouvait  pour  '-'jouter  à 
la  confusion  aussi  bien  qu'aux  perplexités  du  vaillant  homme  qui 
se  trouvait  aux  piises  avec  les  plus  cruelles  complications.  Tantôt 
on  demandait  sérieusement  au  général  en  chef  de  se  porter  au  se- 
cours de  Garibaldi.  M.  de  Freycinet  était  si  bien  renseigné  sur  la 
situation  militaire  de  l'est,  que  le  23  janvier  encore  il  écrivait  à 
Bourbaki  :  «  L'ennemi  attaque  vraisemblablement  Dijon  avec  de 
grandes  forces.  Ne  pouvez-vous  faire  unjnouvementqui  porte  appui 
à  Garibaldi?  Il  y  aurait  peut-être  là  une  belle  occasion  de  punir 
l'ennemi  de  sa  témérité  à  opérer  entre  vous  et  Garibaldi.  »  C'était 
en  vérité  le  monde  renversé.  Garibaldi  aurait  dû  couvrir  Bourbati 
lorsqu'il  en  était  temps;  maintenant  on  demandait  à  Bourbaki  de 
secourir  Garibaldi  lorsque  le  mal  était  fait,  lorsque  lui-même  plus 
que  personne  il  aurait  eu  besoin  d'être  secouru.  Tantôt  on  adressait 
au  chef  de  l'armée  de  l'est  des  dépêches  plus  étranges  encore,  où 
on  le  pressait  puérilement  de  «  se  d'^gager  vainqueur,  »  de  «  re- 
conquérir les  lignes  de  communications  perdues,  »  de  se  replier 
vers  l'ouest  en  prenant  pour  point  de  direction  Tonnerre,  Auxerre, 
Joigny,  —  et  Bouri)aki  répondait  :  «  C'est  comme  si  vous  disiez  à 
la  2«  armée,  — l'armée  de  Chanzy,  —  de  se  diriger  sur  Chartres  !..» 
Aux  accusations  de  lenteur  dont  on  ne  cessait  de  l'accabler,  il  ré- 
pliquait le  2/i  :  ((  Quand  vous  serez  mieux  informé,  vous  regretterez 
le' reproche  de  lenteur  que  vous  me  faites.  Les  hommes  sont  exté- 
nués de  fatigue,  les  chevaux  aussi.  Je  n'ai  jamais  perdu  une  heure^ 
ni  pour  aller,  ni  pour  revenir...  Votre  dépèche  me  prouve  que 
vous  croyez  avoir  une  armée  bien  constituée.  Il  me  s  'mbie  v[\\q  je 
vous  ai  dit  souvent  le  contraire.  Du  reste  j'avoue  que  le  labeur  que 
vous  m  infligez  est  au-dessus  de  lîies  forces,  et  que  vous  feriez  bien 
de  me  remplacer...  » 

Ém.u  de  sa  situation  même  autant  que  des  obsessions  dont  il  était 
l'objet,  Bourbaki  prenait  cependant  un  parti,  le  seul  qu'il  vît  pos- 
sible; il  se  décidait  à  se  mettre  en  retraite  sur  Pontarlier,  pour  es- 
sayer de  regagner  par  là,  en  côtoyant  la  frontière  de  Suisse,  la 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

direction  du  sud;  mais  aussitôt  le  gouvernement  poussait  les  hauts 
cris.  Sans  donner  un  ordre  formel,  sans  vouloir  engager  sa  respon- 
sabilité, il  plaçait  Bourbaki  sous  le  coup  des  eiïrayantes  consé- 
quences de  sa  résolution  en  lui  représentant  qu'il  s'exposait  à  être 
obligé  de  capituler  ou  de  se  jeter  en  Suisse,  et  en  insistant  plus  que 
jamais  pour  qu'on  essaycât  une  trouée  par  l'ouest.  On  tint  un  con- 
seil de  guerre  :  seul  le  général  Billot  semblait  croire  au  succès  du 
plan  proposé  par  le  gouvernement,  et,  comme  Bourbaki  lui  offrait 
de  prendre  la  direction  de  l'armée  en  ne  se  réservant  pour  lui- 
môiue  que  le  commandement  d'une  division,  Billot  s'excusa  en  di- 
sant que,  pour  tenter  un  tel  mouvement,  il  fallait  un  homme  ayant 
le  prestige  militaire  du  général  en  chef.  Tous  les  autres  comman- 
dans  de  corps  se  prononçaient  pour  la  retraite  sur  Pontarlier,  et  la 
retraite  sur  Pontarlier  était  maintenue.  Aussi  bien  c'était  la  seule 
voie  encore  ouverte,  et  il  n'y  avait  même  pas  de  temps  à  perdre,  si 
on  voulait  trouver  ce  passage  libre.  «  Je  tiendrai  le  plus  longtemps 
possible  de  Salins  à  Pontarlier  et  au  mont  Lomont,  »  écrivait  le 
général  en  chef  au  gouvernement.  Il  le  croyait  encore  le  25,  lorsque 
tout  à  coup  la  situation,  déjà  si  terrible,  s'aggi-avait  étrangement. 
On  apprenait  que  le  Lorriont,  qui  couvrait  la  droite  de  l'armée, 
venait  d'être  abandonné  presque  sans  combat  par  le  24^  corps 
de  Bressolles,  chargé  de  le  défendre.  Les  légions  de  mobilisés  de  ce 
coi-ps  avaient  pris  la  fuite  au  premier  coup  de  fusil.  Sans  perdre  un 
instant,  Eoui'baki  donnait  à  Bressolles  l'ordre  de  reprendre  à  tout 
prix  les  positions  perdues,  il  faisait  aux  généraux  une  obligation 
de  se  mettre  de  leur  personne  à  la  tête  des  bataillons  d'attaque, 
et  il  promettait  de  conduire  lui-même  sur  le  terrain  une  division 
du  18*"  corps.  Chose  triste  à  dire,  les  légions  de  Bressolles,  au  lieu 
-de  revenir  à  la  charge,  battaient  en  retraite  plus  que  jamais,  sans 
que  les  efforts  des  généraux  pussent  k'S  arrêter.  Le  18"  corps,  qui 
était  sur  la  rive  droite  du  Doubs,  perdait  un  certain  temps  à  passer 
sur  la  rive  gauche.  D'un  autre  côté,  la  division  Cremer,  envoyée  au 
sud  pour  occup  r  Salins,  trouvait  ce  point  au  pouvoir  de  l'ennemi 
et  s'était  vue  rejetée  à  Levier,  sur  la  route  de  Pontarlier.  Enfin  de 
tous  côtés  arrivaient  au  quartier-général  les  nouvelles  les  plus  at- 
tristantes sur  l'état  moral  et  physique  des  troupes. 

Tout  se  réunissait  pour  accabler  un  chef  d'armée.  Bourbaki,  dans 
son  camp  de  refuge  ou  de  détresse  à  Besançon,  voyait  tout  à  la  fois 
ses  positions  les  plus  utiles  tomber,  ses  forces  diminuer,  les  routes 
se  fermer  devant  lui,  les  vivres  s'épuiser  et  près  de  manquer  faute 
d'un  approvisionnement  suffisant,  —  et  avec  cela  le  gouvernement 
de  Bordeaux  le  harcelait  à  chaque  instant  de  ses  dépêches  préten- 
tieuses, souvent  blessantes.  Si  le  général  Bourbaki  eut  à  cette  heure 
ingrate  et  terrible  un  accès  de  ce  «  désespoir  noir  »  dont  parle 


LA   GUERRE    DE    FRANCE.  793 

M.  Gambetta  dans  sa  déposition  devant  la  commission  d'enquête 
du  h  septembre,  les  circonstances  y  prêtaient  assurément.  Sa  situa- 
tion lui  apparaissait  dans  tout  ce  qu'elle  avait  de  tragique  et  de 
sombre.  Faire  son  devoir  de  soldat  jusqu'au  bout,  il  savait  bien 
qu'il  le  ferait,  et  s'il  étiit  allé  ce  jour-là  combattre  au  Lomont, 
comme  il  le  voulait,  il  serait  mort  sans  doute  à  la  tête  de  ses  batail- 
lons; mais  lui,  chef  d'armée,  il  se  voyait  exposé  sinon  à  capituler, — 
il  se  refusait  à  cette  extrémité,  —  du  moins  à  se  jeter  en  Suisse.  Il 
serait  peut-être  accusé,  soupçonné  !  A  cette  seule  pensée,  le  senti- 
ment de  l'honneur,  si  puissant  en  lui,  se  révoltait.  Son  âme,  dévo- 
rée d'émotions,  pliait  sous  cette  épreuve.  Toute  la  journée  du  26 
néanmoins,  il  avait  surv  iilé  à  cheval  les  mouvemens  de  l'armée, 
suivi  de  son  aide-de-camp,  le  colonel  Leperche,  qui  était  pour  lui 
un  ami,  et  qui,  voyant  bien  les  angoisses  de  son  chef,  avait  eu  la 
précaution  de  lui  enlever  ses  pistolets  sans  qu'il  s'en  aperçût;  mais 
la  résolution  de  Bourhaki  était  prise.  En  rentrant  le  soir,  paisible 
en  apparence,  désespéré  an  fond  du  cœur,  il  prenait  un  prétexte 
pour  envoyer  le  colonel  Leperche  au  chef  d'état-major  de  l'armée, 
il  allait  chercher  des  armes  dans  la  chambre  de  son  aide-de-camp, 
il  s'enfermait  chez  lui,  et,  peu  d'instans  après,  il  avait  essayé  de 
mettre  fin  à  sa  vie.  Heureusement  la  balle  s'était  aplatie  sur  son 
crâne  meurtri  et  ensanglanté  comme  sur  une  plaque  de  tir.  Il  était 
assurément  atteint  de  la  façon  la  plus  dangereuse,  il  n'était  pas 
perdu;  il  n'était  qu'un  des  blessf^s,  le  premier  des  blessés  de  la 
campagne  de  l'est.  Du  reste,  à  l'heure  même  où  le  général  Bour- 
baki,  dans  une  inspiration  de  désespoir,  essayait  de  se  dérober  par 
la  mort  aux  malheurs  qu'il  n'avait  pas  pu  éviter  et  à  ceux  qu'il 
prévoyait  encore,  le  gouvernement  de  Bordeaux  était  occupé  à  lui 
donner  un  successeur;  il  avait  déjà  désigné  le  général  Clinchant, 
qui  se  trouvait  ainsi  recueillir  le  commandsment  des  mains  du 
blessé  volontaire,  et  M.  de  Freycinet  avoue  avec  une  certaine  con- 
fusion qu'il  s'était  senti  soulagé  en  songeant  que  la  dépêche  qui 
annonçait  à  Bourbaki  sa  révocation  s'était  croisée  avec  la  nouvelle 
de  son  suicide,  qu'elle  avait  été  conséquemment  étrangère  à  cette 
douloureuse  tentative. 

Maintenant  qu'allait  faire  le  général  Clinchant?  Le  commande- 
ment qu'il  recevait  était  certes  une  mission  de  devoir  et  d'abnéga- 
tion. Il  n'avait  pas  le  choix  des  combinaisons,  il  ne  pouvait  que 
diriger  et  presser  cette  retraite  sur  Pontarlier  qui  restait  plus  que 
jamais  pour  l'armée  le  seul  mouvement  possible,  qu'on  accomplis- 
sait sans  plus  de  retard  par  les  chemins  les  plus  durs,  dans  la  neige 
et  la  glace,  au  milieu  de  toutes  les  privations,  de  toutes  les  souf- 
frances du  froid  et  de  la  faim.  On  arrivait  le  18  janvier  autour  de 
Pontarlier,  et  dans  cette  ville  même,  qui  un  instant  devenait  un 


794  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vrai  camp  de  misère,  Glinchant  n'avait  et  ne  pouvait  avoir  qu'une 
pensée  :  c'était  de  garder  la  seule  route  demeurée  libre  pour  lui, 
celle  de  Mouthe,  par  laquelle  il  pouvait  eiicore  peut-être,  en  se 
glissant  le  long  de  la  frontière  suisse,  regagner  les  lignes  de  Lons- 
le-Saunier,  de  Bourg,  de  Lyon,  et  il  avait  même  chargé  Cremer 
d'aller  avec  ses  forces  occuper  quelques-unes  des  positions  qui 
pouvaient  lui  assurer  ce  passage;  mais  l'ennemi,  lui  aussi,  arrivait 
de  toutes  parts,  exécutant  avec  une  redoutable  sûreté,  avec  un  en- 
semble terrible,  le  plan  préconçu  de  Mantcuffel,  qui  était  de  fermer 
toutes  les  issues  et  de  placer  l'armée  française  dans  l'alternative 
de  se  rendre  ou  de  se  jeter  en  Suisse.  Le  28,  de  gros  détachemens 
de  ManteufFe'l  étaient  déjà  vers  le  sud  à  Nozeroy,  à  Champagnole, 
menaçant  justement  le  passage  de  Mouthe.  D'un  autre  côté,  les  sol- 
dats de  Werder,  descendant  du  nord,  suivaient  la  frontière  suisse 
par  Morteau.  Le  29,  des  troupes  du  ii^  et  du  vii'^  corps  allemands 
serraient  de  près  Pontarlier;  elles  arrivaient  à  quelques  kilomètres 
de  la  ville,  à  ChalTois,  à  Sombacourt,  où  les  divisions  de  Glinchant 
se  battaient  encore  avec  une  certaine  vivacité  et  tentaient  un  der- 
nier effort  de  résistance.  Évidemment  le  cercle  se  resserrait  d'heure 
en  haure,  on  allait  toucher  à  la  crise  suprême,  lorsque  dans  ces 
montagnes,  où  les  hommes  s'entre-tuaient  au  milieu  des  frimas, 
éclatait  une  nouvelle  qui  semblait  devoir  faire  tomber  les  armes 
des  mains  des  combattans.  Un  armistice  général  venait  d'être  si- 
gné. Ces  infortunés  soldats  de  l'est  se  sentaient  presque  délivrés; 
les  chefs  militaires  respiraient  un  peu  et  se  croyaient  garantis,  au 
moins  pour  le  moment.  Du  côté  des  Français,  on  cessait  le  feu.  On 
croyait  à  la  paix,  ce  n'était  pas  même  pour  l'armée  de  l'est  une 
trêve  de  quelques  heures;  ce  n'était  qu'un  grand  et  désastreux  mé- 
compte de  plus  qui  allait  accélérer  la  catastrophe. 

Que  s'élait-il  donc  passé?  Il  est  vrai,  il  y  avait  un  armistice  né- 
gocié, signé  le  28  janvier  à  Versailles  et  paraissant  s'appliquer  à  la 
France  entière  comme  à  Paris.  Seulement  cet  armistice  contenait 
un  article  d'une  élasticité  redoutable,  d'une  ambiguïté  probable- 
ment calculée,  qui  disait,  au  sujet  des  limites  à  fixer  entre  les  ar- 
mées belligérantes  :  «...  A  partir  de  ce  point  (les  départemens  de 
l'est),  le  tracé  de  la  ligne  sera  réservé  à  une  entente  qui  aura  lieu 
aussitôt  que  les  parties'contractantes  seront  renseignées  sur  la  n- 
tuation  actuelle  des  opérations  militaires  en  exécution  da?is  les  dé- 
partemens de  la  Côte-d'Or,  du  Doubs  et  du  Jura...  »  Il  y  avait  dans 
cet  article  tout  ce  qu'on  voudrait  y  mettre,  la  paix  ou  la  guerre,  il 
y  avait  surtout  la  liberté  du  vainqueur  garantie  par  le  vague  de 
cette  réserve  équivoque.  M.  de  Moltke,  quant  à  lui,  sachant  ce 
qu'il  voulait,  interprétant  l'armistice  à  sa  manière,  télégraphiait 
sur-le-champ  le  28  janvier  à  onze  heures  du  soir  au  général  de 


LA.   GUERRE    DE    FRANCE.  795 

Manteuffel  :  a  ...  Les  départemens  de  la  Gôte-d'Or,  du  Doubset  du 
Jura  ne  seront  compris  dans  la  trêve  que  lorsque  les  opérations 
commencées  de  voire  côté  auront  amené  un  résullut...  »  On  parle 
dans  la  convention  de  Versailles  de  la  nécessité  de  se  renseigner 
sur  la  «  situation  actuelle  des  opérations  »  pour  fixer  un  tracé  de  li- 
mite entre  les  armées;  M.  de  MoUke  ajourne  la  trêve  jusqu'au  mo- 
ment où  les  opérations  lui  auront  donné  ce  qu'il  désire.  C'était  la 
libre  interprétation  d'un  victorieux,  ou  plutôt  de  deux  victorieux, 
de  M.  de  Bismarck,  qui  avait  préparé  le  subterfuge  diplomatique, 
eTde  M.  de  Moltke,  qui  en  tirait  les  conséquences  militaires.  De  son 
côté,  M.  Jules  Favre,  qui  allait  à  Versailles  avec  l'idée  fixe  d'arracher 
Paris  à  la  famine,  qui  ne  connaissait  même  pas  la  situation  de  l'armée 
de  l'est,  M.  Jules  Favre  n'était  pas  coupable  de  subir  des  conditions 
qu'il  n'était  pas  maître  de  discuter;  seulement  il  commettait  à  coup 
sûr  le  plus  prodigieux  et  le  plus  dangereux  oubli  en  annonçant  à  la 
délégation  de  Bordeaux  qu'un  armistice  était  signé,  sans  préciser  la 
condition  exceptionnelle  faite  à  l'armée  de  l'est.  M.  Jules  Favre  s'est 
excusé  depuis  en  disant  que  l'armistice,  qui  ne  devait  être  exécuté  que 
trois  jours  plus  tard  en  province,  n'avait  pu  avoir  d'inllaence  sur  le 
dénoûment  des  aff  dres  de  l'est,  qui  a  eu  lieu  dans  l'intervalle;  mais 
ce  délai  même  «  de  trois  jours  »  pour  la  province,  M.  Jules  Favre 
ne  le  faisait  pas  connaître,  de  sorte  que  le  même  malentendu  au- 
rait pu  se  produira  partout.  La  délégation  de  Bordeaux,  à  son  tour, 
signifiait  à  tous  les  chefs  militaires  et  particulièrement  au  comman- 
dant de  l'année  de  l'est  ce  qu'elle  venait  de  recevoir,  dans  les 
termes  où  elle  le  recevait.  Il  en  résultait  qu'au  moment  même  où 
nos  généraux  autour  de  Pontarlier  se  trouvaient  désarmés,  le  géné- 
ral de  Manteuffel,  mieux  renseigné,  sachant  bien  ce  qu'on  atten- 
dait de  lui,  marchait  toujours,  hâtait  ses  opérations,  sans  vouloir 
même  accéder  à  une  suspension  d'hostilités  de  trente-six  heures 
qu'on  lui  demandait  pour  en  référer  à  Versailles. 

Il  faut  tout  dire.  Je  ne  sais  pas  si  avec  celte  méprise  de  moins  on 
eût  pu  se  sauver.  Les  Allemands  tenaient  déjà  toutes  les  issues;  le 
cercle  de  fer  était  complet.  Toujours  est-il  que  l'armée  française 
soulTrait  non-seulement  de  cette  confusion,  mais  encore  de  cette 
détente  morale  qui  se  produit  parmi  des  hommes  harassés  de  com- 
bats et  entrevoyant  une  lueur  de  paix.  Ceci  se  passait  le  30  et  le 
31  janvier.  Dès  que  l'armistice  ne  s'appliquait  point  à  l'est,  le  dé- 
noûment était  inévitable  et  ne  pouvait  même  se  faire  attendre. 
Réduit  à  cette  cruelle  extrémité,  pressé  de  toutes  parts,  le  général 
Clinchant  n'avait  plus  qu'une  préoccupation,  celle  d'échapper  à 
l'étreinte  de  l'ennemi,  de  lui  dérober  ses  soldats,  ses  armes,  son 
matériel,  fût-ce  en  allant  chercher  un  refuge  au-delà  de  la  fron- 
tière .  Le  général  suisse  Herzog  arrivait  justement  aux  Verrières 


796  REVUE    DES    DEUX   MONDES^ 

Pendant  la  nuit  du  31  janvier  au  1"  février,  dans  une  pauvre 
chambre  enfumée  d'une  misérable  maison  de  village,  on  signait 
une  convention  qui  réglait  le  passage  de  l'armée  française  en 
Suisse.  A  ce  moment  encore  cependant,  cette  malheureuse  armée 
voulait  montrer  qu'elle  était  digne  d'une  meilleure  fortune.  Le 
i"  février,  serrée  de  près  par  les  Allemands  entre  Pontarlier  et  Les 
Verrières,  à  La  Cluse,  elle  soutenait  une  lutte  sanglante.  Le  général 
Fallu  de  la  Barrière,  à  la  tête  de  la  réserve,  et  le  général  Billot,  li- 
vraient un  violent  combat,  décimaient  les  Prussitens,  et  couvraient 
d'un  dernier  lustre  cette  triste  retraite  à  travers  les  neiges.  Après 
cela,  cette  armée  exténuée,  brisée  par  toutes  les  misères,  par  le 
froid,  par  la  faim,  par  les  maladies,  passait  la  frontière  un  peu  sur 
tous  les  points  au  nombre  de  80,000  hommes.  Le  général  Fallu  de 
la  Barrière,  après  son  combat  de  La  Cluse,  s'échappait  à  travers  les 
montagnes  avec  une  poignée  d'hommes  résolus,  et  parvenait  à  se 
sauver.  Cremer,  de  son  côté,  s'échappait,  lui  aussi,  avec  une  partie 
de  ses  troupes,  tandis  que  l'autre  partie  était  coupée  par  les  Prus- 
siens et  rejetée  vers  la  Suisse.  Le  dernier  mot  de  la  campagne  de 
l'est  était  dit.  C'était  depuis  six  mois  la  quatrième  armée  française 
disparaissant  d'un  seul  coup  après  celles  de  Sedan  et  de  Metz,  qui 
étaient  encore  captives  en  Allemagne,  et  celle  de  Paris,  qui  restait 
prisonnière  dans  nos  murs. 

Comment  cette  expédition  de  l'est,  sur  laquelle  on  avait  fondé 
tant  d'espérances,  finissait-elle  ainsi?  Est-ce  la  faute  des  chefs  mili- 
taires, des  soldats?  Non,  le  chef  était  un  courageux  capitaine,  qui  ne 
pouvait  assurément  répondre  à  toutes  les  illusions  qu'on  se  faisait, 
mais  qui  remplissait  son  devoir  avec  un  dévoûment  passionné  de 
tous  les  instans  et  un  élan  de  cœur  dont  on  ne  doutait  pas.  Les  sol- 
dats qu'il  conduisait  étaient  certes  mal  organisés,  peu  disciplinés, 
mal  équipés;  ils  se  battaient  cependant  avec  intrépidité,  ils  ont  sup- 
porté bien  des  souffrances,  et  ils  ont  montré  plus  d'une  fois  qu'ils 
auraient  pu  vaincre.  La  cause  de  tant  de  malheurs  n'est  pas  là.  Sans 
doute,  ce  nouveau  désastre  aurait  pu  être  épargné  à  la  France;  il 
aurait  pu  être  évité,  si,  au  lieu  d'agir  en  gouvernement  d'ostenta- 
tion et  de  confusion,  on  avait  su  ce  qu'on  voulait  et  ce  qu'on  pou- 
vait, si  on  avait  su  laisser  chacun  à  son  rôle  et  préparer  le  succès, 
comme  on  doit  toujours  le  préparer,  par  l'ordre,  l'organisation  et  la 
prévoyance.  M.  Thiers  a  dit  que  les  premiers  revers  de  la  guerre  de 
1870  ont  tenu  à  ce  qu'on  n'était  pas  prêt;  les  derniers  malheurs 
ont  tenu  à  ce  qu'on  n'a  pas  même  su  profiter  de  l'expérience  des 
premiers  revers.  C'est  à  la  France  d'aujourd'hui  de  s'éclairer  à  la 
funèbre  lumière  des  uns  et  des  autres  pour  retrouver  le  secret  d'une 
grandeur  qui  ne  peut  être  voilée  que  pour  un  moment. 

Charles  de  Mazade. 


L'ILE 

DE    MADAGASCAR 


LES    TENTATIVES     DR    COLONISATION.    —    LA     NATURK    DU    PAVS. 
UN    VOYAGE    SCIENTIFIQUE 


V. 

UNE  RÉGENTE  EXPLORATION  DE  LA  GRANDE-TERRE  (1). 

I. 

Les  préoccupations  que  Madagascar  a  fait  naître  depuis  plus  de 
deux  siècles  se  sont  modifiées  avec  les  circonstances  politiques;  elles 
ne  se  sont  pas  amoindries.  Jamais  nous  ne  pourrons  oublier  que  pen- 
dant de  longues  annt''es  le  drapeau  de  la  Fi  ance  a  flotté  sur  cette  terre, 
et  nous  nous  réjouissons  encore,  grâce  à  la  possession  de  Sainte-Marie 
et  de  iNossi-Bé,  de  ne  pas  perdre  de  vue  les  rivngcs  où  sont  morts 
nos  anciens  colons.  L'intérêt  que  la  nature  spéciale  de  la  grande 
île  africaine  a  inspiré  à  des  investigateurs  d'rine  autre  époque  s'ac- 
croît avec  le  progrès  de  la  science.  Aujourd'hui  la  configuration 
générale  du  pays  est  tracée,  les  richesses  du  sol  sont  entrevues,  le 
caractère  de  la  végétation  et  de  la  population  animale  est  constaté 
par  des  observations  di^jà nombreuses,  les  dillérentes  races  d'hommes 
répandues  sur  le  territoire  sont  distinguées  entre  elles  d'une  ma- 
nière assez  piécise,  le  changement  que  des  influences  étrangères 
peuvent  produire  chez  une  nation  barbare  est  attesté  par  le  régime 
actueL  des  Ovas;  on  s'enflamme  aisément  à  l'idée  d'en  savoir  da- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  juillet,  du  1"  aoCit,  du  l'f  et  du  15  septembre. 


798  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vantage,  car  on  sent  que  de  toute  nouvelle  étude  sérieuse  jaillira 
une  lumière  sur  une  question  irûportante.  Les  explorations  de  Ma- 
dagascar ayant  jusqu'ici  toujours  été  restreintes  aux  parties  voi- 
sines du  littoral  et  à  une  région  de  l'intérieur  très  circonscrite,  il 
s'agissait  d'acquérir  des  notions  exactes  sur  l'ensemble  de  l'île;  mais 
l'espoir  d'atteindre  ce  but  était  problématique  :  les  voyageurs  comme 
les  résidens  affirmaient  qu'il  était  impossible  de  franchir  certaines 
limites.  En  présence  des  résultats  obtenus  par  les  recherches  exé- 
cutées près  des  côtes,  d'importantes  découvertes  semblaient  assu- 
rées à  l'investigateur  instruit  qui  réussirait  à  pénétrer  dans  les  con- 
trées encore  fermées  aux  Européens;  —  une  addition  notable  à  nos 
connaissances  géographiques  n'était  pas  douteuse.  Seulement  on 
n'espérait  guère  voir  un  homme  assez  épris  de  la  science  pour  s'at- 
tribuer une  pareille  tâche  et  pour  ne  faiblir  ni  devant  les  difficultés 
ni  devant  le  péril.  Ce  que  personne  n'attendait  s'est  réalisé.  Après 
plusieurs  tentatives  infructueuses,  M.  Alfred  Grandidier,  seul,  sans 
assistance  étrangère  d'aucun  genre,  est  parvenu  à  se  jeter  au  cœur 
du  pays,  et  trois  fois,  sous  différentes  latitudes,  il  a  traversé  dans 
toute  sa  largeur  la  grande  île  africaine. 

Estienne  de  Flacourt  a  tracé  le  premier  la  description  d'une  partie 
considérable  du  littoral  de  Madagascar  et  présenté  le  tableau  fidèle 
des  ressources  naturelles  de  cette  région,  des  coutumes  et  de  l'état 
social  des  habitans.  L'œuvre  est  restée  précieuse  parce  qu'elle  offre 
un  ensemble  d'observations  rapportées  avec  conscience  et  recueillies 
avec  sagacité.  Des  membres  de  la  mission  anglaise  de  Tananarive 
ont  eu  le  mérite  de  faire  connaître  les  Ovas  et  leur  terriioire;  un 
Français  qui  a  su  vaincre  des  obstacles  que  nul  encore  n'avait  vain- 
cus vient  aujouidhui  nous  rendre  le  même  service  à  l'égard  de 
vastes  étendues  de  la  Grande-Terre  jusqu'à  présent  inexplorées, 
nous  fournir  des  renseignemens  qui  permettront  sans  doute  de  re- 
monter à  l'origine  des  principaux  peuples  de  Madagascar,  nous 
donner  par  ses  découvertes  la  possibilité  d'éclaircir  plusieurs  ques- 
tions d'histoire  naturelle  et  d'entrevoir  une  époque  où  la  grande  île 
africaine  était  haJiitée  par  des  êtres  infiniment  remarquables  dont 
les  espèces  sont  maintenant  éteintes.  C'est  assez  pour  captiver  l'in- 
térêt, et  c'est  une  satisfaction  de  tenir  d'un  compatriote  de  nou- 
velles informations  d'un  caractère  vraiment  scientifique  sur  la  terre 
lointaine  qu'on  a  regardée  si  longtemps  parmi  nous  comme  une 
possessif, n  française.  Les  magnifiques  résultats  des  travaux  ac- 
complis en  Chine,  en  Mongolie  et  au  Thibet  par  l'abbé  Armand 
David  (j)  nous  ont  inspiré  un  peu  de  fierté  pour  notre  pays'  la  ré- 
cente exploration  de  Madagascar  nous  ramène  à  ce  senthnent. 

(1)  Voyez  la  Retue  du  15  février,  15  mars,  15  mai,  15  juin  1871. 


l'île    de    MADAGASCAR.  799 

De  nos  jours,  on  a  rarement  à  parler  de  voyages  qui  réalisent  un 
progrès  bien  notable  dans  la  connaissance  du  monde.  Des  condi- 
tions fort  diverses  sont  indispensables  pour  assurer  le  succès  de 
pai'eilles  entreprises;  il  faut,  sans  souci  des  dangers  et  des  priva- 
tions, avoir  contracté  l'habitude  de  vivre  au  milieu  de  pays  sauvages 
où  souvent  on  ne  trouve  d'autre  lit  que  la  terre,  d'autre  couverture 
que  son  manteau,  d'autre  abri  qu'un  arbre  ou  le  creux  d'un  rocher, 
il  faut  surtout  être  familiarisé  avec  des  notions  sciantifiques  assez 
variées  et  assez  profondes  pour  saisir  l'intérêt  de  tout  ce  qui  s'offre 
à  l'attention  ;  il  faut  enfin  ne  jamais  reculer  devant  un  travail  opi- 
niâtre. Les  récoltes  de  l'investigateur  deviennent  les  principales 
sources  d'information  et  les  témoins  irrécusables  de  l'œuvre  exé- 
cutée; encore  reste- t-il  des  observations  impossibles  à  vérifier, 
des  appréciations  qui  échappent  au  contrôle  direct.  A  cet  égard, 
notre  confiance  sera  réglée  d'après  l'estime  que  nous,  inspirent  le 
caractère,  le  talent,  la  rectitude  d'esprit  de  l'auteur.  Il  est  donc 
nécessaire  de  dire  comment  l'explorateur  de  Madagascar  s'est  pré- 
paré pour  son  voyage,  comment  il  est  arrivé  au  succès;  l'exemple 
d'ailleurs  est  bon  à  citer.  Si  par  hasard  il  venait  à  toucher  quelques 
hommes  jeunes,  indépendans,  capables  de  préférer  à  l'oisiveté  le 
bonheur  de  se  distinguer  par  d'utiles  et  nobles  travaux,  tout  le 
monde  devrait  applaudir. 

Le  voyageur  était  assez  favorisé  du  sort  pour  obéir  à  ses  pen- 
chans  et  adopter  le  genre  de  vie  qui  lui  plaisait.  Bientôt  l'emploi 
de  ses  jeunes  années  fut  décidé  et  un  plan  fort  simple  arrêté;  il 
avait  formé  le  dessein  de  visiter  des  terres  lointaines,  de  ne  né- 
gliger aucune  occasion  d'acquérir  une  instruction  suffisante  pour 
se  livrer  avec  fruit  à  des  recherches  scientifiques.  L'ambition  du 
jeune  homme  était  d'élucider  des  points  obscurs  de  l'histoire  de 
l'humanité,  de  remplir  des  lacunes  de  la  géographie,  de  faire  quel- 
ques conquêtes  profitables  à  l'histoire  naturelle,  de  contribuer  à 
l'avancement  de  la  physique  du  globe.  Assez  souvent  un  rêve  de 
ce  genre  agite  l'esprit  de  ceux  qui  aiment  les  aventures,  et  d'ordi- 
naire le  rêve  s'évanouit  ou  l'entreprise  demeure  stérile  :  l'igno- 
rance a  paralysé  l'effort,  le  courage  a  cédé  devant  la  peine  ou  le 
péril,  la  résolution  a  manqué  en  présence  des  obstacles.  Cette  fois 
rien  n'a  fait  défaut. 

En  compagnie  d'un  frère  aîné  et  d'un  savant  alors  ignoré,  au- 
jourd'hui célèbre  (1),  M.  Alfred  Grandidicr  partait  pour  l'Amérique 
du  Sud  vers  la  fin  de  l'année  1857;  il  avait  vingt  ans,  assez  d'illu- 


(1)  M.  Janssen,  dont  les  travaux  sur  la  constitution  physique  et  chimique  du  soleil 
ont  eu  un  véritable  retentissement. 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sions  pour  soutenir  sou  ardeur,  assoz  de  fermeté  pour  ne  pas 
craindre  les  déceptions.  Les  deux  frères  étaient  chargés  par  le  mi- 
nistre de  l'instruction  publique  d'une  mission  scientifique,  —  une 
mission  qui  ne  coûtait  absolument  rien  à  l'état  et  n'avait  d'autre 
avantage  que  d'assurer  aux  voyageurs  bon  accueil  près  des  autori- 
tés, considération  près  des  habitans.  MM.  Graiididier  visitèrent  les 
parties  les  moins  fréquentées  du  Pérou,  de  la  Bolivie,  du  Chili,  du 
Brésil,  et  cinq  fois  ils  franchirent  les  Cordillères.  Ils  s'étaient  pré- 
parés à  descendre  le  rio  Madré  de  Dios  jusqu'à  l'Amazone  et  à  tra- 
verser ainsi  une  immense  région  encore  inconnue.  Ce  beau  projet 
échoua  par  suite  de  la  dispersion  des  gens  de  l'escorte;  plusieurs 
avaient  succombé  à  la  maladie,  les  uns  ensuite  avaient  pris  peur 
et  s'étaient  sauvés,  les  autres,  épuisés  de  fatigue,  se  refusèrent  à 
marcher.  Sans  avoir  donné  tous  les  résultats  qu'il  élait  permis  de 
souhaiter,  le  voyage  cependant  n'a  pas  été  stérile;  des  études  sur 
les  mœurs  et  les  usages  des  populations,  des  recherches  de  miné- 
ralogie et  de  botanique  ont  été  très  favorablement  appréciées  (1). 
M.  Alfred  Grandidier  estime  qu'il  n'a  fait  qu'un  premier  pas,  et, 
maintenant  seul,  il  poursuivra  longtemps  encore  la  carrière  des 
voyages.  Au  retour  d'Amérique,  il  avait  pris  la  résolution  de  visiter 
une  autre  partie  du  monde;  les  contrées  méridionales  de  l'Asie  l'at- 
tiraient; dès  les  premiers  jours  de  l'année  1862,  il  s'embarque  pour 
l'Inde.  En  ce  pays,  dont  les  richesses  de  tout  genre  ont  prodigieu- 
sement occupé  les  savans,  aucun  sujet  ne  le  frappe  par  le  carac- 
tère lie  la  nouveauté;  le  voyageur,  sans  doute  un  peu  déçu,  ne  perd 
pas  courage,  et  consacre  deux  années  à  l'étude  des  idiomes  et  de 
l'histoire  des  Hindous,  —  excellente  préparation  à  des  recherches 
qui  plus  tard  seront  entreprises  sur  un  terrain  moins  fouillé  que  la 
patrie  des  adorateurs  de  Vishnou.  Affaibli  par  des  fièvres  contractées 
dans  les  jongles  de  l'île  de  Ceyian,  M.  Grandidier  quitte  l'Asie,  et 
s'arrête  sur  la  côte  orientale  d'Afrique.  Un  séjour  à  l'île  de  Zanzibar 
est  l'occasion  d'observer  une  faune  intéressante,  de  noter  d'utiles 
remarques  sur  la  flore,  d'examiner  des  hommes  de  différentes  races, 
de  recueillir  des  docum.ens  sur  le  commerce  du  pays.  Le  voyageur 
avait  parcouru  de  vastes  espaces  de  l'ancien  et  du  nouveau  monde, 
et,  s'apercevant  alors  qu'il  ne  suffit  pas  d'aller  loin  pour  faire  de 
brillantes  découvertes,  il  songeait  à  s'aventurer  chez  les  peuples 
sauvages.  Un  moment,  le  bruit  de  la  reconnaissance  des  sources 
du  Nil  par  le  capitaine  Speke  lui  donne  le  désir  de  visiter  îe  fameux 

(1)  La  rf  lation  du  voyage,  rédigée  par  l'alué  dfis  deux  frères,  M.  Ernest  Grandidier, 
a  paru  en  1861;  Paris,  Michel  Lévy.  —  A  la  fin  de  l'ouvrage,  on  trouve  des  rapport» 
ou  dp,3  remarques  de  divers  savans  sur  les  collections  minéralogique,  zoologique  et 
botanique  formées  par  les  deux  yoj  ageurs. 


l'île    de   MADAGASCAR.  801 

lac  Nyanza,  mais  bientôt  c'est  Madagascar  qui  s'empare  de  son  es- 
prit. Madagascar!  une  terre  intéressante  par  les  souvenirs,  une 
terre  où  la  nature  a  des  mngnificences  et  des  étrangetés  presque 
sans  pareilles  :  seule,  la  ceinture  de  l'île  a  été  explorée;  en  péné- 
trant à  l'intérieur,  il  sera  donc  possible  de  rassembler  les  matériaux 
tout  neufs  d'une  œuvre  considérable.  A  cette  pensée  succède  une 
décision  bien  arrêtée. 

M.  Grandidier  avait  appris  à  voyager,  et  s'était  instruit  sur  une 
foule  de  sujets;  désormais  il  saura  reconnaître  ce  qui  est  digne 
d'attention,  distinguer  ce  qui  réclame  une  observation  précise,  une 
recherche  approfondie.  Au  printemps  de  l'année  1865,  plein  d'es- 
poir dans  le  succès,  il  aborde  la  grande  île  africaine  sur  la  langue 
de  terre  située  en  f;ice  de  notre  colonie  de  Sainte-Marie,  la  Pointe- 
à-Larrée.  La  préférence  donnée  à  ce  point  de  débarquement  avait 
été  déterminée  par  de  sérieux  motifs;  il  s'agissait  d'éviter  la  route 
ordinaire  de  Tamatave  à  Tananarive  et  surtout  d'échapper  à  la  sur- 
veillance des  Ovas,  qui  n'avaient  jamais  permis  aux  Européens  de 
s'avancer  dans  l'ititérieur  du  pays.  Par  malheur,  la  vigilance  des 
chefs  était  extrême;  à  cette  époque,  la  défiance  contre  les  Français 
se  trouvait  surexcitée  par  la  réclamation  d'une  indemnité  pour  le 
retrait  de  la  charte  concédée  à  M.  Lambert  par  le  roi  Radama  II. 
Toute  alternative  consistait  à  se  borner  à  des  promenades  sur  une 
étendue  de  quelques  kilomètres  ou  à  s'en  aller.  Le  voyageur  revint 
à  Sainte-Marie  avec  l'idée  de  tenter  ailleurs  l'exécution  de  son  pro- 
jet; la  goélette  du  gouvernement  le  transporta  au  village  de  Ma- 
nanhara,  un  peu  au  nord  du  cap  Dellone,  à  l'entrée  de  la  baie  d'An- 
tongil.  Ici,  les  chefs  ovas  ne  se  montrèrent  ni  plus  accommodans, 
ni  plus  faciles  à  tromper  que  les  autres.  Gomme  faveur  exception- 
nelle, on  permit  k  notre  compatriote  de  retourner  à  la  Pointe-à- 
Larrée  en  stiivant  la  côle,  —  un  trajet  d'une  vingtaine  de  lieues. 
Après  six  mois  d'eiïorts  inutiles,  M.  Grandidier  quitte  Madagascar. 
Il  avait  mis  à  profit  cette  pauvre  campagne  en  relevant  la  position 
géographique  de  quelques  villages,  en  se  familiarisant  avec  la 
langue  et  les  mœurs  des  habitans;  il  s'était  préparé  pour  l'avenir  et 
pour  une  meilleuie  fortune. 

L'insuccès  d'une  première  entreprise  n'avait  en  effet  nullement 
découragé  l'explorateur.  De  retour  à  Bourbon,  toujours  ferme  dans 
sa  résohition,  il  entrevoit  la  possibilité  de  réaliser  son  dessein  en 
évitant  de  paraître  dans  les  lieux  occupés  par  les  Ovas.  Une  circon- 
stance favorable  se  présente  :  depuis  peu,  des  navires  de  la  co'onie 
vont  trafiquer  sur  les  côtes  du  sud  et  du  sud-ouest  dd  la  Grande- 
Terre,  entre  le  fort  Dauphin  et  Mouroundava,  au  voisina^-e  du 
20^  degré  de  latitude.  Au  mois  de  juin  1866,  sir  la  rade  de  Saint- 

TouE  eu.  —  1872.  5j 


802  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Denis,  \m  navire  se  disposait  au  départ;  le  capitaine,  marin  hardi, 
d'huineur  enjouée,  gai  compagnon,  propose  à  M,  Grandidier  d'être 
de  l'expédition.  11  verra  un  pays  qui  ne  peut  charmer  personne, 
mais  (jui  doit  piquer  la  curiosité  d'un  voyageur  en  quête  de  l'in- 
oonnn.  C'est  la  région  que  Flacourt  a  signalée  comme  la  plus  sau- 
vage de  la  grande  île  africaine,  la  région  que  les  investigateurs 
modernes  ont  absolument  n(''gîigée;  —  une  importante  élude  de 
géographie' reste  à  faire.  La  proposition  du  capitaine  avait  été  bien 
vite  acceptée;  on  met  à  la  voile,  et  le  quatrième  jour,  passant 
très  près  de  la  terre,  la  baie  de  To'aonara  s'offre  à  la  vue,  les  mai- 
sons du  village  apparaissent,  et,  mieux  encore,  sur  l'emplace- 
ment du  fort  Dauphin,  un  palais  à  deux  étages  entouré  de  galeries 
de  bois  et  surmonté  d'une,  toiture  en  pyramide  :  c'est  la  rési- 
dence du  gouverneur  ova.  Voilà  donc  le  territoire  des  Antanosses 
jadis  occupé  par  les  colons  français,  pays  aujourd  hui  abandonné 
des  habitans,  qui  la  plupart  ont  voulu  se  soustraire  à  la  domination 
des  Ov.îs.  Beaucoup  d'entre  eux  vont  se  mettre  au  service  des  co- 
lons d''  l'île  Bourbon,  et  contractent  un  engngement  de  dix  années. 
Ainsi  se  trouvent  sur  le  navire  une  cinauantaine  d' Antanosses  libé- 
rés, poi'tant  un  petit  pécule.  Les  pauvres  gens  n^viennent  au  pays 
natal,  mais  ils  ne  débarqueront  ni  au  fort  Dauphin  ni  à  la  baie  de 
Manaliafa  :  les  chefs,  les  parens,  les  amis  sont  partis;  ils  iront  jus- 
qu'à la  baie  de  Saint-Augustin  pour  gagner  ensuite,  a;)rès  plusieui'S 
jours  de  marche,  le  campement  des  Antanosses  émigrés. 

II. 

Aux  alentours  du  fort  Dauphin,  on  ne  l'a  pas  oublié,  il  y  a  des 
mont  i^^nes  d'un  aspect  imposant,  une  végétation  belle  et  puissante; 
au  sud  et  à  l'ouest,  c'est  un  sol  sablonneux,  nu,  stérile.  Devant  le 
cap  Sainte-Marie,  la  pointe  australe  de  la  grande  île,  des  bancs  de 
rociie  sans  cesse  battus  des  vagues  défendent  l'accès  du  rivage.  En 
certains  endroits,  la  plage  n'a  pas  plus  de  quelques  mètres  :  les 
dunes  s'élèvent  tout  au  bord  de  la  mer  comme  une  seule  masse  à 
deux  otages  séparés  par  un  large  plateau,  avec  un  sommet  recti- 
ligne:  à  distance,  on  croirait  voir  des  fortifications.  Des  coquilles 
rédu  tes  en  poudre  impalpable  forment  les  faliins,  et  sui-  les  pentes 
se  montrent  dans  la  poussière,  au  milieu  de  débris  de  co'juilles  ter- 
restres, des  fragmens  de  ces  œufs  énormes  qu'on  a  découverts  il  y 
a  vingt  ans.  On  n'aperçoit  ni  un  village,  ni  même  une  habitation 
isolée  sur  toute  la  côte,  l'eau  douce  fait  absolument  défaut.  Il  est 
donc  permis  de  se  demander  ce  que  peuvent  venir  chercher  des  na- 
vires eu  de  tels  parages;  on  va  le  savoir.  Dans  la  misérable  contrée, 


l'île  de  Madagascar.  803 

le  pays  des  Antanciro  lï.,  quo  le  Mandreré  S(,*pare  de  la  province 
d'Anossi,  il  existe,  épars,  des  arbustes  rabougfis,  et  sur  les  troncs 
croît  un  lichen  tinctorial,  une  espèce  d'orseilKi  fort  estimée,  dont  on 
introduit  en  Europe  des  quantités  considérables.  Les  habitans  les 
plus  voisins  de  c^tie  côte  semée  d'écueils,  où  la  mer  est  toujours 
houleuse,  ne  se  livrent  à  aucun  genre  de  navigation;  une  condition 
essentielle  pour  le  navire  qui  doit  trafiquer  est  de  porter  des  pi- 
rogues. La  chaloupe  mouille  à  la  moindre  distance  possible  du  ri- 
vage, et  la  communication  avec  la  terre  s'établit  au  moyen  des 
pirogues  »à  balancier  que  les  Antandrouïs  manœuvrent  avec  assez 
d'adresse  poui-  passer  sans  encombre  entre  les  récifs.  Avec  M.  Gran- 
didier,  on  apprendra  de  quelle  façoa  pittoresque  se  |)!aî.ir[ue  le  com- 
merce avec  les  Antandrouïs;  on  s'apercevra  en  mèîue  temps  que  les 
peuplades  du  sud  de  Madagascar  n'ont  rien  acquis  sous  le  rapport 
de  la  civilisation  depuis  deux  ou  trois  siècles. 

Comme  la  côte  est  tout  à  fait  iuhabiiée,  le  navire  s'annonce  en 
tirant  le  canon;  c'est  l'appel  entendu  au  loin  et  bien  compris.  Les 
Malgaches  accourent  portant  les  objets  d'échange;  un  camp  s'éta- 
blit sur  la  portion  de  la  plage  la  plus  étendue,  adossé  aux  dunes. 
Une  voile  de  chaloupe  supportée  par  quatre  pi^ux  est  la  tente  où 
vont  se  traiter  les  affaires,  une  haie  faite  de  branches  d'euphorbe 
épineuse  compléLura  l'édifice;  tout  auprès  s'élève,  façonnée  avec 
des  tiges  sèches,  une  hutte  juste  assez  grande  pour  contenir  deux 
hommes  axroupis,  c'est  la  case  royale;  enfin  deux  ou  trois  parcs 
circonscrits  par  un?  bordure  de  feuillage  sont  destinés  aux  indi- 
gènes attendant  leur  tour  de  vente  près  des  marchandises  qu'ils 
ont  apportées.  Au  moment  où  le  personnel  du  navire  descend  à 
terre,  la  scène  est  pleine  d'animation;  hommes  et  femmes,  au 
nombre  d'une  centaine,  vêtus  d'un  lambeau  de  toile  en  loques, 
crient,  s'injurient,  se  bousculent.  Les  femme?,  fort  peu  séduisantes, 
ne  donnent  point  de  graves  distractions  aux  Européens;  les  opéra- 
tions commiMicent;  un  matelot,  tenant  la  balance,  pèse  les  paquets 
d'orseilîe,  et  le  lieutenant  du  navire,  assis  à  côté  de  la  caisse  qui 
contient  Ijs  marchandises,  paie  la  valeur.  Une  brasse  de  toile 
blanche  ou  bleue  est  la  rémunération  de  15  kilogrammes  du  fa- 
meux lichen  tinctorial,  100  grammes  de  poudre  le  prix  de  10  kilo- 
grammes; les  verroteries  noir  s  et  bleues,  les  marmites  de  fonte, 
les  clous  dorés  dont  les  Malgaches  se  plaisent  à  orner  les  crosses  de 
leurs  fusils,  sont  aussi  très  demandés.  Tout  à  coup  le  mouvement 
s'arrête  :  on  vient  d'apercevoir  le  chef  de  la  peuplade  antandrouï, 
le  roi  T-sifanihi,  s' avançant  avec  une  majestueuse  lenteur  pour  sa- 
luer les  étrangers.  C'est  un  vieillard  maigre  d'assez  belle  stature, 
ayant  le  teint  clair,  les  cheveux  gris  et  lisses;  il  n'est  pas  de  la 


804  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

race  de  ses  sujets,  la  physionomie  dénonce  un  mélange  de  sang  eu- 
ropéen, ji;if  ou  arabe.  Pour  vêtement,  il  porte  un  simple  morceau 
de  toile  autour  des  reins,  et  il  se  drape  fièrement  dans  un  lamba 
qu'on  juge  avoir  été  blanc;  une  petite  calotte  de  jonc  est  posée  sur 
la  tète.  Bientôt  on  fait  cercle  près  de  la  hutte  royale;  l'assemblée 
ou  le  kabar,  suivant  l'appellation  malgache,  va  délibérer.  Le  capi- 
taine de  la  marine  marchande  doit  débattre  les  conditions  du  droit 
d'ancrage  et  de  libre  commerce  que  tout  navire  est  oblgé  de  pay^r 
dans  les  ports  du  sud  et  du  sud-ouest  de  Madagascar.  Le  roi  de  la 
peuplade  antandrouï  n'était  pas  grisé  par  la  fortune;  il  se  trouva 
traité  d'une  manière  généreuse  par  le  don  d'un  baril  de  poudre, 
d'un  fusil  à  pierre,  d'une  marmite,  de  deux  miroirs,  de  deux  cents 
clous  dorés,  d'ur.e  pièce  de  toile  bleue  et  de  quatre  bouteilles  de 
rhum  abondamment  mélangé  d'eau,  —  ceci  dans  l'intention  bien- 
veillante, assurent  les  traitans,  d'épargner  au  prince  quelque  trouble 
d'esprit.  Six  chefs  dépendans  du  roi,  qui  se  posaient  en  protecteurs 
des  étrangers,  durent  encore  être  gratifiés  de  petits  présens. 

Devenu  l'ami  des  Français,  Tsifanihi  voulut  le  lendemain  se 
rendre,  escorté  des  principaux  chefs,  à  bord  du  navire;  c'était  chose 
nouvelle  pour  ces  Malgaches,  mais  ils  ne  témoignèrent  pas  la 
moindie  surprise;  en  aucun  lieu  du  monde,  les  barbares  ne  sont 
accessibles  à  l'étonnement  et  à  l'admiration.  Tout  en  buvant  de 
petits  verres  de  rhum,  le  seigneur  antandrouï  cherchait  à  persua- 
der qu'il  était  venu  à  la  côte  en  apprenant  l'arrivée  du  navire  par 
amitié  pour  les  blancs,  afin  de  les  couvrir  de  sa  protection.  C'était 
une  façon  d'appeler  la  reconnaissance  à  son  égard  et  de  dissimuler 
sa  rapacité;  il  tenait  à  se  tiouver  sur  le  lieu  même  du  trafic  pour 
prélever  un  impôt  sur  chaque  vendeur  d'orseille,  avoir  de  celui-ci 
un  clou,  de  celui-là  une  balle  ou  une  pincée  de  poudre.  Le  domaine 
de  ce  roi  était  situé  à  plusieurs  heures  de  marche  dans  f  intérieur. 
Pour  M.  Grandidier,  accompagner  le  prince  serait  une  excellente 
occasion  de  commencer  des  études  de  géographie  et  des  recherches 
d'histoire  naturelle;  la  promesse  d'un  baril  de  poudre  fit  agréer  la 
propositio'.i  d'une  manière  toute  gracieuse.  Tsifanihi  était  un  souve- 
rain légitime  jouissant  de  peu  d'autorité,  ne  devant  sa  sûreté  per- 
sonnelle qu'à  son  mariage  avec  la  fille  du  chef  d'un  peuple  redouté; 
aujourd'hui  comme  au  temps  de  Flacourt,  les  Antandrouïs  des  di- 
verses tribus  sont  en  guerre  perpétuelle  les  uns  avec  les  autres,  et 
les  vainqueurs  ne  sont  pas  plus  généreux. 

Aussitôt  descendu  à  terre,  notre  compatriote  parcourt  le  pays; 
seuls,  quelques  reptiles  se  chauffant  au  soleil  et  des  plantes  d'un 
aspect  bizai're  attirent  son  attention.  Le  jour  suivant,  on  se  met  en 
marche  pour  la  réside;ice  royale.  Le  voyageur  français  n'emporte 


l'île    de    MADAGASCAR.  805 

qu'un  petit  sac  de  riz  et  deux  boîtes  contenant  li3S  instrumens  né- 
cessaires aux  observations  et  aux  préparations;  le  mince  bagage  est 
chargé  sur  les  épaules  de  deux  ou  trois  hommes  qui  ont  piis  de 
l'entrain  à  l'aide  de  plusieurs  rasades  de  rhum.  La  troupe  gravit  pé- 
niblement des  dunes  hautes  et  abruptes;  on  se  fraie  un  chemin  à 
travers  les  buissons  épineux,  et  les  jambes  nues  sont  écorchées. 
Au  sommet,  on  ne  découvre  qu'une  plaine  stérile  :  pas  un  arbre,  à 
peine  des  broussailles;  c'est  désolé,  inhabitable,  triste  comme  les 
déserts  de  l'Egypte  et  de  l'Arabie  et  moins  grandiose.  Les  indolens 
Antandrouïs  ne  sont  pas  accoutumés  à  porter  des  fardeaux;  à  chaque 
instant,  ils  changeaient  d'épaule  le  bâton  auquel  étaient  suspendus 
les  paquets;  le  roi,  mû  de  compassion  devant  cette  fatigue,  n'hé- 
sita point,  sans  souci  de  l'étiquette,  à  prendre  sur  son  dos  le  sac 
de  riz  de  l'homme  blanc.  Après  une  longue  marche  dans  le  sable, 
on  se  trouve  frappé  à  l'aspect  d'un  nouveau  paysage;  pntout  il  y 
a  des  nopals,  c'est  l'indice  d'habitations  voisines.  Les  nopals,  vé- 
gétaux originaires  d'Amérique,  depuis  longtemps  naturalisés  en 
Afrique  et  dans  le  midi  de  l'Europe,  ont  sans  doute  été  introduits 
à  Madagascar  par  les  Arabes;  dans  les  malheureuses  contrées  que 
n'arrose  aucun  cours  d'eau,  c'est  une  ressource  inappréciable  pour 
les  habitans.  Ici,  chaque  famille  possède  sa  plantation  de  nopals. 
Les  Antandrouïs  ont  une  façon  toute  singulière  de  cueillir  les  fruits, 
qui  sont  connus  parmi  nous  sous  le  nom  de  figues  de  Barbarie  :  avec 
la  pointe  de  leur  sagaie,  ils  les  détachent  fort  adroitement,  évitant 
ainsi  l'atteinte  d'épines  redoutables;  ils  les  roulent  dans  le  sable 
afin  de  détacher  les  soies  épineuses  dont  la  surface  est  couverte,  et 
les  pèlent  avec  le  fer  de  la  lance.  A  cette  occupation,  un  homme 
doit  vraiment  avoir  l'air  d'un  guerrier.  Les  figues  de  Barbarie  apai- 
sent la  fairn,  calment  la  soif,  et  permettent  de  vivre  sur  un  terri- 
toire où  le  pauvre  peuple  déclare  n'avoir  pas  vu  une  goutte  d'eau 
depuis  plus  d'un  mois  ;  heureusement  que  la  propreté  n'est  pas  de 
rigueur  dans  la  société  des  Antandrouïs. 

La  caravane  est  arrivée  au  village  de  Tsifanihi;  une  assez  vaste  en- 
ceinte de  nopals  annonce  la  résidence  royale.  Au  milieu,  sur  un  sol 
couvert  d'herbes  desséchées,  s'élèvent  une  dizaine  de  huttes  ayant 
environ  2  mètres  de  côté  :  elles  sont  à  peu  près  assez  hautes  pour 
qu'un  homme  de  taille  moyenne  puisse  s'y  tenir  debout;  mais  en 
voyant  la  porte  extrêmement  étroite  et  toute  basse  il  est  p  -rmis  de 
s'inquiéter  de  la  manière  d'y  pénétrer.  Rien  de  plus  simple  pour- 
tant, on  se  couche  par  terre,  et  l'on  entre  en  rampant.  Le  roi  offrit 
à  l'étranger  la  meilleure  de  ses  huttes.  La  présence  d'un  homme 
blanc  dans  ce  village,  où  personne  n'en  avait  jamais  vu,  était  un  fa- 
meux sujet  de  curiosité;  naturellement  toute  la  population  accourt. 


306  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  princes  et  les  princesses  s'entassent  dans  la  cabane  et  contem- 
plent à  l'aise  le  nouveau- venu  :  les  gens  qui  restent  dehors,  un  peu 
contrari(^s,  trouvent  vite  le  moyen  de  ne  pas  se  priver  du  même 
avantage;  en  un  clin-d'œil,  les  planches  formant  les  parois  de 
la  hutte,  simplement  retenues  par  deux  tringles,  disparaissent,  et 
bientôt  il  ne  reste  que  le  toit.  Le  voyageur  dut  bien  se  fâcher  pour 
faire  remettre  l'édifice  en  état;  après  tout,  il  importait  qu'il  s'ha- 
bituât proinpteineut  à  ne  point  craindre  les  trilDulations.  Assailli 
par  les  parens  et  par  les  parentes  du  roi  soll'citant  de  petits  ca- 
deaux qui  cimentant  l'amitié,  il  donne  des  colliers  de  venoterie, 
des  clous  dorés;  piend-il,  assis  au  milieu  d'une  nombreuse  assem- 
blée, son  repas  composé  d'une  vieille  poule  et  d'un  plat  de  riz  cuits 
à  l'eau,  des  yeux  avides  lui  rappellent  que,  pour  conserver  les 
bonnes  grâces  des  Antandrouïs,  il  ne  doit  pas  oublier  de  faire  avaler 
de  temps  à  autre  une  bouchée  à  chaque  prince  et  à  chaque  prin- 
cesse. Quand  vint  le  soir,  la  peine  fut  grande  pour  se  débarrasser 
de  tout  ce  monde,  qui  ne  se  piquait  pas  de  discn  tion. 

Très  pressé  de  se  livrer  à  une  exploration  scientifique  du  pays, 
M.  Grandidier  n'accordant  au  sommeil  que  les  heures  indispensa- 
bles avait  pris  ses  dispositions  de  bon  matin.  Le  roi  Tsifanihi  et 
son  plus  jeune  fils,  suivis  de  plusieurs  esclaves,  vont  accompagner 
l'étranger  dans  sa  chasse.  On  se  met  en  route  eu  marchant  vers  le 
Dord.  Les  plantations  de  nopals  s'étendent  jusqu'à  une  grande  dis- 
tance; chaque  année,  les  habitans  s'attachent  à  les  accroître.  Entre 
ces  végétaux,  il  pousse  un  peu  d'herbe,  ce  qui  permet  d'élever  ou 
du  moins  d'engraisser  quelques  bœufs.  L'absence  d'eau  est  un  ol>- 
stacle  à  la  multiplication  du  bétail  ;  sur  de  vastes  espaces  de  la  ré- 
gion du  sud  et  du  sud-ouest  de  la  Grande- Terre,  les  indigènes  n'ont 
pendant  plusieurs  mois  qu'un  moyen  d'obtenir  un  peu  d'eau  bour- 
beuse :  ils  praiiquent  dans  le  sable  des  trous  d'taie  certaine  profon- 
deur; par  des  suintemens,  l'eau  s'accumule,  et  on  la  puise  dans  des 
calebasses.  Souvent  cette  misérable  ressource  vieut  à  manquer;  les 
trous  tarissent,  il  ne  reste  'pour  se  désaltérer  que  les  figues  de  Bar- 
barie. Dans  les  localités  où  le  sol  n'est  pas  entièrement  sablonneux, 
il  existait  autrefois  des  arbres;  la  végétation  naturelle  a  été  détruite 
par  le  feu  afin  de  semer  du  millet,  des  haricots,  des  courges,  des 
citrouilles.  A  cause  de  la  sécheresse,  ces  plantes  languissent,  les 
récoltes  sont  mauvaises;  les  indigènes,  réduits  à  faire  griller  le 
millet,  préfèrent  parfois  le  broyer  tout  cru  entre  les  dents.  Notre 
voyageur  hii-même  se  vit  obligé  de  se  contenler  de  ce  genre  d'ali- 
mentation. En  été,  lorsqu'on  est  privé  du  bienfait  de  la  rosée,  les 
courges  forment  une  réserve  précieuse;  mûries  à  l'excès  ou  pour- 
ries, la  pulpe  liquéfiée  sert  de  breuvage  aux  malheureux  continuel- 


l'île    de    MADAGASCAR.  S07 

lement  exposés  aux  tortures  de  la  soif.  Au  milieu  des  plaines  sablon- 
neuses croît  une  plante  dont  la  racine  volumineuse  fournit  encore 
une  assistance  aux  gens  alfamés  et  altérés.  Il  est  curieux  de  voir 
quelles  maigres  ressources  peuvent  suffire  à  des  hommes  qui  ne 
connaissent  pas  de  meilleure  existence.  On  pourrait  se  cro're  loin 
de  ce  pays  «  abondamment  pourvu  de  tout  ce  qui  est  nécessaire  à 
la  vie,  »  que  vante  justement  l'ancien  historien  de  Madagascar;  entre 
la  belle  et  riche  province  d'Anossi  et  la  triste  province  d'Andiouï, 
le  contraste  est  complet. 

La  petite  caravane  a  dépassé  les  terres  plus  ou  moins  cuhivôes; 
maintenant  c'est  la  nature  sauvage,  elle  est  triste,  on  ne  voit  que 
de  chétifs  buissons  épars.  On  entre  dans  une  sorte  de  bois,  la  végé- 
tation est  clair-semée;  c'est  Thiver,  il  n'y  a  plus  de  feuilles,  «Iles 
ont  été  desséchées  par  le  soleil  bien  avant  la  fin  de  l'été.  Les  p'antes 
sont  peu  variées,  mais  plusieurs  d'entre  elles  sont  intéressantes; 
elles  n'existent  pas  dans  les  belles  contrées  de  l'île.  Les  animaux 
sont  rares,  et  quelques  espèces  n'ont  d'autre  patrie  que  les  soli- 
tudes de  la  région  méridionale  de  la  Grande-Terre.  Peu  de  pa{)il- 
lons  voltigent  dans  les  clairières  :  en  voici  un  pourtant  qui  est  tout 
à  fait  joli  et  jusqu'à  présent  inconnu;  du  même  genre  que  Vuurore 
commun  dans  nos  bois  au  printemps,  il  a  les  ailes  antérieures 
teintes  de  pourpre  violet  (I).  Au  bruit  des  pas,  des  reptiles  se  glis- 
sent sous  les  feuilles  sèches  ou  disparaissent  dans  les  buissons;  ce 
sont  en  général  des  animaux  qu'on  ne  rencontre  pas  dans  les  ré- 
gions fréquentées  par  les  Européens.  A  peine  le  cri  ou  le  battement 
de  l'aile  d'un  oiseau  se  fait-il  entendre;  néanmoins  il  est  bon  d'être 
attentif  :  des  oiseaux  qui  se  montrent  en  ces  lieux  n'ont  jamais  été 
vus  ailleurs.  C'est  une  petite  fauvette  d'un  gris  verdâtre  en  des- 
sus, blanche  en  dessous,  avec  la  queue  d'un  vert-olive  (2);  elle  vole 
de  buisson  en  buisson,  et  parfois  un  mâle  et  une  femelle  semblent 
ne  pouvoir  se  quitter.  En  certains  endroits,  c'est  un  oiseau  <le  la 
taille  d'une  petite  tourterelle  qui  saute  de  branche  en  branche, 
guettant  des  insectes  et  des  limaces;  on  le  reconnaît  tout  de  suite 
pour  être  du  genre  du  coucou  bleu  de  Madagascar  et  d'une  espèce 
particulière.  Il  est  gris  avec  les  pennes  des  ailes  d'un  vert  doié,  le» 
grandes  plumes  de  la  queue  d'un  beau  bleu,  et  il  porte  une  huppe 
à  reflets  métalliques.  La  caille,  le  kibou  des  Malgaches,  eiiante 
dans  l'île  entière,  visite  les  déserts  du  sud,  et  dans  cette  régioii  où 
l'homme  manque  de  nourriture,  elle  est  respectée;  jamais  les  An- 
tandrouïs  ou  les  Mahafales  ne  tuent  un  kibou.  L'oiseau  a  sa  lég  uide, 

(l)  Anthocbaris  Zoe,  Grandidier. 

(•2)  L'espèce  a  été  décrite  par  M.  Grandidier  sous  le  nom  de  Prinia  chloropetoïdes. 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


simple  et  poétique.  Deux  jeunes  femmes,  disent  les  Malgaches, 
étaient  allées  puiser  de  l'eau  loin  de  l'habitation;  deux  voleurs,  ca- 
chés près  de  la  source,  se  jetèrent  sur  les  pauvres  créatures  sans 
défense,  dont  les  cris  ne  pouvaient  êlre  entendus  du  village,  et  les 
emmenèrent  captives.  Il  fallut  traverser  un  bois;  plusieurs  cailles, 
venant  à  s'envoler,  firent  un  grand  bruit;  croyant  à  une  surprise, 
les  voleurs  se  sauvèrent  au  plus  vite  et  abandonnèrent  leur  proie. 
A  cette  nouvelle,  le  chef  de  famille,  rendant  grâces  à  Dieu,  à  la  pa- 
trie et  aux  ancêtres,  jura  solennellement  que  lui  et  les  siens  ne  fe- 
raient jamais  de  mal  au  kibou.  Aux  yeux  des  habitans  de  Madagas- 
car, rien  n'est  plus  respectable  que  les  vœux  et  les  croyances  des 
ancêtres. 

Le  jeune  explorateur  tenait  à  savoir  s'il  existait  des  mammifères 
dans  ce  triste  pays,  où  les  animaux  sont  encore  moins  nombreux 
que  les  hommes  ;  les  guides  avaient  répondu  qu'on  rencontrait 
beaucoup  de  sifaks  dans  les  environs.  Le  nom  était  connu,  l'ani- 
mal ne  l'était  pas;  simplement  qualifié  par  Flacourt  de  «  guenuche 
blanche  à  chaperon  tanné,  »  personne  n'en  avait  appris  davantage 
sur  ce  sujet.  La  chasse  se  poursuivait  depuis  le  malin,  deux  ou 
trois  oiseaux  seulement  avaient  été  remarqués;  tout  à  coup  les  Mal- 
gaches s'arrêtent  en  poussant  cette  exclamation  :  sifak,  sifak,  et  de 
la  main  ils  désignent  entre  des  branches  d'arbre  une  forme  toute 
blanche.  Le  voyageur  tire  un  coup  de  feu,  l'animal  tombe,  —  un  maki 
ou  plutôt  un  indri  à  longue  queue,  au  pelage  blanc,  avec  le  sommet 
de  la  tête  d'un  brun  marron  et  la  face  nue  d'un  beau  noir  (1).  Pour 
des  motifs  qu'on  nous  laisse  ignorer,  l'indri  blanc  ou  le  sifak  est 
pour  les  Antandrouïs  un  animal  sacré;  aussi,  quand,  de  retour  au 
village,  M.  Grandidier  se  mit  à  dépouiller  l'individu  qui  venait  d'être 
tué,  une  cinquantaine  de  Malgaches  de  physionomie  repoussante, 
armés  de  la  sagaie  et  de  l'escopette,  manifestèrent  des  dispositions 
hostiles.  Une  députatiofa  vint  de  la  part  du  roi  avertir  létranger  qu'il 
pouvait  garder  la  peau,  mais  que  le  corps  devait  être  enveloppé  de 
feuilles  et  convenablement  inhumé.  Pour  apaiser  les  colères,  il  fal- 
lut enterrer  en  grande  pompe  les  restes  du  sifak,  mettre  des  pierres 
sur  la  place  et  planter  quelques  raquettes  de  nopals.  Le  joli  mam- 
mifère vêtu  de  blanc  habite  la  plupart  des  bois  voisins  des  côtes  du 
sud  et  du  sud-ouest;  dans  la  suite  de  son  voyage,  M.  Grandidier 
s'est  procuré  des  individus  vivans  qu'on  prenait  dans  des  filets. 
Animaux  doux  et  craintifs,  les  sifaks  vont  par  petites  troupes  et  se 
livrent  à  toutes  les  gambades  imaginables  aux  heures  du  matin  et 

(1)  L'espèce  a  été  décrite  par  M.  Grandidier  {Album  de  l',le  de  la  Réunion)  sous  le 
nom  de  Propitliecus  Verreauxii. 


•   l'île    Dl-    MADAGASCAR.  809 

de  la  soirée.  Ils  ne  mangent  que  les  jeunes  pousses  des  arbres,  des 
fleurs  et  des  baies;  destinés  à  vivre  dans  des  lieux  où  la  sécheresse 
est  extrême,  ils  boivent  à  peine,  un  peu  de  la  rosée  de  la  nuit  dé- 
posée sur  les  feuilles  leur  suffit.  En  captivité,  lorsqu'on  leur  présente 
à  boire,  ils  se  contentent  de  passer  la  langue  sur  les  parois  du  vase, 
et,  si  leur  nez  vient  à  toucher  l'eau,  ils  se  retirent  avec  des  marques 
d'elTroi.  Les  sifaks,  ayant  comme  toutes  les  espèces  du  même  genre 
les  membres  antérieurs  très  courts,  sont  incapables  de  marcher  à 
quatre  pattes;  à  terre,  dressés  sur  les  pattes  de  derrière,  ils  avan- 
cent par  bouds,  les  bras  en  l'air,  à  la  façon  des  enfans  qui  sautent  à 
pieds  joints.  Ils  ne  sont  en  possession  de  tous  leurs  avantages  phy- 
siques qu'au  milieu  des  bois,  sur  les  branches  des  arbres.  On  voit 
des  femelles,  portant  leur  petit  sur  le  dos,  s'élancer  à  plus  de 
dix  mètres  sans  effort  apparent. 

Après  cinq  jours  d'excursions  jusqu'à  une  dizaine  de  lieues  au 
nord  du  cap  Sainte-Marie,  n'ayant  vu  partout  qu'un  pays  plat, 
aride  et  sablonneux,  notre  compatriote  dut  retourner  au  rivage;  un 
avis  l'informait  que  le  navire  s'était  éloigné.  En  effet,  arrivé  au 
sommet  des  dunes,  il  n'aperçoit  aucun  bâtiment  sur  la  rade.  Quel- 
ques Antandrouïs  venus  à  la  côte  pour  vendre  leur  récolte  d'orseille 
disent  que  des  étrangers  ont  été  abandonnés  sur  le  rivage;  c'était 
vrai,  —  des  hommes  mis  à  terre  n'avaient  pas  eu  le  temps  de  re- 
monter à  bord,  le  navire  ayant  été  forcé  de  gagner  au  plus  vite  la 
haute  mer  pour  se  soustraire  au  péril  dont  le  menaçait  un  raz  de 
marée.  Pendant  six  jours,  les  malheureux  Français,  le  cœur  serré 
devant  la  perspective  de  rester  indéfiniment  chez  les  Antandrouïs, 
montent  cent  fois  sur  les  dunes  sans  découvrir  une  voile;  pour 
comble  de  misère,  les  provisions  manquent.  Enfin  la  joie  renaît;  le 
navire  est  en  vue,  il  avance  rapidement,  il  mouille  à  une  assez 
grande  distance  des  rochers;  malgré  l'état  de  la  mer,  fort  peu  ras- 
surant, deux  Malgaches  se  jettent  dans  une  pirogue  pour  aller  de- 
mander des  vivres.  Au  retour,  le  frêle  esquif  chavire,  les  hommes 
se  sauvent  à  la  nage  ;  mais  les  vivres  attendus  avec  une  fiévreuse 
impatience  sont  engloutis  :  c'est  encore  un  jour  de  souffrance.  Un 
peu  de  calme  survient,  on  en  profite,  tout  le  monde  s'embarque; 
presque  aussitôt  le  navire  partait  pour  Masikoura. 

Du  cap  de  Sainte-Marie  à  la  limite  du  pays  des  Antandrouïs,  la 
pointe  Barlovv,  indiquée  sur  toutes  les  cartes,  la  côte  est  absolument 
déserte.  Ici  commence  le  territoire  des  Mahafales;  on  ne  trouve  en- 
core qu'un  seul  petit  village  avant  d'atteindre  l'embouchure  de  la 
rivière  Masikoura,  qui,  aux  époques  de  sécheresse,  se  perd  dans  les 
sables.  Sur  ce  point,  il  existe  un  centre  de  population,  centre  d'un 
commerce  analogue  à  celui  dont  les  Antandrouïs  ont  offert  un 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

exemple;  notre  voyageur  se  hâte  de  faire  quelques  études  dans  les 
environs.  En  s'acheminant  vers  la  baie  de  Saint-Augustin,  le  village 
d'Itampoul  se  fait  remarquer  à  quelques  milles  au  nord  de  la  Masi- 
koura,  mais  plus  loin,  le  littoral  est  inhabité;  sur  une  étendue  de 
ZiO  kilomètres,  une  ligne  de  roches  dressées  comme  une  muraille 
haute  de  2  cà  3  mètres,  sans  cesse  b:ittue  des  vagues,  rend  fort  dif- 
ficiles les  communications  avec  la  mer.  On  revoit  les  grèves  de 
sable,  les  villages  se  succèdent.  Maintenant  c'est  le  pays  des  Saka- 
laves;  voici  la  baie  de  Saint-Âugnstin,  où  se  jette  l'Anoulahine,  la 
belle  rivière  que  notre  vieil  historien  de  Madagascar  comparait  à 
la  Loire.  Trois  bourgades,  Salar,  Saint- Augustin,  Tulléar,  à  l'em- 
bouchure de  la  rivière  de  Fihérenane,  sont  voisines.  Fréquentée  de- 
puis pkisieurs  siècles  par  des  navires  étrangers,  la  baie  de  Saint- 
Augustin  attire  aujourd'hui  le  commerce  de  Bourbon  et  de  Maurice. 
Avec  un  soin  extrême,  M.  Grandidier  visite  la  contrée;  peut-être 
sera-t-elle  le  point  de  départ  de  la  vaste  opération  qu'il  a  projetée. 
II  remonte  le  cours  de  l'Anoulahine  pendant  une  cinquantaine  de 
lieues  ponr  atteindre  le  pays  des  Antanosses  émigrés;  ce  n'est  en- 
core qu'une  simple  reconnaissance.  Près  de  Tuliéar,  il  se  rend  au 
village  du  chef  de  la  trilm  des  Antifihérénanes  et  se  lie  d'amitié  avec 
le  roi  Lahimerisa;  c'est  une  relation  dont  plus  tard  il  saura  tirer 
parti.  11  faut  continuer  à  suivre  la  côte;  de  Tuliéar  à  Manoumbé, 
une  distance  d'une  qtiinzaine  de  lieues,  il  n'y  a  point  d'habitations, 
tandis  que  de  Manoumbé  à  Mouroundava,  entre  le  2^^  et  le  20'^  de- 
gré de  latitude,  les  villages  sont  nombreux;  quelques-uns  ont  de  300 
à  400  habitans,  la  plupart  seulem.ent  50  ou  60.  Un  peu  plus  arrosé, 
le  pays  s'embellit  ;  on  remarque  une  certaine  fertilité,  on  voit  des 
forêts. 

La  région  du  sud-ouest  de  la  grande  île  africaine  présente  un 
contraste  bien  frappant  avec  la  bande  orientale.  Sur  une  étendue 
de  côtes  d'environ  200  lieues,  l'explorateur  a  observé  partout  un 
terrain  plat  simplement  accidenté  par  des  monticules  de  sable  que 
les  vents  ont  amassé;  il  n'a  vu  des  montagnes  que  près  de  l'embou- 
chure de  l'Anoulahine.  Du  cap  de  Sainte-Marie  à  Mouroundava,  on 
ne  compte  pas  plus  d'une  dizaine  de  rivières;  au  nord  de  la  baie  de 
Saint-Augustin,  la  plus  belle  et  la  plus  large  est  le  Mangouka,  qui 
peut  fournir  des  avantages  considérables  à  l'agriculture.  M.  Gran- 
didier a  déterminé  la  position  de  l'embouchure  de  cette  rivière, 
jusqu'ici  donnée  d'une  manière  tout  à  fait  inexacte,  et  il  s'est  as- 
suré que  des  cours  d'eau  figurés  sur  des  cartes  n'ont  jamais  existé 
que  dans  l'imagination  de  géographes  mal  renseignés.  A  une  mé- 
diocre distance  des  rivages  du  sud-ouest  de  Madagascar,  il  existe 
des  lacs  salés;  à  12  lieues  environ  à  l'est  de  Mouroumbé  se  trouve  le 


l'île    de    MADAGASCAR.  811 

lac  Héoutri,  et  l'on  assure  que  les  Sakalaves  y  pèchent  les  mêmes 
poissons  que  dans  la  nier.  Presque  partout  le  littoral  est  salubre; 
l'exception  se  manifesie  seulement  près  des  côtes  où  croissent  en 
abondance  des  palétuviers,  comme  par  exemple  au  voisinage  de  la 
ville  de  Saint- Augustin.  Sur  toute  cette  bande  occidentale  de  la 
grande  île  africaine,  la  flore  et  la  faune,  vraiment  pauvres,  ont  un 
caraclèrd  propre;  c'est  ainsi  que  dans  ces  régions  déshéritées  le 
voyageur  a  pu  faire  de  très  intéressantes  découvertes  pour  l'histoire 
naturelle.  Dans  les  bols  des  environs  de  Mouroundava,  il  a  rencon- 
tré le  fameux  chat  'aux  pattes  d'ours  do-nt  nous  avons  parlé,  un 
étrangesanglier  d'espèce  jusqu'alors  inconnue,  appartenant  au  type 
du  sanglier  à  masque  du  Gap  de  Bonne-Espérance,  mais  de  taille 
plus  petite  (i),  et  d'autres  mammifères,  diflerens  oiseaux,  des  rep- 
tiles que  jamais  on  n'a  vus  soit  dans  les  belles  forêts  de  la  cète 
orientale,  soit  au  fond  des  baies  magnifiques  du  nord  de  la  Grande- 
Terre. 

De  nos  jours,  on  a  beaucoup  parlé  des  Oras  et  des  babitans  de 
la  CG:e  orientale,  à  peine  des  babitans  du  sud  et  du  sud-ouest; 
M.  Grandidier  n'a  point  parcouru  une  énorme  é'endue  de  pays  sans 
observer  les  peuplades  curieuses  et  peu  sympathitTues  qui  l'oc- 
cupent :  ai)rès  les  Aiitandrouïs,  les  Mahafales,  dont  le  territoire  est 
compris  entre  la  pointe  Barlow  et  la  rivière  d'Anoulahine,  les  Sa- 
kalaves, répandus  depuis  cette  rivière  jusqu'au  cap  d'Ambre.  Au- 
trefois gouvernés  par  un  seul  roi,  les  Mahafales  composent  mainte- 
nant trois  groupes.  Les  Sakalaves  se  partagent  en  nombreuses 
tribus  :  celles  du  sud,  encore  indépendantes;  celles  du  nord,  pour 
la  plupart  aujourd'hui  soumises  à  l'autorité  des  Ovas.  Chez  les 
peuplades  indépendantes,  le  roi  exerce  un  pouvoir  absolu;  maître 
de  la  vie  et  des  biens  de  ses  sujets,  il  agit  suivant  son  humeur  ou 
son  insj)iration;  aucune  loi  n'est  en  usage,  ai;cune  coutume  tradi- 
tionnelle n'est  respectée.  Souvent  les  affaires  se  traitent  dans  les 
assemblées  des  hommes  libres,  les  kabars  :  les  chefs  d^'cident, 
mais  ils  ne  sont  guère  obéis;  chacun  entend  se  faire  justice  lui- 
même.  Libre  ou  esclave,  le  Sakalave  ne  raarcbe  qu'armé  de  la  lance 
ou  du  mousquet  chargé;  les  assassinats  sont  chose  ordinaire,  et  ils 
restent  impunis  jusqu'au  jour  où  un  parent  de  la  victime  tire  ven- 
geance sur  le  meurtrier  ou  sur  un  membre  de  sa  famille.  De  tout 
temps  signalés  comme  des  gens  cruels,  cupides,  adonnés  aux  plus 
grossières  superstitions,  comme  d'audacieux  voleurs,  les  Mahafales 
et  les  Sakalaves  n'ont  pas  été  améliorés  par  des  relations  plus  fré- 

(1)  Potamochœrus  Edwanisii,  décrit  par  M.  Grandidier.  —  On  peut  voir  encore  eH 
ca  moment  ce  curieux  mammifère  vivant  à  la  ménagerie  du  Jardin  des  Plantes. 


812  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quentes  avec  les  Européens.  Les  trafiquans  et  même  les  simples 
voyageurs  doivent  à  titre  de  bienvenue  donner  une  certaine  quan- 
tité d'objets  au  roi  et  aux  différens  chefs;  le  paiement  effectué,  de 
nouveaux  cadeaux  sont  réclamés  les  armes  à  la  main.  Ceux  qui  per- 
dent patience  devant  cette  insatiable  rapacité  s'exposent  à  de  graves 
dangers;  le  pillage  de  navires  et  le  meurtre  des  équipages  se  sont 
renouvelés  dans  ces  dernières  années. 

Les  contrées  pauvres,  arides,  presque  incultes,  du  sud  et  du  sud- 
ouest  de  la  Grande-Terre  ont  une  très  faible  population;  M.  Gran- 
didier  estime  que  le  nombre  des  Antandrouïs  ii'excède  pas  20,000, 
et  qu'il  ne  faut  pas  compter  plus  de  30,000  Mahafales,  50,000  Sa- 
kalaves  antifihérénanes,  50,000  Sakalaves  antimènes.  Le  commerce 
ne  saurait  prendre  une  importance  considérable  avec  de  tels  peu- 
ples; cependant  des  navires  de  Bourbon  en  reçoivent,  outre  de 
grandes  masses  d'orseille,  des  tortues  (ces  animaux  ne  sont  pas 
rares  dans  l.is  parages  de  Madagascar),  des  haricots,  des  salai- 
sons; ils  portent  en  échange  des  verroteries,  des  toiles,  des  mar- 
mites de  fonte,  des  fusils  à  pierre  et  de  la  poudre.  Les  Maha- 
fales et  les  Sakalaves,  bien  éloignés  de  l'insouciance  habituelle  des 
sauvages,  sont  animés  d'un  esprit  mercantile  extraordinaire,  sans 
doute  acquis  au  contact  des  Arabes,  qui  de  temps  immémorial  vien- 
nent trafiquer  sur  la  côte  occidentale  de  la  grande  îie  africaine.  Il 
existe  un  certain  nombre  de  ports  et  de  criques  où  les. navires  peu- 
vent mouiller;  ces  refuges  naturels  qu'aucu  ie  carte  ne  désigne  ne 
sont  connus  que  des  marins  des  îles  Mascareignes. 

De  MoiHoundava,  que  cette  fois  il  ne  devait  pas  dépasser  dans 
son  exploration  du  littoral,  M.  Grandidier,  s'étant  porté  à  25  lieues 
dans  l'intérieur  des  terres,  atteignit  Maliabou,  maintenant  occupé 
par  un  poste  d'Ovas;  il  a  tâché  d'en  déterminer  la  position  géogra- 
phique, et  il  a  constaté  au-delà  du  village,  la  présence  d'une  petite 
chaîne  de  collines  courant  du  nord-nord-est  au  sud-sud-ouest  : 
premier  indice  d'un  changement  dans  la  configuration  du  sol  à 
quelque  distance  de  la  mer.  Six  mois  avaient  été  employés  à  l'étude 
d'une  vaste  région  délaissée  par  les  investigateurs;  de  })récieux  ren- 
seignemens  étaient  recueillis;  le  grand  voyage  projeté  dans  l'inté- 
rieur de  l'île  restait  à  exécuter. 

IH. 

Pendant  ce  séjour  sur  le  territoire  des  Antandrouïs,  des  Maha- 
fales et  des  Sakalaves,  M.  Grandidier  s'était  signalé  par  d'utiles  re- 
cherches; géographes  et  naturalistes  prennent  déjà  un  vif  intérêt  à 
ses  travaux.  Si  les  espérances  dès  longtemps  conçues  n'ont  pu  en- 


l'île    de    MADAGASCAR.  813 

core  être  réalisées,  désormais  le  persévérant  voyageur  ne  doute  plus 
de  la  possibilité  du  succès.  Éloigné  de  son  pays,  de  sa  famille,  de 
ses  amis  dt  puis  cinq  ans,  il  revient  en  France,  se  procure  des  in- 
strumens,  s'assure  de  tous  les  sujets  qui  méritent  un  examen  atten- 
tif, et,  vers  la  fui  de  l'année  1867,  il  se  remet  en  route.  Avec  la 
connaissance  acquise  des  localités,  avec  les  relations  qu'il  a  nouées, 
il  pense  avoir  des  facilités  particulières  pour  traverser  l'île  en  re- 
montant la  rivière  d'Anoulnhine;  il  commencera  donc  par  aller  re- 
voir le  roi  Lahinierisa,  qui  l'a  traité  en  ami.  Un  autre  motif  enga- 
geait notre  compatriote  à  visiter  de  nouveau  les  contrées  qu'il  avait 
parcourues  :  des  notes  et  des  collections  provenant  des  deux  precé- 
dens  voyages  avaient  été  perdues  dans  un  incendie.  Arrivé  à  Bour- 
bon, il  faut  attendre  le  départ  d'un  bâtiment  pour  la  côte  occiden- 
tale de  Madagascar;  mais,  comme  dédommagement  d'un  retard 
pénible,  l'explorateur  aura  la  bonne  fortune  de  retrouver  le  navire 
qui  l'a  porté  une  première  fois  sur  les  rivages  de  la  Grande-Terre. 
Avant  de  se  rendre  à  la  baie  de  Saint-Augustin,  le  navire  touche  à 
Yaviboule,  sur  la  côte  orientale,  au  nord  du  fort  Dauphin;  c'est  l'oc- 
casion de  faire  une  reconnaissance  de  la  partie  du  littoral  la  plus 
fréquentée  par  nos  anciens  colons,  et  de  rectifier  à  l'aide  d'obser- 
vations méridiennes  des  erreurs  commises  sur  les  cartes  relative- 
ment à  la  place  de  plusieurs  rivières.  D'Yaviboule,  le  navire  allait 
directement  à  la  baie  de  Saint-Augustin,  et  M.  Grandidier  abordait 
à  Tulléar  le  20  juin  1868.  Attachons -nous  maintenant  aux  pas  du 
voyageur.  Ne  songeons  pas  à  le  plaindre  au  sujet  des  ennuis  qu'il 
a  éprouvés,  des  obstacles  qui  à  certaines  heures  l'ont  désolé  sans 
le  rebuter,  des  fatigues  qu'il  a  sul  les,  de  la  fièvre  dont  il  a  souffert, 
des  périls  auxquels  il  a  échappé;  il  va  nous  instruire  de  ce  que  nous 
ignorions  tous  encore  sur  cette  terre,  qu'un  jour,  par  un  sentiment 
d'orgueil,  on  voulut  appeler  la  France  orientale;  c'est  beaucoup 
d'honneur  pour  lui,  et,  quand  l'honneur  est  acquis,  on  ne  compte 
plus  la  peine. 

Jeté  à  l'endroit  préféré  comme  centre  de  ses  premières  opéra- 
tions, le  voyageur  s'aperçoit  qu'il  n'a  pas  été  oublié  des  Sakalaves  : 
sa  réputation  est  faite;  aux  yeux  de  la  plupart  des  Malgaches,  un 
homme  qui  manie  des  instrumens  et  regarde  les  étoiles,  qui  récolte 
des  plantes  et  emporte  des  peaux  d'animaux,  ne  peut  être  qu'un 
sorcier  fort  dang.reux,  et  les  sorciers,  on  les  tue.  Par  bonheur,  il  y 
a  des  accommodemens  possibles;  la  générosité  est  toujours  uti  signe 
probable  d'innocence.  Notre  compatriote,  déjcà  fanjiliarisé  avec  les 
mœurs,  le  genre  de  vie,  les  superstitions  du  misérable  peuple  saka- 
lave,  s'attache  tout  de  suite  à  gagner  la  faveur  des  grands.  Sa  pre- 
mière visite  est  pour  le  roi  Lahinierisa,  qui  règne  sur  le  pays  de  Fihé- 
rénane.  Il  le  comble  de  cadeaux;  charmé,  le  souverain  n'hésite  plus 


Sih  REVUE    DES    OliUX    MO^Di•S. 

à  reconnaître  dans  l'homme  blanc  un  véritable  frère,  il  se  lie  avec  l'é- 
tranger par  le  serinent  da  sang.  Plusieurs  fois  pendant  son  séjour 
au  voisinage  de  la  baie  de  Saint-Augastin,  le  voyageur  fut  appelé 
devant  des  kab.irs  à  répondre  à  des  accusations  de  sorcellerie,  mais 
la  protection  royale  le  couvrait,  la  bienveillance  des  principaux 
chefs  faisait  tomber  les  griefs.  Les  visites  à  Lahimerisa  devaient 
avoir  des  conséquences  heureuses  de  pins  d'un  geiue.  En  revenant 
de  la  résidence  royale,  silaée  sur  l.'S  bords  de  la  rivière  Manournbé, 
à  Tulléar,  l'explorateur  aperçoit  en  un  lieu  qu'on  appelle  Ambou- 
latsintra  un  petit  marais;  il  s'empresse  de  faire  remuer  la  fange, 
et  à  une  faible  prifondeur  on  rencontre  un  amas  considérable  d'os- 
semens  fort  extraordinaires,  quelques-uns  de  proportions  énormes. 
Il  y  avait  en  quantité  presque  toutes  les  pièces  du  squelette  d'un 
hippopotame,  des  membres  de  l'oiseau  colossal  qu'on  a  nommé 
Vœpyoniis,  des  tortues  gigantesques,  c'est-à-dire  des  animaux  qui 
n'existent  plus,  des  espèces  absolument  éteintes  depuis  une  époque 
plus  ou  moins  récente.  Kous  verrons  bientôt  le  surprenant  intérêt 
de  cette  découverte,  qui  fut  annoncée  à  l'Académie  des  Sciences 
par  M.  Milne  Edwards  le  18  décembre  1868. 

M.  Grandidier  se  proposait  de  traverser  l'île  de  Tulléar  à  Yavi- 
boule;  il  avait  reconnu  la  situation  de  cette  dernière  localité  en 
touchant  à  la  côte  orientale,  et  une  fois  déjà  il  avait  fait  presque  la 
moitié  du  chemin  en  se  rendant  chez  les  Antanosses  émigrés.  Les 
Antanosses  sont  en  général  d'assez  bonnes  gens;  parmi  eux  seuls,  on 
pouvait  trouver  des  guides  sûrs  et  des  porteurs  pour  les  bagages. 
Il  n'y  avait  pas  moyen  de  songer  à  prendre  des  Mahafales  ou  des 
Sakalaves  capables  de  tout  emporter,  et  de  se  débarrasser  promp- 
tement  du  propriétaire,  s'il  se  montrait  trop  gênant.  A  cet  égard, 
notre  compatriote  était  instruit  par  l'expérience;  dans  une  circon- 
stance, il  avait  été  pillé  par  des  Mahafales,  et  ne  s'était  pas  échappé 
sans  peine  des  mains  de  ces  biigands.  Plein  de  confiance  dans  la 
réussite  de  son  projet,  le  géographe  lève  le  plan  de  la  bnie  de 
Saint-Augustin,  mesure  une  base  propre  à  servir  de  point  de  départ 
pour  les  relèvemens  trigonométriques  qu'il  devra  exécuter,  et  s'oc- 
cupe de  l'hydrographie  de  la  rivière  Anoulahine.  Il  pensait  se 
mettre  en  route  très  prochainement  lorsqu'un  soir,  assis  devant  la 
porte  de  la  hutte  qu'il  habitait  à  Tulléar,  un  bruit  tout  à  fait  ina- 
sité  dans  le  pays  des  Sakalaves  vint  l'interrompre  dans  son  tra- 
vail. C'était  le  grincement  d'un  violon  accompagné  du  roulement 
d'un  tambour  de  bois,  sujet  de  grap.de  surprise, 
Malgaches  les  Ovas  sont  les  seu4s  qui  aient  imité  nos  inslrumens  de 
musique,  et  les  Ovas  ne  viennent  pas  en  amis  chez  les  Antifihéré- 
nanes. 

Tout  ce  tapage  annonçait  le  prince  antanosse  Piabéfaner,  qui 


l'île    de    lAIADAGASCAR.  815 

venait  saluer  le  voyageur;  pour  marquer  sa  dignité,  le  seigneur 
malgache  se  faisait  précéder  de  deux  musiciens  et  suivre  d'une 
nonibieuse  troupe  d'esclaves.  Pabéfaner  est  un  chef  de  la  province 
d'Anossi  que  les  Ovas  ont  dépouillé  de  ses  états,  — un  de  ces  chefs 
qui,  n'ayant  pas  voulu  se  soumettre  aux  vaiufjueurs,  sont  venus 
s'établir  avec  leurs  peuples  dans  les  contrées  disertes  qu'arrose 
l'Anoulahin".  M.  Grandidier  avait  fait  sa  connaissance  à  l'époffue 
de  ses  premières  excursions  dans  le  sud-ouest  de  Madagascar;  il  se 
louait  du  bon  accueil  qu'il  avait  reçu  du  priuce,  et  celui-ci  de  son 
côté  gardait  un  excellent  souvenir  de  l'étranger,  qui  ne  s'était  pas 
montré  avare  de  petits  présens.  Aussi  le  seigneur  malgache,  ayant 
appris  le  retour  de  l'Européen,  s'euipressait-il  de  lui  apporter  un 
cadeau  de  bienvenue;  il  avait  mis  quati'e  jours  à  faire  le  trajet  de 
son  village  à  Tulléar.  Si  l'amitié  mène  loin,  l'intérêt  mène  bien 
plus  loin  encore;  le  brave  prince  avait  d'ardentes  convoitises,  il  es- 
pérait bien  ne  pas  s'en  retourner  les  mains  vides.  Notre  explorateur 
tendit  les  bras  à  cet  ami;  devant  passer  sur  son  domaine,  désirant 
engager  des  Antanosses  pour  l'expédition  de  Tulléar  à  Yaviboule, 
aucune  visite  ne  pouvait  lui  être  plus  agréable.  Le  cortège  étant 
trop  nombreux  pour  entrer  dans  la  hutte,  la  réception  eut  lieu  en 
plein  air;  sur  le  sable,  on  étendit  une  natte,  le  Français  et  ie  sei- 
gneur malgache  prirent  place,  l'escoite  forma  le  cercle.  Incapable 
de  dissimuler  longtemps,  Rabéfaner  aborda  tout  de  suite  ia  ques- 
tion des  cadeaux.  Pour  toute  répouse,  M.  Grandidier  fit  apporter 
un  baril  de  poudre,  un  fusil,  des  grains  de  corail,  des  clous,  plu- 
sieurs mètres  d'indienne  pour  les  femmes;  la  satisfaction  du  prince 
était  au  comble,  sa  joie  gagna  l'assistance.  Le  voyageur  ayant  an- 
noncé qu'il  avait  ordonné  de  tuer  un  bœuf  pour  le  repas  du  soir  et 
que  chaque  hoaime  recevrait  une  denii-bou  teille  de  rhum,  la  troupe 
entière  des  sauvage-s  répondit  à  ces  nobles  procédés  par  des  cris 
d'enthousiasme. 

Profitant  de  la  situation,  M.  Grandidier  entretint  Piabéfaner  de 
son  piojet,  et  le  pria  de  lui  laisser  une  douzaine  de  ses  esclaves;  le 
chef  malgache  y  consentit  sur  l'instant;  les  conditions  du  marché 
furent  débattues  et  arrêtées.  Délivré  d'un  souci,  l'explorateur,  se 
hâtant  d'achever  les  opérations  géodésiques  qu'il  avait  entreprises, 
se  trouva  bientôt  prêt  à  partir.  La  caravane  se  composait  d'un  Bet- 
simisarake  actif,  intelligent,  ancien  matelot  devenu  habile  à  pré- 
parer les  objets  d'histoire  naturelle,  —  c'était  le  serviteur  favori, 
î'honmie  de  confiance,  —  ensuite  d'un  Gafre  enrôlé  comme  chasseur, 
et  des  douze  Antanosses,  tous  laids,  très  noirs,  —  ayant  une  grosse 
figure  plate,  le  nez  épaté,  les  cheveux  touffus  et  crépus,  divisés, 
selon  la  mode  du  pays,  en  une  cinquantaine  de  petites  tresses  forte- 


816  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  imprégnées  d'huile,  un  corps  vigoureux,  un  caractère  docile  et 
insouciant,  beaucoup  de  rapacité.  Les  paquets  qu'il  fallait  emporter 
étant  réunis,  la  masse  paraissait  effrayante;  il  y  avait  les  instruinens 
indispensables  pour  les  travaux  scientifiques  :  th^^odolite,  bous- 
soles, lunette  astronomique,  thermomètres,  baromètres,  appareil 
propre  à  mesurer  les  têtes  des  Malgaches,  appareil  de  photographie, 
boîtes,  tubes  et  papiers  pour  la  récolte  ou  la  préparation  des  plantes 
et  des  animaux;  il  y  avait  les  provisions  de  bouche  :  du  riz,  des 
haricots  et  les  ustensiles  de  cuisine;  il  y  avait  enfin  la  monnaie 
nécessaire  pour  acheter  des  vivres  et  l'amitié  des  chefs  de  chaque 
district,  —  quelle  monnaie  !  — la  seule  qui  ait  cours  dans  les  régions 
du  sud  et  de  l'ouest  de  Madagascar  :  des  fusils,  des  barils  de  poudre, 
des  balles  et  des  pierres  à  feu,  des  pièces  de  toi'e  bleue,  des  verro- 
teries, des  patères,  des  dés,  des  clous.  Cet  énorme  bagage,  lléau 
de  tout  voyageur  qui  parcourt  des  pays  barbares,  devait  être  porté 
par  douze  hommes;  il  avait  été  impossible  d'en  engager  un  plus 
grand  nombre.  —  A  l'heure  du  départ,  un  peu  de  confusion  était 
inévitable,  chacun  se  précipitait  sur  les  fardeaux  les  moins  lourds; 
le  maître  dut  intervenir  pour  faire  une  répartition  convenable. 
Ayant  pris  du  courage  avec  quelques  bonnes  rasades  de  rhum,  les 
Antanosses  partirent  en  suivant  le  rivage  pour  gagner  les  bords  de 
l'Anoulahine.  L'explorateur  va  faire  le  trajet  par  mer  dans  une 
pirogue;  les  Sakalaves  de  la  côte  sud-ouest  manœuvrent  avec  une 
merveilleuse  dextérité  de  fines,  légères,  élégantes  piiogues  à  ba- 
lancier. Creusées  dans  un  bois  tendre,  ces  embarcations  sont  si 
étroites  et  si  longues  qu'elles  ne  tiennent  en  équilibre  que  par  le 
contre-poids  d'un  tronc  d'arbre  fixé  au  moyen  de  deux  perches;  une 
voile  immense  tendue  à  l'avant  dd  l'esquif  prend  si  bien  le  vent 
que  la  marche  est  d'une  effrayante  rapidité.  Les  pirogues  chavirent 
assez  fréquemment,  et  parfois  les  Européens  acceptent  avec  peine 
ce  mode  de  navigation;  on  s'y  habitue  néanmoins,  et  M.  Grandidier, 
qui  s'y  était  accoutumé,  arriva  très  promptemeni  sur  la  petite  pres- 
qu'île de  Tsaroundrane. 

Cette  presqu'île  d'un  mille  carré  de  superficie,  toute  de  sable, 
s'avance  au  nord  de  l'embouchure  de  l'Anoulahine.  Un  jour,  as- 
sure-t-on,  cette  parcelle  de  terrain  a  été  cédée  à  la  France  par  le 
roi  Lahimerisa,  et  le  commandant  d'un  navire  en  a  pris  possession 
au  nom  de  l'empereur  [Napoléon  III.  Si  l'événement  s'est  accompli, 
il  n'a  causé  aucune  émotion  en  Europe.  A  la  pointe  de  cette  langue 
de  sable,  on  voit  un  village,  groupe  irrégulier  de  trente  ou  qua- 
rante huttes,  p.itites  et  misérables,  faites  de  roseaux.  Au  moment  où 
l'étranger  vient  de  meitre  pied  à  terre,  on  célèbre  une  fête;  les 
femmes  accroupies  chantent  et  battent  des  mains,  les  hommes, 


l'île   de   MADAGASCAR.  817 

l'escopette  et  la  sagaie  en  main,  courent  autour  de  l'assemblée  en 
poussant  des  cris  de  sauvages  et  en  tirant  de  temps  à  autre  des 
coups  de  fusil,  deux  ou  trois  femmes  dansent  ou  plutôt  tournent 
sur  elles-mêmes  en  faisant  des  contorsions  qui  passent  pour  des 
poses  gracieuses.  Ces  divertissemens  révélaient  à  l'observateur  un 
des  traits  du  caractère  superstitieux  des  Sakalaves.  Le  chef  du  vil- 
lage avait  été  malade,  son  état  de  souffrance  attribué  à  l'esprit 
malin;  les  chants  et  les  danses  qu'on  exécutait  le  soir  et  le  matin 
avaient  pour  objet  de  charmer  l'esprit  et  de  le  rendre  inoffensif. 
Tout  le  monde  se  trouvant  fatigué,  des  esclaves  conduisant  un  trou- 
peau de  bœufs  vers  le  convalescent,  celui-ci  du  bout  d'une  ba- 
guette désigna  une  génisse,  —  l'animal,  alors  devenu  sacré,  ne  doit 
jamais  être  tué  par  la  famille,  tandis  qu'après  une  invocation  à 
l'Être  suprême  un  bœuf  est  aussitôt  sacrifié.  Un  morceau  de  la 
viande  cuite  sera  offert  aux  ancêtres  sur  un  petit  autel  en  roseaux, 
et  le  reste  de  la  bête  distribué  entre  les  assistans.  L'explorateur 
avait  mieux  à  faire  que  de  s'occuper  longtemps  des  cérémonies  des 
Malgaches;  le  lendemain,  il  gravit  les  montagnes  qui  descendent 
jusqu'à  la  presqu'île  de  Tsaroundrane,  et  par  un  dernier  tour  d'bo- 
rizon  il  acheva  son  étude  hydrographique  de  la  baie  de  Saint-Au- 
guslin.  S'acheminant  ensuite  vers  la  vallée  où  coule  l'Anoulahine,  il 
traverse  le  bois  de  palétuviers  qui  entoure  le  village  de  Saint-Au- 
gustin, et  arrive  au  bord  du  fleuve  dont  il  se  propose  de  tracer  le 
cours.  A  l'embouchure,  la  vallée  est  large  de  500  à  600  mètres  : 
pendant  les  mois  d'avril  à  décembre,  le  vaste  lit  de  sable  est  presque 
à  sec;  à  l'époque  où  les  pluies  d'orage  se  succèdent  dans  l'intérieur 
de  l'île,  la  masse  d'eau  devient  énorme,  et  empêche  les  polypiers 
de  s'établir  comme  sur  les  autres  points  du  littoral. 

En  remontant  l'Anoulahine  pour  atteindre  le  pays  des  Antanosses 
émigrés,  le  voyageur,  voulant  donner  tout  le  temps  nécessaire  aux 
travaux  de  géographie  et  aux  recherches  d'histoire  naturelle,  fait 
peu  de  chemin  chaque  jour.  Autant  que  possible,  il  campe  la  nuit 
sur  une  île,  afin  d'éviter  les  surprises.  Près  des  rives  du  fleuve  s'é- 
tendent de  vastes  champs  de  haricots  et  de  maïs  :  c'est  la  principale 
nourriture  des  Sakalaves  ;  la  pauvreté  du  sol  et  la  sécheresse  habi- 
tuelle de  la  contrée  ne  permettent  pas  la  culture  du  riz.  Plus  haut, 
on  voit  des  arbustes,  quelques  arbres,  surtout  des  tamariniers;  des 
femmes  et  des  enfans  viennent  en  cueillir  les  gousses  encore  vertes. 
Triste  régal,  la  pulpe  peu  abondante  qui  entoure  les  graines  est 
aigre;  mais  si  pauvre  est  le  pays  que  des  peuplades  entières  ne 
vivent  pendant  des  semaines  que  de  cette  pulpe,  dont  on  enlève 
l'acidité  en  la  mêlant  à  de  la  cendre.  La  montée  de  l'Anoulahine 
n'est  pas  effectuée  sans  quelques  alertes.  Un  soir  retentissent  les 

TOUE  cii.  —  1872.  52 


818  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sons  rauques  d'une  antsive,  conque  marine  employée  pour  appeler 
les  soldats  aux  armes,  et  dont  les  chefs  seuls  ont  le  droit  de  faire 
usage  :  l'alarme  était  légitime;  on  fut  tranquillisé  en  reconnaissant 
au  clair  de  lune  la  jeunesse  d'un  village  voisin  qui  allait  sur  une 
île  de  sable  se  livrer  à  un  jeu  très  goûté  chez  les  Sakalaves.  Jeunes 
gens  et  jeunes  filles,  formés  en  deux  groupes,  courent,  se  croisent, 
se  poursuivent  en  improvisant  des  chansons;  c'est  une  charmante 
occasion  pour  les  filles  de  se  laisser  séduire,  pour  les  rivales  de 
s'injurier,  pour  les  garçons  de  trouver  le  bonheur  ou  d'exercer  une 
vengeance.  Une  autre  nuit,  l'affaire  était  grave,  le  voyageur  manqua 
être  pillé.  Parvenu  au  village  de  Manansoufy,  M.  Grandidier  re- 
trouvait dans  le  chef  du  district  un  vieil  ami.  Tout  de  suite  on  se 
fit  des  cadeaux  :  le  prince  apportait  un  coq,  et  l'offrait  après  avoir 
arraché  une  p'ume  et  mis  la  tige  dans  sa  bouche  afin  de  bien  prou- 
ver que  la  bête  n'était  pas  ensorcelée;  le  naturaliste  français  donna 
deux  verres  de  poudre.  On  ne  s'attendrait  pas  à  trouver  des  raffi- 
nemens  de  gourmandise  chez  les  Sakalaves;  il  en  est  cependant 
qui  ne  cèdent  en  aucune  façon  à  ce  que  nous  connaissons  de  mieux 
en  ce  genre.  Aussitôt  le  coq  jeté  à  terre,  le  cuisinier  s'en  était  em- 
paré, et,  tenant  l'oiseau  par  les  pattes,  un  aide  le  plumait  tout  vif 
en  lui  serrant  le  cou.  Notre  compatriote  ordonnant  qu'on  cessât  le 
supplice ,  les  Antanosses  se  récrièrent,  parce  que,  si  la  bête  était 
plumée  morte,  la  chair  perdrait  de  sa  délicatesse. 

A  peu  de  distance  au-delà  de  Manansoufy,  on  quitte  les  états 
de  Lahimerisa,  le  roi  des  Antifihérénanes,  et  l'on  entre  sur  le  ter- 
ritoire des  Mahafales,  les  plus  insupportables  des  Malgaches,  vé- 
ritables vautours  affamés  de  tout  ce  qu'ils  aperçoivent.  Les  vil- 
lages sont  rapprochés  sur  les  bords  de  TAnoulahine.  Sur  la  rive 
droite  s'élève  le  mont  Vouhibé;  on  le  contourne,  et  bientôt  après 
avoir  traversé  une  petite  rivière  qui  se  jette  dans  le  fleuve,  on 
atteint  le  premier  village  antanosse,  occupé  par  quelques  esclaves 
chargés  de  la  garde  des  bœufs.  Au-delà,  c'est  une  plaine  sablon- 
neuse ondulée  que  limite  un  affluent  de  l'Anoulahine,  le  Tahéza, 
dont  les  eaux  sont  utilisées  pour  l'irrigation  de  belles  rizières, 
les  premières  qu'on  rencontre  en  venant  de  la  côte  occidentale. 
Le  voyageur  arrive  à  Salavaratse,  domaine  de  Rabéfaner,  qui  s'est 
fait  connaître  à  Tulléar  pour  son  amour  des  cadeaux.  Le  chef  est 
assis  devant  la  porte  de  son  habitation,  les  gens  de  l'escorte  s'a- 
genouilient  devant  le  maître;  Rasane,  la  femme  du  prince,  un  peu 
gâtée  par  les  empreintes  de  la  petite  vérole ,  se  fait  néanmoins  re- 
marquer de  l'étranger  par  sa  physionomie  douce  et  gracieuse.  Le 
lendemain,  accompagné  de  Rabéfaner,  notre  compatriote  poui^suit 
sa  route  vers  Saloubé,  la  capitale  des  Antanosses  émigrés;  on  peut 


L  ILE   DE   MADAGASCAR,  819 

is'y  rendre  en  suivant  le  cours  sinueux  de  l'Anoulahine ,  mais  le 
•chemin  direct  longe  d'abord  le  ïahéza  et  s'enfonce  ensuite  au  mi- 
lieu de  collines  nues  et  arides.  Les  mœurs,  les  usages,  les  supersti- 
tions du  peuple,  que  Flacourt  observa  si  bien  il  y  a  plus  de  deux 
siècles,  n'ont  pas  changé.  On  s'arrête  pour  prendre  le  repas  du  ma- 
tin, et  le  prince  antanosse  refuse  de  toucher  à  la  volaille  prépa- 
rée par  les  gens  de  l'escorte  :  les  Zafféramini,  on  s'en  souvient, 
ne  mangent  que  la  viande  des  animaux  tués  par  des  hommes  de 
leur  caste;  ils  n'ont  pas  le  même  scrupule  pour  des  pigeons  verts 
et  des  perroquets  noirs  abattus  par  l'explorateur  français.  Tout  en 
dévorant  comme  à  des  chiens  le  prince  jetait  les  os  à  ses  favoris,  qui 
recevaient  le  présent  avec  des  signes  de  joie.  A  l'approche  de  Sa- 
loubé,  on  distingue  à  la  clarté  de  la  lune,  au  bout  d'une  perche,  une 
tête  sanglante  :  c'est  un  Bare  qui,  la  nuit  précédente,  s'est  introduit 
dans  l'enceinte  pour  voler  des  bœufs;  pris,  le  misérable  a  été  sur 
l'instant  mis  à  mort,  selon  la  justice  expéditive  des  Malgaches.  Zou- 
maner,  le  principal  chef  des  Antanosses  émigrés,  réside  dans  le  vil- 
lage :  l'ardent  désir  qu'il  manifeste  est  de  se  lier  avec  l'étranger  par 
le  serment  du  sang.  L'avidité  se  dissimulait  sous  les  démonstrations 
d'amitié;  comme  Rabéfaner,  le  prince  de  Saloubé  se  préoccupait 
des  cadeaux  qui  devaient  lui  être  offerts  en  pareille  circonstance. 
Le  voyageur  avait  trop  d'intérêt  à  conserver  les  bonnes  grâces  du 
personnage  pour  ne  point  accueillir  sa  proposition.  La  cérémonie 
a  lieu  avec  les  bizarreries  dont  nous  ont  entretenus  les  anciens 
narrateurs  des  coutumes  des  Malgaches;  l'acte  consommé,  princes 
et  princesses  viennent  en  foule  accabler  l'Européen  de  félicita- 
tions, le  saluant  des  noms  de  père,  de  fils  et  de  frère.  Notre  com- 
patriote tombe  malade;  Zoumaner  enter.d  le  guérir  au  moyen  de 
son  talisman,  et  il  arrive  tenant  en  main  un  bout  de  corne  de  bœuf 
enjolivé  de  perles  de  verre,  qui  contient  une  bouillie  noirâtre  com- 
posée de  tous  les  ingrédiens  et  de  tous  les  débris  imaginables. 

Dès  son  entrée  chez  les  Antanosses,  M.  Grandidier  avait  appris 
que  ce  peuple  était  en  guerre  avec  les  Bares,  ses  voisins  du  côté 
oriental;  très  affecté  de  cette  nouvelle,  qui  allait  mettre  obstacle  à  son 
voyage,  il  espérait  encore  que  les  hostilités  cesseraient  bientôt,  il  at- 
tendit; sa  patience  s'épuisa,  la  lutte  paraissait  devoir  être  intermi- 
nable. S'étant  convaincu  de  l'impossibilité  de  passer  sur  le  territoire 
des  Bares,  il  prit  la  résolution  de  retourner  à  Tulléar  et  de  tenter 
la  traversée  de  l'île  sous  un  autre  parallèle.  Les  Antanosses  affir- 
ment que  le  pays  des  Bares  est  un  immense  plateau;  on  n'a  pas 
d'autre  renseignement,  et  peut-être  que  longtemps,  sur  la  carte  de 
Madagascar,  un  vaste  espace  de  la  région  du  sud  restera  sans  la 
moindre  indication. 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Revenu  à  la  baie  de  Saint- Augustin,  l'explorateur  tenait  à  visiter, 
à  2  lieues  environ  de  la  côte  mahafale ,  le  lac  salé  de  Mananpet- 
soutse,  dont  on  l'avait  beaucoup  entretenu.  C'eût  été  folie  de  s'a- 
venturer dans  ce  pays  de  voleurs  avec  des  instrumens  ou  des  objets 
capables  d'exciter  les  défiances  et  surtout  les  convoitises  des  indi- 
gènes, il  fallut  se  borner  à  une  simple  reconnaissance.  Le  lac,  qui 
est  fort  étroit,  a  sa  pointe  nord  à  peu  près  sous  le  24^  degré  de  la- 
titude, et  il  s'étend  dans  la  direction  du  sud  sur  une  longueur  d'en- 
viron 35  à  38  kilomètres;  au  contraire  du  lac  Héoutri,  très  peuplé 
d'animaux  marins,  il  paraît  ne  contenir  aucun  être  vivant.  Ayant 
entrepris  de  faire  l'hydrographie  de  la  rivière  de  Fihérénane,  qui 
se  jette  dans  la  mer  à  Tulléar,  M.  Grandidier  se  trouvait  à  peine  à 
15  milles  de  la  côte  lorsque,  malgré  les  ordres  formels  du  roi  Lahi- 
merisa,  les  chefs  sakalaves  l'empêchèrent  de  continuer  ses  travaux. 
Chaque  jour,  les  persécutions  devenant  plus  menaçantes  dans  ce 
pays,  le  voyageur  partit  pour  le  Ménabé,  prenant  des  latitudes  tout 
le  long  de  la  côte,  afin  d'assurer  ou  de  rectifier  sur  la  carte  la  po- 
sition géographique  des  points  les  plus  importans. 

La  saison  pluvieuse  commençait.  A  cette  époque  de  l'année,  les 
voyages  deviennent  impossibles  ;  les  débordemens  des  rivières  ren- 
dent les  chemins  impraticables ,  les  moustiques  s'abattent  sur  les 
hommes  et  les  mettent  au  supplice.  L'explorateur  dut  hiverner  à 
Amboundrou,  à  l'enibouchure  du  Mourondava;  le  printemps  revenu, 
il  se  mit  à  étudier  le  cours  du  Tidsibon  et  du  Mananboule,  qu'on  dit 
être  les  branches  d'un  même  fleuve.  Le  Tidsibon  est  navigable  pour 
des  pirogues  jusqu'à  une  trentaine  de  lieues  de  la  mer,  et  peut-être 
aura-t-il  un  jour  quelque  importance  pour  les  relations  commerciales; 
une  exacte  reconnaissance  de  cette  rivière  offrait  donc  beaucoup 
d'intérêt.  M.  Grandidier  n'a  pu  l'exécuter  au-delà  d'une  vingtaine 
de  milles;  les  cadeaux  distribués  au  roi  et  aux  principaux  chefs  de 
la  contrée  ne  suffirent  pas  pour  aplanir  les  obstacles,  il  fallut  re- 
noncer à  voir  le  lac  d'Andranoumène ,  situé  sur  la  rive  droite  du 
Tidsibon,  à  hO  milles  de  la  côte.  L'explorateur  continua  sa  route 
vers  le  nord;  les  difficultés  augmentèrent,  le  géographe  se  voyait 
d'avance  signalé  comme  un  sorcier  des  plus  dangereux.  L'accès  de 
trois  petits  états  sakalaves  compris  entre  le  16"  et  le  18«  degré  de 
latitude  lui  demeura  absolument  interdit;  des  négriers  arabes,  ani- 
més d'une  haine  féroce  contre  les  Européens,  et  les  Sakalaves  obéis- 
sant à  leurs  suggestions,  n'épargnèrent  à  notre  compatriote  aucun 
genre  de  vexations.  Néanmoins,  après  déjà  tant  de  déceptions, 
M.  Grandidier  ne  désespérait  toujours  pas  du  succès  de  son  entre- 
prise; renonçant  à  se  heurter  indéfiniment  aux  obstacles  que  lui  op- 
posent les  Sakalaves,  il  s'embarque  pour  Nossi-Bé,  et  de  là  il  se  rend  à 


l'île    de   MADAGASCAR.  821 

Madsanga,  sur  les  rivages  de  la  baie  de  Bombétok,  dont  les  Ovas 
sont  aujourd'hui  les  maîtres.  De  là,  le  voyageur,  qui  sait  maintenant 
à  quelle  circonspection  il  est  tenu,  s'il  veut  réussir,  parviendra  à 
faire  la  route  entière  jusqu'à  Tananarive.  Toujours  surveillé,  il  doit 
renoncer  aux  grandes  opération»  géodésiques,  —  viser  aux  villes  ou 
aux  montagnes  ne  manqu<emt  pm  de  laisser  croire  à  des  intentions 
criminelles;  une  escorte  d'honneur,  composée  de  huit  officiers  et  de 
douze  soldats,  qu'on  donne  à  l'étranger,  est  en  réalité  une  escorte 
de  gardiens  qui  ne  le  perdront  pas  de  vue  un  seul  instant.  Le  géo- 
graphe ,  contraint  de  se  borner  à  des  observations  qu'il  explique 
aux  Ovas  par  le  besoin  de  régler  sa  montre  sur  le  midi ,  se  con- 
tente d'un  simple  relèvement  à  la  boussole,  exécuté  avec  assez  de 
précision  pour  remplir  sans  graves  erreurs  les  espaces  entre  les 
points  fixés  d'une  manière  rigoureuse. 

La  route  que  suivent  les  Ovas  depuis  la  prise  de  Madsanga 
s'éloigne  peu  du  Betsibouka,  l'une  des  principales  rivières  de  la 
grande  île  africaine,  navigable  pour  des  pirogues  jusqu'à  son  con- 
fluent avec  rikioupa.  On  affirmait  qu'il  était  possible  d'arriver  très 
près  de  Tananarive  en  remontant  le  fleuve;  notre  voyageur  a  re- 
connu l'inexactitude  de  l'assertion.  Des  pirogues  remontent  l'Ikioupa 
à  quelques  lieues  au  sud  de  la  jonction  des  deux  cours  d'eau,  mais 
il  faut  encore  dix  journées  de  marche  à  travers  un  pays  désert  et 
très  montagneux  pour  atteindre  la  capitale  de  Madagascar.  De 
Madsanga  à  Tananarive,  rapporte  M.  Grandidier,  on  traverse  les 
contrées  les  plus  stériles,  les  plus  désertes,  les  plus  désolées  qu'on 
puisse  imaginer.  On  s'éloigne  de  la  côte,  et  pendant  sept  jours  il 
faut  marcher  au  milieu  de  plaines  arides;  des  arbustes  rabougris 
très  épars,  de  petits  bois,  quelques  lataniers,  ne  suffisent  pas  à 
égayer  le  paysage.  On  atteint  la  grande  chaîne  granitique  qui  com- 
mence au  port  Radama,  courant  à  peu  près  du  14''  au  22"  degré 
de  latitude.  C'est  comme  une  mer  de  montagnes,  et  ces  montagnes 
sont  nues;  à  peine  un  peu  d'herbe  couvre  le  sol,  de  rares  buissons 
sont  accrochés  aux  flancs  des  ravins.  Yoilà  bien  les  tristes  solitudes 
dont  a  parlé  autrefois  M.  James  Cameron,  le  désert  qu'on  rencontre 
lorsqu'on  s'achemine  vers  l'ouest  après  avoir  franchi  la  hmite  du 
pays  des  Ovas.  Une  telle  région  est  inhabitée  et  elle  paraît  inhabi- 
table; aujourd'hui  quelques  postes  d'Ovas  sont  échelonnés  sur  la 
route  pour  la  facilité  des  communications  entre  Tananarive  et  Mad- 
sanga; les  malheureux  soldats  n'ont  pas  d'occasions  de  se  récréer, 
et  le  passant  les  plaint  de  leur  sort.  Le  voyageur  mit  vingt-six  jours 
à  faire  le  trajet  de  la  côte  nord-ouest  à  la  capitale. 

La  province  d'Imerina,  surtout  dans  la  partie  centrale,  contraste 
avec  les  solitudes  de  la  région  occidentale;  le  pays,  dont  les  Euro- 


822  REYUE  DES  DEUX  MONDES, 

péens  admirent  les  belles  cultures  de  riz,  a  une  population  énorme. 
Dans  la  vallée,  toute  parsemée  de  collines,  longue  de  30  à  32  kilo- 
mètres et  large  de  18  kilomètres,  où  domine  Tananarive,  les  vil- 
lages sont  à  quelques  centaines  de  pas  les  uns  des  autres.  Arrivé 
dans  la  capitale,  M.  Grandidier  fut  présenté  au  premier  ministre 
par  notre  consul,  M.  Jean  Laborde,  dont  personne  assurément  n'a 
oublié  les  gigantesques  travaux.  Bien  accueilli  du  ministre,  fort  de 
la  protection  d'un  personnage  aussi  considérable,  l'investigateur 
français  a  pu  se  livrer  sans  crainte  aux  observations  astronomiques 
et  aux  opérations  géodésiques  nécessaires  pour  dresser  la  carte 
exacte  de  la  province  d'Imerina;  il  a  visité  le  lac  Tasy,  la  montagne 
d'Andringhitra,  les  chutes  de  l'ikioupa  et  tous  les  autres  points  les 
plus  remarquables  de  la  contrée.  De  Tananarive,  il  s'est  rendu  au 
plateau  d'Ankaye,  afin  de  reconnaître  la  source  du  Mangourou,  le 
grand  fleuve  de  la  côte  orientale;  traversant  ensuite  plusieurs  mon- 
tagnes dans  la  direction  du  nord-nord-ouest,  il  s'est  trouvé  dans  la 
vallée  qu'habite  le  peuple  antsihianaque.  Avec  un  soin  extrême,  il 
a  étudié  le  pays,  observé  les  habitans,  reconnu  les  contours  du  plus 
beau  lac  de  Madagascar,  le  lac  Alaoutre,  qui  s'étend  sur  une  lon- 
gueur de  plus  de  30  milles.  Revenant  par  les  montagnes  qui  bor- 
dent à  l'ouest  le  plateau  d'Ankaye,  il  rentrait  dans  la  capitale  après 
avoir  marché  pendant  vingt-trois  jours.  Ce  retour  était  motivé  par 
le  désir  d'observer  en  octobre  et  en  novembre  des  occultations  d'é- 
toiles par  la  lune,  afin  de  déterminer  d'une  manière  exacte  la  position 
véritable  de  Tananarive,  qui  est  restée  fort  incertaine.  Le  phéno- 
mène n'eut  pas  lieu  alors,  et,  comme  plus  tard  les  conditions  de 
l'atmosphère  deviennent  défavorables,  le  voyageur,  remettant  le 
travail  à  l'année  suivante,  partit  en  s'acheminant  vers  le  sud  pour 
se  diriger  ensuite  vers  la  côte  occidentale. 

Il  pénètre  ainsi  dans  la  province  montagneuse  des  Betsiîéos,  où  la 
population  est  assez  nombreuse.  Les  roches  granitiques  se  montrent 
de  toutes  parts,  en  divers  endroits,  ce  sont  d'énormes  masses  de  mi- 
caschiste; la  végétation  n'est  pas  abondante,  et  de  certains  villages 
il  faut  aller  à  plusieurs  jours  de  marche  chercher  le  bois  nécessaire 
aux  constructions,  mais  de  petites  vallées,  qu'arrosent  une  infinité 
de  torrens,  sont  couvertes  de  rizières.  Après  un  trajet  d'une  quaran- 
taine de  lieues  dans  la  direction  du  sud,  l'explorateur,  tournant  à 
l'ouest,  passe  plusieurs  forts  ovas  et  atteint  Zanzine,  où  se  termine 
l'immense  massif  des  montagnes  centrales.  Au  sortir  de  Zanzine, 
on  entre  dans  le  pays  des  Sakalaves  antimènes,  une  vaste  plaina 
coupée  entre  le  à2^  et  le  hZ^  degré  de  longitude  par  une  chaîne 
étroite  qui  semble  régner  du  nord  au  sud  sur  presque  toute  la  lon- 
gueur de  l'île.  Après  vingt  journées  de  marche,  M.  Grandidier  par- 


l'île    de   MADAGASCAR.  82S 

venait  à  l'embouchure  du  Mouroundava,  et  pour  la  seconde  fois  il 
allait  hiverner  à  Amboundrou. 

Le  15  mars  1870,  le  temps  était  superbe,  le  voyageur  dit  un  der- 
nier adieu  à  sa  résidence  d'hiver,  et  sur  une  pirogue  à  balancier 
il  se  rend  par  mer  à  l'embouchure  de  la  petite  rivière  de  Maïtam- 
pake,  sous  le  2P  degré  de  latitude.  Traversant  un  pays  peu  habité 
où  continuellement  des  bandits  enlèvent  du  bétail  et  des  hommes, 
il  arrive  au  fort  Manza,  le  poste  des  Ovas  le  plus  avancé  au  sud 
chez  les  Sakalaves,  et  il  reconnaît  une  chaîne  de  montagnes  de 
formation  secondaire  en  avant  du  massif  granitique.  Il  entre  de 
nouveau  dans  le  pays  des  Betsiléos,  passant  cette  fois  dans  la  région 
tout  à  fciit  méridionale,  et  se  porte  à  la  capitale  de  la  province,  Fia- 
narantsoua,  la  seconde  ville  de  Madagascar.  Bientôt  il  poursuit  le 
chemin  vers  la  côte  orientale;  le  paysage  prend  un  autre  aspect, 
les  montagnes,  comme  entassées,  sont  en  partie  couvertes  de  fo- 
rêts, le  sol  se  montre  fertile.  Enfin  M.  Grandidier  arrive  à  Manan- 
zarine;  en  trente-neuf  jours,  il  avait  traversé  en  entier  la  Grande- 
Terre  de  l'ouest  à  l'est. 

Des  bords  du  Mananzarine,  l'explorateur  se  dirige  au  sud  en 
suivant  la  côte,  et  vient,  aux  rives  du  Matitanane,  visiter  le  pays 
où,  encore  aujourd'hui  comme  au  temps  de  Flacourt,  vivent  les 
descendans  des  Arabes  qui  à  une  époque  reculée  se  sont  établis 
sur  le  littoral  de  la  grande  île  africaine;  puis,  remontant  au  nord 
jusqu'au  Mangourou,  sous  le  SC  degré  de  l-atitude,  il  étudie  les 
lagunes  et  les  canaux  parallèles  à  la  côte,  il  rectifia  sur  la  carte 
la  position  mal  indiquée  de  plusieurs  embouchures  de  rivières,  et 
note  des  criques,  des  ports,  même  des  rivières,  qu'on  n'a  jamais 
signalés.  — Du  village  de  Mahanourou,  l'explorateur  retourne  à 
Tananarive  par  une  voie  qui  n'est  connue  que  des  Malgaches  ;  on 
traverse  des  vallées  fertiles,  une  partie  de  la  forêt  d'Analamazaotra, 
et  l'on  passe  au  pied  de  montagnes  abruptes.  Dans  la  capitale 
d'Imerina,  M.  Grandidier  réussit  à  faire  les  observations  astrono- 
miques qui  le  préoccupaient  depuis  une  année;  ses  études  sur  le  pays 
des  Ovas  étant  achevées,  il  revient  par  la  route  ordinaire  à  Andou- 
vourante,  revoit  Tamatave  et  la  Pointe-à-Larrée  avec  l'intention  de 
relier  entre  elles  les  différentes  parties  de  ses  travaux  géodésiques, 
et  à  la  fin  du  mois  d'août  1870,  se  trouvant  fatigué,  il  quitte  Mada- 
gascar après  un  séjour  de  près  de  deux  ans  et  demi,  assez  satisfait 
sans  doute  du  succès  de  son  entreprise,  mais  encore  malheureux 
d'abandonner  un  champ  d'exploration  qui  ne  sera  pas  de  si  tôt 
épuisé. 


§24  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

IV. 

Les  observations  et  les  nombreux  matériaux  de  divers  genres 
recueillis  par  notre  compatriote  jettent  un  jour  vraiment  nouveau 
sur  la  grande  île  africaine,  sur  les  populations  de  ce  pays,  sur  plu- 
sieurs questions  importantes  d'histoire  naturelle.  Si  des  portions  de 
territoire  plus  ou  moins  étendues  de  la  Grande-Terre  n'ont  pas 
encore  été  visitées,  toutes  les  contrées  adjacentes  sont  à  présent 
assez  connues  pour  qu'on  ait  de  l'ensemble  du  pays  une  notion  très 
précise.  Les  investigateurs  n'ayant  vu  que  la  côte  orientale,  ravis 
en  présence  d'une  nature  à  la  fois  étrange  et  superbe,  ont  fait  de 
Madagascar  un  délicieux  tableau.  On  disait,  il  est  vrai,  que  le  litto- 
ral du  sud  et  du  sud-ouest  est  triste,  misérable,  désolé,  mais  on  ne 
parlait  que  du  bord  immédiat  de  la  mer.  Lorsque  dans  le  siècle  ac- 
tuel les  Européens  ont  fréquenté  le  nord  de  l'île  à  l'est  ou  à  l'ouest, 
chaque  récit  témoigna  d'une  irrésistible  admiration  pour  les  ma- 
gnificences de  ces  rivages  :  la  baie  de  Diego-Suarez,  une  des  mer- 
veilles du  monde  ;  la  baie  de  Passandava  pleine  d'enchantemens  ! 
On  oubliait  la  description  de  l'amas  de  montagnes,  les  désespérantes 
solitudes  de  la  région  située  à  l'ouest  de  la  province  d'Imerina.  Si 
les  yeux  se  fixaient  sur  la  carte,  ils  s'arrêtaient  sur  d'immenses  es- 
paces que  personne  ne  connaissait,  et  l'imagination  seule  pouvait  se 
donner  carrière.  Maintenant  la  réalité  s'offre  aux  regards  et  à  la 
méditation.  Comme  d'autres  îles,  Madagascar  présente  les  plus  pro- 
digieux contrastes,  et  ce  fait  permettra  d'expliquer  bien  des  phéno- 
mènes. Ici,  le  pays  possède  les  plus  brillantes  richesses  de  la  na- 
ture; l'homme  sauvage  peut  vivre  heureux  sans  travail,  l'homme 
civilisé  se  procurerait  toutes  les  jouissances  imaginables  de  la  vie 
matérielle,  et,  s'il  avait  les  sentimens  du  poëte,  de  l'artiste  ou  du 
savant,  il  rencontrerait  à  profusion  les  sujets  qui  élèvent  la  pensée 
ou  charment  l'esprit.  Là  au  contraire,  le  sol  est  ingrat,  les  hommes, 
obligés  d'arracher  péniblement  à  la  terre  une  nourriture  insuffisante, 
paraissent  condamnés  à  vivre  éternellement  à  la  façon  des  bêtes. 
Ailleurs,  c'est  pire  :  les  roches  sont  nues  ;  il  n'y  a  ni  un  peu  de 
terre,  ni  un  ruisseau  qui  rendent  possible  l'existence  des  hommes 
et  des  animaux;  sur  la  grande  île  africaine,  la  part  de  ces  lieux  dé- 
solés est  immense.- 

Jusqu'ici,  relativement  à  la  configuration  du  sol  de  Madagascar, 
nous  n'avions  que  des  renseignemens  assez  vagues,  et,  à  l'égard  des 
grandes  montagnes,  d'autres  observations  d'un  caractère  scienti- 
fique que  celles  de  M.  Edm.  Guillemin,  bornées  aux  parties  voisines 
du  littoral.  Avec  M.  Grandidier,  nous  prendrons  une  idée  de  l'en- 


L  ÎLE    DE    MADAGASCAR.  825 

semble.  L'île,  toute  montagneuse  au  nord  et  à  l'est,  paraît,  au 
moins  par  comparaison,  peu  élevée  au  sud  et  à  l'ouest.  Si  de  la  côte 
orientale  on  traverse  la  Grande-Terre  vers  le  centre,  pour  se  rendre 
à  la  côte  occidentale,  il  faut  bientôt  gravir  une  première  chaîne  de 
montagnes  arrivant  jusqu'à  la  mer  ou  s'en  écartant  de  (jjielques 
lieues,  mais  toujours  parallèle  à  la  côte  du  port  Leven  au  fort  Dau- 
phin. Tantôt  montant,  tantôt  descendant,  on  s'élève  par  degrés  à 
la  hauteur  de  800  à  900  mètres;  nulle  part  jusqu'à  la  ligne  de  faîte, 
on  ne  trouve  de  terrain  plat,  il  n'y  a  que  d'étroits  vallons  et  des 
ravins  sillonnés  par  de  petits  torrens.  Au  pied  du  versant  occiden- 
tal, entre  19"  30'  et  21°  30'  de  latitude,  on  arrive  dans  une  val- 
lée étroite  et  profonde,  plus  au  nord  sur  un  vaste  plateau  comme 
ceux  d'Ankaye  et  d'Antsianake;  vallons  et  plateaux  ont  été  d'é- 
normes cirques  très  tourmentés  comme  tout  le  pays  environnant, 
convertis  en  lacs  par  les  eaux  pluviales,  puis  comblés  par  des  ébou- 
lemens  de  terre  argileuse  et  par  l'hifmus  provenant  des  détritus  de 
végétaux; — le  phénomène  se  continue  encore  d'une  manière  très  sen- 
sible en  plusieurs  endroits.  De  l'autre  côté  ou  du  plateau  ou  de  la 
vallée  commence  la  seconde  chaîne  des  montagnes  :  sur  une  pente 
partout  très  abrupte,  on  atteint  rapidement  les  sommets;  c'est  la 
limite  de  partage  des  eaux.  Les  torrens  qui  coulent  sur  le  versant 
oriental  vont  se  perdre  dans  l'Océan  indien;  ceux  qui  prennent  leur 
source  à  l'ouest  vont,  après  un  parcours  trois  ou  quatre  fois  plus 
long,  se  jeter  dans  le  canal  de  Mozambique.  Lorsqu'on  a  franchi  la 
ligne  de  partage  des  eaux,  loin  de  descendre,  on  entre  dans  la 
région  la  plus  bouleversée,  le  grand  massif  dont  la  moindre  altitude 
demeure  à  1,000  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Sur  une  lar- 
geur de  30  à  35  lieues,  c'est  un  immense  amas  de  montagnes  qui 
ne  s'étend  pas  vers  le  sud  au  delà  du  23*  degré  de  latitude;  M.  Gran- 
didier  en  compare  l'aspect  à  celui  d'une  mer  houleuse.  A  la  limite, 
la  pente  est  très  rapide;  en  peu  d'instans,  on  se  trouve  dans  une 
plaine,  à  200  mètres  au-dessus  de  la  mer,  —  plaine  sablonneuse, 
immense,  large  de  35  à  liO  lieues,  coupée  dans  le  sens  de  la  lon- 
gueur du  lO*"  au  25*^  degré  de  latitude  par  une  ligne  de  montagnes, 
le  Béhamara,  plus  à  l'ouest  et  seulement  vers  le  sud  par  une  autre 
chaîne  qui,  venant  se  confondre  avec  la  précédente  sous  le  26*  de- 
gré de  latitude,  forme  un  vaste  plateau,  enfin  par  une  chaîne  plus 
ou  moins  voisine  du  littoral.  La  région  du  sud-ouest  a  échappé 
aux  grandes  convulsions  qui  ont  amené  les  soulèvemens  des  masses 
granitiques  dans  le  nord,  le  centre  et  la  partie  orientale;  elle  ne 
s'est  pas  sensiblement  modifiée  depuis  les  jours  de  la  période  géo- 
logique secondaire. 

La  grande  île  africaine  subit  un  changement  qui  s'opère  avec 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lenteur,  mais  aussi  avec  continuité  :  la  côte  orientale  est  minée  d'une 
manière  incessante  ;  le  grand  courant  équatorial  heurte  violemment 
contre  les  rivages,  désagrège  les  roches,  entraîne  les  débris  etjette 
le  sable  qui  obstrue  l'embouchure  des  rivières.  En  peu  d'endroits, 
comme  à  Foulepointe  et  à  Tamatave,  où  le  courant  se  fait  moins 
sentir,  de  petits  récifs  de  coraux  ayant  pu  se  former  arrêtent  le  tra- 
vail d'érosion.  Le  caractère  de  la  flore  et  de  la  faune  nous  disait 
que  Madagascar,  couvrant  aulrefois  une  vaste  étendue  de  l'Océan 
indien,  avait  été  un  véritable  continent;  l'observation  du  phénomène 
qui  se  produit  sar  la  côte  orientale  en  apporte  une  preuve  directe. 
Si  la  Grande-Terre  diminue  à  l'est,  elle  tend  à  s'élargir  à  l'ouest 
sans  qu'il  y  ait  compensation.  Les  eaux,  assez  tranquilles,  permet- 
tent aux  polypiers  de  s'établir  près  des  rivages  ;  le  sable  de  la  mer, 
la  terre  et  tous  les  débris  arrachés  aux  montagnes  que  charrient  les 
rivières  se  déposent  sur  les  bancs  de  coraux,  et  de  la  sorte  les 
estuaires  se  trouvent  fermés  ou  comblés.  La  présence  des  lacs  salés 
au  voisinage  de  la  côte  occidentale,  l'existence  des  animaux  marins 
dans  le  lac  Héoutri,  sont  donc  parfaitement  expliquées.  Dans  un 
avenir  plus  ou  moins  éloigné,  des  îlots  seront  unis  à  la  grande  île  : 
une  foule  de  criques,  la  baie  de  Tulléar,  sans  doute  même  en  partie 
la  baie  de  Saint-Augustin,  seront  fermées;  près  du  littoral  s'étendra 
une  suite  de  lacs  salés. 

M.  Grandidier  a  donné  une  attention  particulière  au  tracé  des 
cours  d'eau  :  torrens,  ruisseaux  et  rivières  qui  tombent  dans  l'Océan 
indien  sont  en  quantité;  les  torrens  qui  se  jettent  directement  dans 
la  mer  se  comptent  par  centaines.  Les  rivières  de  la  région  orien- 
tale, il  est  vrai,  n'ont  pas  en  général  un  long  trajet;  seul,  le  Man- 
gourou,  dont  la  source  est  au  pied  du  haut  massif  d'Ankaratra,  fait 
exception.  A  l'ouest,  les  torrens  serpentant  et  s'entre-croisant  au 
fond  des  ravins  de  la  masse  des  montagnes  centrales  forment  un 
petit  nombre  de  fleuves  d'une  largeur  considérable;  dans  la  partie 
méridionale,  on  le  sait,  les  rivières  sont  rares  :  sur  des  espaces  de 
15,  30,  60  lieues,  il  n'existe  pas  le  plus  petit  ruisseau.  Si  l'ex- 
plorateur, en  parcourant  plus  de  3,000  kilomètres  dans  l'inté- 
rieur de  l'île  et  au  moins  2,000  sur  les  côtes,  a  étudié  les  reliefs  du 
sol  et  s'est  assuré  de  la  direction  des  cours  d'eau,  avec  le  même 
soin  il  s'est  attaché  à  déterminer  la  longitude  et  la  latitude  d'une 
infinité  de  points  importans  et  à  me&urer  la  hauteur  des  montagnes 
les  plus  remarquables.  Maintenant  l'auteur  s'occupe  des  calculs  et 
de  la  discussion  de  ses  observations  astronomiques  et  géodésiques. 
C'est  ainsi,  avec  des  élémens  d'une  valeur  très  certaine,  que  sera 
dressée  la  nouvelle  carte  de  Madagascar  :  l'œuvre  marquera  un  im- 
mense progrès  dans  la  connaissance  géographique  de  l'une  des  plus 


l'île   de   MADAGASCAR.  827 

belles  îles  du  monde;  elle  servira  les  intérêts  de  la  marine  mar- 
chande. Aujourd'hui  des  capitaines  de  navires  perdent  souvent  plu- 
sieurs jours  à  chercher  un  endroit  de  la  côte  mal  indiqué,  et  les 
marins  instruits  par  une  longue  pratique,  fiers  de  leur  avantage,  se 
gardent  bien  de  fournir  aux  autres  le  moindre  renseignement. 

Nous  avions  peu  d'indications  précises  sur  le  climat  de  la  grande 
île  africaine,  dont  se  louaient  tant  nos  anciens  compatriotes  du  fort 
Dauphin.  M.  Grandidier  a  tenu  registre  pendant  plus  dô  deux  ans  de 
la  température  à  différentes  heures  de  la  journée,  ainsi  que  de  l'état 
général  de  l'atmosphère;  ses  observations  conduiront  à  expliquer  de 
cui'ieuses  particularités  dans  la  distribution  de  certains  végétaux  et 
de  plusieurs  espèces  animales.  A  Madagascar,  les  orages  sont  fré- 
quens  dans  la  saison  chaude  et  les  pluies  très  abondantes,  le  climat 
n'est  pas  le  même  à  la  côte  orientale,  à  la  côte  occidentale  et  dans 
l'intérieur;  mais  jamais  nulle  part  la  chaleur  n'est  très  intense  ni 
le  froid  très  vif.  Au  niveau  moyen  des  montagnes  du  massif  central, 
le  thermomètre  marque  encore  6  degrés  au-dessus  de  zéro  dans  les 
nuits  les  plus  froides.  C'est  seulement  sur  les  sommets  des  monts 
Ankaratm  et  sur  quelques  pics  d'une  élévation  da  2,000  mètres  que 
la  température  s'abaisse  au  degré  de  congélation,  et  le  cas,  pa- 
raît-il, est  assez  rare. 

On  a  pu  voir  dans  le  cours  de  ce  récit  combien  jusqu'à  pré- 
sent étaient  restreintes  nos  informations  relatives  à  la  nature  des 
terrains  de  la  grande  île  africaine  ;  de  ce  côté,  les  recherches  de 
M.  Grandidier  commencent  à  répandre  la  lumière.  Elles  révèlent 
l'existence  des  terrains  jurassiques  sur  une  vaste  étendue,  et  appren- 
nent que  le  sol  des  montagnes  de  l'ouest  et  de  toute  la  plaine  occu- 
pant l'espace  entr«  le  massif  granitique  central  et  la  mer  appartiei-t 
à  la  période  géologique  secondaire  ;  elles  prouvent  la  présence  des 
terrains  de  l'épocpia  tertiaire  sur  différens  points,  en  particulier  au 
voisinage  de  Tulléar,  et  de  dépôts  d'alluvions  ou  de  terrains  quar- 
tenaires  en  plusieurs  endroits.  Da  nombreux  fossiles  ont  été  recueil- 
lis par  M.  Grandidier;  étudiés  par  un  des  naturalistes  du  Muséum, 
le  docteur  P.  Fischer,  ils  rendent  absolument  certaine  la  détermi- 
nation des  étages  de  chacune  des  périodes  géologiques.  Ces  fossiles, 
les  uns  identiques  aux  espèces  qu'on  rencontre  en  Europe,  les 
autres  très  voisins,  montrent  pour  les  êtres  des  anciennes  périodes 
de  la  terre  une  dissémination  dont  les  faunes  actuelles  offrent  peu 
d'exemples.  L'explorateur  de  Madagascar  s'est  inquiété  de  ces  fa- 
meuses richesses  minérales  qui  ont  toujours  préoccupé  les  Euro- 
péens; au  milieu  des  massifs  situés  à  20  lieues  au  sud -ouest  de  Ta- 
nanarive,  il  a  reconnu  de  beaux  gisemens  de  cuivre  et  de  plomb, 
et  il  en  existe  assurément  beaucoup  d'autres.  La  province  d'Iraerina 


828  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

possède  des  mines  de  manganèse,  des  filons  de  plombagine  et, 
comme  on  l'a  souvent  répété,  le  minerai  de  fer  en  abondance.  Des 
renseignemens  plus  précis  sont  difficiles  à  obtenir,  car  une  loi  en- 
core en  vigueur  défend,  sous  des  peines  sévères,  de  rechercher  les 
mines.  Notre  compatriote,  plusieurs  fois  admis  à  l'audience  de  la 
reine  de  Madagascar  et  de  son  premier  ministre,  n'a  pas  perdu  si 
belle  occasion  d'insister  sur  les  avantages  de  l'exploitation  des 
mines  pour  la  prospérité  d'un  pays;  mais  les  Ovas,  tenus  en  dé- 
fiance par  l'exemple  de  la  Californie,  redoutent  une  invasion  d'émi- 
grans.  Le  voyageur  français  s'est  efforcé  de  dissiper  cette  crainte, 
le  ministre  a  promis  de  s'occuper  de  la  question  ;  peut-être  dans 
un  avenir  plus  ou  moins  prochain  des  ingénieurs  européens  seront- 
ils  appelés  par  le  gouvernement  de  Tananarive  à  faire  une  étude 
des  mines  de  la  Grande-Terre  et  à  en  diriger  l'exploitation. 

Comme  nous  l'avons  montré,  la  végétation  de  Madagascar  a  beau- 
coup occupé  les  botanistes;  à  l'aide  des  matériaux  rassemblés  de- 
puis le  commencement  du  siècle  et  des  observations  consignées 
dans  divers  ouvrages,  on  pourrait  présenter  la  flore  de  la  grande 
île  d'une  manière  déjà  fort  instructive.  Cette  flore  sera  en  partie 
complétée  par  les  espèces  recueillies  dans  les  régions  nouvellement 
parcourues.  Les  rares  plantes  des  contrées  stériles  offriront  un  in- 
térêt réel,  parce  qu'elles  doivent  en  général  être  très  caractéristi- 
ques. Avec  M.  Grandidier,  nous  apprenons  dans  quelles  limites  est 
contenue  la  brillante  et  extraordinaire  végétation  si  admirée  des 
naturalistes.  Sur  la.  côLe  orientale,  on  le  sait,  elle  commence  près 
de  la  mer.  Sur  une  largeur  de  5  à  10  lieues,  les  forêts  se  succèdent 
presque  sans  interruption;  elles  s'étendent  au  nord  et  au  nord- 
ouest,  et  du  côté  de  l'ouest  avec  une  ampleur  moindre  peut-être 
elles  se  prolongent  très  loin  vers  le  sud  à  plus  ou  moins  grande 
distance  du  littoral;  c'est  une  sorte  de  ceinture.  Un  peu  de  végé- 
tation ne  reparaît  qu'à  la  source  des  torrens  et  des  ruisseaux,  îlots 
de  verdure  perdus  dans  l'immensité  des  montagnes  nues.  Partout 
ailleurs,  le  sol  est  stérile;  sur  une  terre  dure  croît  à  peine  un  chétif 
gazon,  sur  la  terre  argileuse  rouge  ne  pousse  pas  un  brin  d'herbe. 
Si,  comme  dans  la  province  d'Imerina  et  dans  le  pays  des  Betsiléos, 
il  existe  entre  les  montagnes  quelques  étroits  vallons  marécageux, 
par  le  travail  des  hommes,  ils  ont  été  convertis  en  belles  rizières. 

Les  recherches  de  notre  explorateur  ont  été  particulièrement  pro- 
ductives pour  la  zoologie.  Des  espèces  de  tous  les  groupes  d'animaux 
ont  été  recueillies  en  abondance  :  beaucoup  d'entre  elles  se  trou- 
vaient inconnues;  ainsi  des  notions  nouvelles  ont  été  acquises  sur  la 
faune  de  Madagascar.  Des  individus  de  plusieurs  types  remarqua- 
bles ont  été  apportés  pour  la  première  fois  dans  de  bonnes  condi- 


l'île    de    MADAGASCAR.  829 

tions  pour  l'étude,  et  des  questions  d'une  haute  importance  scienti- 
fique ont  pu  être  résolues.  Des  observations  plus  ou  moins  anciennes 
conduisaient  à  penser  que  sur  la  Grande-Terre  certaines  espèces 
végétales  et  animales  habitent  des  régions  très  circonscrites;  au- 
jourd'hui le  fait  est  bien  démontré.  Les  jolis  mammifères  du  groupe 
des  lémuriens,  indris  et  makis,  si  caractéristiques  de  la  faune  de 
la  grande  île  africaine,  ont  été  le  sujet  de  remarques  curieuses  et 
de  découvertes  qui  méritent  d'être  citées.  Les  indris  sont  du  nombre 
de  ces  animaux  attachés  à  un  canton  :  l'espèce  répandue  dans  une 
partie  de  forêt  est  remplacée  un  peu  plus  loin  par  une  autre  es- 
pèce, comme  la  première  ne  dépassant  jamais  ses  limites  ordinaires 
malgré  l'uniformité  apparente  des  lieux;  les  naturels  l'affirment, 
et  le  voyageur  a  constaté  l'exactitude  de  l'assertion.  Des  makis  en- 
voyés isolément  en  Europe,  morts  ou  vivans,  et  placés  dans  nos 
musées,  présentant  de  grandes  différences  dans  la  coloration  du 
pelage  et  même  dans  la  forme  de  la  tête,  avaient  paru  aux  yeux 
des  zoologistes  être  d'espèces  bien  distinctes.  M.  Grandidier  ayant 
rassemblé  et  comparé  quantité  d'individus,  il  est  devenu  évident 
que  les  makis,  en  réalité  peu  nombreux  en  espèces,  offrent  des 
variations  infinies.  Chez  quelques  mammifères  du  même  groupe, 
une  queue  singulière  par  le  volume  avait  attiré  l'attention;  on  ap- 
prend pour  la  première  fois  la  signification  de  la  difformité.  Les 
chirogales,  comme  on  les  appelle,  passent  la  saison  sèche  en  état 
de  léthargie;  avant  le  sommeil,  de  la  graisse  s'emmagasine  en 
quelque  sorte  en  différentes  parties  du  corps,  et  principalement 
autour  de  la  queue,  de  façon  à  fournir  les  matériaux  nécessaires 
à  l'entretien  de  la  vie  de  l'animal  jusqu'au  moment  du  réveil.  Les 
lémuriens,  nous  l'avons  dit,  ont  des  ressemblances  frappantes 
avec  les  singes,  et  en  même  temps  des  particularités  très  nota- 
bles; d'après  la  seule  considération  des  adultes,  il  paraissait  à  peu 
près  impossible  de  saisir  le  véritable  degré  de  parenté  de  ces  ani- 
maux; les  collections  formées  par  l'explorateur  de  la  grande  île 
africaine  ont  donné  à  M.  Alphonse  Milne  Edwards  la  facihté  de  faire 
une  étude  des  makis  à  l'époque  de  la  vie  utérine,  et  de  cette  étude 
est  sortie  la  preuve  que  la  parenté  entre  les  lémuriens  et  les  singes 
est  plus  éloignée  qu'on  ne  l'imaginait. 

Le  curieux  chat  aux  pattes  d'ours  (1)  avait  été  décrit  d'après  un 
jeune  individu;  les  caractères  demeuraient  incertains,  les  recher- 
ches de  M.  Grandidier  ont  permis  de  les  déterminer.  L'existence 
de  pachydermes  à  Madagascar  restait  problématique;  elle  a  été 
démontrée  par  la  découverte  du  petit  sanglier  à  masque  dans  les 

(1)  Cryptoprocta  ferox. 


830  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

bois  des  environs  de  Mouroundava  (1).  La  présence  de  mammi- 
fères de  l'ordre  des  rongeurs  était  douteuse,  elle  ne  l'est  plus;  au 
pays  des  Sakalaves  antimènes,  un  gros  rongeur  herbivore  a  été 
rencontré  (2).  On  ignorait  si  le  crocodile  des  fleuves  de  la  Grande- 
Terre  était  de  l'espèce  d'Afrique  ou  d'une  autre;  on  sait  à  présent 
qu'il  est  d'une  espèce  particulière. 

Depuis  quelques  années,  les  richesses  zoologiques  de  Madagascar 
ont  attiré  des  naturalistes  sur  ce  coin  du  monde.  Un  savant  hol- 
landais, M.  François  Pollen,  et  un  habile  chasseur,  M.  Van  Dam, 
après  avoir  visité  les  îles  Comores,  sont  venus  fouiller  les  bois  du 
nord  de  la  Grande-Terre,  et  se  sont  avancés  chez  les  Sakalaves  de 
la  tribu  des  Antancars.  Plusieurs  espèces  d'animaux,  jusqu'alors 
inconnues  des  zoologistes,  ont  été  trouvées;  des  observations  sur  le 
pays  et  sur  les  habitans  ont  été  consignées.  La  relation  du  voyage, 
écrite  en  langue  française,  est  en  voie  de  publication  (3).  Un  inves- 
tigateur anglais  chargé  d'une  mission  par  un  amateur  des  États- 
Unis,  M.  Grossley,  est  allé  poursuivre  la  recharche  des  oiseaux  sur 
les  côtes  du  nord-est;  et  il  a  eu  de  bonnes  fortunes  {h).  Les  maté- 
riaux qui  nous  procurent  la  connaissance  très  précise  de  la  faune 
de  Madagascar  se  sont  prodigieusement  accumulés;  les  récentes 
découvertes  fournissent  de  nouvelles  preuves  du  caractère  tout  spé- 
cial de  cette  faune. 

Nous  venons  de  parler  de  l'état  actuel,  mais  n'avons-nous  pas 
dit  qu'il  était  possible  d'entrevoir  un  état  antérieur,  une  époque  où 
vivaient  à  Madagascar  des  animaux  des  plus  remarquables  dont 
les  espèces  sont  maintenant  éteintes?  La  découverte  d'une  foale 
d'os  d'hippopotames,  de  membres  et  d'œufs  à.'œpyorniSy  de  restes  de 
tortues  colossales,  de  coquilles  ensevelies  dans  le  sable  des  dunes, 
est  une  révélation.  Tout  le  monde  a  entendu  parler  des  œufs 
énormes,  —  six  fois  plus  gros  que  ceux  de  l'autruche,  —  apportés 
à  Paris  il  y  a  une  vingtaine  d'années,  et  qui  sont  exposés  dans  une 
vitrine  des  galeries  du  Muséum  d'histoire  naturelle.  Ces  œufs  étaient 
parvenus,  accompagnés  de  quelques  fragniens  d'os  trouvés  dans  le 
même  gisement,  débris  d'un  oiseau  de  proportions  extraordinaires 
auquel  Isidore  Geoffroy  Saint -Hilaire  donnait  le  nom  à'œpyornis 
géant  (5).  Lorsque  le  savant  fit  part  à  l'Académie  des  Sciences  de 

(1)  Potamochœrus  Edwardsii,  Grandidier, 

(2)  Hypogeomys  antimena,  Grandidier. 

(3)  Recherches  sur  la  faune  de  Madagascar  et  ses  dépendances  d'après  les  découvertes 
de  François  Pollen  et  Van  Dam,  Leyde. 

(4)  Les  oiseaux  découverts  par  M.  Grossley  sont  décrits  par  M.  Sliarpe  :  Proceedings 
of  the  zoological  Society,  1870-1871. 

(5)  Mpyornis  maximus.  Voyez  à  ce  sujet,  dans  la  Revue  du  15  octobre  1S70,  p.  C95, 
les  Animaux  disparus  depuis  les  temps  historiques. 


l'île    de   MADAGASCAR.  831 

l'étonnante  trouvaille,  il  avait  l'espoir  qu'un  jour  on  rencontrerait 
l'oiseau  vivant  au  milieu  des  solitudes  alors  inconnues  de  la  Grande- 
Terre;  un  instant  l'illusion  fut  partagée  par  tous  les  naturalistes. 
Elle  s'est  évanouie  depuis  les  explorations  de  M.  Grandidier;  il  n'y 
a  certainement  plus  d'œpyornis  à  Madagascar,  et  autrefois,  dan?  un 
temps  plus  ou  moins  éloigné,  ces  énormes  oiseaux  erraient  en  grand 
nombre  dans  la  région  du  sud- ouest  de  l'île.  Aucun  doute  à  cet 
égard  n'est  permis.  Des  morceaux  de  leurs  œufs  apparaissent  conti- 
nuellement Z.U  milieu  des  sables.  Il  y  avait  plusieurs  espèces  d'se- 
pyornis,  de  taille  inégale,  habitant  les  mêmes  lieux  (1);  le  voyageur 
en  a  recueilli  des  restes,  derniers  vestiges  d'animaux  d'un  type 
étrange.  A  l'époque  où  vivaient  les  œpyornis,  les  hippopotames  de- 
vaient être  d'une  abondance  extraordinaire  sur  la  grande  île  afri- 
caine; dans  le  petit  marais  d'Amboulatsintra,  les  os  d'une  cinquan- 
taine d!individus  ont  été  ramassés  en  peu  d'heures.  L'espèce,  de 
dimensions  notablement  inférieures  à  celles  de  l'hippopotame  du  Nil, 
se  distinguait  encore  par  d'autres  caractères  très  particuliers  (2)  : 
elle  est  absolument  éteinte;  jamais  les  Européens  qui  ont  visité  Ma- 
dagascar, même  au  xv!*"  et  au  xvii^  siècle,  n'ont  entendu  parler  de 
l'existence  d'hippopotames  en  ce  pays. 

Ce  n'est  pas  tout;  tandis  que  de  nos  jours  les  tortues  assez  va- 
riées qu'on  observe  sur  la  Grande-Terre  sont  de  taille  petite  ou 
moyenne,  autrefois,  dans  les  fleuves  que  fréquentaient  les  hippo- 
potames, se  baignaient  des  tortues  d'eau  douce  gigantesques,  sur 
les  sables  où  couraient  les  œpyoïnis  se  promenaient  de  grosses  tor- 
tues terrestres,  longues  de  1  mètre  à  1  mètre  i/'2  (3).  M.  Grandidier 
pense  que  ces  différons  animaux  pouvaient  encore  exister  il  y  a 
deux  ou  trois  siècles,  comme  le  dronte  de  l'île  Maurice,  comme  le 
solitaire  de  l'île  Rodriguez;  nous  croyons  qu'ils  ont  disparu  à  une 
époque  infiniment  plus  ancienne.  De  grands  animaux  dont  l'homme 
est  contemporain  ne  sont  pas  les  seuls  qui  se  soient  éteints.  Dans 
le  sable  des  dunes  du  cap  Saiate-xMarie  et  probablement  de  toute 
la  côte  du  sud-ouest,  des  coquilles  de  mollusques  terrestres  se 
trouvent  en  immense  quantité.  Les  unes,  ayant  parfois  conservé  une 
coloration,  appartiennent  à  des  espèces  encore  vivantes,  les  autres 
à  des  espèces  anéanties  ;  elles  sont  mêlées  à  des  débris  d'œufs 
d' œpyornis;  cette  circonstance  est  un  indice  de  contemporanéité.  Que 

(1)  Outre  des  membres  de  ï\Epijornis  maximus,  oa  a  trouvé  des  restes  de  deux 
espèces  plus  petites  du  même  genre,  Mpyornis  médius  et  xEpyornis  modestus,  Al- 
phonse Milne  Edwards  et  Grandidier. 

(2;  Hippopotamus  Leineiiei,  Grandidier. 

(3)  Emys  gigantea  et  Testudo  abrupta,  décrites  par  M.  Grandidier  d'après  les  osse- 
mens  trouvés  dans  le  marais  d'Amboulatsintra. 


332  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

maintenant  on  se  figure  tous  ces  animaux  :  hippopotames,  sepyornis 
de  plusieurs  sortes,  tortues  gigantesques,  mollusques  divers  encore 
vivans,  et  la  physionomie  de  l'ensemble  de  la  faune  de  Madagascar 
sera  modifiée  d'une  manière  très  sensible.  Si  alors  on  songe  qu'à 
une  époque  notre  sol  était  habité  par  les  ours  et  les  lions  des  ca- 
vernes, par  les  mammouths,  les  rennes,  les  unis,  il  sera  permis  de 
regarder  comme  vraisemblable  que  dans  la  période  actuelle  des 
changemens  dans  les  conditions  de  la  vie  ont  eu  lieu  sur  la  grande 
île  africaine,  de  même  qu'en  d'autres  parties  du  monde.  Qu'un 
jour  des  investigateurs  se  mettent  à  fouiller  les  marais,  le  lit 
des  rivières,  les  cavernes  de  Madagascar,  et  l'on  verra  sans  doute 
en  foule  reparaître  à  la  lumière  des  formes  animales  disparues  et 
des  objets  qui  conduiront  à  rétablir  des  pages  envolées  de  l'histoire 
de  la  terre.  La  merveilleuse  découverte  de  M.  Grandidier  dans  le 
marais  d'Amboulatsintra  est  pour  l'avenir  le  présage  d'une  immen- 
sité de  découvertes. 

Après  la  géographie,  après  l'histoire  naturelle,  l'explorateur  de 
Madagascar  s'est  occupé  avec  prédilection  de  l'histoire  des  habi- 
tans  de  la  Grande-Terre  :  familiarisé  avec  l'idiome,  partout  il  a 
étudié  les  mœurs,  les  coutumes,  les  croyances,  les  superstitions;  aux 
sources  mêmes,  il  a  recueilli  des  traditions.  Les  caractères  physi- 
ques des  difïérens  peuples  ont  été  observés  à  l'aide  des  moyens 
dont  la  science  dispose;  aucun  genre  d'investigation  n'a  été  négligé 
pour  remonter  aux  origines.  C'est  à  présent  qu'on  juge  si  le  voya- 
geur a  dû  s'applaudir  d'avoir  séjourné  parmi  les  Hindous  et  les  Ma- 
lais, d'avoir  vu  les  nègres  de  la  côte  orientale  d'Afrique,  connu  les 
Arabes  de  Zanzibar;  il  possédait  des  termes  de  comparaison  indis- 
pensables pour  l'étude  des  Malgaches.  Entre  les  mains  de  M.  Gran- 
didier, la  photographie  a  produit  une  œuvre  du  caractère  le  plus 
sérieux  et  le  plus  instructif.  Nous  n'avions  pas  l'idée  d'une  ville  de 
Madagascar;  des  vues  de  Tananarive,  vraisemblablement  dessinées 
de  souvenir  et  publiées  dans  plusieurs  ouvrages,  sont  presque  des 
images  de  fantaisie.  Maintenant  on  va  connaître  l'aspect  de  la  capi- 
tale des  Ovas  :  voici  dans  son  ensemble  la  populeuse  cité  bâtie  sur 
la  colline  dont  le  terrain  est  inégal,  la  principale  rue,  laide  et  tor- 
tueuse, les  ruelles,  les  cases  entassées,  celles  des  pauvres  faites  de 
terre,  celles  des  riches  en  bois,  parce  que  cela  coûte  plus  cher,  — 
devant  les  portes  la  pierre  qui  sert  de  marche,  tout  au  sommet^de  la 
ville  les  habitations  des  hauts  personnages,  le  palais  de  la  reine 
avec  son  immense  toiture,  à  côté  la  Maison  d'argent  avec  son  bal- 
con, d'où  la  vieille  Ranavalona  donnait  audience  aux  envoyés  des 
nations  étrangères,  puis  les  demeures  des  ministres.  Dans  la  direc- 
tion du  sud,  un  large  espace  vide  est  d'un  effet  détestable  :  c'est 


l'île    de    MADAGASCAR.  833 

un  rocher;  —  en  ce  pays,  on  ne  prend  jamais  la  peine  de  niveler  le 
sol.  Dans  la  cérémonie  qui  s'accomplit  à  l'occasion  du  mariage  de 
la  reine  apparaît  dans  une  réalité  saisissante  le  peuple  presque  bar- 
bare qui  a  reçu  l'atteinte  de  la  civilisation  européenne;  on  sent 
la  foule  entre  les  haies  des  soldats  habillés  de  blanc;  un  peu 
d'illusion,  et  l'on  se  croirait  sur  la  scène  elle-même.  Des  por- 
traits d'hommes  et  de  femmes  de  toute  condition,  de  face  et  de 
profil,  nous  mettent  pour  la  première  fois  dans  une 'sorte  de  re- 
lation intime  avec  les  peuples  de  la  grande  île  africaine.  A  peine 
renseignés  à  l'égard  de  la  physionomie  générale  des  Ovas  et  de 
quelques  individus  de  la  côte  orientale  par  les  photographies  de 
M.  Ellis  et  de  M.  Gharnay,  nous  pouvons  aujourd'hui  avoir  une  idée 
vraiment  nette  des  signes  caractéristiques  des  Malgaches,  —  Ovas, 
Betsimisarakes,  Antanosses,  Mahafales,  Sakalaves. 

On  considère  les  Ovas,  les  uns  vêtus  à  l'Européenne  ou  portant  le 
costume  militaire,  les  autres  élégamment  drapés  dans  un  lamba; 
des  yeux  étroits  et  peu  ouverts,  des  pommettes  saillantes,  des  che- 
veux lisses  et  raides,  dénotent  bien  une  origine  asiatique.  On  de- 
meure frappé  des  différences  de  physionomie  entre  les  plus  hauts 
personnages  :  celui-ci  porte  la  marque  d'une  certaine  distinction,  il 
est  de  race  pure;  celui-là  semble  vulgaire,  il  est  sorti  des  plus 
humbles  rangs,  et  le  sang  qui  coule  dans  ses  veines  n'est  pas  sans 
mélange.  Les  femmes,  reine,  princesses  ou  autres,  n'enchantent 
point  par  la  beauté;  celle  qui  gouvernait  la  maison  du  révérend 
William  Ellis  n'a  pas  été  oubliée.  Viennent  les  Betsimisarakes,  habi- 
tans  de  la  cote  orientale  ;  hommes  et  femmes  avec  une  grosse  face 
plate,  un  nez  prodigieusement  épaté,  de  grosses  lèvres  et  une  im- 
mense chevelure  crépue,  sont  affreux,  mais  ils  n'ont  pas  en  géné- 
ral de  mauvaises  figures;  l'explorateur  de  Madagascar  les  regarde 
comme  des  nègres  océaniens,  et  il  a  plus  d'une  bonne  raison  pour 
défendre  cette  opinion.  Les  Antanosses  ne  sont  guère  mieux  par- 
tagés que  les  Betsimisarakes  sous  le  rapport  des  avantages  physi- 
ques, peut-être  ont-ils  la  même  origine.  Les  Sakalaves,  surtout  les 
nobles,  se  distinguent  au  premier  coup  d'œil  des  autres  Malgaches; 
ils  présentent  une  certaine  harmonie  dans  les  lignes  du  visage; 
M.  Grandidier  est  porté  à  croire  qu'ils  sont  venus  des  rivages  du 
Malabar.  Des  femmes  de  cette  race,  des  princesses  il  est  vrai ,  sont 
loin  d'être  sans  charmes  :  pourvues  d'une  abondante  chevelure,  elles 
la  partagent  en  une  quantité  énorme  de  petites  tresses ,  et,  cour- 
bant ces  tresses  en  arrière  vers  le  point  central  de  la  tête,  elles 
donnent  à  l'ensemble  l'apparence  d'un  soleil;  pareille  coiffure,  qui 
exige  plusieurs  jours  de  travail,  serait  sans  doute  fort  admirée  dans 
nos  salons.  Une  de  ces  nobles  dames  sakalaves  a  le  maintien  de  la 

TOME  en.  —  1872.  53 


834  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

personne  qui  ne  doute  pas  Je  sa  beauté;  une  jeune  fille  a  l'air  mo- 
deste et  gracieux  d'une  enfant  qui  espère  être  trouvée  jolie.  Après 
l'examen  de  celte  collection  de  photographies,  on  garde  des  sympa- 
thies et  des  antipathies  comme  si  les  personnages  eux-mêmes  avaient 
apparu. 

Le  voyageur  a  beaucoup  observé  les  Arabes,  dont  nous  avons  déjà 
indiqué  l'influence  manifeste  sur  la  population  malgache  tout  en- 
tière; il  a  suivi  cette  influence  dans  chaque  région,  il  est  allé  chez 
les  Matitaues  recueillir  des  documens,  et  il  a  rapporté  des  extraits 
des  livres  écrits  en  caractères  arabes  religieusement  conservés  dans 
cette  tribu;  on  y  trouvera  sans  doute  des  faits  historiques  fort  cu- 
rieux. M.  Grandidier  s'est  efforcé  d'arriver  à  une  estimation  aussi 
approximative  que  possible  de  la  population  actuelle  de  Madagascar; 
pour  une  si  vaste  terre,  elle  est  faible,  au  plus  h  millions  d'âmes, 
1  million  dans  la  province  d'Imerina,  600,000  dans  la  province  des 
Betsiléos,  près  de  2  millions  sur  la  bande  orientale;  ensuite  il  ne 
faut  pas  compter  plus  de  500,000  pour  les  Sakalaves,  Bares,  An- 
tandrouïs  et  Mahafales.  Aujourd'hui  les  Ovas  sont  les  maîtres  de  la 
moitié  de  l'île;  des  chefs  encore  indépendans  gouvernent  les  par- 
ties du  territoire  que  les  premiers  n'ont  pas  envahies,  particulière- 
ment au  sud  et  à  l'ouest,  ou  celles  qu'ils  ont  perdues.  L'avenir  du 
pays  appartient  au  gouvernement  de  Tananarive. 

De  précieux  matériaux  sont  rassemblés;  dans  peu  d'années,  nous 
aurons  une  véritable  histoire  générale  de  la  grande  île  africaine. 
M.  Grandidier  a  présenté  des  notices  sur  son  voyage  à  la  Société 
de  géographie  et  à  l'Académie  des  Sciences;  dans  divers  recueils,  et 
le  plus  souvent  de  concert  avec  M.  Alphonse  Milne  Edwards,  il  a 
publié  les  descriptions  des  animaux  les  plus  remarquables  qu'il  a 
découverts.  Ses  collections  sont  déposées  au  Muséum  d'histoire  na- 
turelle; bientôt  elles  seront  une  propriété  nationale.  Maintenant  le 
voyageur  prépare  le  vaste  ouvrage  qui  fera  connaître  Madagascar 
d'une  façon  toute  nouvelle.  L'œuvre  est  immense,  même  avec  le  con- 
cours de  quelques  hommes  spéciaux  :  douze  ou  quinze  volumes 
et  cinq  cents  planches  suffiront  à  peine;  mais  la  persévérance,  les 
soins,  le  talent,  les  sacrifices  nécessaires  ne  manqueront  pas  à 
l'exécution,  L'œuvre  achevée,  chacun  dira  que  l'explorateur  de  la 
Gi*ande- Terre  a  bien  mérité  de  la  science  et  du  pays. 

Emile  Blanchard, 


LES 


MISSIONS  EXTERIEURES 

DE    LA    MARINE 


III. 

LA  STATION  DU   LEVANT. 


I. 

L'ARCHIPEL   GREC   ET  LES    COTES   DE   L'ASÎE-MINEUPE 
AVANT  L'INSURRECTION. 

De  toutes  les  missions  que  le  soin  de  nos  intérêts  extérieurs  et 
le  juste  souci  de  noire  influence  ont  imposées  depuis  soixante  ans  à 
notre  marine,  la  plus  délicate  et  la  plus  importante  a  été  sans  con- 
tredit celle  qu'ont  remplie  dans  les  mers  du  Levant,  de  1816  à 
1830,  les  officiers  successivement  appelés  au  commandement  de 
cette  station  navale.  Il  ne  s'agissait  au  début  que  de  rouvrir  à  notre 
commerce  un  trafic  dont  nous  avions  eu  pendant  deux  siècles  le 
monopole;  mais  bientôt  la  miss'on  d(  vint  plus  c(  mpliquée.  Proscrit 
par  le  sultan,  le  pacha  de  Janina  s'était  mis  en  état  de  rébellion  ou- 
verte; il  tenait  en  échec  toutes  les  forces  disponibles  de  l'empire. 
La  vaste  conspiration  mystique  qui  couvait  en  Grèce  choisit  cette 
occasion  pour  éclater.  Pendant  que  les  prpulations  chrétiennes  se 
soulevaient  de  toutes  parts,  le  fanatisme  musulman  appelait,  pour 
les  réduire,  les  milices  asiatiques  aux  armes.  Une  sanglante  anar- 
chie menaçait  dès  lors  sur  le  continent  la  sécurité  de  nos  compa- 
triotes, dans  les  îles  celle  de  nos  protégés,  les  Grecs  du  rit  ca- 
tholique. La  piraterie,  pendant  ce  temps,  désolait  l'Archipel.  La 
navigation  y  était  devenue  pour  les  neutres  plus  périlleuse  que  sur 


836  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  côtes  des  régences  barbaresques.  Quant  aux  belligérans,  ils 
ne  s'accordaient  de  merci  que  lorsqu'ils  y  étaient  contraints  par 
la  présence  de  quelque  pavillon  étranger.  Il  y  avait  donc,  pour  les 
navires  de  guerre  qui  composaient  à  cette  époque  la  station  navale 
du  Levant,  de  nombreux  griefs  à  redresser,  de  douloureuses  in- 
fortunes à  secourir.  Les  ressources  dont  nous  disposions  étaient 
malheureusement  très  restreintes,  car  la  France  se  relevait  à  peine 
de  ses  raines,  et  une  rigoureuse  économie  présidait  encore  à  ses 
dépenses.  Nos  capitaines  se  multiplièrent;  leur  activité  trouva  le 
moyen  de  pourvoir  à  tout.  Sur  ce  théâtre,  où  les  pavillons  de  la 
Grande-Bretagne,  de  l'Autriche  et  des  États-Unis  flottaient  à  côté 
du  nôtre,  l'opinion  publique  ne  tarda  pas  à  nous  attribuer  le  pre- 
mier rang.  Nous  l'avions  conquis  par  notre  loyauté,  par  notre  pru- 
dence, par  notre  fermeté  aussi  exempte  d'emportement  que  de 
faiblesse.  Il  y  a  là,  pour  qui  sait  apprécier  à  leur  juste  valeur  les 
services  rendus,  une  des  pages  les  plus  honorables  de  l'histoire  de 
la  marine  française;  c'est  en  outre  une  page  presque  contempo- 
raine. A  ce  titre  seul,  j'éprouverais  un  vif  plaisir  à  la  raconter,  car 
j'y  retrouve  les  noms  qu'a  vénérés  et  aimés  ma  jeunesse.  J'espère 
qu'un  intérêt  plus  sérieux  justifiera  l'étude  à  laquelle  je  me  suis  li- 
vré, et  qu'il  en  sortira  pour  la  génération  gardienne  de  notre  avenir 
plus  d'un  profitable  enseignement. 

Une  flatteuse  confiance  avait  mis  entre  mes  mains  la  correspon- 
dance de  l'illustre  amiral  dont  le  rôle  a  été  prépondérant  dans  les 
événemens  de  cette  époque,  et  qui  par  sa  résolution  a  décidé,  au  mo- 
ment critique,  du  sort  de  la  Grèce;  mais,  bien  que  l'amiral  de  Rigny 
ait  séjourné  à  diverses  reprises  dans  le  Levant,  sur  Y  Aigrette  du 
mois  d'avril  1816  au  mois  d'octobre  1817,  sur  la  Mcdce  du  mois 
de  mai  1822  au  mois  de  juin  1824,  ses  lettres  n'ont  toute  leur  por- 
tée et  ne  permettent  d'embrasser  l'ensemble  de  la  situation  poli- 
tique qu'à  partir  des  premiers  jours  de  l'année  1825.  J'ai  cru  qu'il 
était  bon  de  remonter  plus  haut,  de  prendre  les  troubles  à  leur 
principe,  la  station  à  son  origine.  Le  ministère  de  la  marine  a  con- 
senti à  m'ouvrir  ses  archives.  Je  me  suis  ainsi  trouvé  en  possession 
d'une  masse  de  documens  sous  laquelle  ma  curiosité  courait  le 
risque  de  demeurer  amplement  satisfaite,  mais  ensevelie.  Je  m'en 
suis  dégagé  par  un  suprême  effort.  Peut-être  aurais-je  pu  de  ce 
long  examen  faire  jaillir  quelques  clartés  nouvelles  sur  des  événe- 
mens qui  à  une  autre  époque  ont  passionné  la  France,  et  dont  notre 
humeur  mobile  a  méconnu,  le  jour  où  elle  s'est  ravisée,  l'incontes- 
table et  légitime  grandeur.  Le  moment  n'eût-il  pas  été  bien  choisi 
pour  essayer  de  refaire  avec  impartialité,  et  en  s' appuyant  sur  des 
renseignemens  certains,  cette  émouvante  histoire?  Ce  qui  avait 
cessé  de  nous  toucher,  ce  qui  nous  trouvait  dédaigneux,  scepti- 


LA    STATION    DU    LEVANT.  837 

ques,  indifférens  au  sortir  de  combats  victorieux,  ne  nous  eût-il 
pas  attendris  quand  nous  étions  nous-mêmes  tout  saignans  encore 
de  nos  défaites?  Quelque  chose  me  disait  que  nous  comprendrions 
mieux  à  cette  heure  l'émotion  générale  qui  tout  à  coup  s'empara 
de  nos  pères,  gagna  le  cœur  trop  longtemps  fermé  des  hommes  d'état 
et  finit  par  leur  arracher,  en  dépit  de  tous  leurs  scrupules,  une  in- 
tervention que  beaucoup  d'entre  eux  jugèrent  jusqu'au  dernier  mo- 
ment imprudente  et  impolitique.  M'appartenait-il  pourtant  d'abor- 
der dans  toute  son  étendue  un  sujet  aussi  vaste?  Marin,  j'ai  pensé 
que  j'étais  appelé  à  parler  avant  tout  de  marine.  Je  me  suis  donc 
appliqué  à  borner  mon  récit.  J'en  dirai  assez  pour  faire  comprendre 
les  causes,  les  péripéties  et  l'issue  de  la  lutte;  qu'on  ne  s'étonne 
pas  si  j'insiste  sur  les  épisodes  qui,  par  un  côté  quelconque,  pré- 
senteront un  intérêt  maritime.  Je  reviendrai  ainsi  par  une  pente 
qui  m'est  depuis  longtemps  familière  aux  préoccupations  d'où  est 
née  la  première  idée  de  ce  travail.  Je  ne  l'aurais  jamais  entrepris, 
si  je  ne  m'étais  flatté  de  le  faire  servir  à  l'instruction  de  ceux  qui 
seront  bientôt  nos  successeurs,  de  le  faire  tourner  à  l'honneur  de 
ceux  qui  ont  été  nos  guides  et  nos  devanciers. 

La  composition  et  les  opérations  des  flottes  que  la  Grèce  moderne 
opposa  pendant  sept  années  aux  vaisseaux  ottomans  sont  de  nature 
à  éclairer  la  stratégie  navale  de  l'avenir  tout  aussi  bien  que  celle 
du  passé.  Quand  on  voit  des  bricks  de  200  à  300  tonneaux  affronter 
les  massives  escadres  sorties  des  Dardanelles,  disperser  et  chasser 
devant  eux,  comme  un  troupeau  de  daims  effarés,  les  corvettes,  les 
frégates,  les  vaisseaux  de  80  canons,  on  s'explique  bien  mieux  la 
défaite  de  la  grande  Armada  et  la  destruction  des  lourdes  nefs  de 
Philippe  II  par  la  flottille  agile  de  lord  Howard.  Les  longues  lignes 
qui  se  foudroient  pendant  des  heures  entières  sans  qu'une  artillerie 
impuissante  réussisse  à  les  entamer,  les  brûlots  protégés  par  ces 
murailles  mobiles  qui  tout  à  coup  s'élancent  à  travers  la  fumée  pour 
aller  s''accrocher  aux  flancs  des  capitan-pachas,  ces  armées  qui  se 
déploient  sur  plusieurs  lieues  d'étendue,  qui  s'éloignent,  se  rap- 
prochent, engagent  ou  cessent  le  combat,  sans  avoir  besoin  de  re- 
courir à  notre  appareil  compliqué  de  signaux,  tout  cela  nous  re- 
porte, en  fait  de  tactique  navale,  à  plus  de  deux  siècles  en  arrière. 
Au  spectacle  de  ces  batailles  rangées,  où  figurèrent  souvent  plus  de 
cent  navires,  —  batailles  auxquelles  il  me  semble  avoir  assisté,  car 
le  hasard  leur  donna  pour  témoins  des  officiers  que  l'amiral  de 
Rigny  appelait  ses  élèves  et  que  j'ai  appelés  mes  maîtres,  —  les 
manœuvres  des  Blake,  des  Tromp  et  des  Ruyter  se  sont  éclairées 
pour  moi  d'un  nouveau  jour.  Là  cependant  ne  se  borne  pas  l'inté- 
rêt que  l'étude  des  combats  livrés  par  les  bâtimens  d'Ipsara  et  d'Hy- 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

dra  peut  offrir.  Dans  cet  Orient  frappé  de  léthargie,  il  fallait  s'at- 
tendre à  retrouver  les  choses  de  la  mer  en  l'état  où  les  institutions 
et  l'art  naval  du  xvii"  siècle  les  avaient  laissées.  Ce  qu'il  y  a  de 
piquant,  c'est  de  voir  la  science  nous  ramener  par  un  long  détour 
au  mode  d'attaque  pratiqué  il  y  a  cinquante  ans  par  les  Hydriotes, 
il  y  a  deux  cents  ans  par  les  Français,  les  Anglais  et  les  Hollandais. 
Nous  avons  cuirassé  nos  navires  et  rendu  de  nouveau  l'artillerie 
sans  effet;  nous  en  reviendrons  nécessairement  à  l'emploi  des 
moyens  qui  suppléaient  autrefois  le  canon.  Nos  brûlots  s'appelle- 
ront des  bâlimens-torpilles. 

Nous  verrons  donc  encore  des  armées  navales  s'observer,  se  me- 
nacer longtemps  avant  de  se  décider  à  se  joindre,  puis  tout  à  coup 
se  ruer  l'une  sur  l'autre,  se  traverser,  se  heurter,  se  confondre.  En 
avant  seront  rangés  les  navires  de  haut  bord,  ceux  qui  seront  de 
taille  à  combattre  par  le  fer  et  par  le  choc,  qui  auront  été  construits 
pour  briser  ou  pour  écarter  de  leur  proue  les  obstacles.  Cette  pre- 
mière ligne  en  couvrira  et  en  conduira  au  milieu  de  la  mêlée  une 
seconde.  Dans  celle-ci  se  tiendront,  dissimulés  jusqu'au  moment 
propice,  les  avisos  munis  de  cônes  explosifs,  les  chaloupes  conver- 
ties en  engins  destructeurs.  Plus  d'une  de  ces  guêpes  devra  laisser 
son  dird  et  sa  vie  dans  la  plai^.  Les  batailles  futures  exigeront  des 
dévoûmens  antiques.  Peut-êlre  alors  ne  sera-t-il  pas  inutile  d'étu- 
dier de  plus  près  les  mouvemens  par  lesquels  les  grands  amiraux 
du  XVI*  et  du  xvii"  siècle  préparaient  l'action  de  leurs  brûlots,  évi- 
tant de  les  envoyer  à  des  sacrifices  inutiles,  les  protégeant  jusqu'au 
dernier  moment  et  ne  leur  donnant  à  détruire  que  des  vaisseaux 
déjà  ébranlés.  C'est  alors  aussi  qu'on  verra  revivre  plus  d'un  nom 
demeuré  injustement  obscur.  On  voudra  savoir  quels  étaient  ces  ca- 
pitaines à  qui  était  réservée  la  plus  rude  basogne,  d'où  venaient 
ces  enfans  perdus  dont  le  dévoûment  n'avait  part  qu'à  la  peine  sans 
pouvoir  jamais  aspirer  à  l'honneur,  héros  plébéiens  qu'on  retrouve 
dans  tous  nos  combats  jusqu'à  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV,  et  qui, 
par  ordre  de  Richelieu,  recevaient  des  mains  de  l'archevêque  de 
Sourdis  des  chaînes  d'or  pour  avoir  incendié  dans  la  baie  de  Gue- 
tarie  toute  un  3  flotte  espagnole.  La  race  de  ces  vaillans  hommes 
ne  peut  être  éteinte  parmi  nous.  Aux  plus  rares  courages  cependant 
il  ne  faut  pas  demander  l'impossible.  Il  est  donc  utile  de  bien  pré- 
ciser les  hauts  faits  que  l'on  veut  donner  pour  exemples,  de  re- 
chercher soigneusement  dans  quelles  conditions  ces  heureux  traits 
d'audace  ont  été  accomplis,  et  quelles  ingénieuses  précautions  en 
ont  assuré  le  succès.  C'est  à  ce  point  de  vue  surtout  que  les  exploits 
des  marins  grecs  ont  un  droit  spécial  à  notre  attention. 


LA    STATION   DU   LEVANT.  839 


I. 

Apres  au  gain,  enclins  à  la  piraterie,  sans  pitié  pour  les  vaincus, 
sans  respect  pour  la  foi  jurée,  la  plupart  des  chefs  intrépides  qui 
montaient  les  navires  d'IIydra,  de  S[)ezzia,  d'Ipsara  ou  de  Gaxos 
ont  plus  d'une  fois  mérité  les  malédictions  des  neutres  et  excité 
notre  in  lignation;  mais  les  gueux  de  mer  à  qui  les  Provinces-Unies 
ont  dû  leur  indépendance,  les  flibustiers  terreur  des  gaUons  espa- 
gnols, les  aventuriers  qui  ont  porté  les  noms  de  sir  Francis  Drake, 
de  John  Ilawkins,  de  Martin  Forbisher,  tous  ces  grands  patriotes 
que  nous  contemplons  aujourd'hui  à  travers  un  prisme,  élaient-ils 
plus  humains,  plus  désintéressés,  plus  scrupuleux  observateurs  du 
droit  des  gens  que  les  compagnons  indisciplinés  de  Miaulis?  On 
peut  fouiller  les  annales  des  temps  passés  et  l'histoire  des  temps 
modernes;  on  n'y  découvrira  pas  de  figure  plus  noble  que  celle  de 
Canaris,  «le  brave  des  braves,  l'âme  la  plus  franche  et  la  plus 
loyale  qu'il  fût  possible  de  rencontrer  (1).  » 

L'inexpérience  du  compagnon  de  Paul-Émile  n'a  pas,  comme  l'a 
prétendu  le  poète,  «  fait  tout  le  succès  d'Annibal,  »  mais  elle  y  a 
beaucoup  contribué.  La  négligence  des  Turcs  n'a  pas  moins  favorisé 
l'audace  des  marins  grecs.  C'est  là  un  point  qu'il  importe  de  ne  pas 
perdre  de  vue.  Lorsque  les  Hydriotes  ont  dû  se  mesurer  avec  les 
navires  qui  composaient  le  contingent  algérien  ou  môme  avec  ceux 
que  leur  opposait  la  flotte  égyptienne,  ils  ont  trouvé  de  tout  autres 
conditions  de  combat.  Si  la  flotte  de  Philippe  II  n'eût  compté  que 
des  frégates  de  Dunkerque,  les  Anglais  n'en  auraient  pas  eu  aussi 
aisément  raison.  On  peut  se  montrer  entreprenant  sans  danger  avec 
im  ennemi  qui  se  défend  mal,  qui  souvent  même  ne  se  défend  pas. 
Cependant,  si  l'on  veut  se  flatter  d'imiter  les  Grecs  dans  leurs  coups 
de  main  heureux,  il  faudra  d'abord  élever  son  cœur  à  la  hauteur  de 
leur  héroïsme,  car  ils  ont  été  héroïques,  — je  le  prouverai  par  les 
témoignages  les  plus  irrécusables. 

Un  écrivain  anglais  l'a  fait  remarquer  avec  raison  :  pendant  long- 
temps, nous  n'avons  connu  les  habitans  du  Levant  que  par  les  por- 
traits que  nous  en  traçaient  leurs  rivaux  commerciaux,  —  autant 
vaudrait  dire  leurs  plus  mortels  ennemis.  Il  n'est  pas  surprenant 
que  nous  nous  soyons  habitués  à  les  voir  sous  un  jour  peu  favo- 
rable. Le  ciel  de  la  Grèce  aurait-il  donc  perdu  sa  vertu  et  la  plante 
humaine  y  aurait-elle  dégméré?  Ni  les  peintres  ni  les  sculpteurs  ne 
seront  de  cet  avis.  Plus  d'une  tête  de  palikare  ne  déparerait  pas  la 

(1)  Rapport  du  commandant  Le  Ray,  aide-de-camp  de  l'amiral  de  Rigny  (Mile, 
•22  septembre  1823), 


8Ù0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Statue  d'Apollon.  Les  vierges  de  Tine  ou  de  Lesbos  pourraient  encore 
servir  de  modèle  à  Praxitèle.  Il  existe  également  sous  ce  ciel  géné- 
reux et  fécond  des  âmes  dignes  de  la  splendide  demeure  qu'elles 
habitent;  mais  la  masse  du  peuple,  —  il  serait  puéril  de  le  mécon- 
naître, —  se  ressentira  longtemps  d'un  passé  désastreux.  Jamais 
nation  n'avait  été  enfouie  sous  une  couche  aussi  profonde  d'igno- 
rance et  de  servitude.  La  renaissance  de  la  Grèce  est  un  phénomène 
dont  l'histoire  ae  présentera  probablement  pas  un  second  exemple, 
et  qui  ne  saurait  s'expliquer  que  par  une  vitalité  exceptionnelle.  On 
en  demeurera  convaincu,  si  l'on  veut  bien  jeter  avec  nous  un  coup 
d'œil  rapide  sur  les  diverses  phases  que  ce  peuple  avait  traversées 
depuis  le  premier  écroulement  de  l'empire  byzantin. 

La  conquête  étrangère  a  quelquefois  rajeuni  le  sang  des  vaincus, 
semblable  à  ces  masses  planétaires  qui  devaient,  suivant  un  sys- 
tème ingénieux,  alimenter  le  foyer  du  soleil.  Tel  a  été  le  caractère 
de  la  conquête  de  la  Chine  par  les  Mantchoux,  de  celle  de  l'Angle- 
terre par  les  Normands.  Pour  la  Grèce,  quatre  ou  cinq  fois  con- 
quise dans  l'espace  de  quelques  siècles,  l'asservissement  a  toujours 
été  sans  compensation.  La  fin  du  moyen  âge  fut  sans  doute  une 
poétique  époque.  Les  chevaliers  errans  s'y  partageaient  les  empires 
et  donnaient  des  îles  à  leurs  écuyers.  Les  princes  d'Achaïe,  les  ducs 
d'Athènes  et  les  ducs  de  Naxos,  les  capitaines  de  la  grande  Compa- 
gnie Catalane,  ont  rempli  l'Europe  du  bruit  de  leurs  prouesses. 
Pendant  près  de  deux  cents  ans,  le  souvenir  de  ces  soldats  heu- 
reux a  défrayé  les  romans  de  chevalerie  et  entretenu  dans  tous  les 
cœurs  bien  nés  une  émulation  généreuse;  mais  pour  le  bétail  hu- 
main, qui  n'avait  d'autre  lot  que  d'illustrer  le  blason  de  ses  maîtres 
et  de  subvenir  à  la  pompe  de  leurs  cours  féodales,  l'occupation  la- 
tine ne  fut  pas  un  moindre  fléau  que  ne  devait  l'être  le  pouvoir  des 
sultans.  C'est  même  à  ces  temps  reculés,  à  cette  époque  singulière- 
ment embellie  par  nos  fables ,  qu'il  faut  faire  remonter  la  haine  si 
violente  que  les  populations  orthodoxes  n'ont  cessé  de  montrer  en- 
vers les  catholiques.  Percevoir  des  taxes  et  bâtir  des  forteresses, 
tel  fut  le  principal,  sinon  l'unique  soin  des  vainqueurs  qui  dépe- 
cèrent le  patrimoine  des  Comnènes.  Venise  elle-même  ne  fit  pas 
autre  chose  tant  qu'elle  resta  maîtresse  de  l'île  de  Candie.  Lors- 
qu'on 1685,  profitant  des  embarras  de  l'empire  ottoman  et  s' ap- 
puyant sur  l'alliance  de  l'Allemagne,  elle  réussit  à  s'emparer  de  la 
Morée,  sa  politique  ne  paraît  pas  avoir  eu  de  meilleures  tendances. 
Aussi  la  population  indigène  repassa-t-elle  avec  une  indifférence 
complète,  après  trente  ans  de  domination  vénitienne,  sous  le  joug 
dont  la  sérénissime  république  avait  prétendu  la  délivrer. 

Cette  indifférence,  qui  est  la  condamnation  de  la  domination  la- 
tine, ne  saurait  être  en  aucune  façon  l'apologie  de  la  domination 


LA    STATION    DU    LEVANT.  8Al 

musulmane.  De  tous  les  conquérans  qui  ont  ravagé  le  monde,  les 
Turcs  ont  été  incontestablement  les  plus  malfaisans.  Partout  où  ils 
ont  passé,  ils  ont  flétri  les  âmes  et  remdu  le  sol  stérile.  Les  récits 
des  voyageurs  du  xvii«  et  du  xviii*  siècle  ne  nous  entretiennent 
pas  des  souffrances  des  Grecs  ;  ils  nous  ont  transmis  le  plus  triste 
tableau  de  leur  abaissement. 

Les  successeurs  de  Mahomet  II  n'avaient  rien  négligé  pour  abattre 
l'orgueil  des  vaincus.  Ils  voulaient  des  populations  humiliées  pour 
avoir  plus  sûrement  des  populations  soumises.  La  distinction  entre 
les  chrétiens  et  les  mahométans  s'étendait  aux  moindres  minuties. 
Un  chrétien  ne  pouvait  porter  que  des  vêtemens  et  des  coiffures  de 
couleurs  sombres.  Il  devait  peindre  sa  maison  en  noir  ou  en  brun 
foncé.  S'il  tuait  un  musulman,  fût-ce  pour  sa  défense,  s'il  frappait 
un  shf^riff,  c'est-à-dire  un  de  ces  descendans  de  Mahomet  que  dis- 
tingue encore  le  turban  vert,  —  et  il  y  a  des  milliers  de  shériffs 
dans  certaines  villes  de  l'Orient,  —  il  était  le  plus  souvent  mis  à 
mort  sans  jugement  et  sur  place.  La  plus  juste  querelle  avec  un 
croyant  l'exposait  tout  au  moins  à  une  forte  amende  et  à  la  baston- 
nade. Son  témoignage  était  sans  valeur  devant  la  justice.  C'est  à 
peine  si  deux  témoins  chrétiens  pouvaient  espérer  compter  pour  un 
seul.  Ni  les  joies  de  la  famille,  ni  un  tranquille  bien-être,  ni  l'exhi- 
bition même  d'un  faste  insolent,  n'étaient  incompatibles  avec  cette 
situation  dégradée.  Gouvernés  par  leurs  prêtres,  taxés  et  admi- 
nistrés par  leurs  primats,  «  grands  parleurs,  grands  railleurs  et 
marchands  très  accorts,  »  les  Grecs,  s'ils  n'avaient  aucune  liberté 
politique,  n'en  jouissaient  pas  moins  des  plus  amples  franchises 
municipales.  Exempts  du  service  militaire  depuis  que  les  musulmans 
avaient  tenu  à  en  assumer  tout  le  poids,  ils  avaient  des  loisirs,  et 
ces  loisirs,  ils  les  employaient  «  à  boire  et  à  festiner.  »  Quant  à 
leurs  femmes,  «  pompeuses  au  possible,  vêtues  d'étoffes  de  soie,  la 
gorge  découverte,  les  bras  chargés  de  bracelets  d'or,  »  elles  allaient 
par  les  rues,  traînant  leurs  mules  brodées,  sans  songer  à  gémir 
d'être  «  esclaves  du  Turc,  »  et  plus  fières  «  de  toute  cette  bravade  » 
que  honteuses  de  leur  servitude. 

Comment  une  telle  résignation  ne  parvint-elle  pas  à  désarmer 
la  rigueur  des  sultans,  et  par  quel  excès  d'ombrage  le  divan  osa-t-il 
à  diverses  reprises  concevoir  le  projet  d'exterminer  un  peuple  qui 
payait  si  régulièrement  chaque  anpée  le  droit  d'exister?  Le  karatch, 
cet  impôt  de  capitation  que  le  Koran  exige  du  vaincu  qui  veut  rester 
rebelle  à  la  foi  musulmane,  constituait  le  principal  revenu  du  trésor 
public.  Les  Grecs  s'y  étaient  soumis  sans  murmure,  et  continuaient 
de  l'acquitter  sans  se  plaindre.  Pendant  longtemps,  ils  ne  vécurent 
pas  moins  que  par  une  tolérance  tacite,  sous  la  menace  constante 
du  fetva,  qui  pouvait  les  faire  brusquement  disparaître  de  la  surface 


8h2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  terre;  mais  tout  est  sujet  au  changement  en  ce  monde,  et  il 
eût  été  par  trop  singulier  que  les  Turcs  eussent  le  privilège  d'arrêter 
la  roue  de  la  fortune  parce  qu'il  leur  plaisait  de  demeurer  eux- 
mêmes  immobiles.  Leurs  armées  avaient  nagrère  recruté  leur  meil- 
leure infanterie  au  sein  des  populations  conquises.  Le  sultan  préle- 
vait dans  chaque  famille  chrétienne  l'enfant  le  plus  robuste  et  le 
mieux  constitué  pour  le  consacrer  à  la  gloire  du  prophète.  Ce  fu- 
neste tribut,  drjà  tombé  en  désuétude,  fut  formellement  aboli  vers 
l'époque  où  les  Vénitiens  envahirent  la  Morée.  Les  janissaires  étaient 
devenus  insensiblement  une  milice  bourgeoise;  ils  voulurent  de- 
venir une  caste  héréditaire,  et  revendiquèrent  pour  leurs  propres 
enfans  la  solde  et  les  prérogatives  réservées  par  les  premiers  sul- 
tans aux  rejetons  des  nations  inrilèles.  Les  prétentions  d'un  corps 
qui  ne  devait  pas  être  moins  redoutable  à  ses  maîtres  qu'à  l'ennemi 
étranger  furent  imprudemment  accueillies ,  et  le  déclin  militaire 
de  l'empire  suivit  de  près  la  mesure  par  laquelle  Amurat  IV  lit  droit 
à  cette  impolitique  demande.  Funeste  à  l'armée  turque,  dont  la 
sève  cessa  ainsi  de  se  renouveler,  l'abolition  du  tribut  imposé  aux 
chrétiens  depuis  le  règne  d'Oikhan  fut  pour  la  race  conquise  un 
inestimable  bienfait;  elle  lui  rendit  toute  sa  fécondité.  A  dater  de 
ce  moment,  on  put  prévoir  le  jour  où  la  polygamie  et  un  état  de 
guerre  presque  constant  laisseraient  les  Turcs  en  mino  ité  dans  la 
plupart  des  fiefs  que,  sous  le  nom  de  sandjaks  et  de  timars,  ils  s'é- 
taient constitués  en  Europe. 

Heureusement  pour  les  Osmanlis,  jusqu'aux  premières  années  du 
xviri^  siècle  les  passions  religietises  n'avaient  point  pris  parti  contre 
leur  puis>ance.  Le  patriarche  de  Con^tantinople  et  le  haut  clergé 
soutenaient  de  toat  leur  crédit  l'autorité  chancelante  du  sultan. 
En  la  laissant  ébranler  davantage,  ils  auraient  craint  de  seconder 
les  projets  de  quelque  puissance  catholique.  Les  Vénitiens  les  ont 
même  accusés  d'avoir  favorisé  par  leurs  menées  secrètes  les  rapides 
succès  d'Ali  Kumurgi,  qui  en  1715  n'employa  que  trois  mois  pour 
reconquérir  la  Morée.  Cependant  le  ciel  ne  devait  pas  tarder  à  sus- 
citer aux  successeurs  d'Oihman  un  ennemi  cent  fois  plus  dange- 
reux que  l'empereur  d'Autriche  ou  la  république  de  Venise,  car  cet 
ennemi  était  à  la  fols  un  réformateur  hardi,  un  soldat  ambitieux  et 
un  fervent  champion  de  la  foi  orthodoxe.  Vrai  ou  apocryphe,  le  tes- 
tament de  Pieire  le  Grand  n'en  est  pas  moins  demeuré  l'évangile 
politique  de  tous  les  hommes  d'état  moscovites,  et  ce  testament 
comprenait  dans  ses  moyens  d'action  les  plus  puissans  l'agitation 
religieuse  de  la  Grèce.  Cette  agitation,  habilement  entretenue  par 
de  nombreux  agens,  produisit  à  vingt  ans  d'intervalle  deux  soulè- 
vemens  qui  furent  cruellement  comprimés.  Sacrifiés  en  177/i  aux 
exigences  de  la  paix  générale,  les  Grecs  furent  une  seconde  fois 


LA    STATION   DU   LEVANT.  SllZ 

abandonnés  en  1790  par  la  Russie,  trop  faible  pour  braver  les  me- 
naces de  l'Europe.  Les  Grecs  suppliaient  alors  l'impératrice  Cathe- 
rine de  leur  donner  pour  souverain  un  de  Sis  petits-fils.  C'était  leur 
liberté  complète  et  leur  autonomie  qu'ils  réclamaient  lorsque  quel- 
ques années  plus  tard  le  souffle  puissant  de  la  révolution  française 
vint  à  passer  sur  le  monde.  Cette  émotion  resta  sans  conséquence; 
elle  n'engendra  que  de  nouveau?:  martyrs. 

La  dissolution  de  l'empire  ottoman  apparaissait  cependant  chaque 
jour  plus  imminente.  Retranchés  dans  leur  stupide  et  pompeuse 
gravité,  les  Turcs  regardaient  d'un  œil  indifférent  le  monde  se  mou- 
voir autour  d'eux.  Les  autres  nations  perfectionnaient  leurs  armes, 
modifiaient  leur  tactique,  faisaient  de  la  guerre  une  science.  11  y 
allait  de  la  vie  pour  tout  sultan  soupçonné  seulement  de  songer  à 
s'approprier  ces  progrès.  Les  Turcs  n'avaient  gardé  que  l'orgueil 
du  passé;  ils  en  avaient  perdu  les  vertus  militaires.  Si  le  fanatisme 
qui  avait  été  jadis  l'âme  de  cette  nation  se  réveillait  parfois,  s'il 
semblait  l'arracher  un  instant  à  son  incurable  apathie,  ce  n'était 
pas  pour  la  conduire  contre  les  infidèles,  c'était  pour  l'ameuter 
contre  les  réformateurs.  Tout  poussait  donc  un  pouvoir  usé  à  l'abîme. 
Les  sultans  ne  dataient  plus  leurs  décrets  «  de  leur  étiier  impé- 
rial, »  ils  les  dataient  du  sein  des  harems  où  la  sédition  les  avait 
contraints  de  s'enfermer.  Ces  fantômes  de  souverains  ne  pouvaient 
que  lâcher  la  bride  à  toutes  les  tyrannies  locales.  Aussi  la  situation 
des  chrétiens  s'aggravait -elle  chaque  jour  davantage.  Dans  les 
villes,  ils  avaient  à  redouter  les  exactions  des  fonctionnaires  turcs, 
dans  les  campagnes  les  violences  des  soldats  vagabonds.  Toute  sé- 
curité avait  disparu,  et  la  sécurité  est  la  seule  compensation  que  le 
despotisme  étranger  puisse  offrir  en  échange  de  la  servitude.  Les 
femmes  mêmes,  d'ordinaire  sacrées  aux  yeux  du  musulman,  se 
voyaient  exposées  aux  plus  grossiers  outrages;  le  culte,  si  efficace- 
ment protégé  jusqu'alors,  subissait  des  affronts  qui  lui  avaient  été 
épargnés  au  milieu  c!e  la  plus  grande  effervescence  de  la  conquête. 
En  quelques  années,  le  désespoir,  la  soif  de  la  vengeance,  eurent 
peuplé  les  montagnes  de  bandits.  Ces  klephtes  avaient  pour  com- 
plices les  nombreux  mécontens  que  remuait  jusqu'au  fond  du  cœur 
leur  audace.  Tous  les  chrétiens  d'ailleurs  n'avaient  pas  été  désar- 
més. La  Thessalie  et  la  Macédoine  avaient  leurs  armatoles;  les  Ma- 
niotes  occupaient  le  massif  du  Taygète,  les  Souliotes  les  gorges  où 
l'Achéron  prend  sa  source.  La  Grèce  était  donc  enfin  mûre  pour  une 
insurrection.  Il  suffisait  que  la  Russie  en  donnât  de  nouveau  le  si- 
gnal. Chose  étrange,  ce  fut  précisément  la  Russie  qui,  par  les  allures 
qu'elle  venait  d'imprimer  à  la  politique  générale,  recula  de  cinq  ou 
six  ans  l'explosion. 

La  sainte-alliance  n'avait  pas  de  plus  fervent  apôtre  que  l'empe- 


Slx!l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reur  Alexandre,  et  cette  ligue  souveraine  avait  adopté  pour  principe 
le  raffermissement  de  l'Europe  sur  ses  anciennes  bases.  Tout  ce 
qui  avait  existé  avant  la  révolution  étant  réputé  sacré,  le  sultan  lui- 
même  devenait  à  cette  heure  légitime;  mais  c'était  en  vain  que  les 
rois  assemblés  en  congrès  se  flattaient  d'étouffer  à  jamais  dans  le 
monde  un  fatal  esprit  de  révolte.  Ce  que  le  successeur  de  Pierre 
le  Grand,  dans  sa  loyauté  politique,  se  refusait  à  faire,  il  se  ren- 
contra un  pacha  musulman  pour  se  charger  bien  plus  sûrement 
encore  de  l'accomplir. 

De  tout  temps,  le  pouvoir  de  la  Porte  avait  été  purement  nominal 
sur  quelques-unes  des  provinces  de  l'empire.  La  rébellion  devait 
prendre  un  caractère  infiniment  plus  grave  le  jour  où  elle  gagne- 
rait des  territoires  voisins  du  siège  même  du  gouvernement.  La 
révolte  du  pacha  de  Widdin  avait  eu  pour  conséquence  indirecte 
en  ISOZi  l'insurrection  générale  de  la  Servie;  le  Monténégro  avait 
dû  ses  premiers  progrès  à  la  turbulence  de  Kara-Mahmoud,  le  gou- 
verneur insubordonné  de  la  Haute-Albanie.  Les  intrigues  et  les 
cruautés  du  pacha  de  Janina,  dont  l'autorité  s'était  successivement 
étendue  sur  la  Thessalie,  sur  le  Péloponèse  et  sur  l'Épire,  prépa- 
raient la  grande  levée  de  boucliers  de  la  Grèce. 

Tel  était  l'état  des  choses  en  Orient,  telles  étaient  les  dispositions 
des  puissances  européennes,  rassurées  par  le  calme  apparent  qui 
se  manifestait  partout  à  la  surface,  quand  le  gouvernement  de  la 
restauration,  remis  de  ses  premières  secousses  et  n'ayant  plus  à 
surveiller  sur  les  côtes  de  Provence  les  prétendus  projets  de  débar- 
quement du  prince  Lucien  Bonaparte,  sur  les  côtes  de  Corse  la 
prise  d'armes  des  insurgés  du  Fiumorbo,  songea,  au  mois  de  fé- 
vrier 1816,  à  trouver  une  frégate  pour  transporter  l'ambassadeur 
du  roi  à  Constantinople,  et  quelques  navires  de  moindres  dimen- 
sions pour  protéger  notre  commerce  renaissant  dans  le  Levant. 

II. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  jamais  eu  dans  l'histoire  de  France  une 
période  plus  sombre  et  plus  mélancolique  que  celle  qui  suivit  les 
cent-jours.  Les  archives  mêmes  de  la  marine  ont  gardé  la  trace  du 
fâcheux  état  des  esprits  à  cette  époque.  Ce  qui  augmentait  le  ma- 
rasme général,  ce  qui  pouvait  expliquer  jusqu'à  un  certain  point 
l'irritation  presque  universelle,  c'est  que  la  France  alors  n'était  pas 
seulement  tiraillée  par  des  passions  contraires,  elle  était  en  proie  à 
la  gêne,  car  son  crédit  n'était  pas  fondé  encore. 

Les  échanges  maritimes  avaient  joué  un  grand  rôle  dans  la  pro- 
spérité de  l'ancienne  monarchie.  Le  premier  soin  de  la  restauration 
devait  donc  être  de  rendre  à  notre  commerce  extérieur  son  essor  et 


LA    STATION    DU    LEVANT,  8/15 

de  renouer  les  traditions  qui  l'avaient  fait  autrefois  fleurir.  Mal- 
heureusement notre  absence  avait  été  mise  à  profit,  et,  sur  les 
marchés  où  jadis  nous  commandions  en  maîtres,  nous  trouvions  à 
peine  une  place  qui  ne  fut  déjà  occupée  par  nos  rivaux.  La  naviga- 
tion que  nous  faisions  dans  le  Levant,  avant  la  guerre  qui  nous 
avait  fermé  l'accès  de  toutes  les  mers  du  globe,  se  divisait  en  deux 
branches  :  la  navigation  directe  entre  Marseille  et  les  diverses 
échelles,  la  navigation  de  cabotage  connue  sous  le  nom  de  cara- 
vane. La  première  occupait  annuellement  cent  quatre-vingts  navires 
montés  par  2  ou  3,000  marins  et  portant  à  peu  près  25,000  ton- 
neaux; la  seconde  employait  cent  cinquante  bâtimens  d'un  échan- 
tillon inférieur.  Ces  derniers  armemens  appartenaient  aux  divers 
ports  de  la  côte  de  Provence  compris  entre  Agde  et  Antibes.  Ils  al- 
laient, laissés  complètement  à  la  discrétion  de  leurs  capitaines, 
chercher  fortune  dans  les  états  soumis  aux  lois  du  grand-seigneur. 
Leur  absence  durait  dix-huit  mois  ou  deux  ans.  Transportant  d'une 
échelle  à  l'autre  des  marchandises  et  des  passagers,  ils  couvraient 
de  leur  pavillon  tout  ce  qui  sous  le  pavillon  turc  eût  été  exposé 
aux  attaques  des  galères  de  Malte.  Leur  campagne  terminée,  ils 
rapportaient  à  Marseille  une  cargaison  qu'avaient  généralement 
payée  les  profits  de  la  caravane.  Nous  tirions  ainsi  chaque  année 
près  de  2  millions  de  francs  de  l'étranger,  et  nous  donnions  de 
l'emploi  à  plus  de  1,500  matelots. 

Cette  navigation  si  avantageuse  avait  entièrement  cessé  pour 
nous.  La  suppression  de  l'ordre  de  Malte  avait  rendu  la  sécurité  au 
pavillon  turc.  Pendant  la  guerre  qui  tenait  nos  bâtimens  de  com- 
merce renfermés  dans  nos  ports,  les  navires  grecs  parcouraient  la 
Méditerranée  sans  crainte ,  abrités  sous  les  couleurs  respectées  du 
sultan,  ou  profitaient  de  la  faculté  que  leur  avait  ouverte  en  111k 
le  traité  de  Kainardji  d'emprunter  le  pavillon  russe  pour  se  rendre 
aux  bouches  du  Danube  et  pour  pénétrer  jusqu'au  fond  de  la  mer 
d'Âzof.  A  la  faveur  de  ce  double  privilège,  les  Grecs  étaient  certains 
de  pouvoir  toujours  naviguer  sous  un  pavillon  neutre.  Tuut  au  plus 
avaient-ils  à  redouter  les  assauts  de  quelque  pirate  barbaresque  ; 
mais  leurs  équipages  étaient  nombreux,  leurs  navires  bien  armés  et 
réputés  pour  leur  marche  supérieure.  Ils  n'étaient  pas  seulement 
en  état  de  faire  de  rapides  traversées,  ils  pouvaient  de  plus  affron- 
ter en  chemin  les  mauvaises  rencontres.  C'est  ainsi  que,  favorisés 
par  les  luttes  intestines  de  l'Europe,  les  sujets  chrétiens  de  la  Porte 
s'assurèrent  en  quelques  années  le  riche  monopole  du  transport  des 
grains  de  l'Egypte  et  de  la  Mer-iNoire.  Le  commerce  des  épices  avait 
donné  aux  provinces  unies  des  Pays-Bas  une  flotte  marchande  qui 
se  convertit  rapidement  en  escadres  de  guerre;  le  roulage  de  l'Ar- 


ShQ  REVUE    DES    DEUX    MOîsDES. 

chipel  préparait  à  la  Grèce,  pour  la  jour  de  l'insurrection;  une  ma- 
rine non  moins  apte  à  se  transformer. 

Les  îles  d'Hydra,  de  Spezzin,  d'Ipsara,  de  Gaxos,  étaient  des  ro- 
chers nus  et  escarpés;  elles  ne  possédaient  pas  de  ports  ou  du 
moins  pas  d'abiis  véritablement  dignes  de  ce  nom.  Les  navires  de- 
vaient s'y  entasser  dans  quelque  anfractuosité  de  la  côte,  serrés  les 
uns  contre  les  autres,  retenus  immobiles  par  quatre  amarres.  Ces 
rochers  mettaient  cependant  en  mer  chaque  année  près  de  quatre 
cents  bâtimens  dont  le  moindre  jaugeait  de  150  à  200  tonneaux. 
Entre  les  quatre  îles  que  je  viens  de  nommer,  Hydra  occupait  plus 
que  le  premier  rang.  Il  fallait  lui  reconnaître  une  importance  à  part. 
Jalouse  d'Ipsara,  personne  n'eût  songé  à  lui  donner  Ipsara  pour  ri- 
vale. Autant  par  sympathie  que  par  humilité,  Spezzla  se  rangeait 
sous  sa  dépendance.  Spezzia  en  effet  était,  ainsi  qu'Hydra,  une  co- 
lonie albanaise  :  Ipsara  et  Gaxos  avaient  été  peuplées  par  une  race 
différente;  on  y  parlait  la  langue  romaïque  et  les  dialectes  de  l'É- 
pire  n'y  auraient  pas  été  compris. 

L'île  d'Hydra  est  très  avantageusement  située.  Elle  commande  le 
passage  qui  met  en  communication  le  golfe  de  Nauplie  et  le  golfe 
d'Athènes.  Quelques  colons  albanais,  fuyant  les  exactions  du  pa- 
cha de  la  Morée,  vinrent  s'y  réfugier  dans  le  courant  de  l'année 
1730.  En  1816,  une  population  de  20,000  habitans,  dans  laquelle 
on  comptait  près  de  10,000  maririS,  attestait  sur  ce  roc  désolé  la 
puissance  fécondante  du  commsice.  Aucun  luxe  extérieur  ne  tra- 
hissait d'ailleurs  la  secrète  opulence  d'une  race  parcimonieuse  et 
frugale.  Le  plus  riche  Hydriote  mettait  tout  son  faste  à  édifier  près 
du  bord  de  la  mer  une  demeure  construite  sur  le  modèle  des  mai- 
sons génoises  :  au  rez-de-chaussée,  de  vastes  magasins  renfer- 
maient les  marchandises;  des  caves  voûtées  ou  des  puits  creusés 
dans  le  roc  gardaient  mystérieusement  les  monceaux  de  piastres. 

Le  gouvernement  avait  pris,  au  sein  de  cette  communauté  labo- 
rieuse, la  forme  vers  laquelle  il  incline  toujours  dans  la  société  al- 
banaise. Les  familles  des  premiers  fondateurs  s'étaient  réservé  les 
honneurs  municipaux;  elles  avaient  ainsi  constitué  à  leur  profit  une 
oligarchie  altière  que  divisaient  malheureusement  les  rivalités  les 
plus  vives.  Ces  antagonismes  donnaient  naissance  à  de  perpétuelles 
querelles;  les  Hydriotes  sentirent  la  nécessité  de  les  contenir  par 
une  autorité  supérieure  le  jour  où  ils  les  virent  ensanglanter  jus- 
qu'au parvis  des  églises.  Ils  demandèrent  alors  au  capitan- pacha 
un  gouverneur  qui  pût  maintenir  parmi  eux  une  meilleure  police. 
Ce  magistrat  suprême,  accordé  à  leurs  instantes  requêtes,  fut  choisi 
parmi  les  notables  de  l'île;  mais,  quel  que  fût  le  titre  dont  on  le 
para,  il  n'en  resta  pas  moins  un  simple  magistrat  municipal,  à 


LA   STATION    DU    LEVANT,  8^7 

peine  investi  par  la  sanction  de  la  Porte  d'un  peu  plus  de  prestige. 

Ce  n'était  pourtant  pas  chose  indifférente  que  de  s'être  placé 
sous  la  protection  sp'>^cia!e  du  capitan-paclia.  Le  pouvoir  de  ce  haut 
dignitaire  s'étendait  sur  tout  l'Archipel  et  sur  une  partie  des  côtes 
du  Péloponèse.  Le  capitan-pacha  ne  commandait  pas  seulement  la 
flotte,  il  était  aussi  chargé  de  l'équiper.  Investi  à  cet  effet  des  pré- 
rogatives dévolues  jadis  à  nos  amiraux,  il  recueillait  le  tribut  des 
îles  et  y  opérait  les  levées  d'hommes  que  les  circonstances  ren- 
daient nécessaires.  Rien  ne  pouvait  donc  être  plus  précieux  pour 
des  insulaires  que  sa  bienveillance.  Les  Ilydriotes  ne  croyaient  pas 
la  payer  trop  cher  en  lui  offrant  chaque  année  de  riches  présens  et 
en  s'engageant  à  entretenir  à  leurs  frais  sur  les  bâlimt  ns  de  la 
flotte  ottomane,  pendant  toute  la  durée  de  la  campagne  d'été,  un 
contingent  de  250  marins.  Le  chiffre  de  cette  dépense  ne  dépassait 
pas  80,000  francs;  celui  de  la  somme  affectée  à  l'achat  des  présens 
20,000  francs.  C'étaient  les  seules  taxes  que  payaient  les  habitans 
d'Hydra,  affranchis  de  l'humiliant  impôt  du  karatch. 

On  a  comparé  les  îles  albanaises  aux  anciennes  villes  libres  de 
l'empire  d'Allemagne.  Le  rapprochement  est  jusqu'à  un  ceitain 
point  fondé.  Le  commerce  fuit  instinctivement  tout  ce  qui  gênerait 
à  un  degré  quelconque  la  liberté  de  ses  allures.  C'est  ainsi  qu'on 
peut  s'expliquer  comment,  entre  tant  d'îles  pourvues  d'excellens 
ports,  offrant  par  les  seuls  produits  de  leur  sol  un  fret  avantageux 
à  l'exportation,  la  marine  grecque  avait  choisi,  pour  y  établir  ses 
chantiers  et  pour  y  concentrer  ses  armemens,  quatre  îlots  qui  n'a- 
vaient d'autre  titre  à  cette  préférence  que  l'absence  de  tout  voisi- 
nage importun.  Des  colonies  avaient  pris  racine  sur  une  terre 
ingrate  dont  l'âpreté  rebutait  jusqu'aux  plus  humbles  arbustes. 
Chypre,  Candie,  Rhodes,  Stancho,  Métélin,  Samos,  les  douze  îles 
dont  se  composait,  sous  le  sceptre  des  empereurs  byzantins,  le 
Tiiùme  de  la  mer  Egée,  tous  ces  archipels  sur  lesquels  avaient  régné 
ou  des  ducs  ou  des  princes,  dont  les  rades  avaient  abrité  des  flottes, 
dont  les  villes  avaient  soutenu  des  sièges,  languissaient  au  contraire 
sous  la  main  de  l'administration  musulmane,  et  voyaient  se  dé- 
peupler leur  fertile  territoire. 

Une  seule  île  avait  échappé  à  ce  destin  funeste.  Chio  présentait 
un  spectacle  peu  commun  dans  l'empire  des  sultans  :  on  y  jouissait 
en  paix  des  fruits  de  son  travail,  et  l'on  y  acquérait  la  richesse 
sans  avoir  besoin  de  se  livrer  à  de  douteuses  industries  ou  à  des 
spéculations  hasardeuses.  La  distillation  du  mastic,  la  culture  des 
vergers,  faisaient  de  cette  île  fortunée  un  véritable  Éden;  mais  Chio 
avait  été  gouvernée  pendant  deux  cent  vingt  ans  par  une  maison 
de  commerce  génoise,  et  le  régime  municipal  sous  lequel  ses  cam- 


848  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pagnes  avaient  prospéré  n'avait  subi  après  la  conquête  ottomane 
qu'une  altération  insensible. 

Les  plus  heureux  de  tous  les  sujets  chrétiens  du  sultan,  les  Chiotes, 
furent  aussi  longtemps  les  plus  dociles.  Beaucoup  parmi  eux  avaient 
visité  l'Europe;  on  les  citait  pour  leur  instruction  et  pour  leurs  ver- 
tus domestiques.  Il  n'était  pas  rare  de  rencontrer  des  Chiotes  qui 
parlaient  avec  une  égale  facilité  plusieurs  langues.  La  pratique  de 
la  médecine  leur  ouvrit,  vers  la  fin  du  xviii*  siècle,  l'accès  des 
honneurs  officiels;  des  emplois  importans  furent  créés  pour  eux. 
Les  fils  des  riches  marchands  de  Ghio  devinrent  drogmans  de  la 
flotte  et  drogmans  de  la  Porte,  voïvodes  des  vastes  provinces  situées 
au-delà  du  Danube.  L'élément  grec  eut  ainsi  une  double  issue  pour 
arriver  aux  affaires.  Les  Chiotes  partagèrent  avec  le  haut  clergé 
orthodoxe  l'influence  que  l'intelHgence  et  le  travail  finissent  tou- 
jours par  acquérir  sur  une  orgueilleuse  incurie. 

Ce  n'était  pas  avec  cette  île  florissante,  ce  n'était  pas  davantage 
avec  les  autres  groupes  de  l'Archipel  que  notre  commerce,  dont 
l'activité  s'était  toujours  portée  vers  les  côtes  de  l'Asie-Mineure, 
pouvait  espérer  de  renouer  des  relations  de  quelque  importance. 
Les  îles  de  Métélin  et  de  Candie  fournissaient  chacune  de  25,000  à 
30,000  mesures  d'huile.  Les  navires  d'Hydra  et  d'Ipsara  suffisaient 
pour  transporter  ces  produits  à  Trieste,  en  Italie  et  dans  la  Mer- 
Noire;  des  vins  de  liqueur,  quelques  cargaisons  de  fruits  dont  la 
culture  était  également  propre  au  midi  de  la  France,  représentaient 
le  seul  fret  que  les  autres  îles  auraient  pu  nous  offrir.  Nous  n'a- 
vions ainsi  dans  l'Archipel  grec  aucun  de  ces  intérêts  positifs  dont 
la  protection  eût  justifié  l'entretien  d'une  station  navale  perma- 
nente; mais  notre  pavillon  y  était  alors  appelé  et  retenu  par  des 
considérations  d'un  autre  ordre. 

De  temps  immémorial,  la  protection  du  culte  catholique  en  Orient 
avait  été  un  des  attributs  de  la  couronne  de  France.  Ce  droit,  au- 
quel la  piété  de  nos  rois  avait  toujours  attaché  le  plus  grand  prix, 
nous  créait  des  devoirs  en  même  temps  qu'une  situation  exception- 
nelle. Se  détacher  de  tout,  laisser  peu  à  peu,  par  une  dédaigneuse 
indifférence,  se  relâcher  les  liens  qui  nous  unissaient  naguère  aux 
autres  peuples,  eût  été  un  triste  moyen  de  rendre  au  nom  français 
son  prestige.  La  république  elle-même,  dans  ses  plus  mauvais 
jours,  avait  continué  de  défendre  les  établissemens  latins  de  l'Ar- 
chipel contre  les  entreprises  des  autorités  musulmanes  ou  des 
sectes  chrétiennes  dissidentes.  Les  Turcs  sont  naturellement  enclins 
à  respecter  les  traditions,  surtout  celles  qui  ont  un  caractère  reli- 
gieux. L'exercice  du  droit  qui  nous  était  conféré  n'eût  commencé  à 
leur  causer  quelque  ombrage  que  le  jour  où  nous  eussions  tenté 


LA  STATION    DU    LEVANT. 

d'affaiblir  chez  les  catholiques  le  sentiment  de  leurs  devoirs  envers 
le  sultan.  La  souveraineté  du  grand-seigneur  devait  rester  intacte 
et  dominer  dans  toute  sa  plénitude  les  débats  dont  il  nous  était 
permis  d'entretenir  le  divan.  Il  y  avait  donc  dans  cette  ingérence 
un  dangereux  écueil  à  éviter,  un  écueil  contre  lequel  on  ne  pouvait 
trop  mettre  en  garde  nos  agens  politiques  et  nos  officiers. 

Les  Latins  de  l'Archipel  étaient  fort  portés  à  exagérer  les  effets 
de  notre  protection.  Ce  n'était  plus  assez  pour  eux  de  porter  le 
nom  et  l'habit  de  Francs,  qu'ils  avaient  hérités  de  leurs  ancêtres 
vénitiens  ou  génois;  pour  se  soustraire  plus  sûrement  encore  au 
paiement  des  contributions  sous  lesquelles  gémissaient  leurs  com- 
patriotes orthodoxes,  ils  prétendaient  arborer  la  cocarde  blanche. 
Nous  avions  le  devoir  de  tempérer  cet  excès  d'enthousiasme,  et 
pourtant  jamais  plus  touchant  hommage  n'avait  été  rendu  à  notre 
grandeur  passée.  Longtemps,  aux  yeux  des  Grecs,  le  véritable  sou- 
verain de  toutes  les  nations  qui  parlaient  la  langue  franque  avait 
été  le  puissant  monarque  résidant  cà  Paris.  Les  croisés  aux  mains 
desquels  étaient  tombés  Chypre  et  Jérusalem,  les  comtes  et  les 
princes  qui  s'étaient  partagé  les  dépouilles  des  empereurs  de  By- 
zance,  les  chevaliers  qui  avaient  soutenu  avec  un  si  merveilleux 
courage  les  deux  sièges  de  Rhodes,  ceux  qui  montaient  encore  à  la 
fin  du  XVIII''  siècle  les  galères  ou  les  vaisseaux  de  Malte,  les  capi- 
taines marchands  de  Cette  et  de  Marseille,  tous  ces  preux  d'un 
siècle  légendaire,  tous  ces  trafiquans  d'un  autre  âge  étaient  con- 
fondus dans  les  souvenirs  des  habitans  du  Levant  sous  une  déno- 
mination générale.  Ils  étaient  Français  au  même  titre  que  les  com- 
pagnons de  Baudouin,  comte  de  Flandres,  en  vertu  de  la  même 
illusion  que  les  Anglais  et  les  Écossais  qui  suivaient  la  bannière  de 
Richard  d'Angleterre.  La  position  prépondérante  qu'avait  prise  à 
Constantinople  notre  ambassadeur  depuis  le  temps  de  François  I", 
l'éclat  incomparable  qu'avait  jeté  le  règne  de  Louis  XIV,  l'activité 
de  notre  marine  marchande  pendant  toute  la  durée  du  xviii"  siècle, 
le  séjour  prolongé  de  notre  armée  en  Egypte,  le  bruit  de  nos  vic- 
toires, le  retentissement  inusité  de  nos  désastres,  rien  n'avait  man- 
qué pour  confirmer  chez  les  Grecs  le  sentiment  de  notre  impor- 
tance. La  superbe  assurance  avec  laquelle  le  nouveau  chef  de  ce 
peuple  vaincu  reprenait  sa  place  dans  la  famille  des  rois  et  y  m.sin- 
tenait  les  prérogatives  dues  à  l'ancienneté  de  sa  race  contribuait 
également  à  frapper  les  esprits.  Notre  pavillon  ne  pouvait  se  mon- 
trer nulle  part  sans  y  exciter  des  transports.  On  le  saluait  des 
mêmes  acclamations,  à  Tine,  qui  avait  été  autrefois  dans  l'Archipel 
le  siège  de  la  domination  vénitienne,  à  Naxie,  qui  était  restée  pen- 
dant trois  cent  soixante  ans  le  centre  des  possessions  ducales,  à 

TOME  cii.  —  1872.  54 


850  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Santorin,  où  florissitient  nos  plus  anciens  établissemens  religieux,  à 
Syra,  où  une  humble  communauté  réfugiée  sur  un  pic  solitaire  ne 
se  croyait  pas  encore  assez  défendue  par  sa  pauvreté,  et  ne  cessait 
d'épier  de  l'inaccessible  asile  qu'elle  s'était  choisi  l'approche  tou- 
jours redoutée  des  forbans. 

Il  y  avait  en  effet  plus  d'un  motif  pour  que  nos  vaisseaux,  repa- 
raissant au  milieu  de  ces  îles  après  une  longue  absence,  y  fussent 
les  bienvenus.  Le  besoin  d'une  police  maritime  se  faisait  générale- 
ment sentir  dans  des  mers  que  la  flotte  ottomane  se  bornait  à  par- 
courir une  fois  l'an,  lorsqu'elle  venait,  du  mois  de  juin  au  mois  de 
septembre,  recueillir  le  tribut  payé  par  les  insulaires.  Les  pirates 
avaient  le  champ  libre  pendant  les  deux  tiers  de  l'année.  Les  côtes 
de  l'Archipel  n'avaient  jamais  été  sûres,  et  il  fut  un  temps  où,  sous 
prétexte  d'y  faire  la  guerre  aux  Turcs,  les  bandits  de  toutes  les 
nations  s'y  donnaient  rendez-vous.  A  l'issue  des  grandes  luttes  de 
l'empire,  ce  fut  ailleurs  que  la  piraterie  cosmopolite  alla  déployer 
son  drapeau;  elle  choisit  de  préférence  les  canaux  et  les  débouque- 
mens  des  Antilles.  Dans  l'Archipel,  on  n'était  point  exposé  à  ren- 
contrer de  ces  hardis  croiseurs  en  haute  mer,  mais  on  n'était  pas 
arrêté  par  le  calme,  aux  abords  surtout  du  cap  Matapan  ou  du  cap 
Saint-Ange,  sans  courir  de  sérieux  dangers.  11  y  avait  toujours  dans 
ces  parages  quelque  barque  embusquée  pour  guetter  les  navires  au 
passage.  Dès  que  le  signal  convenu  avait  été  donné,  les  laboureurs 
se  hâtaient  de  quitter  la  bêche  ou  la  charrue  et  redevenaient  pirates 
pour  avoir  leur  part  du  butin;  satisfaits  de  celui  qu'ils  pouvaient 
emporter,  ils  se  contentaient  généralement  de  dévaliser  leur  vic- 
time à  la  hâte.  D'autres  fois  cependant  l'expédition  prenait  un  ca- 
ractère plus  sérieux;  le  navire  capturé  était  conduit  dans  quelque 
île  écartée.  Là  on  rançonnait  de  son  mieux  l'équipage,  et  l'on  visi- 
tait le  fond  de  cale  à  loisir.  Les  primats  de  l'île  étaient  trop  heu- 
reux, si,  se  voyant  en  nombre,  les  brigands  ne  cédaient  pas  à  la 
tentation  d'opérer  sur  leur  territoire  une  descente. 

Cette  basse  piraterie,  qu'il  n'était  pas  au  pouvoir  de  nos  navires 
de  guerre  d'extirper,  puisqu'elle  n'affrontait  jamais  leur  présence, 
ne  dénotait  pas  seulement  un  manque  absolu  de  répression,  elle 
indiquait  déjà  le  profond  mépris  où  était  tombée  l'autorité  du  sul- 
tan. Je  ne  citerai  qu'un  exemple  des  épreuves  auxquelles  une  sem- 
blable désorganisation  exposait  la  navigation  neutre  et  les  sujets 
paisibles  de  la  Porte,  mais  cet  exemple  suffira  pour  faire  appj-écier 
la  situation  morale  où  la  grande  insurrection  de  1821  allait  trouver 
l'Archipel. 

Dans  les  premiers  mois  de  l'année  1815,  un  bâtiment  de  com- 
merce français,  tombé  au  pouvoir  des  pirates  de  la  côte  du  Magne, 


LA.   STATION   DU    LEVANT.  851 

fut  amené  par  la  barque  qui  s'en  était  emparée  au  mouillage  de 
l'Argentière.  Cette  île  peu  considérable  est  située  à  l'entrée  de  l'Ar- 
chipel, presque  en  face  du  port  de  Milo.  Avant  la  révolution,  elle 
avait  été  le  poste  avancé  où  nos  navires  de  guerre  venaient  prendre 
des  pilotes,  le  lieu  que  l'ordre  de  Malte  avait  choisi  pour  y  faire 
reposer  ses  caravanes.  Les  forbans  consentaient  à  relâcher  leur 
piise  moyennant  le  paiement  immédiat  d'une  rançon.  Le  capitaine 
acceptait  les  conditions  qui  lui  étaient  faites  et  se  félicitait  déjà 
d'en  être  quitte  à  ce  prix.  Pour  se  procurer  la  somme  exigée,  il  s'é- 
tait mis  en  relation  avec  les  primats.  Tout  allait  donc  à  son  gré; 
les  bandits  seraient  satisfaits  et  l'équipage  capturé  serait  libre;  mais 
il  se  trouva  un  homme  pour  s'indigner  d'un  pareil  compromis  et 
pour  refuser  d'y  prêter  les  mains. 

Cet  homme,  toute  la  marine  du  Levant  l'a  connu,  et  plus  d'an 
officier  vit  encore  qui  pourrait  témoigner  de  son  zèle.  D'origine  fran- 
çaise, il  a  été  jusqu'à  la  fin  de  l'année  18/jO  vice-consul  de  France 
à  Milo.  M.  Brest,  —  tel  était  le  nom  de  cet  énergique  champion  de 
nos  droits,  —  appartenait  à  une  famille  qui,  de  père  en  fils,  avait 
exercé  les  honorables  et  lucratives  fonctions  de  pilote  du  roi  dans 
les  mers  du  Levant.  Il  n'eut  pas  plus  tôt  appris  le  grand  événement 
qui  venait  de  replacer  l'héritier  de  saint  Louis  sur  son  trône  qu'il 
se  crut  à  son  tour  en  droit  de  réclamer  les  prérogatives  et  les  émo- 
lumens  dont  avaient  joui  ses  ancêtres.  Le  pilote  du  roi  résidait  d'or- 
dinaire à  l'Argentière.  Il  n'était  pas  chargé  de  conduire  lui-même 
nos  navires,  il  devait  leur  fournir  des  pilotes  grecs  dont  il  pût  ré- 
pondre. Investi  des  immunités  consulaires,  c'était  un  personnage. 
Le  souvenir  d'une  famille  qui  avait  occupé  pendant  près  d'un  siècle 
un  poste  de  cette  importance  ne  pouvait  s'être  évanoui  dans  îe 
court  espace  de  vingt  ans.  Les  habitans  de  l'Argentière  virent  donc 
sans  grande  surprise  M.  Brest  arriver  inopinément  dans  leur  île  et 
s'y  proclamer,  de  son  autorité  privée,  «  agent  français  pBOvisoire.  » 
Installé  depuis  quelques  mois  à  son  poste,  et  prenant  au  sérieux  les 
devoirs  de  sa  charge,  M.  Brest  s'opposait  à  un  arrangement  qu'il 
jugeait  contraire  à  la  dignité  du  pavillon  du  roi.  Pour  soutenir  son 
dire,  il  s'était  empressé  de  rassembler  les  primats  et  les  notables. 
Il  les  avait  harangués  et  était  parvenu  avec  leur  aide  à  faire  prendre 
les  armes  aux  habitans.  Les  bandits,  de  leur  côté,  n'avaient  pas 
tardé  à  perdre  patience;  ils  débarquèrent  en  force  sur  la  plage. 
M.  Brest  les  repoussa,  leur  tua  quelques  hommes  et  leur  fit  dix- 
sept  prisonniers.  De  retour  à  leur  bord,  les  pirates,  laissant  le  bâti- 
ment français  à  la  dis[)Osiiion  des  vainqueurs,  se  hâtèrent  d'appa- 
reiller. 

Ils  étaient  partis,  mais  en  se  promettant  bien  de  revenir.  Ils  re- 
parurent en  effet  le  22  juin  1815  avec  trois  mùtiks  montés  par  plus 


852  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  200  hommes.  Un  ultimatum  fut  adressé  à  M.  Brest.  Trois  chefs 
l'avaient  signé,  Catramatto,  Francopolo  et  Loyo.  Si  dans  trois  quarts 
d'heure  l'agent  français  n'avait  pas  payé  la  somme  de  liO.OOO  pias- 
tres, s'il  n'avait  pas  relâché  les  dix-sept  hommes  qu'il  avait  pris 
quelques  mois  auparavant,  il  devait  s'attendre  à  être  haché  en 
morceaux.  Sa  femme  et  ses  enfans  auraient  le  même  sort;  ceux  qui 
lui  écrivaient  boiraient  son  sang.  L'eût-il  voulu,  M.  Brest  n'était 
plus  en  mesure  de  satisfaire  les  forbans.  Les  prisonniers  que  ces 
bandits  réclamaient,  il  les  avait  livrés  à  M.  de  Mackau,  le  jeune  et 
brillant  capitaine  du  brick  YAlacrity.  Celui-ci  les  avait  transportés 
à  Smyrne  et  remis  au  musselin.  Le  musselin  les  avait  envoyés  à 
Boudroun,  l'ancienne  Halicarnasse,  où  les  chevaliers  de  Bhodes 
avaient  eu  jadis  leurs  chantiers  et  où  le  grand-seigneur  fusait  en 
ce  moment  construire  une  frégate.  Il  n'y  avait  donc  plus  qu'un 
parti  à  prendre,  attendre  les  scélérats  de  pied  ferme.  C'est  ce  que 
fit  de  nouveau  M.  Brest;  mais  le  sort  cette  fois  ne  lui  fut  pas  favo- 
rable. Il  fallut  battre  en  retraite  et  s'aller  enfermer  dans  les  mai- 
sons pour  y  soutenir  un  véritable  siège.  Suivi  de  sept  hommes, 
M.  Brest  avait  pris  position  sur  la  terrasse  de  la  demeure  consulaire, 
et  y  avait  arboré  le  pavillon  du  roi.  Après  trois  heures  de  combat, 
on  lui  proposa  de  capituler.  Il  aurait  la  vie  sauve,  mais  on  exigeait 
qu'il  livrât  sa  femme  et  ses  enfans.  On  devine  aisément  quelle  fut 
sa  réponse.  Il  reprit  avec  plus  d'énergie  la  fusillade.  Les  brigands 
parvinrent  enfin  à  enfoncer  une  porte  de  la  maison  et  à  mettre  le 
l'eu  au  plancher.  M.  Brest  n'eut  que  le  temps  de  s'écha[)per  avec 
trois  Grecs,  seuls  survivans  de  sa  petite  troupe.  Il  saisit  la  drisse 
du  pavillon,  et  se  laissa  glisser  le  long  d'un  mur  qui  donnait  sur  la 
campagne. 

Pendant  ce  temps,  sa  femme,  épuisée  de  fatigue,  en  proie  à 
toutes  les  tortures  de  la  faim  et  de  la  soif,  errait  dans  les  mon- 
tagnes. Elle  avait  fui,  emportant  dans  ses  bras  deux  enfans  en  bas 
âge;  elle  nourrissait  le  plus  jeune.  Bien  que  l'autre  fût  sevré  de- 
puis longtemps,  elle  lui  donna  également  le  sein,  et  durant  qua- 
rante-huit heures  le  lait  maternel  fut  le  seul  aliment  qui  soutint  ces 
deux  frêles  existences.  Vaincue  par  d'intolérables  tourmens,  cédant 
à  la  soif,  plus  forte  que  sa  terreur,  M'"*  Brest  osa  enfin  se  rapprocher 
du  village.  Le  chasseur  du  désert  s'embusque  près  de  la  source  où 
il  sait  que  viendront  boire  les  bêtes  fauves.  Les  foibans  attendaient 
la  fugitive  dans  le  voisinage  du  seul  puits  qui  existât  sur  cette  par- 
tie de  l'île.  Ils  se  montrèrent  dès  qu'ils  l'aperçurent,  la  saisirent  et 
l'entraînèrent  avec  ses  deux  enfans  sur  le  bord  de  la  mer.  Là,  ils 
lui  firent  subir  les  plus  odieux  traitemens.  Les  uns  lui  versaient  de 
l'huile  bouillante  sur  la  poitrine,  pour  lui  faire  avouer  où  était  caché 
son  mari;  d'autres  la  menaçaient  de  couper  en  deux  ses  enfans,  si 


LA  STATION  DU  LEVANT.  853 

elle  s'obstinait  à  ne  pas  révéler  la  retraite  de  M.  Brest.  La  con- 
stance de  la  pauvre  femme  finit  par  lasser  la  férocité  des  brigands. 
Ils  s'abouchèrent  avec  les  primats  et  offrirent  de  rendre  la  liberté 
à  cette  lamille  si  digne  de  compassion  aussitôt  qu'ils  auraient  tou- 
ché une  rançon  de  6,000  piastres.  Secrètement  averti,  M.  Brest  par- 
vint à  rassembler  la  somme  demandée,  et  les  forbans  consentirent 
à  lâcher  leur  proie.  M""  Brest  fut  jetée  sur  l'île  de  Milo  dans  un 
état  de  nudité  complète.  Quant  au  malheureux  agent  consulaire, 
traqué  pendant  trente-trois  jours,  se  cachant  dans  les  broussailles, 
se  réfugiant  la  nuit  dans  quelque  caverne,  il  parvint  à  déjouer 
toutes  les  poursuites  et  réussit  enfin  à  gagner  Milo.  Il  y  avait  re- 
joint sa  femme  et  ses  enfans;  mais  xMilo  ne  lui  sembla  pas  un  asile 
assez  sûr.  11  se  fit  conduire  avec  sa  famille  à  Siphante.  Le  premier 
navire  étranger  que  les  vents  du  nord  amenèrent  en  relâche  sur  les 
côtes  de  cette  île  lui  fournit  le  moyen  de  passer  à  Gonstantinople. 

Il  n'eut  pas  plus  tôt  touché  les  rives  du  Bosphore,  qu'il  s'em- 
pressa d'aller  porter  sa  plainte  à  l'ambassadeur  de  France,  récem- 
ment débarqué  lui-même;  mais  quelle  réparation  l'ambassadeur 
pouvait-il  espérer  de  la  faiblesse  d'un  gouvernement  qui  assistait 
impassible  à  de  pareils  drames?  Le  représentant  du  roi  Louis  XVIII 
ne  demanda  justice  qu'à  la  station  française.  Quelques  mois  s'étaient 
à  peine  écoulés,  justice  était  faite.  La  frégate  la  Galatée  avait  fouillé 
tous  les  coins  de  l'Archipel,  exploré  tous  les  canaux,  expédié  ses 
embarcations  dans  les  moindres  criques.  On  n'avait  encore  décou- 
vert aucune  trace  des  brigands  signalés  à  notre  vindicte.  On  finit 
par  apprendre  que  les  misérables  étaient  revenus  à  Milo.  Des  guides 
sûrs  conduisirent  nos  marins  jusqu'à  l'entrée  de  la  grotte  qui  ser- 
vait de  repaire  à  Catramatto  et  à  quelques-uns  de  ses  comp.ignons. 
Surpris  dans  leur  bauge,  les  pirates  firent  peu  de  résistance.  On 
les  livra  au  gouvernement  turc,  mais  en  lui  recommandant  de  les 
mieux  garder  que  les  dix-sept  prisonniers  remis  par  M.  de  Mackau. 
La  captivité  de  ceux-ci  en  effet  n'avait  pas  été  longue.  Ils  avaient 
enlevé  un  bateau  sur  la  plage  de  Boudroun,  gagné  dans  cet  esquif 
les  côtes  de  la  Morée  et  pillé  en  route  deux  navires  de  commerce. 
Ce  fut  par  ces  bâtimens  qu'on  eut  de  leurs  nouvelles. 

Certes  ce  n'est  pas  du  courage  de  pareils  bandits  qu'une  nation 
opprimée  peut  attendre  sa  délivrance.  Il  n'était  cependant  que  trop 
facile  de  prévoir  ce  qui  se  passerait  le  jour  où  une  lutte  mortelle 
s'engagerait  avec  la  Turquie.  Le  patriotisme  aux-  abois  n'est  pas 
toujours  le  maître  de  répudier  le  concours  des  plus  tristes  auxi- 
liaires. Les  écumeurs  de  mer  devaient  fatalement  s'imposer  aux 
flottes  de  la  Grèce,  comme  les  klephtes  de  la  montagne  à  ses  ar- 
mées. Ils  apporteraient  avec  eux,  sur  des  navires  qui  n'étaient  pas 
seulement  redoutés  du  croissant,  leurs  instincts  féroces  et  leurs  ha- 


854  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Mtudes  de  pillage.  On  les  verrait  partout  semant  le  désordre,  don- 
nant le  signal  de  la  débandade  et  l'exemple  de  l'indiscipline,  dés- 
honorant la  cause  qu'abandonnés  à  eux-mêmes  ils  auraient  été 
impuissans  à  servir.  Ces  compromettans  ouvriers  ont  été  l'écueil  de 
plus  d'une  grande  œuvre;  mais  les  crimes  de  quelques  croiseurs 
isolés  n'empêcheront  pas  la  postérité  de  rendre  hommage  à  l'habi- 
leté, à  la  ténacité  déployées  par  la  marine  grecque  pendant  la 
guerre  de  l'indépendance.  En  1790,  l'héroïsme  de  Lambro  Canziani 
n'avait  pas  suffi  pour  racheter  les  excès  de  ses  compagnons.  De^l821 
à  1827,  il  y  a  eu  plus  de  dévoûment  et  de  sacrifices  qu'il  n'en  eût 
fallu  pour  étouffer  la  voix  des  détracteurs  de  la  Grèce. 

III. 

Le  comte  de  Moncabrié,  capitaine  de  vaisseau,  fut  le  premier  offi- 
cier que,  sous  la  restauration,  on  vit  investi  du  commandement  en 
chef  de  la  station  navale  du  Levant.  Dès  le  mois  d'avril  1816,  il 
avait  été  chargé  d'aller  embarquer  à  Bastia,  sur  la  frégate  la  Galaiée, 
qu'il  montait,  M.  le  marquis  de  Rivière,  relevé  de  ses  fonctions  de 
gouverneur  de  la  Corse  et  nommé  ambassadeur  du  roi  à  Constanti- 
nople.  Arrivé  dans  le  Levant,  le  marquis  de  Rivière  passa  sur  la 
corvette  VEmulation,  que  commandait  à  cette  époque  le  lieutenant 
de  vaisseau  Regnault  de  La  Susse.  VEmulation,  déguisée  en  navire 
de  commerce,  franchit  les  Dardanelles,  défila  tranquillement  sous 
les  murs  du  sérail,  et  ne  s'arrêta  que  devant  les  quais  de  Theiapia. 
Le  comte  de  Moncabrié  et  plusieurs  officiers  de  la  station  avaient 
également  pris  passage  sur  la  corvette.  Ils  firent  partie  du  cortège 
qui  accompagna  l'ambassadeur  lorsqu'il  se  présenta  devant  le  sul- 
tan. Le  marquis  de  Rivière  avait  voulu  donner  à  la  cérémonie  de 
son  investiture  l'éclat  des  anciens  jours.  Les  puérilités  de  l'étiquette 
ne  sont  pas  à  dédaigner  avec  les  Orientaux.  Le  divan  pouvait  être 
tenté  de  croire  notre  puissance  à  jamais  anéantie.  Il  n'en  était  que 
plus  essentiel  de  tenir  notre  drapeau  d'une  main  ferme  et  d'élever 
nos  prétenlions  à  la  hauteur  que  leur  assignait  le  rang  où  nous 
avait  maintenus  le  consentement  unanime  de  l'Europe.  Si  cette  at- 
titude avait  ses  avantages  quand  nous  nous  trouvions  en  présence 
du  sultan,  elle  nous  était  commandée'  bien  plus  impérieusement 
encore  vis-à-vis  des  pachas  qui,  sur  divers  points  du  territoire  de 
l'empire,  s'étaient  arrogé  le  monopole  absolu  du  commerce.  En 
Egypte  et  en  Syrie,  la  navigation  étrangère  se  trouvait  à  la  discré- 
tion de  gouverneurs  devenus  de  fait  presque  indépendans.  Ap- 
prendre cà  ces  dispensateurs  de  tous  les  chargemens  et  de  tous  les 
privilèges  qu'il  fallait  encore  compter  avec  nous  était  sans  contredit 
le  meilleur  moyen  de  servir  nos  intérêts  commerciaux. 


LA    STATION    DU    LEV^ANT.  855 

En  dehors  des  expéditions  de  guerre  qui  ont  ajouté  un  nouveau 
lustre  à  nos  armes,  la  marine  de  la  restauration  a  rendu  ce  signalé 
service  à  la  France  de  relever  son  crédit  moral,  de  faire  partout 
respecter  son  nom,  en  plus  d'une  occasion  de  le  faire  bénir.  Bien 
souvent  nos  vaisseaux  ont  parcouru  le  monde  sans  avoir  reçu  d'autre 
mission  que  d'aller  au  loin  «  montrer  le  pavillon.  »  Telle  était  alors 
l'expression  consacrée.  On  ne  pouvait  mieux  indiquer  la  nature  un 
peu  vague  des  instructions  qu'emportaient  aux  pays  d'outre-mer 
la  plupart  de  nos  capitaines.  On  ne  les  expédiait  pas  à  l'étranger 
uniquement  pour  qu'ils  y  fissent  parade  de  nos  forces;  on  les  en- 
voyait aussi  à  la  découverte. 

Des  lois  protectrices  avaient  cru  devoir  réserver  à  notre  pavillon 
l'approvisionnement  exclusif  du  marché  français.  C'était  fort  sage 
sans  doute  dans  les  circonstances  où  nous  nous  trouvions,  mais 
nous  n'étions  pas  les  seuls  à  nous  entourer  ainsi  de  prohibitions  et 
de  barrières  de  douanes.  Les  autres  nations  de  l'Europe  avaient 
adopté  à  notre  égard  des  règles  non  moins  sévères.  Pour  rencontrer 
à  cette  époque  des  cliens  en  dehors  du  marché  national,  il  fallait 
les  aller  chercher  chez  des  peuples  dont  l'industrie  fût  par  excep- 
tion restée  stationnaire;  il  fallait  interroger  leurs  besoins,  pressentir 
leurs  goûts,  deviner  leurs  instincts.  Quelques-uns  des  rapports  que 
nos  officiers,  à  cette  heure  de  réveil,  adressèrent  au  ministre  de  la 
marine  sont  fort  remarquables.  Il  en  est  qui  dépassent  la  portée 
d'un  simple  renseignement  commercial;  on  leur  peut  attribuer  sans 
crainte  la  valeur  du  plus  sérieux  document  politique.  Pour  agir 
avec  discernement,  les  hommes  d'état  ont,  avant  tout,  besoin  d'in- 
formations exactes.  Le  gouvernement  de  la  restauration  aimait  à  se 
faire  renseigner  par  sa  marine.  L'histoire  ne  dit  pas  qu'il  ait  eu  à 
regretter  cette  confiance. 

Outre  la  Galatée,  frégate  de  AO  canons,  la  division  navale  placée 
sous  les  ordres  du  comte  de  Moncabrié  comprenait  deux  corvettes, 
V  Aigrette  et  Y  Emulation,  commandées,  la  première  parle  chevalier 
de  Piigny,  la  seconde,  je  l'ai  déjà  dit,  par  le  lieutenant  de  vaisseau 
de  La  Susse;  deux  bricks,  le  Zéphir  et  le  Faune,  dont  les  capitaines 
étoaient  M.  de  Meslay  et  M.  Dumanoir;  une  goélette,  la  Biche,  confiée 
à  M.  Maillard  de  Liscourt.  La  plupart  de  ces  capitaines  ont  marqué 
dans  notre  marine.  Ce  n'est  pas  sans  dessein  que  j'extrais  leurs 
noms  des  poudreux  dossiers  qui  viennent  de  pass^er  sous  mes  yeux. 
Il  est  bon  de  montrer  à  nos  jeunes  officiers  ces  brillantes  carrières 
à  leur  début;  ils  verront  ^comment,  même  au  milieu  de  la  paix  la 
plus  profonde,  les  sujets  d'élite  peuvent  encore  se  distinguer  de  la 
foule.  Longtemps  avant  le  combat  de  Navarin  et  l'entrée  de  vive 
force  de  nos  vaisseaux  dans  le  Tage,  le  ministre  de  la  marine  n'é- 
tait pas  le  seul  à  connaître  quels  étaient  les  officiers  qui  avaient  à  la 


856  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fois  le  cœur  ferme  et  le  coup  d'œil  juste.  Les  épreuves  de  naviga- 
tions difficiles  et  de  missions  délicates  avaient  également  fixé  l'opi- 
nion publique. 

L'audience  solennelle  du  sultan  eut  lieu  dans  les  premiers  jours 
de  juillet.  Le  19,  le  comte  de  Moncabrié  rejoignait,  au  mouillage 
de  Ténédos,  la  frégate  qui  l'y  attendait  depuis  un  mois,  et  presque 
aussitôt  les  bâlimens  de  la  station  se  dispersaient  pour  aller  visiter 
les  îles  de  l'Archipel,  le  golfe  de  Salonique,  le  port  d'Alexandrie  et 
les  diverses  échelles  de  l' Asie-Mineure.  Le  grand  marché  du  Levant 
était  toujours  Smyrne.  Les  tabacs  de  la  Macédoine,  les  laines  de  la 
Thrace,  les  huiles  de  Métélin,  les  soies  de  Brousse,  les  fils  de  chèvre 
d'Angora,  les  chevrons  d'Iconium  et  de  Satalie,  les  tapis  de  Gésa- 
rée,  les  cuivres  de  Tocat,  les  galles  et  les  grains  du  Diarbekir,  enfin 
tous  les  cotons  de  l' Asie-Mineure,  transportés  à  dos  de  chameau, 
venaient  remplir  les  riches  magasins  de  cette  ville,  tandis  que  les 
mêmes  caravanes,  retournant  dans  l'intérieur,  allaient  y  répandre 
les  marchandises  d'Europe.  Le  commerce  total  de  Smyrne  était 
évalué  à  130  millions  de  francs  :  celui  qui  avait  lieu  avec  la  chré- 
tienté atteignait,  année  moyenne,  le  chiffre  de  70  millions;  c'était 
la  moitié  de  tout  le  commerce  extérieur  de  la  Turquie.  Depuis  des 
siècles,  les  Turcs  n'avaient  rien  changé  à  leurs  goûts  et  à  leurs 
habitudes.  La  France  leur  portait  autrefois  des  draps,  des  bonnets, 
des  soieries,  des  étoffes  d'or  et  d'argent,  des  galons,  quelques  ar- 
ticles de  modes,  très  peu  de  denrées  coloniales.  C'était  des  mêmes 
produits  qu'elle  devait,  en  1816,  se  flatter  de  les  approvisionner; 
mais  plus  d'un  concurrent  nous  disputait  cette  utile  clientèle.  Les 
habitudes  prises  pendant  la  guerre  ne  contribuaient  pas  seules  à 
favoriser  l'importation  des  draps  de  l'Allemagne.  Les  Turcs  se  plai- 
gnaient d'avoir  été  trompés  par  les  premiers  envois  qui  leur  avaient 
été  faits  de  nos  ports  sur  la  qualité  aussi  bien  que  sur  l'aunage. 
Pour  rétablir  le  crédit  de  nos  fabriques  du  Languedoc,  nos  officiers, 
—  le  chevalier  de  Rigny  entre  autres,  —  jugeaient  indispensable 
de  remettre  en  vigueur  l'inspection  qui  en  surveillait  jadis  avec 
tant  d'efficacité  les  produits.  On  espérait  ainsi  rendre  aux  négocians 
de  Smyrne  la  confiance  qu'ils  avaient  perdue  et  nous  donner  le 
moyen  de  reprendre  notre  place  sur  un  marché  où  le  chiffre  de  nos 
exportations  et  de  nos  importations  réunies  avait  dépassé  12  mil- 
lions dft  francs. 

Immédiatement  après  le  marché  de  Smyrne  venait  autrefois  celui 
de  Salonique.  Cette  ville  n'avait  rien  perdu  à  la  guerre  qui  avait 
désolé  l'Europe  ;  elle  était  devenue  au  contraire,  pendant  cette  fu- 
neste période,  le  centre  d'un  commerce  de  transit  fort  actif.  Les 
cotons  de  l'Asie-Mineure  affluaient  alors  de  Smyrne  vers  le  golfe 
qui  leur  ouvrait,  par  la  vallée  du  Vardar,  un  chemin  comparative- 


LA    STATION   DU   LEVANT.  857 

ment  facile  pour  approvisionner  l'Allemagne,  l'Italie  et  jusqu'à  la 
France;  mais  c'est  aussi  par  cette  voie  qu'étaient  descendus  en 
Orient  les  produits  des  manufactures  rivales  qui  tenaient  encore  en 
échec  ceux  de  notre  industrie.  Avant  la  révolution,  Marseille  im- 
portait à  Salonique  de  800  à  1,000  balles  de  draps.  Ses  échanges 
avec  cette  seule  échelle  s'élevaient  après  de  7  millions  de  francs. 
Nous  avions  eu  dix  maisons  de  commerce  à  Salonique.  En  1815,  il 
n'en  restait  plus  que  quatre,  très  pauvres  et  occupées  de  transac- 
tions dont  la  valeur  totale  dépassait  à  peine  1  million. 

Les  Turcs  considèrent  Salonique,  au  point  de  vue  militaire,  comme 
une  des  clés  de  leur  empire;  m.ais  l'importance  commerciale  de 
cette  place  ne  paraissait  pas  destinée  à  s'accroître.  L'émigration 
enlevait  chaque  année  à  la  Macédoine  une  partie  de  ses  habitans. 
Pressés  de  fuir  la  tyrannie  des  beys  héréditaires,  ils  allaient,  sous 
le  nom  à' amantes,  s'engager  à  la  solde  des  autres  pachas.  Le  pays 
s'appauvrissait  ainsi  peu  à  peu,  et  la  consommation  des  objets  ve- 
nant de  l'étranger  y  diminuait  en  même  temps  que  la  production 
indigène.  Les  villes  comme  les  peuples  ont  leurs  éclipses;  pas  plus 
que  les  peuples,  elles  n'ont  sujet  de  désespérer  quand  elles  n'ont  dii 
leur  déclin  qu'aux  rigueurs  temporaires  de  la  fortune.  La  vallée  de 
Salonique  est  une  brèche  pratiquée  par  la  nature,  de  l'Orient  vers 
l'Europe.  Cette  brèche  s'était  un  instant  fermée;  là  voilà  qui  se 
rouvre,  infiniment  plus  large  et  plus  facile,  grâce  aux  progrès  de 
la  science  et  aux  nouveaux  moyens  de  locomotion  propres  à  notre 
siècle.  Ce  ne  sera  plus  bientôt  à  Marseille,  à  Trieste  ou  à  Brindisi 
que  le  voyageur  se  rendra,  s'il  est  impatient  de  gagner  Suez;  ce 
sera  par  Salonique  qu'il  voudra  passer. 

Pour  dédommager  Marseille  de  la  concurrence  que  lui  oppo- 
saient Livourne  et  Malte,  ces  deux  grands  entrepôts  de  l'Angle- 
terre, Trieste,  devenu  le  courtier  de  la  Belgique  et  de  l'Allemagne, 
Ipsara  et  Hydra  affectant  dans  la  Méditerranée  le  rôle  qu'avaient 
eu  au  xvii^  siècle  les  ports  de  la  Hollande,  il  ne  restait  plus  en 
1816  que  le  commerce  jusqu'alors  insignifiant  de  l'Egypte.  La  puis- 
sance naissante  de  Méhémet-Ali  attira  l'attention  de  tous  les  ca- 
pitaines qui  à  cette  époque  visitèrent  le  port  d'Alexandrie.  A  leurs 
yeux,  l'avenir  commercial  n'était  plus  pour  nous  en  Turquie;  c'éiait 
vers  le  delta  du  Nil,  vers  cette  terre  d'une  fertilité  sans  égale, 
qu'il  fallait  tourner  nos  spéculations.  La  vallée  de  l'Egypte,  com- 
prise entre  deux  déserts,  peut  avoir  environ  1,700  lieues  carrées  de 
surface  et  7  millions  d'arpens  de  terres  cultivables.  En  1816,  trois 
cinquièmes  seulement  de  ces  terrains  étaient  en  rapport,  et  l'on  y 
récoltait  déjà,  dans  les  années  moyennes,  36  millions  de  quintaux  de 
blé,  800,000  quintaux  de  riz,  100,000  de  sucre,  60,000  de  coton,  à 
peu  près  autant  de  lin,  de  l'indigo,  du  safran,  des  soudes  et  du  na- 


858  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tron.  Un  tel  centre  de  production,  si  bien  placé  à  notre  portée,  était 
fait  pour  stimuler  nos  entreprises.  La  valeur  totale  des  échanges 
entre  la  France  et  l'Egypte  n'avait  jamais  dépassé  6  millions;  elle 
était  descendue  depuis  la  révolution  à  600,000  francs.  Dans  les  con- 
ditions nouvelles  que  faisait  au  pays  un  pouvoir  énergique,  les  es- 
pérances qu'une  enquête  attentive  avait  laissé  entrevoir  ne  devaient 
pas  tarder  à  paraître  trop  modestes. 

Né  à  Kavala  en  Roumélie  vers  la  fin  de  l'année  1773,  Méhémet- 
Ali  était  un  soldat  de  fortune.  L'empire  ottoman  est  la  terre  classi- 
que de  ces  élévations  subites.  Il  n'y  faudrait  pas  prononcer  le  mot 
de  parvenu,  on  risquerait  de  n'être  pas  compris.  Dans  un  état  qui 
a  pris  pour  règle  cette  maxime  philosophique  :  «  quand  Dieu  donne 
un  emploi,  il  donne  en  même  temps  la  capacité  nécessaire  pour  le 
remplir,  »  on  peut  s'endormir  porte-pipe  et  se  réveiller  le  lende- 
main général.  Méhémet-Ali  était  arrivé  en  Egypte  au  moment  de 
l'occupation  française.  Ce  n'était  encore  qu'un  vaillant  arnaute;  il 
fit  son  chemin  de  révolte  en  révolte.  En  1804,  il  était  déjà  assez 
fort  pour  lutter  contre  le  représentant  du  sultan,  Kosrew-Pacha. 
En  1806,  la  Porte  le  confirmait  dans  le  pachalick  de  l'Egypte.  Le 
massacre  des  mamelouks  avait  en  1811  consolidé  son  autorité.  Il 
venait  de  raffermir  à  son  tour  le  pouvoir  du  sultan  Mahmoud  en  lui 
renvoyant  les  clés  de  La  Mecque,  qu'il  avait  reprises  sur  les  Wa- 
habites.  Maître  absolu  dans  une  province  où  n'avait  jusqu'alors 
régné  que  l'anarchie,  il  y  disposait  de  tout,  des  cultures,  des  fabri- 
ques, des  transactions.  Il  mettait  le  prix  qu'il  voulait  aux  marchan- 
dises, accordait  à  qui  lui  plaisait  le  privilège  de  les  exporter.  Il 
avait  établi  des  maisons  de  commerce  à  Malte,  à  Livourne,  en  An- 
gleterre; il  projetait  d'en  établir  une  à  Marseille.  L'exploitation  de 
l'Egypte  lui  rapportait  environ  70  millions  de  francs.  C'était  le 
double  de  ce  qu'en  arrachaient  les  mamelouk^!,  et  presque  le  triple 
de  ce  qu'en  avaient  jamais  tiré  les  Français.  Les  dépenses,  y  com- 
pris l'entretien  d'une  armée  de  50,000  hommes,  recrutée  principa- 
lement en  Albanie  et  en  Macédoine,  ne  dépassaient  pas  AO  millions. 
On  voit  qu'il  restait  encore  au  pacha  d'amples  ressources  pour  cor- 
rompre par  ses  largesses  tous  les  alentours  du  sérail. 

Turc  fin  et  délié,  Méhémet-Ali  avait  réussi  à  intéresser  la  cu- 
pidité même  du  sultan  à  la  prospérité  de  l'Egypte.  Ses  libéralités 
fastueuses  faisaient  presque  oublier  à  ce  maître  jaloux  son  indépen- 
dance. Les  vues  de  Méhémet-Ali  ne  manquaient  pas  d'ailleurs 
d'un&  certaine  grandeur.  11  songeait  dès  lors  à  réaliser  quelques- 
uns  des  projets  conçus  par  les  Français.  La  barre  de  Rosette  rete- 
nait souvent  pendant  des  mois  entiers  à  l'embouchure  dii  Nil  les 
djermes  chargées  des  produits  de  la  Haute-Egypte.  Le  pacha  vou- 
lait faire  réparer  et  rendre  navigable  le  canal  qui  reliait  autrefois 


LA    STATION    DU    LEVANT.  859 

le  fleuve  au  port  d'Alexandrie.  Il  avait  même,  disait-on,  des  des- 
seins d'une  plus  haute  portée,  et  déjà  on  lui  attribuait  la  pensée  de 
mettre  en  communication  le  Nil  et  la  Mer-Rouge;  mais  les  Anglais 
avaient  les  yeux  ouverts  sur  ses  entreprises,  et  il  n'était  pas  en- 
core assez  puissant  pour  oser  donner  suite  à  un  projet  dont  les  pos- 
sesseurs de  l'Inde  auraient  infailliblement  pris  ombrage.  Cette  sur- 
veillance inquiète  l'irritait  et  l'inclinait  chaque  jour  davantage  vers 
la  France.  II  aimait  à  s'entourer  de  Français  :  nous  étions  pour  lui 
les  plus  sûrs  alliés,  parce  qu'il  voyait  en  nous  les  ennemis  naturels 
et  irréconciliables  de  l'Angleterre.  Grâce  à  ces  tendances,  Marseille 
avait  à  ses  portes  plus  qu'un  marché  étranger;  elle  avait  en  quel- 
que sorte  une  colonie  française. 

Les  souvenirs  de  la  campagne  de  1797  ne  nous  étaient  pas  défa- 
vorables en  Egypte;  ils  nuisaient  à  notre  influence  en  Syrie.  Là  on 
ne  nous  avait  connus  que  par  l'invasion,  l'insuccès  et  une  retraite 
désastreuse.  Djezzar-Pacha  avait  fait  embarquer  à  cette  époque  tous 
les  Français  qu'il  avait  trouvés  dans  son  pachalick.  Son  successeur 
Solim.an  répondait  à  M.  de  Moncabrié,  qui  se  plaignait  amèrement 
d'une  insulte  faite  quelques  mois  auparavant  par  le  bey  de  Jafla,  le 
lieutenant  de  Soliman,  au  capitaine  Dumanoir  :  «  Ce  qu'il  y  a  de 
mieux  à  faire,  c'est  d'oublier  le  passé  ;  espérons  que  tout  ira  mieux 
à  l'avenir.  »  Nous  avions  eu  des  maisons  de  commerce  à  Jaffa,  à 
Saint-Jean-d'Acre,  à  Seyde,  à  Tripoli,  à  Latakié,  à  Alexandrette. 
Tous  ces  établissemens  avaient  disparu  ;  il  ne  restait  pas  trace  des 
anciennes  relations.  A  l'exemple  de  Méhémet-Ali,  le  nouveau  pacha 
d'Acre  s'était  emparé  de  tout  le  commerce  de  la  province;  mais, 
loin  d'encourager,  comme  le  gouverneur  de  l'Egypte,  nos  compa- 
triotes, Soliman  par  ses  procédés  contribuait  beaucoup  à  les  éloi- 
gner de  ces  parages. 

La  première  tournée  accomplie  par  nos  navires  dans  les  mers  du 
Levant  ne  servit  pas  seulement  à  y  établir  d'une  façon  précise  le 
bilan  de  nos  opérations  commerciales;  elle  nous  a[)prit  aussi  où  en 
étaient  les  affaires  de  l'empire  ottoman.  L'aveuglement,  l'impuis- 
sance et  l'apathie  des  Turcs  faisaient  pressentir  une  crise  très  pro- 
chaine. L'exemple  de  la  Servie  ne  pouvait  manquer  d'être  tôt  ou 
tard  contagieux  pour  la  Grèce.  La  force  de  la  race  hellénique  rési- 
dait dans  deux  ou  trois  provinces,  le  Péloponèse,  les  îles,  la  Grèce 
continentale.  C'est  là  que  8  ou  900,000  habitans,  sourdement  tra- 
vaillés par  de  mystérieux  agitateurs,  s'apprêtaient  en  silence  à  se- 
couer le  joug  d'un  état  qui  comptait  encore  19  millions  de  sujets. 
D'un  autre  côté,  la  vitalité  de  la  race  ottomane  qui  depuis  un  quart 
de  siècle  semblait  s'être  retirée  chez  les  Albanai*?  et  chez  les  Bos- 
niaques venait  de  reparaître  avec  un  certain  éclat  en  Egypte.  II  y 


860  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

avait  déjà  dans  cette  province  lointaine  l'embryon  d'une  puissance 
que  le  sultan  pourrait  appeler  à  son  aide,  si  l'ambitioa  d'un  sujet 
déloyal  ne  la  tournait  pas  contre  lui.  De  toute  façon,  les  ressources 
des  Grecs  étaient  concentrées;  celles  des  Turcs  devaient  être  appe- 
lées des  extrémités  les  plus  reculées  de  l'empire.  La  proportion  des 
forces  pouvait  donc  demeurer  égale,  si  les  Grecs  parvenaient  à  fer- 
mer à  l'ennemi  la  route  maritime.  Qui  serait  le  plus  fort  des  quatre 
cents  navires  d'Ipsara  et  d'Hydra  ou  des  frégates  et  des  corvettes 
de  Gonstantinople,  de  Tunis,  d'Alger  et  d'Alexandrie?  Celui  qui  eût 
pu  répondre  d'avance  à  cette  question  aurait  prophétisé  sans  peine 
la  tournure  que  prendraient  les  événemens  et  le  succès  final  de  la 
lutte. 

IV. 

Chaque  fois  qoe  le  sort  des  armes  a  cessé  de  nous  être  favorable, 
nous  en  éprouvons  un  profond  étonnement,  si  profond  qu'on  a  pu 
en  plus  d'une  occasion  reprocher  à  cette  surprise  singulière  d'avoir 
contribué  à  paralyser  la  défense.  Notre  consternation,  par  bon- 
heur, n'est  jamais  de  bien  longue  durée;  nous  nous  remettons  vite 
de  nos  plus  fâcheuses  impressions,  et  c'est  là  ce  que  les  étrangers 
appellent  avec  raison  a  notre  élasticité.  »  Presque  toujours  une 
grande  activité  d'esprit,  une  sorte  de  renaissance  intellectuelle,  ont 
distingué  les  périodes  qui  suivirent  nos  plus  rudes  épreuves.  Quel 
siècle  vit  jamais  une  plus  belle  floraison  que  celle  dont  les  pre- 
mières années  de  la  restauration  se  parèrent  tout  à  coup  aux  ap- 
plaudissemens  du  monde?  Nous  ressaisîmes  alors  le  sceptre  de  la 
science  et  des  lettres  que  la  main  fiévreuse  de  la  France  avait  laissé 
un  instant  échapper.  C'est  ainsi  que  nous  entendions  rester,  malgré 
nos  malheurs,  malgré  nos  défaites,  ce  que  le  conquérant  de  l'Europe 
avait  eu  le  droit  d'appeler  la  «  grande  nation.  »  Le  goût  de  l'é- 
tude était  partout;  il  devait  se  manifester  avec  plus  d'énergie  en- 
core dans  la  marine,  car  la  marine  se  rappelait  avec  un  juste  orgueil 
qu'elle  avait  été  sous  l'ancienne  monarchie  l'arme  savante  par  ex- 
cellence. Que  d'aptitudes  diverses  se  firent  jour,  de  1816  à  1821, 
dans  cette  seule  station  du  Levant,  où  l'on  put  voir  figurer,  à  côté 
de  capitaines  qui  s'appelaient  Halgan,  Grivel,  des  Retours,  de  Mont- 
gery,  Gautier,  Kergrist,  Duval  d'Ailly,  des  lientenans  tels  que  les 
Hugon  et  les  Gallois,  officiers  dont  on  s'étonne  de  rencontrer  les 
noms,  qu'avait  déjà  illustrés  plus  d'un  glorieux  fait  d'armes,  en- 
core relégués  à  cette  date  dans  un  poste  aussi  humble  ! 

Le  7  septembre  1817,  la  frégate  la  Cléopâtre,  montée  par  le  ca- 
pitaine de  vaisseau  Halgan,  mouillait  sur  la  rade  de  Smyrne.  C'était 


LA    STATION   DU   LEVANT.  861 

un  nouveau  commandant  qui  venait  prendre  possession  de  la  sta- 
tion. Destiné  à  devenir  successivement  contre-amiral,  chef  du  per- 
sonnel au  ministère  de  la  marine,  vice-amiral,  enfin,  quand  une 
révolution  lui  eut  inspiré  le  désir  de  se  tenir  à  l'écart,  directeur- 
général  du  dépôt  des  cartes  et  plans ,  M.  Halgan  est  assurément 
l'ofiicier  qui ,  avec  l'amiral  de  Rigny,  ait  jeté  sur  les  affaires  de  la 
Grèce  le  regard  le  plus  perspicace.  Nous  le  retrouverons  au  mois 
d'août  1821  dans  le  Levant.  Ce  seront  alors  les  dépêches  du  contre- 
amiral  Halgan  qu'il  faudra  consulter,  ce  seront  ses  prévisions  seules 
qu'il  faudra  croire;  le  conseil  des  ministres,  le  roi  lui-même,  y  pui- 
seront leurs  meilleures  inspirations.  Du  mois  de  septembre  1817 
au  mois  d'avril  1818,  la  mission  du  commandant  de  la  Clcopâtre 
eut  moins  de  portée.  Tout  semblait  sommeiller  encore  sur  cette 
terre,  pareille  à  la  prairie  qui  recouvre  le  flot  déjà  bouillant  de  lave. 
Les  officiers  de  la  Clcopâtre,  après  avoir  parcouru  une  partie  de 
l'Asie-Mineure,  mouillé  devant  Ténédos,  relâché  pendant  quelques 
jours  à  Athènes,  ne  rapportaient  de  cette  intéressante  revue  que 
des  impressions  de  poètes  et  d'artistes.  La  poésie,  il  faut  bien  le 
dire,  a  toujours  compté  des  adorateurs  dans  le  personnel  de  la 
flotte.  C'est  une  faiblesse  qui  ne  date  pas  de  nos  jours.  Le  comte 
d'Estaing,  à  la  veille  du  combat  de  La  Grenade,  fais-ait  «  gémir  la 
presse»  en  Phonneur  de  la  marquise  de  Bouille,  et  tous  les  aspirans 
de  la  restauration  ont  chanté  les  couplets  du  capitaine  Grivel  : 

Lorsque  l'amour  voulut  livrer  bataille... 

Quel  charme!  quelle  aubaine  pour  de  gais  jeunes  gens  encore  tout 
imbus  des  naïves  traditions  du  collège  de  pouvoir  visiter  avec  de 
tels  guides  cette  Athènes  qu'aucun  Français  vivant  n'avait  contem- 
plée, de  passer  des  plaines  de  la  Troade  et  des  bords  du  Scamandre 
aux  rives  sur  lesquelles  s'épand  le  platane  d'Hippocrate  et  s'ouvre 
le  port  de  Gnide,  de  débarquer  à  Jaffa  et  d'aller,  comme  de  nou- 
veaux croisés,  adorer  le  saint  sépulcre  !  L'amour  de  l'antiquité  fit 
un  instant  diversion  aux  préoccupations  du  matelotage  et  aux  ar- 
deurs de  l'astronomie,  car  l'astronomie  aussi  avait  ses  adeptes.  Les 
plus  vaillans  officiers  s'adonnaient,  avec  une  ferveur  qui  ne  s'apaisa 
que  quelques  années  plus  tard,  au  culte  des  distances  lunaires. 
C'est  en  ce  moment  que  le  capitaine  Gautier,  sur  la  gabare  la  Che- 
vrei/e,  déterminait  dans  toute  l'étendue  du  bassin  oriental  de  la 
Méditerranée,  de  Toulon  jusqu'aux  extrémités  des  côtes  de  Syrie  et 
de  Caramanie,  une  série  de  positions  géographiques  sur  lesquelles 
les  hydrographes  qui  l'ont  suivi  n'ont  fait  qu'appuyer  leurs  tra- 
vaux; ils  n'ont  rien  trouvé  à  y  reprendre.  Du  mont  Saint-Élie  de 


862  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Paros  et  du  mont  Jupiter  de  Naxie,  élevé  de  plus  de  1,000  mètres, 
les  officiers  de  la  Chevrette  avaient  pu  relever  presque  toutes  les 
îles  de  l'Archipel.  Dans  une  autre  campagne,  ils  avaient  fait  le  tour 
entier  des  côtes  du  Pont-Euxin,  promené  le  pavillon  français  du 
Bosphore  de  Thrace  au  Bosphore  ciramérien,  des  bouches  du  Phase 
à  celles  de  l'Ister. 

Le  h  juillet  1820,  la  Chevrette  mouillait  devant  Sébastopol.  Cette 
ville,  située  sur  l'emplacement  du  village  tartare  d'Âktiar,  venait 
de  sortir  du  néant.  Les  bords  de  la  baie  se  couvraient  déjà  de  ma- 
gasins immenses,  de  vastes  casernes,  de  forts  considérables.  Les 
vaisseaux  construits  à  Nicolaïef  trouvaient  ainsi  à  56  lieues  des 
bouches  du  Bug  et  du  Dnieper  les  ressources  d'un  grand  arsenal 
pour  y  compléter  leur  armement.  Qui  eût  dit  à  cette  époque,  quand 
les  officiers  de  la  Chevrette  rencontraient  l'accueil  empressé  auquel 
devaient  s'attendre  de  la  part  des  sujets  de  l'empereur  Alexandre 
les  sujets  du  roi  Louis  XVIIl,  que  ce  seraient  des  mains  françaises 
qui  ouvriraient  la  tranchée  devant  Sébastopol,  qui  renverseraient 
ses  remparts  et  feraient  sauter  ses  monumens?  L'alliance  des  grands 
peuples  ne  devrait-elle  pas  être  moins  fragile,  et  n'y  a-t-il  donc 
plus  d'affmités  certaines  qui  puissent  désigner  aux  nations  de  quel 
côté  leur  sympathie  doit  se  diriger  pour  y  rencontrer  des  amitiés 
durables  ? 

Ne  croyez  pas  qu'il  n'y  eût  que  des  philosophes  sur  la  Clcoj}â!re, 
des  poètes  sur  YEspcrance  et  des  astronomes  sur  la  Chevrette.  Nous 
étions  alors  tellement  désabusés  de  la  gloire  qu'im  certain  parfum 
d'idylle  se  répandait  en  tous  lieux.  Les  rois  traduisaient  Horace,  et 
les  officiers  de  marine  se  faisaient  naturalistes.  On  les  voyait  courir 
après  le  Carahus  scabrocus  ou  chercher  avec  opiniâtreté  la  chenille 
du  Sphinx  JSerii,  C'est  ainsi  que  Dumont  d'Urville  préludait  à  ses 
grandes  campagnes  d'exploration.  Il  cueillait  des  simples  sur  la  plage 
de  Trébisonde  et  sur  les  collines  de  Therapia.  C'est  à  Therapia  que  le 
sort  propice,  sort  dont  on  aime  à  l'entendre  se  féliciter  avec  effusion, 
lui  envoya  dans  le  fils  aîné  du  marquis  de  Rivière,  «  charmant  enfant 
à  peine  âgé  de  sept  à  huit  ans,  »  un  collaborateur  qui  unissait  déjà 
«  aux  qualités  les  plus  aimables  une  instruction  bien  rare  dans  un  âge 
aussi  tendre.  »  Continuant  de  poursuivre  la  flore  de  l'Archipel  sur 
tous  les  îlots  que  le  capitaine  Gautier  choisissait  pour  ses  stations 
astronomiques,  l'ardent  botaniste  se  trouva  un  beau  jour  en  présence 
de  deux  fragmens  de  marbre  dont  l'ensemble  avait  dû  composer  jadis 
le  corps  d'une  déesse.  Un  paysan  les  avait  rencontrés  trois  semaines 
auparavant  sous  sa  bêche.  Dumont  d'Urville  jugea  ces  débris  «  d'un 
bon  goût;  »  il  admira  «cette  femme  dont  la  main  gauche  relevée  te- 
nait une  pomme  et  dont  la  droite  soutenait  une  ceinture  habilement 


LA   STATION   DU    LEVANT.  863 

drapée  au-dessous  des  reins.  »  Ses  cheveux,  retroussés  par  derrière 
et  retenus  par  un  bandeau,  lui  parurent  encadrer  «  une  figure  fort 
belle  et  qui  eût  été  biea  conservée,  si  le  bout  du  nez  n'avait  été  lé- 
'  gèremeiit  entamé.  »  Le  seul  pied  qui  restât  était  nu.  Les  oreilles 
percées  avaient  dû  porter  des  pendans.  De  retour  à  Constantiaople, 
Dumont  d'Urville  entretint  avec  enthousiasme  l'ambassadeur  de  sa 
découverte.  Le  premier  secrétaire  d'ambassade,  M.  de  Marcellus, 
fut  dépêché  immédiatement  sur  les  lieux;  mais  déjà  le  paysan,  las 
d'une  trop  longue  attente,  avait  vendu  pour  150  lianes  environ  sa 
statue  à  un  prêtre  grec  qui  se  proposait  d'en  faire  hommage  au 
drogman  du  capitan-pacha.  En  Turquie,  heureusement  chose  con- 
clue n'est  pas  toujours  chose  faite.  M.  de  Marcellus  arriva  au  mo- 
ment où  les  débris  allaient  être  embarqués  pour  Gonstantinople.  Il 
protesta,  demanda  des  juges,  et,  prêt  à  livrer  bataille,  s'il  le  fallait, 
pour  défendre  son  trésor,  finit  par  l'emporter,  grâce  à  la  conni- 
vence des  primats.  Quand  la  flotte  ottomane  vint  faire  sa  tournée 
dans  les  îles  et  que  le  drogman  fut  informé  de  ce  qui  s'était  passé, 
il  s'en  montra  vivement  irrité.  Les  primats  convoqués  reçurent  la 
bastonnade;  mais  la  Vénus  de  Milo  nous  était  restée,  et  M.  de  Mar- 
cellus l'avait  dirigée  sur  Paris. 

Ainsi  sortaient  peu  à  peu  de  l'oubli  les  souvenirs  d'un  passé 
dont  rien  encore  n'avait  égalé  les  merveilles.  Les  voyageurs  qui, 
de  tous  les  coins  de  l'Europe  rendue  aux  travaux  de  la  paix,  ac- 
couraient contempler  ces  précieuses  reliques  s'imprégnaient  pres- 
que à  leur  insu  d'une  secrète  sympathie  pour  le  peuple  dont  les  an- 
cêtres avaient  produit  de  tels  chefs-d'œuvre.  Les  réminiscences 
classiques,  l'enthousiasme  des  antiquaires,  ont  beaucoup  contribué 
à  l'appui  que  la  révolution  grecque  a  reçu  de  l'extérieur.  Cet  appui 
s'est  manifesté  avec  énergie  au  moment  où  l'insurrection  allait  suc- 
comber, mais  ce  n'est  pas  l'Europe  qui  la  première  a  aidé  la  Grèce 
à  soulever  la  pierre  de  son  tombeau;  c'est,  je  ne  crains  pas  de  le 
répéter,  un  Turc  rebelle  à  son  maître,  le  farouche  et  sanguinaire 
gouverneur  de  l'Épire. 

Avec  toute  sa  caulèle  et  toute  son  habileté,  Ali  de  Tébélen  n'é- 
tait qu'un  sauvage.  Son  étroit  génie  n'embrassait  qu'un  horizon 
borné.  Plus  infatué  de  l'orgueil  de  sa  race  qu'attaché  aux  préceptes 
de  sa  religion,  véritable  type  du  guerrier  albanais,  il  n'eût  jamais 
pu  atteindre  à  la  taille  du  pacha  d'Egypte.  Il  était  du  pays  qui  avait 
vu  naître  Pyrrhus.  Méliémet-Ali  était  digne  d'appartenir  k  la  con- 
trée qui  donna  le  jour  à  Alexandre.  Dans  ses  plus  grands  écarts, 
quand  il  lutlait  pour  sa  vie  et  pour  sa  souveraineté,  le  pacha  rou- 
méliote  se  garda  soigneusement  de  tout  pacte  dangereux  avec  les 
inlidèles.  Il  voulait  vaincre  le  sultan,  mais  sans  ébranler  l'isla- 
misme. Tel  est  le  trait  marquant  qui  distingue  sa  conduite,  et  à  ce 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

trait  seul  les  hommes  d'état  auraient  pu  reconnaître  un  fondateur 
d'empire.  Le  pacha  albanais  au  contraire  fut  l'instrument  inconsi- 
déré de  la  régéiiération  d'un  peuple  qui  n'avait,  sous  aucun  rapport, 
ses  sympathies,  et  qu'il  n'entrait  certes  pas  dans  sa  pensée  d'af- 
franchir. Sa  capitale  devint  pour  les  Grecs  un  centre  d'action  et 
presque  un  foyer  littéraire.  Ils  apprirent  la  guerre  dans  son  camp 
et  la  politique  à  sa  cour.  Quelques-uns,  et  des  plus  illustres,  ne 
montrèrent  que  trop  quelles  leçons  ils  avaient  reçues  à  son  école. 
Ali  s'était  proposé,  avant  tout,  d'abaisser  l'aristocratie  foncière, 
dont  il  prévoyait  la  résistance  au  pouvoir  indépendant  que  depuis 
longtemps  il  convoitait,  lisant  tour  à  tour  de  violence  et  d'adresse, 
il  avait  fait  passer  la  richesse  et  l'autorité  militaire  des  mains  des 
familles  tuiques  aux  mains  avides  de  ses  compatriotes.  Divisés  en 
deux  grandes  tribus  que  sépare  le  Sconibi,  portant  au  nord  de  ce 
fleuve  le  nom  de  Guègues,  celui  de  Tosques  au  midi,  les  Albanais 
forment  une  race  distincte  en  Europe.  Penrlant  le  dernier  siècle, 
au  fur  et  à  mesure  que  déclinait  l'importance  des  anciennes  mi- 
lices, ces  soldats  montagnards,  toujours  prêts  à  vendre  leurs  ser- 
vices aux  gouverneurs  qui  les  voulaient  accepter,  avaient  rapide- 
ment grandi  en  considération  et  en  puissance.  Tous  les  pachas 
tenaient  à  s'entourer  d'une  garde  composée  d'aussi  valeureux  mer- 
cenaires. Le  costume  albanais  devint  à  la  mod  ",  et  les  plus  fiers 
Ottomans  portèrent  avec  orgueil  la  fustanelle  blanche  des  Tosques. 
Les  Grecs  eux-mêmes,  quand  le  second  fils  d'Ali,  Vely-Pacha,  gou- 
verna la  Morée,  adoptèrent  ce  vêtement,  symbole  de  vaillance,  et 
en  firent  l'élégante  parure  des  palikares.  L'i'lée  de  fonder  un  em- 
pire albanais  sur  les  ruines  de  l'empire  chancelant  de  Constanti- 
nople  eût  donc  pu  germer  dans  res[)rit  d'un  piclia  ambitieux;  il 
est  fort  douteux  qu'Ali  ait  préparé,  ait  môme  j  imais  entrevu  un 
dessein  aussi  vaste.  Ses  premiers  efforts  pour  rendre  à  l'autorité 
le  prestige  dont  l'avait  insensiblement  dépouillée  une  oligarchie 
ignorante  et  hautaine  avaient  eu  l'approbation  sans  réserve  du  sul- 
tan; mais  bientôt  l'excès  de  son  zèle  le  rendit  suspect.  Pour  oser 
le  frapper,  le  divan,  suivant  sa  coutume  invariable,  le  voulut  d'a- 
bord affaiblir.  11  commença  par  enlever  à  son  fils  l'important  pa- 
chalik  de  la  Morée.  Ali  comprit  sans  peine  la  portée  de  ce  premier 
coup.  Prévoyait  dès  ce  jour  les  desseins  sinisties  de  la  Ports,  il 
s'occupa  de  chercher  en  tous  lieux  des  appuis,  et,  parmi  ses  com- 
patriotes, des  vengeurs  pour  ses  griefs  personnils.  Ismaël-Bey  lui 
était  allié  par  le  sang,  mais  Ali  lui  attribuait  les  mesures  dont  il 
avait  eu  à  se  plaindre.  11  le  fit  attaquer  en  plein  midi  par  trois 
assassins  dans  les  rues  de  Conslantinople,  au  ir)ois  de  féviier  de 
l'année  J820.  Échappé  à  cet  assaut,  Ismnël  reçut  l'ordre  de  mar- 
cher contre  le  pacha  rebelle.  Toutes  les  forces  de  l'empire  furent 


LA    STATION   DU   LEVANT.  S6& 

mises  en  mouvement.  Les  Guègues  et  les  Bulgares  s'avancèrent 
pour  cerner  la  Basse- Albanie.  Ali  appela  les  Grecs  aux  armes; 
il  était  trop  t\rd,  ses  défenses  étaient  déjà  tournées,  et  avant  d'a- 
voir pu  recevoir  de  cette  diversion  le  secours  qu'il  en  attendait,  il 
voyait  arriver  devant  Janina  les  troupes  conduites  par  Ismaël.  Il 
n'eut  que  le  temps  de  brûler  la  ville  et  de  se  réfugier  dans  la  cita- 
delle avec  6,000  hommes.  Pendant  l'été,  une  division  de  la  flotte 
ottomane  arriva  sur  la  côte  d'Albanie,  et,  au  moment  où  Arta  était 
assiégée  par  terre,  le  capitan-bey  canonnait  Prevesa.  Un  des  fils 
d'Ali  commandait  dans  cette  place;  il  la  livra  sans  essayer  de  la 
défendre.  Ismaël  put  ainsi  recevoir  de  la  flotte  sa  grosse  artillerie 
et  ses  munitions.  Au  mois  d'octobre  1820,  il  ouvrait  le  feu  sur  la 
forteresse  qui  forme  l'acropole  de  Janina.  Ali  était  perdii.  Le  vieux 
lion  cependant  résistait  encore.  «  Il  continue,  à  l'étonnement  de 
tout  le  monde,  écrivait  de  Zante  le  vice-consul  de  France,  M.  Boiir- 
baki,  de  combattre,  enfermé  dans  le  petit  château  de  la  ville,  bien 
qu'il  ait  été  abandonné  de  toutes  ses  troupes  et  de  ses  trois  fils. 
Toutes  les  côtes ,  de  Missolonghi  à  Valona ,  sont  occupées  par  les 
troupes  du  grand-seigneur,  ainsi  que  la  Haute  et  la  Basse-Albanie. 
Tout  cela  a  eu  lieu  en  moins  de  deux  mois.  L'apparition  de  sept  à 
huit  bâtimens  de  guerre  a  suffi  pour  anéantir  ce  terrible  homme.  » 

Dès  la  fin  de  1820,  les  négocians  étrangers,  les  consuls,  les  ca- 
pitaines de  nos  navires  de  guerre,  sont  unanimes  quand  ils  parient 
de  la  Grèce;  tous  y  signalent  à  l'envi  l'attitude  séditieuse  des  chré- 
tiens. La  révolution  vient  d'éclater  en  Espagne;  les  îles  ioniennes 
s'agitent  sous  la  main  de  l'Angleterre,  qui,  «  avec  son  sang-froid 
habituel  et  le  plus  grand  calme,  continue  d'accabler  ses  protégés 
d'impositions  et  de  les  appauvrir.  »  Le  démon  de  la  discorde  est  de 
nouveau  déchaîné  sur  le  monde.  Inquiète,  ébranlée,  avertie  ds 
toutes  parts,  la  Porte  n'ose  pas  cependant  détourner  son  attention 
de  l'Épire.  C'est  toujours  de  ce  côté  qu'elle  expédie  des  soldats,  des 
vaisseaux,  des  approvisionnemens.  Ali  est  le  seul  ennemi  que  le 
sultan  Mahmoud  se  préoccupe  d'abattre.  Ismaël  a  paru  trop  lent; 
on  le  remplace  et  bientôt  on  le  décapite.  Kourchid-Pacha,  gouver- 
neur de  la  Morée  depuis  le  mois  de  novembre  1820,  est  nommé 
séraskier  à  sa  place.  Malgré  les  inquiétudes  que  doit  lui  causer  l'é- 
tat de  fermentation  où  se  trouve  la  Grèce,  Kourchid  n'hésite  pas.  Il 
part,  emmenant  avec  lui  tout  ce  qu'il  peut  rassembler  de  troupes, 
et  se  rend  à  marches  forcées  sous  les  murs  de  Janina.  Il  a  laissé  à 
Tripolitza  son  lieutenant;  mais  il  l'a  laissé  sans  forces,  car,  malgré 
tous  les  secours  envoyés  à  l'armée  d'Albanie,  cette  armée  ne  dé- 
passera pas  20,000  hommes. 

«  Maintenant  ou  jamais,  »  tel  dut  être  le  sentiment  qui,  comme 

TOME  eu.  —  1872.  oS 


8^  REVUE    DES    DECX   MONDES. 

un  trait  de  flamme,  parcourut  la  Morée,  quand  elle  se  vit  tout  à 
coup  dégarnie  de  troupes  ottomanes,  armée  par  les  soins  d'Ali,  ex- 
cités par  ses  agens  et  unie  dans  une  seule  pensée,  celle  de  la  lutte. 
Ce  ne  fut  point  cependant  la  Morée  qui  donna  aux  populations  chré- 
tiennes le  signal  de  l'insurrection.  Ce  signal  leur  vint  d'Odessa  et 
des  principautés  danubiennes.  Odessa  était  le  foyer  de  la  conspira- 
ration  hétairiste.  Les  peuples  à  cette  époque  aimaient  à  travailler 
dans  l'ombre;  le  temps  était  aux  sociétés  secrètes.  L'hétairie  fut  une 
sorte  de  carbonarisme  orthodoxe  dont  la  trame  s'étendit  lentement 
pendant  un  quart  de  siècle  et  finit  par  envelopper  tous  les  états  eu- 
ropéens du  sultan.  Le  mouvement  hétairiste  avait  choisi  pour  chef 
le  fils  d'un  ancien  hospodar  de  la  Valachie  déposé  en  1806,  le 
prince  Alexandre  Ipsilanti.  Devenu  major-général  au  service  de  la 
Russie,  blessé  à  la  bataille  de  Kulm,  où  il  avait  perdu  le  bras  droit, 
le  prince,  aussi  vaillant  soldat  que  mauvais  politique,  croyait  le 
peuple  grec  disposé  à  l'acclamer  comme  son  suzerain,  et  ne  doutait 
pas  que  les  6  millions  d'âmes  de  la  Roumanie  ne  se  levassent  à  la 
voix  des  boyards,  qui  les  avaient  toujours  traités  avec  moins  de 
merci  que  les  Turcs.  Fort  dés  stipulations  du  traité  de  Bucharest, — 
ce  traité  n'avait  restitué  les  provinces  danubiennes  à  la  Turquie 
qu'en  lui  déniant  le  droit  d'y  faire  entrer  des  troupes  sans  l'aveu 
préalable  du  tsar,  —  le  prince  Ipsilanti  franchit  le  Pruth  le  6  mars 
1821.  Le  9  avril,  il  était  à  Bucharest.  Ce  fut  le  terme  de  son  entre- 
prise. En  deux  mois,  il  avait  réuni  2,000  hommes  à  peine;  l'empe- 
reur Alexandre  le  désavouait,  le  patriarche  de  Constantinople  lan- 
çait contre  ses  complices  l'anathème,  et  les  troupes  ottomanes  qui 
bordaient  le  cours  du  Danube  venaient  de  recevoir  de  la  Russie 
l'autorisation  de  passer  sur  l'autre  rive  du  fleuve.  A  la  fin  de  mai, 
le  pacha  de  Silistrie  avait  rétabli  l'autorité  du  sultan  à  lassy  et  à 
Bucharest.  Le  26  juin,  le  prince  Ipsilanti  était  réfugié  sur  le  terri- 
toire autrichien. 

La  tentative  infructueuse  des  principautés  heureusement  n'avait 
rien  perdu;  l'élan  cette  fois  était  trop  bien  donné.  Ali-Pacha  ne  se 
rendait  pas,  et  continuait  à  retenir  devant  Janina  l'armée  de  Kour- 
chid.  La  Grèce,  la  véritable  Grèce,  se  levait  à  son  tour.  Elle  se  levait 
à  ce  cri,  qui  fut  pendant  sept  ans  de  cruelles  épreuves  son  unique 
appui  et  sa  patriotique  devise  :  «  les  Grecs  et  les  Turcs  ne  peuvent 
plus  vivre  ensemble.  »  Elle  se  levait  comme  elle  ne  s'était  point  le- 
vée encore,  —  pour  mourir  ou  pour  triompher.  Une  nouvelle  pé- 
riode, de  nouveaux  devoirs  commençaient  pour  la  station  française. 

E.    JURIEN    DE    LA    GrAVIÈRE. 


UNE   STATION  GÉODÉSIOUE 

AU  SOMMET  DU  CANIGOU 

DANS     LES    PYRÉNÉES-ORIENTALES. 


HISTORIQUE, 


Toute  carte  géographique  a  pour  fondement  une  triangulation 
générale.  La  géodésie  est  la  science  qui  nous  enseigne  les  procédés 
pour  construire  et  les  méthodes  pour  calculer  ces  triangles.  Le  pre- 
mier soin  du  géodésien  consiste  à  tracer  directement  sur  le  sol  un 
des  côtés  du  premier  triangle  de  son  réseau.  Dans  une  grande 
plaine  ou  sur  une  route  rectiligne,  il  mesure  à  l'aide  de  règles  en 
métal  une  distance  de  10  à  12  kilomètres.  Les  précautions  les  plus 
minutieuses  permettent  de  le  faire  avec  une  grande  exactitude. 
Cette  distance  ainsi  mesurée  rigoureusement  prend  le  nom  de  base 
géodcsique.  Des  deux  extrémités  de  cette  base,  on  vise  avec  une  lu- 
nette portée  sur  un  cercle  gradué  un  point  apparent  tel  que  le  som- 
met d'un  édifice,  d'une  colline,  d'une  montagne  ou  d'une  pyramide 
construite  à  cet  effet.  L'on  détermine  ensuite  les  angles  que  ces 
deux  directions  font  avec  celle  de  la  base.  Le  troisième  angle,  ayant 
son  sommet  au  point  visé,  est  mesuré  à  son  tour  et  sert  de  vérifica- 
tion aux  deux  autres  en  vertu  de  ce  théorème  de  géométrie,  que  les 
trois  angles  d'un  triangle  sont  égaux  à  deux  droits.  On  obtient  ainsi 
un  premier  triangle  parfaitement  connu  dans  toutes  ses  dimen- 
sions. L'opération  se  poursuit  en  prenant  pour  base  un  autre  côté 
du  premier  triangle  et  en  visant  également  un  autre  point  remar- 
quable du  relief  terrestre.  Procédant  toujours  ainsi,  les  triangles 
s'ajoutent  les  uns  aux  autres  et  forment  un  réseau  continu  pouvant 
s'étendre  dans  toutes  les  directions.  Quand  le  pays  tout  entier  est 
couvert  par  ce  réseau  trigonométrique,  la  position  relative  de  tous 
les  points  coïncidant  avec  les  sommets  des  triangles  est  exactement 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

déterminée.  On  fixe  alors  celle  des  points  secondaires  au  moyen 
de  petits  triangles  qui  s'appuient  sur  les  premiers.  Ces  nouveaux 
points  plus  rapprochés  les  uns  des  autres  servent  à  en  déterminer 
d'autres  encore  plus  voisins,  et  enfin  à  placer  les  villages,  les  ha- 
meaux, les  fermes  isolées,  dessiner  les  cours  d'eau,  indiquer  les 
vallées  et  les  reliefs  du  sol,  achever  en  un  mot  la  topographie  du 
pays. 

Mais  la  géodésie  se  propose  encore  un  autre  but,  sinon  plus  utile, 
du  moins  plus  élevé,  c'est  la  connnaissance  exacte  de  la  figure  de  la 
terre.  Les  anciens  savaient  déjà  qu'elle  avait  la  forme  d'une  sphère, 
et  ils  firent  quelques  efforts  pour  en  estimer  les  dimensions.  Éra- 
tosthène,  Possidonius,  Ptolémée,  nous  ont  transmis  des  mesures 
que  la  science  moderne  ne  saurait  utiliser  à  cause  de  l'imperfec- 
tion des  moyens  d'observation  et  de  l'incertitude  qui  plane  sur  la 
valeur  exacte  du  stade,  unité  de  mesure  itinéraire  des  anciens.  Les 
modernes  comprirent  que  le  problème  était  complexe  :  il  s'agissait 
non-seulement  de  mesurer  les  dimensions  de  la  terre,  mais  aussi 
de  s'assurer  si  elle  était  une  sphère  parfaite  ou  bien  un  sphéroïde 
quelconque,  allongé  ou  aplati  aux  deux  pôles.  On  se  demandait 
encore  si  la  surface  de  notre  planète,  en  la  supposant  entièrement 
couverte  par  les  eaux  de  la  mer,  est  parfaitement  régulière  et  telle 
qu'elle  doit  résulter  de  la  rotation  de  la  terre  sur  elle-même  à  l'é- 
poque où  elle  roulait  dans  l'espace  à  l'état  de  globe  incandescent 
semi-fluide,  en  un  mot  si  sa  forme  est,  comme  disent  les  géomè- 
tres, celle  d'un  sjyhéroide  de  révolution.  Fernel,  médecin  et  astro- 
nome de  Paris,  essaya  le  premier,  vers  1550,  de  mesurer  la  longueur 
d'un  degré  de  latitude,  c'est-à-dire  de  la  90«  partie  de  la  distance 
de  l'équateur  au  pôle.  Amiens  étant,  à  très  peu  de  chose  près,  à 
1  degré  au  nord  de  Paris  et  presque  sous  le  même  méridien ,  c'est- 
à-dire  sous  un  demi-grand  cercle  passant  par  le  pôle  et  l'obser- 
vatoire de  Paris,  —  Fernel ,  adaptant  à  une  roue  de  sa  voiture  un 
mécanisme  qui  comptait  le  nombre  des  tours  de  cette  roue,  fit  plu- 
sieurs fois  le  trajet  de  Paris  à  Amiens,  tint  compte  des  sinuosités 
de  la  route,  et  en  conclut  que  le  degré  mesuré  sur  la  terre  entre  les 
deux  stations  était  de  56  7Î6  toises  ou  110  600  mètres,  nombre  très 
approché  de  la  vérité,  car  on  estime  aujourd'hui  à  111  120  mètres 
la  valeur  moyenne  du  degré  terrestre  latitudinal. 

L'Académie  des  Sciences  de  Paris  résolut  de  reprendre  cette  ques- 
tion. Elle  comprit  que  la  détermination  d'un  arc  de  méridien  doit 
s'appuyer  sur  des  triangulations  suffisamment  prolongées,  exécu- 
tées sous  l'équateur,  dans  les  latitudes  moyennes  et  vers  le  pôle, 
afin  d'en  conclure  la  figure  exacte  du  sphéroïde  terrestre.  En  posant 
ces  principes,  l'Académie  inaugurait  la  géodésie  moderne  et  don- 
nait un  exemple  suivi  depuis  par  les  autres  nations  civilisées.  Picard 


STATION    GÉODÉSIQUE    AU    CANIGOU.  869 

est  d'abord  chargé  en  1669  de  mesurer  l'arc  du  méridien,  de  1  de- 
gré environ ,  compris  entre  la  ferme  de  Malvoisine,  au  nord-est  de 
La  Ferté-Aleps,  et  la  flèche  de  la  cathédrale  d'Amiens.  II  com- 
mence par  tracer  une  base  de  5  663  toises  sur  la  route  de  Yillejuif 
à  Juvisy,  au  sud  de  Paris,  et  construit  un  premier  triangle  dont  les 
sommets  sont  occupés  par  Yillejuif,  Juvisy  et  Brie-Gomte-Robert; 
puis,  s'avançant  vers  le  nord  en  laissant  Paris  à  l'ouest,  il  trouve,  pour 
la  distance  de  Malvoisine  à  Amiens,  une  longueur  de  78  850  toises. 
Son  réseau  trigonométrique  comprenait  la  méridienne  de  Paris.  A 
l'aide  d'observations  astronomiques,  Picard  obtint  la  distance  de 
cette  ligne  aux  points  correspondans  de  la  triangulation,  ainsi  que 
les  longueurs  de  ces  fractions  de  méridien;  enfin,  ayant  déterminé 
par  l'observation  des  mêmes  étoiles  les  latitudes  des  points  extrêmes 
de  sa  chaîne  de  triangles,  le  même  astronome  en  conclut  que 
sous  le  parallèle  de  Paris  la  valeur  du  degré  était  sur  la  terre  de 
57  060  toises,  —  résultat  qui  ne  diffère  que  de  31Zi  toises  de  celui 
qu'avait  obtenu  un  siècle  auparavant  le  médecin  Fernel. 

Cependant  l'Académie  se  préoccupait  d'une  autre  détermination 
qui  se  rattache  intimement  à  la  figure  de  la  terre,  celle  de  la  lon- 
gueur du  pendule.  En  effet,  si  la  terre  est  une  sphère  parfaite  et 
homogène,  la  longueur  du  pendule  battant  la  seconde  ne  sera  in- 
fluencée que  par  la  force  centrifuge,  conséquence  de  sa  rotation; 
cette  force,  nulle  aux  pôles,  qui  restent  toujours  immobiles,  attein- 
dra sa  plus  grande  valeur  à  l'équateur.  Si  au  contraire  notre  globe 
est  un  sphéroïde  aplati  aux  deux  pôles,  la  pesanteur  agissant  avec 
plus  d'intensité  vers  les  régions  polaires,  moins  distantes  du  centre 
de  la  terre,  cette  variation  d'intensité  vient  s'ajouter  à  la  force  cen- 
trifuge pour  modifier  la  longueur  du  pendule.  L'Académie,  pour 
résoudre  le  problème,  expédia  en  1672  à  Gayenne,  colonie  située 
sous  l'équateur,  l'astronome  Richer.  Gelui-ci  constata  que  la  lon- 
gueur du  pendule  battant  la  seconde  à  Gayenne  est  de  0'",991, 
tandis  qu'à  Paris  elle  est  de  0'",99/i,  et  Laplace  détermina  plus  tard 
la  relation  mathématique  qui  lie  la  longueur  du  pendule  à  l'aplatis- 
S3ment  du  sphéroïde  terrestre-.  On  ne  peut  se  faire  une  idée  des 
précautions  infinies  dont  le  physicien  doit  s'entourer  pour  ce  genre 
d'observations,  ni  de  toutes  les  corrections  minutieuses,  mais  néces- 
saires, lorsqu'il  s'agit  d'apprécier  une  différence  de  longueur  qui, 
entre  Paris  et  Gayenne,  n'est  que  de  3  millimètres.  De  nos  jours, 
les  perfectionnemens  de  la  mécanique  pratique  et  les  progrès  de  la 
physique  ont  rendu  ces  expériences  plus  faciles  et  plus  sûres;  tou- 
tefois on  ne  saurait  trop  admirer  les  résultats  obtenus  par  Richer, 
qui  dut  suppléer,  il  y  a  juste  deux  siècles,  à  l'imperfection  de  ses 
instrumens  par  une  patience  inépuisable  et  une  sagacité  peu  com- 
mune. 


870  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'Académie  ne  perdait  pas  de  vue  la  nécessité  de  prolonger  l'arc 
d'un  degré  mesuré  par  Picard  entre  Malvoisine  et  Amiens.  De  1683 
à  1718,  cet  arc  est  étendu  par  Dominique  Cassini  et  Lahire  dans  le 
nord  jusqu'à  Dunkerque,  dans  le  sud  jusqu'à  Collioure.  Ces  me- 
sures ayant  donné  un  résultat  contraire  à  la  notion  de  l'aplatisse- 
ment du  sphéroïde  terrestre  aux  deux  pôles,  les  astronomes  fran- 
çais ne  reculèrent  pas  devant  la  pénible  tâche  de  recommencer  le 
grand  travail  exécuté  par  deux  d'entre  eux.  En  1739,  Cassini  de 
Thury  et  Lacaille  reprenaient  tout  le  travail  de  Dominique  Cassini 
et  de  Lahire  :  c'est  ce  qu'on  nomme  la  méridienne  vérifiée,  qui  sert 
de  base  à  la  première  carte  générale  de  la  France,  dite  carte  de 
Cassini.  Cette  triangulation,  contrairement  à  celle  de  leurs  prédé- 
cesseurs Dominique  Cassini  et  Lahire,  confirmait  la  théorie  de  l'a- 
platissement du  globe.  Pour  la  mettre  hors  de  doute  ou  la  con- 
damner sans  retour,  l'Académie  fait  un  nouvel  appel  au  savoir  et 
au  dévoûment  de  ses  membres.  Sans  attendre  l'achèvement  de  la 
vérification  du  méridien  français,  Bouguer,  La  Condamine  et  Godin 
étaient  partis  pour  le  Pérou  en  1735;  ils  y  séjournèrent  dix  ans 
pour  mesurer  près  de  l'équateur  un  arc  de  3  degrés  entre  Quito  et 
Cuença.  Cette  triangulation,  d'accord  avec  la  méridienne  vérifiée, 
montrait  que  les  degrés  mesurés  sur  la  terre  sont  plus  longs  dans 
les  latitudes  moyennes  que  sous  l'équateur;  en  effet,  l'arc  de  Mal- 
voisine à  Amiens,  mesuré  par  Picard,  était  de  57  600  toises,  l'arc 
péruvien  de  Bouguer  et  La  Condamine  de  56  737  toises  seulement. 

Tandis  que  ces  deux  astronomes  opéraient  au  Pérou,  cinq  de 
leurs  confrères,  Maupertuis,  Clairaut,  Camus,  Lemonnier  et  Ou- 
thier,  mesuraient  en  plein  hiver  un  arc  en  Laponie,  le  long  du 
.fleuve  Tornéo,  entre  la  montagne  d'Ava-Saxa  et  le  village  de  Pello, 
sous  le  66^  degré  de  latitude.  Leurs  opérations,  vérifiées  depuis  par 
une  commission  de  savans  suédois  que  présidait  l'astronome  Svan- 
berg,  donna  57  196  toises  pour  la  longueur  de  l'arc  lapon,  c'est-à- 
dire  136  toises  de  plus  qu'à  Paris  et  Zi59  toises  de  plus  qu'au  Pérou. 
L'aplatissement  du  sphéroïde  terrestre  devenait  donc  un  fait  in- 
contestable. La  valeur  de  cet  élément  dans  l'état  actuel  de  nos  con- 
naissances est  de  1/295^;  par  conséquent,  si  on  suppose  le  diamètre 
de  l'équateur  divisé  en  295  parties  égales,  l'axe  qui  va  d'un  pôle  à 
l'autre  n'en  contiendra  que  294.  On  conçoit  l'importance  de  ces 
données  pour  la  détermination  de  la  circonférence,  du  volume,  du 
poids  et  de  l'état  antérieur  de  la  planète  que  nous  habitons. 

Quand  on  songe  à  cet  ensemble  de  travaux  scientifiques  conçus, 
exécutés,  discutés,  comparés  les  uns  aux  autres  par  les  membres 
de  notre  ancienne  académie,  on  ne  peut  se  défendre  d'un  profond 
sentiment  d'estime  pour  ces  serviteurs  si  dignes  et  si  dévoués  de  la 
science,  mettant  en  commun  leur  savoir,  leur  expérience,  leurs 


STATION    GÉODÉSIQUE    AU   CANIGOU.  871 

travaux,  et  sacrifiant  leur  temps,  leur  repos,  leur  santé,  à  la  re- 
cherche de  la  vérité.  L'on  se  rappelle  involontairement  ce  bel  éloge 
de  l'Académie  par  Bailly  (1),  telle  qu'elle  était  en  1669,  lorsque  Do- 
minique Gassini  fut  appelé  en  France  par  Golbert  à  la  sollicitation 
de  Picard.  «  Dominique  Gassini,  dit  Baillj%  trouva  l'Académie  oc- 
cupée du  dénombrement  de  nos  connaissances.  Elle  étudiait,  exa- 
minait les  anciens  pour  juger  leurs  opinions  et  leurs  travaux,  pour 
décider  ce  qui  méritait  d'être  conservé  et  ce  qui  demandait  à  être 
perfectionné  ou  recommencé.  L'illustre  Fontenelle  nous  a  conservé 
le  résultat  de  ces  conférences  savantes.  On  croit  voir  les  états-gé- 
néraux d'une  grande  nation  assemblés  pour  discuter  ses  intérêts, 
s'éclairant  par  les  abus  du  passé  et  s'occupant  du  bonheur  de  l'ave- 
nir. Gette  nation,  c'était  l'espèce  humaine,  les  intérêts  discutés 
étaient  ceux  de  l'esprit  humain,  l'Académie  tenait  dans  ses  mains 
l'héiitage  des  générations  passées  et  la  fortune  des  générations  fu- 
tures. Dans  ces  momens  de  paix  ou  de  repos  où  la  voix  du  génie 
peut  se  faire  entendre,  dans  ces  momens  de  fécondité  où  plusieurs 
grands  hommes  réunis  sont  capables  d'an  grand  effort,  l'Académie 
disposa  tout  pour  élever  l'esprit  humain  et  le  placer  à  une  hauteur 
et  à  un  degré  de  lumière  où  l'on  n'eût  plus  à  craindre  les  rechutes 
de  l'ignorance  et  où  l'on  pût  se  passer  du  mouvement  qui  manque 
aux  siècles  stériles.  C'était  en  effet  un  renouvellement  :  les  esprits 
étaient  mûris  par  l'expérience,  le  génie  éclairait  la  raison,  et  la 
raison  réglait  le  génie.  »  On  sent  dans  ces  paroles  émues,  écrites 
en  1778,  le  souffle  précurseur  de  1789,  et  Bailly  semble  pressentir 
l'avènement  d'autres  états- généraux  plus  solennels  encore,  élus 
par  la  nation  tout  entière  pour  discuter  des  problèmes  sociaux 
aussi  importans  que  ceux  de  la  science,  et  réformer  comme  l'Aca- 
démie les  erreurs  et  les  abus  du  passé. 

La  constituante  avait  remplacé  les  états-généraux  et  travaillait  à 
la  régénération  de  la  France.  Un  système  général  et  uniforme  des 
poids  et  mesures  n'existait  pas.  Chaque  province,  chaque  ville  avait 
le  sien  ;  de  là  une  confusion  inexprimable  et  un  véritable  obstacle 
aux  transactions  commerciales  à  l'intérieur  et  au  dehors.  L'assem- 
blée, sur  la  proposition  de  Talleyrand,  nomme  une  commission 
composée  de  Borda,  Lagrange,  Laplace,  Monge  et  Condorcet,  qui 
dépose  son  rapport  le  19  mars  1791.  Sa  première  conclusion  était 
de  prendre  pour  unité  de  longueur  la  dix  milhonième  partie  de 
la  distance  du  pôle  à  l'équateur,  ou  d'un  quart  du  méridien  ter- 
restre, et  de  rattacher  ainsi  le  mètre.)  base  de  tout  le  système  des 
poids  et  mesures,  aux  dimensions  mêmes  du  globe  terrestre.  L'idée 
n'était  pas  précisément  nouvelle.  Jacques  Gassini,  dans  son  ou- 

(1)  Histoire  de  l'Aslronomie  moderne,  1779,  t.  II,  p.  337. 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vrage  sur  la  Grandeur  et  la  figure  de  la  terre,  proposait  une  brasse 
qui  serait  la  dix  millionième  partie  du  rayon  terrestre.  Fonte- 
nelle,  de  son  côté,  avait  dit  :  «  Quiconque  réglera  un  pendule  à 
secondes  sur  le  mouvement  moyen  du  soleil  retrouvera  la  même 
longueur,  »  et  La  Condamine  proposait  de  prendre  pour  mesure 
fondamentale  la  longueur  du  pendule  battant  la  seconde  sous  l'é- 
quateur;  nous  avons  vu  que  cette  longueur  est  de  0"",991,  pir 
conséquent  plus  courte  que  le  mètre  actuel  de  9  millimètres  seu- 
lement. La  commission  nommée  par  la  constituante,  voulant  ratta- 
cher directement  le  mètre  aux  dimensions  du  globe  terrestre,  jugea 
nécessaire  de  déterminer  la  méridienne  de  Dunkerquc  à  Barcelone. 
Méchain  fut  chargé  de  la  partie  méridionale  de  l'arc  à  mesurer 
entre  Rodez  et  Barcelone;  Delambre  se  réserva  la  partie  comprise 
entre  Rodez  et  Dunkerque.  Cette  grande  entreprise,  menée  à  bonne 
fin  dans  l'espace  de  quelques  années,  excita  l'admiration  de  tous 
les  juges  compétens.  Méchain  paya  de  sa  vie  son  dévoûment  à  la 
science;  il  succomba  aux  suites  des  fatigues  qu'il  avait  endurées; 
inais  son  œuvre  ne  resta  pas  inachevée.  Comme  sur  un  champ  de 
bataille  où  un  soldat  qui  tombe  est  immédiatement  remplacé  par 
d'autres  qui  continuent  la  lutte,  Biot  et  Arago  reprirent  l'œuvre  de 
Méchain  et  prolongèrent  la  triangulation  jusqu'à  l'île  de  Formen- 
tera,  la  plus  méridionale  des  Baléares.  Il  faut  lire  dans  les  Souve- 
nirs de  ma  jeunesse,  de  François  Arago ,  le  récit  attachant  des  dif- 
ficultés qu'ils  eurent  à  surmonter  pour  rattacher  les  îles  Baléares  au 
continent,  au  moyen  de  trois  triangles  plus  grands  que  tous  ceux 
gui  avaient  été  mesurés  jusque-là;  le  côté  de  l'un  n'avait  pas  moins 
de  160  kilomètres  de  longueur. 

Le  système  métrique  repose  sur  l'arc  français  et  sur  celui  qui  a 
été  mesuré  au  Pérou  par  Bouguer  et  La  Condamine;  la  combinai- 
son de  ces  arcs  donnait  l/33/i^  pour  l'aplatissement  du  globe,  et 
pour  la  distance  du  pôle  à  l'équateur  5  130  7A0  toises,  d'où  l'on 
déduisit  pour  le  mètre,  rapporté  à  la  toise  du  Pérou,  hhZ  lignes 
plus  296  millièmes  de  ligne.  Les  mesures  d'arcs  du  méridien  exé- 
cutées depuis  dans  d'autres  pays  ont  modifié  la  valeur  de  l'aplatis- 
sement du  sphéroïde  terrestre;  mais  les  relations  du  mètre  avec  les 
dimensions  du  globe  n'en  sont  pas  moins  rigoureusement  connues, 
elles  réunissent  toutes  les  conditions  nécessaires  pour  établir  le 
rapport  entre  cette  unité  de  mesure  et  le  quart  du  méridien  ter- 
restre. Bessel,  qui  jeta  tant  d'éclat  sur  l'obervatoire  de  Kœnigsberg, 
a  soumis  cette  question  à  un  examen  approfondi;  il  conclut  judi- 
cieusement que  de  nouvelles  mesures  modifieront  incessamment 
nos  connaissances  sur  les  dimensions  et  la  figure  de  la  terre,  et  par 
conséquent  sur  la  valeur  absolue  du  mètre  considéré  comme  étant 
la  dix  millionième  partie  de  la  distance  du  pôle  à  l'équateur;  mais 


STATION   GÉODÉSIQUE    AU   CANIGOt .  873 

il  suffit  que  l'on  connaisse  les  élémens  qui  ont  servi  à  l'établir,  et 
qu'on  ait  conservé  l'étalon  déposé  aux  archives  de  Paris.  En  adop- 
tant tout  récemment  ce  mètre  comme  étalon  international  des  poids 
et  mesures,  les  savans  délégués  de  presque  toutes  les  nations  civi- 
lisées de  l'Europe  et  de  l'Amérique,  réunis  il  y  a  un  mois  à  Paris, 
ont  donné  une  sanction  décisive  et  solennelle  à  l'œuvre  de  la  com- 
mission d'académiciens  français  nommés  par  la  constituante  en  1791 . 
L'exécution  de  la  carte  de  France  par  Gassini  avait  nécessité  la 
mesure  de  diverses  chaînes  trigonométriqiies  perpendiculaires  à  la 
méridienne.  Ces  travaux  durent  être  repris  et  multipliés  pour  l'éta- 
blissement de  la  carte  dite  de  l'état-major,  dont  l'exécution  avait 
été  décrétée  par  Louis  XYIII  le  6  août  1817.  Ce  fut  l'œuvre  du  corps 
des  ingénieurs  géographes;  c'est  à  eux  que  revient  l'honneur  d'a- 
voir terminé  la  triangulation  de  notre  pays,  et  jeté  les  fondemens 
de  la  nouvelle  carte  de  France.  Malgré  des  imperfections  révélées 
par  les  rapides  progrès  de  la  science  depuis  le  commencement  du 
siècle,  cette  carte  n'en  est  pas  moins  un  monument  dont  les  étran- 
gers savent  apprécier  la  valeur;  mais  la  fusion  du  corps  des  ingé- 
nieurs géographes  avec  le  corps  d'état-major  de  l'armée,  accomplie 
en  1831  pour  satisfaire  à  de  fausses  idées  d'égalité  militaire,  porta 
un  coup  mortel  à  la  géodésie  en  rejetant  dans  l'armée  active  presque 
tous  les  officiers  de  cette  arme  naturellement  plus  préoccupés  de  leur 
avancement  que  de  celui  des  sciences  géographiques.  A  partir  de  ce 
moment,  la  grande  géodésie  entre  en  France  dans  une  période  de 
déclin.  On  se  borne  à  l'achèvement  de  la  partie  topographique  des 
feuilles  de  la  carte  de  France  encore  non  publiées.  En  Algérie  seu- 
lement, le  gouvernement  subit  la  nécessité  de  faire  exécuter  une 
carte  indispensable  au  succès  des  opérations  militaires.  L'œuvre, 
interrompue  par  la  guerre  de  Crimée,  est  reprise  et  poursuivie  en 
1859  par  deux  brigades  d'officiers  dirigés  par  les  capitaines  Versi- 
gny  et  Perrier.  Les  autres  peuples  pendant  ce  temps  étaient  entrés 
en  scène,  et  continuaient  les  grands  travaux  des  académiciens  fran- 
çais. Les  Russes  déterminaient  astronomiquement  en  1852  à  Ham- 
merfest,  dans  la  Laponie  norvégienne,  la  position  géographique 
de  l'extrémité  d'un  arc  qui  s'étend  de  cette  ville  jusqu'au  Danube 
sur  une  longueur  de  25  degrés.  La  triangulation  commencée  par 
Bessel  et  Bœyer  en  1831  dans  la  Prusse  orientale  va  bientôt  s'é- 
tendre de  Christiania,  en  Norvège,  jusqu'à  Palerme,  en  Sicile,  sur 
une  étendue  de  22  degrés  latitudinaux.  Les  Anglais  ont  couvert 
leurs  îles  de  triangles  qui  comprennent  jusqu'aux  Shetlands,  et  ont 
Aesuré  de  longues  chaînes  dans  la  presqu'île  de  l'Inde  depuis  Cey- 
lan  jusqu'à  l'Himalaya. 

La  France  sommeillait.  Enfin  en  1869  un  heureux  hasard  fut  le 
point  de  départ  d'un  réveil,  dû  à  l'initiative  d'un  officier  d'état- 


S7ll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

major.  Le  capitaine  Perrier,  occupé  de  ses  opérations  géodésiques 
sur  les  montagnes  des  environs  d'Oran  et  de  Tlemcen,  en  Algérie, 
apprit  de  la  bouche  des  Arabes  que  dans  les  journées  favorables 
on  voyait  au  coucher  du  soleil  les  montagnes  de  l'Espagne.  Long- 
temps il  fut  incrédule;  mais  le  soir  du  18  octobre  1868  il  distingua 
nettement  deux  sommets  qui  d'après  leur  direction  appartenaient 
aux  sierras  de  la  province  de  Grenade  :  il  les  revit  à  plusieurs  re- 
prises de  différons  points  de  la  côte  africaine,  et  constata  que  leur 
forme  restait  la  même  ;  c'étaient  les  cimes  du  Mulhaçen  et  du  pic 
de  Sagra.  .On  pouvait  donc  relier  la  triangulation  de  l'Espagne, 
exécutée  actuellement  avec  le  plus  grand  soin  par  le  général  Ibanes, 
à  celle  de  l'Algérie,  et  la  continuer  dans  le  sud  jusqu'à  la  limite 
extrême  de  nos  possessions  africaines.  La  méridienne  française  étant 
déjà  rattachée  à  celle  de  l'Angleterre,  on  aurait  ainsi  une  chaîne 
continue  de  triangles  depuis  les  Shetlands  jusqu'au  Sahara,  c'est- 
à-dire  un  arc  de  30  degrés  îatitudinaux,  le  plus  long  qui  ait  été 
mesuré  jusqu'ici.  Le  capitaine  Perriei'  soumit  cette  idée  au  maré- 
chal Niel.  Frappé  de  l'importance,  séduit  par  la  grandeur  du  pro- 
jet, ce  ministre  intelligent  comprit  en  même  temps  qu'il  était  né- 
cessaire de  recommencer  la  mesure  de  la  méridienne  de  France 
comprise  entre  Dunkerque  et  Perpignan.  En  effet,  c'est  une  vérité 
absolue  dans  les  sciences  positives  que  toutes  les  questions  doivent 
être  reprises  au  moins  tous  les  cent  ans  en  utilisant  les  procédés 
nouveaux  et  plus  parfaits  qu'un  progrès  incessant  introduit  dans 
la  pratique  et  dans  la  théorie,  car  la  vérité  absolue  est  un  idéal  dont 
nous  nous  rapprochons  sans  cesse  avec  la  conviction  de  ne  jamais 
l'atteindre.  Il  fallait  donc  mesurer  de  nouveau  les  triangles  de  De- 
lambre  et  Méchain,  ou  remplacer  ceux  qui  pouvaient  être. défec- 
tueux sous  le  point  de  vue  de  la  forme  ou  des  dimensions.  Sur  la 
proposition  du  Bureau  des  longitudes,  trois  officiers  instruits  et  zé- 
lés, MM.  Perrier,  Penel  et  Bassot,  furent  chargés  d'entreprendre  ce 
long  et  pénible  travail.  Quelques  fonds  leur  furent  alloués,  quel- 
ques soldats  pris  dans  la  garnison  voisine  mis  à  leur  disposition. 
Munis  d'instrumens  construits  sur  les  données  de  la  science  mo- 
derne, ils  entrèrent  en  campagne. 

Parmi  les  stations  déjà  faites  de  la  méridienne,  le  Ganigou  est 
une  des  plus  importantes;  c'est  une  montagne  isolée  qui  termine  à 
l'orient  la  chaîne  des  Hautes-Pyrénées.  Gorabœuf  y  avait  séjourné 
lorsqu'il  mesurait  le  parallèle  qui  s'étend  de  l'Océan  à  la  Méditerra- 
née; des  ingénieurs  espagnols  y  passèrent  trois  semaines  en  1868  : 
c'est  donc  une  station  commune  au  réseau  espagnol  et  au  réseali 
français.  M.  Perrier  voulut  bien  m'inviter  à  venir  habiter  sous  sa 
tente.  J'acceptai  avec  empressement;  j'étais  désireux  de  connaître 
les  perfectionnemens  dont  la  géodésie  moderne  s'est  enrichie,  je  me 


STATION   GÉODÉSIQUE    AU   CANIGOU.  875 

réjouissais  de  séjourner  de  nouveau  pendant  quelque  temps  sur  un 
sommet  élevé,  comme  dans  ma  jeunesse,  lorsque  je  passais  d'heu- 
reux jours  avec  Bravais  sur  le  Faulhorn,  au  grand  plateau  du  Mont- 
Blanc,  et  sur  le  Slaadberg  dans  la  baie  de  Bellsound  au  Spitzberg. 
Je  pouvais  prendre  part  aux  observations  météorologiques  que  ces 
officiers  faisaient  concurremment  avec  leurs  travaux  géodé^riques, 
et  les  compléter  par  des  études  appartenant  au  domaine  des 
sciences  naturelles,  car  tout  se  tient  étroitement  dans  le  monde 
physique,  et  le  fait  le  plus  insignifiant  en  apparence  se  traduit  en 
conséquences  infinies  qu'on  peut  poursuivre  dans  toutes  les  direc- 
tions. On  en  verra  la  preuve  dans  les  pages  suivantes. 

II.    —    SÉJOUR     SUR    LE    CANIGOU. 

Dernier  contre-fort  des  Pyrénées  vers  la  Méditerranée,  le  Ganigou 
est  le  pendant  de  la  montagne  de  la  Rhune,  qui  s'élève  au-dessus  de 
Saint-Jean-de-Luz,  au  fond  du  golfe  de  Biscaye;  mais,  tandis  qu'elle 
s'abaisse  vers  f  Océan,  la  chaîne  conserve  sa  hauteur  en  s'appro- 
chant  de  la  Méditerranée.  D'après  les  calculs  de  Corabœuf,  le  Ga- 
nigou s'élève  à  2  785  mètres  au-dessus  de  la  mer,  la  Rhune  à 
900  mètres  seulement,  et  la  plus  haute  cime  des  Pyrénées,  la  Ma- 
ladetta,  à  3  354.  Le  Ganigou  forme  un  groupe  parfaitement  limité  et 
circonscrit  d'un  côté  par  la  vallée  de  la  Têt,  rivièra  torrentielle  qui 
passe  à  Perpignan  et  descend  des  montagnes  qui  entourent  la  forte- 
resse du  Mont-Louis,  et  de  l'autre  par  la  vallée  de  Géret,  parcourue 
par  le  Tech,  qui  se  jette  dans  la  Méditerranée  près  d'Argelez-sur-Mer. 
Les  petitf  s  vallées  de  Sahors,  du  Vernet,  de  Fillos  et  de  Ballestavy 
pénètrent  dans  l'intérieur  du  massif  et  le  mettent  en  rapport  avec  la 
vallée  de  la  Têt.  Le  chemin  qui  mène  au  sommet  de  la  montagne, 
praticable  seulement  pour  les  mulets  jusqu'à  ÛOO  mètres  au-dessous 
du  point  culminant,  part  des  bains  du  Vernet,  passe  par  le  village  de 
Gasteil  au  pied  des  ruines  pittoresques  de  l'ancienne  *bbaye  de  Saint- 
Martin-du-Canigou,  en  suivant  toujours  le  torrent  de  Gadi.  A 1  367  mè- 
tres, près  de  la  Fontaine  froide,  dont  la  température  est  de  9°,1,  on 
entre  dans  les  forêts  de  hêtres  et  du  pin  des  Pyrénées  (1)  accompa- 
gnés des  premiers  rhododendrons  (2).  A  1  7ii5  mètres,  on  dépasse  les 
derniers  champs  cultivés  en  seigle  et  en  pommes  de  terre,  éche- 
lonnés sur  une  pente  tournée  vers  le  sud-est;  peu  après,  on  traverse 
le  torrent  de  la  Lipandière,  affluent  du  Gadi.  Dans  l'été  de  1872, 
son  lit  était  encombré  d'un  nombre  immense  de  pins  et  de  bouleaux 
ailte-chés  aux  pentes  voisines  par  une  avalanche  du  printemps.  La 

(1)  Pimis  uncinata. 

(2)  Rhododendron  ferrugineum. 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

neige  avait  presque  entièrement  disparu  le  21  août.  Une  autre  ava- 
lanche tombée  sur  le  torrent  de  Cadi  à  1  845  mètres  au-dessus  de  la 
mer  mesurait  encore  500  mètres  de  long,  et  formait  un  pont  d'une 
seule  arche  miné  en  dessous  par  les  eaux  du  torrent;  le  28  août,  il 
était  écroulé  sur  une  longueur  de  60  mètres,  mais  la  clé  de  la  voûte 
qui  restait  était  encore  d'une  épaisseur  rassurante.  Après  avoir  re- 
monté de  l'autre  côté,  on  arrive  au  chalet  ou  Jas  de  Cadi,  le  plus 
élevé  de  îa  montagne  (2 100  mètres),  celui  où  les  touristes  qui  veulent 
voir  le  lever  du  soleil  au  sommet  du  Canigou  ont  coutume  de  passer 
la  nuit.  Une  forêt  continue  de  pins  des  Pyrénées  règne  de  ce  point 
jusqu'à  une  source  dont  la  température  est  de  /i°,7.  Les  Catalans 
lui  ont  donné  le  nom  de  leur  illustre  compatriote  François  Arago 
en  souvenir  du  dernier  séjour  qu'il  fit  au  pied  du  Canigou  en  18/i2. 
A  2  320  mètres,  on  sort  de  la  forêt,  et  l'on  se  trouve  à  la  limite 
de  la  végétation  arborescente,  formée  uniquement  par  le  pin  des 
Pyrénées.  Je  n'ai  pas  été  médiocrement  surpris  do  voir  à  cette  hau- 
teur des  arbres  ayant  5  mètres  de  haut  et  un  tronc  à  l'avenant  ;  le 
plus  gros  mesurait  2"", 85  de  circonférence.  Les  branches  tordues  et 
mutilées  de  ces  arbres  témoignent  de  la  lutte  qu'ils  soutiennent 
contre  les  ouragans  et  le  poids  de  la  neige  qui  les  courbent  en 
hiver.  Quelques-uns  sont  morts  et  desséchés;  mais  d'autres  étaient 
en  pleine  végétation.  Cette  limite  est  bien  celle  qu'ils  ne  peuvent 
dépasser,  car  la  montagne  s'élève  en  pente  douce  devant  eux,  et 
rien,  si  ce  n'est  le  climat,  ne  les  empêchait  de  monter  plus  haut; 
quelques  sujets  rabougris  semblaient  pour  ainsi  dire  tenter  l'esca- 
lade, mais  ils  s'arrêtaient  à  leur  tour,  et  le  genêt  (l),  le  rhododen- 
dron, le  genévrier  et  la  bruyère  commune  couvraient  seuls  les 
lianes  déboisés  de  la  montagne.  Telles  sont  la  longueur  et  la  rigueur 
des  hivers,  la  brièveté  et  la  tiédeur  des  étés  dans  ces  hautes  ré- 
gions, que  ces  arbres  ne  végètent  que  pendant  quelques  mois 
de  l'année;  leur  croissance  est  donc  nécessairement  très  lente. 
Un  garde -généi'al  des  forêts  voulut  bien  me  donner  une  ron- 
delle prise  à  la  base  d'un  de  ces  pins  :  elle  avait  un  diamètre  de 
0'",278  sans  compter  l'écorce.  Le  nombre  des  couches  ligneuses, 
toujours  égal  à  celui  des  années  que  l'arbre  a  vécu,  s'élève  à  150  ; 
cet  arbre  datait  donc  de  l'année  1722.  En  moyenne,  les  couches 
avaient  une  épaisseur  de  O/iO*"'  de  millimètre.  Pour  donner  une  idée 
de  la  lenteur  de  cette  végétation,  je  dirai  que  les  pins  de  la  forêt  de 
Haguenau  en  Alsace  ont  en  général,  à  l'âge  de  150  ans,  un  diamètre 
de  0'",828;  leur  accroissement  en  diamètre  est  donc  environ  trois 
fois  plus  rapide  que  celui  des  pins  des  Pyrénées  à  2  300  mètres  af- 
dessus  de  la  mer.  Pour  trouver  une  végétation  aussi  lente  dans  la 

(1)  Genista  purgans. 


STATION   GÉODÉSIQUE    AU    CANIGOU.  877 

plaine,  il  faut  s'avancer  de  2!i  degrés  latitudinaux  vers  le  nord  jus- 
qu'au village  de  Pello  dans  la  Laponie  suédoise,  où  j'ai  observé  des 
pins  dont  la  croissance  n'était  guère  plus  rapide  que  celle  du  pin 
des  Pyrénées  à  sa  limite  altitudinale. 

En  sortant  de  la  forêt,  on  atteint  un  petit  plateau  d'où  l'on  dé- 
couvre enfin  la  vraie  cime  de  la  montagne,  cachée  jusque-là  par 
d'autres  sommets.  Ce  plateau,  situé  à  2  359  mètres,  se  nomme  le 
Plat  de  Cadî;  c'est  le  fond  de  l'ancien  glacier  de  Gadi  dans  sa  der- 
nière période  de  retrait.  A  l'époque  glaciaire,  ce  glacier,  débouchant 
dans  la  vallée  de  la  Têt,  poussait  ses  dernières  moraines  jusqu'en 
aval  de  Vinça.  En  se  retirant,  il  a  stationné  longtemps  au  village  de 
Gasteil,  où  il  a  également  déposé  une  puissante  moraine.  Le  Plat  de 
Gadi,  circonscrit  par  les  moraines  latérales  et  frontales  du  glacier, 
en  indique  la  dernière  station.  Aujourd'hui  le  Ganigou  n'a  plus  de 
glaciers;  quelques  amas  de  neige  persistent  dans  des  creux  abrités 
du  soleil ,  mais  ils  ne  remplissent  jamais  un  couloir  tout  entier,  et 
la  neige  ne  se  convertit  pas  en  glace  par  suite  de  fusions  et  de  con- 
gélations répétées.  Dans  les  Alpes  helvétiques,  où  le  climat  est  plus 
froid,  de  petits  glaciers  permanens  existent  autour  de  sommets 
moins  élevés  que  le  Ganigou,  tels  que  le  Faulhorn  et  le  Maenliflûh, 
qui  ne  dépassent  pas  2  680  mètres. 

Trois  tentes  avaient  été  dressées  sur  ce  petit  plateau,  l'une  pour 
les  officiers,  la  seconde  pour  les  sous -officiers,  la  troisième  pour  les 
dix  soldats  que  le  colonel  du  15®  de  ligne  avait  mis  à  la  disposition 
des  géodésiens.  Un  réduit  en  pierres  construit  par  les  ingénieurs 
espagnols,  qui  avaient  passé  trois  semaines  sur  ce  point  en  1868, 
servait  de  cuisine.  Get  emplacement  était  heureusement  choisi;  le 
plateau  de  Cadi  est  à  la  fin  du  chemin  praticable  pour  les  mulets  et 
à  la  limite  de  la  végétation  arborescente.  Des  troncs  de  pins  morts 
et  desséchés  servaient  à  alimenter  notre  feu  de  bivouac.  La  source 
du  Gadi,  surgissant  immédiatement  au-dessous  du  campement, 
nous  fournissait  une  eau  délicieuse  à  la  température  constante  de 
û*,7.  Les  bergers,  qui  à  cette  époque  de  l'année  font  paître  leurs 
troupeaux  à  cette  hauteur,  nous  cédaient  des  moutons  qui  faisaient 
la  base  de  notre  alimentation.  Le  pain  et  le  vin  étaient  apportés 
du  Vernet  à  dos  de  mulet.  Une  basse-cour  improvisée  de  poules  et 
de  canards  se  nourrissait  des  restes  de  la  cuisine.  Notre  vie  était 
assurée.  Du  campement  il  fallait  chaque  matin  monter  au  sommet. 
Cette  ascension  n'avait  rien  de  pénible  jusqu'à  l'endroit  où  com- 
mence la  rheminée;  c'est  un  couloir  étroit  ayant  une  pente  de  à'2  de- 
grés qui  s'élève  entre  les  couches  redressées  du  sommet  de  la  mon- 
tagne. Sur  une  hauteur  de  80  mètres  environ,  il  faut  grimper  en 
s'aidant  des  mains  et  des  pieds.  Pour  des  touristes  exercés,  ce  pas- 
sage n'a  rien  de  difficile  ;  mais  de  lourds  et  délicats  instrumens,  le 


878  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cercle  azimuthal  entre  autres,  avaient  dû  être  hissés  par  cette  che- 
minée. Un  maçon  avec  ses  matériaux  l'avait  franchi  pour  construire 
au  sommet  un  pilier  en  briques  sous  la  direction  du  capitaine  Bas- 
sot;  un  mineur  y  avait  porté  ses  lourds  fleurets,  afm  de  forer  dans 
la  roche  un  trou  de  la  profondeur  de  1  mètre;  des  charpentiers 
chargés  de  grosses  poutres  destinées  à  soutenir  les  abris  résistans 
sous  lesquels  les  instrumsns  géodésiques  et  météorologiques  étaient 
abrités  avaient  dû  escalader  ce  couloir.  La  cheminée  aboutit  au 
sommet  de  la  montagne,  qui  n'a  guère  que  8  mètres  de  long  sur  5  de 
large.  Ce  sommet  est  formé  par  la  rencontre  de  deux  arêtes,  l'une, 
praticable,  qui  s'abaisse  rapidement  vers  le  nord-est,  l'autre,  abor- 
dable seulement  pour  de  hardis  montagnards,  qui  se  dirige  vers  le 
nord  en  se  maintenant  d'abord  à  la  même  hauteur  pour  plonger  en- 
suite tout  à  coup  vers  la  plaine.  C'est  cette  arête  qui  donne  au  Cani- 
gou,  vu  de  loin,  l'apparence  d'une  montagne  terminée  par  un  double 
sommet.  Les  deux  arêtes  sont  formées  de  couches  de  micaschiste 
redressées  verticalement  et  coupées  sous  tous  les  angles  imaginables 
par  des  filons  de  quartz  d'une  éclatante  blancheur.  La  cheminée  est 
comprise  dans  l'intervalle  de  deux  couches  verticales  de  micaschiste. 
Cette  roche  subit  l'action  du  temps,  elle  se  dégrade.  Sous  l'influence 
des  agens  atmosphériques,  les  parties  les  moins  résistantes  se  dé- 
truisent et  s'éboulent,  les  autres  restent  debout  sous  la  forme  de  pi- 
lastres, d'aiguilles  ou  de  murs  dont  l'ensemble  nous  rappelait  dou- 
loureusement les  ruines  de  l'Hôtel  de  Yille  de  Paris.  Vers  l'est,  le 
sommet  du  Canigou  surplombe  des  escarpemens  verticaux  qui  plon- 
gent dans  un  étroit  vallon  abrité  des  rayons  du  soleil,  où  la  neige 
persiste  lout  l'été ,  en  alimentant  le  ruisseau  qui  se  jette  à  Prades 
dans  la  rivière  de  la  Têt.  Au-delà  s'étend  la  verte  forêt  de  Pons,  qui 
conduit  dans  la  vallée  de  Ballestavy. 

Pendant  les  dix  jours  que  nous  avons  séjourné  au  sommet  du 
Canigou,  ces  lieux  solitaires  avaient  pris  une  animation  extraordi- 
naire. Nos  agiles  fantassins  étaient  sans  cesse  sur  le  chemin  du 
campement  au  sommet.  Tous  les  matins,  avant  le  jour,  nous  y 
montions  pour  continuer  les  observations  météorologiques  de  di- 
verse nature  qui  remplissaient  les  loisirs  forcés  qu'un  temps  va- 
riable ou  brumeux  imposait  à  la  géodésie.  Le  sommet  du  Canigou 
avait  été  transformé  en  un  véritable  cabinet  de  physique.  Ther- 
momètres, psychromètres,  destinés  à  indiquer  les  températures 
et  l'humidité  de  l'air,  étaient  disposés  sous  une  toile  qui  les  met- 
tait à  l'abri  du  soleil;  d'autres  thermomètres  étaient  enfoncés  à 
diverses  profondeurs  dans  le  sol.  Des  baromètres  pendaient  le  long 
de  forts  poteaux  portant  le  toit  qui  ombrageait  les  instrumens.  La 
cabane  en  pierres  plates  qui  se  trouve  au  sommet  était  remplie  de 
caisses  d'instrumens  magnétiques  et  géodésiques.  Sur  l'extrémité 


STATION   GÉODÉSIQUE    AU   CANIGOU.  879 

noM  du  sommet  s'élevait  le  pilier  en  briques  servant  de  support 
au  cercle  azimuthal,  qui  dans  la  géodésie  moderne  a  remplaaé  le 
théodolite.  De  ce  point,  la  vue  était  incomparable  :  au  sud-est,  les 
montagnes  des  Albères,  plus  basses  que  les  Pyrénées,  et  la  côte 
d'Espagne  avec  ses  découpures  nombreuses  se  succédant  sans  in- 
terruption jusqu'à  Barcelone;  au  nord-est,  la  côte  de  France,  formant 
une  courbe  régulière  et  continue  jusqu'aux  embouchures  du  Rhône. 
L'astronome  de  Zach  prétend  avoir  vu  le  Canigou  des  hauteurs  de 
îs'otre-Dame-de-la-Garde,  près  de  Marseille.  Je  l'ai  aperçu  moi- 
même  de  la  manière  la  plus  distincte  au  coucher  du  soleil  des  bords 
de  la  mer  près  d'Aigues-mortes,  à  la  distance  de  ISO  kilomètres. 
Quelquefois  il  est  visible  de  la  promenade  du  Peyrou  à  Montpellier 
et  des  hauteurs  voisines  de  Barcelone.  Au  nord  apparaissent  les  som- 
mets des  montagnes  de  l'Aude  et  à  l'horizon  celles  de  l'Hérault  et  de 
l'Aveyron.  Entre  la  montagne  et  la  mer  s'étend  la  vallée  de  la  Têt, 
simulant  une  route  blanche  et  sinueuse  :  elle  aboutit  à  la  vilte  de 
Perpignan,  surmontée  de  sa  citadelle.  Plus  près  est  celle  de  Prades, 
dont  on  distingue  les  maisons  à  l'œil  nu,  et  les  vallées  de  Sahore, 
du  Vernet  et  de  Fillos,  contrastant  par  leur  belle  verdure  avec  les 
montagnes  dénudées  qui  les  dominent  au  nord.  Yers  l'ouest,  la  val- 
lée de  la  Têt  s'élève  vers  la  forteresse  de  Mont-Louis,  située  à 
i  665  mètres  au-dessus  de  la  mer,  et  semblable  à  cette  distance 
aux  plans  en  relief  qu'on  voit  aux  Invalides.  La  route  qui  y  conduit 
se  montre  çà  et  là  sur  les  contre-forts  de  la  vallée.  Au  sud,  les  autres 
sommets  du  Canigou  nous  cachaient  les  cimes  lointaines;  mais  nos 
yeux  s'arrêtaient  souvent  sur  les  trois  tentes  blanches  du  campe- 
ment ,  hôtellerie  provisoire  où  nous  attendaient  le  soir  un  frugal 
souper  et  un  sommeil  réparateur. 

Ce  panorama  explique  pourquoi  le  Canigou  a  toujours  été  un 
point  géodésique  de  premier  ordre,  le  sommet  du  dernier  triangle 
de  la  méridienne  de  France  et  du  premier  de  celle  de  l'Espagne;  mais 
combien  les  savans  qui  ont  précédé  les  géodésiens  actuels  devaient 
avoir  de  peine  à  reconnaître  au  loin  les  sommets  sur  lesquels  ils 
avaient  placé  leurs  signaux  !  Ces  signaux  consistaient  en  une  mire 
élevée  au-dessus  d'une  pyramide  en  maçonnerie  ou  en  charpente. 
Cette  mire  était  peinte  de  différentes  couleurs  suivant  celle  du  fond 
sur  lequel  elle  devait  se  projeter  :  en  blanc  quand  le  fond  était  ha- 
bituellement noir,  en  noir  lorsqu'il  était  blanc.  Avec  la  hauteur  du 
soleil,  l'illumination  changeait  :  le  matin,  l'astre  éclairait  la  partie 
orientale  du  signal;  la  partie  occidentale  restant  dans  l'ombre, 
l'observateur  n'était  pas  sûr  de  viser  au  milieu  de  la  mire;  à  midi, 
l'éclairage  n'était  plus  le  môme,  et  le  soir  il  était  l'inverse  de  celui 
du  matin.  En  outre  la  rl-fraclion  atmosjjhcrique  déplaçait  la  mire 
soit  dans  le  sens  vertical,  soit  latéralement.  En  effet,  la  ligne  qui 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

va  de  l'œil  à  un  objet  éloigné  n'est  pas  une  ligne  droite,  c'est  une 
ligne  brisée  dont  la  courbure  varie  suivant  la  température  et  l'état 
hygrométrique  des  couches  d'air  qu'elle  traverse;  de  là  des  erreurs 
de  pointé  considérables  qui  influent  sur  la  valeur  des  angles  mesu- 
rés. Toutes  ces  causes  d'erreur  s'appliquent  aux  signaux,  aux  clo- 
chers, aux  tours,  aux  édifices  quelconques  choisis  jadis  par  les 
géodésiens  comme  points  de  repère  pour  les  sommets  de  leurs 
triangles.  Il  y  a  mieux  :  par  les  temps  brumeux,  avec  le  hâle  par 
exemple,  la  mire  devenait  complètement  invisible,  et  l'observateur 
attendait  des  jours,  quelquefois  des  semaines  entières,  l'instant 
propice  où  il  pouvait  apercevoir  le  signal. 

Un  grand  géomètre  allemand,  Gauss,  chargé  de  la  triangulation 
du  Hanovre  en  1831,  a  fait  disparaître  ces  inconvéniens  par  un 
moyen  aussi  simple  qu'ingénieux.  Il  avait  sans  doute  observé  qu'une 
vitre  éclairée  par  les  rayons  du  soleil  est  visible  à  une  distance 
énorme.  Cette  remarque,  que  tant  d'autres  avaient  faite  avant  lui, 
fut  le  point  de  départ  de  son  héliotrope.  Simplifié  par  les  géodé- 
siens modernes,  cet  instrument  consiste  en  un  miroir  argenté  de 
1  décimètre  carré,  porté  sur  un  châssis  qui  permet  de  lui  donner 
une  position  et  une  inclinaison  quelconques.  Une  planchette  percée 
d'un  trou  circulaire  est  placée  devant  le  miroir  dans  la  direction  du 
sommet  où  se  trouve  l'observateur,  et  en  changeant  de  temps  en 
temps  l'orientation  et  l'inclinaison  de  la  glace  à  mesure  que  le  so- 
leil se  déplace  dans  le  ciel,  on  fait  en  sorte  que  les  rayons  réfléchis 
par  le  miroir  passent  toujours  par  le  trou  circulaire,  dont  elles 
éclairent  les  bords.  Le  géodésien  vise  sur  ce  miroir,  qui  de  loin  a 
l'apparence  d'une  étoile  de  première  grandeur.  Cette  étoile  artifi- 
cielle est  parfaitement  distincte,  même  à  l'œil  nu,  à  la  distance  de 
100  kilomètres,  et  la  courbure  de  la  terre  est  le  seul  obstacle  qui 
en  limite  la  visibilité  dans  une  lunette  d'un  grossissement  de  cin- 
quante à  soixante  fois;  brillante  comme  Sirius  par  un  temps  clair, 
on  l'aperçoit  même  avec  le  hâle  ou  un  horizon  brumeux.  Trois 
étoiles  brillaient  ainsi  lorsque  nous  étions  sur  le  Canigou,  l'une  à 
38  820  mètres  sur  la  montagne  de  Bugarach,  près  de  Limoux,  dans 
le  département  de  l'Aude;  l'autre  à  Forcerai,  au-dessus  de  la  vallée 
de  la  Têt,  à  30  5/il  mètres,  la  troisième  sur  la  montagne  de  Tauch, 
k  hl  151  mètres.  Quelquefois  la  montagne  était  peu  visible;  mais, 
quand  le  soleil  se  montrait,  l'étoile  l'était  toujours.  C'est  à  l'aide  de 
miroirs  argentés  de  2  décimètres  de  côté  que  le  capitaine  Perrier 
se  propose  de  rattacher  la  triangulation  de  l'Algérie  à  celle  de  l'Es- 
pagne. Pendant  le  jour,  deux  de  ces  miroirs,  placés  sur  les  sommets 
du  Mulhaçen  et  du  pic  de  Sagra,  et  pendant  la  nuit  des  feux  élec- 
triques seront  visibles  des  montagnes  des  environs  d'Oran  à  la  dis- 
tance de  270  kilomètres. 


STATION   GÉODÉSIQUE    AU   CANIGOU.  881 

L'emploi  des  miroirs  n'est  pas  le  seul  perfectionnement  dont  la 
géodésie  pratique  ait  à  s'applaudir.  C'est  un  axiome  en  mécanique 
qu'un  bon  instrument  ne  doit  servir  qu'à  un  seul  usage;  aussi  le 
cei^de  azimuiUal  a-t-il  remplacé  le  théodolite.  Celui-ci  pouvait  me- 
surer à  la  fois  des  angles  horizontaux  et  des  angles  verticaux.  Le 
cercle  azimuthal,  comme  l'indique  son  nom,  ne  mesure  que  des  an- 
gles horizontaux.  Ce  cercle  est  divisé  en  /lOO  parties  égales  appe- 
lées grodef;,  divisées  elles-mêmes  en  10  parties  valant  chacune 
dix  minutes  centésimales.  Les  cercles  de  Méchain  et  de  Delambre 
ne  donnaient  à  la  lecture  que  la  minute  ou  i/hO  000*  de  la  circon- 
férence; dans  les  cercles  azimuthaux  modernes,  on  estime  directe- 
ment deux  secondes  ou  1/2  000  000*  de  la  circonférence.  Or  on 
comprend  que,  dans  un  angle  dont  les  côtés  ont  30  kilomètres  de 
longueur  par  exemple,  la  plus  petite  erreur  dans  la  mesure  de 
cet  angle  devienne  considérable,  transportée  à  l'extrémité  de  ces 
côtés.  Ainsi  une  erreur  d'une  minute  centésimale,  première  ap- 
proximation de  la  lecture  pour  Delambre,  transportée  à  30  kilo- 
mètres, équivaut  à  ù'",71.  Aujourd'hui  cette  erreur  de  deux  se- 
condes, la  plus  grande  possible,  correspond  à  une  longueur  de 
9  millimètres  seulement;  c'est  encore  trop,  mais  l'erreur  est  523  fois 
moindre  qu'à  la  fin  du  siècle  dernier.  La  substitution  du  miroir  à 
la  mire  a  un  autre  avantage  :  elle  rend  la  visée  plus  précise.  En 
effet,  la  lunette  porte  à  l'intérieur  deux  fils  doubles  disposés  en 
croix;  ces  quatre  fils,  par  leur  intersection  au  centre  de  l'objectif, 
forment  un  petit  carré.  Le  miroir,  semblable  à  une  étoile,  se  trouve 
placé  au  milieu  de  ce  carré  ;  si  l'étoile  paraît  immobile,  on  est  as- 
suré que  la  réfraction  atmosphérique  est  nulle  ou  presque  nulle; 
dans  le  cas  contraire,  l'image  ne  serait  pas  fixe,  elle  oscillerait  ou 
se  déplacerait,  et  le  géodésien,  averti,  attendrait  un  moment  plus 
favorable  pour  continuer  ses  observations.  Biot  avait  coutume  de 
dire  :  Le  devoir  de  l'astronome  est  d'exiger  du  constructeur  un  in- 
strument aussi  parfait  que  possible.  Le  cercle  doit  être  un  cercle 
parfait,  la  graduation  en  360  degrés  ou  AOO  grades  sera  exécutée 
avec  les  soins  les  plus  minutieux,  afin  que  les  divisions  soient  rigou- 
reusement égales  entre  elles  et  séparées  par  des  traits  d'une  finesse 
extrême ,  visibles  seulement  au  microscope.  L'instrument  achevé  et 
vérifié ,  on  suppose  que  le  cercle  est  mal  centré,  mal  divisé,  que 
les  degrés  ne  sont  pas  égaux  entre  eux,  et  l'on  s'applique  à  corriger 
ces  erreurs.  —  Borda  avait  imaginé  le  cercle  répétiteur,  qui  porte 
son  nom.  Ce  cercle  est  muni  de  deux  lunettes  placées  l'une  au- 
dessus,  l'autre  au-dessous,  et,  pour  obtenir  un  angle,  on  faisait 
tourner  alternativement  le  cercle  et  les  lunettes,  de  manière  à  me- 
surer cet  angle  sur  tout  le  pourtour  de  la  circonférence  du  cercle 

TOME  cii.  —  1872.  56 


882  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gradué;  mais  ces  lunettes,  ce  cercle,  étaient  chaque  fois  arrêtés  par 
des  vis.;  la  pression  de  ces  vis  n'était  pas  la  même  ;  de  là  des  dé- 
placemens  variables  qui  annulaient  les  avantages  de  cette  répétition 
des  angles.  Dans  les  instrumens  modernes,  le  cercle  seul  tourne  à 
frottement  au  dedans  d'un  autre  cercle  qui  lui  est  concentrique,  on 
ne  le  fixe  pas  avec  des  vis,  et  on  mesure  chaque  ang!e  autant  de 
fois  qu'on  le  juge  nécessaire  sur  toutes  les  parties  de  la  circon- 
férence. Autre  exemple  :  l'artiste  a  pris  les  précautions  les  plus 
minutieuses  pour  que  l'axe  optique  de  la  lunette  coïncide  avec  ce- 
lui de  l'instrument.  Il  a  réussi;  mais  le  géodésien  suppose  le  con- 
traire, et  retourne  l'instrument  h  chaque  série  d'observations  pour 
s'affranchir  de  cette  nouvelle  cause  d'erreur.  C'est  ainsi,  en  annu- 
lant toutes  celles  que  l'esprit  le  plus  soupçonneux  peut  imaginer, 
que  les  astronomes  et  les  géodésiens  se  rapprochent  de  plus  en  plus 
de  l'exactitude  absolue.  Plus  les  distances  sont  grandes,  plus  les 
moyens  de  mensuration  doivent  être  parfaits.  Si  je  ne  craignais 
d'aborder  des  détails  trop  techniques,  je  pourrais  indiquer  encore 
un  grand  nombre  de  perfectionnemens  introduits  dans  la  géodésie 
moderne;  j'essaierais  par  exemple  de  faire  comprendre  comment 
l'altitude  du  Canigou  a  été  déterminée  à  l'aide  de  mesures  angu- 
laires réciproques  et  rigoureusement  simultanées  par  MM.  Bassot  et 
Penel.  Je  me  bornerai  à  dire  que  ces  observations,  éliminant  les 
erreurs  dues  à  la  réfraction  terrestre,  ont  confirmé  l'exactitude  du 
nombre  2  785  mètres,  obtenu  par  le  colonel  Corabœuf. 

Souvent  les  opérations  géodésiques  sont  difticiles  et  même  im- 
possibles avec  les  anciens  signaux,  parce  que  l'horizon  n'est  pas 
bien  pur  et  paraît  comme  enfumé,  bien  que  le  ciel  soit  parfaitement 
serein.  Dans  la  journée  du  25  août,  nous  fûmes  témoins  d'un  phé- 
nomène optique  analogue  encore  inexpliqué,  quoique  bien  connu 
des  météorologistes  qui  ont  séjourné  sur  des  somm'^,ts  élevés;  je 
veux  parler  du  brouillard  sec,  fumée  d'horizon,  haie  des  Suisses, 
Uœhcnrûuch  des  Allemands,  callina  des  Espagnols,  kohar  des  ha- 
bitans  de  l'Abyssinie.  Le  ciel  est  pur,  l'air  calme,  le  baromètre  haut, 
l'hygromètre  au  sec.  Le  touriste  confiant  gravit  courageusement  la 
montagne  dans  l'espoir  de  jouir  au  sommet  de  la  vue  étendue  pro- 
mise par  son  guide.  Après  plusieurs  heures  de  fatigue,  il  arrive  au 
sommet  :  ô  déception  !  au-dessus  de  sa  tête,  le  ciel  est  toujours 
pur,  pas  un  nuage  n'en  trouble  l'azur,  les  objets  rapprochés  sont 
parfaitement  visibles;  mais  plus  loin,  à  quelques  lieues  et  surtout  à 
l'horizon,  une  fumée  rougeâtre  enveloppe  tous  les  objets,  les  con- 
tours des  montagnes  sont  indécis,  et  les  cimes  semblent  surgir 
d'une  mer  de  brouillard.  La  vue  même  de  la  plaine  est  indistincte 
et  comme  brouillée,  on  dirait  un  tableau  effacé  ou  inachevé.  C'est 
le  hâle,  c'est  la  fumée  d'horizon,  étudiés  par  de  Saussure  en 


STATION   GÉODÉSIQUE    AU    CANIGOU.  S8(^ 

Suisse,  par  M.  de  Humboldt  au  Mexique,  et  dans  les  montagnes 
de  l'Auvergne  par  M.  Lecoq  et  moi  (1).  Plus  rare  lorsqu'on  s'avance 
dans  le  nord,  la  callina  est  habituelle  en  Espagne,  en  Alg(^rie,  en 
Abyssinie,  de  juin  à  septembre.  M.  Wilkomm  ("2),  qui  l'a  observéo 
dans  la  péninsule,  pense,  comme  les  habitans  du  pays,  qu'elle  s'a(>- 
croît  et  diminue  avec  la  chaleur.  Plusieurs  fois  il  a  fini  par  at- 
teindre les  lieux  enveloppés  de  callina;  à  mesure  qu'il  s'appro- 
chait, tout  devenait  clair  et  distinct,  la  callina  semblait  l'uir  devant 
lui,  comme  dans  le  désert  l'eau  fantastique,  effet  des  illusions  dui 
mirage,  fuit  devant  le  voyageur  impatient  de  l'atteindre.  Au  lieu, 
de  ces  vagues  apparences  que  revêt  souvent  la  callina,  nous  la- 
vîmes  dans  la  journée  du  25  août  former  un  anneau  complet  fai*- 
sant  tout  le  tour  de  l'iwrizon  et  interrompu  seulement  par  de» 
montagnes  aussi  élevées  que  le  Canigiu.  Cet  anneau,  d'un  gris 
rougeâtre  comme  la  fumée,  était  nettement  délimité,  et  M.  Basset 
put  constater  à  l'aide  du  théodolite  que  le  bord  supérieur  était 
éloigné  de  90  degrés  du  zénith  (exactement  100  grades,  87'), 
L'anneau  se  maintint  toute  la  journée  jusqu'au  soir,  où  il  devint 
moins  distinct.  Le  lendemain,  le  soleil  levant,  sortant  de  la  mer- 
au  milieu  des  brumes  matinales,  montait  lentement  au-dessus  de 
l'horizon  comme  un  disque  rouge  dépouillé  de  rayons.  Il  entra  dans 
la  callina;  ses  apparences  ne  changèrent  pas,  mais  au  moment  où  il 
sortit  de  cette  fumée  atmosphérique,  les  rayons  jaillirent  tout  à  coup 
de  l'orbe  incandescent  et  éclairèrent  tout  le  paysage  d'une  lumière 
subite.  Nous  vîmes  alors  l'ombre  immense  du  Ganigou,  qui  se  pro- 
longeait dans  l'ouest  jusqu'aux  cimes  les  plus  éloignées;  elle  dimi- 
nua peu  à  peu  en  se  rapprochant,  et  s'évanouit  enfin  dans  la  val^ 
lée  de  la  Tèt.  Le  jour  était  venu,  précédé  d'une  aurore  prolongée, 
et  le  soleil  en  quittant  la  callina  était  assez  élevé  au-dessus  de 
l'horizon  pour  illuminer  à  la  fois  la  plaine  et  la  montagne. 

Je  crois  en  avoir  dit  assez  pour  que  le  lecteur  soit  pénétré  de 
l'importance  et  de  la  difficulté  des  travaux  géodésiques.  Ces  tra- 
vaux sont  le  fondement  de  la  géographie,  et  celle-ci  à  son  tour  est 
la  base  de  l'art  militaire,  dont  toutes  les  combinaisons  reposent  sur 
une  connaissance  exacte  de  la  géographie  et  de  la  topographie  des 
contrées  où  les  armé^'s  ennemies  manœuvrent  les  unes  contre  les 
autres.  On  sait  ce  que  l'ignorance  de  la  géographie  de  notre  propre 
pays  nous  a  coûté ,  et  l'on  s'étonnera  que  les  travaux  g^'odési- 
ques  soient  si  peu  prisés  par  ceux-là  mêmes  qui  sont  destinés-  k 
en  recueillir  les  fruits.  Croirait -on  que  les  campagnes  géodési- 
ques ne  comptent  pas  comme  des  campagnes  militaires  et  ne  soient 

(1)  Essai  sur  la  nature  et  l'origine  des  diverses  espèces  de  brouillards  secs  {Jïn^ 
nuaife  météorologique  de  la  France,  1850). 

[2)  Zwey  Jahre  in  Spanien  und  Portugal j  t.  III,  p.  110, 


384  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

même  pas  assimilées  aux  fonctions  si  douces,  si  peu  fatigantes 
pour  le  corps  et  pour  l'esprit,  que  les  capitaines  d'état-major  rem- 
plissent auprès  des  généraux  qui  commandent  les  divisions  d'Al- 
ger, d'Oran  et  de  Constantine?  Comprend-on  que  l'avancement  soit 
moins  rapide  pour  les  officiers  chargés  de  ces  travaux  que  pour  les 
autres?  Dans  les  pays  étrangers,  en  Angleterre,  en  Allemagne,  en 
Russie,  en  Espagne,  ce  sont  des  généraux  qui  sont  à  la  tête  du  ser- 
vice géodésique,  et  ce  sont  des  travaux  géodésiques  qui  leur  ont 
valu  ce  grade.  En  France,  nos  géodésiens  les  plus  célèbres.  Puis- 
sant, Corabœuf,  Brousseaud,  Peytier,  Hossard,  n'ont  pas  dépassé 
celui  de  colonel;  Deîcros,  l'un  des  plus  méritans,  est  mort  comman- 
dant après  avoir  pris  part  à  toutes  les  grandes  opérations  de  la 
carte  de  France.  L'art  militaire  étant  l'application  de  toutes  les 
sciences  à  la  défense  du  territoire,  le  courage  n'est  point  la  seule 
qualité  qu'on  puisse  et  qu'on  doive  exiger  d'un  officier  :  le  savoir 
lui  est  aussi  nécessaire  que  la  bravoure  ;  il  combattra  avec  sa  tête 
plus  efficacement  qu'avec  son  bras,  et  il  n'est  pas  quitte  envers 
son  pays  quand  il  a  prouvé  qu'il  ne  craint  pas  de  mourir  pour  lui. 
L'étude  doit  donc  être  recommandée  aux  militaires  autant  qu'aux 
professeurs  et  récompensée  chez  les  uns  comme  chez  les  autres,  car 
aujourd'hui  c'est  par  la  science  qu'un  peuple  s'élève  au-dessus  des 
autres  dans  les  arts  de  la  paix  comme  dans  ceux  de  la  guerre. 

III,    —    CLIMAT     ET    FLORE    DO    SOMMET    DU     CANIGOD. 

Pendant  les  séjours  que  j'ai  faits  sur  les  hautes  montagnes,  la 
flore  des  sommets  m'a  toujours  vivement  préoccupé.  N'cst-il  pas 
intéressant  en  effet  de  connaître  les  plantes  qui,  parties  du  bas  de 
la  montagne,  montent  pour  ainsi  dire  à  l'assaut  de  ces  points  cul- 
minans,  et  celles  qui,  complètement  inconnues  sur  les  flancs  du 
massif,  apparaissent  tout  à  coup  sur  une  cime  élevée?  Pour  le  Ca- 
nigou,  la  question  était  encore  plus  piquante  que  pour  un  sommet 
des  Alpes  de  la  Suisse  ou  des  Hautes-Pyrénées.  La  plaine  de  Perpi- 
gnan est  la  plus  chaude  de  France,  l'oranger,  le  palmier-dattier, 
l'agave,  y  vivent  en  pleine  terre.  La  température  annuelle  moyenne, 
d'après  les  observations  de  M.  le  docteur  Fines,  y  atteint  14%  1.  On 
peut  en  déduire  que  celle  du  sommet  du  Canigou  est  de  —  1",/!; 
c'est  le  climat  de  l'extrémité  septentrionale  de  la  Norvège.  Pendant 
notre  séjour,  du  22  au  29  août,  la  température  moyenne  de  l'air 
au  sommet  du  Canigou  a  été  de  6", 5;  à  Perpignan,  elle  était  de 
22'*,2.  Au  sommet,  la  température  n'a  jamais  dépassé  14%2;  à  Per- 
pignan, elle  s'est  élevée  à  32%5.  Quant  au  froid,  le  degré  le  plus 
bas  auquel  le  thermomètre  soit  descendu  pendant  la  nuit  au  som- 
met a  été  de  —  3°,7  au-dessous  de  zéro. 


STATION   GÉODÉSIQUE    AU    CANIGOU.  885 

Quand  on  veut  connaître  toutes  les  conditions  qui  influent  sur  la 
végétation,  les  températures  du  sol  ne  doivent  pas  être  négligées, 
car  la  plante  est  échauffée  par  le  sol  où  elle  plonge  ses  racines, 
comme  par  l'air  qui  entoure  les  parties  découvertes.  Mes  compa- 
gnons avaient  enfoncé  des  thermomètres  dans  la  terre  à  2,  à  10  et 
à  20  centimètres;  dans  cette  zone,  la  température  moyenne  du  sol  a 
été  de  10°, 8,  plus  élevée  par  conséquent  de  A%o  que  celle  de  l'air.  Le 
25  août,  cette  température  est  montée  à  20",/!,  c'est-à-dire  à  6°,2 
au-dessus  de  celle  de  l'air;  c'est  donc  le  sol  bien  plus  que  l'air  qui 
favorise  la  végétation  des  plantes  alpines  et  leur  permet  d'en  accom- 
plir les  phases  dans  un  temps  relativement  très  limité.  Les  tempé- 
ratures du  sol  près  de  la  surface  ne  sont  pas  les  seules  qu'il  soit 
intéressant  de  connaître;  il  ne  l'est  pas  moins  de  savoir  à  quelle 
profondeur  la  chaleur  solaire  pénètre  dans  l'épaisseur  des  diffé- 
rentes roches  qui  composent  l'écorce  du  globe.  Un  mineur  appelé 
au  sommet  du  Ganigou  fora  dans  le  micaschiste  un  trou  de  1  mètre 
de  profondeur.  Un  thermomètre  enchâssé  dans  une  monture  en  bois 
fut  laissé  à  demeure  au  fond  de  ce  trou;  il  marquait  7%6.  Au  cam- 
pement, à  l'altitude  de  2  359  mètres,  un  autre  thermomètre  fut 
enfoncé  dans  le  même  sol  à  O'^'jSO,  la  dureté  de  la  roche  n'ayant 
pas  permis  de  foncer  davantage;  le  thermomètre  se  tint  à  8°, 9  en 
oscillant  de  quelques  dixièmes  seulement  autour  de  cette  moyenne. 
Au  Vernet,  à  630  mètres  au-dessus  de  la  mer  et  à  1  mètre  au-dessous 
de  la  surface,  la  chaleur  était  de  14", 6  (1).  On  voit  par  ces  chiffres 
que  la  chaleur  solaire  pénètre  dans  la  terre,  et  que  l'influence  du 
jour  et  de  la  nuit  est  encore  sensible  à  la  profondeur  indiquée. 

Le  bas  de  la  cheminée  par  laquelle  on  arrive  au  sommet  du  Ga- 
nigou se  trouve  à  80  mètres  au-dessous  de  ce  sommet  :  c'est  à  partir 
de  ce  point  que  je  me  suis  appliqué  à  recueillir  toutes  les  plantes 
phanérogames  qui  croissent  sur  le  cône  terminal  compris  entre 
2  700  et  2  785  mètres.  Je  ne  pouvais  espérer  de  n'en  manquer  au- 
cune :  il  eût  fallu  pour  cela  visiter  le  sommet  de  juin  jusqu'en  sep- 
tembre, à  l'exemple  de  Ramond,  qui  fit  dix-sept  ascensions  sur  le 
pic  du  Midi  pour  y  cueillir  toutes  les  fleurs  qui  le  parent  en  été.  En 
effet,  lorsqu'elles  sont  défleuries,  les  plantes  alpines  échappent  à  la 
vue  par  leur  petitesse  et  leur  ressemblance  avec  celles  qui  les  en- 
tourent. Tous  ces  végétaux  sont  des  espèces  naines  abritées  sous  les 
pierres,  cachées  dans  les  fissures,  blotties  contre  les  rochers.  Leur 
végétation  chaque  année  n'est  que  de  quatre  mois  tout  au  plus; 
aussi  des  sous-arbrisseaux,  tels  que  le  myrtille,  le  rhododendron, 
le  genévrier,  longs  de  2  décimètres,  sont-ils  aussi  vieux  que  les 
grands  arbres  de  la  plaine.  Gomment  s'en  étonner?  Pendant  huit 

(1)  A  l'observatoire  de  Paris,  pendant  la  même  période,  le  thermomètre  enfoncé 
d«  1  mètre  dans  le  sol  variait  de  20°,2  à  19'',4, 


886  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mois,  d'octobre  à  mai,  ces  végétaux  dorment  ensevelis  sons  une 
épaisse  couche  de  neige;  lorsqu'elle  a  disparu,  des  vents  violens  et 
continus  les  couchent  sur  le  sol  :  la  température  de  l'air  oscille  au- 
tour de  zéro,  et  s'élève  rarement  à  10  degrés  au-dessus.  Les  nuages, 
attirés  par  la  cime  isolée  du  Canigou,  l'entourent  presque  toujours 
d'une  brun)e  épaisse  identique  aux  brouillards  de  la  plaine.  Quand 
le  soleil  luit,  le  sol  s'échauffe,  comme  nous  l'avons  vu,  plus  que 
l'air,  et  les  plantes  alpines  sont  dans  les  conditions  analogues  à 
celles  des  végétaux  élevés  sur  couche  dans  nos  bâches  ou  dans  nos 
serres.  Peu  de  plantes  peuvent  s'accommoder  d'un  pareil  régime. 
Cependatit  j'ai  trouvé  58  espèces  sur  le  sommet  du  Canigou.  Il  y 
en  a  davantage;  sur  la  cime  du  Faulhorn,  après  plusieurs  séjours 
de  quelques  semaines  renouvelés  pendant  trois  ans,  j'avais  cueilli 
sur  le  cône  terminal,  situé  à  100  mètres  au-dessous  de  celui  du  Ca- 
nigou, mais  à  !i  degrés  latitudinaux  plus  au  nord,  132  e.«pôces  de 
plantes  phanérogames;  Ramond,  sur  le  pic  du  ]\lidi  de  Bagnères, 
plus  haut  de  100  mètres  que  le  Canigou,  avait  tiouvé  72  espèces. 

Ma  florule  du  sommet  de  cette  montagne  n'est  donc  pas  com- 
plète; cependant  elle  est  suffisante  pour  donner  lieu  à  quelques 
considérations  de  géographie  et  de  topographie  botaniques.  D'a- 
bord pas  une  de  ces  plantes  ne  croit  dans  la  plaine  de  Perpignan, 
dont  la  végétation  est  celle  du  littoral  méditerranéen.  Sur  58  es- 
pèces, il  y  en  a  50  qu'on  retrouve  dans  les  Alpes;  les  8  autres, 
inconnues  dans  les  Alpes,  sont  propres  aux  Pyrénées  ou  reparaissent 
dans  les  Cévennes  et  les  montagnes  du  centre  de  la  Fiance  (1). 
Ainsi  la  flore  du  Canigou  est  une  flore  essentielK  ment  alpine;  mais 
nous  avons  démontré,  dans  une  autre  étude  (2),  que  la  flore  des 
Pyrénées  n'est  qu'une  extension  de  la  flore  polaire,  qui  s'est  avancée 
pendant  l'époque  glaciaire  jusque  dans  les  latitudes  moyennes  de 
l'Europe.  Cette  période  a  été  suivie  d'un  réchauffement  dont  nous 
éprouvons  les  effets;  alors  les  plantes  polaires  et  Scandinaves  se 
sont  réfugiées  dans  les  montagnes,  comme  les  chamois  et  les  mar- 
mottes, qui  vivaient  autrefois  dans  nos  plaines.  Cela  est  si  vrai  que 
le  sommet  du  Canigou  nous  offre  17  plantes  (3)  qui,  habitant  les 
Alpes,  se  retrouvent  également  dans  les  régions  polaires  telles  que 
le  Spitzberg,  la  Nouvelle-Zemble,  l'Asie  et  l'Amérique  arctiques,  y 
compris  le  Groenland,  où  l'époque  glaciaire  règne  encore  actuelle- 

(1)  Ce  sont  :  Silène  ciliata,  Saxifraga  geranioides,  Leucanlhemuni  palmatum, 
Senecio  leucophyllus,  Jasione  perennis ,  Myosotis  pyrenaica,  Pedicularis  pyrenaka, 
Oreoddoa  disticha. 

(2)  Voyez  la  Bévue  du  l^"^  février  1870. 

(3)  Anémone  alpina,  Draba  hirta,  Sdene  acaulis,  Cerastium  alpinum,  Saxifrag^a 
eppositifolia,  S.  exarata,  Alchimilla  alpina,  Aster  alpinus,  Thymus  serpyUum,  Vac- 
einium  uligi-nosum ,  Oxyria  digyna,  Armeria  alpina,  Juniperus  communis ,  Luzula 
spicata,  Juncus  trifidus,  Poa  alpina  et  P.  laoaa. 


STATION    GÉODÉSIQUE    AU    CANIGOU.  887 

ment.  Nous  avons  donc  en  France  le  même  contraste  que  sur  le 
revers  méridional  des  Alpes  :  le  voyageur,  partant  de  la  région 
des  orangers  et  des  oliviers,  peut  s'élever  en  un  jour  dans  celle  des 
plantes  du  Spitzberg  et  du  Groenland. 

Les  sommets  élevés  sont  des  observatoires  où  les  a'^tronomes,  les 
physiciens  et  les  naturalistes  peuvent  résoudre  une  foule  de  pro- 
blèmes dont  l'étude  même  est  impossible  dans  la  plaine.  Pour  les 
habiter,  il  faut  renoncer  à  quelques-uns  des  rafilnemeng  de  la  vie 
habituelle;  mais  que  de  compensations  à  ces  légers  sacrifices,  que  de 
grandes  impressions  en  face  du  spectacle  toujours  changeant  d'une 
vaste  étendue  de  la  surface  terrestre  déployée  sous  vos  yeux!  Ra- 
mond,  le  pdntre  et  l'explorateur  des  Pyrénées,  l'avait  bien  senti. 
Surpris  un  jour  par  le  mauvais  temps  au  sommet  du  pic  d'Espingo, 
il  se  réfugie  sous  un  bloc  de  granit  avec  son  guide  et  assiste  au 
spectacle  grandies  '  d'un  orage  dans  ces  hautes  région^.  Son  imagi- 
nation s'éveillant,  il  se  figure  ce  que  verrait  un  observateur  qui  pas- 
serait une  année  entière  au  sommet  de  ce  pic.  «Non,  s'écrie- t-il  en 
se  voyant  à  la  place  de  l'observateur  favorisé,  non,  ses  jours  ne  se- 
raient point  livrés  à  l'ennui.  Que  d'événemens  se  succéderaient 
jusqu'à  présent  inconnus,  inobservés,  inouis  1  Que  de  sensations  et 
d'idées  nouvelles!  Quel  spectacle,  une  fois  que  les  tempêtes  de  l'au- 
tomne se  seraient  emparées  de  ces  lieux  comme  de  leur  domaine, 
que  l'izard  léger  et  la  triste  corneille,  seuls  habitans  de  ces  déserts, 
en  auraient  fui  les  hauteurs,  qu'une  neige  fine  et  volage,  entraînée 
de  pentes  en  pentes  et  volant  de  rochers  en  rochers,  aurait  englouti 
sous  ses  flots  capiicieux  leur  stérile  étendue!  »  Esquissant  à  grands 
traits  les  phénomènes  météorologiques,  l'aspect  du  ciel  et  des  mon- 
tagnes pendant  l'hiver,  les  nuits  sombres  et  bruineu=;es  suivies  de 
journées  radieuses  où  le  soleil  illumine  les  hauts  sommets,  tandis 
que  la  plaine  disparaît  sous  une  épaisse  couche  de  nuages,  les  vio- 
lentes bourrasques  de  vent  interrompues  par  des  intervalles  d'un 
calme  profond,  il  arrive  au  moment  de  la  fonte  des  neiges.  Les  pre- 
mières fleurs  enîr.'ouvrent  leurs  corolles  sur  la  terre  ruisselante 
d'eau  glacée;  le  blanc  linceul  qui  les  a  protégées  pendant  l'hiver  se 
soulève  pour  les  confier  aux  tièdes  haleines  du  printemps.  Les  noires 
forêts  se  dessinent  sur  le  flanc  des  montagnes,  les  pentes  gazonnées 
reparaissent,  la  végétation  renaît,  les  troupeaux  s'ap[)rêtent  à  monter 
dans  les  pâturages.  L'été  règne  enfin,  et  les  hauts  somuiets,  deve- 
nus accessibles  à  l'homme,  appellent  le  touriste  pour  réjouir  ses 
yeux,  le  poète  pour  l'inspirer,  et  le  savant  pour  lui  révéler  des  se- 
crets que  la  nature  dérobe  à  celui  qui  l'interroge  entre  les  murs 
étroits  d'un  laboratoire  ou  dans  les  limites  de  l'horizon  borné  des 
villes  et  des  plaines  habitées. 

Charles  Martins. 


LES  AILES  DE  COURAGE 


CONTE    FANTASTIQUE. 


A  AURORE  ET  GABRIELLE  SAND. 

Cette  fois-ci,  mesdemoiselles  chéries,  l'histoire  sera  longue  :  vous  l'avez  demandée 
comme  cela.  Si  vous  vous  endormez  en  l'écoutant,  on  la  finira  un  autre  jour,  à  la  con- 
dition que  vous  vous  rappellerez  le  commencement.  Aurore  a  demandé  que  la  scène 
se  passât  dans  un  lieu  remarqué  par  vous  durant  vos  voyages.  Je  n'ai  pas  beaucoup  de 
choix,  et  je  suis  forcée  de  vous  ramener  en  Normandie,  où  déjà  vous  avez  fait  connais- 
sance avec  le  marécage  fleuri  de  la  Reine  Coax;  mais  nous  sortirons  de  ces  eaux  tran- 
quilles, et  nous  irons  voir,  non  loin  de  là,  cette  mer  rose  et  bleue  que  vous  aimiez 
encore  plus.  Prenez  votre  tricot  ou  vos  découpures,  soyez  sages,  mais  interrompez 
quand  vous  ne  comprendrez  pas.  Je  m'expliquerai  en  mots  parlés,  qui  sont  toujours 
plus  clairs  que  les  mots  écrits.  Vous  voulez  qu'il  y  ait  du  merveilleux  dans  mon  récit. 
Il  y  en  aura  un  peu,  mais  c'est  à  la  condition  qu'il  y  aura  aussi  des  choses  vraies  que 
tout  le  monde  ne  sait  pas,  et  que  vous  ne  serez  pas  fâchées  d'apprendre,  non  plus  que 
vos  grands  cousins  qui  sont  là.  La  nature  est  une  mine  de  merveilles,  mes  chers 
enfans,  et  toutes  les  fois  qu'on  y  met  tant  soit  peu  le  nez,  on  est  étonné  de  ce  qu'elle 
vous  révèle. 

Nohant,  octobre  1872. 


L 

Il  y  avait  dans  les  terres  du  pays  d'Auge,  du  côté  de  Saint-Pierre- 
d'Azif,  à  trois  lieues  de  la  mer,  un  bon  paysan  et  sa  femme  qui,  à 
force  de  travail,  étaient  devenus  assez  riches.  Dans  ce  temps-là, 
c'est-à-dire  il  y  a  environ  cent  ans,  le  pays  n'était  pas  très  bien 
cultivé.  C'étaient  des  herbages  et  puis  des  herbages,  avec  des  pom- 
miers et  encore  des  pommiers;  un  grand  pays  tout  plat,  à  perte  de 
vue,  et  de  temps  en  temps  un  petit  bois  de  noisetiers,  avec  un  jar- 
dinet et  une  maison  de  bois  et  de  torchis,  la  pierre  étant  rare.  On 


LES   AILES   DE   COURAGE.  889 

élevait  par  là  de  bonnes  vaches,  on  faisait  d'excellent  beurre  et  des 
fromages  renommés;  mais,  comme  il  n'y  avait  alors  ni  grandes 
routes,  ni  chemins  de  fer,  ni  toutes  ces  maisons  de  campagne  qu'on 
voit  aujourd'hui  sur  la  côte,  le  paysan  n'avait  pas  beaucoup  d'i- 
dées, et  n'inventait  rien  pour  augmenter  ou  varier  les  produits  de 
la  terre. 

Celui  dont  je  vous  parle  s'appelait  Doucy  et  on  appelait  sa  femme 
la  mère  Doucette.  Ils  avaient  plusieurs  enfans  qui  tous  travaillaient 
comme  eux,  n'inventaient  pas  davantage  et  ne  se  plaignaient  de 
rien,  tous  très  bons,  très  doux,  très  indilTérens,  ne  faisant  rien  vite, 
mais  faisant  toujours  quelque  chose  et  pouvant  arriver  à  la  longue 
à  mettre  de  côté  un  peu  d'argent  pour  acheter  de  la  terre. 

Il  y  en  avait  un  seul,  qii'on  appelait  Glopinet,  qui  ne  travaillait 
pas  ou  presque  pas.  Ce  n'est  point  qu'il  fût  faible  ou  malade;  il 
était  frais  et  fort,  quoiqu'un  peu  boiteux,  très  joli  de  visage  et  rose 
comme  une  pomme.  Ce  n'est  pas  non  plus  qu'il  fût  désobéissant  ou 
paresseux,  il  n'avait  aucune  malice  et  ne  craignait  pas  de  se  donner 
delà  peine;  mais  il  avait  une  idée  à  lui,  et  cette  idi^'-e,  c'était  d'être 
marin.  Si  on  lui  eût  demandé  ce  que  c'était  que  d'être  marin,  il  eût 
été  bien  embarrassé  de  le  dire,  car  il  n'avait  guère  que  dix  ans 
quand  cette  idée  entra  dans  sa  tête,  et  voici  comment  elle  y  entra. 

Il  avait  un  oncle,  frère  de  sa  mère,  qui  était  parti  tout  jeune  sur 
un  navire  marchand  et  qui  avait  vu  beaucoup  de  pays.  Cet  oncle, 
établi  sur  la  côte  de  Trouville,  venait  de  loin  en  loin  voir  les  Doucy, 
et  il  racontait  beaucoup  de  choses  extraordinaires  qui  n'étaient 
peut-être  pas  toutes  vraies,  mais  dont  Clopiuet  ne  doutait  point, 
tant  elles  lui  paraissaient  belles.  C'est  ainsi  qu'il  prit  l'idée  de 
voyager  et  une  très  grande  envie  d'aller  sur  la  mer,  encore  qu'il  ne 
l'eût  jamais  vue,  et  qu'il  ne  sût  pas  au  juste  ce  que  c'était. 

Elle  n'était  pas  loin  pourtant,  et  il  eût  bien  pu  marcher  jusque- 
là,  sa  boiterie  ne  le  gênant  guère  ;  mais  son  père  ne  se  souciait  pas 
de  lui  voir  prendre  le  goût  des  voyages,  et  ce  n'était  pas  la  coutume 
des  paysans  de  ce  temps-là  de  s'éloigner  sans  nécessité  de  leur  en- 
droit. Les  frères  aînés  allaient  aux  foires  et  marchés  quand  besoin 
était.  Pendant  ce  temps-là,  les  plus  jeunes  gardaient  ou  soignaient 
les  vaches,  et  ce  n'était  jamais  le  tour  de  Glopinet  d'aller  se  pro- 
mener. Il  en  prit  de  l'ennui  et  en  devint  tout  rêveur.  Quand  il  me- 
nait paître  ses  bêtes,  au  lieu  d'inventer  quel<iue  amu?ement,  comme 
de  faire  des  paniers  de  jonc  ou  de  bâtir  des  petites  maisons  avec  de 
la  terre  et  des  brins  de  bois,  il  regardait  les  nuages  et  surtout  les 
oiseaux  voyageurs  qui  passaient  pour  aller  à  la  mer  ou  pour  en  re- 
venir. —  Sont-ils  heureux,  ceux-là  !  se  disait-il;  ils  ont  des  ailes  et 
vont  où  il  leur  plaît.  Ils  voient  comment  le  monde  est  fait,  et  jamais 
ils  ne  s'ennuiePat, 


REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

A  force  de  regarder  les  oiseaux,  il  les  connaissait  à  leur  vol,  si 
haut  qa'ils  fussent  dans  le  ciel.  Il  savait  leurs  babiiudes  de  voyage, 
comment  les  grues  se  mettent  en  flèche  pour  fendre  les  courans 
d'air,  comment  les  étourneaux  volent  en  troupe  serrée,  comment 
planent  les  oiseaux  de  proie,  et  comment  les  oies  sauvages  se  sui- 
vent en  ligne  à  distance  bien  égale.  Il  était  toujours  content  de  voir 
arriver  les  oi&eaiix  de  passage,  et  il  essayait  souvent  de  courir  aussi 
vite  qu'ils  volaient;  mais  c'était  peine  inutile  :  il  n'avait  pas  fait 
dix  pas  qu'ils  avaient  fait  une  lieue  et  qu'il  les  perdait  de  vue. 

Soit  à  cau>e  de  sa  boiterie,  soit  parce  qu'il  n'était  pas  naturelle- 
ment brave,  Clopinet  ne  s'éloignait  guère  de  la  njaison,  et  ne  faisait 
rien  pour  accoider  son  courage  avec  sa  curiosité.  Un  jour  que 
l'oncle  marin  était  venu  voir  la  famille,  et  que  Glopinet  parlait 
d'aller  voir  la  mer  avec  lui ,  si  son  papa  voulait  bien  le  permettre  : 

—  Toi?  dit  le  père  Doucy  en  riant  :  tais-toi  donc!  tu  ne  sais  pas 
marcher,  et  tu  as  peur  de  tout.  Ne  vous  embarrassez  jamais  de  ce 
gamin-là,  beau-frère  !  c'est  un  malingre  et  un  poltron.  L'an  dernier, 
il  s'est  caché  tout  un  jour  dans  les  fagots,  parce  qu'il  a  passé  un 
ramoneur  un  peu  barbouillé  qu'il  a  pris  pour  le  diable.  Il  ne  peut 
pas  voir  sans  crier  le  tailleur  qui  vient  faire  nos  habits,  parce  qu'il 
est  bossu.  Un  chien  qui  grogne,  une  vache  qui  le  regarde,  une 
pomme  qui  tombe,  le  voilà  qui  s'envole.  On  peut  bien  dire  que  c'en 
est  un  qui  est  venu  au  monde  avec  les  ailes  de  la  peur  attachées 
aux  épaules. 

—  Ça  passera,  ça  passera,  répondit  l'oncle  Laquille,  —  c'était  le 
nom  du  marin;  —  quand  on  est  enfant,  on  a  des  ailes  de  peur;  plus 
tard,  il  vous  en  pousse  d'autres. 

Ces  paroles  étonnèrent  beaucoup  le  petit  Glopinet.  —  Je  n'ai  point 
d'ailes,  dit-iî,  mon  papa  se  moque;  mais  peut-être  qu'il  m'en  pous- 
serait, si  j'allais  sur  la  mer! 

—  Mois,  reprit  le  père  Doucy,  ton  oncle  devrait  en  avoir!  Dis- 
lui  donc  d'#  te  les  montrer  ! 

—  J'en  ai  quand  il  en  faut,  reprit  le  marin  d'un  air  modeste;  mais 
ce  sont  des  ailes  de  courage  pour  voler  au  danger. 

Glopinet  trouva  ces  paroles  très  belles,  et  ne  ks  oublia  jamais; 
mais  le  père  Doucy  rabattit  l'orgueil  de  son  beau- frère  en  lui  di- 
sant :  —  Je  ne  dis  point  que  tu  n'aies  pas  ces  ailes-là  quand  il  faut 
faire  ton  devoir;  mais  quand  tu  rentres  à  la  maison,  tu  n'en  es  plus 
si  fier,  ta  femme  te  les  coupe! 

Le  père  Doucy  disait  cela  parce  que  la  mère  Laquille  gouvernait 
le  ménnge,  tandis  qu'au  contraire  la  mère  Doucette  était  très  bien 
nommée  et  tout  à  fait  soumise  à  son  mari. 

A  cause  de  cela,  cette  bonne  femme  n'osait  point  encourager  les 
idées  de  Glopinet,  dont  le  père  ne  voulait  pas  entendre  parler.  Il 


LES   AILES    DE    COURAGE.  8M 

disait  que  le  métier  de  marin  était  trop  dur  pour  un  garçon  qui 
avait  une  jambe  plus  faible  que  l'autre;  il  disait  pourtant  aussi  que 
Clopinet,  malgré  sa  bonne  santé,  ne  serait  jamais  un  homme  assez 
solide  pour  bêcher  la  terre,  et  qu'il  fallait  lui  faire  apprendre  l'état 
de  tailleur,  qui  est  un  bon  état  dans  les  campagnes. 

Aussi,  un  jour  que  le  tailleur  était  venu  dans  la  famille,  comme 
il  avait  coutume  de  venir  tous  les  ans,  le  père  Doucy  lui  dit  :  — 
Tire-à-gancJw,  mon  ami,  —  on  appelait  ainsi  le  tailleur  parce  qu'il 
était  gaucher  et  lirait  l'aiguille  au  rebours  des  autres,  —  nous  n'a- 
vons pas  d'ouvrage  à  te  donner  cette  année;  mais  voilà  un  petit  qui 
aurait  bonne  envie  d'apprendre  ton  état.  Je  te  paieiai  quelque 
chose  pour  son  apprentissage,  si  tu  veux  être  raisonnable  et  te  con- 
tenter de  ce  que  je  t'offrirai.  Dans  un  an  d'ici,  il  pourra  t'aider, 
faire  tes  commissions,  être  enfin  ton  petit  serviteur  et  gagner  chez 
toi  sa  nourri lure. 

—  Combien  donc  est-ce  que  vous  donneriez?  dit  le  tailleur  en  re- 
gardant Clopinet  du  coin  de  l'œil,  d'un  air  un  peu  dédaigneux, 
comme  pour  d  ^précier  d'avance  la  marchandise. 

Pendant  que  le  paysan  et  le  tailleur  discutaient  ta  voix  basse  les 
conditions  du  marché,  et  se  tenaient  à  deux  livres  tournois  de  dif- 
férence, Ciopinet,  tout  interdit,  car  jamais  il  n'avait  eu  la  moindre 
envie  de  coudre  et  de  tailler,  essayait  de  regarder  tranquillement 
le  patron  auquel  on  était  en  train  de  le  vendre.  C'était  un  petit 
homme  bossu  des  deux  épp,ules,  louche  des  deux  yeux,  boiteux  des 
deux  jambes.  Si  on  eût  pu  le  détortiller  et  l'étendre  sur  une  table, 
il  eût  été  grand;  mais  il  était  si  cassé  et  si  soudé  aux  angles  que, 
quand  il  marchait,  il  n'était  pas  plus  haut  que  Clopinet  lui-même, 
qui  avait  alors  douze  ans  et  n'était  pas  très  grand  ponr  son  âge. 
Tire-à-gauche,  lui,  pouvait  bien  avoir  la  cinquantaine;  sa  tête, 
énorme  en  longueur,  jaune  et  chauve,  ressemblait  à  un  gros  con- 
combre. Il  était  sordidement  vêtu  des  guenilles  qui  n'avaient  pu 
resservir  dans  les  vêtemens  de  ses  pratiques,  et  que  l'on  eût  jetées 
aux  fumiers,  s'il  ne  les  eût  réclamées;  mais  ce  qu'il  y  avait  en  lui 
de  plus  horrible,  c'était  ses  pieds  et  ses  mains,  d'une  longueur  dé- 
mesurée et  très  agiles,  car,  avec  ses  bras  en  fuseau  et  ses  jambes 
enéquerre,  il  travaillait  et  marchait  plus  vite  qu'aucun  autre.  L'œil 
pouvait  à  peine  suivre  l'éclair  de  sa  grosse  aiguille  quand  il  cou- 
sait, et  le  toiurbiilon  de  poussière  qu'il  soulevait  en  rasant  la  terr« 
pour  courir. 

Clopinet  avait  vu  plusieurs  fois  Tire-à-gauche,  et  n'avait  jamais 
manqué  de  le  trouver  fort  laid;  mais  ce  jour-là  il  le  trouva  épou- 
vantable, et  la  peur  qu'il  en  avait  toujours  eue  devint  si  forte  qu'il 
se  serait  sauvé,  s'il  n'eût  pensé  à  ces  ailes  de  peur  qu'on  lui  repro- 
chait d'avoir  aux  épaules. 


892  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Quand  le  marché  fut  conclu,  Doucy  et  le  tailleur  se  tapèrent  dans 
la  main,  burent  en  trinquant  un  demi-broc  d.e  cidre,  et  la  mère 
Doucette,  avertie  de  ce  qui  se  passait,  s'en  alla,  sans  rien  dire, 
dans  l'autre  chambre  pour  faire  le  paquet  du  pauvre  enfant  que  le 
tailleur  allait  lui  prendre  pour  trois  ans. 

Jusque-là,  Ciopinet  n'avait  pas  compris  ce  qui  lui  arrivait.  11 
avait  bien  entendu  dire  une  ou  deux  fois  à  son  père  qu'on  songe- 
rait à  le  pourvoir  d'un  métier  manuel  à  cause  de  la  faiblesse  de  sa 
jambe;  mais  il  ne  pensait  pas  que  cela  dût  être  réglé  sitôt  et  contre 
son  gré.  Donner  un  démenti  à  son  père,  faire  résistance,  c'était  là 
une  chose  à  laquelle  il  ne  pouvait  pas  songer  non  plus,  car  il  était 
doux  et  soumis,  et  pendant  un  moment  il  crut  que  rien  ne  serait 
décidé  sans  son  consentement;  mais  quand  il  vit  sa  mère  sortir  de 
la  chambre  sans  le  regarder,  comme  si  elle  eût  craint  de  pleurer 
devant  lui,  il  comprit  son  malheur,  et  s'élança  après  elle  pour  la 
supplier  de  le  secourir. 

Il  n'en  eut  pas  le  temps.  Le  tailleur  allongea  son  long  bras,  et  le 
saisit  comme  une  araignée  prend  une  mouche;  puis,  le  plantant 
sur  sa  bosse  de  derrière  et  lui  serrant  les  jambes  qu'il  avait  rame- 
nées sur  sa  bosse  de  devant,  il  se  leva  en  disant  au  père  Doucy  : 
—  C'est  bien,  c'est  entendu.  Nous  laisserons  pleuier  la  mère,  elle 
pleurera  moins  quand  elle  ne  le  verra  plus;  elle  en  a  pour  une 
heure  à  empaqueter  ses  nippes.  Vous  m'enverrez  ça  demain  à  Dives, 
où  je  vais  passer  trois  jours.  Çà,  petit,  tenez-vous  coi,  et  ne  criez 
point,  ou  avec  mes  bons  ciseaux,  que  vous  voyez  là  pendus  à  ma 
ceinture,  je  vous  coupe  la  langue. 

—  Traitez- le  avec  douceur,  dit  le  père;  il  n'est  point  méchant  et 
fera  toutes  vos  volontés. 

—  C'est  bon,  c'est  bon,  reprit  le  tailleur,  ne  soyez  point  en  peine 
de  lui,  j'en  fais  mon  affaire.  En  route,  en  route!  ne  vous  attendris- 
sez pas,  ou  je  renonce  à  le  prendre. 

—  Souffi-ez  au  moins  que  je  l'embrasse,  dit  le  père  Doucy  ;  un 
enfant  qui  s'en  va... 

—  Eh!  vous  le  reverrez;  il  reviendra  travailler  avec  moi  chez 
vous.  Bonjour,  bonjour,  point  de  scène,  point  de  pleurs,  ou  je  vous 
le  laisse.  Pour  ce  que  vous  payez,  je  n'y  tiens  déjà  pas  tant. 

En  parlant  ainsi,  Tire-à-gauche  franchit  la  porte  de  la  maison 
et  se  mit  à  courir,  avec  Ciopinet  sur  son  dos,  à  travers  les  pom- 
miers. L'enfant  essaya  de  crier;  mais  il  avait  la  goi-ge  serrée,  et  ses 
dents  claquaient  de  peur.  Il  se  retourna  avec  angoisse  vers  sa  maison. 
Ce  n'était  pas  tant  d'obéir  qui  le  chagrinait,  que  de  ne  pouvoir  em- 
brasser ses  pnrens  et  leur  dire  adieu;  c'est  cet:e  cruauté-là  qui  lui 
semblait  impossible  à  comprendre.  Il  vit  sa  mère  qui  accourait  sur 
la  porte,  et  qui  lui  tendait  les  bras.  Il  réussit  à  s'écrier  :  Maman! 


LES   AILES    DE    COURAGE.  898 

au  milieu  d'un  sanglot  étoulîé;  elle  fit  quelques  pas,  comme  si  elle 
eût  voulu  le  rattraper;  mais  le  père  la  retint,  et  elle  tomba,  pâle 
comme  si  elle  eût  été  morte,  dans  les  bras  de  François,  son  fils 
aîné,  qui  jurait  de  chagrin  et  montrait  le  poing  au  tailleur  d'un  air 
de  menace.  Tire-à-gauche  ne  fit  qu'en  rire,  d'un  rire  affreux  qui 
ressemblait  au  bruit  d'une  scie  dans  la  pierre,  et  il  doubla  le  pas, 
ce  pas  gigantesque,  fantastique,  qu'il  était  impossible  de  suivre. 

Clopinet,  croyant  que  sa  mère  était  morte  et  voyant  que  rien  ne 
pouvait  le  sauver,  souhaita  de  mourir  aussi,  laissa  tomber  sa  tête 
sur  l'épaule  monstrueuse  du  tailleur  et  perdit  connaissance. 

Alors  le  tailleur,  le  trouvant  trop  lourd  et  le  jugeant  endormi,  le 
mit  sur  son  âne,  qu'il  avait  laissé  paître  dans  la  prairie,  et  qui  était 
aussi  petit,  aussi  laid  et  aussi  boiteux  que  lui.  Il  lui  allongea  un 
grand  coup  de  pied  pour  le  faire  marcher,  et  ne  s'arrêta  plus  qu'à 
trois  lieues  de  là,  dans  les  dunes. 

Là  il  se  coucha  pour  faire  un  somme,  sans  se  soucier  de  voir  si 
l'enfant  dormait  tout  de  bon,  ou  s'il  était  malade.  Clopinet,  en  ou- 
vrant les  yeux,  se  crut  seul,  et  regarda  autour  de  lui  sans  com- 
prendre où  il  était;  c'était  un  endroit  singulier  qu'il  n'avait  jamais 
vu,  et  qui  ne  ressemblait  à  aucun  autre.  Il  se  trouvait  comme  en- 
fermé dans  un  creux  de  gazon  épais  et  rude,  qui  croissait  en  grosses 
touffes  sur  un  terrain  inégal,  relevé  de  tous  côfés  en  pointes  cro- 
chues; c'étaient  les  déchirures  des  grandes  marnes  grises  qui  s'é- 
tendent, entre  Villers  et  Beuzeval,  sur  le  rivage  de  la  mer,  et  qui  la 
cachent  aux  regards  quand  on  les  suit  par  le  milieu  de  leur  épais- 
seur. Après  s'être  étonné  un  peu,  Clopinet  retrouva  la  mémoire,  et 
son  cœur  se  serra  au  souvenir  de  son  enlèvement  par  le  tailleur; 
mais  il  bondit  de  joie  en  s'imaginant  que  son  ravisseur  l'avait  aban- 
donné, et  qu'en  cherchant  un  peu  il  retrouverait  le  chemin  de  sa 
maison. 

Aussitôt  pensé,  aussitôt  fait.  Il  se  releva  et  fit  quelques  pas  sur  le 
sentier  assez  large  qui  s'offrait  à  lui;  mais  il  s'arrêta  glacé  d'épou- 
vante en  voyant  Tire-à-gauche  étendu  à  deux  pas  de  lui,  dormant 
d'un  œil  et  de  l'autre  surveillant  tous  ses  mouvemens.  L'âne  brou- 
tait un  peu  plus  loin. 

Clopinet  se  recoucha  aussitôt  et  se  tint  tranquille,  quoique  le 
cœur  lui  battît  bien  fort.  Tout  à  coup  il  entendit  un  grognement 
clair,  comme  si  un  corbeau  croassait  non  loin  de  lui.  Il  se  retourna 
et  vit  que  le  tailleur  ronflait  et  dormait  pour  tout  de  bon  avec  un 
œil  ouvert.  C'était  son  habitude,  cet  œil  crevé  ne  se  fermait  plus; 
mais  il  n'en  dormait  pas  moins.  Il  était  fatigué,  car  il  faisait  chaud. 

Clopinet  se  traîna  sur  ses  geaoux  jusqu'auprès  de  lui,  toujours 
terrifié  par  ce  vilain  œil  qui  le  regardait.  11  passa  sa  main  de- 
vant, l'œil  ne  bougea  pas,  l'œil  ne  voyait  pas.  Alors  l'enfant,  se 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

•traînant  toujours,  sortit  du  creux  en  suivant  le  chemin  et  se  trouva 
dans  un  autre  creux  plus  grand ,  que  le  chemin  traversait  aussi. 
II  ôta  et  abandonna  ses  sabots  pour  mieux  courir,  et  tout  à  coup, 
se  jetant  dans  les  herbes,  il  quitta  le  sentier,  gagna  la  hauteur,  et 
-se  mit  à  la  descendre  aussi  vite  qu'un  lièvre,  dans  un  fouillis  de 
buissons  et  de  plantes  folles  où  il  se  trouva  perdu  et  couvert  par- 
dessus la  tête.  Il  courut  longtemps  ainsi;  puis,  s' avisant  que,  si  le 
tailleur  le  cherchait,  il  verrait  remuer  les  herbes  et  les  feuilles,  il 
s'arrêta,  se  blottit  au  plus  épais,  et  resta  immobile,  retenant  sa 
respiration. 

Tout  cela  lui  réussit  très  bien.  Tire-à- gauche,  après  avoir  dormi 
assez  longtemps,  s'éveilla,  vit  que  son  prisonnier  lui  avait  échappé, 
tjrouva  les  sabots,  ne  daigna  pas  les  ramasser,  suivit  quelque  temps 
la  trace  des  pieds  nus,  et  continua  son  chemin  en  ricanant,  car  ce 
chemin  conduisait  à  Dives,  où  le  tailleur  comptait  aller  passer  la 
;nuit;  cet  imbécile  d'enfant,  pensait-il,  s'est  imaginé  suivre  le  che- 
min de  sa  maison  ;  il  n'a  pas  su  qu'il  lui  tournait  le  dos,  en  quatre 
enjambées  je  l'aurai  rattrapé. 

Et  le  tailleur,  battant  et  chassant  devant  lui  son  âne,  se  mit  à 
raser  le  terrain  avec  ses  grandes  jambes  tordues,  qui  s'agitaient 
comme  deux  faux,  et  qui  allaient  aussi  vite  que  deux  ailes;  mais, 
grâce  à  la  bonne  idée  que  l'enfant  avait  eue  de  prendre  en  sens  con- 
traire, plus  le  tailleur  avançait,  plus  il  s'éloignait  de  lui. 

II. 

11  faisait  nuit  quand  Clopinet  se  sentit  assez  rassuré  pour  sortir 
de  sa  cachette;  c'était  une  douce  soirée  de  printemps,  tranquille  et 
voilée.  Il  écouta  avant  de  bouger,  et  fut  très  effrayé  d'un  bruit  sin- 
gulier. Il  s'imagina  que  c'était  le  terrible  pas  du  tailleur  qui  fai- 
sait crier  le  sable  au-dessous  de  lui,  et  puis,  comme  cela  ressem- 
blait par  moniens  à  une  étoffe  qu'on  déchire,  il  pensa  encore  au 
tailleur  déchirant  les  étoffes  avant  d'y  mettre  ses  terribles  ciseaux; 
-mais  cela  recommençait  toujours  sans  augmenter  ni  diminuer  de 
force  et  de  vitesse,  sans  se  rapprocher  et  sans  jamais  s'arrêter. 
C'était  la  mer  brisant  au  bas  de  la  grève.  Clopinet  ne  connaissait 
pas  ce  bruit-là,  il  essaya  de  voir,  et  s'assura  aussi  bien  que  possible 
dans  l'obscurité  que  personne  autre  que  lui  n'était  dans  ce  désert. 
C'était  pour  lui  un  lieu  incompréhensible.  D'où  il  était,  en  sortant 
la  tête  des  buissons,  il  voyait  un  grand  demi-cercle  de  dunes  dont 
il  ne  pouvait  distinguer  les  plis  et  les  ressauts,  et  qui  lui  parais- 
sait être  une  immense  muraillle  ébréchée  s'écroulant  dans  le  vide. 
Co  vide,  c'était  la  mer;  mais,  comme  il  ne  s'en  faisait  aucune  idée 
et  que  la  brume  du  soir  lui  cachait  l'horizon,  il  ne  la  distinguait 


LES    AILES    DE    COURAGE. 

pas  du  ciel  et  s'étonnait  seulement  de  voir  des  étoiles  dans  le  haut 
et  de  singulières  clartés  dans  le  bas.  Était-ce  des  éclairs  de  chaf- 
leur?  Mais  comment  se  trouvaient-ils  sous  ses  pieds?  Comment 
comprendre  tout  cela  quand  on  n'a  rien  vu,  pas  même  une  grande 
rivière  ou  une  petite  montagne?  Clopinet  marcha  un  peu  dans  les 
grosses  herbes  sans  oser  descendre  plus  bas,  il  avait  peur  et  il  avait 
faim.  —  Il  faut,  se  dit-il,  qiie  je  cherche  un  endroit  pour  dormir,  car 
au  petit  jour  je  veux  demander  le  chemin  de  chez  nous  et  retourner 
voir  si  ma  pauvre  mère  n'est  pas  morte.  —  Cette  idée  le  fit  pleurer, 
mais  en  se  souvenant  qu'il  avait  été  comme  mort  lui-mêuie  sur  le 
dos  du  tailleur,  il  espéra  que  sa  mère  en  reviendrait  aussi. 

Il  n'osiiit  pas  dormir  au  premier  endroit  venu,  de  peur  d'être 
surpris  par  l'horrible  patron  qu'il  supposait  toujours  lancé  à  sa  re- 
cherche, et  il  ne  se  trouvait  pas  assez  loin  du  chemin  par  où  il  eût 
pu  revenir  vers  lui.  Il  descendit  donc  avec  précaution,  et  vit  que  cela 
était  plus  difficile  qu'il  ne  l'avait  pensé.  Le  rebord  de  la  dune  n'était 
pas  un  mur  où  il  pût  se  laisser  glisser.  C'était  un  terrain  tout  coupée 
tout  crevassé  et  tout  hérissé,  comme  une  châtaigne,  de  pointes  mal 
solides  qui  cédaient  sous  la  main  quand  on  voulait  s'y  accrocher; 
puis  il  rencontrait  de  grandes  fentes  cachées  par  l'heibe  et  les 
épines,  et  il  craignait  d'y  tomber.  Il  ne  put  en  éviter  quelques-unes 
qui  avaient  de  l'eau  au  fond,  et  qui  par  bonheur  n'étaient  pas  pro- 
fondes; mais  la  nuit,  la  solitude  et  le  danger  de  ce  terrain  perfide, 
si  nouveau  pour  un  habitant  des  plaines  et  si  difficile  pour  un  boi- 
teux, lui  causèrent  une  grande  tristesse  et  peu  à  peu  un  grand 
effroi.  Il  renonça  à  descendre  et  voulut  remonter.  Ce  fut  pire.  Si  le 
dessus  du  terrain  était  séché  par  le  soleil  et  un  peu  consolidé  par 
l'herbe  épaisse,  le  flanc  de  cette  fausse  roche  était  humide  et  glis- 
sant, le  pied  n'y  pouvait  trouver  d'appui,  de  gros  morceaux  de 
marne  épaisse  se  détachaient  et  laissaient  crouler  de  gros  cailloux 
qui  étaient  comme  tombés  du  ciel  de  place  en  place.  Épuisé  de  fa- 
tigue, l'enfant  se  crut  perdu;  il  ne  savait  pas  si  les  loups  ne  vien- 
draient pas  le  manger. 

Il  se  jeta  tout  découragé  sur  une  mousse  épaisse  qu'il  rencontra 
et  essaya  de  s'endormir  pour  tromper  la  faim;  mais  il  rêva  qu'il 
glissait,  et  quelque  chose  qui  passa  sur  lui  en  courant,  peut-être 
un  renard,  peut-être  un  lièvre,  lui  fit  une  telle  peur  qu'il  s'enfuit, 
sans  savoir  où,  au  risque  de  tomber  dans  une  fente  et  de  s'y  noyer. 
Il  n'avait  plus  sa  raison,  et  ne  reconnaissait  plus  les  choses  qu'il  avait 
vues  au  jour.  Il  allait  d'un  creux  à  l'autre,  s'imaginant  qu'au  lieu 
de  courir  il  volait  au-dessus  de  la  terre.  Il  rencontrait  ces  grandes 
crêtes  de  la  dune  qui  l'avaient  étonné,  et  il  les  prenait  pour  des 
géans  qui  le  regardaient  en  branlant  la  tôte.  Chaque  buisson  noir 
lui  paraissait  une  bête  accroupie,  prête  à  s'élancer  sur  lui.  Il  lui 


896  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

venait  aussi  des  idées  folles  et  des  souvenirs  de  choses  qu'il  avait 
oubliées.  Une  fois  son  oncle  le  marin  avait  dit  devant  lui  :  «  Quand 
on  s'est  donné  aux  esprits  de  la  mer,  les  esprits  de  la  terre  ne  veu- 
lent plus  de  vous.  »  Et  cette  parole  symbolique  lui  revenait  comme 
une  menace.  —  J'ai  trop  pensé  à  la  mer,  se  disait-il,  et  voilà  que 
la  terre  me  renvoie  et  me  déteste;  elle  se  déchire  et  se  fend  de  tous 
les  côtés  sous  mes  pief^ls,  elle  se  dresse  en  pointes  qui  ne  tiennent  à 
rien  et  qui  veulent  m'écraser.  Je  suis  perdu,  je  ne  sais  pas  où  est  la 
mer,  qui  peut-être  serait  meilleure  pour  moi;  je  ne  sais  pas  de  quel 
côté  est  mon  pays  et  si  je  retrouverai  jamais  ma  maison.  Peut-être 
que  la  terre  s'est  aussi  fâchée  contre  mes  parens,  et  qu'ils  n'exis- 
tent plus"! 

Gomme  il  pensait  cela,  il  entendit  passer  au-dessus  de  sa  tête 
quelque  chose  de  très  surprenant.  C'était  une  quantité  de  petites 
voix  plaintives  qui  semblaient  appeler  du  secours;  ce  n'étaient  pas 
des  cris  d'oiseau,  c'étaient  des  voix  de  petits  enfans,  si  douces  et  si 
tristes,  que  le  chagrin  et  la  détresse  de  Glopinet  en  augmentèrent 
et  qu'il  cria  :  —  Par  ici,  par  ici,  petits  esprits,  venez  pleurer  avec 
moi  ou  emmenez-moi  pleurer  avec  vous,  car  au  moins  vous  êtes 
tous  ensemble  pour  vous  plaindre,  et  moi  je  suis  tout  seul. 

Les  petites  voix  continuaient  à  passer,  et  il  y  en  avait  tant  que 
cela  passa  pendant  un  quart  d'heure  sans  faire  attention  à  Glopinet, 
bien  que  peu  à  peu  sa  voix,  à  lui,  se  fût  mise  à  l'unisson  de  cette 
douce  plainte.  Enfm  elles  devinrent  plus  rares,  la  grande  troupe 
s'éloignait;  il  ne  passa  plus  que  des  voix  isolées  qui  étaient  en  re- 
tard et  appelaient  d'un  accent  plein  d'angoisse  pour  qu'on  les  at- 
tendit. Quand  Glopinet,  qui  courait  toujours  sans  pouvoir  les  suivre, 
entendit  passer  celle  qu'il  jugea  devoir  être  la  dernière,  il  fut  déses- 
péré, car  ces  compagnons  invisibles  de  son  malheur  avaient  adouci 
son  chagrin,  et  il  se  retrouvait  dans  l'horreur  de  la  solitude.  Alors 
il  s'écria  :  —  Esprits  de  la  nuit,  esprits  de  la  mer  peut-être,  ayez 
pitié,  emportez-moi! 

En  même  temps  il  fit  en  courant  un  grand  eflbrt,  comme  pour 
ouvrir  ses  ailes,  et,  soit  que  le  désir  qu'il  en  avait  lui  en  eût  fait 
pousser,  soit  que  tout  ceci  fût  un  rêve  de  la  fièvre  et  de  la  faim,  il 
sentit  qu'il  quittait  la  terre,  et  qu'il  s'envolait  dans  la  direction 
que  suivaient  les  esprits  voyageurs.  Emporté  dans  l'air  grisâtre, 
il  crut  voir  distinctement  des  petites  flèches  noires  qui  volaient 
devant  lui;  mais  bientôt  il  ne  vit  plus  rien  que  du  brouillard,  et 
il  appela  en  vain  pour  qu'on  l'attendît.  Les  voix  avançaient  tou- 
jours, pleurant  toutes  ensemble,  mais  allant  plus  vite  que  lui  et  sa 
perdant  à  travers  la  nue.  Alors  Glopinet  sentit  ses  ailes  se  fatiguer, 
son  vol  s'appesantir,  et  il  descendit,  descendit  sans  tomber,  mais 
sans  pouvoir  s'arrêter,  jusqu'au  pied  de  la  dune.  Dès  qu'il  toucha  la 


LES   AILES    DE    COURAGE.  897 

terre,  il  agita  ses  bras,  et  s'imagina  que  c'était  toujours  des  ailes 
qui  pourraient  repartir  quand  il  ne  serait  plus  fatigué.  Au  reste,  il 
n'eut  pas  le  loisir  de  s'en  tourmenter,  car  ce  qu'il  voyait  l'occupait 
tellement  qu'il  ne  songeait  presque  plus  à  lui-même. 

La  nuit  était  toujours  voilée,  mais  pas  assez  sombre  pour  l'em- 
pêcher de  distinguer  les  objets  qui  n'étaient  pas  très  éloignés.  II 
était  assis  sur  un  sable  très  fin  et  très  doux,  parmi  de  grosses 
boules  rondes  et  blanchâtres  qu'il  prit  d'abord  pour  des  pommiers 
en  fleurs.  Eu  regardant  mieux  et  en  touchant  celles  qui  étaient  près 
de  lui,  il  reconnut  que  c'était  de  grosses  roches  pareilles  à  celles 
qu'il  avait  vues  sur  le  haut  des  dunes,  et  qui  avaient  glissé,  il  y 
avait  peut-être  longtemps,  jusque  sur  la  plage. 

C'était  une  belle  plage,  car  en  cet  endroit-là  la  mer  venait  chaque 
jour  jusqu'au  pied  de  la  dune  balayer  la  boue  qui  tombait  de  cette 
montagne  marneuse.  Le  sable  était  d'ailleurs  lavé  en  mille  endroits 
par  de  petits  filets  d'eau  douce  qui  filtraient  le  long  de  la  hauteur 
et  se  perdaient  sans  bruit  et  sans  bouillonnement  dans  l'eau  salée; 
mais,  comme  la  marée  n'était  pas  encore  tout  h  fait  montée,  tout 
en  entendant  le  bruit  de  la  vague  qui  approchait,  Clopinet  ne  voyait 
encore  que  cette  longue  et  pâle  bande  de  sable  humide  que  perçait 
une  multitude  de  masses  noires  plus  ou  moins  grosses  et  toutes  plus 
ou  moins  arrondies.  Clopinet  n'avait  plus  peur;  il  regardait  ces 
masses  immobiles  avec  étonnement.  C'était  comme  un  troupeau  de 
bêtes  énormes  qui  dormait  devant  lui.  Il  voulut  les  voir  de  près  et 
avança  sur  le  sable  jusqu'à  ce  qu'il  put  en  toucher  une.  C'était  une 
roche  pareille  à  celle  qu'il  venait  de  quitter;  mais  pourquoi  était- 
elle  noire,  tandis  que  celles  du  rivage  étaient  blanches?  Il  toucha 
encore  et  amena  à  lui  quelque  chose  comme  une  énorme  grappe  de 
raisins  noirs.  Il  avait  faim,  il  y  mordit,  et  ne  trouva  sous  sa  dent 
que  des  coquilles  assez  dures;  mais  ses  dents  étaient  bonnes  et  en- 
tamaient de  petites  moules  excellentes.  Aussitôt  il  les  ouvrit  avec 
son  couteau  et  apaisa  sa  faim,  car  il  y  avait  de  ces  moules  à  l'infini 
et  c'était  ce  revêtement  épais  de  coquillages  qui  rendait  noirs  les 
cailloux  blancs  tombés  comme  les  autres  du  sommet  et  des  flancs 
de  la  dune. 

Quand  il  eut  bien  mangé,  il  se  sentit  tout  ranimé  et  redevint  rai- 
sonnable. Il  ne  se  souvint  plus  d'avoir  eu  des  ailes,  et  pensa  qu'il 
avait  roulé  doucement  le  long  des  marnes  en  croyant  voler  dans  les 
nuages. 

Alors  il  monta  sur  une  des  plus  grosses  roches  noires  et  regarda 
ce  qu'il  y  avait  au-delà.  Il  revit  passer  ces  longs  éclairs  pâles  qu'il 
avait  ds^jà  vus  d'en  haut  et  qui  paraissaient  raser  le  sol.  Qu'est-ce 
que  ce  pouvait  être?  Il  se  rappela  que  son  oncle  avait  dit  devant  lui 

TOME  eu.  —  1872.  87 


898  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

que  l'eau  de  mer  brillait  souvent  comme  un  feu  blanc  pendant  la 
nuit,  et  il  se  dit  enfin  que  ce  qu'il  voyait  devait  être  la  mer.  Elle 
était  tout  près  et  avançait  vers  les  roches,  mais  si  lentement  et  avec 
un  mouvement  si  régulier  et  un  bruit  si  uniforme  que  l'enfant  ne 
se  rendit  pas  conjpte  du  terrain  qu'elle  gagnait,  et  resta  bien  tran- 
quille sur  son  rocher  à  la  regarder  aller  et  venir,  avancer,  reculer, 
se  plisser  en  grosses  lames,  s'élever  pour  s'abattre  aussitôt  et  re- 
commencer jusqu'à  ce  qu'elle  vînt  s'aplatir  sur  la  grève  avec  ce 
bruit  sec  et  frais  qui  n'est  pas  sans  charme  dans  les  nuits  tran- 
quilles, et  qui  appelle  le  sommeil,  pour  peu  qu'on  y  soit  disposé. 

Clopinet  n'y  put  résister;  il  était  peut-être  dix  heures  du  soir,  et 
jamais  il  n'avait  veillé  si  tard.  Son  lit  de  roches  et  de  coquillages 
n'était  pas  précisément  mollet;  mais,  quand  on  est  bien  las,  où  ne 
dormirait-on  point?  Pendant  quelques  instans,  il  fixa  ses  yeux  ap- 
pesantis sur  cette  mince  nappe  argentée  qui  s'étend  mollement  sur 
le  sable,  qui  avance  encore  au  moment  où  la  vague  recule  déjà, 
qui  est  reprise  et  poussée  plus  avant  quand  elle  revient.  Piien  n'est 
moins  effrayant  que  cette  douce  et  perfide  invasion  de  la  marée 
montante. 

Clopinet  vit  bien  que  la  bande  de  sable  se  rétrécissait  devant  lui 
et  que  de  petits  flots  commençaient  à  laver  le  pied  de  son  rocher. 
Ils  étaient  si  jolis  avec  leur  fine  écume  blanche  qu'il  n'en  prit  au- 
cun souci.  C'était  la  mer,  il  la  voyait,  il  la  touchait  enfin  !  Elle  n'é- 
tait pas  bien  grande,  car  au-delà  de  cinq  ou  six  lames  il  ne  voyait 
plus  rien  qu'une  ban(^e  noire  perdue  dans  la  brume.  Elle  n'avait 
rien  de  méchant,  elle  devait  bien  savoir  qu'il  avait  toujours  sou- 
haité de  vivre  avec  elle.  Sans  doute  elle  était  raisonnable,  car 
l'oncle  marin  parlait  souvent  d'elle  comme  d'une  personne  majes- 
tueuse et  respectable.  Cela  fit  songer  à  Clopinet  qu'il  ne  l'avait  pas 
encore  saluée,  et  que  ce  n'était  point  honnête.  Tout  appesanti  par  le 
sommeil  qui  le  gagnait,  il  souleva  poliment  son  bonnet  de  laine, 
et,  laissant  retomber  sa  tête  sur  son  bras  gauche  étendu,  il  s'en- 
dormit en  tenant  toujours  son  bonnet  dans  la  main  droite. 

III. 

Cependant,  au  bout  de  deux  heures,  il  fut  réveillé  par  un  bruit 
singulier.  La  mer  battait  le  rocher  avec  tant  de  force  qu'il  parais- 
sait trembler,  et  même  Clopinet  ne  vit  plus  de  rocher;  il  vit  un  gros 
ourlet  d'écume  tout  autour  de  lui.  La  marée  était  haute,  et  l'enfant 
ne  comprenait  rien  à  ce  qui  lui  arrivait.  Il  voulut  se  sauver  du  côté 
par  où  il  était  venu,  mais  il  y  avait  autant  d'eau  d'un  côté  que  de 
l'autre,  et  toutes  les  roches  noires  avaient  absolument  disparu.  Le 


LES   AILES   DE    COURAGE. 

Hat  montait  jusqu'au  pied  des  roches  blanches,  et  semblait  vouloir 
monter  encore  plus  haut.  Glopinet  essaya  de  mettre  ses  jambes 
dans  l'eau  pour  voir  si  elle  était  profonde.  Il  ne  sentit  pas  le  fond, 
mais  il  sentit  que,  s'il  lâchait  le  rocher,  la  vague  allait  l'emporter. 
Alors  il  se  jugea  décidément  perdu,  pensa  à  sa  mère  et  ferma  les 
yeux  pour  ne  point  se  voir  mourir. 

Tout  d'un  coup  il  entendit  au-dessus  de  lui  les  petites  voix  qui 
l'avaient  appelé  sur  la  dune,  et  le  courage  lui  revint.  Il  avait  déjà 
volé  pour  descendre  de  Là-haut,  il  pouvait  bien  voler  encore  pour 
y  retourner.  Il  imita  le  cri  de  ces  esprits  invisibles,  et  il  les  en- 
tendit planer  sur  lui  comme  s'ils  tournaient  en  rond  pour  l'appe- 
ler et  l'attendre.  Il  fit  de  nouveau  un  grand  effort  avec  ses  bras, 
qui  le  soutinrent  comme  des  ailes,  et  il  s'éleva  dans  les  airs  ;  mais 
il  sentit  qu'il  ne  volait  pas  bien  haut  et  qu'il  planait  sur  la  mer, 
allant,  venant,  effleurant  les  vagues,  se  reposant  sur  le  rocher, 
se  remettant  à  voltiger,  à  nager,  et  trouvant  à  cela  un  plaisir  ex- 
trême. L'eau  de  mer  lui  semblait  tiède,  il  s'y  soutenait  sans  effort 
comme  s'il  n'eût  fait  que  cela  toute  sa  vie,  et  puis  il  eut  envie  de 
voir  dedans.  Il  ferma  ses  ailes  et  y  plongea  la  tête.  L'eau  était 
tout  en  feu  blanc  qui  ne  le  brûlait  pas.  Enfin  il  se  sentit  fatigué, 
et,  revenant  à  son  rocher,  il  s'y  rendormit  profondément,  bercé 
par  le  beau  bruit  des  vagues  et  par  la  douce  voix  des  esprits,  qui 
continuaient  à  faire  de  petits  cris  d'enfant  dans  les  airs. 

Quand  il  s'éveilla,  le  soleil  se  levait  dans  un  brouillard  argenté 
qui  s'en  allait  par  grandes  bandes  autour  de  l'horizon.  Un  vent  frais 
plissait  la  mer  verte,  et  du  côté  du  levant  elle  avait  de  grandes 
lames  roses  et  lilas;  l'horizon  se  dégageait  rapidement,  et  le  ro- 
cher où  Glopinet  avait  dormi  était  assez  élevé  pour  qu'il  vît  com- 
bien la  mer  était  grande.  Elle  était  moins  tranquille  que  la  veille, 
mais  elle  était  beaucoup  plus  loin,  et  il  voulut  la  voir  de  près  en 
plein  jour.  Il  courut  sur  le  sable,  peu  soucieux  de  mouiller  ses 
jambes  dans  les  grandes  flaques  qu'elle  avait  laissées,  et  il  ne  fut 
content  que  lorsqu'il  en  eut  jusqu'aux  genoux.  11  ramassa  quantité 
de  coquillages  différens,  qui  tous  étaient  bons  et  joli?,  puis  il  re- 
tourna au  pied  de  la  dune  pour  boire  aux  petites  sources  un  peu 
saumâtres,  mais  moins  acres  que  l'eau  de  mer  qu'il  avait  goûtée. 
II  était  si  content  de  voir  cette  grande  chose  dont  il  avait  tant  rêvé 
qu'il  ne  pensait  plus  à  retourner  chez  lui.  Il  avait  presque  oublié 
tout  ce  qui  lui  était  arrivé  la  veille.  Il  allait  et  venait  sur  le  rivage, 
regardant  tout,  touchant  à  tout,  essayant  de  se  rendre  compte  de 
tout.  11  vit  au  loin  passer  des  barques,  et  il  comprit  ce  que  c'était 
en  distinguant  les  hommes  qui  les  montaieiit  et  les  voiles  que  le 
vent  enflait.  11  vit  même  un  navire  à  l'horizon  et  crut  que  c'était 
une  église;  mais  cela  mai'chait  comme  les  barques,  et  son  cœur 


900  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

battit  bien  fort.  C'était  donc  là  un  vaisseau,  une  de  ces  maisons 
flottantes  sur  lesquelles  son  oncle  avait  voyagé  !  Glopinet  eût  voulu 
être  sur  ce  bâtiment  et  voir  où  finissait  la  mer,  au-delà  de  la  ligne 
grise  qui  la  séparait  du  ciel. 

Il  ne  pensait  plus  au  tailleur,  lorsque  la  peur  lui  revint  à  cause 
d'une  personne  qu'il  aperçut  au  loin,  marchant  sur  le  rivage  et  se 
dirigeant  de  son  côté;  mais  il  se  rassura  bien  vite  en  voyant  que 
c'était  un  homme  fait  comme  les  autres,  et  même  il  lui  sembla  re- 
connaître son  frère  aîné  François,  celui  qui,  la  veille,  avait  montré 
le  poing  au  tailleur,  car  François  détestait  le  tailleur  et  chérissait 
son  petit  Glopinet. 

C'était  lui,  c'était  bien  lui,  et  Clopinet  courut  à  sa  rencontre  pour 
se  jeter  dans  ses  bras.  —  Et  d'où  viens-tu,  d'où  sors-tu?  s'écria 
François  en  l'embrassant.  11  n'est  que  sept  heures  du  matin;  tu  ne 
viens  pas  de  Dives.  Où  donc  as-tu  passé  la  nuit? 

—  Là,  sur  cette  grosse  pierre  noire,  dit  Clopinet. 

—  Comment!  sur  la  Grosse- Vache? 

—  Ce  n'est  pas  une  vache,  mon  François,  c'est  une  pierre  pour 
de  vrai. 

—  Eh!  je  le  sais  bien!  Toi,  tu  ne  sais  pas  qu'on  appelle  ces 
pierres-là  les  Vaches-Noires?  Mais  pendant  la  marée  où  étais-tu? 

—  Je  ne  sais  point  ce  que  tu  veux  dire. 

—  La  mer  qui  monte  jusqu'ici,  jusqu'à  ces  pierres  qu'on  appelle 
les  Vaches-Blanches? 

—  Ah  !  oui,  j'ai  vu  cela,  mais  les  esprits  de  la  mer  m'ont  empê- 
ché de  me  noyer. 

—  Il  ne  faut  pas  dire  de  folies,  Clopinet  !  il  n'y  a  pas  d'esprits 
sur  la  mer;  sur  la  terre,  je  ne  dis  pas,... 

—  Qu'ils  soient  de  la  terre  ou  de  la  mer,  reprit  Clopinet  vive- 
ment, je  te  dis  qu'ils  m'ont  porté  secours. 

—  Tu  les  as  vus? 

—  Non,  je  les  ai  entendus.  Enfin  me  voilà,  et  même  j'ai  bien 
dormi  tout  au  beau  milieu  de  l'eau. 

—  Alors  tu  peux  dire  que  tu  as  eu  une  fière  chance!  Je  sais  bien 
que  cette  Grosse-Vache-là,  étant  la  plus  haute,  est  la  seule  que  la 
marée  ne  couvre  pas  tout  à  fait  quand  la  mer  est  tranquille;  mais 
s'il  était  venu  le  moindre  coup  de  vent,  elle  eût  monté  par-dessus, 
et  c'était  fini  de  toi,  mon  pauvre  petit. 

—  Bah!  bah!  je  sais  très  bien  nager,  plonger,  voler  au-dessus 
des  vagues,  c'est  très  amusant. 

—  Allons!  allons!  tu  me  dis  des  bêtises.  Tes  habits  ne  sont  pas 
mouillés.  Tu  as  eu  peur,  tu  as  eu  faim  et  froid;  pourtant  tu  n'as  pas 
l'air  malade.  Mange  le  pain  que  je  t'apporte,  et  bois  un  bon  coup  de 
eidre  que  j'ai  là  dans  ma  gourde,  et  puis  tu  me  raconteras  raison- 


à 


LES    AILES   DE    COURAGE.  901 

nablement  comment  tu  as  quitté  ce  chien  de  tailleur,  car  je  vois 
bien  que  tu  t'es  sauvé  de  ses  griffes. 

Clopinet  raconta  tout  ce  qui  s'était  passé.  —  Eh  bien!  répondit 
François,  j'aime  autant  qu'il  n'ait  pas  eu  le  temps  de  te  faire  souf- 
frir, car  c'est  un  méchant  homme,  et  je  sais  qu'il  a  fait  mourir  des 
apprentis  à  force  de  les  maltraiter  et  de  les  priver  de  nourriture. 
R'otre  père  ne  veut  pas  croire  ce  que  je  lui  dis,  et  il  a  persuadé  à 
notre  mère  que  j'en  voulais  à  cet  homme- là  et  ne  disais  point  la 
vérité.  Tu  sais  qu'elle  craint  beaucoup  le  père  et  veut  tout  ce  qu'il 
veut.  Elle  a  beaucoup  pleuré  hier,  et  n'a  pas  soupe;  mais  ce  ma- 
tin elle  l'a  écouté,  et  tous  deux  s'imaginent  que  ton  chagrin  est 
passé  comme  le  leur,  que  tu  es  déjà  habitué  à  ton  patron.  Il  n'y 
a  pas  moyen  de  leur  faire  penser  le  contraire,  et,  si  tu  reviens  chez 
nous,  tu  es  bien  sûr  que  le  père  te  corrigera  et  te  reconduira  lui- 
même  ce  soir  à  Dives,  où  le  tailleur,  qui  ne  demeure  nulle  part, 
doit,  à  ce  qu'il  a  dit,  passer  deux  jours.  La  mère  ne  pourra  pas  te 
défendre,  elle  ne  fera  que  pleurer.  Si  tu  m'en  crois,  tu  iras  trouver 
ton  oncle  Laquille,  qui  demeure  à  Trouville.  Tu  lui  diras  de  te  faire 
entrer  mousse  dans  la  marine,  et  tu  seras  content,  puisque  c'est 
ton  idée. 

—  Mais  on  ne  voudra  pas  de  moi  pour  marin,  répondit  Clopinet 
tout  abattu.  Papa  l'a  dit,  un  boiteux  n'est  pas  un  homme,  on  n'en 
peut  faire  qu'un  tailleur. 

—  Tu  n'es  pas  si  boiteux  que  ça,  puisque  tu  as  couru  toute  la 
nuit  sans  sabots  dans  ce  vilain  endroit  qu'on  appelle  le  désert.  Est- 
ce  que  tu  as  attrapé  du  mal? 

—  Nenni,  dit  Clopinet,  seulement  je  suis  plus  fatigué  de  ma 
jambe  droite  que  de  la  gauche. 

—  Ce  n'est  rien,  tu  n'as  pas  besoin  d'en  parler.  Çà,  que  veux- 
tu  faire?  Si  le  père  était  là,  il  me  commanderait  de  te  reconduire 
bon  gré  mal  gré  au  tailleur,  et  je  ne  le  ferais  point  avec  plaisir,  car 
je  sais  ce  qui  t'attend  chez  lui;  mais  il  n'y  est  pas,  et,  si  tu  veux, 
je  vais  te  conduire  à  Trouville.  Ce  n'est  pas  loin  d'ici,  et  je  serai 
encore  revenu  chez  nous  ce  soir. 

—  Allons  à  Trouville,  s'écria  Clopinet.  Ah  !  mon  François,  tu  me 
sauves  la  vie  !  Puisque  la  mère  n'est  pas  malade  de  chagrin,  puisque 
le  père  n'a  pas  de  chagrin  du  tout,  je  ne  demande  qu'à  m'en  aller 
surla  mer,  qui  me  veut  bien  et  qui  n'a  pas  été  méchante  pour  moi. 

Ils  arrivèrent  à  Trouville  au  bout  de  trois  heures;  c'était  dans  ce 
temps-là  un  pauvre  village  de  pêcheurs,  où  l'oncle  Laquille,  établi 
sur  la  grève,  avait  une  petite  maison,  une  barque,  une  femme  et 
sept  enfans.  Il  reçut  très  bien  Clopinet,  l'approuva  de  ne  pas  vou- 
loir descendre  à  l'ignoble  métier  de  tailleur,  écouta  avec  admira- 
tion le  récit  de  la  nuit  qu'il  avait  passée  sur  la  Grosse-Yache,  et 


902  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jura  par  tous  les  jurons  de  terre  et  de  mer  qu'il  était  destiné  aux 
plus  belles  aventures.  Il  promit  de  s'occuper  dès  le  lendemain  de 
son  admission  soit  dans  la  marine  marchande,  soit  dans  celle  de 
l'état. 

—  Tu  peux,  ajouta-t-il  en  s'adressant  à  François,  retourner  chez 
tes  parens,  et,  comme  je  sais  que  le  père  Doucy  a  la  tête  dure,  tu 
feras  aussi  bien  de  lui  laisser  croire  que  le  petit  est  avec  son  pa- 
tron. Je  le  connais,  ce  crabe  de  tailleur,  c'est  un  mauvais  drôle, 
avare,  cruel  avec  les  faibles,  poltron  avec  les  forts.  J'avoue  que  je 
serais  humilié  d'avoir  un  neveu  élevé  si  salement.  Ya-t'en,  Fran- 
çois, et  sois  tranquille,  je  me  charge  de  tout.  Mo'ûh  un  garçon  qui 
fera  honneur  à  sa  famille.  Laisse-leur  croire  qu'il  est  à  Dives.  Il  se 
passera  peut-être  deux  ou  trois  mois  avant  que  Tire-à-gauche  re- 
tourne chez  vous.  Quand  ton  père  saura  que  le  petit  a  filé,  il  sera 
temps  de  lui  dire  qu'il  est  sur  la  mer,  et  qu'il  n'y  reçoit  de  coups 
que  de  mains  nobles,  — des  mains  d'homme,  des  mains  de  marins! 
La  dernière  des  hontes,  c'est  d'être  rossé  par  un  bossu. 

François  trouva  tout  cela  fort  juste,  et  Clopinet  aussi.  L'idée 
d'être  corrigé  sans  être  coupable  n'entrait  pas  dans  ses  prévisions. 
Le  tailleur  seul  était  capable  d'une  cruauté  gratuite.  François  s'en 
retourna  donc,  et  fit  comme  il  était  convenu.  En  partant,  il  remit 
à  son  petit  frère  un  paquet  de  hardes  que  la  mère  Doucette  avait 
bien  rapiécées,  des  chaussures  neuves  et  un  peu  d'argent,  auquel 
il  ajouta  de  sa  poche  deux  beaux  grands  écus  de  six  livres  et  un 
petit  sac  de  liards,  afin  qu'il  n'eût  à  changer  son  argent  que  dans 
les  grandes  occasions.  Il  l'embrassa  sur  les  deux  joues,  et  lui  re- 
commanda de  se  bien  conduire. 

L'oncle  Laquille  était  un  homme  excellent,  très  exalté,  même  un 
peu  braque,  doux  comme  quelqu'un  qui  a  beaucoup  souffert  et 
beaucoup  peiné  avec  patience.  Il  avait  voyagé  et  savait  pas  mal  de 
choses,  mais  il  les  voyait  en  beau,  en  grand,  en  laid  ou  en  bizarre 
dans  ses  souvenirs,  et  surtout  quand  il  avait  bu  beaucoup  de  cidre, 
il  lui  était  impossible  de  les  dire  comme  elles  étaient.  Clopinet  l'é- 
coutait  avec  avidité  et  lui  faisait  mille  questions.  A  l'heure  du  sou- 
per, M'"^  Laquille  rentra,  et  Clopinet  lui  fut  présenté.  C'était  une 
grande  femme  sèche,  vêtue  d'un  vieux  jupon  sale  et  coiffée  d'un 
bonnet  de  coton  à  la  mode  du  pays;  elle  avait  plus  de  barbe  au 
menton  que  son  mari  et  ne  paraissait  point  habituée  à  lui  obéir. 
Elle  ne  fit  pas  un  très  bel  accueil  à  Clopinet,  et  Laquille  fut  obligé 
de  lui  dire  bien  vite  que  sa  présence  chez  eux  n'était  pas  pour 
durer;  elle  lui  servit  à  souper  en  rechignant  et  en  remarquant  avec 
humeur  qu'il  avait  un  appétit  de  marsouin. 

Le  lendemain,  Laquille  fît  ce  qu'il  avait  promis.  Il  conduisit 
Clopinet  chez  divers  patrons  de  barque,  qui,  le  voyant  boiter,  le 


LES    AILES    DE    COURAGE.  903 

refusèrent.  Il  en  fut  de  même  quand  il  le  présenta  aux  hommes 
chargés  de  recruter  pour  la  marine  du  roi.  Le  pauvre  Ciopinet  ren- 
tra bien  humilié  au  logis  de  son  oncle,  et  celui-ci  fut  forcé  d'avouer 
à  sa  femme  qu'ils  n'avaient  réussi  à  rien,  parce  que  l'enfant  avait 
une  jambe  faible,  et  que,  n'ayant  pas  été  élevé  au  bord  de  la  mer, 
il  n'avait  pas  non  plus  la  mine  hardie  et  la  tournure  leste  qui  con- 
viennent à  un  maria. 

—  J'en  étais  bien  sûre,  répondit  M'"*  Laquille.  Il  n'est  bon  à 
rien,  pas  même  à  faire  un  lourdaud  de  paysan.  Tu  as  eu  grand  tort 
de  t'en  charger,  tu  ne  fais  que  des  sottises  quand  je  ne  suis  pas  là. 
Il  faut  le  conduire  au  tailleur  ou  à  ses  parens.  J'ai  assez  d'enfans 
comme  ça,  et  ne  me  soucie  point  d'un  inutile  de  plus  à  la  maison. 

—  Patience,  ma  femme!  répondit  Laquille.  Il  est  possible  que 
quelqu'un  veuille  de  lui  pour  aller  à  la  pêche  de  la  morue. 

M""'  Laquille  haussa  les  épaules.  Le  village  regorgeait  d'enfans 
déjcà  dressés  à  la  pêche,  et  personne  ne  voudrait  de  celui-ci  qui 
ne  savait  rien  et  n'intéressait  personne.  Laquille  s'ob^^tina  à  essayer 
dès  le  lendemain,  mais  il  échoua.  Tout  le  monde  avait  plus  d'en- 
fans que  d'ouvrage  à  leur  donner.  M'"''  Laquille  s'écria  que,  pour 
son  compte,  elle  en  avait  trop,  et  n'entendait  pas  en  nourrir  un  de 
plus.  Laquille  lui  demanda  de  prendre  patience  encore  quelques 
jours,  et  mena  Ciopinet  avec  lui  à  la  pêche.  Ce  fut  un  grand  plaisir 
pour  l'enfant,  qui  oublia  tous  ses  chagrins  en  se  sentant  enfin  bal- 
lotté sur  cette  grande  eau  qu'il  aimait  tant.  —  C'est  pourtant  un 
gars  solide,  disait  Laquille  en  rentrant;  il  n'a  peur  de  rien,  il  n'est 
pas  malade  en  mer,  et  même  il  a  le  pied  marin.  Si  je  pouvais  le 
garder,  j'en  ferais  quelque  chose. 

M'"*  Laquille  ne  répondit  rien;  mais,  quand  la  nuit  fut  venue  et 
que  tous  les  enfans  furent  couchés,  Ciopinet,  qui  ne  dormait  pas, 
car  l'inquiétude  le  tenait  éveillé,  entendit  la  femme  au  bonnet  de 
coton  dire  à  son  mari  :  —  En  voilà  assez!  Le  tailleur  doit  passer 
ici  demain  matin  pour  aller  chercher  des  marchandises  à  Honfleur; 
j'entends  que  tu  lui  rendes  son  apprenti;  il  saura  bien  le  mettre 
à  la  raison.  Il  n'y  a  rien  de  tel  pour  rendre  les  enfans  gentils  que 
de  les  fouailler  jusqu'au  sang. 

Laquille  baissa  la  tête,  soupira  et  ne  répondit  point.  Ciopinet  vit 
que  son  sort  était  décidé,  et  que,  pas  plus  que  sa  mère,  son  oncle 
ne  le  préserverait  du  tailleur.  Alors,  résolu  à  se  sauver,  il  attendit 
que  tout  le  nionde  fût  endormi,  et  se  leva  tout  doucement.  Il  mit 
ses  habits,  prit  son  paquet,  qui  lui  servait  d'oreilhr,  et  s'assura  que 
son  argent  était  dans  sa  poche,  se  disposant  à  quitter  son  lit.  C'était 
un  diôle  de  lit,  je  dois  vous  le  dire.  Comme  tous  les  enfans  de  La- 
quille étaient  couchés  bien  serrés  avec  le  père  et  la  mère  dans  les 
deux  seules  couchettes  qu'il  y  eût  dans  la  maison,  on  avait  mis  une 


904  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

botte  d'algues  pour  Clopinet  dans  une  petite  soupente  qui  donnait 
contre  une  lucarne  où  il  fallait  monter  avec  une  échelle.  II  allongea 
donc  un  pied  dans  l'obscurité  pour  trouver  le  barreau  de  cette 
échelle;  mais  il  ne  sentit  rien,  et  se  souvint  que  M'"*"  Laquille  l'avait 
retirée  pour  grimper  à  son  grenier,  qui  était  en  face,  à  l'autre  bout 
de  la  chambre.  Clopinet  souleva  une  petite  loque  qui  servait  de  ri- 
deau à  sa  lucarne,  et  vit  qu'il  faisait  une  nuit  claire.  Il  put  s'as- 
surer ainsi  que  l'échelle  était  hors  de  portée,  et  qu'il  n'était  pas 
possible  de  sauter  de  si  haut  dans  la  chambre  sans  se  casser  le  cou. 
Chose  singulière,  il  ne  pensa  point  à  ses  ailes.  Son  frère  s'étant 
moqué  de  lui  à  ce  sujet,  il  n'avait  osé  en  reparler  à  personne,  et  il 
se  disait  qu'il  les  avait  peut-être  rêvées.  Pourtant  il  fallait  partir 
et  ne  pas  attendre  le  jour.  Il  ouvrit  la  lucarne  et  s'assura  que  son 
corps  pouvait  y  pas^^er;  mais,  en  mettant  la  tête  dehors,  il  vit  que 
c'était  beaucoup  trop  haut  pour  sauter.  La  mer  était  encore  loin.  II 
avait  remarqué,  la  veille  au  soir,  que  la  marée  venait  battre  les 
pi'feux  qui  soutenaient  la  maison;  mais  quand  reviendrait-elle?  On 
lui  avait  dit  une  fois  toutes  les  vingt-trois  heures;  Clopinet  ne  sa- 
vait pas  assez  compter  pour  faire  son  calcul. 

—  Pourtant,  si  la  mer  venait  me  chercher,  se  disait-il,  je  saute- 
rais bien  dedans  ;  je  n'ai  pas  peur  d'elle,  elle  est  bonne  pour  moi. 
Il  y  avait  longtemps  qu'il  songeait  ainsi,  toujours  tenant  son  pa- 
quet, tantôt  dormant  malgré  lui,  tantôt  rêvant  qu'il  était  sur  la 
barque  de  son  oncle,  quand  un  coup  de  vent  ouvrit  la  lucarne,  qu'il 
avait  mal  refermée.  Il  s'éveilla  tout  à  fait  et  entendit  passer  les 
voix  enfantines  des  petits  esprits  de  la  nuit.  Il  comprenait  cette 
fois  leur  chanson.  —  Viens,  viens,  disaient-elles,  à  la  mer,  à  la 
mer!  Allons,  ne  te  rendors  pas,  ouvre  tes  ailes  et  viens  avec  nous, 
à  la  mer,  à  la  mer! 

Clopinet  sentit  son  cœur  battre  et  ses  ailes  s'ouvrir.  Il  sauta  de 
la  lucarne,  et  de  là  sur  un  vieux  mât  qui  était  attaché  à  la  maison 
et  qui  servait  de  perchoir  aux  pigeons,  puis  il  se  laissa  glisser  ou 
s'envola  comme  c'était  son  idée,  et  se  trouva  dans  la  mer  sur  la 
barque  de  son  oncle. 

Elle  était  bien  amarrée  avec  une  chaîne  et  un  cadenas.  Il  n'y 
avait  pas  moyen  de  s'en  servir;  mais  l'eau  ne  faisait  que  lécher  le 
rivage,  elle  n'était  pas  profonde,  et  Clopinet,  soit  qu'il  nageât  à  la 
manière  des  oiseaux,  soit  qu'il  fût  porté  par  le  vent,  arriva  sans 
mouiller  son  corps  dans  une  grande  plaine  de  sables  et  de  joncs  ma- 
rins très  sèchp,  et  où  il  n'était  point  aisé  de  marcher  vite.  D'ailleurs 
c'était  l'heure  de  dormir,  et  Clopinet  avait  veillé  au-delà  de  ses 
forces.  11  se  coucha  dans  ce  sable  fin  et  chaud,  et  ne  s'éveilla  qu'au 
lever  du  soleil,  bien  reposé  et  bien  content  de  se  sentir  libre. 
Sa  joie  fut  vite  troublée  par  une  découverte  fâcheuse  :  il  avait  cru 


LES   AILES    DE    COURAGE.  905 

voler  et  marcher  du  côté  de  Honfleur,  dont  il  avait  vu  le  phare,  et 
il  s'était  trompé.  Il  se  reconnaissait,  il  avait  passé  là  l'avant-veille 
avec  son  frère  François.  Il  était  revenu  par  là  de  Villers  et  des 
Vaches-Noires.  11  y  retournait!  C'est  par  là  que  le  tailleur  devait 
revenir  de  Dives,  il  risquait  de  le  rencontrer.  Retourner  à  Trouville 
n'était  pas  plus  rassurant.  On  l'y  verrait,  on  ne  manquerait  pas  de 
livrer  sa  piste  à  l'ennemi. 

Il  prit  le  parti  de  continuer  du  côté  des  dunes  en  se  tenant  loin 
du  chemin  plus  élevé  qui  traverse  les  sables  et  en  rasant  la  grève. 
Son  oncle  lui  avait  appris  que  le  tailleur  avait  la  mer  en  aversion  : 
il  en  avait  une  peur  bleue,  il  disait  n'avoir  jamais  pu  mettre  le  pied 
sur  une  barque  sans  être  malade  à  en  mourir.  La  vue  seule  des 
vagues  suffisait  pour  lui  tourner  le  cœur,  et  quand  il  cheminait  sur 
la  côte,  il  se  gardait  bien  de  suivre  les  plages,  il  allait  toujours  par 
le  plus  haut  et  par  le  plus  loin. 

Clopinet  arriva  ainsi  à  Yillers,  où,  après  avoir  bien  regardé  au- 
tour de  lui,  il  acheta  vite  un  grand  pain,  et  tout  aussitôt  il  reprit 
sa  route  le  long  des  dunes  jusqu'aux  Vaches- Noires,  oià  il  se  re- 
trouva seul,  dans  son  désert,  avec  un  plaisir...,  comme  s'il  eût 
revu  sa  maison  et  son  jardin. 

Cependant  il  ne  souhaitait  plus  retourner  chez  ses  parens.  Ce  que 
son  frère  lui  avait  dit  lui  ôtait  toute  espérance  d'attendrir  son  père 
et  de  trouver  protection  auprès  de  la  mère  Doucette.  Il  mangea  en 
regardant  la  côte;  le  peu  de  jours  qu'il  avait  passés  avec  son  oncle 
lui  avait  donné  quelques  notions  du  pays.  La  journée  était  claire,  il 
vit  comme  l'embouchure  de  la  Seine  était  loin,  et  que  pour  gagner 
Honfleur  il  fallait  traverser  des  pays  plats  et  découverts.  Les  dunes 
où  il  se  trouvait  étaient  les  seules  du  voisinage  où  il  pût  se  ca- 
cher, s'abriter  et  vivre  seul.  Le  pauvre  enfant  avait  peur  de  tout  le 
monde,  M'"""  Laquille  ne  l'avait  pas  réconcilié  avec  le  genre  humain. 
D'ailleurs  il  était  très  habitué  à  la  solitude,  lui  qui  n'avait  encore 
fait  que  de  garder  les  vaches  dans  un  pays  où  il  ne  passait  jamais 
personne.  Enfin,  depuis  qu'il  avait  commerce  avec  les  esprits,  il 
n'avait  plus  aucune  peur  de  la  vie  sauvage. 

Toutes  ces  réflexions  faites,  il  résolut  de  parcourir  ce  revers  de 
la  dune  et  de  s'y  établir  pour  toujours.  —  Pour  toujours!  Vous  allez 
me  dire  que  ce  n'était  pas  possible,  que  l'hiver  viendrait,  que  les 
deux  ou  trois  écus  de  Clopinet  s'épuiseraient  vite.  Puis,  eût-il  eu 
beaucoup  d'argent,  comment  faire  pour  manger  et  s'habiller  dans 
un  désert  où  il  ne  pousse  que  des  herbes  dont  les  troupeaux  mêmes 
ne  veulent  pas?  H  y  avait  bien  la  mer  et  ses  inépuisables  coquil- 
lages, mais  on  s'en  lasse,  surtout  quand  on  n'a  à  boire  que  de  l'eau 
qui  n'est  pas  bien  bonne.  —  Je  vous  répondrai  que  Clopinet  n'était 
pas  un  enfant  pareil  à  ceux  qui  à  douze  ans  savent  lire  et  écrire.  Il 


906  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

ne  savait  rien  du  tout,  il  ne  prévoyait  rien,  il  n'avait  jamais  réflé- 
chi, peut-être  ii'avait-il  même  pas  l'habitude  de  penser.  Sa  mère 
avait  toujours  songé  à  tout  pour  lui,  et  malgré  lui  il  s'imaginait 
qu'elle  était  toujours  là,  à  deux  pas,  prête  à  lui  apporter  sa  soupe 
et  à  le  border  dans  son  lit.  Ce  n'est  que  par  momens  qu'il  se  sou- 
venait d'être  seul  pour  toujours;  mais,  à  force  de  se  répéter  ce 
mot-là,  il  s'aperçut  qu'il  n'y  comprenait  rien,  et  que  l'avenir  ne  si- 
gnifiait pour  lui  qu'une  chose  :  échapper  au  tailleur. 

Il  s'enfonça  dan^  les  déchirures  de  la  dune.  Auprès  des  Vachss- 
Noires,  elle  était  haute  de  plus  de  cent  mètres  et  toute  coupée  à 
pic,  très  belle,  tiès  sombre,  avec  des  parois  bigarrées  de  rouge,  de 
gris  et  de  brun-olive,  qui  lui  donnaient  l'air  d'une  roche  bien  solide. 
C'est  par  là  qu'il  aurait  voulu  se  nicher,  mais  il  ne  paraissait  point 
possible  d'y  aller.  Qui  sait  pourtant  s'il  n'y  avait  pas  quelque  pas- 
sage? Son  frère  lui  avait  tant  dit  qu'il  ne  fallait  pas  dormir  sur  les 
Yaches-Noires  qu'il  avait  promis  de  ne  plus  s'y  risquer;  puis  le 
jour  il  redevenait  un  peu  craintif  et  ne  croyait  plus  beaucoup  à  ce 
qu'il  avait  vu  la  nuit.  Il  grimpa  donc  les  endroits;  praticables  de  la 
dune  et  les  trouva  moins  eiïrayans  et  moins  difficiles  qu'il  ne  l'avait 
pensé.  Bientôt  il  en  connut  tous  les  endroits  solides  et  comment  on 
pouvait  traverser  sans  danger  les  éboulemens  en  suivant  les  parties 
où  poussaient  certaines  plantes.  Il  connut  aussi  celles  qui  étaient 
trompeuses.  Enfin  il  pénétra  dans  la  grande  dune,  et  vit  qu'elle  était 
toute  gazonnée  dans  certaines  fentes,  et  qu'il  y  pouvait  marcher 
sans  trop  glisser  et  sans  enfoncer  beaucoup.  Après  avoir  erré  long- 
temps, très  longtemps,  au  hasard,  dans  ces  éboulemens  plus  ou 
moins  solidifiés,  il  arriva  sur  une  partie  rocheuse  et  vit  devant  lui 
un  enfoncement  en  forme  de  grotte,  maçonnée  en  partie.  Il  y  entra 
et  trouva  que  c'éîait  comme  une  petite  maison  qu'on  aurait  creusée 
là  pour  y  demeurer.  Il  y  avait  un  banc  de  pierre  et  un  endroit  noirci 
comme  si  on  y  eût  allumé  du  feu;  mais  il  y  avait  bien  longtemps 
qu'on  n'y  demeurait  plus,  car  le  beau  gazon  fin  qui  entourait  l'en- 
trée ne  portait  aucune  trace  de  foulure;  même  il  y  avait  de  grandes 
broussailles  qui  pendaient  devant  l'ouverture,  et  que  personne  ne 
se  donnait  plus  la  peine  de  couper. 

Glopinet  s'empai  a  de  cet  ermitage  abandonné  depuis  bien  des  an- 
nées à  cause  des  éboulemens  du  terrain  environnant.  11  y  plaça  son 
paquet  et  coupa  des  herbes  sèches  pour  se  faire  un  lit  sur  le  banc 
de  pierre,  —  A  présent,  se  dit-il,  le  tailleur  ni  ma  tante  Laqnille  ne 
me  trouveront  jamais.  Je  suis  très  bien,  et  si  j'avais  seulement  une 
de  nos  vaches  [)our  me  tenir  compagnie,  je  ne  m'ennuierais  point. 

Il  regrettait  ses  vaches,  que  pourtant  il  n'avait  jamais  beaucoup 
aimées,  et  la  tristesse  le  gagnait.  Il  prit  le  parti  de  dormir,  car  il 
avait  assez  de  pain  pour  deux  jours,  et  il  s'était  promis  de  ne  pas 


LES    AILES    DE  COURAGE.  907 

se  montrer  tint  que  le  tailleur  pourrait  être  dans  les  environs.  II 
dormit  longtemps,  et,  le  soir  étant  venu,  il  élait  rassasié  de  som- 
meil. Encourngé  par  l'obscurité,  il  parcourut  ce  qu'il  lui  plut  d'ap- 
peler son  jardin  ,  car  il  y  avait  là  beaucoup  de  Heurs.  C'était  tout 
de  même  un  drôle  de  jardin  ;  cela  était  fait  comme  un  fossé  de  ver- 
dure entre  des  talus  tout  droits  qui  ne  laissaient  voir  qu'un  peu  de 
ciel.  On  y  était  dans  un  trou,  mais  ce  trou,  placé  très  haut  sur  la 
dune,  n'avait  pas  de  chemin  pour  monter  ni  descendre,  et  Giopinet, 
ne  se  souvenant  pas  bien  comment  il  y  était  arrivé,  se  demanda  s'il 
retrouverait  le  moyen  d'en  sortir. 

Comme  il  avait  l'esprit  assez  tranquille,  ne  souffrant  plus  ni  de 
faim  ni  de  fatigue,  il  s'essaya  pour  la  première  fois  à  raisonner  et  à 
prévoir.  Il  n'y  a  rien  de  tel  pour  cela  que  d'y  être  forcé.  Il  se  dit 
que,  quelqu'un  ayant  demeuré  là,  il  devait  toujours  être  possible 
de  s'y  reconnaître.  Il  se  dit  aussi  qu'il  devait  être  proche  de  la  mer, 
puisqu'il  s'était  tenu  dans  l'épaisseur  de  la  dune  loin  du  petit  che- 
min qui  en  occupait  à  peu  près  le  milieu,  ce  mên)e  chemin  où  il 
avait  échappé  au  tailleur;  mais  pourquoi  ne  voyait-il  pas  la  mer? 
—  La  ravine  où  il  se  trouvait  tournait  un  peu  à  sa  droite,  et  à  sa 
gauche  c'était  comme  un  chemin  naturel.  Il  le  suivit,  et  arriva 
bientôt  à  une  sorte  de  petit  mur  évidemment  construit  de  main 
d'homme  et  percé  d'un  trou  par  où  il  regarda.  Alors  il  vit  la  mer  à 
cent  pieds  au-dessoits  de  lui  et  la  lune  qui  se  levait  dans  de.  gros 
nuages  noirs.  H  fut  content  d'avoir  à  son  gré  la  vue  de  cette  mer 
qu'il  aimait  tant,  dont  il  entendit  la  voix  qui  montait  et  qui  pro- 
mettait de  le  bercer  plus  doucement  qu'autour  de  la  Grosse-Vache. 
Il  examina  bien  la  i)aroi  extérieure  de  la  falaise,  car  en  cet  endroit 
la  dune  était  assez  solide  pour  être  une  vraie  falaise,  toute  droite 
et  tout  à  fait  inaccessible.  Celui  qui  avait  demeuré  là  avant  lui  avait 
donc  eu  aussi  des  raisons  de  se  bien  cacher,  puisqu'il  s'était  fait  un 
guettoir  dans  un  lieu  si  escarpé  et  si  sauvage. 

Alors  Clopinet  voulut  voir  l'autre  bout  de  cette  ravine  tournante 
où  il  se  trouvait  comme  enfermé,  et,  revenant  sur  sts  pas,  il  y  alla; 
mais  il  fut  vite  arrêté  par  une  fente  profonde  et  une  muraille  natu- 
relle toute  droite.  Enfin  il  chercha  au  clair  de  la  lune,  qui  n'était 
pas  bien  brillant,  à  reconnaître  l'endroit  par  où  il  avait  pénétré  dans 
cette  cachette.  11  s'engagea  en  tâtonnant  dans  plusieurs  fentes  fer- 
mées par  des  éboulemens  si  dangereux  qu'il  n'osa  plus  en  essayer, 
et  se  promit  de  vérifier  cela  au  jour.  La  lune  se  voilait  de  plus  en 
plus,  mais  le  peu  de  ciel  qu'il  voyait  au-dessus  de  sa  tête  était  en- 
core clair;  il  en  profita  pour  rentrer  dans  sa  grotte,  car  son  jardin 
sauvage  n'était  pas  uni  et  facile  à  parcourir.  Il  n'avait  pas  sommeil, 
il  s'ennuya  de  ne  rien  voir,  et  devint  triste;  il  espéra  que  les  petits 
esprits  viendraient  lui  tenir  compagnie  :  il  n'entendit  que  le  mugis- 


908  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sèment  de  l'orage  qui  montait  et  couvrait  celui  de  la  mer.  Alors  il 
s'endormit,  mais  d'un  sommeil  léger  et  interrompu  souvent. 

Il  n'avait  jamais  rêvé,  tant  il  avait  l'habitude  de  bien  dormir, 
ou,  s'il  avait  rêvé,  il  ne  s'en  était  jamais  rendu  compte  en  s'éveil- 
lant.  Cette  nuit-là,  il  rêva  beaucoup;  il  se  voyait  encore  une  fois 
perdu  dans  les  dunes  sans  pouvoir  en  sortir,  et  puis  il  se  trouvait 
tout  à  coup  transporté  dans  son  pays,  dans  sa  maison,  et  il  entendait 
son  père  qui  comptait  de  l'argent  en  répétant  sans  cesse  le  même 
nombre,  dix-huit,  dix-Jiuil,  dix-huit,  — C'était  dix-huit  livres  qui 
avaient  été  promises  au  tailleur  pour  la  première  année  d'appren- 
tissage, et  le  tailleur  en  voulait  vingt.  Le  père  Doucy  s'était  obs- 
tiné, et  il  avait  répété  «  dix-huit  »  jusqu'à  ce  que  la  chose  fût  ac- 
ceptée. —  Clopinet  crut  alors  sentir  la  terrible  main  crochue  du 
tailleur  qui  s'abattait  sur  lui.  Il  fît  un  grand  cri  et  s'éveilla.  —  Où 
était-il?  11  faisait  noir  dans  sa  grotte  comme  dans  un  four.  Il  se  sou- 
vint et  se  rassura;  mais  tout  aussitôt  il  ne  sut  que  penser,  car  il  en- 
tendit bien  distincteme-nt,  et  cette  fois  bien  éveillé,  une  voix  qui  par- 
lait à  deux  pas  de  lui  et  qui  répétait  dix-huit,  dix-huit,  dix-huit, 

.Clopinet  en  eut  une  sueur  froide  sur  tout  le  corps;  ce  n'était  pas 
la  voix  forte  et  franche  de  son  père,  c'était  une  voix  grêle  et  cas- 
sée, toute  pareille  à  celle  du  tailleur  au  moment  où  il  avait  dit  : 
dix-huit,  dix-huit,...  va  pour  dix-huit!  —  11  était  donc  là!  il  avait 
découvert  la  retraite  de  son  apprenti,  il  allait  l'emporter?  Clopinet 
éperdu  sauta  de  son  lit  de  rocher.  Quelque  chose  tourbillonna 
bruyamment  autour  de  lui,  et  sortit  de  la  grotte  en  répétant  d'une 
voix  aigre  qui  se  perdit  dans  l'éloignement  :  dix-huit,,.,  dix-huit!.. 

Le  tailleur  était  donc  venu  là,  peut-être  pour  s'y  réfugier  contre 
l'orage;  il  n'avait  pas  vu  Clopinet  endormi,  et  à  son  réveil  il  en 
avait  eu  peur,  puisqu'il  se  sauvait!  Cette  idée,  que  le  tailleur  était 
poltron,  peut-être  plus  poltron  que  lui,  enhardit  singulièrement  Clo- 
pinet. Il  se  recoucha  avec  son  bâton  à  côté  de  lui,  résolu  à  laper 
ferme,  si  l'ennemi  revenait. 

Quand  il  eut  sommeillé  un  bout  de  temps,  il  s'éveilla  encore; 
l'orage  avait  passé,  la  lune  brillait  sur  le  gazon,  à  l'entrée  de  la 
grotte.  Il  avait  plu,  et  les  feuillages  qui  pendaient  devant  l'ouver- 
ture reluisaient  comme  des  diamans  verts.  Alors  Clopinet  fut  très 
étonné  d'entendre,  dans  le  calme  de  la  nuit,  le  mugissement  du 
taureau,  le  bêlement  des  chèvres  et  l'aboiement  des  chiens  à  très 
peu  de  distance.  Il  écouta,  et  cela  se  répéta  si  souvent  qu'en  fer- 
mant les  yeux  il  aurait  juré  qu'if  était  dans  sa  maison  et  qu'il  en- 
tendait ses  bêtes.  Pourtant  il  était  bien  dans  sa  grotte  et  dans  le 
désert;  comment  une  habitation  et  des  troupeaux  pouvaient-ils  se 
trouver  si  près  de  lui? 

D'abord  ces  bruits  lui  furent  agréables,  ils  adoucissaient  l'effroi 


LES    AILES    DE    COURAGE.  909 

de  la  solitude;  mais  le  dix-huit  se  fit  encore  entendre,  répété  à  sa- 
tiété par  plusieurs  voix  qui  partaient  de  différens  côtés,  on  aurait 
dit  une  bande  de  tailleurs  éparpillés  sur  les  pointes  de  la  dune, 
qui  le  menaçaient  eu  se  moquant  de  lui.  Glopinet  ne  put  se  rendor- 
mir; il  attendit  le  jour  sans  bouger  et  n'entendit  plus  rien.  Il  sortit 
de  la  grotte,  regarda  partout  et  ne  vit  personne.  Seulement  il  y 
avait  beaucoup  d'oiseaux  de  mer  et  de  rivage  qui  avaient  dormi 
sur  le  haut  des  dunes  et  qui  passaient  au-dessus  de  lui.  Il  vit  des 
vanneaux,  au  plumage  d'émeraude,  qui  voltigeaient  en  faisant  dans 
l'air  mille  cabrioles  gracieuses,  des  barges  de  diverses  espèces,  et 
un  grand  butor  qui  passait  tristement ,  le  cou  replié  sur  son  dos  et 
les  pattes  étendues.  Il  ne  connaissait  pas  ces  oiseaux-là  par  leurs 
noms,  il  n'en  avait  jamais  vu  de  près,  parce  qu'il  n'y  avait  ni  étang 
ni  rivière  dans  son  endroit,  et  que  les  oiseaux  de  passage  ne  s'y 
abattaient  pas.  Il  prit  plaisir  à  les  regarder,  mais  tout  cela  ne  lui 
expliquait  pas  les  bruits  qui  l'avaient  étonné,  et  il  résolut  de  sa- 
voir s'il  y  avait  un  endroit  habité  dans  son  voisinage. 

Il  s'agissait  de  sortir  de  son  trou.  Au  grand  jour,  rien  n'était 
plus  facile,  quoique  le  passage  fût  étroit  et  embrouillé  de  buissons 
épineux.  11  le  remarqua  bien,  et,  sûr  de  ne  plus  se  tromper,  même 
la  nuit,  il  monta  sur  un  endroit  plus  élevé  d'où  il  vit  tout  le  pays 
environnant.  Aussi  loin  que  sa  vue  put  s'étendre,  il  ne  trouva  que 
le  désert  et  pas  la  moindre  trace  de  culture  et  d'habitation. 

Il  s'imagina  alors  que  les  diables  de  la  nuit  avaient  voulu  l'ef- 
frayer. Son  frère  François  lui  avait  dit  :  «11  n'y  a  pas  d'esprits  sur  la 
mer,  sur  la  terre  je  ne  dis  pas,  »  et  ses  parens  croyaient  à  toute 
sorte  de  lutins,  bons  ou  mauvais,  qui  donnaient  la  maladie  ou  la 
santé  à  leurs  bêtes.  Glopinet  ne  se  piquait  pas  d'en  savoir  plus 
long  qu'eux.  Il  n'avait  jamais  eu  affaire  à  des  esprits  quelconques 
avant  d'avoir  passé  la  nuit  dehors;  mais  depuis  ce  moment-là  il 
croyait  aux  esprits  de  la  mer,  il  pouvait  donc  bien  croire  à  ceux  de 
la  terre,  et  il  s'en  inquiéta,  car  il  avait  lieu  de  les  croire  mal  dispo- 
sés pour  lui.  Peut-être  voulaient-ils  l'empêcher  de  demeurer  dans 
la  falaise,  peut-être  le  tailleur  était-il  sorcier  et  avait -il  le  pouvoir 
de  venir  en  esprit  le  tourmenter  pendant  la  nuit.  Tout  cela  était 
bien  confus  dans  sa  tête;  mais,  après  tout,  le  fantôme  qui  disait 
dix-huit  s'était  enfui  devant  lui,  et  les  autres  n'avaient  pas  osé  pa- 
raître. Ils  s'étaient  contentés  d'imiter  des  cris  d'animaux,  peut-être 
pour  le  faire  sortir  de  son  refuge  et  l'égarer  pendant  la  nuit.  — 
Une  autre  fois,  pensa-t-il,  ils  diront  tout  ce  qu'ils  voudront,  je  ne 
bougerai  mie;  je  ne  me  perdrai  plus  dans  la  dune,  je  la  connais  à 
présent,  et,  si  les  lutins  entrent  dans  ma  grotte,  je  les  battrai;  mon 
oncle  l'a  dit,  il  me  poussera  des  ailes  de  courage. 


910  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

IV. 

Il  se  mit  à  chercher  de  l'ean  à  boire.  L'eau  ne  manquait  pas,  il 
en  sortait  de  tous  les  côtés.  Il  remarqua  que  plus  il  montait,  plus 
elle  était  douce;  cependant  elle  avait  un  goût  terreux  qui  n'était 
point  agréable.  Enfin  il  découvrit  un  petit  filet  qui  sortait  de  l'endroit 
rocheux  et  qui  sentait  le  thym  sauvage,  mais  cette,  bonne  eau  tom- 
bait goutte  à  goutte,  comme  si  elle  eût  voulu  se  faire  prier,  et  il  eût 
fallu  un  vase  pour  la  recueillir.  11  avisa  en  plusieurs  endroits  de 
grandes  huîtres  de  pierre  qui  étaient  engagées  dans  les  marnes; 
elles  étaient  presque  toutes  cassées;  la  mer  avait  monté  jusque-là 
autrefois,  et  les  avait  roulées.  En  cherchant  mieux,  il  en  trouva 
plusieurs  très  larges  et  entières.  Il  les  adapta  bien  adroitement  les 
unes  au-dessus  des  autres  dans  le  passage  du  filet  d'eau,  de  ma- 
nière qu'elles  pussent  se  remplir  toutes  et  lui  fournir  une  provision 
toujours  prête  et  toujours  renouvelée.  Il  attendit  et  en  emporta  une 
bien  pleine  pour  déjeuner  dans  son  jardin.  Il  n'avait  que  du  pain 
sec,  mais  il  n'était  pas  habitué  aux  confitures,  et  savait  fort  bien 
s'en  passer. 

Il  ne  trouva  pas  la  journée  longue.  Il  faisait  un  temps  charmant, 
et  il  s'amusa  à  regarder  les  plantes  qui  poussaient  dans  son  gazon 
et  qui  ne  ressemblaient  pas  à  celles  des  herbages  de  la  plaine.  Il  y 
en  avait  de  désagréables,  toutes  hérissées  d'épines  et  de  dards,  mais 
il  leur  pardonna;  c'était  comme  des  gardiens  chargés  de  le  défendre 
contre  les  visites  fâcheuses.  Il  y  en  avait  d'autres  très  jolies  qui  lui 
plurent  beaucoup  et  sur  lesquelles  il  eut  soin  de  ne  pas  marcher  ni 
s'asseoir,  car  elles  égayaient  les  alentours  de  son  refuge,  et  il  se 
serait  reproché  de  les  abîmer. 

Ce  jour-là,  par  le  trou  pratiqué  dans  le  vieux  pan  de  mur  au 
flâne  de  la  falaise  et  qu'il  appela  sa  fenêtre,  il  se  rassasia  de  re- 
garder la  mer.  Il  la  trouva  plus  belle  qu'il  ne  l'avait  encore  vue.  Il 
contempla  au  loin  des  embarcations  de  différentes  grandeurs;  au- 
cune n'approchait  des  Vaches-lNoires,  l'endroit  était  réputé  dange- 
reux. Aujourd'hui  on  y  va  de  tous  côtés  recueillir  des  moules.  Dans 
ce  temps-là,  la  côte  était  déserte,  on  n'y  voyait  pas  une  âme.  Cette 
grande  solitude  l'enhardit.  Vers  le  soir,  il  alla  ramasser  des  co- 
quillages sur  la  grève  pour  son  souper,  et  il  regarda  bien  si  du 
dehors  on  pouvait  voir  sa  fenêtre.  Cela  était  impossible;  elle  était 
trop  haut,  trop  petite,  le  mur  était  trop  bien  caché  par  la  végéta- 
tion. Il  ne  put  la  retrouver  avec  ses  yeux.  Cette  nuit-là,  il  dormit 
bien  tranquille.  Il  avait  tant  marché,  tant  grimpé  pour  connaître 
tous  les  recoins  du  désert  qu'il  n'eut  au*cun  besoin  d'être  bercé.  Si 


LES    AILES    DE    COURAGE.  911 

les  Intins  s'amusèrent  à  crier  et  à  parler  comme  la  veille,  il  ne  les 
entendit  pas. 

Le  troisième  jour  fut  employé  à  explorer  le  bas  de  la  dune,  afm 
d'avoir  là  une  bonne  cachette  en  cas  de  surprise  sur  la  plage.  11  en 
trouva  dix  pour  une,  et,  tout  étant  ainsi  arrangé  et  prévu,  il  se  sen- 
tit aussi  libre  qu'un  petit  animal  sauvage  qui  connaît  son  lieu  de 
promenade  et  son  terrier.  11  pensa  aussi  à  faire  sa  provision  de  co- 
quillages pour  avoir  de  quoi  déjeuner  ou  dîner  dans  sa  grotte,  s'il  ne 
lui  plaisait  pas  de  redescendre  pour  chaque  repas  à  la  mer.  11  y  avait 
beaucoup  de  joncs  sur  la  côte,  des  genêts,  des  saules  nains,  des  ar- 
bustes flexibles;  il  en  emporta  les  rameaux,  et  travailla  chez  lui  (il 
disait  déjà  chez  moi)  à  se  faire  un  beau  grand  panier  assez  solide. 
Il  se  fit  aussi  un  lit  excellent  avec  des  algues  que  la  mer  apportait 
sur  le  rivage.  Enfin  il  s'imagina  de  chasser,  et,  comme  il  était  adroit 
à  lancer  des  pierres,  il  abattit,  après  l'avoir  guettée  longtemps,  une 
perdrix  de  mer  qu'il  voyait  courir  et  jouer  sur  la  grève.  C'était  un 
joli  oiseau  très  gras;  il  s'agissait  de  le  faire  cuire.  Clopinet  n'était 
pas  embarrassé  pour  allumer  du  feu.  Il  avait  dans  son  paquet  une 
chose  que  dans  ce  temps-là  on  appelait  un  fusil,  et  dont  tout  le 
monde  était  muni  en  voyage.  C'était  un  anneau  de  fer  et  un  mor- 
ceau d'amadou.  Avec  un  caillou,  on  avait  du  feu  presque  aussi  vite 
qu'à  présent.  Il  fit  un  tas  de  feuilles  et  de  broussailles  sèches,  et 
réussit  à  cuire  son  oiseau.  Je  ne  réponds  pas  que  la  chair  fût  bien 
bonne  et  ne  sentît  pas  la  fumée,  mais  il  la  trouva  excellente,  et  re- 
gretta de  ne  pouvoir  en  offrir  une  aile  à  sa  mère  et  une  cuisse  à 
son  frère  François.  La  perdrix  de  mer  n'est  point  du  tout  une  per- 
drix, c'est  plutôt  une  hirondelle.  Elle  vit  de  cor|uillages  et  non  de 
grains.  Elle  est  très  jolie  avec  son  bec  et  son  collier,  qui  ressem- 
blent un  peu  en  effet  à  ceux  des  perdrix.  Elle  est  à  peu  près  grosse 
comme  un  merle.  On  voit  que  Clopinet  ne  risqua  pas  d'avoir  une 
indigestion. 

Il  avait  vu,  en  chassant  ce  gibier,  beaucoup  d'autres  oiseaux  qui 
l'avaient  bien  tenté,  des  guignettes,  des  pluviers,  des  alouettes  de 
mer,  qui  ne  sont  pas  non  plus  des  alouettes,  mais  qui  sont  une  sorte 
de  petits  bécasseaux,  —  des  huîtriers  ou  pies  de  mer,  des  harles, 
des  tourne-pierres,  des  mauves,  des  plongeons,  enfin  une  quantité 
de  bêtes  em;)lumées  qu'il  ne  connaissait  pas,  et  qui,  aux  approches 
du  soir,  venaient  s'ébattre  avec  des  cris  bruyans  sur  le  sable.  Il  en 
remarqua  de  très  gros  qui  nageaient  au  large  et  qui,  au  coucher 
du  soleil,  s'éloignaient  encore  plus,  comme  s'ils  eussent  eu  l'habi- 
tude de  dormir  sur  la  mer.  D'autres  revenaient  à  terre  et  se  glis- 
saient dans  les  fentes  de  la  dune;  d'autres  prenaient  leur  vol,  s'éle- 
vaient très  haut  et  semblaient  disparaître  le  matin  dans  les  petits 
nuages  blancs  qui  flottaient  comme  des  vagues  dans  le  ciel  rose. 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Le  soir,  ils  semblaient  en  redescendre  pour  souper  sur  les  rochers 
et  dans  les  sables.  Clopinet  se  figura  d'abord  qu'ils  passaient  la 
journée  dans  le  ciel,  mais  il  en  vit  un  très  grand  qui  était  perché 
sur  le  plus  haut  de  la  dune  et  qui  s'en  détacha  pour  faire  un  tour 
dans  les  airs  et  descendre  à  son  lieu  de  pêche.  Après  celui-là,  et 
partant  toujours  du  sommet  de  la  dune,  un  oiseau  part^il  lit  le  même 
manège,  et  puis  un  autre;  Clopinet  en  compta  une  vingtaine.  Il  en 
conclut  que  ces  oiseaux  nichaient  là-haut,  et  qu'ils  étaient  noc- 
turnes comme  les  chouettes. 

Clopinet,  qui  de  sa  lucarne  faisait  beaucoup  d'observations  et 
voyait  les  oiseaux  de  très  près  sans  en  être  aperçu,  apprit  une 
chose  qui  Tamusa  beaucoup.  Les  hirondelles  de  mer,  qui  décri- 
vaient de  grands  cercles  autour  de  lui,  laissaient  tomber  souvent 
de  leur  bec  quelque  chose  qui  ressemblait  à  des  coquillages  ou  à 
de  petits  poissons,  et  comme  elles  se  balançaient  en  même  temps 
sur  place  en  jetant  un  certain  cri,  elles  avaient  l'air  de  le  faire  ex- 
près et  d'avertir.  Il  en  suivit  de  l'œil  une  en  particulier  et  regarda 
en  bas.  Alors  il  vit  remuer  quelque  chose  par  terre,  comme  si  c'eût 
été  le  petit  monde  qui  venait  ramasser  la  nourriture  que  les  mères 
leur  jetaient  du  haut  des  airs.  Quand  il  retourna  à  la  grève,  il  put 
s'assurer  qu'il  ne  s'était  pas  trompé;  mais  quand  il  voulut  s'appro- 
cher des  petits  pour  les  prendre,  car  ils  ne  volaient  pas  encore,  la 
mère  hirondelle  jeta  un  autre  cri  qui,  au  lieu  de  les  appeler  sur  le 
sable,  les  fit  fuir  vers  la  terre.  Clopinet  les  chercha  sous  les  herbes 
où  ils  s'étaient  tapis  et  se  tenaient  immobiles.  Il  les  trouva,  et  ne 
voulut  point  les  prendre  pour  ne  pas  faire  de  chagrin  à  leur  mère, 
qui  en  savait  probablement  le  compte. 

Tout  en  regardant  comment  les  oiseaux  s'y  prenaient  pour  pê- 
cher, il  apprit  à  pêcher  lui-même.  Il  n'y  avait  pas  que  des  coquil- 
lages sur  la  rive  :  ii  y  avait  sur  les  sables,  au  moment  où  la  marée 
se  retirait,  quantité  de  petits  poissons  très  jolis  et  très  appétissans. 
Il  ne  s'agissait  que  de  se  trouver  là  pour  les  prendre  avant  que  le 
flot  qui  les  poussait  ne  les  eût  emportés.  Il  vit  comme  les  oiseaux  pê- 
cheurs étaient  adroits  et  rusés.  Il  fit  comme  eux;  mais  la  marée  était 
brutale,  et  Clopinet,  sans  en  avoir  peur,  voyait  bien  maintenant  que 
les  ailes  lui  manquaient  pour  sauter  par-dessus  la  vague,  et  qu'il 
ne  suffirait  plus  de  son  caprice  pour  devenir  oiseau.  11  n'avait  eu 
cette  faculté  que  dans  les  momens  de  grand  danger  ou  de  grand 
désespoir,  et  il  ne  souhaitait  point  trop  de  s'y  retrouver.  Il  aimait 
mieux  s'apprendre  à  nager  lui-même,  et  comme  il  se  fiait  à  la  mer, 
en  un  jour  il  nagea  comme  une  mouette  et  sans  savoir  lui-même 
comment  cela  lui  venait.  Il  faut  croire  que  l'homme  nage  naturelle- 
ment comme  tous  les  animaux,  et  que  c'est  la  peur  seule  qui  l'en 
empêche. 


LES    AILES    DE    COURAGE.  913 

Cependant,  comme  les  oiseaux  nageaient  plus  longtemps  que  lui 
sans  se  fatiguer  et  voyaient  mieux  à  travers  l'eau  de  mer,  il  était 
loin  de  prendre  autant  de  poisson  qu'eux.  Il  renonça  donc  à  lutter 
avec  ces  habiles  plongeurs,  et  il  observa  d'autres  oiseaux  qui  ne 
plongeaient  pas  et  fouillaient  le  sable  encore  mouillé  avec  leurs 
longs  becs.  11  fouilla  aussi  avec  une  petite  pelle  qu'il  se  fabriqua, 
et  il  trouva  des  équilles  à  discrétion;  c'est  une  petite  anguille  ex- 
cellente qui  abonde  sur  cette  côte,  et  il  en  fit  cuire  pour  son  sou- 
per. S'il  avait  eu  du  pain,  il  se  fût  trouvé  nourri  comme  un  roi  ; 
mais  le  sien  était  fini,  et  il  n'osait  pas  encore  se  montrer  pour  en 
aller  acheter  à  Villers. 

Il  résolut  de  s'en  passer  le  plus  longtemps  qu'il  pourrait  et  se 
mit  en  tête  de  trouver  des  œufs.  C'était  le  temps  des  nids;  il  ne 
savait  pas  que  la  plupart  des  oiseaux  de  mer  n'en  font  pas,  qu'ils 
pondent  à  nu  ou  presque  à  nu  sur  le  sable  ou  dans  les  rochers.  II 
en  trouva  donc  par  hasard  là  où  il  n'en  cherchait  pas,  mais  ils 
étaient  si  petits  que  cela  ne  comptait  guère;  les  gros  oiseaux  qui 
devaient  donner  de  gros  œufs  pondaient  probablement  tout  en  haut 
de  la  falaise,  et  il  ne  semblait  pas  possible  à  une  personne  d'aller 
jusque-là,  car,  si  du  côté  du  désert  elle  était  de  moitié  moins  haute 
que  de  celui  de  la  mer,  elle  offrait  encore  par  là  un  escarpement  si 
raide,  avec  des  veines  de  terre  si  friables,  que  le  vertige  vous  pre- 
nait rien  que  de  la  regarder  d'en  bas. 

Mais  chaque  jour  qui  s'écoulait  rendait  Clopinet  moins  poltron.  Il 
apprenait  à  devenir  prudent,  c'est-à-dire  brave  avec  tranquillité,  et 
à  raisonner  le  danger  au  lieu  de  le  fuir  aveuglément.  Il  étudia  si 
bien  les  contours  et  les  anfractuosités  de  la  grande  falaise,  qu'il 
monta  presque  au  faîte  sans  accident.  Il  fut  bien  récompensé  de  sa 
peine,  car  il  trouva  dans  un  trou  quatre  beaux  œufs  verts  qu'il  mit 
dans  son  panier,  dont  il  avait  garni  le  fond  avec  des  algues.  Il 
trouva  là  aussi  de  belles  plumes,  et  il  en  ramassa  trois  qu'il  mit  à 
son  bonnet.  C'étaient  trois  plumes  longues,  minces  et  fines,  blanches 
comme  la  neige,  et  qui  paraissaient  venir  de  la  tête  ou  de  la  queue 
du  m.ême  oiseau.  Gomme  les  œufs  étaient  tout  chauds,  il  pensa  bien 
alors  que  les  mères  venaient  pondre  ou  couver  la  nuit,  et  qu'il 
pourrait  les  surprendre  et  s'en  emparer;  mais  il  pensa  aus'si  que, 
pour  un  oiseau  ou  deux  de  pris,  il  effraierait  tous  les  autres,  et 
risquerait  de  leur  faire  abandonner  ce  campement.  Il  préféra  y 
trouver  des  œufs  à  discrétion  quand  il  lui  plairait  d'y  revenir,  et  il 
les  laissa  tranquilles. 

Huit  jours  s'étaient  déjà  passés,  et  Clopinet  n'avait  vu  personne 
ni  sur  le  rivage  ni  sur  les  dunes.  Il  avait  été  si  occupé  qu'il  n'avait 
pas  eu  le  temps  de  s'ennuyer;  mais  quand  il  se  fut  bien  installé  et  à 

TOME  eu.  —  1872.  58 


914  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

peu  près  assuré  de  sa  nourriture,  quand  les  dunes  et  le  rivage 
n'eurent  plus  un  seul  récit  qu'il  n'eût  exploré  et  fouillé,  il  en 
vînt  à  trouver  la  jouriK'e  longue  et  à  ne  trop  savoir  que  faire  du 
repos.  Déjà  il  connaissait  à  mhu  près  les  habitudes  de  toutes  les 
bêtes  au  milieu  desquelles  ii  vivait;  il  eût  souhaité  connaître  leurs 
noms,  de  quels  pays  elles  venaient,  raconter  les  observations  qu'il 
avait  faites,  causer  enfin  avec  ijuelqu'un.  Le  temps  était  très  beau, 
le  pied  boueux  des  dunes  séchait  au  soleil  de  mai,  et  la  plage  re- 
devenait un  chemin  praticat»le  aux  heures  de  marée  basse.  Il  vit 
donc  apparaître  quelques  passans,  et  le  cœur  lui  battit  bien  fort  de 
l'envie  d'aller  leur  parler,  ne  fût-ce  que  pour  leur  dire  :  «  II  fait 
beau  temps,  il  y  a  du  plaisir  à  marcher.  »  Il  n'osa  pas,  car,  si  on 
venait  à  lui  demander  qui  il  était  et  ce  qu'il  faisait  là,  que  ré- 
pondrait-il? Il  savait  qu'on  J)!âme  les  vagabonds  et  que  parfois  on 
les  ramasse  pour  les  mettre  en  prison.  Il  était  trop  simple  et  trop 
honnête  pour  se  donner  un  faux  nom  et  inventer  une  fausse  his- 
toire; il  aima  mieux  ne  pas  se  montrer. 

Cependant,  un  matin  le  vent  d'est  lui  apporta  un  son  de  cloches  et 
lui  apprit  que  c'était  dimanche.  Par  habitude,  il  mit  ses  meilleurs 
habits,  et  puis  il  attacha  les  ;rois  plumes  blanches  à  son  bonnet,  il 
se  chaussa  bien  propremetit,  et,  bien  peigné,  bien  lavé,  il  se  mit  à 
marcher  sans  trop  savoir  où  il  allait.  Il  avait  coutume  d'aller  à  la 
messe  le  dimanche.  C'était  jxir  de  rencontre  et  de  causerie  avec 
les  jeunes  gars  de  sa  paroisse,  parens  ou  amis.  On  jouait  aux 
quilles,  on  dansait  quelquefo's.  Cette  cloche  qui  sonnait,  c'était  un 
appel  à  la  vie  commune;  Clopinet  ne  comprenait  pas  qu'on  pût  res- 
ter seul  le  dimanche. 

Qui  sait  s'il  ne  rencontrerait  pas  encore  son  frère  François?  Il 
eût  risqué  beaucoup  pour  a\  oir  des  nouvelles  de  ses  parens,  il  se 
risqua  donc;  le  tailleur  devaii  être  bien  loin  du  côté  d'Honfleur.  Il 
coupa  à  vol  d'oiseau  à  travers  le  désert  et  se  trouva  bientôt  à  deux 
pas  au-dessus  de  Yillers.  Co.nrne  il  n'y  connaissait  personne  et  que 
personne  ne  l'y  connaissaiu  il  espéra  passer  inaperçu,  voir  des 
ligures  de  chrétiens  et  entendre  le  son  de  la  voix  humaine  sans 
qu'on  fît  attention  à  lui.  Gei;i  lui  était  déjà  arrivé  dans  cet  endroit, 
puisqu'il  y  avait  passé  deux  lois;  mais  cette  fois-ci  il  fut  très  étonné 
de  voir  que  tout  le  monde  le  regardait  et  se  retournait  même  pour 
le  suivre  des  yeux. 

V. 

Gela  l'inquiéta,  et  ii  peu  ■  lit  à  s'en  retourner;  mais,  comme  il 
passait  devant  un  boulanger,  l'envie  de  manger  du  pain  fut  si 
garnde  qu'il  s'arrêta  sur  la,  [iorte  pour  en  demander. 


LES    AILES   DE    COURAGE.  915 

—  Combien  en  veux-tu,  mon  garçon?  lui  demanda  le  boulanger, 
qui  l'examinait  d'un  air  de  surprise  enjouée. 

—  Pouvez-vous  m'en  donner  un  bien  gros?  dit  Glopinet,  qui  dé- 
sirait en  avoir  pour  plusieurs  Jours. 

—  Certainement,  répondit  le  boulanger,  et  même  deux,  et  même 
trois,  si  tu  as  la  force  de  les  emporter. 

—  Eh  bien!  donnez-m'en  trois,  reprit  Clopinet,  je  les  porterai 
bien. 

—  Il  y  a  donc  bien  du  monde  à  nourrir  chez  vous? 

—  Apparemment,  répondit  l'enfant,  qui  ne  voulait  pas  faire  de 
mensonges. 

—  Oh  !  oh  !  tu  es  bien  fier  !  Tu  n'aimes  pas  à  causer?  Tu  ne  veux 
pas  dire  qui  tu  es  et  où  tu  demeures,  car  je  ne  te  connais  point,  et 
tu  n'es  pas  du  pays? 

—  Non,  je  ne  suis  point  d'ici,  répondit  Clopinet;  mais  je  n'ai  pas 
le  temps  de  causer.  Donnez-moi  mes  trois  pains,  s'il  vous  plaît,  et 
dites-moi  ce  qu'il  faut  vous  donner  d'argent. 

—  Ah  dame!  ça  fait  de  l'argent,  car  le  pain  est  très  cher  ici; 
mais,  si  tu  veux  me  donner  les  trois  plumes  que  tu  as  à  ton  bonnet, 
tu  pourras  revenir  tous  les  dimanches  pendant  un  mois  chercher 
autant  de  pain  qu'aujourd'hui  sans  que  je  te  demande  d'argent.  Tu 
vois  que  je  suis  raisonnable,  et  tu  dois  être  content. 

Glopinet  crut  d'abord  que  le  boulanger  se  moquait  de  lui;  mais, 
comme  cet  homme  insistait,  il  lui  vint  tout  à  coup  assez  de  juge- 
ment dans  l'esprit  pour  se  dire  que  ses  trois  plumes  devaient  être 
quelque  chose  de  rare,  et  que  c'était  cela  que  le  monde  regardait 
et  non  pas  lui.  Il  les  ôta  vitement,  et  ïe  boulanger  tendait  déjà  la 
main  pour  les  prendre  quand  Clopinet,  qui  ne  tenait  pas  à  l'argent, 
parce  qu'avec  ses  deux  gros  écus  il  se  croyait  riche  pour  toute  sa 
vie,  refusa  de  donner  ces  plumes  si  belles  et  qu'il  avait  été  cher- 
cher si  haut,  au  péril  de  sa  vie.  —  Non,  dit-il,  voilà  de  l'argent; 
payez -vous  de  vos  trois  pains,  j'aime  mieux  garder  mes  trois  plumes. 

—  Veux-tu  du  pain  deux  fois  par  semaine  au  lieu  d'une  seule  fois? 

—  Non,  merci,  j'aime  mieux  payer. 

—  Veux-tu  quatre  pains  par  semaine  pendant  deux  mois? 

—  Je  vous  dis  que  non,  répondit  Glopinet,  j'aime  mieux  mes 
plumes. 

Le  boulanger  lui  donna  les  trois  pr>ins,  Clopinet  paya  et  s'éloigna; 
mais,  comme  pour  reprendre  le  ch(  min  du  désert  il  devait  tourner 
la  rue,  il  se  retrouva  derrière  la  mai.><on  du  boulanger,  et  il  entendit 
que  cet  homme  disait  :  —  Non!  pour  (juaiante-huit  livres  de  pain, 
il  n'a  pas  voulu  me  céder  ses  plumes  ! 

Glopinet  s'arrêta  sous  la  fenêtre  et  entendit  une  voix  de  femme 
qui  disait  :  —  Etait-ce  bien  des  plumes  de  roupeau? 


916  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Oh  !  des  vraies,  et  des  plus  belles  que  j'aie  jamais  vues  ! 

—  Diantre  !  reprit  la  femme ,  ça  devient  rare  ;  les  roupeaux  ne 
nichent  plus  sur  la  plage,  et  à  présent  il  y  a  de  ces  aigrettes  qu'on 
paie  un  louis  la  pièce.  Ça  t'aurait  fait  trois  louis  !  Eh  bien  !  il  faut 
courir  après  ce  petit  et  lui  offrir  un  écu  de  trois  livres  pour  chaque 
plume;  peut-être  aimera-t-il  mieux  de  l'argent  blanc  qu'un  crédit 
de  pain. 

Clopinet,  on  l'a  vu,  ne  tenait  pas  à  l'argent  blanc.  Il  doubla  le 
pas,  et  pendant  que  le  boulanger  le  cherchait  d'un  côté,  il  se  sauva 
de  l'autre  et  retourna  vers  son  désert. 

Cette  aventure  lui  donnait  bien  à  penser.  —  Pourquoi  donc,  se 
disait-il,  ces  plumes  de  roupeau,  puisque  roupeau  il  y  a,  sont-elles 
si  précieuses?  comment  est-il  possible  que  des  plumes  d'oiseau 
puissent  valoir  un  louis  d'or  la  pièce?  J'aurais  cru  que  cela  ne  pou- 
vait servir  que  d'amusette  à  se  mettre  sur  la  tête,  et  voilà  que,  si 
j'avais  demandé  au  boulanger  de  me  nourrir  pendant  un  an,  il  au- 
rait peut-être  dit  oui  pour  avoir  mes  trois  plumes! 

N'ayant  pas  encore  connu  la  misère ,  Clopinet  n'était  pas  inté- 
ressé. Il  était  bien  plus  sensible  au  plaisir  de  posséder  une  chose 
rare  qui  avait  peut-être  une  vertu  merveilleuse,  inconnue.  Comme 
il  était  absorbé  par  ces  réflexions  et  suivait,  sans  plus  se  méfier  de 
rien,  le  chemin  du  milieu  des  dunes,  il  entendit  derrière  lui  une 
voix  aigre  et  criarde  qui  disait  :  —  Vous  dites  qu'il  a  pris  par  là; 
soyez  tranquille,  je  le  rattraperai  bien,  et  s'il  ne  veut  pas  vendre 
ses  plumes,  je  les  lui  arracherai;  comme  ça  nous  les  aurons  pour 
rien,  et  c'est  la  meilleure  manière  de  faire  les  affaires. 

Cette  voix  était  encore  loin,  mais  elle  était  si  perçante  qu'elle 
portait  à  bonne  distance,  et  comme  elle  était  de  celles  qu'on  n'ou- 
blie pas,  Clopinet  reconnut  que  le  tailleur  en  personne  était  à  sa 
poursuite.  Tout  aussitôt  ses  ailes  de  peur  l'emportèrent  bien  loin  du 
chemin  dans  les  buissons;  mais,  quand  il  fut  là,  il  se  sentit  très 
honteux  d'être  si  lâche  devant  un  bossu,  lui  qui  était  monté  à  la 
grande  dune  et  qui  avait  nagé  dans  la  mer,  deux  choses  que  Tire- 
à-gauche  n'eût  jamais  osé  tenter.  —  Il  faut,  pensa- t-il,  que  je  de- 
vienne un  homme  et  que  je  cesse  de  craindre  un  autre  homme; 
sans  cela,  je  serai  toujours  malheureux  et  ne  pourrai  aller  où  bon 
me  semble.  Je  suis  aussi  grand  et  aussi  fort  que  cet  avorton  de 
tailleur,  et  mon  oncle  Laquille  assure  qu'il  n'est  brave  qu'avec  ceux 
qui  ne  le  sont  pas.  Finissons-en,  allons  !  et  que  les  bons  esprits  de 
la  mer  me  protègent  ! 

Il  remit  fièrement  ses  trois  plumes  à  son  bonnet,  posa  ses  trois 
pains  sur  l'herbe,  et,  ramassant  son  bcîton  qui  était  solide  et  ferré 
au  bout,  il  s'en  alla  tout  droit  au-devant  du  tailleur,  résolu  à  taper 
dessus  et  à  le  dégoûter  de  courir  après  lui.  Quand  il  le  vit  en  face, 


LES    AILES    DE    COURAGE.  917 

le  cœur  lui  manqua,  et  il  faillit  s'enfuir  encore;  mais  tout  aussitôt  il 
agita  ses  bras  en  se  disant  que  c'était  des  ailes  de  courage,  et  il  fit 
faire  à  son  bâton  un  moulinet  rapide  très  bien  exécuté.  Le  tailleur 
s'arrêta  net,  et,  faisant  deux  pas  en  arrière  :  —  Tiens!  dit-il  en  rica- 
nant comme  pour  faire  le  gracieux;  c'est  mon  petit  apprenti!  Holà! 
Glopinet,  mon  mignon,  reconnais-moi,  je  suis  ton  ami  et  ne  te  veux 
point  de  mal. 

—  Si  fait ,  répondit  Glopinet ,  vous  voulez  me  voler  mes  trois 
plumes.  Je  le  sais. 

—  Oai-da!  reprit  le  tailleur  tout  étonné,  qui  a  pu  te  dire  pareille 
chose? 

—  Les  esprits  apparemment,  —  répondit  Glopinet  qui  se  tenait 
sur  une  grosse  pierre  au  bord  du  chemin,  toujours  en  position  pour 
défendre  son  trésor  et  sa  liberté.  Aussitôt  qu'il  eut  dit  ces  mots,  il 
vit  Tire-à-gauche  pâlir  et  trembler,  car  ce  bossu  croyait  aux  esprits 
plus  que  personne.  —  Voyons,  petit,  reprit-il,  tu  es  bien  méchant! 
Dis-moi  où  nichent  les  roupeaux  qui  te  donnent  de  pareilles  ai- 
grettes, je  ne  te  demande  pas  autre  chose. 

—  Ils  nichent,  répondit  Glopinet,  dans  un  endroit  où  les  oiseaux 
et  les  esprits  peuvent  seuls  monter.  G'est  vous  dire  que  je  ne  vous 
crains  pas,  et  que,  si  vous  tentez  encore  quelque  chose  contre  moi, 
je  vous  y  porterai  comme  un  roupeau  y  porte  un  crabe,  et  vous  ferai 
rouler  au  fond  de  la  mer. 

Glopinet  parlait  ainsi,  poussé  par  je  ne  sais  quel  vertige  de  colère 
et  de  fierté.  Le  tailleur  crut  tout  de  bon  qu'il  s'était  donné  aux  lu- 
tins, et,  tournant  les  talons,  marmottant  je  ne  sais  quelles  paroles, 
il  reprit  le  chemin  de  Villers  à  toutes  jambes.  Glopinet,  émerveillé 
de  sa  victoire,  rentra  dans  le  travers  de  la  dune,  ramassa  ses  pains 
et  les  porta  lestement  dans  sa  grotte. 

Là,  il  se  parla  tout  haut  à  lui-même,  car  il  avait  absolument 
besoin  de  parler:  —  G'est  fini,  dit-il;  je  n'aurai  plus  peur  de 
rien,  et  personne  ne  m'emmènera  jamais  où  je  ne  voudrai  pas 
aller;  me  voilà  délivré,  et  si  c'est  l'esprit  de  la  mer  qui  m'a  donné 
du  courage,  je  ne  veux  plus  jamais  perdre  ce  qu'il  m'a  donné. 
A  présent,  se  dit-il  encore,  je  chercherai  d'autres  plumes  de  cet 
oiseau  merveilleux  dont  l'aigrette,  je  ne  sais  pourquoi,  fait  tant 
d'envie  au  monde,  et  quand  j'en  aurai  beaucoup,  je  les  vendrai, 
j'irai  dire  à  mon  père  :  Je  n'ai  pas  besoin  d'être  tailleur,  et,  tout 
boiteux  que  je  suis,  me  voilà  capable  de  gagner  plus  d'argent  en  un 
jour  que  mes  frères  en  un  an.  Comme  cela,  le  père  sera  content  et 
me  laissera  vivre  à  mon  idée. 

Il  se  retrouva  donc  dans  sa  solitude  avec  plaisir.  Il  était  si  con- 
tent d'avoir  du  pain,  et  celui  qu'il  avait  acheté  était  si  bon  qu'il  ne 
se  régala  pas  d'autre  chose  ce  jour-là.  La  crainte  de  trop  jeûner  ou 


918  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'être  trop  absorbé  par  le  souci  de  pêcher  chaque  repas  l'avait  un 
peu  inquiété  les  jours  précédens.  Sûr  désormais  de  circuler  sans 
crainte  et  d'acheter  ce  qu'il  voudrait,  il  ne  borna  plus  son  ambition 
à  prendre  des  petits  oiseaux  et  des  petits  poissons  pour  ses  repas. 
Il  voulut  avoir  des  choses  de  luxe,  des  aigrettes  à  rendre  jaloux  tous 
les  habitans  du  pays  et  à  faire  crever  de  rage  le  sordide  tailleur. 

Le  lendemain,  il  fit  une  chose  périlleuse  et  difficile.  Il  n'attendit 
pas  le  jour  pour  monter  tout  au  beau  milieu  des  grands  pics  déchi- 
quetés de  la  falaise,  et  il  y  monta  si  adroitement  et  si  légèrement 
qu'il  ne  réveilla  pas  un  seul  oiseau.  Alors  il  se  coucha  doucement 
sur  le  côté,  de  manière  à  bien  voir  sans  avoir  à  faire  aucun  mouve- 
ment. Il  ne  s'était  pas  aventuré  jusque-là  la  première  fois;  il  fut  sur- 
pris d'y  trouver  une  ruine  qu'on  ne  voyait  qu'en  y  touchant  et  dont 
il  put  s'expliquer  la  destination.  L'endroit  était  fort  bien  choisi  pour 
servir  de  refuge  à  des  oiseaux  qui  aiment  à  percher.  On  avait  établi 
là  autrefois  une  vigie,  c'est  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  un  séma- 
phore; vous  en  avez  vu  un  dans  une  autre  partie  de  ces  mêmes 
dunes.  Cela  sert  à  noter  tout  ce  qui  se  passe  sur  la  mer  et  à  trans- 
mettre des  avis.  Jadis  c'était  une  simple  baraque  d'observation  pour 
empêcher  le  vol  du  sel,  qui  était  une  contrebande  très  répandue 
sous  le  nom  de  faux  saulnage. 

La  baraque  en  question  s'était  écroulée  avec  un  pan  de  la  grande 
falaise.  Ses  ais  disjoints  et  sa  charpente  étaient  restés  en  partie  de- 
bout, engagés  dans  une  fente,  et  les  roupeaux,  qui  aiment  les 
arbres,  mais  qui  avaient  été  très  pourchassés  dans  les  bois  et  les 
étangs  du  pays  à  cause  de  leur  précieux  plumage,  avaient  établi 
leur  colonie  sur  cette  ruine  invisible  du  dehors  et  depuis  longtemps 
abandonnée.  Un  petit  marécage  s'était  formé  à  une  certaine  dis- 
tance de  l'éboulement,  et  beaucoup  d'autres  oiseaux  aquatiques 
avaient  transporté  de  ce  côté  leur  domicile. 

Cette  vigie  expliquait  l'ermitage  et  la  lucarne  d'observation  si- 
tués au-dessous  et  de  même  abandonnés.  Sans  doute,  c'était  un 
refuge  que  les  guetteurs,  condamnés  à  vivre  dans  ce  poste  dange- 
reux, s'étaient  creusé  et  construit  en  secret  pour  se  mieux  abriter 
des  tempêtes  sans  être  réprimandés  par  leurs  chefs. 

Clopinet,  qui  avait  rapporté  de  son  court  séjour  à  Trouville  des 
notions  un  peu  plus  nettes  qu'auparavant,  fut  content  de  voir  qu'il 
était  seul  en  possession  du  secret  de  sa  demeure  et  de  celle  des 
roupeaux.  Il  observa  leurs  nids,  grossièrement  construits  avec  des 
branches,  et  tous  placés  dans  les  bifurcations  des  bois  de  char- 
pente. Il  n'y  vit  que  des  femelles  qui  couvaient  sans  se  déranger, 
mais  peu  à  peu  les  mâles  arrivèrent  pour  se  reposer  de  leur  chasse 
nocturne;  c'est  à  cause  de  leurs  habitudes  et  aussi  à  cause  de  leur 
cri  que  les  anciens  naturalistes  les  ont  appelés  nycticorax,  cor- 


LES   AILES    DE    COURAGE.  919 

beaux  de  nuit.  Ils  appartiennent  à  la  même  famille  que  les  hérons; 
leur  vrai  nom  est  bihoreaux.  Leur  plumage  est  épais,  et  leur  vol 
est  sans  bruit  comme  celui  des  oiseaux  nocturnes.  Cependant,  lors- 
qu'ils ont  des  petits,  ils  chassent  aussi  le  jour;  mais  il  n'y  en  avait  pas 
encore  de  nés  dans  la  colonie,  et  ces  messieurs  y  venaient  dormir 
après  avoir  fait  manger  ces  dames.  Clopinet,  qui,  les  voyant  d'abord 
en  dessous,  les  avait  crus  tout  blancs,  reconnut  qu'ils  n'avaient  de 
blanc  que  le  cou  et  le  ventre.  Leurs  ailes  étaient  gris  de  perle;  un 
joli  manteau  vert  sombre  leur  couvrait  le  dos,  et  de  leur  bonnet, 
vert  aussi ,  tombait  sur  le  dos  cette  longue  et  fine  aigrette  invaria- 
blement composée  de  trois  plumes.  Les  mâles  seuls  paraissaient 
avoir  cette  riche  coiffure;  cependant  Clopinet  vit  que  plusieurs  ne 
l'avaient  pas  encore  ou  ne  l'avaient  plus.  C'était  le  moment  de  la 
mue,  et  beaucoup  de  ces  plumes  précieuses,  éparses  sur  les  rochers, 
étaient  le  jouet  du  vent.  Clopinet  ne  bougea  pourtant  pas  pour  les 
ramasser,  voulant  voir  les  habitudes  de  ces  rôdeurs  de  nuit,  qui, 
sans  faire  attention  à  lui,  apportaient  aux  couveuses  les  poissons, 
coquillages  et  insectes  qu'ils  avaient  pris.  Le  repas  terminé,  ils  s'a- 
perçurent de  la  présence  de  l'étranger,  et  tous  en  même  temps, 
avertis  par  le  cri  de  l'un  d'eux,  tournèrent  la  tête  de  son  côté. 

D'abord  Clopinet  fut  un  peu  ému  de  voir  tous  ces  grands  yeux 
rouges  qui  le  regardaient.  Les  mâles  étaient  bien  là  une  cinquan- 
taine, gros  comme  de  jeunes  dindons,  armés  de  longs  becs  et  de 
griffes  pointues.  Si  tous  se  fussent  mis  après  l'enfant  curieux,  ils 
eussent  pu  lui  faire  un  mauvais  parti  ;  mais  ils  le  contemplèrent 
d'un  air  de  stupéfaction,  et,  ne  le  voyant  pas  remuer,  ils  ne  s'occu- 
pèrent plus  que  de  se  quereller  entre  eux  à  coups  d'aile  et  sans  se 
blesser,  puis  ils  se  mirent  à  se  gratter,  à  s'étendre,  même  à  bâiller 
comme  des  personnes  fatiguées  ;  enfin,  chacun  cherchant  un  en- 
droit commode,  tous  s'endormirent  sur  une  patte  au  lever  du  soleil. 
Alors  Clopinet  se  leva  doucement  et  fit  sa  récolte  de  plumes  sans 
les  déranger,  après  quoi  il  redescendit,  sagement  résolu  à  ne  pas 
les  dégoûter  de  leur  campement  et  à  ne  plus  prendre  les  œufs 
des  femelles. 

Il  y  retourna  la  nuit  suivante  avant  que  les  mâles  fussent  reve- 
nus de  leur  chasse  nocturne.»  Il  n'éveilla  pas  les  couveuses  et  mit 
du  pain  devant  leurs  nids,  pensant  qu'elles  le  trouveraient  bon  et 
lui  en  sauraient  gré.  Il  ne  se  trompait  pas,  bien  que  ce  fût  une  idée 
d'enfant.  Presque  tous  les  oiseaux  aiment  le  pain,  quelque  diffé- 
rente que  soit  leur  nourriture,  et  le  matin  suivant  il  vit  que  le 
sien  avait  été  mangé.  11  continua  ainsi,  et  bientôt  tous  les  bihoreaux, 
mâles  et  femelles,  furent  habitués  à  le  voir,  se  sauvèrent  peu  loin  à 
son  approche,  enfin  ne  se  sauvèrent  plus  du  tout.  Il  en  était  né  de 
jeunes  qui,  le  connaissant  avant  de  connaître  la  peur  de  l'homme, 


920  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  trouvèrent  si  bien  apprivoisés  qu'ils  venaient  à  lui,  se  cou- 
chaient sur  ses  genoux,  mangeaient  dans  sa  main,  et  le  suivaient 
jusqu'au  bord  de  la  dune  quand  il  les  quittait. 

Il  prit  tant  de  plaisir  à  cette  occupation  qu'il  ne  s'ennuyait  plus 
du  tout.  Il  commençait  à  aimer  ces  oiseaux  sauvages  comme  il 
n'avait  jamais  aimé  ses  pigeons  et  ses  poules  ;  il  méprisait  ces  ami- 
tiés banales  et  se  sentait  fier  d'avoir  apprivoisé  des  animaux  mé- 
fians,  dont  les  gens  du  pays  cherchaient  en  vain  la  retraite  et  ne 
pouvaient  approcher.  Il  se  prit  aussi  d'affection  pour  tous  les  autres 
oiseaux,  car  il  s'aperçut  que,  semant  du  pain  partout  dans  ses  pro- 
menades, marchant  posément  et  sans  bruit,  n'attaquant  et  n'ef- 
frayant aucun  d'eux,  il  arrivait  à  ne  plus  les  mettre  en  fuite  et  à  les 
voir  se  poser,  voltiger  et  s'ébattre  tout  près  de  lui.  Il  se  reprocha 
le  meurtre  de  la  perdrix  de  mer,  et  s'en  alla  acheter  du  fromage 
et  de  la  viande,  afin  de  ne  plus  être  tenté  de  tuer  les  compagnons 
de  sa  solitude. 

Il  n'alla  pas  faire  ses  provisions  à  Yillers,  où  il  craignait  d'être 
reconnu,  tourmenté,  et  peut-être  suivi  par  le  boulanger.  Il  avait 
remarqué  un  hameau  plus  proche,  puisqu'il  est  situé  sur  la  dune 
même,  du  côté  où  elle  s'abaisse  vers  la  terre  ferme.  Je  crois  que 
ce  hameau  s'appelle  Auberville.  Il  y  trouva  tout  ce  qu'il  souhaitait 
et  même  des  pommes  bien  conservées  qu'il  paya  cher.  Il  n'était 
pas  assez  raisonnable  pour  ne  pas  faire  quelques  folies.  Il  y  but 
un  pichet  de  cidre;  il  l'aimait  tant!  Il  eut  bien  soin  de  ne  pas  arbo- 
rer son  aigrette  et  de  ne  point  causer  inutilement.  Il  avait  désor- 
mais deux  secrets  à  garder,  son  nom  et  son  pays,  afin  de  n'être 
pas  reconduit  de  force  chez  ses  parens,  —  son  domicile  dans  la  fa- 
laise, afin  de  n'y  pas  attirer  les  enfans  curieux  ou  les  chasseurs 
amateurs  d'aigrettes;  mais  en  écoutant  causer  il  apprit  plusieurs 
choses  sur  le  pays,  et  il  vit  que  les  jeunes  habitans  de  ce  village 
connaissaient  assez  bien  les  noms  et  les  mœurs  des  oiseaux  de  la 
côte.  Ils  n'en  citaient  que  deux  espèces  précieuses  :  les  roupeaux 
ou  bihoreaux,  qu'on  ne  pouvait  plus  atteindre,  ils  se  cachaient  trop 
bien  ou  ne  nichaient  plus  dans  le  pays,  et  les  petits  grèbes,  qui  ne 
faisaient  que  passer  et  auxquels  on  avait  tant  fait  la  chasse  qu'ils 
étaient  devenus  rares  et  méfians.  Glopinet  fit  des  questions  sur  ces 
grèbes,  et  apprit  encore  que  le  plumage  épais  et  brillant  de  leur 
ventre  se  vendait  comme  fourrure  d'ornement  aux  marchands  plu- 
massiers,  qui  passaient  deux  fois  l'an.  Comme  il  avait  déjà  une  dou- 
zaine d'aigrettes,  Glopinet  souhaitait  beaucoup  de  savoir  le  jour  et 
l'heure  où  passeraient  ces  brocanteurs,  afin  de  faire  affaire  avec 
eux  ;  mais  il  craignait  d'adresser  trop  de  questions,  et  il  se  promit 
de  mieux  s'informer  un  autre  jour. 


LES   AILES    DE    COURAGE.  921 

YI. 

Il  s'étonnait  qu'on  n'eût  pas  encore  été  chercher  les  bihoreaux 
où. il  les  avait  trouvés,  et  à  ce  sujet  il  entendit  raconter  une  chose 
qui  ne  laissa  pas  de  l'inquiéter  un  peu.  Autrefois,  disait  quelqu'un, 
on  trouvait  ces  bêtes  sur  les  arbres  de  la  grande  falaise;  mais  depuis 
qu'il  en  est  tombé  un  grand  morceau  dans  la  mer,  et  qu'il  n'y  a 
phis  d'arbres  pour  retenir  les  terres,  on  n'y  va  plus.  On  prétend 
que  le  poids  d'une  personne  suffirait  pour  faire  ébouler  le  reste. 
Clopinet  s'en  alla  un  peu  tourmenté,  lui  qui  demeurait  dans  cette 
falaise,  et  qui  presque  tous  les  matins  montait  au  faîte! 

La  nuit,  il  eut  peur.  Il  y  eut  de  la  houle,  et  le  bruit  de  la  mer 
arrivait  à  lui  comme  par  rafales;  à  chaque  instant  il  s'éveillait, 
croyant  que  c'était  la  falaise  qui  s'écroulait.  Il  avait  trop  bien  exa- 
miné l'endroit  pour  n'être  pas  sûr  que  son  ermitage  était  creusé  et 
bien  assis  dans  une  partie  rocheuse;  mais  il  avait  remarqué  que 
cette  roche  était  absolument  de  la  même  nature  que  les  gros  cail- 
loux appelés  les  Vaches-Noires  et  les  Vaches-Blanches,  lesquels 
avaient  été  autrefois  portés  par  les  terres  et  s'étaient  écroulés  avec 
elles.  La  mer  continuait  à  ronger  le  pied  des  dunes,  et  chaque  hiver, 
disait-on,  elle  en  mangeait  de  bons  morceaux.  Ces  gros  cailloux  qui 
paraissaient  faire  la  sécurité  du  refuge  de  Clopinet  pouvaient  bien 
reposer  sur  un  sol  aussi  fragile  que  les  terres  qui  le  couvraient, 
puis,  à  supposer  qu'elles  ne  dussent  pas  se  dérober  sous  lui,  celles 
d'au-dessus  pouvaient  s'effondrer,  lui  fermer  le  passage  et  l'enseve- 
lir vivant  dans  sa  grotte.  Il  ne  dormit  guère,  car,  à  mesure  que  la  ré- 
flexion lui  venait,  il  sentait  bien  que,  si  le  raisonnement  est  une  chose 
nécessaire,  il  est  aussi  une  chose  triste  et  la  source  de  mille  appré- 
hensions. Heureusement  cet  enfant-là  avait  dans  la  tête  une  pas- 
sion qui  était  plus  forte  que  la  crainte  du  danger  :  c'était  de  vivre 
libre  et  maître  de  lui-même  dans  la  nature.  Il  ne  connaissait  pas  ce 
mot-là,  la  nature,  mais  il  se  sentait  épris  de  la  vie  sauvage  et 
comme  orgueilleux  de  résister  à  la  tentation  de  retourner  au  repos 
des  champs  et  aux  douceurs  de  la  famille.  Il  resta  donc  dans  son  nid 
d'oiseau,  s'imaginant  que,  puisque  les  oiseaux  nichaient  au-dessus 
de  lui,  c'est  qu'ils  en  savaient  plus  long  que  les  hommes,  et  avaient 
l'instinct  de  connaître  que  la  montagne  était  solide. 

Il  passa  là  tout  l'été,  s' approvisionnant  tantôt  dans  un  endroit, 
tantôt  dans  un  autre,  ne  se  faisant  connaître  nulle  part,  s'habituant 
de  plus  en  plus  â  ne  vivre  que  des  produits  de  la  mer  et  de  fruits 
sauvages,  afin  d'éviter  d'être  l'esclave  de  son  ventre.  Il  devint  peu 
à  peu  si  sobre  que  la  gourmandise  ne  l'attira  plus  du  côté  de  la 
campagne.  Il  réussit  à  rencontrer  les  marchands  plumassiers  en 


922  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tournée  et  à  s'aboucher  avec  eux  sans  témoins.  Il  eut  assez  de  rai- 
sonnement pour  ne  pas  montrer  trop  d'exigence,  afin  d'établir  des 
rapports  pour  l'avenir.  Il  se  contenta  d'un  gros  écu  pour  chaque 
plume,  et,  comme  il  en  avait  recueilli  une  cinquantaine,  il  lui  fut 
compté  en  beaux  louis  d'or  trois  cents  livres,  somme  énorme  pour 
ce  temps-là,  et  qu'un  petit  paysan  de  son  âge  n'avait  certes  jamais 
gagnée. 

Quand  il  se  vit  à  la  tête  d'une  telle  fortune,  il  résolut  d'aller  la 
porter  à  ses  parens  ;  mais  auparavant  il  souhaita  revoir  son  oncle 
Laquille,  et,  aux  approches  de  l'hiver,  il  se  mit  en  route  pour 
Irouville.  Comme  il  voulait  se  présenter  convenablement  à  sa 
famille,  et  que  ses  habits,  même  les  meilleurs,  étaient  très  avariés 
par  l'escalade  continuelle  et  le  manque  d'entretien,  il  se  commanda 
à  Dives,  où  il  avait  fait  quelques  apparitions,  un  habillement  tout 
neuf,  un  peu  de  linge  et  de  bonnes  chaussures.  Il  paya  tout  très 
honnêtement,  et,  son  bâton  à  la  main,  son  argent  en  poche,  il  se 
dirigea  sur  Trouville,  où  il  rencontra  son  oncle  tout  en  larmes,  reve- 
nant de  l'église.  Il  venait  d'enterrer  sa  femme,  et,  bien  qu'elle  l'eût 
rendu  aussi  malheureux  qu'il  lui  avait  été  possible,  le  pauvre 
homme  la  pleurait  comme  si  c'eût  été  un  ange.  Il  fut  bien  étonné 
de  revoir  Clopinet,  qu'il  croyait  retourné  chez  ses  parens,  et  qu'il 
hésitait  à  reconnaître,  tant  il  était  changé.  Sans  s'en  apercevoir, 
Clopinet  avait  grandi,  il  avait  le  teint  hâlé  que  donne  l'air  de  la 
mer  ;  à  force  de  grimper  et  d'agir,  il  avait  pris  de  la  force,  sa  jambe 
faible  était  devenue  aussi  bonne  que  l'autre,  il  ne  boitait  plus  du 
tout.  Sa  figure  aussi  avait  pris  un  autre  air,  un  regard  vif,  péné- 
trant, une  expression  assurée  et  sérieuse.  Ses  habits,  mieux  faits 
que  ceux  que  Tire-à-gauche  fabriquait  de  routine  aux  paysans,  lui 
donnaient  aussi  meilleure  tournure  et  meilleure  mine  que  par  le 
passé.  Laquille  en  fut  frappé  tout  de  suite. 

—  D'où  sors-tu,  s'écria-t-il,  tu  ne  viens  pas  de  chez  tes  parents? 

—  Non,  dit  Clopinet,  mais  donnez-moi  vitement  de  leurs  uou- 
velles  ;  nous  parlerons  de  moi  après. 

—  Je  ne  puis  t'en  donner,  répliqua  l'oncle;  quand  tu  t'es  sauvé 
de  chez  nous  pendant  la  nuit,  il  y  a  bientôt...  six  mois...  je  pense... 

—  Oui,  mon  oncle,  j'ai  compté  les  lunes. 

—  Eh  bien  !  j'ai  été  inquiet  de  toi  et  je  t'ai  cherché  autant  que 
j'ai  pu  ;  mais,  une  douzaine  de  jours  après,  le  tailleur  a  repassé  par 
ici,  disant  qu'il  t'avait  vu  en  bonne  santé  auprès  de  Villers  et  qu'il 
n'avait  pas  voulu  te  contraindre  à  le  suivre,  pensant  que  ta  famille 
t'avait  repris  et  t'envoyait  là  en  commission.  Alors  je  ne  me  suis 
plus  tourmenté  à  ton  sujet,  et,  ma  pauvre  femme  étant  tombée 
malade,  je  n'ai  plus  quitté  le  pays  que  pour  aller  à  la  mer  quand 
il  le  fallait,  de  sorte  que  je  n'ai  rien  su  de  ta  famille.  Bien  sûr,  elle 


LES   AILES   DE    COURAGE.  923 

te  croit  embarqué,  puisqu'il  était  convenu  avec  ton  frère  François 
que  tu  le  serais  et  qu'il  aura  dit  comme  cela,  le  croyant  aussi  pour 
son  compte.  A  présent  je  pense  que  tu  peux  aller  chez  toi  sans 
crainte  d'être  recédé  au  tailleur.  Je  ne  sais  pas  ce  que  tu  lui  auras 
dit  quand  tu  Tas  rencontré  ;  il  a  juré  qu'il  aimerait  mieux  prendre 
le  diable  en  apprentissage  qu'un  gars  aussi  bizarre  et  aussi  revêche 
que  toi.  J'ai  pensé  que  tu  lui  avais  montré  les  dents,  et  je  ne  t'en 
ai  pas  blâmé. 

—  Je  lui  ai  montré  mon  bâton,  reprit  Glopinet;  vous  l'aviez  prédit, 
mon  oncle,  il  m'a  poussé  des  ailes  de  courage.  — Et  là-dessus  il  ra- 
conta toute  son  histoire  et  fit  voir  ses  cent  écus  au  marin  émerveillé. 

—  Eh  bien!  s'écria  l'oncle  Laquille,  voilà  que  tu  es  riche,  et  tu 
peux  faire  de  ta  vie  ce  que  tu  voudras.  Du  moment  que  tu  peux  te 
rendre  utile,  personne  ne  refusera  de  t'embarquer,  et  tu  peux  t'en 
aller  dans  les  pays  lointains  où  il  y  a  des  oiseaux  bien  autrement 
rares  et  superbes  que  tes  roupeaux  :  des  paille-en-queue,  des 
aigrettes  blanches  d'Amérique,  des  oiseaux  de  paradis,  des  phényx 
qui  renaissent  de  leurs  cendres,  des  condors  qui  enlèvent  des 
bœufs,  et  cent  autres  dont  tu  n'as  pas  seulement  l'idée. 

—  C'est  vrai  que  c'est  là  ce  qui  me  manque,  reprit  l'enfant.  Je 
ne  sais  rien,  et  il  faudrait  savoir. 

—  On  apprend  tout  en  voyageant. 

Cette  belle  parole  de  l'oncle  ne  persuada  pas  beaucoup  le  neveu. 
Laquille  avait  fait  le  tour  du  monde  sans  avoir  appris  à  lire,  et 
Glopinet  commençait  à  voir,  en  causant  avec  lui,  qu'il  avait  les 
notions  les  plus  fausses  sur  les  choses  les  plus  simples,  comme  de 
croire  que  certains  oiseaux  ne  mangeaient  pas  et  vivaient  de  l'air 
du  temps,  que  d'autres  ne  se  reproduisaient  pas  et  naissaient  des 
anatifes,  mollusques  à  tubercules  qui  s'attachent  à  la  carène  des 
navires.  Clopinet  avait  l'esprit  très  romanesque,  il  croyait  volon- 
tiers aux  oiseaux  fées,  c'est-à-dire  aux  génies  prenant  des  formes 
et  des  voix  d'oiseau;  mais  il  avait  déjà  trop  observé  les  lois  de  la 
vie  pour  partager  les  erreurs  et  préjugés  de  son  oncle. 

Pourtant  l'idée  de  voyager  le  tentait  bien.  Pour  se  désennuyer 
dans  sa  solitude,  il  avait  tant  rêvé  de  voyages  au  long  cours! 
Laquille  lui  conseillait  d'aller  à  Honfleur  et  de  prendre  passage  sur 
quelque  bâtiment  partant  pour  l'Angleterre,  il  y  en  avait  toujours. 
Les  grèbes  nichaient  par  là,  et  Clopinet  en  prendrait  à  discrétion; 
mais  quand  l'enfant  sut  qu'il  fallait  les  tuer  et  les  écorcher  pour 
avoir  leur  plumage,  il  secoua  la  tête.  Cela  lui  faisait  horreur. 

Comme  après  souper  il  se  promenait  avec  son  oncle  sur  la  grève, 
ils  revinrent  sur  ce  sujet,  et  Clopinet  se  sentit  troublé  et  affolé 
par  la  vue  des  grosses  barques  qui  se  préparaient  à  partir  dès  le 
lendemain  matin  pour  Honfleur.  Il  était  presque  décidé  à  s'arran- 


924  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ger  avec  le  patron  d'une  de  ces  embarcations,  lorsqu'il  entendit 
passer  dans  la  nuit  sombre  les  petites  voix  d'enfans  qu'il  connais- 
sait si  bien.  —  Les  voilà!  s'écria-t-il,  les  voilà  qui  viennent  me 
chercher!  —  L'oncle,  ne  sachant  ce  qu'il  voulait  dire,  restait  bouche 
béante,  attendant  qu'il  s'expliquât.  Giopinet  ne  s'expliquait  pas;  il 
courait,  les  bras  étendus,  suivant  le  vol  des  esprits  invisibles  qui 
l'appelaient  toujours.  D'abord  ils  suivirent  la  grève,  semblant  se 
diriger  vers  le  lieu  d'embarquement;  mais  tout  à  coup  ils  firent 
un  crochet,  quittèrent  le  rivage  et  prirent  à  travers  champs.  Giopi- 
net les  suivit  tant  qu'il  put,  mais  sans  réussir  à  s'envoler,  et  il  re- 
vint essoufflé  vers  son  oncle,  qui  le  croyait  fou. 

—  Voyons,  mon  petit,  lui  dit  le  brave  homme,  est-ce  que  tout  de 
bon  tu  prends  les  courlis  pour  des  esprits? 

—  Les  courlis?  Que  voulez- vous  dire,  mon  oncle? 

—  Tu  ne  connais  pas  ces  oiseaux -là?  Il  est  vrai  qu'ils  ne  voya- 
gent que  dans  les  nuits  bien  noires,  et  qu'on  ne  les  voit  jamais.  On 
ne  les  connaîtrait  pas,  si  on  n'en  tuait  point  quelquefois  en  tirant 
au  hasard  dans  le  tas,  ce  qui  est  bien  rare,  car  on  dit  qu'ils  volent 
plus  vite  que  les  grains  de  plomb  du  fusil.  Je  conviens  que  ce  sont 
des  oiseaux  extraordinaires,  ils  pondent  dans  les  nuages,  et  c'est  le 
vent  qui  les  couve. 

—  Non,  mon  oncle,  reprit  vivement  Giopinet;  si  ce  sont  des 
oiseaux,  des  courlis,  comme  vous  les  appelez,  ils  ne  pondent  pas 
dans  les  nuages,  et  si  ce  ne  sont  pas  des  oiseaux,  si  ces  voix  sont 
celles  des  esprits,  comme  j'en  suis  sûr,  ils  ne  pondent  pas  du  tout. 
Que  leur  chant  ressemble  à  celui  des  courlis,  c'est  possible  ;  moi 
aussi,  la  première  fois  que  je  les  ai  entendus,  j'ai  dit  :  Voilà  des 
oiseaux  de  nuit  qui  passent;  mais,  en  les  écoutant  bien,  j'ai  com- 
pris leurs  paroles.  Ils  m'ont  appelé,  ils  m'ont  fait  pousser  des  ailes, 
ils  m'ont  appris  à  courir  sans  me  mouiller  sur  la  mer,  la  nuit  que 
j'ai  passée  sur  la  Grosse-Vache-Noire  ;  ils  m'ont  aidé  à  m'envoler 
de  chez  vous  par  la  lucarne  de  votre  maison,  enfm  ils  m'ont  secouru 
et  consolé.  Je  crois  en  eux,  je  les  aime,  et  partout  où  ils  me  diront 
d'aller,  je  les  suivrai. 

—  Et  pourtant,  reprit  l'oncle,  tu  ne  les  as  pas  suivis  tout  à  l'heure? 

—  Ils  n'ont  pas  voulu  ;  mais  ils  m'ont  bien  montré,  en  quittant 
le  bord  de  la  mer,  que  je  ne  devais  pas  m'embarquer  cette  nuit.  Ils 
ont  volé  de  ce  côté-ci,  du  côté  du  midi.  Dites-moi  si  c'est  par  là 
que  mon  pays  se  trouve? 

—  C'est  par  là  certainement,  à  trois  lieues  de  la  mer  en  droite 
ligne. 

—  Eh  bien  !  c'est  par  là  qu'il  me  faut  aller  dès  demain  matin.  Je 
dois  aller  embrasser  mes  parens  et  leur  donner  l'argent  que  j'ai 
gagné. 


LES    AILES   DE   COURAGE.  925 

—  Très  bien ,  mais  ils  te  le  garderont,  et  tu  ne  pourras  plus 
voyager. 

—  Je  pourrai  toujours  retourner  à  mon  trou  de  la  falaise,  et  faire 
une  nouvelle  provision  de  plumes;  d'ici  là,  j'aurai  leur  permission 
pour  me  faire  marin. 

Clopinet  suivit  son  idée.  11  se  fit  enseigner  son  chemin,  et  dès  le 
lendemain,  vers  midi,  il  se  trouvait  à  la  porte  de  son  enclos. 

VII. 

La  première  personne  qu'il  vit  fut  sa  mère,  qui  le  reconnut  bien 
de  loin  malgré  son  changement,  et  pensa  mourir  de  joie  en  le  ser- 
rant dans  ses  bras.  Clopinet  en  fut  tout  ému,  car  il  s'était  imaginé 
dans  sa  tristesse  qu'elle  ne  l'aimait  qu'un  peu,  et  il  vit  bien  qu'elle 
le  chérissait  d'autant  plus  qu'elle  s'était  fait  violence  pour  le  laisser 
partir.  Le  père  Doucy,  le  frère  François  et  les  autres  accoururent 
et  lui  firent  grande  fête,  car  de  le  voir  si  bien  vêtu,  si  bien  portant 
et  si  bien  guéri  de  sa  boiterie  prouvait  de  reste  qu'il  n'avait  pas 
souffert  dans  son  voyage.  On  pensait  qu'il  arrivait  de  loin,  et  Fran- 
çois lui-même  le  croyait,  n'ayant  pas  été  détrompé  par  l'oncle  La- 
quille,  qu'on  n'avait  point  revu. 

Le  père  Doucy  gronda  pourtant  un  peu  Clopinet  d'avoir  disposé 
de  lui-même  contre  le  gré  de  sa  famille,  et  il  ne  manqua  pas  d'a- 
jouter que,  s'il  n'arrivait  point  à  bien  gagner  sa  vie,  il  serait  une 
charge  pour  les  siens.  Clopinet  prit  la  chose  modestement,  et,  sans 
faire  d'embarras,  il  présenta  sa  bourse  à  son  père  en  lui  disant  :  — 
J'espère  continuer  à  gagner  bien  honnêtement  ma  vie  sans  faire  de 
tort  aux  hommes  ni  aux  bêtes.  Yoilà  ce  qui  m'a  été  payé  pour  six 
mois  de  ma  peine,  et  si  cet  argent-là  vous  fait  besoin  ou  seulement 
plaisir,  je  vous  prie  de  l'accepter,  mon  cher  père.  Je  compte  que 
l'an  prochain  je  vous  en  apporterai  davantage. 

Toute  la  famille  ouvrit  de  grands  yeux  en  voyant  les  louis  d'or 
de  Clopinet,  mais  le  père  Doucy  hocha  la  tête.  —  Où  as-tu  pris  cet 
argent-là,  mon  garçon  ?  Il  faut  t'expliquer  là-dessus,  car  j'ai  beau 
être  un  paysan  et  n'avoir  couru  ni  la  mer  ni  les  villes,  je  sais  fort 
bien  qu'un  apprenti  mousse  ou  tout  autre  chose  est  assez  payé 
quand,  à  ton  âge,  il  gagne  sa  nourriture. 

Clopinet,  voyant  que  son  père  le  soupçonnait  d'avoir  fait  quelque 
chose  de  mal,  lui  dit  la  vérité  sur  la  source  de  sa  richesse  et  ne  le 
trouva  pas  incrédule,  car  on  savait  dans  le  pays  que  certains  plu- 
mages d'oiseau  étaient  fort  récherchés  par  les  plumassiers.  Seule- 
ment le  père  Doucy  observa  que  les  roupeaux  ne  se  voyaient  plus 
au  pays  d'Auge,  et  que  sans  doute  Clopinet  avait  dû  les  trouver  au 


926  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

loin ,  car  il  s'obstinait  à  croire  qu'il  avait  passé  l'été  en  grands 
voyages.  Clopinet  avait  refusé,  aux  questions  de  son  oncle  Laquille, 
de  révéler  l'endroit  précis  du  rivage  où  il  avait  passé  l'été.  Avec  ses 
parents,  il  ne  se  départit  point  de  cette  réserve.  Il  savait  que,  s'il 
parlait  des  Vaches-Noires  et  de  la  grande  falaise,  personne  chez  lui 
ne  lai  permettrait  de  retourner  vivre  dans  un  endroit  réputé  si 
dangereux.  Il  laissa  donc  croire  à  ses  parens  qu'il  arrivait  de  l'E- 
cosse, —  son  oncle  ayant  prononcé  devant  lui  le  nom  de  ce  pays- 
là,  —  et  qu'il  y  avait  fait  bonne  chasse. 

11  se  tira  assez  bien  des  nombreuses  questions  qu'on  lui  fit  le 
premier  jour.  Comme  on  ne  savait  chez  lui  quoi  que  ce  soit  des  pays 
étrangers,  il  n'eut  point  de  longues  histoires  à  inventer.  Il  répondit 
qu'en  Ecosse  on  mangeait  du  pain,  des  légumes  et  de  la  viande 
comme  ailleurs,  que  les  arbres  ne  poussaient  pas  la  racine  en  l'air, 
enfin  qu'il  n'avait  rien  vu  de  merveilleux  là  ni  ailleurs. 

—  C'est  bien,  c'est  bien,  lui  dit  le  père  à  la  fin  du  souper;  ce 
qui  me  plaît  de  toi,  c'est  que  tu  ne  dis  pas  des  mensonges  et  des 
folies  comme  ton  oncle  Laquille.  Continue  à  être  raisonnable,  et  tout 
ira  bien,  puisque  tu  as  de  l'invention  pour  rapporter  des  choses  à 
vendre  et  pour  faire  le  commerce.  Je  ne  veux  point  te  priver  de  ton 
argent,  il  est  à  toi,  je  vais  le  placer  en  bonne  terre  qui  t'appartien- 
dra; ce  sera  le  commencement  de  ta  fortune. 

—  Si  vous  n'en  voulez  point  pour  vous,  répondit  Clopinet,  j'aime- 
rais mieux  m'en  servir  pour  reprendre  mes  voyages  et  faire  d'au- 
tres trouvailles. 

Ce  que  Laquille  avait  prévu  arriva.  Le  père  Doucy  ne  voulut  pas 
comprendre  ce  que  lui  disait  son  fils.  Il  ne  pouvait  pas  s'imaginer 
un  autre  placement  que  les  carrés  d'herbe  et  de  pommiers  avec  des 
vaches  dedans;  il  ne  jugeait  pas  bon  i)our  un  enfant  d'avoir  une 
somme  comme  celle-là  à  sa  disposition.  Il  le  complimenta  d'avoir  eu 
la  sagesse  de  l'apporter  à  la  maison,  mais  il  ne  le  crut  pas  pour  cela 
incapable  de  faire  quelque  folie,  si  on  le  lui  rendait.  Clopinet  dut 
céder;  c'était  le  cas  de  dire  qu'on  lui  coupait  les  ailes.  Il  s'en  alla 
coucher  tout  triste,  voyant  ses  futurs  voyages  retardés;  mais  il 
rêva  que  les  esprits  lui  parlaient  et  lui  disaient  :  Espère,  nous  ne 
te  quitterons  pas;  puisque  tu  as  fait  notre  volonté,  nous  saurons 
bien  t'en  récompenser. 

Il  se  résigna  donc,  et  ne  fut  point  insensible,  il  faut  en  conve- 
nir, à  la  douceur  de  dormir  sur  une  bonne  couchette  de  plumes 
bien  chaude.  Depuis  une  quinzaine  que  la  fraîcheur  se  faisait  sen- 
tir, il  n'avait  pas  été  très  bien  dans  sa  grotte,  où  il  ne  pouvait  se 
défendre  de  l'humidité  qui  y  suintait  et  du  vent  qui  s'y  engouffrait. 
On  vivait  bien  chez  le  père  Doucy,  on  n'était  ni  pauvre  ni  avare; 


LES    AILES    DE    COURAGE.  927 

011  n'épargnait  ni  le  bon  pain  ni  le  bon  cidre,  et  la  mère  Doucette 
avait  un  grand  talent  pour  faire  la  soupe  au  lard.  Clopinet  était 
l'objet  de  ses  préférences,  elle  le  caressait  et  le  choyait  si  tendre- 
ment qu'il  ne  sut  point  y  résister  et  se  laissa  aaiollir  par  la  vie  de 
famille,  au  point  de  concevoir  l'idée  dt'.  passer  chez  lui  la  mauvaise 
saison.  Il  voyait  toutes  les  bandes  d'oiseaux  voyageurs  venir  de  la 
mer  et  se  diriger  vers  l'intérieur  des  t'-rres,  soit  pour  hiverner  dans 
les  marécages,  soit  pour  aller  cherche  •  des  mers  plus  chaudes.  Il 
se  disait  que  ce  n'était  pas  la  saison  de  trouver  des  nids  vers  le 
nord;  il  ne  savait  pas  encore  que  certaines  espèces  s'envolent  en 
sens  contraire,  et  vont  chercher  le  froi  l. 

Comme  il  n'avait  pas  voulu  trop  in-juiir,  il  avait  dit  à  son  père 
qu'aucun  engagement  ne  le  forçait  de  se  remettre  en  mer.  Il  vou- 
lait amener  ses  parens  à  lui  laisser  sa  liberté  et  à  le  voir  repar- 
tir sans  fâcherie;  mais,  comme  il  ni-  pouvait  pas  rester  sans  rien 
faire,  il  lui  fallut  bien  se  remettre  à  gai  der  et  à  soigner  les  vaches, 
ce  qui  l'ennuya  beaucoup.  Ces  bêtes  lourdes  et  lentes  lui  plaisaient 
de  moins  en  moins  ;  ce  pâturage  plat  et  sans  vue  le  rendait  triste,* 
son  esprit  voltigeait  toujours  sur  la  mer  et  sur  les  falaises.  Un 
jour,  son  père  l'envoya  chercher  à  Dive^  un  médicament  chez  l'apo- 
thicaire ;  dans  ce  temps-là,  on  ne  disait  point  pharmacien,  mais 
c'était  la  même  chose,  ou  plutôt  c'était  quelque  chose  de  plus.  La 
médication  étant  plus  compliqii'^e,  ceux  qui  fabriquaient  et  ven- 
daient des  remèdes  étaient  obliges  à  savoir  plus  de  détails  et  à 
fournir  plus  de  drogues  différentes. 

Dives  était  une  très  ancienne  viile;  mais  Clopinet,  qui  n'était  pas 
antiquaire,  trouva  le  pays  fort  laid,  bien  qu'il  soit  très  joli  du  côté 
de  la  campagne  :  lui  qui  ne  regardai)  que  du  côté  de  la  mer  s'en- 
nuya de  voir  cette  côte  plate  et  tout  eusablée.  Alors  il  vit  dans 
l'étroit  chenal  qui  remplace  le  grand  jiort,  d'où  jadis  la  flotte  de 
Guillaume  le  Conquérant  partit  pour  l'Angleterre,  de  grosses  bar- 
ques qui  faisaient  encore  un  petit  comu  erce  avec  îlonfleur,  et  l'envie 
de  s'en  aller  au  moins  jusque-là  fut  si  forte  qu'il  pensa  oublier  sa 
commission.  Pourtant  il  résista  et  se  fit  enseigner  la  maison  de  l'apo- 
thicaire. Là,  pendant  qu'on  préparai r,  la  droguî3,  il  faillit  oublier 
qu'il  devait  la  reporter  à  ses  pareus.  L'objet  qui  absorbait  son  at- 
tention et  qui  le  jetait  dans  un  ravissement  sans  pareil,  c'était  un 
combattant,  autrement  àSXpaon  de  wer,  perché  sur  un  bâton  et  im- 
mobile dans  la  vitrine.  L'apothicaire,  s'anmsant  de  sa  surprise,  prit 
l'oiseau,  qui  semblait  bien  vivant,  car  ses  yeux  brillaient  et  son  bec 
était  ouvert,  et  le  lui  fit  toucher;  il  était  empaillé.  Clopinet  n'avait 
pas  idée  d'un  pareil  artifice  et  se  le  lit  explifjuer;  puis,  avec  une 
vivacité  et  un  air  de  décision  qui,  de  la  [)art  d'un  garçon  d'appa- 


928  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rence  si  simple,  étonna  tout  à  coup  l'apothicaire,  il  demanda  si 
celui-ci  voudrait  bien  lui  apprendre  à  conserver  et  à  empailler. 

—  Ma  foi!  répondit  l'apothicaire,  si  tu  veux  m'aider  dans  cette 
besogne,  tu  me  feras  plaisir,  pour  peu  que  tu  aies  autant  d'adresse 
que  de  résolution.  —  Il  apprit  alors  à  Clopinet  que  le  curé  de  l'en- 
droit et  le  seigneur  du  château  voisin  étaient  grands  amateurs  d'or- 
nithologie, c'est  ainsi  que  l'apothicaire  appelait  la  connaissance  des 
oiseaux,  de  leur  classement  en  familles,  en  genres  et  en  espèces. 
Ces  deux  personnages  s'en  procuraient  tant  qu'ils  pouvaient,  le 
seigneur  à  tout  prix,  le  curé  au  prix  de  tout  l'argent  qu'il  pouvait  y 
mettre.  Le  pays  était  très  riche  en  oiseaux  de  mer  et  de  rivage  à 
cause  des  grands  ensablemens  de  la  côte  et  des  marécages  formés 
par  la  Dive.Tous  les  chasseurs  y  guettaient  ce  gibier  pour  le  porter 
au  château,  où  le  seigneur  en  faisait  une  collection  empaillée.  C'était 
lui,  l'apothicaire,  que  l'on  chargeait  de  la  préparation,  et  il  s'y  en- 
tendait assez  bien;  mais  il  n'avait  personne  pour  l'aider,  et  le  temps 
lui  manquait.  S'il  venait  à  trouver  un  élève  soigneux  et  intelligent, 
il  le  paierait  volontiers  aussitôt  qu'il  saurait  son  affaire. 

—  Prenez-moi,  monsieur,  dit  Clopinet,  je  suis  sûr  d'apprendre 
vite  et  bien  ;  môme,  si  cela  ne  vous  offense  pas,  je  vous  dirai  que 
je  connais  les  oiseaux  mieux  que  vous.  Voilà  cette  bête  que  vous 
appelez  paon  de  mer,  et  dont  je  ne  savais  pas  le  nom;  mais  je  l'ai 
vue  cent  fois  en  liberté,  et  je  sais  comment  elle  est  faite  et  comment 
elle  se  tient.  Vous  avez  voulu  lui  donner  l'air  qu'elle  a  quand  elle  se 
bat  :  ce  n'est  pas  ça,  et  si  c'était  une  chose  qu'on  puisse  pétrir,  je 
vous  montrerais  comment  elle  se  pose  pour  de  vrai. 

L'apothicaire  était  homme  d'esprit,  ce  qui  fait  qu'il  comprenait 
vite  l'esprit  des  autres.  Il  ne  se  fâcha  point  des  critiques  de  Clopi- 
net et  lui  dit  :  —  Ma  foi,  essaie;  cela  peut  se  pétrir,  comme  tu  dis, 
c'est-à-dire  qu'on  peut  changer  le  mouvement  de  l'oiseau  en  ap- 
puyant sur  les  fils  de  fer  qui  remplacent  les  os  et  les  muscles.  Es- 
saie, te  dis-je;  si  tu  le  gâtes,  tant  pis!  Un  paon  de  mer  n'est  pas 
une  chose  bien  rare.  —  filopinet  hésita  un  moment,  devint  pâle, 
trembla  un  peu,  réfléchit  pour  se  bien  rappeler;  puis  tout  à  coup, 
saisissant  l'oiseau  avec  beauconp  de  délicatesse ,  mais  avec  une 
grande  résolution,  il  lui  donna  une  attitude  si  vraie  et  une  tour- 
nure si  fière  sans  lui  gâter  une  seule  plume  que  l'apothicaire  en  fut 
tout  surpris.  —  J'avoue,  dit-il,  que  ton  mouvement  a  l'air  plus  na- 
turel que  le  mien.  Pourtant  le  mien  était  plus  énergique. 

—  Plait-il,  monsieur?  dit  Clopinet. 

—  Je  veux  dire  que  le  mien  avait  l'air  plus  méchant.  Ce  sont  des 
bêtes  féroces  que  ces  oiseaux- là! 

—  Et  c'est  en  quoi  vous  vous  trompez,  monsieur,  reprit  Clopinet 


LES   AILES    DE    COURAGE.  929 

avec  conviction.  Les  oiseaux  ne  sont  pas  médians  quand  la  faim 
ne  les  force  pas  à  la  bataille.  Ceux-ci  ne  se  battent  pas  pour  se  faire 
du  mal,  et  ils  ne  s'en  font  presque  jamais;  c'est  un  jeu  qu'ils  font 
par  fierté  quand  on  les  regarde,  et  je  vais  vous  dire  :  ils  s'en  vont, 
tous  les  mâles  d'un  côté  et  toutes  les  femelles  de  l'autre  avec  les 
petits.  Ils  choisissent  des  tas  de  sable  où  ils  se  mettent  en  rang,  les 
femelles  sur  un  autre  tas  les  regardent.  Alors  les  vieux  disent  aux 
jeunes  :  Allons,  mes  enfans,  faites-nous  voir  comment  vous  savez 
vous  battre.  Et  il  en  vient  deux  jeunes  qui  se  gourraent  jusqu'à  ce 
qu'ils  tombent  de  fatigue,  et  puis  il  en  vient  deux  autres;  quelque- 
fois il  y  a  deux  paires  qui  se  battent  en  même  temps,  mais  toujours 
un  contre  un  et  jamais  une  bande  contre  une  autre,  ni  à  propos  des 
femelles,  ni  pour  la  nourriture.  Quand  l'heure  de  cet  amusement-là 
est  finie,  on  va  se  promener  ou  manger  ensemble,  et  on  est  bons 
amis. 

—  C'est  possible,  dit  en  riant  l'apothicaire;  si  tu  as  si  bien  regardé 
les  oiseaux,  tu  en  sais  plus  long  que  moi,  et  je  reconnais  que  ce 
combattant  me  plaît  mieux,  tourné  et  dressé  comme  le  voilà.  Je 
pense  que  tu  es  un  observateur  et  peut-être  un  artiste  de  naissance. 

Clopinet  ne  comprit  pas,  mais  son  cœur  battit  de  joie  quand  l'apo- 
thicaire lui  dit  :  —  Reviens  demain,  je  t'apprendrai  le  métier,  qui 
est  très  facile,  et,  puisque  tu  as  le  sentiment,  qui  est  un  don  de 
nature,  je  te  ferai  entrer  chez  le  seigneur  du  château  en  qualité  de 
préparateur.  Tu  apprendras  l'histoire  naturelle  des  oiseaux,  et  tu 
deviendras  un  jour  conservateur  de  collections  chez  lui  ou  chez 
quelque  autre.  Qui  sait  si  tu  n'es  pas  né  pour  être  savant? 

Clopinet  ne  comprit  bien  qu'une  chose,  c'est  qu'il  allait  voir  des 
oiseaux  nouveaux  pour  lui,  et  qu'il  apprendrait  les  noms  et  les  pays 
de  ceux  dont  il  connaissait  les  airs,  les  chants,  le  plumage  et  les 
habitudes.  11  vola  plutôt  qu'il  ne  courut  chez  son  père,  et  obtint  faci- 
lement la  permission  d'aller  travailler  dans  les  oiseaux.  —  Puisque 
c'est  son  idée,  dit  le  père  Doucy  avec  un  sourire  en  regardant  sa 
femme,  et  que  M.  l'apothicaire  est  un  grand  brave  homme,  je  pense, 
mère  Doucette,  que  vous  ne  serez  point  fâchée  de  savoir  cet  enfant 
occupé  dans  un  pays  qui  n'est  pas  loin,  et  où  nous  pourrons  le  voir 
souvent? 

La  mère  Doucette  eût  préféré  que  l'enfant  ne  la  quittât  point  du 
tout;  mais,  quand  son  mari  avait  parlé  en  l'honorant  d'un  sourire, 
elle  ne  savait  qu'approuver  en  riant  de  toute  la  grandeur  de  sa 
bouche,  ce  qui  n'était  pas  peu  de  chose.  D'ailleurs  elle  tremblait 
toujours  en  songeant  que  Clopinet  pouvait  retourner  dans  ce  pays 
d'Ecosse,  qu'elle  croyait  situé  au  bout  du  monde  et  où  Clopinet 
n'avait  jamais  été. 

TOME  cii.  —  1872.  59 


930  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Au  bout  d'un  mois,  Glopinet  sut  très  bien  composer  la  prépara- 
tion arsenicale  avec  laquelle  on  préserve  les  oiseaux  de  la  pourri- 
ture et  des  mites.  Il  sut  écorcher  avec  une  propreté  parfaite,  en 
retournant  la  peau  de  l'oiseau  comme  on  retourne  un  gant,  sans 
salir  ni  froisser  une  seule  plume.  Il  sut  les  petits  os  qu'il  faut  con- 
server pour  assujettir  les  fils  de  fer,  ceux  qu'il  faut  couper,  la  ma- 
nière de  remplacer  la  charpente  de  l'animal  par  des  fils  de  métal 
plus  ou  moins  gros.  Il  sut  distinguer  dans  la  provision  d'œils  de 
verre  ceux  qui  convenaient  précisément  à  tel  ou  tel  volatile.  Il  sut 
le  rembourrer  d'étoupes  en  lui  conservant  sa  forme  exacte,  lui  re- 
coudre le  ventre  avec  tant  d'adresse  qu'on  ne  pût  soupçonner  la 
couture,  le  dresser  sur  ses  pieds,  lui  fermer  ou  lui  ouvrir  les  ailes 
à  son  gré,  et  quant  à  lui  donner  la  grâce  ou  la  singularité  de  sa 
pose  naturelle,  il  y  fut  passé  maître  dès  le  premier  jour. 

L'apothicaire,  qui  ne  demandait  qu'à  vendre  ses  préparations  et 
à  débarrasser  son  laboratoire  des  travaux  de  l'empaillage,  songea 
vitement  à  faire  entrer  Glopinet  chez  M.  le  baron  de  Platecôte,  le 
seigneur  épris  d'ornithologie,  pour  qui  l'enfant  travaillait  sans  que 
ses  talens  fussent  encore  révélés  au  curé,  car  le  curé,  tout  en  fai- 
sant des  recherches  et  des  échanges  avec  le  baron,  était  un  peu  ja- 
loux de  lui  et  eût  essayé  d'accaparer  Glopinet  pour  son  compte. 

L'apothicaire  était  brave  homme  autant  qu'homme  d'esprit,  et  il 
s'intéressait  à  Glopinet,  dont  la  douceur  et  la  raison  n'étaient  pas 
ordinaires.  Il  l'emmena  donc  au  château  du  baron,  et  le  présenta 
lui-même  comme  un  garçon  capable,  entendu  et  laborieux. 

—  Je  n'en  doute  pas,  répondit  poliment  le  baron,  mais  c'est  un 
enfant.  Il  est  très  propre  et  très  gentil,  mais  c'est  un  petit  paysan 
qui  ne  sait  rien. 

—  Monsieur  le  baron,  qui  sait  tout,  répliqua  gracieusement  l'apo- 
thicaire, lui  apprendra  ce  qu'il  voudra.  Monsieur  le  baron  n'a  point 
d'enfant  et  pourrait  s'occuper  de  celui-ci,  qui  lui  deviendra  un  bon 
et  fidèle  serviteur;  j'engage  fort  monsieur  le  baron  à  mettre  la  main 
sur  lui  tout  de  suite,  car  M.  le  curé  ne  le  laissera  pas  échapper,  dès 
qu'il  verra  les  préparations  qu'il  sait  faire. 

Là-dessus  l'apothicaire  ouvrit  la  boite  qu'il  avait  apportée,  et 
plaça  sur  la  table  trois  sujets  différens,  à  chacun  desquels  Glopinet 
avait  su  si  bien  donner  la  physionomie  qui  lui  était  propre,  que  le 
baron,  qui  s'y  connaissait,  jeta  des  cris  de  surprise  et  d'admiration. 
—  Je  vois  bien,  dit-il,  que  ce  n'est  point  vous,  monsieur  l'apothi- 
caire, qui  avez  fait  ce  travail  excellent.  Pouvez-Yous  me  jurer  que 
c'est  tout  de  bon  l'enfant  que  voici? 

—  Je  le  jure,  monsieur  le  baron. 

—  Lui  tout  seul  ? 


LES   AILES    DE    COURAGE.  931 

—  Lui  tout  seul. 

—  Eli  bien  !  je  le  prends;  laissez-le-moi,  il  n'aura  point  à  regret- 
ter d'être  à  mon  service. 

VIII. 

Dès  le  jour  même,  Glopinet  fut  installé  au  manoir  de  Platecôte, 
dans  une  petite  chambre  située  tout  en  haut  des  combles.  La  pre- 
mière chose  qu'il  fit  avant  de  regarder  la  chambre,  qui  était  fort 
gentille,  fut  de  mettre  la  tête  à  la  fenêtre  et  de  prendre  connais- 
sance du  pays.  Il  était  des  plus  beaux,  car  le  château  était  bâti  sur 
une  haute  colline,  d'où  l'on  découvrait  d'un  côté  la  vallée  d'Auge, 
le  cours  de  la  Dive  et  celui  de  l'Orne,  avec  leurs  bois  et  lenrs  prai- 
ries ondulées,  de  l'autre  la  mer  et  les  côtes  à  une  grande  distance. 
Glopinet  reconnut  tout  de  suite  les  pointes  dentelées  de  la  grande 
falaise;  il  les  vit  encore  mieux  en  regardant  dans  une  lunette  d'ap- 
proche, installée  sur  le  belvédère  du  château,  qui  était  encore  plus 
haut  perché  que  sa  chambre.  Il  distingua  avec  ravissement  les 
Vaches-Noires  montrant  leur  dos  au-dessus  des  vagues,  et,  du  côté 
de  la  campagne,  la  maison  de  ses  parens,  dont  le  chaume  perçait  à 
travers  les  pommiers  aux  feuilles  jaunies.  Il  se  sentit  comme  ivre 
de  joie  de  demeurer  ainsi  dans  les  airs,  et  de  pouvoir  ajouter  à  sa 
bonne  vue  le  merveilleux  pouvoir  de  cette  lunette,  qui  lui  donnait 
une  faculté  de  vision  aussi  puissante  que  celle  des  oiseaux.  Il  vit 
et  reconnut  toutes  les  anfractuosités,  tous  les  hameaux  et  villages 
de  la  côte.  11  retrouva  Trouville  et  découvrit  le  cap  derrière  lequel 
Honfleur  se  cache. 

Une  autre  joie  fut  d'être  installé  dès  le  lendemain  dans  la  pièce 
qui  lui  fut  donnée  pour  laboratoire,  et  où  l'on  avait  déjà  déposé  les 
fioles,  les  matériaux  et  les  outils  que  l'apothicaire  avait  envoyés  et 
fournis  pour  son  usage;  de  cette  pièce,  on  entrait  de  plain-pied 
dans  le  musée  de  M.  le  baron,  et  Glopinet  vit  là,  dans  de  grandes 
armoires  garnies  de  vitres,  une  quantité  d'oiseaux  étrangers  et  in- 
digènes plus  ou  moins  précieux,  mais  tous  très  intéressans  pour  qui 
voulait  apprendre  leurs  noms  et  leur  classement. 

Le  baron  étant  venu  le  trouver  là  pour  lui  expliquer  de  quelle 
besogne  il  comptait  le  charger,  Glopinet,  qui  avait  la  confiance  que 
donne  la  simplicité  du  cœur,  lui  dit  :  —  Monsieur  le  seigneur,  votre 
provision  d'oiseaux  est  mal  rangée.  En  voilà  un  petit  qu'on  a  mis 
avec  les  autres  parce  qu'il  est  petit;  mais  ça  ne  va  pas  du  tout.  Il 
doit  être  à  côté  de  ces  gros-là  parce  qu'il  est  de  leur  famille,  je  vous 
en  réponds.  Il  a  leur  bec,  leurs  pattes,  et  il  se  nourrit  comme  eux, 
je  le  sais,  je  le  reconnais,  ou  si  ce  n'est  pas  absolument  celui-là, 


932  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

c'en  est  un  qui  lui  ressemble  et  qui  doit  être  son  cousin  ou  son 
neveu. 

Le  baron  fit  babiller  Glopinet,  qui  n'était  pas  du  tout  causeur, 
mais  qui,  sur  le  chapitre  des  oiseaux,  avait  toujours  beaucoup  à 
dire;  il  admira  son  bon  raisonnement  et  la  sûreté  de  ses  observa- 
tions, celle  non  moins  remarquable  de  sa  mémoire,  car  en  une 
matinée  il  connut  tous  les  noms  que  le  baron  voulut  bien  lui  dire, 
et  il  les  repassa  sans  faire  aucune  erreur;  mais  tout  à  coup,  voyant 
que  le  baron  bâillait,  prenait  force  prises  de  tabac  et  s'ennuyait 
de  faire  le  professeur  avec  un  ignorant,  —  Mon  bon  seigneur,  lui 
dit-il,  c'est  encore  trop  tôt  pour  que  j'entre  à  votre  service,  vous 
n'aurez  point  de  plaisir  à  m'instruire.  Il  faut  que  je  sois  en  état  de 
m'instruire  tout  seul,  et  pour  cela  il  me  faut  savoir  lire.  Laissez- 
moi  aller  chez  M.  le  curé,  c'est  son  métier  d'avoir  de  la  patience; 
quand  je  saurai,  je  reviendrai  chez  vous. 

—  Non  pas,  non  pas!  dit  le  baron,  tu  n'iras  pas  chez  le  curé. 
Mon  valet  de  chambre  est  assez  instruit,  ii  t'instruira. 

Le  valet  de  chambre  lisait  couramment,  il  avait  une  bonne  écri- 
ture et  savait  assez  de  français  pour  écrire  une  lettre  passable  sous 
la  dictée  de  M.  le  baron,  qui  était  savant  et  bel  esprit,  mais  qui 
était  de  trop  bonne  maison  pour  connaître  l'orthographe;  ce  n'était 
pas  la  mode  en  ce  temps-là  pour  les  gens  du  grand  monde.  M.  de 
La  Fleur,  c'était  le  nom  du  valet  de  chambre,  fit  donc  le  maître 
d'école  avec  le  petit  paysan,  tout  en  rechignant  un  peu  et  en  y 
mettant  fort  peu  de  patience.  Il  faut  de  la  patience  avec  la  plupart 
des  enfans;  mais  pour  ceux  qui  ont  comme  Glopinet  une  grande  ar- 
deur au  travail  et  qui  craignent  de  voir  l'occasion  s'échapper,  un 
professeur  indolent  ou  irritable  convient  assez;  Glopinet  fit  des  ef- 
forts de  grande  volonté  pour  ne  point  lasser  la  médiocre  volonté 
de  M.  de  La  Fleur,  et  au  bout  d'un  an  il  sut  lire,  écrire  et  compter 
aussi  bien  que  lui. 

Gela  ne  lui  suffisait  point.  Les  noms  scientifiques  des  oiseaux  sont 
latins  et  beaucoup  des  ouvrages  qui  traitent  des  sciences  naturelles 
sont  écrits  en  latin.  Glopinet,  dont  le  dimanche  était  libre,  alla  em- 
pailler des  oiseaux  chez  le  curé,  à  la  condition  que  pendant  son 
travail  celui-ci  lui  enseignerait  le  latin.  En  une  autre  année,  il  sut 
tout  le  latin  vulgaire  dont  il  avait  besoin  pour  son  état. 

Tout  en  s'instruisant  ainsi,  il  empaillait  toutes  les  bêtes  que  lui 
envoyaient  ou  lui  apportaient,  tant  du  pays  que  de  l'étranger,  les 
fournisseurs  et  correspondans  du  baron  ;  il  réparait  ou  renouvelait 
celles  de  la  collection  qui  étaient  mal  préparées  ou  détériorées; 
il  procédait  aussi  à  un  meilleur  rangement  après  des  discussions, 
quelquefois  très  animées,  avec  son  patron,  car  celui-ci  croyait  en 


LES    AILES    DE    COURAGE.  933 

savoir  bien  long  et  n'admettait  pas  aisément  qu'il  pût  s'être  trompé; 
mais  Clopinet,  avec  la  résolution  entêtée  de  son  caractère  et  la  droi- 
ture de  son  esprit  naturel,  arrivait  toujours  à  le  persuader;  alors 
le  baron,  qui  n'était  point  sot,  haussait  les  épaules,  et,  feignant 
d'y  mettre  de  la  lassitude  ou  de  la  complaisance,  disait  :  —  Fais 
donc  comme  tu  voudras!  Pour  si  peu  de  chose,  je  ne  veux  ni  te 
fâcher,  ni  me  fâcher  moi-même.  —  Ce  n'était  pourtant  pas  peu  de 
chose.  Le  curé,  qui,  pour  être  moins  riche  en  échantillons,  ne  lais- 
sait pas  que  d'être  plus  instruit  et  plus  intelligent  que  le  baron,  te- 
nait Clopinet  en  grande  estime,  et  déclarait  que,  si  M.  de  BufTon 
venait  à  le  connaître,  il  lui  ferait  faire  son  chemin. 

Clopinet  n'en  était  pas  plus  fier.  Il  savait  bien  le  respect  qu'on 
doit  à  M.  de  Bufîbn,  dont  il  lisait  avec  ardeur  le  magnifique  ou- 
vrage; mais  il  avait  l'esprit  fait  de  telle  sorte  que  rien  ne  le  tentait 
dans  le  monde,  hormis  les  choses  de  la  nature.  Il  ne  se  souciait  ni 
d'argent,  ni  de  renommée;  il  continuait  à  ne  rêver  que  voyages, 
découvertes  et  observations  faites  par  lui-même  et  tout  seul. 

Aussi  pensait-il  sans  cesse  à  son  ermitage  de  la  grande  falaise, 
et  plus  il  faisait  connaissance  avec  le  bien-être  de  la  vie  de  château, 
plus  il  regrettait  son  lit  de  rochers,  ses  fleurs  sauvages,  le  chant 
des  libres  oiseaux  et  surtout  l'amitié  qu'il  avait  su  leur  inspirer.  Le 
souvenir  de  cette  intimité  bizarre  lui  serrait  parfois  le  cœur.  —  Où 
sont  à  présent,  se  disait-il,  tous  ces  pauvres  petits  compagnons  de 
ma  solitude?  où  sont  mes  barges,  qui  contrefaisaient  si  bien  le  bêle- 
ment des  chèvres  et  l'aboiement  des  chiens?  Où  est  le  grand  butor 
solitaire  qui  mugissait  comme  un  taureau?  Où  sont  les  jolis  van- 
neaux espiègles  qui  me  criaient  aux  oreilles,  en  empruntant  la  voix 
du  tailleur,  dix-huit,  dix-huit?  Où  sont  les  courlis  dont  les  douces 
voix  d'enfant  m'appelaient  dans  les  nuits  sombres,  et  me  faisaient 
pousser  des  ailes  enchantées,  des  ailes  de  courage? 

On  voit  que  Clopinet  ne  croyait  plus  aux  esprits  de  la  nuit.  Il 
n'en  était  pas  plus  content  pour  cela;  il  regrettait  le  temps  où  il 
avait  cru  distinguer  les  paroles  de  ses  petits  amis  du  ciel  noir  et 
du  vent  d'orage.  Le  milieu  où  il  se  trouvait  transplanté  ne  le  portait 
point  au  merveilleux.  A  ce  moment-là,  tout  le  monde  se  piquait 
d'être  philosophe,  même  le  curé,  et  surtout  M.  de  La  Fleur,  qui  par- 
lait beaucoup  de  M.  de  Voltaire  sans  l'avoir  jamais  lu,  et  qui  affec- 
tait un  grand  mépris  pour  les  superstitions  rustiques. 

Quand  Clopinet  eut  atteint  au  service  du  baron  l'âge  de  quinze  à 
seize  ans,  il  se  trouva  avoir  épuisé,  en  fait  d'ornithologie,  toute 
l'instruction  qu'il  pouvait  recevoir  dans  le  château  et  dans  le  voisi- 
nage, et  il  fut  pris  du  désir  invincible  d'aller  demander  à  la  nature 
les  secrets  qu'on  ne  trouve  pas  toujours  dans  les  livres.  Il  se  sen- 


934  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tait  malade,  et  tout  le  monde  remarquait  sa  pâleur.  Il  songea  donc 
sérieusement  à  se  rendre  libre,  et,  bien  qu'il  fût  très  content  de  son 
patron  et  qu'il  lui  fût  attaché,  il  lui  déclara  sa  résolution  de  faire 
un  voyage,  promettant  de  lui  rapporter  tout  ce  qu'il  pourrait  re- 
cueillir d'intéressant  pour  son  musée.  Le  baron  lui  reprocha  d'aban- 
donner son  service,  l'instruction  qu'il  prétendait  lui  avoir  donnée  et 
le  manque  de  reconnaissance  pour  ses  bontés.  Il  lui  offrit,  pour  le 
retenir,  de  porter  ses  appointemens  au  même  chiffre  que  ceux  de 
La  Fleur  et  même  de  ne  plus  le  faire  manger  à  l'office.  Glopinet  se 
trouvait  bien  assez  payé  et  ne  se  sentait  pas  humilié  de  manger  à 
l'office;  il  remercia  et  refusa.  —  Peut-être,  dit  le  baron,  es-tu  fâché 
de  porter  la  livrée?  Je  t'autorise  à  te  faire  faire  un  petit  habillement 
noir  comme  celui  de  l'apothicaire.  —  Glopinet  refusa  encore,  il  ne 
se  trouvait  que  trop  richement  habillé.  Alors  le  baron  se  fâcha,  le 
traita  d'ingrat  et  de  maniaque,  le  menaça  de  l'abandonner  et  lui 
déclara  qu'il  rayerait  de  son  testament  la  petite  rente  qu'il  y  avait 
inscrite  en  sa  faveur.  Rien  n'y  fit.  Glopinet  lui  baisa  les  mains  en 
lui  disant  que,  déshérité  ou  non,  il  l'aimerait  toujours  autant  et  lui 
resterait  dévoué,  mais  qu'il  mourrait  s'il  demeurait  enfermé  comme 
il  l'était  depuis  trois  ans,  qu'il  était  de  la  nature  des  oiseaux  et  qu'il 
lui  fallait  l'espace  et  la  liberté,  fût-ce  au  prix  de  toutes  les  misères. 

Le  baron,  voyant  qu'il  n'y  pouvait  rien,  se  résigna  et  le  congédia 
avec  bonté  en  lui  payant  ses  gages  et  en  y  ajoutant  un  joli  cadeau, 
Glopinet  refusa  le  cadeau  en  argent,  et  demanda  au  baron  de  lui 
donner  une  longue-vue  portative  et  quelques  outils.  Le  baron  les 
lui  donna  et  l'obligea  de  garder  aussi  l'argent. 

Alors  Glopinet,  le  voyant  si  bon,  se  jugea  véritablement  ingrat, 
et,  se  jetant  à  ses  pieds,  il  renonça  à  tous  ses  rêves;  il  demanda  seu- 
lement huit  jours  de  congé,  jurant  de  revenir  et  de  faire  tout  son 
possible  pour  s'habituer  à  la  vie  de  château,  que  son  protecteur  lui 
faisait  si  douce.  Le  baron  attendri  l'embrassa,  et  le  munit  de  tout 
ce  qui  lui  était  nécessaire  pour  une  tournée  de  huit  jours. 

Par  une  belle  matinée  de  printemps,  Glopinet,  après  avoir  donné 
une  journée  à  ses  parens,  partit  seul  pour  la  grande  falaise.  Il  avait 
été  si  assidu  au  travail  que  lui  confiait  le  baron  et  si  acharné  à 
s'instruire  avec  le  curé,  qu'il  ne  s'était  jamais  permis  de  perdre 
une  heure  en  promenade  pour  son  plaisir.  Il  n'avait  donc  pas  revu 
les  Vaches-Noires,  et  il  était  impatient  de  s'assurer  de  près  des  ra- 
vages que  la  mer  avait  dû  faire  en  son  absence.  On  avait  parlé 
chez  le  baron  et  chez  l'apothicaire  d'éboulemens  considérables;  mais, 
comme  du  belvédère  Glopinet  avait  constaté  que  les  sommets  den- 
telés de  la  grande  falaise  existaient  toujours,  il  ne  croyait  qu'à  demi 
à  ce  que  l'on  rapportait. 


LES   AILES    DE    COURAGE.  935 

Yêtu  d'un  fort  sarrau  de  villageois,  chaussé  de  gros  souliers  et 
de  bonnes  guêtres  de  toile,  coiffé  d'un  bonnet  de  laine  qui  ne  crai- 
gnait pas  les  coups  de  vent,  portant  sur  son  dos  un  solide  sac  de 
voyage  qui  contenait  ses  outils,  un  ou  deux  volumes  de  catalogues, 
sa  longue-vue  et  quelques  alimens,  il  fut  vite  rendu  aux  dunes, 
mais  sans  pouvoir  suivre  la  plage,  qui  se  trouva  obstruée  en  divers 
endroits  par  le  glissage  des  marnes.  A  mesure  qu'il  avançait  en  se 
tenant  k  mi-côte,  il  s'apercevait  d'un  changement  notable  dans  ces 
masses  crevassées.  Là  où  il  y  avait  eu  des  plantes,  il  n'y  avait  plus 
que  de  la  boue  très  difficile  à  traverser  sans  s'y  perdre;  là  oii  il  y 
avait  eu  des  parties  molles,  le  terrain  s'était  durci  et  couvert  de 
végétation.  Clopinet  ne  se  reconnaissait  plus.  Ses  anciens  sentiers, 
tracés  par  lui  et  connus  de  lui  seul,  avaient  disparu.  Il  lui  fallait 
faire  un  nouvel  apprentissage  pour  se  diriger  et  de  nouveaux  cal- 
culs pour  éviter  les  fentes  et  les  précipices.  Enfin  il  gagna  la  grande 
falaise,  qui  était  bien  toujours  debout,  mais  dont  les  flancs  dénu- 
dés et  coupés  à  pic  ne  lui  permettaient  plus  de  monter  à  son  er- 
mitage. 

IX. 

Il  faillit  y  renoncer,  mais  il  s'était  fait  une  telle  joie  de  retrouver 
son  nid,  qu'il  s'y  acharna,  et  qu'à  force  de  chercher  de  nouveaux 
passages  il  réussit  à  en  trouver  un  pas  bien  difficile  et  pas  trop 
dangereux.  Il  s'y  risqua  et  arriva  enfin  à  la  partie  rocheuse,  où, 
avec  une  vive  satisfaction,  il  retrouva  son  jardin,  sa  galerie,  sa  lu- 
carne et  sa  grotte  à  peu  près  intacts.  Aussitôt  il  s'occupa  d'y  re- 
faire son  installation  :  son  lit  d'herbes  sèches  fut  vite  coupé  et 
dressé;  après  un  grand  nettoyage,  car  divers  oiseaux  avaient  laissé 
leur  trace  dans  sa  demeure,  il  coupa  plusieurs  brassées  de  joncs 
marins  desséchés,  et  alluma  du  feu  pour  bien  assainir  la  grotte.  Il 
y  brûla  même  des  baies  de  genévrier  pour  la  parfumer.  Il  y  prit 
son  frugal  repas,  puis,  s' étendant  sur  l'herbe  de  son  jardin  sauvage, 
où  les  mêmes  fleurs  qu'il  avait  aimées  fleurissaient  plus  belles  que 
jamais,  il  fît  un  bon  somme,  car  il  s'était  levé  de  grand  matin  et 
s'était  beaucoup  fatigué  pour  traverser  les  dunes  bouleversées. 

Dès  qu'il  fut  reposé,  il  voulut  essayer  l'ascension  de  la  grande 
falaise  pour  savoir  si  elle  était  encore  habitée  par  les  mêmes  oi- 
seaux. Il  y  parvint  avec  mille  peines  et  mille  dangers;  mais  il  n'y 
trouva  plus  trace  de  nids,  et  il  n'y  put  ramasser  une  seule  plume. 
Les  roupeaux  avaient  abandonné  la  place;  c'était  signe  qu'elle  me- 
naçait ruine,  leur  instinct  les  en  avait  avertis.  Où  s'étaient-ils  réfu- 
giés? Clopinet  ne  tenait  plus  à  reprendre  son  bon  petit  commerce 


936  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'aigrettes,  il  se  trouvait  assez  riche;  mais  il  eût  souhaité  revoir 
ses  anciens  amis  et  savoir  s'ils  le  reconnaîtraient  après  cette  longue 
absence,  ce  qui  n'était  guère  probable. 

En  cherchant  des  yeux,  il  vit  qu'une  grande  fente  s'était  ouverte 
à  la  déclivité  de  la  falaise,  et  il  s'y  engagea  avec  précaution.  C'était 
comme  une  rue  nouvelle  qui  s'était  creusée  dans  sa  cité  déserte; 
elle  le  conduisit  à  des  blocs  inférieurs  où  il  fut  tout  surpris  de  se 
retrouver  auprès  de  son  ermitage  et  de  voir  les  roches  toutes  blan- 
chies par  le  laisser  des  oiseaux.  Il  ne  lui  en  fallut  pas  davantage 
pour  découvrir  quantité  de  nids  où  les  œufs,  chauffés  par  le  soleil, 
attendaient  la  nuit  pour  être  couvés ,  et  autour  desquels  mainte 
plume  révélait  le  passage  des  mâles.  Ainsi  les  bihoreaux  avaient 
déménagé,  et  le  choix  qu'ils  avaient  fait  du  voisinage  de  la  grotte 
prouvait  qu'elle  était  encore  solidement  assise  dans  les  plis  de  la 
falaise.  Content  de  cette  découverte,  Glopinet  rentra  chez  lui  faci- 
lement en  franchissant  un  petit  pli  de  terrain,  et  il  se  réjouit  d'avoir 
ses  anciens  amis  pour  ainsi  dire  sous  la  main. 

Décidément  Clopinet  aimait  la  solitude,  car  cette  journée  dans  le 
désert  lui  fit  l'effet  d'une  récompense  après  un  long  exil  courageu- 
sement supporté.  Il  refit  connaissance  avec  tout  le  prolongement 
des  dunes,  et  se  mit  bien  au  courant  de  leur  nouvelle  disposition. 
Il  revit  avec  joie  ses  bonnes  Yaches-Noires,  toujours  couvertes  de 
coquillages  ;  il  se  baigna  dans  la  mer  avec  délices  et  refit  toutes  ses 
anciennes  observations  sur  les  oiseaux  qui  habitaient  ce  rivage  ou 
qui  y  campaient  en  passant.  II  n'avait  plus  rien  à  apprendre  sur 
leur  compte,  sinon  que  ce  n'était  plus  les  mêmes  individus  ou  qu'ils 
n'avaient  pas  de  mémoire,  car  ils  ne  parurent  pas  du  tout  le  recon- 
naître et  ne  voulurent  point  approcher  du  pain  qu'il  leur  montrait. 
Pourtant  c'était  encore  pour  eux  un  régal,  et  sitôt  qu'il  s'éloignait 
un  peu,  ils  se  jetaient  sur  les  miettes  qu'il  avait  semées  et  se  les 
disputaient  avec  de  grands  cris.  Il  ne  désespéra  pas  de  les  appri- 
voiser de  nouveau  pendant  le  peu  de  temps  qu'il  passerait  dans  la 
falaise,  car  il  souhaitait  d'y  rester  tout  le  temps  de  son  congé,  sans 
trop  savoir  pourquoi  il  s'y  plaisait  tant. 

Il  est  certain  que,  quand  on  est  jeune,  on  se  laisse  aller  à  son  ca- 
ractère, sans  bien  s'en  rendre  compte.  Clopinet  n'était  pourtant  pas 
le  même  enfant  qui  avait  mené  six  mois  cette  vie  de  sauvage;  il 
était  maintenant  relativement  très  instruit,  il  savait  le  pourquoi  des 
choses  qui  lui  avaient  plu  autrefois.  Il  avait  aimé  la  mer,  les  ro- 
chers, les  oiseaux,  les  fleurs  et  les  nuages  avant  de  savoir  en  quoi 
ces  choses  sont  belles.  L'étude  et  la  comparaison  lui  avaient  appris 
ce  que  c'est  que  le  beau,  le  terrible  et  le  gracieux.  Il  en  jouissait 
donc  doublement,  et  il  eût  pu  se  savoir  quelque  gré  d'avoir  aimé  la 


LES   AILES   DE   COURAGE.  937 

nature  avant  de  la  comprendre;  mais  il  était  modeste  comme  tous 
ceux  qui  vivent  de  contemplation  et  d'admiration.  C'est  la  nature 
qu'il  remerciait  d'avoir  bien  voulu  se  révéler  à  lui  sans  le  secours 
de  personne. 

Comme  si  cette  puissante  dame  nature  eût  voulu  lui  faire  fête  en 
lui  donnant  le  spectacle  dont  elle  l'avait  régalé  trois  ans  auparavant, 
le  premier  soir  de  son  installation  dans  la  falaise,  il  y  eut  au  cou- 
cher du  soleil  un  grand  entassement  de  nuages  noirs  bordés  de  feu 
rouge,  et  la  mer  fut  toute  phosphorescente.  Quand  il  fut  retiré  dans 
la  grotte,  le  vent  s'éleva  et  la  fête  devint  un  peu  brutale.  Des  torrens 
de  pluie  ruisselèrent  autour  de  l'ermitage;  mais  la  lune,  aimable  et 
coquette  quand  même,  mit  encore  des  diamans  verts  dans  le  feuil- 
lage qui  en  festonnait  l'entrée.  Clopinet  dormit  au  milieu  du  va- 
carme, et  il  prenait  plaisir  à  se  trouver  réveillé  de  temps  en  temps 
par  le  fracas  du  tonnerre.  Un  de  ces  éclats  de  foudre  fut  pourtant 
si  violent  qu'il  en  ressentit  la  commotion,  et  se  trouva  sans  savoir 
comment  debout  à  côté  de  son  lit.  Mille  cris  plaintifs  remplissaient 
l'air  au-dessus  de  lui,  et  un  instant  après  il  se  sentit  littéralement 
fouetté  par  une  quantité  de  grandes  ailes  qui  s'agitaient  sans  bruit 
autour  de  lui  dans  sa  grotte.  C'était  le  campement  de  ses  voisins 
qui  avait  été  frappé  par  la  foudre.  Les  femelles  éperdues  avaient 
quitté  leurs  œufs  brisés,  et,  poussées  par  le  vent,  elles  venaient  s'a- 
battre dans  le  jardin  de  Clopinet  et  se  réfugier  avec  des  clameurs 
d'épouvante  et  de  désolation  presque  dans  sa  demeure.  Il  en  eut  une 
grande  pitié,  et,  se  gardant  bien  de  les  repousser,  il  se  recoucha  et 
se  rendormit  au  milieu  de  ces  pauvres  oiseaux  dont  quelques-uns  à 
demi  morts  gisaient  sur  son  lit. 

Dès  que  le  jour  parut,  tout  ce  qui  avait  encore  des  ailes  s'envola, 
mais  plusieurs  étaient  démontés,  quelques-uns  éborgnés,  d'autres 
morts  ou  mourans.  Clopinet  soigna  de  son  mieux  ses  tristes  hôtes, 
et  alla  ensuite  voir  le  désastre  de  la  colonie.  Il  fut  témoin  des  cris 
et  des  lamentations  des  couveuses  cherchant  en  vain  leurs  œufs,  et 
il  essaya  de  réparer  quelques  nids;  mais  le  fluide  électrique  avait 
cuit  ce  qui  n'était  pas  brisé,  et  la  colonie,  voyant  qu'il  n'y  avait  plus 
d'espérance,  s'appela  avec  de  certains  cris  de  détresse,  se  rassem- 
bla sur  une  roche  où  elle  parut  tenir  conseil,  puis,  ave^c  des  san- 
glots d'adieu,  prit  son  vol  sur  la  mer  et  disparut  dans  les  brumes, 
sans  qu'il  fût  possible  de  voir  ce  qu'elle  était  devenue. 

Clopinet,  ne  les  voyant  pas  revenir  le  lendemain  ni  les  jours  sui- 
vans,  pensa  qu'ils  avaient  dit  adieu  pour  toute  la  saison,  pour  tou- 
jours peut-être,  à  cette  côte  inhospitalière.  Il  retourna  à  ses  ma- 
lades, et  en  peu  de  temps  ils  se  trouvèrent  apprivoisés,  mangèrent 
dans  sa  main,  se  laissèrent  toucher,  gratter  et  réchauffer,  puis  se 


938  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mirent  à  marcher  autour  de  lui,  et  à  s'installer  les  uns  dans  la 
grotte  pour  dormir,  les  autres  dans  le  jardin  pour  se  ranimer  au 
soleil.  Chose  étrange,  ils  parurent  avoir  oublié  le  désastre  de  leur 
progéniture,  n'essayèrent  pas  d'aller  voir  ce  qu'elle  était  devenue, 
répondirent  par  de  petites  notes  tristes  et  enrouées  à  l'appel  bruyant 
de  ceux  qui  partaient,  et  se  résignèrent  à  la  domesticité  comme  à 
une  existence  nouvelle  contre  laquelle  il  était  inutile  de  protester. 

Clopinet  se  trouvait  à  même  d'étudier  une  chose  qui  l'avait  tou- 
jours passionné,  le  degré  d'intelligence  qui  se  développe  chez  les 
animaux  quand  l'instinct  ne  peut  plus  suffire  à  leur  conservation.  Il 
passa  la  journée  tantôt  à  observer  ces  convalescens  plus  ou  moins 
estropiés  qui  se  donnaient  à  lui,  tantôt  à  recueillir  des  hôtes  em- 
plumés  d'autres  espèces  qu'il  trouva  gisans  de  tous  côtés  en  par- 
courant la  falaise.  La  tempête  en  avait  amené  qu'il  n'avait  pas  en- 
core vus  de  près,  des  spatules,  des  cormorans  et  des  bîongios.  Le 
soir,  sa  grotte  en  était  remplie ,  il  dut  leur  donner  tout  le  reste  de 
son  pain  et  se  coucher  à  jeun. 

Le  lendemain  au  matin,  il  courut  déjeuner  à  Auberville,  le  vil- 
lage où  il  s'était  approvisionné  autrefois,  et  il  en  rapporta  de  quoi 
pourvoir  aux  besoins  de  son  infirmerie.  Il  y  eut  dans  la  journée  des 
décès  et  des  guérisons.  Il  alla  encore  recueillir  des  estropiés  sur  les 
hauteurs,  et  il  put  voir  les  individus  libres  et  bien  portans  guetter 
son  passage  pour  recueillir  les  miettes  qu'il  laissait  derrière  lui. 
Quelques  jours  suffirent  pour  les  rendre  familiers  comme  autrefois. 
Clopinet  crut  reconnaître  dans  ceux  qui  s'apprivoisèrent  le  plus  vite 
les  mêmes  qui  avaient  été  déjà  apprivoisés  par  lui. 

Mais  il  remarqua  toujours  une  grande  différence  de  caractère 
entre  les  oiseaux  qui,  tout  en  s'habituant  à  l'approcher,  restèrent 
indépendans  et  ceux  que  des  blessures  ou  l'évanouissement  pro- 
duit par  la  foudre  avaient  mis  sous  sa  dépendance.  Ces  derniers 
devinrent  confians  avec  lui  jusqu'à  l'importunité.  La  privation  du 
vol  ou  de  la  marche  rapide  développa  en  eux  un  sentiment  d'é- 
goïsme  et  de  gourmandise  insatiable,  tandis  que  les  premiers  res- 
taient actifs  et  fiers.  Clopinet  se  prit  de  préférence  pour  ceux-ci, 
et,  bien  qu'il  soignât  davantage  ceux  qui  avaient  plus  besoin  de 
lui,  il  ne  pouvait  s'empêcher  de  mépriser  un  peu  leur  abnégation 
facile. 

Pourtant  la  pitié  le  retenait  auprès  d'eux,  il  espérait  les  remettre 
tous  en  état  de  se  reprendre  à  la  vie  sauvage.  Il  était  trop  exercé 
à  reconstruire  leur  charpente  osseuse  pour  ne  pas  connaître  très 
bien  leur  anatomie,  et  il  réussissait  avec  une  merveilleuse  adresse 
à  remettre  les  pattes  et  les  ailes  cassées;  mais  ceux  qui  furent  ainsi 
raccommodés,  qui,  au  bout  de  bien  peu  de  jours,  furent  capables 


LES    AILES    DE    COURAGE.  939 

d'aller  chercher  leur  vie,  furent  si  mal  accueillis  par  les  libres, 
qu'ils  revinrent  tout  penauds  se  réfugier  dans  les  jambes  de  Glopi- 
net,  et  qu'il  eut  à  repousser  et  à  réprimander  vertement  les  insul- 
teurs,  qui  voulaient  les  plumer  ou  les  mettre  en  pièces.  Dans  ces 
combats  étranges  où  il  dut  prendre  part,  je  vous  laisse  à  penser  s'il 
observa  avec  intérêt  toutes  les  allures  et  manières  de  ces  person- 
nages emplumés. 

Eafîn  Clopinet  songea,  au  bout  de  la  semaine,  à  quitter  la  fa- 
laise et  à  retourner  chez  son  patron.  Il  était  dans  tous  les  cas  bien 
temps  de  songer  à  la  retraite,  la  falaise  avait  été  fort  endommagée 
parle  dernier  orage.  Près  du  nid  foudroyé  des  roupeaux,  une  nou- 
velle fissure  s'était  faite,  et  les  marnes  délayées  par  la  pluie  com- 
mençaient à  couler  jusque  dans  le  jardin  de  Clopinet.  Ce  fut  un 
chagrin  pour  lui,  car  ce  petit  creux  était  rempli  de  bonne  terre  vé- 
gétale où  jadis  il  s'était  amusé  à  cultiver  les  plus  jolies  plantes  des 
terrains  environnans,  des  genêts,  des  vipérines  superbes,  des  éry- 
thrées  maritimes  d'un  jaune  éclatant,  de  délicieux  statices  d'un 
lilas  pur  et  d'une  taille  élégante,  et  ces  jolis  liserons -soldanelle,  à 
corolle  rose  vif  rayée  de  blanc,  à  feuilles  épaisses  et  lustrées,  qui 
étalent  leurs  festons  gracieux  jusque  dans  les  sables  mouillés  par 
la  marée.  En  l'absence  de  Clopinet,  tout  cela  avait  prospéré  et  s'é- 
tait répandu  jusqu'au  seuil  de  la  grotte,  et  tout  cela  allait  pour 
jamais  disparaître  sous  l'envahissement  implacable  de  la  marne 
lourde  et  compacte,  stérile  par  elle-même  et  stérilisante  quand  elle 
n'est  pas  mêlée  et  bien  incorporée  à  des  terres  d'autre  nature.  Et 
puis,  avec  un  peu  de  temps,  ou  peut-être  très  vite,  sous  l'action 
des  agens  extérieurs  comme  la  pluie  et  la  foudre,  elle  devait  com- 
bler tout  le  jardin  et  toute  la  grotte.  Clopinet  était  trop  attentif  et 
trop  habitué  à  surveiller  l'état  des  glissemens  de  cette  marne  pour 
craindre  d'être  trop  brusquement  surpris  par  elle.  Pourtant  il  ne 
dormait  plus,  comme  on  dit,  que  d'un  œi!,  et  il  comptait  les  jours 
en  se  disant  :  —  Voici  encore  une  belle  journée  qui  sèche  toute  cette 
boue;  mais,  s'il  pleut  demain,  il  me  faudra  peut-être  déloger  vite 
et  regarder  la  fin  de  mon  petit  monde. 

Dans  cette  attente,  pour  sauver  ses  oiseaux  du  désastre,  il  réso- 
lut de  les  porter  au  curé  de  Dives,  sachant  qu'il  aimait  à  conserver 
des  bêtes  vivantes,  tandis  que  le  baron  de  Platecôte  les  aimait  mieux 
mortes  et  empaillées.  Le  curé  était  plus  naturaliste,  le  baron  plus 
collectionneur.  Clopinet,  certain  que  le  curé  donnerait  des  soins  à 
ces  volatiles,  s'en  alla  couper  des  bûchettes  dans  la  campagne,  et 
se  mit  à  confectionner  un  panier  assez  grand  pour  emporter  tout 
son  monde  sans  l'étouffer;  mais  il  songea  que  ce  serait  trop  lourd 
pour  lui  seul,  car  il  y  avait  de  très  grands  oiseaux,  et  il  s'en  alla 


940  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

louer  un  âne  qu'il  fit  grimpar  jusqu'à  l'entrée  de  son  jardin,  prêt  à 
se  mettre  en  route  avec  lui  le  lendemain  matin. 

X. 

La  nuit  fut  très  mauvaise,  et  la  marne  gagna  beaucoup.  Clopinet 
dut  se  lever  avant  le  jour;  il  rassembla  toutes  ses  bestioles,  les  fit 
déjeuner,  les  mit  avec  soin  dans  le  panier  garni  d'herbe,  les  char- 
gea sur  le  bât  de  l'âne,  qu'il  fit  bien  déjeuner  aussi,  et,  le  soute- 
nant de  son  mieux,  il  lui  fit  descendre  la  falaise  jusqu'au  bord  de 
la  mer.  Il  avait  calculé  son  temps  de  manière  à  se  trouver  là  au 
moment  où  la  marée,  commençant  à  descendre,  lui  permettrait  de 
suivre  la  plage  pour  gagner  Dives;  mais  quand  l'âne  entendit  la 
mer  de  si  près,  car  il  faisait  encore  trop  sombre  pour  qu'il  pût  bien 
la  voir,  il  fut  pris  d'une  si  belle  peur  qu'il  resta  tout  tremblant,  les 
oreilles  couchées  en  arrière,  sans  vouloir  avancer  ni  reculer.  Clopi- 
net était  fort  patient,  et  au  lieu  de  le  battre  il  le  caressa,  afin  de 
lui  donner  le  temps  de  s'habituer  au  bruit  des  vagues. 

En  ce  moment,  il  lui  sembla  voir  sur  la  grande  Vache-Noire,  qui 
montrait  toujours  son  dos  au-dessus  des  vagues,  quelque  chose  de 
fort  extraordinaire.  Il  ne  faisait  pas  encore  assez  clair  pour  qu'il 
pût  distinguer  ce  que  c'était.  Gela  avait  comme  un  petit  corps  avec 
de  longues  pattes  qui  remuaient.  Clopinet  pensa  que  c'était  un 
poulpe  gigantesque,  et  la  curiosité  de  voir  un  animal  si  extraor- 
dinaire lui  fit  abandonner  l'âne  et  avancer  de  ce  côté.  Cela  remuait 
toujours,  tantôt  une  patte,  tantôt  l'autre,  mais  le  corps  semblait 
collé  au  rocher.  Clopinet  craignait  pourtant  que  cet  animal  incom- 
préhensible ne  s'en  détachât  avant  qu'il  eût  pu  l'observer  et  le  défi- 
nir. Il  se  déshabilla  vite,  jeta  ses  vêtemens  sur  l'âne,  qui  ne  bougeait 
point,  et  se  mit  à  la  mer;  mais  la  houle  était  très  forte  et  l'empêchait 
d'avancer  autrement  qu'en  s'accrochant  aux  roches  éparses  et  sub- 
mergées qu'il  connaissait  parfaitement.  Enfin  il  put  aller  assez  près 
pour  voir  que  ce  poulpe  était  un  homme  cramponné  au  sommet  de 
la  Grosse-Vache  et  donnant  des  signes  non  équivoques  de  détresse; 
mais  quel  homme  singulier!  Il  était  si  effroyablement  bâti  que,  mal- 
gré l'émotion  qu'il  éprouvait,  Clopinet  songea  au  tailleur  grotesque 
qui  avait  été  la  terreur  de  son  enfance.  Lui  seul  pouvait  être  aussi 
laid  que  l'être  difforme  dont  il  apercevait  la  grosse  tête  et  les  longs 
membres  étiques  à  travers  ses  habits  mouillés  et  collans.  Il  nagea 
vers  lui,  et  crut  entendre  une  voix  qui  lui  criait  :  A  moi,  à  moi  ! 
Clopinet  atteignit  la  dernière  roche  qui  s'élève  avant  la  Grosse- 
Vache  et  qui  se  montrait  à  son  tour  au-dessus  de  l'eau.  Il  n'était 
plus  qu'à  une  très  courte  distance  du  naufragé,  et  il  put  s'assurer, 


LES    AILES   DE    COURAGE.  Q![l 

grâce  au  jour  qui  augmentait  rapidement,  que  c'était  bien  le  misé- 
rable bossu  dont  il  avait  conservé  un  souvenir  plein  de  dégoût  et 
d'aversion,  quoiqu'il  ne  l'eût  pas  revu  depuis  trois  ans.  Il  lui  cria  : 
—  Ne  bougez  pas,  attendez- moi! 

Ce  fat  inutile;  soit  que  Tire-à-gauche  n'entendît  pas,  soit  que  la 
marée  en  se  retirant  l'emportât  malgré  lui,  il  fit  un  suprême  effort 
pour  tendre  ses  longs  bras  à  Glopinet,  et  lâcha  prise;  en  un  clin 
d'œil,  il  fut  entraîné  par  la  vague  qui  tourbillonnait  autour  du  ro- 
cher et  disparut.  Glopinet,  debout  sur  celui  où  il  s'était  arrêté  pour 
reprendre  haleine,  resta  un  moment  indécis  et  comme  glacé  par  l'ef- 
froi de  la  mort.  On  pense  vite  dans  ces  momens-là;  il  comprit  que  le 
tailleur  éperdu  allait,  s'il  lui  portait  secours,  se  cramponner,  s'enla- 
cer à  lui  comme  une  véritable  pieuvre  et  l'entraîner  au  fond  en  l'em- 
pêchant de  nager.  Mourir  comme  cela  tout  d'un  coup,  d'une  mort  af- 
freuse, lui  si  jeune  et  si  curieux  de  la  vie,  pour  avoir  voulu  porter 
un  secours  inutile  à  un  être  aussi  sournois,  aussi  méchant  et  aussi 
laid  que  ce  tailleur,  était  de  la  folie.  Glopinet  hésita  un  instant,  —  un 
instant  bien  court,  car  il  se  fit  dans  ses  oreilles  un  bruit  mélodieux 
qu'il  reconnut  aussitôt  :  c'était  le  chant  énergique  et  tendre  de  ses 
petits  amis  les  esprits  ailés  de  la  mer,  et  ces  voix  caressantes  lui 
disaient  :  —  Tes  ailes,  ouvre  tes  ailes!  nous  sommes  là! 

Glopinet  sentit  ses  ailes    de  courage  s'ouvrir  toutes  grandes, 
grandes  comme  celles  d'un  aigle  de  mer,  et  il  sauta  dans  la  vague 
furieuse.  Il  ne  sut  jamais  comment  il  avait  pu  ressaisir  le  tailleur 
au  milieu  de  l'écume  qui  l'aveuglait,  lutter  avec  lui,  vaincre  avec 
une  force  surnaturelle  la  lame  énorme  qui  l'emmenait  au  large, 
enfin  revenir  à  la  Grosse-Vache  et  y  tomber  épuisé  sur  le  corps  du 
naufragé  évanoui.  Tout  cela  se  passa  comme  dans  un  rêve;  mais 
dans  ce  moment-là,  malgré  toute  l'instruction  qu'il  avait  acquise, 
personne  n'eût  pu  persuader  à  Glopinet  que  les  bons  génies  qui 
l'avaient  assisté  autrefois  ne  s'en  étaient  point  mêlés  encore  cette 
fois-ci.  Il  se  releva  vite  en  leur  criant  :  —  Merci,  merci,  mes  bien- 
aimés  !  sans  vous,  je  n'eusse  point  fait  mon  devoir,  et  je  serais  un 
lâche  !  —  Il  retourna  le  tailleur  sur  le  ventre  et  le  tint  couché,  la 
tête  en  bas,  pour  lui  faire  rendre  l'eau  qu'il  avait  bue;  il  le  frotta 
de  toute  sa  force  jusqu'à  ce  qu'il  vit  qu'il  retrouvait  la  respiration. 
Au  bout  de  cinq  minutes.  Tire-à-gauche  revint  tout  à  fait  à  lui,  et, 
voulant  parler,  fit  de  grands  cris  par  suite  du  dernier  étouffement 
qu'il  avait  à  combattre.  Il  voulait  se  rejeter  à  l'eau  pour''gagner  plus 
vite  la  terre;  il  était  comme  fou.  Glopinet  réussit  à  le  maintenir  en 
le  battant  ferme  du  plat  de  la  main,  ce  qui  acheva  de  le  ranimer. 
—  Ayez  confiance,  lui  dit  Glopinet  quand  il  put  lui  faire  com- 
prendre quelque  chose;  dans  un  instant,  cette  roche  sera  toute  dé- 


942  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

couverte,  et  nous  retournerons  à  pied  sec  à  la  côte.  J'ai  réussi  à 
vous  réchauffer  un  peu;  si  vous  vous  refroidissez  à  présent,  vous 
mourrez. 

Tire-à-gauche  se  soumit,  et  au  bout  d'un  quart  d'heure  il  était 
sur  le  rivage  et  se  séchait  à  fond,  tout  en  mangeant  le  pain  de  Glo- 
pinet  devant  un  bon  feu  d'herbes  sèches  que  ce  brave  enfant  avait 
allumé  sur  un  ressaut  de  la  dune  où  la  marée  ne  montait  pas. 

C'est  alors  que  le  tailleur  put  raconter  à  Glopinet  comment,  mal- 
gré son  horreur  pour  la  mer,  il  s'était  laissé  surprendre  et  emporter 
par  elle.  —  Il  faut,  lui  dit-il,  que  je  t'avoue  une  chose.  Je  vivais  mal 
de  mon  état,  et  depuis  le  jour  où  je  t'avais  vu  paré  de  trois  belles 
plumes  de  roupeau,  je  n'avais  plus  d'autre  ambition  que  celle  de 
découvrir  la  cachette  de  ces  oiseaux  précieux.  J'en  voyais  bien  vo- 
ler au-dessus  et  autour  de  cette  maudite  falaise,  mais  je  n'osais 
point  m'y  risquer;  quoique  je  marche  et  grimpe  très  joliment.  Dieu 
ne  m'a  point  donné  le  courage,  et  je  n'osais  ni  me  risquer  tout  seul, 
ni  me  donner  comme  toi  au  diable. 

—  Monsieur  le  tailleur,  dit  Glopinet  en  lui  passant  sa  gourde, 
buvez  un  coup,  vous  avez  besoin  d'éclaircir  vos  idées,  car  vous  êtes 
un  imbécile  de  croire  au  diable,  et,  quand  vous  prétendez  que  je 
me  suis  donné  à  lui,  je  vous  déclare,  sans  vouloir  vous  offenser, 
que  vous  mentez  comme  un  chien. 

Le  tailleur,  qui  était  querelleur  et  vigoureux  au  combat,  baissa 
la  tête  et  fit  des  excuses,  car  il  avait  trouvé  son  maître. 

—  Mon  cher  monsieur  Glopinet,  dit-il,  je  vous  dois  de  faire  en- 
core l'ornement  de  ce  monde,  je  vous  en  suis  reconnaissant,  et  les 
femmes  vous  béniront. 

—  Puisque  vous  avez  de  l'esprit  et  que  vous  vous  moquez  agréa- 
blement de  vous-même,  je  vous  pardonne,  reprit  Glopinet. 

Mais  le  tailleur  ne  se  moquait  point.  Il  se  croyait  très  bien  de  sa 
personne,  et  il  assura  très  sérieusement  que  les  belles  le  trouvaient 
aimable  et  se  disputaient  son  cœur.  Glopinet  fut  alors  pris  d'un  si  bon 
rire  qu'il  en  tomba  sur  le  dos  en  se  tenant  les  flancs  et  tapant  des 
pieds.  Le  tailleur  se  fût  bien  fâché,  s'il  l'eût  osé,  mais  il  n'osa  pas 
et  continua  son  récit. 

—  Ge  sont  les  aventures  qui  m'ont  perdu,  dit-il;  vous  pouvez  en 
rire,  mais  il  n'est  que  trop  vrai  que  j'ai  quitté  le  pays  pour  obéir  à 
une  veuve  qui  voulait  m' épouser.  Elle  m'avait  fait  accroire  qu'elle 
était  riche,  et  j'allais  consentir,  quoiqu'elle  ne  fût  pas  de  la  pre- 
mière jeunesse,,  quand  je  découvris  qu'elle  n'avait  pas  le  sou,  pas 
même  de  quoi  me  payer  une  misérable  dette  de  cabaret  !  Je  l'ai 
donc  plantée  là,  et  je  revenais  par  ici,  la  mort  dans  l'âme,  le  gousset 
vide  et  le  ventre  creux,  forcé  de  demander  un  morceau  de  pain  au 


LES    AILES    DE    COURAGE.  943 

boulanger  de  Villers,  lorsque  hier  soir  l'idée  me  vint  de  chercher  les 
plumes  de  roupeau  auxquelles  j'avais  toujours  songé.  Ce  boulanger 
m'apprit  que  vous  en  aviez  vendu  pour  trois  mille  écus  au  seigneur 
de  Platecôte,  et  qu'il  vous  a  adopté  pour  son  domestique  et  son  hé- 
ritier. Voilà  du  moins  ce  qu'on  raconte  dans  le  pays.  Alors  je  me 
mis  en  tête,  dussé-je  me  tuer,  de  trouver  les  roupeaux  que  l'on 
voyait  voler  par  ici,  et  qu'il  fallait  surprendre  avant  le  jour  lors- 
qu'ils quittent  le  bord  de  la  mer.  Je  partis  de  Yillers  à  minuit,  pen- 
sant arriver  aux  Vaches-Noires  avant  la  marée;  mais  il  faut  croire 
que  le  coucou  du  boulanger  retarde,  ou  qu'il  m'avait  fait  un  peu 
boire,  car  c'est  un  homme  d'esprit  qui  aime  les  gens  instruits  et  qui 
n'a  pas  été  fâché  de  me  faire  goûter  son  cidre,  tout  en  causant  le 
soir  avec  moi.  Enfin,  que  le  cidre  ou  le  coucou,  ou  le  diable  s'en 
soit  mêlé,  j'ai  été  surpris  par  la  marée  avant  que  le  jour  ne  parût 
et  emporté  sur  cette  roche  où  sans  vous  je  serais  mort. 

—  C'est-à-dire,  répondit  Glopinet,  qu'avec  un  peu  de  sang-froid 
et  de  raisonnement  vous  y  fussiez  resté  sans  danger  jusqu'au  départ 
de  la  marée.  Enfin  vous  voilà  sain  et  sauf,  prenez  ces  deux  écus  et 
allez  en  paix,  j'ai  assez  de  votre  compagnie. 

Le  tailleur  se  confondit  en  remercîmens  ;  il  eût  baisé  les  mains 
de  Clopinet,  si  Clopinet  l'eût  laissé  faire.  La  mer  était  loin,  l'âne  se 
trouvait  tout  rassuré  et  tout  dispos  pour  transporter  à  Dives  la  mé- 
nagerie destinée  à  M.  le  curé;  Clopinet  avait  aussi  ramassé  beau- 
coup de  plantes  que  son  ami  le  pharmacien  lui  avait  désignées  en  le 
priant  de  les  lui  rapporter  ;  il  y  en  avait  une  grosse  botte  attachée 
sur  le  derrière  du  baudet.  Le  tailleur,  bien  que  congédié,  ne  s'en 
allait  pas,  et  regardait  la  cage  et  la  gerbe  de  plantes  avec  une  cu- 
riosité pleine  de  convoitise. 

—  Vous  pouvez,  lui  dit  Clopinet,  vous  rendre  utile  et  gagner 
quelque  chose  en  ramassant  des  herbes  comme  celles-ci;  quant 
aux  oiseaux  de  la  dune,  quels  qu'ils  soient,  je  vous  défends  de  leur 
tendre  des  pièges  et  de  troubler  leurs  couvées. 

—  Pourtant,  dit  avec  une  timidité  sournoise  le  tailleur  attentif, 
les  oiseaux  du  rivage  sont  à  tout  le  monde.  Il  y  a  là,  dans  cette 
cage,  des  roupeaux  magnifiques.  Vous  les  avez  pris,  ils  sont  à  vous; 
mais  il  en  reste,  et  si  vous  aviez  pitié  d'un  pauvre  homme,  vous 
lui  diriez  où  ces  oiseaux  se  cachent  pendant  le  jour,  et  par  quel 
moyen  on  peut  y  arriver  sans  périr,  car  enfin  vous  voilà,  et  vous 
venez  de  faire  cette  riche  capture. 

—  Monsieur  Tire-à-gauche,  répondit  Clopinet,  vous  voulez  faire 
ce  que  je  vous  défends  et  vous  ne  craignez  pas  de  me  déplaire  après 
ce  que  j'ai  fait  pour  vous.  Eh  bien  !  écoutez  ce  qui  vous  attend,  si 
vous  voulez  escalader  la  falaise  ! 


9llll  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Quoi  donc?  dit  le  tailleur  incrédule. 

—  Vous  n'entendez  rien? 

—  J'entends  qu'il  tonne  du  côté  de  Honfleur. 

—  Il  ne  tonne  pas,  c'est  la  falaise  qui  croule,  marchons  1 
Clopinet  fit  doubler  le  pas  à  son  âne,  et  le  tailleur  prit  sa  course 

en  avant.  Quand  il  se  vit  loin  du  danger,  il  s'arrêta  terrifié  par  un 
bruit  formidable,  et,  se  retournant,  il  vit  crouler  tout  un  pan  de 
cette  montagne  avec  un  banc  de  roches  énormes  qui  furent  lancées 
au  loin  dans  la  mer,  où  elles  mêlèrent  un  effrayant  troupeau  de 
vaches  blanches  au  sombre  troupeau  des  vaches  noires,  leurs  devan- 
cières. Clopinet  s'était  arrêté  et  retourné  aussi.  Il  avait  vu  rouler, 
avec  ce  banc  de  roches,  les  débris  de  maçonnerie  de  son  ermi- 
tage et  de  son  observatoire. 

—  Monsieur  Tire-à-gauche,  dit-il  au  tailleur  quand  il  l'eut  re- 
joint, j'avais  là  une  maison  de  campagne,  un  jardin,  et  les  roupeaux 
à  discrétion  tout  près  de  moi;  allez  en  prendre  possession,  si  vous 
voulez  ! 

Le  tailleur  confus  et  terrifié  secoua  la  tête.  Il  était  à  jamais 
guéri  de  la  fantaisie  de  surprendre  les  oiseaux  de  mer  et  d'escala- 
der les  falaises. 

Clopinet  fut  triste  en  continuant  sa  route.  Il  avait  aimé  cet  er- 
mitage comme  on  ainae  une  personne.  Les  privations  qu'il  y  avait 
subies,  les  dangers  qu'il  y  avait  bravés,  les  rêves  agréables  ou 
effrayants  qu'il  y  avait  eus  se  représentaient  à  lui  comme  des  liens 
de  cœur  qu'un  désastre  inévitable  et  longtemps  prévu  venait  de 
rompre  sans  retour.  Dame  nature,  pensa-t-il,  n'est  pas  toujours  une 
hôtesse  bien  commode,  elle  a  des  lois  très  rudes  qu'on  prendrait 
pour  des  caprices,  si  on  ne  les  comprenait  pas.  Il  faut  l'aimer  quand 
même,  car  ce  qu'elle  vous  ôte  quelque  part,  elle  vous  le  rend 
ailleurs,  et  je  retrouverai  bien  quelque  jour  un  trou  où  je  pourrai 
vivre  encore  tête  à  tête  avec  elle. 

Clopinet  fit  l'école  buissonnière  le  long  de  la  plage.  C'était  son 
dernier  jour  de  congé,  et  il  n'arriva  à  Dives  que  le  soir,  afin  qu'on 
ne  vît  pas  son  chargement  d'oiseaux.  Il  le  porta  mystérieusement 
au  presbytère  en  priant  le  curé  de  ne  pas  dire  au  baron  d'où  lui 
venait  cette  richesse.  —  Je  m'en  garderai  bien  !  s'écria  le  curé  en- 
chanté. Il  n'aurait  pas  de  repos  qu'il  ne  m'eût  arraché  toutes  ces 
charmantes  bêtes  vivantes  pour  en  faire  des  momies.  Il  ne  les  verra 
pas,  sois  tranquille  ! 

Clopinet  laissa  le  curé  et  sa  servante  se  démener  bien  avant  dans 
la  soirée  pour  bien  loger  leurs  nouveaux  hôtes,  et  il  alla  porter 
les  plantes  à  l'apothicaire  ;  enfin  il  s'en  retourna  coucher,  le  cœur 
gros,  au  manoir  de  Platecôte. 


LES    AÏLES    DE    COUPxAGE.  9Zi5 


XI. 


Le  lendemain,  le  baron  le  trouvait  à  son  poste  au  laboratoire.  Il 
avait  bonne  mine  et  paraissait  guéri  ;  mais  deux  jours  plus  tard 
le  pauvre  enfant  était  aussi  pâle  et  aussi  accablé  qu'auparavant. 
Pressé  de  questions,  il  répondit  enfin  à  son  protecteur  :  —  Monsieur 
le  baron,  il  faut  me  laisser  partir,  je  ne  peux  plus  vivre  ici.  J'ai  cru 
qu'un  peu  d'air  et  de  promenade  suffirait  à  ma  guérison,  je  me 
suis  trompé.  Il  me  faut  plus  de  temps  que  cela.  Il  me  faut  un  an, 
peut-être  davantage,  je  ne  sais  pas.  Retirez-moi  vos  bienfaits,  je 
n'en  suis  plus  digne;  mais  ne  me  haïssez  pas,  j'en  mourrais  de 
chagrin  et  ne  pourrais  profiter  de  la  liberté  que  vous  m'auriez 
laissée. 

Le  baron,  voyant  Clopinet  si  affecté,  se  montra  tout  à  fait  brave 
homme,  et,  le  consolant  de  son  mieux,  lui  jura  qu'il  ne  cesserait 
jamais  de  s'intéresser  à  lui;  mais,  avant  de  se  rendre  à  la  nécessité 
de  le  voir  partir  pour  longtemps,  peut-être  pour  toujours,  car  la 
vie  de  voyages  est  pleine  de  dangers,  il  exigea  que  l'enfant  lui 
ouvrît  tout  à  fait  son  cœur.  Il  lui  supposait  quelque  arrière-pensée, 
et  ne  comprenait  pas  du  tout  son  amour  pour  la  solitude. 

—  Eh  bien  !  répondit  Clopinet,  je  vais  tout  vous  dire,  au  risque 
de  vous  paraître  idiot  ou  fou.  J'aime  les  oiseaux,  entendons-nous, 
les  oiseaux  vivans,  et  il  me  faut  vivre  avec  eux  ;  j'aime  bien  à  les 
voir  en  peinture,  car  la  peinture  donne  une  idée  de  la  vie,  et  il  me 
semble  qu'un  jour  je  pourrais  devenir  capable  de  représenter  par 
le  dessin  et  la  couleur  les  êtres  que  j'aurai  eu  le  temps  de  bien 
voir  et  de  bien  comprendre  ;  mais  l'empaillage  m'est  devenu  odieux. 
Vivre  au  milieu  de  ces  cadavres,  disséquer  ces  tristes  chairs  mortes, 
faire  le  métier  d'embaumeur,  je  ne  peux  plus,  il  me  semble  que  je 
bois  la  mort  et  que  je  me  momifie  moi-même.  Vous  admirez  la 
belle  tournure  et  le  lustre  que  je  sais  donner  à  ces  oiseaux.  Pour 
moi,  ce  sont  des  spectres  qui  me  poursuivent  dans  mes  rêves  et 
me  redemandent  la  vie  que  je  ne  puis  leur  donner,  et  quand  je  passe 
le  soir  dans  la  galerie  vitrée,  il  me  semble  les  entendre  frapper  le 
verre  de  leurs  becs  pour  me  réclamer  la  liberté  de  leurs  ailes,  que 
j'ai  liées  avec  mes  fils  de  fer  et  de  laiton  ;  enfin  ces  fantômes  me 
font  horreur,  et  je  me  fais  horreur  à  moi-même  de  les  créer.  Je 
n'ai  pourtant  pas  à  me  reprocher  leur  mort,  car  je  n'ai  jamais  tué 
qu'un  oiseau,  un  seul,  pour  le  manger,  pressé  que  j'étais  par  la 
faim.  Je  ne  me  le  suis  jamais  pardonné,  et  j'ai  juré  de  n'en  pas 
tuer  un  second;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  je  vis  de  la 

TOME  cil.  —  1872.  60 


946  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mort  de  tous  ceux  que  je  prépare,  et  cette  idée  me  trouble  et  me 
poursuit  comme  un  remords .  Et  puis, ...  et  puis. . .  il  y  a  encore  autre 
chose  que  je  n'ose  pas,  que  je  ne  saurais  peut-être  pas  vous  dire. 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a  encore?  demanda  le  baron;  il  faut  me  dire 
tout  comme  à  ton  meilleur  ami. 

—  Eh  bien  !  repartit  Clopinet,  il  y  a  sur  la  mer  et  sur  ses  ri- 
vages des  voix  qui  me  parlent  et  que  personne  autre  que  moi  ne 
sait  entendre.  On  croit  et  on  dit  que  les  oiseaux  font  entendre  des 
cris  d'amour  ou  de  peur,  de  colère  ou  d'inquiétude,  qui  ne  s'adres- 
sent jamais  aux  êtres  d'une  autre  espèce,  et  que  les  hommes  n'ont 
pas  besoin  de  comprendre.  C'est  possible;  mais  comme  il  y  en  a 
que  je  comprends  et  qui  me  disent  ce  que  je  dois  faire  quand  j'hé- 
site devant  mon  devoir,  je  pense  qu'il  y  a  autour  de  nous  de  bons 
génies  qui  prennent  à  nos  yeux  certaines  formes  et  empruntent 
certaines  voix  pour  nous  montrer  leur  amitié  et  nous  bien  conduire. 
Je  ne  prétends  pas  qu'ils  fassent  des  miracles,  mais  ils  nous  en  font 
faire  en  changeant,  par  leurs  bonnes  inspirations,  nos  instincts 
d'égoïsme  et  de  lâcheté  en  élans  de  courage  et  de  dévoûment.  Gela 
vous  étonne,  n^on  cher  patron,  et  pourtant  je  vous  ai  quelquefois 
entendu  dire  en  beau  langage  que,  dans  l'étude  de  la  science,  la 
nature  nous  parlait  par  toutes  ses  voix,  qu'elle  nous  détachait  ainsi 
de  l'ambition  et  de  la  vanité,  enfin  qu'elle  nous  conservait  purs  et 
pous  rendait  meilleurs.  J'ai  bu  vos  paroles,  et  ces  voix  de  la  na- 
ture, je  les  ai  entendues.  Je  me  suis  enivré  de  leur  magie,  je  ne 
puis  vivre  sans  les  écouter.  Elles  ne  me  parlent  point  ici;  laissez-moi 
partir.  Elles  me  commanderont  certainement  de  revenir  vous  ap- 
porter le  résultat  de  mes  découvertes,  comme  déjà  elles  m'ont 
commandé  d'aller  faire  soumission  à  mes  parens,  et  je  reviendrai; 
mais  laissez-moi  les  suivre,  car  en  ce  moment  elles  m'appellent, 
et  veulent  que  je  devienne  un  vrai  savant,  c'est-à-dire  un  véritable 
élève  de  la  nature. 

Le  baron  jugea  que  Clopinet  était  jusqu'à  un  certain  point  dans 
le  vrai,  mais  qu'il  avait  l'imagination  malade  et  qu'il  fallait  le  lais- 
ser se  distraire  par  le  mouvement  des  voyages.  Il  s'occupa  avec 
lui  de  tout  ce  qui  pouvait  lui  faciliter  une  traversée,  et,  l'ayant 
bien  muni  d'argent,  d'effets  et  d'instrumens,  il  l'embarqua  sur 
un  de  ces  gros  bateaux  qui,  deux  ou  trois  fois  par  an,  font  en- 
core le  voyage  de  Dives  à  Ronfleur.  Là,  Clopinet  s'embarqua  lui- 
même  pour  l'Angleterre,  d'où  il  passa  en  Ecosse,  en  Irlande  et  dans 
les  autres  îles  environnantes.  Libre  et  heureux  dans  les  sites  les 
plus  sauvages,  étudiant  tout  et  se  rendant  compte  de  toutes  choses 
par  lui-même,  il  songea  au  retour  et  revint  au  bout  d'un  an,  rap- 
portant au  baron  un  trésor  d'observations  nouvelles  qui  contredi- 


LES    AILES    DE    COUBAGE.  9A7 

saient  souvent  les  affirmations  des  naturalistes,  mais  qui  n'en  étaient 
pas  moins  aussi  vraies  qu'ingénieuses. 

L'année  suivante,  après  avoir  passé  quelques  semaines  dans  sa 
famille  et  chez  ses  amis,  Glopinet  s'en  alla  en  Suisse,  en  Allemagne 
et  jusque  dans  les  provinces  polonaises,  russes  et  turques.  Plus 
tard,  il  visita  le  nord  de  la  Russie  et  une  partie  de  l'Asie,  achetant 
partout  les  oiseaux  que  les  gens  du  pays  tuaient  à  la  chasse,  et  les 
momifiant  pour  les  envoyer  au  baron,  dont  la  collection  devint  une 
des  plus  belles  de  France;  mais  Glopinet  se  tint  à  lui-même  la  pa- 
role qu'il  s'était  donnée  de  ne  rien  tuer  et  de  ne  rien  faire  tuer  pour 
son  service.  C'était  sa  manie,  et  la  science  y  perdit  peut-être  quel- 
ques échantillons  précieux  qu'avec  moins  de  scrupule  il  eût  pu  se 
procurer.  En  revanche,  il  l'enrichit  de  tant  de  documens  justes  et 
nouveaux  qui  redressaient  des  erreurs  longtemps  consacrées,  que 
le  baron  n'eut  point  à  se  plaindre.  Il  se  fit  longtemps  honneur  de 
toutes  les  découvertes  de  son  relève,  et  publia  ses  notes  sous  forme 
d'ouvrages  scientifiques  où  il  oublia  de  le  nommer.  Glopinet  n'y 
trouva  point  à  redire,  n'ayant  aucune  ambition  personnelle  et  se 
trouvant  parfaitement  heureux  de  satisfaire  sa  passion  pour  la  na- 
ture. Le  baron,  parvenu  à  une  certaine  réputation,  ce  qui  avait  été 
le  but  de  toutes  ses  dépenses  et  de  toutes  ses  commandes,  ne  fut 
pourtant  pas  ingrat  envers  Glopinet  :  il  mourut  en  l'instituant  son 
légataire  universel.  Ses  neveux  intentèrent  un  grand  pro::ès  à  ce 
misérable  petit  cuistre,  qui  avait  capté,  selon  eux,  la  faveur  du 
défunt  :  le  testament  était  en  bonne  forme,  et  G'opinet  eût  peut- 
être  emporté  gain  de  cause;  mais  il  n'aimait  pas  les  querelles,  et 
il  accepta  la  première  transaction  qui  lui  fut  oifer'e.  On  lui  laissa 
le  m.anoir  et  le  musée,  ave-c  assez  de  terre  pour  y  vivre  modeste- 
ment et  pouvoir  voyager  avec  économie. 

Il  se  tint  pour  privilégié  de  la  fortune  et  de  la  destinée.  Il  put 
faire  le  tour  du  monde  pendant  que  sa  famille  et  celle  de  son  oncle 
Laquille  habitaient  son  château,  où  il  revint  de  temps  en  temps 
pour  entretenir  avec  un  soin  pieux  la  collection  de  son  bienfaiteur. 
Il  vieillit  dans  ce  mouvement  perpétuel,  disparaissant  des  années 
entières  sans  donner  de  ses  nouvelles,  car  il  faisait  da  longues  sta- 
tions dans  des  endroits  si  sauvages,  qu'il  lui  était  impossible  de 
correspondre  avec  personne.  Il  revenait  toujours  doux,  tranquille, 
facile  à  vivre,  obligeant  et  généreux  au-delà  de  ses  moyens.  Des 
naturalistes  qui  l'avaient  rencontré  dans  ses  lointaines  excursions, 
entre  autres  M.  Levaillant,  racontèrent  de  lui  des  traits  d'une 
grande  bonté  et  d'un  courage  extraordinaire;  cependant,  comme  il 
n'en  parla  jamais  lui-même,  on  ne  sut  pas  bien  si  cela  était  arrivé. 

Il  vécut  longtemps  sans  infirmités,  mais  une  fatigue  excessive  et 


9ii8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  froid  qu'il  éprouva  en  étudiant  les  mœurs  de  Teider  en  Laponie 
le  rendirent  boiteux  comme  il  l'avait  été  dans  son  enfance.  Habitué 
à  un  grand  exercice  et  ne  pouvant  plus  s'y  livrer,  il  songea  qu'il 
n'avait  plus  beaucoup  d'années  à  vivre,  et  s'occupa  d'envoyer  à 
divers  musées  les  oiseaux  de  sa  collection  et  une  foule  de  notes 
anonymes  que  les  savans  estimèrent  beaucoup  sans  savoir  d'où  elles 
leur  venaient. 

Autant  la  plupart  des  autres  aiment  à  se  produire  et  à  faire 
parler  d'eux,  autant  Clopinet  aimait  à  se  cacher.  Il  ne  pouvait 
pourtant  pas  s'empêcher  d'être  aimé  et  respecté  par  les  gens  du 
pays,  qui  l'appelaient  M.  le  baron,  et  se  seraient  jetés  à  la  mer 
seulement  pour  lui  faire  plaisir.  Il  fut  donc  très  heureux,  occupa 
ses  derniers. loisirs  à  faire  d'excellens  dessins  qui  furent  vendus 
cher  et  fort  admirés  après  sa  mort.  Quand  il  se  sentit  près  de  sa 
fin,  affaibli  et  comme  averti,  il  voulut  revoir  la  grande  falaise.  Il 
n'était  pas  très  vieux,  et  sa  famille  n'avait  pas  d'inquiétude  réelle 
sur  son  compte.  Ses  fidèles  amis,  le  pharmacien  et  le  curé,  étaient 
beaucoup  plus  âgés  que  lui,  mais  ils  étaient  encore  verts,  et  ils  lui 
offrirent  de  l'accompagner.  Il  les  remercia  en  priant  qu'on  le  lais- 
sât seul.  Il  promettait  de  ne  pas  aller  loin  sur  la  plage,  on  connais- 
sait son  goût  pour  la  solitude,  on  ne  voulut  pas  le  gêner. 

Le  soir  venu,  comme  il  ne  rentrait  pas,  ses  frères,  ses  neveux  et 
ses  amis  s'inquiétèrent.  Ils  partirent  avec  des  torches,  le  curé  et  le 
pharmacien  suivirent  François  du  mieux  qu'ils  purent.  On  chercha 
toute  la  nuit,  on  explora  la  côte  tout  le  lendemain,  et  on  s'informa 
tous  les  jours  suivans.  Les  dunes  furent  muettes,  la  mer  ne  rejeta 
aucun  cadavre.  Une  vieille  femme  qui  péchait  des  crevettes  sur  la 
grève  au  lever  du  jour  assura  qu'elle  avait  vu  passer  un  grand 
oiseau  de  mer  dont  elîe  n'avait  jamais  vu  le  pareil  auparavant,  et 
qu'en  rasant  presque  sa  coiffure,  cet  oiseau  étrange  lui  avait  crié 
avec  la  voix  de  M.  le  baron  :  —  Adieu,  bonnes  gens!  ne  soyez  point 
en  peine  de  moi,  j'ai  retrouvé  mes  ailes. 

George  Sand. 


LES   RÉGÉNÉRATIONS 


ET 


LES  GREFFES  ANIMALES 


D  APRÈS  LES  DERNIERES  EXPERIENCES  PHYSIOLOGIQUES 


I.  De  la  Greffe  dermo-épidermique,  par  le  Dr  Bercaru,  18"2.  —  II.  Des  Greffes  épidermiqucs, 
par  le  Df  Coirat,  1871.  —  III.  De  la  Régénération  du  cristallin,  par  le  D^  Milliot,  1871. 
—  IV.  De  t'Ëvidement  sous-périosté  des  os,  par  M.  Sédillot,  1869.  —  V.  Ontologie  physio- 
logique, par  M.  Durand  (de  Gros),  1871.  —  "VI.  De  la  Physiologie  générale,  par  M.  Claude 
Bernard,  1872.  —  VII.  Des  Greffes  animales,  par  le  Dr  Mathias  Duval,  novembre  1873. 


Les  recherches  scientifiques  entreprises  avec  la  méthode  expéri- 
mentale sont  généralement  de  nature  soit  à  perfectionner  la  con- 
ception doctrinale  du  monde,  soit  à  provoquer  d'utiles  applications 
dans  le  domaine  des  arts  et  de  l'industrie.  Quelquefois  elles  réu- 
nissent ces  deux  avantages.  La  question  toute  récente  des  régéné- 
rations et  des  greffes  animales  offre  au  plus  haut  point  ce  double 
ntérêt.  Elle  éclaire  les  théories  physiologiques,  elle  fournit  des 
ressources  nouvelles  à  la  pratique  médicale;  mais  elle  a  encore  un 
autre  caractère  singulièrement  remarquable,  c'est  que  les  résultats 
déterminés  qu'elle  nous  procure  concourent  à  la  fois  à  vérifier  les 
intuitions  les  plus  hardies  du  génie  philosophique  d'autrefois,  et  à 
justifier  les  espérances  les  plus  audacieuses  des  naturalistes  qui 
croient  à  la  toute-puissance  de  l'homme  dans  l'avenir.  C'est  ce  que 
nous  nous  proposons  de  montrer  succinctement. 


950  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


I. 


On  ne  connaissait  guère  au  commencement  du  xviii^  siècle,  en 
fait  de  reproduction  d'organes  chez  les  animaux,  que  l'exemple  de 
la  queue  du  lézard,  qui  repousse  lorsqu'elle  a  été  coupéa.  Du  moins 
les  savans  n'en  connaissaient  pas  d'autres,  ou  plutôt  ils  niaient,  ils 
mettaient  au  nombre  des  fables  les  assertions  des  pêcheurs  concer- 
nant la  régénération  des  membres  des  écrevisses,  des  homards,  etc. 
Réaumur  résolut  en  1712  de  contrôler  C3s  fables,  et  entreprit  des 
expériences.  «  Ayant  eu  occasion,  dit- il,  d'examiner  des  côLes  de  la 
mer,  qui  sont  remplies  d'une  infinité  de  crabes,  animaux  qui  tien- 
nent quelque  chose  du  genre  des  écrevisses,  je  ne  pus  m'empêcher 
de  soupçonner  que  les  savans  avaient  tort  ici,  et  que  le  peuple  avait 
raison.  »  Réaumur  prit  des  homards,  des  crabes,  leur  enleva  un  ou 
plusieurs  membres,  et  renferma  1  s  animaux  ainsi  mutilés  dans  des 
réservoirs  en  communication  avec  l'eau  de  la  mer.  —  Au  bout  de 
quelques  mois,  il  vit,  non  sans  surprise,  que  de  nouvelles  jambes 
occupaient  la  place  de  celles  qui  avaient  été  enlevées.  Il  répéta  ses 
observations  sur  des  écrevisses,  et  décriviî,  avec  l'exactitude  qui  l'a 
rendu  célèbre,  le  mécanisme  de  ces  régénérations. 

Trente  ans  plus  tard,  Abi'aham  Tremb'ey,  se  promenant  à  La 
Haye  autour  d'in  lac,  y  aperçut  de  petits  filamens  verts  munis 
d'appendices  et  semblables  à  des  végétaux.  Pour  savoir  s'il  avait 
affaire  en  effet  à  des  plantes,  il  en  coupa  un  en  plusieurs  morceaux. 
Les  parties  séparées  reproduisirent,  bientôt  chacune  un  individu 
complet,  et  ces  individus  se  mouvaient,  changeaient  de  place,  sai- 
sissaient avec  leurs  bras  des  insectes  pour  les  introduire  dans  leur 
cavité  digestive.  C'étaient  des  polypes  d'eau  douce,  de  véritables 
animaux.  Trembîey  reconnut  qu'en  coupant  un  de  ces  polypes  en 
deux,  la  tête  reproduit  la  queue,  et  la  queue  reproduit  la  tête.  Il  en 
coupa  deux  longitudinalement  et  les  greffa;  au  lieu  d'un  polype  à 
huit  bras,  il  en  eut  un  à  seize.  Charles  Bonnet  répéta,  peu  de  temps 
après,  l 'S  expériences  de  Trembîey  sur  la  reproductioa  du  polype, 
et  en  fit  de  nouvelles  sur  un  ver  d'eau  douce  qu'on  appelle  naïade. 
Il  observa  qu^  ce  ver  régénère,  comme  le  polype,  celles  de  ses  par- 
ties qui  ont  été  enlevées.  Il  fit  des  essais  semblables  sur  le  ver  de 
terre,  et  à  son  grand  étonnement  il  trouva  que  cet  animal  si  com- 
pliqué, qui  a  tant  d'anneaux,  et  h  chaque  anneau  des  organes  dé- 
licats de  locomotion,  qui  a  des  appareils  de  digestion,  de  généra- 
tion, etc.,  possédait  aussi  la  faculté  de  reproduction.  Si  on  lui 
enlève  des  tronçons  considérables  du  corps,  soit  du  côté  de  la  tête, 
soit  du  côté  de  la  queue,  ces  fragmens  se  régénèrent  en  p^u  de 


LFS    GREFFES   ANIMALES.  951 

temps.  Bonnet  vit  ainsi  un  ver  repousser  successivement  douze  têtes. 
—  Spallanzani,  presque  à  la  même  époque,  alla  plus  loin  que  le 
célèbre  naturaliste  de  Genève.  Il  coupa  les  cornes  et  même  une 
partie  de  la  tête  du  limaçon  à  coquille  et  les  vit  se  reproduire;  il 
coupa  les  pattes  et  la  queue  de  la  salamandre  aquati([ue,  et  en  ob- 
serva pareillement  la  reproduction.  Ce  dernier  fait,  plus  extraor- 
dinaire que  tous  les  précédens,  excita  la  surprise  générale.  En  effet, 
la  patte  et  la  queue  de  la  salamandre  renferment  des  os,  des  nerfs, 
des  muscles,  dont  la  régénération  paraissait  impossible.  On  avait 
bien  vu  renaître  la  queue  enlevée  du  lézard  terrestre,  mais  sans 
vertèbres  osseuses.  La  queue  de  la  salamandre  au  contraire  repous- 
sait avec  toute  sa  charpente  osseuse,  et  dans  ses  dimensions  primi- 
tives. L'infatigable  expérimentateur  italien  fit  voir  aussi  (ju'on  peut 
recouper  plusieurs  fois  les  jambes  et  les  queues  des  salamandres, 
et  reproduire  aussi  à  maintes  reprises  le  même  organe  avec  la  même 
vitalité. 

Ces  expériences  mémorables  de  Réaumur,  Trembley,  Bonnet, 
Spallanzani,  sur  la  régénération  des  animaux,  dont  Leibniz  avait 
depuis  longtemps  pressenti  les  résultats,  firent  une  impression  pro- 
fonde sur  l'esprit  de  Buffon.  11  n'y  vit  pas  seulement  des  faits  très 
curieux  pour  l'histoire  naturelle,  il  pensa,  comme  Bonnet,  qu'elles 
confirmaient  des  conceptions  d'un  ordre  très  élevé.  11  y  trouva  une 
merveilleuse  démonstration  de  cette  idée  de  Leibniz,  que  les  êtres 
animés  sont  composés  d'une  infinité  de  petites  parties  plus  ou  moins 
semblables  à  eux-mêmes,  c'est-à-dire  que  la  vie  rét^ide  non  pas 
dans  le  tout,  mais  dans  chacun  de  ses  élémens  invisibles,  ou  en- 
core, pour  employer  une  expression  de  Bordeu,  que  la  vie  générale 
n'est,  que  la  somme  d'une  multitude  de  vies  particulières.  C'est  une 
grande  époque  dans  l'histoire  des  sciences  que  celle  où  l'observa- 
tion, vérifiant  les  intuitions  du  génie,  démontra  par  de  si  surpre- 
nans  spectacles  cette  composition  de  l'individu  organisé  telle  que 
chacune  des  molécules  vivantes  qui  le  constituent  a  en  soi  un  prin- 
cipe d'activité  et  de  développement  individuel.  Quelque  rectifica- 
tion qu'il  faille  apporter  à  la  manière  dont  Buffon  et  Bonnet,  après 
Leibniz,  ont  développé  cette  doctrine,  elle  reste  dans  sa  teneur  es- 
seniielle  le  point  de  départ  d'une  évolution  féconde  pour  la  biologie 
et  l'expression  vraie  de  la  réalité. 

Les  expériences  qu'on  vient  de  citer  ont  été  souvent  répétées  et 
ingénieusement  variées  par  les  naturalistes.  Des  petits  vers  d'eau 
douce,  auxquels  on  a  donné  le  nom  de  planaires,  ont  fait  l'objet 
des  études  de  plusieurs  savans,  entre  autres  de  Draparnaud,  de 
Moqn in- Tandon  et  de  Dugès.  Ce  dernier  partagea,  soit  en  travers, 
soit  longitudinalement,  de  nombreux  individus  des  plus  grandes 


-^52  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

•espèces,  et  il  vit,  en  douze  ou  quinze  jours  en  hiver,  en  quatre  ou 
cinq  jours  en  été,  chaque  tronçon  se  compléter,  la  tête  engendrer 
un  suçoir  et  une  queue,  celle-ci  engendrer  une  tête  et  un  suçoir,  et 
le  tronc  du  milieu  tantôt  conserver,  tantôt  perdre  son  suçoir  pour 
le  reformer,  ainsi  qu'une  tête  et  une  queue.  Aussitôt  après  la  divi- 
sion, la  blessure  se  resserre,  le  pourtour  s'arrondit  en  bourrelet,  le 
centre  montre  cependant  la  pulpe  à  nu,  et  c'est  sur  ce  centre  qu'ap- 
paraissent les  premiers  linéamens  des  parties  régénérées.  Un  indi- 
vidu partagé  donne  ainsi  naissance  à  plusieurs  autres,  dont  la 
taille,  d'abord  proportionnelle  à  la  dimension  du  tronçon,  ne  tarde 
pas  à  égaler  celle  de  l'individu  primitif.  Plus  récemment,  M.  Vul- 
pian  a  amputé  la  queue  d'un  têtard  de  grenouille  encore  contenu 
dans  l'œuf,  et  l'a  placée  dans  l'eau.  Cet  embryon  de  queue  y  a  vécu, 
et  s'y  est  développé  en  suivant  toutes  les  phases  de  son  existence 
embryonnaire.  Arrivé  à  l'état  de  parfaite  organisation,  il  a  cessé  de 
vivre.  Il  n'y  a  pas  longtemps,  M.  Philippeaux  a  constaté  une  com- 
plète régénération  de  la  rate  chez  des  animaux  auxquels  on  avait 
enlevé  cet  organe. 

M.  Charles  Legros,  qui  a  entrepris  dans  ces  dernières  années 
beaucoup  d'expériences  intéressantes  sur  les  régénérations,  a  dé- 
couvert que  le  temps  joue  un  grand  rôle  dans  ces  phénomènes.  La 
queue  des  lézards  se  reproduit  rapidement  quant  à  sa  forme  exté- 
rieure :  en  deux  ou  trois  mois,  l'organe  amputé  reparaît  avec  sa 
longueur  et  son  volume  habituels  ;  seulement  l'intérieur  ne  res- 
semble pas  à  celui  des  queues  normales,  il  renferme  des  nerfs,  des 
muscles  et  des  vaisseaux,  mais  point  de  vertèbres.  Cette  texture 
persiste  pendant  longtemps,  et  les  naturalistes  en  avaient  conclu 
que  les  os  de  la  queue  du  lézard  ne  se  régénèrent  point.  M.  Legros 
a  suivi  les  progrès  du  développement  intérieur  de  cet  organe  pen- 
dant plusieurs  années,  et  il  y  a  observé,  au  bout  de  deux  ans,  l'ap- 
parition de  vertèbres.  Ce  savant  opérait  sur  des  lézards  verts.  La 
queue  régénérée  restait  grise  pendant  très  longtemps,  et  ne  prenait  la 
couleur  du  reste  du  corps  qu'au  commencement  de  la  troisième  an- 
née. Une  autre  fois,  M.  Legros  coupa  au  début  de  l'hiver  la  queue 
d'un  loir.  La  plaie  forma  une  sorte  de  bourrelet  qui  s'allongea,  se 
couvrit  de  poils,  et  atteignit  à  peu  près  la  longueur  de  la  queue 
ancienne,  qu'il  dépassait  en  grosseur.  Malheureusement  l'hiberna- 
ticn  de  l'animal  fut  incomplète,  il  se  réveillait  souvent,  et  mourut 
au  bout  de  trois  mois.  La  régénération  des  parties  intérieures  de 
l'organe  n'avait  pu  se  faire  complètement. 

A  ces  observations  récentes ,  il  faut  joindre  celles  qu'a  faites  tout 
dernièrement  M.  Chantran  siir  l'écrevisse.  Cet  habile  et  patient  ob- 
servateur, auquel  l'Académie  des  Sciences  a  décerné  il  y  a  quelques 


LES   GREFFES   ANIMALES.  953 

semaines  une  de  ses  couronnes  les  plus  enviées  (I),  a  reconnu 
que  chez  l'écrevisse  les  antennes  repoussent  pendant  le  temps  qui 
sépare  une  mue  de  la  suivante,  c'est-à-dire  pendant  un  temps  qui 
varie  de  six  semaines  à  six  mois,  selon  l'âge  de  l'écrevisse.  Les 
pattes  et  les  lamelles  de  la  queue  se  régénèrent  aussi,  mais  beau- 
coup plus  lentement.  La  reproduction  est  d'autant  plus  longue  que 
l'animal  est  moins  jeune.  Chez  les  écrevisses  âgées  de  moins  d'un 
an,  tous  les  membres  enlevés  se  reforment  en  soixante-dix  jours 
environ.  Chez  les  adultes  mâles,  la  régénération  complète  exige  de 
dix-huit  mois  à  deux  ans  et  chez  les  femelles  de  trois  à  quatre  ans. 
Enfin  M.  Chantran  a  découvert  l'année  dernière  un  phénomène  bien 
autrement  singulier.  Il  a  constaté  que  les  yeux  de  l'écrevisse  se 
régénèrent  lorsqu'on  les  enlève,  et  que  parfois  à  la  place  d'un  œiî 
arraché  il  en  repousse  deux. 

Yoilà  ce  que  l'expérience  a  établi  concernant  la  reproduction  des 
m.embres  et  des  organes  chez  les  animaux.  Il  faut  examiner  main- 
tenant comment  se  régénèrent  les  tissus.  Tous  les  tissus  qui  ont  été 
détruits  chez  l'adulte,  — peau,  nerfs,  muscles,  os,  —  sont  suscep- 
tibles de  se  régénérer,  et  ils  se  régénèrent  en  parcourant  une  série 
de  phases  identiques  à  celles  de  leur  développement  embryonnaire, 
de  leur  génération  proprement  dite.  C'est  la  même  force  qui  les  a 
fait  naître  et  qui  les  reproduit.  Dans  tous  les  cas,  les  élémens  du 
nouveau  tissu  se  produisent  exactement  comme  ceux  de  l'ancien, 
et  ces  phénomènes,  nullement  extraordinaires  ou  exceptionnels,  at- 
testent une  fois  de  plus  l'unité  et  la  simplicité  des  mécanismes  phy- 
siologiques. 

L'épiderme  se  régénère  avec  la  plus  grande  facilité..  Il  repousse 
comme  les  cheveux  et  comme  les  ongles.  C'est  le  même  tissu.  Le 
cristallin  de  l'œil,  qu'on  peut  rapprocher  de  la  substance  épider- 
mique,  se  reproduit  aussi  lorsqu'il  a  été  enlevé.  C'est  ce  qui  résulte 
du  moins  des  expériences  très  nombreuses  de  M.  Milliot  exécutées 
sur  des  chiens  et  des  lapins.  Ce  physiologiste  a  observé  constam- 
ment qu'en  pratiquant  sur  ces  animaux  i'ablation  de  cette  lentille- 
biconvexe  qui  est  un  des  principaux  organes  de  l'appareil  visuel, 
elle  était  rétablie  au  bout  de  quelques  mois,  La  maladie  connue 
sous  le  nom  de  cataracte  consiste  en  ce  que  le  cris.tallin  perd  sa 
transparence  et  devient  opaque,  de  telle  sorte  que  les  rayons  lumi- 
neux ne  le  traversent  plus.  Il  n'y  a  de  remède  à  cette  affection  de 
l'œil  que  l'opération  dite  de  la  cataracte,  laquelle  consiste  à  enlever 
le  cristallin.  L'œil  ainsi  opéré  ne  recouvre  pas  la  netteté  de  la  vision 


(1)  Dans  sa  séance  du  ij  aovciu'jre  dci-uier,  l'Acaiéaiie  a  décerné  à  M.   Cliantraa 
le  prix  de  pliysiologie  cxpérimeutale  pour  ses  recherches  sur  l'écrevisse. 


954  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

normale,  mais  il  peut  percevoir  la  lumière  et  les  objets  extérieurs 
beaucoup  mieux  qu'avec  son  cristallin  impénétrable  aux  rayons  vi- 
suels. Le  cristallin  enlevé  en  pareil  cas  chez  l'homme  ne  se  régé- 
nère point;  mais,  en  poursuivant  des  recherches  du  genre  de  celles 
de  M.  Milliot,  on  peut  espérer  de  découvrir  les  conditions  d'une 
semblable  reproduction  qui  serait  extrêmement  précieuse  à  la  chi- 
rurgie. —  La  régénération  de  la  peau  s'observe  dans  toutes  les  ci- 
catrices oi'dinaires.  Le  tissu  cicatriciel  est  formé  des  élémens  ana- 
tomiques  ordinaires  qui  constituent  le  derme,  c'est-à-dire  surtout 
de  fibres  lamineuses  et  élastiques.  Les  vaisseaux  rompus  ou  dé- 
chirés, les  tendons  coupés  réparent  également  avec  la  plus  grande 
facilité  les  pertes  de  substance  qu'ils  ont  éprouvées.  Bref,  il  y  a  dans 
tous  ces  orgmes  une  tendance  constatée  par  les  chirurgiens  de  tous 
les  temps  à  la  régénération,  une  force  plastique  et  rayonnante  qui 
s'exprime  par  une  élaboration  continuelle  de  blastème,  au  sein  du- 
quel naissent  de  nouveaux  élémens  anatomiques  pour  combler  les 
vides. 

La  régénération  des  nerfs  a  été  observée  pour  la  première  fois 
par  Michaelis,  Gruikshank,  Monro  et  Haighton  à  la  fin  du  siècle  der- 
nier. Blchat  en  donna,  dès  1801,  une  théorie  complète,  d'une  ad- 
mirable netteté.  Quand  la  continuité  d'un  nerf  a  été  interrompue, 
la  portion  enlevée  peut  se  régénérer  au  bout  d'un  certain  temps. 
Lorsqu'on  excise,  sur  le  nerf  sciatique  par  exemple,  un  segment 
long  de  1  centimètre,  on  observe  d'abord  une  "altération  de  la  sub- 
stance nerveuse  dans  les  bouts  résultant  de  la  section;  puis,  six 
semaines  ou  deux  mois  après  l'opération,  on  voit  partir  de  l'ex- 
trémité d'un  des  bouts  un  faisceau  grisâtre  qui  se  dirige  vers  le 
bout  opposé  et  s'y  réunit  bientôt.  Ce  faisceau  est  composé  de 
tissu  lamineux  et  de  tubes  nerveux  plus  grêles  que  les  tubes  nor- 
maux; mais  peu  à  peu  il  grossit,  il  devient  plus  blanc,  les  fibres 
se  perfectionnent,  et  après  un  intervalle  de  quatre  à  six  mois,  on 
a  un  cordon  nerveux  de  nouvelle  formation.  Un  tel  cordon  se  régé- 
nère, mê.ne  lorsqu'on  a  enlevé  une  portion  de  nerf  de  (5  centimètres 
de  longueur.  En  même  temps  que  la  matière  nerveuse  se  répare, 
on  observe  le  réiablissement  progressif  de  ses  fonctions  sensitives, 
motrices  ou  mixf.es.  MM.  Yulpian  et  Philippeaux,  qui  ont  spéciale- 
ment étudié  cette  question,  ont  reconnu  que  les  nerfs  séparés 
définitivement  des  centres  nerveux  peuvent,  après  une  période 
d'altéraiion,  recouvrer  aussi  leur  structure  et  leurs  propriétés  nor- 
males; mais  l'expérience  la  plus  instructive  de  ces  physiologistes 
consiste  à  souder  ensemble  les  bouts  de  deux  nerfs  de  fonctions 
très  différentes,  par  exemple  le  nerf  moteur  de  la  langue  avec  le 
nerf  pneumogastrique,  et  à  réaliser  la  communication  aiiatomique 


LES    GREFFES    ANIMALES.  955 

et  la  connexion  physiologique  de  deux  cordons  qui,  dans  l'état  or- 
dinaire, n'ont  ensemble  aucun  rapport. 

C'est  en  1867  que  M.  Legros  découvrit  la  régénération  du  carti- 
lage, qui  jusqu'alors  avait  été  considérée  comme  impossible.  Il  fit 
ses  observations  sur  des  chiens  et  sur  des  lapins  dont  il  avait  lar- 
gement sectionné  le  tissu  cartil.igineux,  et  au  bout  de  deux  mois 
environ  il  observa  une  régénération  complète  de  ce  tissu.  C'est  le 
même  physiologiste  qui  a  constaté  pour  la  première  fois  la  repro- 
duction du  tissu  musculaire  lisse,  c'est-à-dire  di  celui  qui  est 
l'organe  des  mouvemens  involontaires,  tels  que  ceux  de  l'intestin. 
Restait  à  savoir,  pour  épuiser  la  liste  des  tissus  organiques,  si  les 
fibres  musculaires  de  la  vie  animale  peuvent  réparer,  au  moyen  de 
fibres  identiques,  les  pertes  de  substance  qu'elles  ont  éprouvées. 
C'est  à  quoi  M.  Dubrueil  put  répondre  affîimativement  l'année  sui- 
vante. 11  coupa  sur  des  cochons  d'Inde  certains  muscles  par  le 
milieu,  et  plusieurs  mois  après  il  vit,  en  examinant  l'organe,  la 
complète  réunion  des  parties  sépaiées,  il  reconnut  que  la  solution 
de  continuité  était  comblée  par  une  production  nouvelle  de  tissu 
musculaire.  —  Ainsi  tous  les  tissus  de  l'économie  animale  peuvent 
se  régénérer  chez  l'adulte,  et  ces  régénérations  sont  des  opérations 
constamment  identiques  à  celles  qui  ont  pour  résultat  la  formation 
première  et  le  développement  des  mêmes  tissus  dans  l'embryon  ou 
le  jeune  animal. 

La  connaissance  des  faits  de  régénération  a  élé,  pour  la  pratique 
de  l'art,  la  source  d'inventions  et  de  procédés  opératoires  plus  ou 
moins  remarquables,  dont  quelques-uns  sont  encore  aujourd'hui  à 
l'étude.  Ceux  qui  concernent  la  reproduction  du  tissu  osseux  ont 
particulièrement  intéressé  le  public  dans  ces  dernières  années.  On 
a  su  de  tout  temps  que,  lorsqu'un  os  est  brisé,  la  solution  de  con- 
tinuité y  est  comblée,  au  bout  d'un  certain  temps,  par  une  portion 
osseuse  de  nouvelle  formation,  par  une  véritable  cicatrice  osseuse, 
le  .^at.  Ce  n'est  que  vers  le  milieu  du  siècle  dernier  qu'un  physiolo- 
giste français,  Duhaniel,  et  après  lui  un  médecin  napolitain  établi 
à  Paris,  Troja,  examinant  de  près  le  phénomène  du  cal,  en  décou- 
vrirent le  mécanisme  physiologique.  Ils  crurent  s'apercevoir  que  le 
principal  agent  de  l'élaboration  osseuse  est  une  gaîne  mince  et 
fibreuse,  appliquée  et  adhérant  fortement  tout  autour  des  os,  la 
membrane  qu'on  appelle  le  périoste  (1).  Leurs  expériences  ne  fu- 
rent ni  assez  multipliées  ni  assez  saisissantes  pour  révéler  aux  chi- 
rurgiens le  parti  qu'on  pouvait  tirer  de  la  connaissance  du  rôle  os- 

(1)  Les  os  peuvent  être  considérés  comme  formés  de  trois  couches  concentriques, 
engaîoées  les  unes  dans  les  autres,  —  à  l'intérieur  la  moeUe,  puis  la  substance  osseuse 
proprement  dite,  laquelle  est  recouverte  par  le  périoste. 


956  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sificateur  propre  au  périoste.  L'attention  des  praticiens  ne  commença 
d'être  attirée  sur  ce  point  que  plus  tard,  vers  1830,  par  les  travaux 
d'un  professeur  de  Wûrzbourg,  Bèrnhard  Heine.  Celui-ci  enleva  sur 
des  animaux  vivans  des  portions  d'os  plus  ou  moins  considérables. 
Dans  certains  cas,  il  pratiqua  l'ablation  de  la  moitié  des  os  sur  les- 
quels il  opérait.  Les  parties  enlevées  se  reproduisirent  au  bout  de 
quelques  semaines,  de  quelques  mois,  et  les  membres  se  rétabli- 
rent dans  l'état  normal. 

Plus  célèbres  encore  que  ceux  de  Heine  sont  les  travaux  ingé- 
nieux et  persévérans  de  Flourens.  Les  expériences  variées  de  ce 
savant  physiologiste  ont  définitivement  confirmé  la  réalité  des  pre- 
mières observations  de  Duhamel.  «  Puisque,  dit  Flourens,  c'est  le 
périoste  qui  produit  l'os,  je  pourrai  donc  avoir  de  l'os  partout  où 
j'aurai  du  périoste,  c'est-à-dire  partout  où  je  pourrai  condiiire,  in- 
troduire le  périoste.  Je  pourrai  multiplier  les  os  d'un  animal;  si  je 
veux,  je  pourrai  lui  donner  les  os  que  naturellement  il  n'avait  pas.» 
Entre  autres  expériences  faites  pour  démontrer  la  vérité  de  cette 
proposition,  Flourens  imagina  de  percer  un  os  et  d'y  introduire  un 
petit  tube  d'argent.  Le  périoste  engagé  dans  ce  tube  s'y  épaissit, 
s'y  gonfla  et  donna  naissance  à  un  cartilage  qui  bientôt  devint  os. 
Un  habile  chirurgien  de  Lyon,  M.  Oilier,  découpa  sur  un  animal  de 
longues  bandelettes  de  périoste,  en  les  laissant  toutefois  adhérer  à 
l'os  par  un  pédicule ,  puis  les  enroula  autour  des  muscles  voisins. 
x\u  bout  d'un  certain  temps,  ce  périoste  ossifié  avait  produit  des  os 
circulaires,  en  spirale,  en  huit  de  chiffre,  etc.,  selon  la  manière 
dont  on  avait  enroulé  la  bandelette  périostique  autour  des  parties 
voisines. 

Dans  toutes  ces  expériences,  on  s'est  servi  d'un  périoste  muni  de" 
la  couche  très  mince  qui  lui  est  adhérente  et  le  sépare  de  l'os.  Or 
M.  Robin  a  établi  que  cette  couche  est  formée  de  cellules  osseuses 
chez  l'adulte  et  de  substance  cartilagineuse,  si  l'on  opère  sur  un  os 
en  voie  de  développement.  C'est  en  elle  que  réside  le  pouvoir  ostéo- 
gène,  et,  lorsque  le  périoste  en  est  privé,  il  devient  impropre  à  l'os- 
sification. M.  Robin  et  M.  Dubrueil  ont  démontré  de  plus  que  du 
tissu  osseux  peut  se  former  sans  cartilage  préexistant,  sans  aucune 
intervention  de  membrane,  et  émaner  directement  d'un  os  qui  en  est 
dépourvu.  Ces  découvertes,  sans  d:  slituer  le  périoste  du  rôle  ma- 
nifeste qu'il  joue  dans  les  régénérations  osseuses,  en  font  concevoir 
le  mécanisme  d'une  façon  différente  de  celle  qu'avaient  admise  les 
physiologistes.  Elles  prouvent  qu'en  réalité,  dans  les  expériences 
du  genre  de  celles  de  Duhamel,  de  Heine,  de  Flourens,  c'est  l'os 
qui  engendre  de  l'os,  comme  le  nerf  coupé  engendre  du  nerf.  La 
couche  cartilagineuse  ou  osseuse  adhérente  au  périoste  n'est  pas 


LES    GREFFES    ANIMALES.  957 

autre  chose  en  effet  que  de  l'os  en  voie  de  formation,  et  toutes  les 
fois  que,  soit  par  le  moyen  du  périoste ,  soit  par  le  moyen  d'une 
irritation,  on  provoque  la  régénération  d'une  certaine  quantité  d'os, 
c'est  qu'on  a  d'abord  réalisé  les  conditions  propres  au  développe- 
ment du  cartilage.  Ces  remarques  permettent  de  comprendre  et 
d'apprécier  rapidement  la  valeur  des  méthodes  chirurgicales  fon- 
dées sur  la  connaissance  de  ces  faits. 

Les  affections  des  os  sont  nombreuses.  Indépendamment  des  cas 
oii  ils  sont  directement  lésés  par  des  projectiles,  ils  sont  sujets  à 
des  inflammations,  à  des  tumeurs,  à  des  caries  de  toute  sorte.  Ces 
affections  sont  longues,  en  raison  de  la  lenteur  des  élaborations  vi- 
tales dans  ces  organes,  mais  elles  ne  sont  pas  moins  destructives  et 
finissent  toujours  par  déterminer  une  corruption  plus  ou  moins  con- 
sidérable de  la  substance  de  l'os.  Il  faut  alors  que  les  matières 
fournies  par  l'os  malade  soient  évacuées;  il  faut  que  les  portions 
mortifiées  soient  éliminées.  Le  membre  ne  tarde  pas  à  se  gonfler, 
à  devenir  douloureux.  Des  parties  se  percent,  des  suppurations  s'é- 
tablissent, et,  si  l'art  n'intervient  point,  le  patient  est  conduit  à  une 
mort  douloureuse  par  l'épuisement.  A  tant  de  maux ,  la  chirurgie 
oppose  de  laborieuses  opérations.  Elle  ouvre  les  foyers  profonds, 
elle  débride  les  tissus,  elle  Sonne  issue  à  ce  qui  doit  sortir,  elle 
modifie  les  surfaces  malades;  mais  il  y  a  des  cas  où  ni  la  nature  ni 
l'art  ne  peuvent  plus  rien ,  et  où  l'os  est  tellement  compromis  que 
l'amputation  devient  la  seule  chance  de  salut  pour  le  malade.  C'est 
dans  ces  tristes  conjonctures  que  les  chirurgiens  ont  recours  aux 
procédés  qui  permettent  d'obtenir  une  régénération  de  l'os  détruit 
par  le  travail  morbide.  Le  plus  utile  de  ces  procédés,  dû  à  M.  Sé- 
dillot,  est  Vévidement. 

L'opération  de  l'évideraent,  telle  qu'on  la  pratique  depuis  les 
beaux  travaux  de  M.  Sédillot,  est  en  soi  très  simple.  On  incise  la 
peau,  la  chair  et  le  périoste  jusqu'à  l'os  malade  ou  blessé,  et  une 
fois  celui-ci  mis  à  découvert,  on  l'attaque  avec  la  gouge,  le  ciseau 
et  le  maillet.  On  l'évide,  on  le  creuse  de  façon  à  enlever  toute  la 
partie  malsaine  et  à  respecter  toute  celle  qui  n'a  pas  subi  d'altéra- 
tion. Ainsi  réduit  à  ses  couches,  à  ses  portions  les  plus  saines,  l'os 
excavé  répare  peu  à  peu  ses  pertes.  La  matière  détruite  se  régénère, 
un  nouveau  tissu  osseux  remplit  les  vides  pratiqués  par  la  gouge 
de  l'opérateur,  et  au  bout  de  quelques  mois  l'organe,  qui  n'a  ja- 
mais perdu  sa  forme,  est  rétabli  dans  ses  conditions  de  vitalité  or- 
dinaire. Parfois  sans  doute  ce  drame,  où  le  chirurgien  a  aussi,  selon 
la  pensée  d'Hippocrate,  au  milieu  des  souffrances  d'autrui  ses  souf- 
frances particulières,  se  complique  d'une  façon  imprévue,  et  des 
difficultés  périlleuses  viennent  l'assombrir  encore;  mais  l'art  est 


958  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

justement  de  les  prévoir  et  de  les  vaincre,  et  c'est  par  où  le  prati- 
cien supérieur  se  distingue  de  l'autre. 

Tandis  que  M.  Sédiilot  enseigne  et  démontre  qu'il  est  nécessaire, 
dans  l'intérêt  de  la  régénération  osseuse  et  du  rétablissement  du 
membre,  de  n'éliminer  que  la  partie  malade  des  os  compromis  et 
d'en  conserver  la  couche  saine  adhérente  au  périoste,  quelques  chi- 
rurgiens veulent  qu'on  enlève  tout,  excepté  le  périoste,  c'est-à-dire 
qu'on  en  retire  l'os  à  peu  près  comme  on  retire  le  doigt  d'un  gant. 
Ils  prétendent  que  cette  membrane  étant  l'agent  exclusif  de  la  pro- 
duction des  os,  ceux-ci  peuvent  être  réséqués  en  totalité  et  doivent 
se  reproduire  complètement  du  moment  qu'elle  est  ménagée.  Deux 
praticiens  distingués,  M.  Larghi,  de  Yerceil,  et  après  lui  M.  Ollier, 
de  Lyon,  ont  préconisé  cette  façon  d'opérer,  à  laquelle  on  a  donné 
le  nom  de  méthode  des  résections  sous-périosiées.  La  légitimité 
d'un  tel  procédé  opératoire,  après  avoir  soulevé  des  doutes  parmi 
les  chirurgiens  qui  eurent  occasion  d'en  entreprendre  un  examen 
direct,  est  aujourd'hui  presque  unanimement  rejetée.  Les  raisons 
en  sont  décisives.  Comment  admettre  en  effet  que  le  périoste  seul, 
c'est-à-dire  une  gaîne  molle,  Scins  appui  et  sans  consistance,  mise 
à  nu  par  une  opération  sanglante,  plus  ou  moins  altérée  par  la  dis- 
section, déterujinera  la  reproduction  d'un  os,  avec  sa  forme  et  ses 
dimensions  normales,  quand  il  est  déjà  si  difficile  d'obtenir  sans 
raccourcissement  la  consolidation  d'une  simple  fracture?  Cette  gaîne, 
perdue  au  milieu  de  la  masse  musculaire,  ne  sera-t-elle  pas  expo- 
sée à  des  inllammations  de  toute  sorte  et  surtout  à  l'iniluence  des 
causes  mécaniques  nombreuses  qui  pourront  la  déformer  et  par 
suite  donner  lieu  à  la  production  d'un  os  irrégulier,  raccourci,  im- 
propre à  d'utiles  services?  Telles  sont  les  objections  et  les  craintes 
qui  frappèrent  les  chiruigiens  et  les  détournèrent  des  résections 
sous-périostées.  Celles-ci  ont  permis  dans  certains  cas  la  régéné- 
ration de  l'os  enlevé,  mais  dans  des. conditions  telles  que  le  meuibre 
a  perdu  toute  force  et  toute  mobilité  et  n'a  pu  échapper  à  une  sup- 
puration interminable  et  funeste.  Il  ne  s'agit  pas  seulement  en  chi- 
rurgie de  reproduire  des  os,  il  en  faut  reconstituer  d'assez  réguhers 
dans  leur  forme  et  d'assez  résistans  dans  leur  structure  pour  assu- 
rer les  usages  des  membres.  Or  un  tel  résultat  n'est  atteint  qu'en 
maintenant  la  régularité  et  l'immobilité  des  surfaces,  gaines  ou 
moules,  où  doivent  se  déposer  et  s'agglomérer  les  cellules  du  nou- 
vel os.  La  méthode  de  l'évidement  réalise  l'existence  de  ce  moule 
fixe  et  invariable  en  conservant  un  fourreau  d'os  dans  les  meilleures 
conditions  pour  provoquer  une  genèse  nouvelle  de  tissu  osseux,  tan- 
dis que  celle  des  résections  sous-périostées  attend  la  régénération 
de  l'organe,  d'un  périoste  sans  soutien,  détérioré,  affaissé  et  plissé 


LES   GREFFES   ANIMALES,  959 

SOUS  l'influence  de  la  contraction  musculaire.  M.  Sédillot,  qui  a  le 
sentiment  le  plus  exquis  de  l'antiquité  médicale  et  qui  la  connaît  à 
fond,  n'a  pas  laissé  ignorer  que  Gelse  avait  déjà,  il  y  a  bientôt  deux 
mille  ans,  proposé  l'évidement  des  os;  mais  les  préceptes  de  Gelse 
n'avaient  pas  été  reçus  dans  la  pratique.  Le  célèbre  chirurgien  fran- 
çais a  tiré  ces  préceptes  antiques  de  l'oubli,  en  a  prouvé  par  des 
raisons  nouvelles  l'utilité  et  l'importance,  expliqué  les  indications 
et  les  succès,  et  a  rendu  ainsi  à  la  pratique  éclairée  et  savante  de 
l'art  une  des  plus  précieuses  ressources  contre  les  redoutables  ma- 
ladies et  blessures  des  os. 

II. 

La  vie  est  une  force  expansive  et  pénétrante  qui  tend  à  s'empa- 
rer de  tout  ce  qui  entre  dans  le  cercle  de  son  activité.  On  vient  de 
voir  qu'elle  remplit  les  vides  provenant  de  l'ablation  de  ceriaiues 
parties  organiques;  on  va  voir  maintenant  qu'elle  gagne,  par  une 
opération  inverse,  les  parties  qu'on  ajoute  aux  êtres  vivons,  —  car 
les  greffes  ne  sont  pas  autre  chose  que  des  fragmeas  vivans  soudés 
à  un  organisme  déjà  complet.  Dans  la  greffe  végétale,  la  partie 
greffée  ne  fait  point  partie  intégrante  de  l'individu  sur  lequel  elle  a 
été  transportée.  Elle  ne  vit  point  de  la  même  vie.  Elle  se  développe 
en  quelque  sorte  d'une  façon  parasite  aux  dépens  de  celui-ci,  — 
comme  le  gui  sur  le  chêne,  —  et,  que  le  fragment  greffé  soit  ou  ne 
soit  pas  de  la  même  espèce  que  l'arbre  auquel  on  le  conjoint,  il  en 
reste  toujours  physiologiquement  distinct.  Il  n'en  est  pas  ainsi  chez 
les  animaux. 

La  greffe  animale  consiste  d'une  façon  générale  à  porter  sur  un 
point  d'un  individu  une  partie  prise  sur  un  autre  point  du  même 
individu  ou  sur  un  sujet  différent,  et  à  réaliser  la  connexion  de  la 
partie  greffée  avec  l'organisme  qui  lui  sert  de  support  de  manière 
qu'elle  en  devienne  complètement  solidaire,  qu'elle  vive  de  la  même 
vie,  qu'elle  en  suive  les  destinées  physiologiques.  On  peut  ainsi 
transplanter  d'un  animal  à  un  autre  soit  des  fragmens  de  tissu, 
soit  des  organes  tout  entiers,  soit  de  simples  élémens  anatomiques. 
Les  cellules  de  la  choroïde  de  l'œil,  portées  sous  la  peau  d'un  ani- 
mal, conservent  leur  vitalité  sur  ce  nouveau  terrain,  et  y  devien- 
nent même  le  point  de  départ  d'une  formation  plus  ou  moins 
abondante  de  cellules  semblables.  La  transfusion  du  sang  n'est 
autre  chose  que  l'introduction  de  globules  rouges  empruntés  à  un 
organisme  dans  un  organisme  différent.  Cette  opération  réussit, 
même  alors  que  le  sang  passe  d'un  individu  à  un  individu  d'espèce 
trôs-é'oignée.  Ainsi  on  p3ut  introduire  du  sang  de  mammifère  dans 


960  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  vaisseaux  d'une  grenouille,  et  retrouver  au  bout  d'un  certain 
temps  chez  cette  dernière  les  globules  encore  vivans  et  facilement 
reconnaissables  de  l'animal  supérieur.  On  greffe  sans  difficulté  dans 
la  crête  d'un  coq  soit  des  ergots  empruntés  au  même  oiseau,  soit 
des  dents  de  mammifère;  mais  ces  faits  n'ont  jusqu'ici  qu'un  inté- 
rêt de  curiosité  et  ne  doivent  pas  nous  arrêter. 

On  a  vu  que  les  os  peuvent  se  régénérer  facilement  au  moyen  du 
périoste.  Cette  propriété  a  suggéré  l'idée  à  plusieurs  expérimenta- 
teurs de  transplanter  des  fragmens  de  périoste  dans  diverses  ré- 
gions, afin  de  voir  s'ils  y  donneraient  lieu  à  une  formation  osseuse. 
M.  Ollier  entre  autres  a  fait  voir  que  la  membrane  périostique,  dé- 
tachée entièrement  de  l'os  et  greffée  dans  un  lieu  éloigné,  produit 
par  sa  face  profonde  un  os  nouveau.  Il  a  obtenu  une  reproduction 
semblable  en  greffant,  non  tout  le  périoste,  mais  seulement  les 
cellules  qui  constituent  la  couche  rudimentaire  adhérente  à  cette 
membrane  et  qui  sont  les  véritables  ouvrières  de  l'élaboration 
osseuse.  M.  Goujon  a  réalisé  des  productions  osseuses  en  greffant 
de  la  moelle.^  L'introduction  de  quelques  cellules  médullaires  sous 
la  peau  d'un  chien  par  exemple  y  a  déterminé  au  bout  de  quelques 
mois  le  développement  d'un  petit  os.  Les  chirurgiens  avaient 
espéré  un  instant  tirer  parti  de  ces  faits  pour  la  reproduction  des 
parties  osseuses.  Quelques-uns  prétendent  même  avoir  refait  des 
nez;  mais  il  est  établi  aujourd'hui  que  les  os  provenant  de  la  greffe 
du  périoste  ou  de  la  moelle  ont  une  tendance  invincible  à  se  ré- 
sorber, à  disparaître,  au  bout  d'un  temps  plus  ou  moins  long,  par 
suite  des  conditions  défavorables  où  ils  se  trouvent,  au  point  de  vue 
de  la  nutrition.  Sans  connexions  yasculaires  ou  nerveuses,  ils  sont 
comme  des  corps  étrangers  dans  la  région  où  ils  se  sont  développés. 

On  peut  rattacher  à  la  greffe  osseuse  les  expériences,  encore  en 
voie  d'exécution,  dont  s'occupent  MM.  Magitot  et  Legros,  concer- 
nant la  greffe  des  dents.  Les  dents  naissent  d'un  petit  sac  nommé 
follicule  dentaire,  dans  lequel  on  distingue  l'organe  de  l'ivoire  ou 
bulbe,  et  l'organe  destiné  à  la  production  de  rémail.  En  greffant  sur 
un  chien  adulte  un  follicule  entier  pris  à  un  chien  nouveau- né,  ces 
expérimentateurs  ont  constaté  le  développement  régulier  de  ce 
germe  et  la  production  d'une  dent  complète.  L'organe  de  l'émail , 
greffé  seul,  n'a  point  continué  de  vivre;  le  germe  de  l'ivoire,  au 
contraire,  a  donné  lieu  à  une  formation  d'ivoire  normal.  Enfin, 
lorsque  le  follicule,  greffé  en  totalité,  a  été  soit  intentionnellement, 
soit  accidentellement  lésé  pendant  l'expérience,  on  constate  l'ap- 
parition d'une  sorte  de  tumeur  osseuse.  Ces  recherches  pleines 
d'intérêt  permettent  d'espérer  qu'on  pourra  un  jour  réaliser,  dans 
des  conditions  nettement  déterminées,  la  prothèse  physiologique 


LES  GREFFES  ANIMALES.  961 

des  dents  enlevées.  Il  convient  de  remarquer  en  effet  qu'ici  on 
greffe  un  organe  tout  entier  avec  la  structure  et  les  dispositions 
vasculaires  qui  en  peuvent  assurer  le  développement,  tandis  qu'en 
transplantant  un  fragment  de  moelle  ou  cle  périoste,  on  l'isole,  on 
l'enkyste. 

Les  expériences  les  plus  curieuses  et  les  plus  rigoureuses  qu'on 
ait  faites  sur  la  greffe  animale  dans  ces  dernières  années  sont 
dues  à  M.  Paul  Bert.  Ce  savant  physiologiste  a  montré  que,  si 
on  coupe  la  queue  à  un  jeune  rat  et  qu'on  l'introduise,  après  l'a- 
voir écorchée,  sous  la  peau  de  l'animal,  dans  une  région  quel- 
conque du  corps,  elle  y  adhère  et  continue  à  s'y  développer. 
L'organe  grandit  presque  aussi  vite  que  dans  les  conditions  nor- 
males. M.  Bert  a  pratiqué  aussi  des  marcolles  animales.  Il  écorche 
l'extrémité  de  la  queue  d'un  rat,  introduit  cette  extrémité  dans  un 
trou  pratiqué  sur  la  peau  de  l'animal ,  près  de  la  tête  par  exemple, 
et  réunit  les  bords  des  deux  plaies  par  des  points  de  suture.  Les 
parties  juxtaposées  ne  tardent  pas  à  se  souder,  et  la  queue,  qui  a 
reçu  ainsi  la  forme  d'une  anse,  conserve  sa  vitalité.  Si  alors  on  vient 
à  la  couper  en  un  point  quelconque,  on  voit  que  le  tronçon  greffé 
près  de  la  tête  garde  ses  propriétés  physiologiques.  Les  vaisseaux 
s'y  rétablissent,  les  nerfs  s'y  régénèrent,  la  sensibilité  y  revient  peu 
à  peu.  Le  rat  est  ainsi  pourvu  d'une  sorte  de  trompe  aussi  vivante 
que  ses  autres  organes.  Le  retour  de  la  sensibilité  dans  cette  trompe 
démontre  non -seulement  la  connexion  des  filets  nerveux  d'un  tel 
appendice  avec  ceux  du  dos,  mais  encore  la  possibilité  de  la  propa- 
gation de  l'ébranlement  sensitif  dans  une  direction  opposée  à  celle 
qu'il  suivait  auparavant,  c'est-à-dire  la  faculté  de  conduire  les  im- 
pressions aussi  bien  dans  le  sens  centripète  que  dans  le  sens  cen- 
trifuge. 

La  greffe  siamoise  a  été  réalisée  par  M.  Bert  dans  des  conditions 
extrêmement  intéressantes.  On  découpe  des  lambeaux  de  peau  le 
long  des  lianes  opposés  de  deux  animaux,  et  au  moyen  de  ces  ban- 
delettes, appliquées  face  à  face  et  réunies  par  des  sutures,  on  coud 
ensemble  les  deux  sujets.  Au  bout  de  peu  de  jours  la  réunion  est 
faiîe,  et  l'on  a  un  couple  analogue  à  celui  des  fi'ères  siamois. 
M.  Bert  a  gardé  pendant  plus  de  deux  mois  deux  rats  blancs  ainsi 
accolés;  mais  ils  vivaient  en  si  mauvaise  intelligence  qu'il  fallut  au 
bout  de  ce  temps  les  séparer.  En  empoisonnant  l'un  des  deux  ani- 
maux d'un  couple  pareil,  on  empoisonne  l'autre,  ce  qui  prouve  qu'il 
y  a  entre  eux  une  parfaite  communication  sanguine.  M.  Bert  a  ob- 
tenu des  greffes  semblables  entre  rat  blanc  et  rat  surmulot,  entre 
rat  blanc  et  rat  de  barbarie.  Il  a  essayé  d'en  pratiquer  entre  ani- 
maux d'espèces  différentes,  entre  rat  et  cochon  d'inde,  entre  rat  et 

TOME   (.11.    —    X'AVl.  01 


962  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chat,  mais  la  réussite  n'a  jamais  été  complète;  on  n'a  provoqué  que 
des  commencemens  d'adhérence.  Toutefois  l'insuccès  paraît  tenir 
moins  à  l'incompatibilité  des  tissus  eux-mêmes  qu'à  la  difficulté  de 
maintenir  dans  le  calme  nécessaire  des  animaux  aussi  peu  disposés 
à  fraterniser  ensemble.  Enfin  M.  Balbiani  a  réussi  à  souder  en- 
semble deux  tronçons  de  queues  empruntées  à  deux  têtards  diffé- 
rens,  de  façon  à  obtenir  une  adhérence  physiologique  d'una  certaine 
durée. 

Si  ces  recherches  ont  un  intérêt  plus  philosophique  que  pratique, 
sur  lequel  on  reviendra  plus  loin,  il  n'eu  est  pas  de  même  de  celles 
qui  ont  eu  pour  résultat  les  greffes  dites  épidermiques.  Celles-ci 
ont  eu  en  effet  le  privilège  d'attirer  au  plus  haut  point  l'attention 
des  physiologistes  et  surtout  des  chirurgiens.  C'est  à  un  chirurgien 
suisse,  M.  R:;verdin,  ancien  interne  des  hôpitaux  de  Paris,  qu'on  en 
doit  la  découverte  et  les  premières  applications.  Toutes  les  fois 
qu'à  la  suite  d'une  opération  chirurgiiale,  d'une  brûlure  ou  d'une 
blessure,  la  peau  a  été  détraite  dans  une  certaine  étendue,  le  vide 
produit  ne  se  remplit  que  lentement  au  moyen  d'une  formation  de 
tissu  cicatriciel.  Malgré  l'emploi  des  méthod:;s  de  pansemenX  les 
plus  rationnelles,  la  surface  dénudée  ne  se  répare  jamais  qu'avec 
difficulté.  C'est  pour  remédier  à  ce  grave  inconvénient  que  M.  Re- 
verdio  eut  l'idée  d'appliquer  sur  les  plaies  un  lambeau  de  tégu- 
ment sain  emprunté  au  blessé  lui-même  ou  à  un  autre  individu. 
Les  premiers  essais  furent  entrepris  en  1869  dans  les  hôpitaux  de 
Paris  et  couronn-^s  d'un  plein  succès.  Aussitôt  les  expériences  se 
multiplièrenc.  MM.  Gosselin,  Guyon,  Ollier,  Duplay,  Hergott,  et 
d'autres,  obtinrent  en  France,  en  suivant  les  indications  de  l'inven- 
teur, des  résultats  très  satisfaisans.  Les  praticiens  anglais,  russes, 
allemands,  ne  tardèrent  pas  à  apporter  leur  contingent  d'observa- 
tions concordantes,  et  il  est  permis  de  dire  qu'aujourd'hui  la  greffe 
épidermique  est  entrée  définitivement  dans  la  pratique  chirurgi- 
cale. Gela  n'empêche  pas  de  reconnaître  qu'elle  présente  des  diffi- 
cultés déplus  d'une  sorte.  Cette  soudure  de  lambeaux  étrangers  à 
la  surface  dénudée  d'une  plaie  demande,  de  la  part  du  chirurgien 
qui  veut  la  réaliser,  des  soins  d'une  extrême  délicatesse.  D'abord, 
si  l'on  voulait  recouvrir  toute  la  plaie  d'une  seule  greffe,  on  ne 
réussirait  pas;  il  faut  en  appliquer  plusieurs  de  très  petite  dimen- 
sion, suivre  jour  par  jour  les  progrès  de  la  cicatrisation,  remplacer 
les  lambeaux  qui  n'adhèrent  point,  etc.  Généralement  la  greffe  est 
accomplie  au  bout  de  vingt-quatre  heures.  A  ce  moment,  la  partie 
transplantée  fait  corps  avec  la  plaie  par  l'intermédiaire  de  cellules 
nées  dans  l'intervalle  qui  les  sépare.  Il  en  résulte  que  la  cicatrisa- 
tion s'opère  très  rapidement.  La  cicatrice  est  plus  souple,  plus  ré- 


LES   GREFFES    ANIMILES.  963 

sistante,  et  ne  manifeste  point,  comme  les  cicatrices  ordinaires,  de 
tendance  à  la  rétraction  (1). 

Le  nom  de  greffe  épidermique  donné  à  ce  procédé  n'est  pas  d'une 
parfaite  exactitude.  A  vrai  dire,  les  lambeaux  dont  on  se  sert  en 
pareil  cas  ne  sont  pas  constitués  seulement  par  de  l'épiderme  :  on 
détache,  pour  les  obtenir,  l'épiderme  muni  de  la  mince  couche  cel- 
lulaire (couche  de  Malpighi)  sur  laquelle  il  répose  directement,  et 
cette  condition  est  nécessaire,  parce  que  les  cellules  de  Malpighi 
paraissent  être  le  siège  de  l'élaboration  plastique  qui  détermine 
l'adhérence  de  la  greffe.  Depuis  les  expériences  de  M.  Reverdin, 
plusieurs  chirurgiens  ont  essayé  de  transplanter  au  lieu  de  l'épi- 
derme le  derme  tout  entier.  M.  Ollier  a  tenté  de  greffer  de  larges 
lambeaux  cutanés,  comprenant  toute  l'épaisseur  de  la  peau.  Les 
chances  de  succès  paraissent  ici  beaucoup  moindres,  et  rien  n'au- 
torise encore  à  considérer  la  greffe  cutanée  proprement  dite  comme 
une  opération  heureuse. 

III. 

Ces  greffes,  où  l'on  voit  une  partie  organisée,  séparée  pendant  un 
certain  temps  de  l'individu  auquel  elle  appartient,  conserver  les 
ressorts  de  la  vie  et  recouvrer  ses  fonctions  lorsqu'on  la  transplante 
sur  un  autre  individu,  même  d'espèce  différente,  —  ces  régénéra- 
tions, où  l'on  voit  des  organes  détruits  repousser  avec  leurs  formes 
normales  et  leurs  propriétés,  des  fragmens  vivans  reproduire  un 
être  tout  entier,  sont  des  faits  de  nature  à  procurer,  si  on  les  inter- 
roge convenablement,  des  données  précieuses  sur  l'essence  même 
de  la  vitalité.  Ils  prouvent  qu'elle  dépend  non  point  d'un  esprit  in- 
divisible animant  le  corps  [mens  agitans  molem),  mais  d'une  acti- 
vité répartie  dans  les  particules  ténues  qui  le  constituent,  consub- 
stantielle  à  ces  particules  et  aussi  variable  dans  ses  caratères  que 
celles-ci  le  sont  elles-mêmes  dans  leur  structure.  En  d'autres 
termes,  la  vie  totale  de  l'individu  n'est  que  la  somme,  la  résultante 
des  vies  propres  à  chaque  élément  anatomique,  l'unité  harmonique 
du  fonctionnement  simultané  de  myriades  de  monades,  —  de  mo- 
nades leibniziennes, —  douées  de  la  vie  cà  des  degrés  divers,  depuis 
la  cellule  osseuse,  presque  inerte  et  minérale,  jusqu'à  la  cellule  ner- 
veuse, où  brûle  incessamment  un  feu  subtil  et  ardent. 

Chacun  de  ces  corpuscules  vivans  est  un  tout  complet,  possédant 
au  fond  les  mêmes  énergies,  les  mêmes  tendances,  les  mêmes  as- 

(l)  On  a  gieffé  sur  l'homme  non-seulement  de  l'épiderme  humain,  mais  aussi  de 
l'épiderme  emprunté  à  des  animaux.  M.  Dubrueil  a  fait  dernièrement  à  ce  sujet  de 
curieuses  expériences.  Il  a  greffé  sur  l'iiomme  de  la  peau  de  cochon  d^nde. 


96/1  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

pirations  que  les  systèmes  plus  ou  moins  compliqués  auxquels  il 
donne  naissance  par  mille  associations  et  enchevêtremens  divers. 
((  Les  machines  de  la  nature,  dit  Leibniz ,  sont  machines  partout, 
quelque  petite  partie  qu'on  y  prenne ,  ou  plutôt  la  moindre  partie 
est  un  monde  infini  à  son  tour,  et  qui  exprime  même  à  sa  façon 
tout  ce  qu'il  y  a  dans  le  reste  de  l'univers.  Cela  passe  notre  imagi- 
nation, cependant  on  sait  que  cela  doit  être,  et  toute  cette  variété 
infiniment  infinie  est  assurée  dans  toutes  ses  parties  par  une  sa- 
gesse architectonique  plus  qu'infinie  (1).  » 

Mais  quelle  est  en  soi  l'énergie  vitale  propre  à  ces  petites  ma- 
chines, l'énergie  que  nous  voyons  persister  dans  les  parties  dis- 
jointes ds  l'organisme  et  réparer  les  vides  opérés  dans  les  tissus; 
quel  est  le  caractère  fondamental,  indice  de  la  vie?  C'est  la  nutri- 
tion, c'est-à-dire  ce  fait  aussi  évident  qu'inexpliqué  de  la  rénova- 
tion moléculaire  continue  de  la  substance  organisée.  C'est  dans  la 
connaissance  des  phénomènes  de  nutrition  ou  trophiques  qu'est  tout 
l'avenir  de  la  biologie.  On  n'aura  le  secret  des  actes  vitaux  les  plus 
profonds  et  les  plus  essentiels  que  le  jour  où  l'on  connaîtra  les 
équations  de  l'équilibre  et  du  mouvement  des  systèmes  fugitifs  et 
en  état  d'incessante  métamorphose  qui  constituent  ces  élémens 
anatomiques. 

Quelque  avenir  que  comporte  la  connaissance  des  phénomènes 
trophiques,  la  notion  que  la  philosophie  de  la  nature  nous  procure 
de  la  vie  ouvre  dès  aujourd'hui  une  voie  nouvelle  aux  investigations. 
Elle  suggère  l'idée  de  rechercher  les  variations  de  déterminisme 
physiologique,  c'est-à-dire  d'étudier  les  limites  entre  lesquelles  se 
meut  la  vie,  ou,  en  d'autres  termes,  de  quelles  modifications  pro- 
fondes sont  susceptibles  les  organismes  soit  au  point  de  vue  du 
type  spécifique,  soit  à  celui  des  mécanisaies  intérieurs.  Le  dessein 
d'une  pareille  entreprise  est  le  plus  hardi  de  tous  ceux  que  l'ima- 
gination et  la  science  humaine  conçoivent  dans  le  domaine  de  l'ac- 
tivité scientifique.  Cependant  M.  Claude  Bernard,  qui  n'est  pas  sus- 
pect d'infidélité  à  la  méthode  expérimentale,  n'hésite  point  à  le 
considérer  comme  légitime.  Il  est  convaincu  qu'en  agissant  sur  les 
phénomènes  évolutifs,  on  pourra  changer  la  configuration  et  trans- 
former la  disposition  des  organes.  «  L'observation  nous  apprend, 
dit-il,  que  par  les  actions  cosmiques,  et  particulièrement  par  les 
modificateurs  de  la  nutrition,  on  agit  sur  les  organismes  de  diverses 
façons,  et  l'on  crée  des  variétés  individuelles  qui  possèdent  des 
propriétés  spéciales  et  constituent  en  quelque  sorte  des  êtres  nou- 

(1)  Lettre  à  Bossuet.  OEuvres  inédites,  publiées  par  M.  Foucher  de  Careil,  t.  P"^, 
p.  216. 


LES    GREFFES    ANIMALES.  965 

veaux...  Rien  ne  s'oppose  à  ce  que  les  modificateurs,  agissant  sur 
l'organisme  vivant  dans  certaines  conditions,  puissent  provoquer 
des  chaiigemens  capables  de  constituer  des  espèces  nouvelles,  car 
nous  devons  concevoir  les  espèces  comme  résultant  elles-mêmes 
d'une  persistance  indéfinie  dans  leurs  conditions  d'existence  et  de 
nutrition,  par  suite  d'une  direction  organique  antérieure  qui  leur  a 
été  communiquée  par  leurs  ancêtres.  En  modifiant  les  milieux  in- 
térieurs nutritifs  et  évolutifs,  et  en  prenant  la  matière  organisée 
en  quelque  sorte  à  l'état  naissant,  on  peut  espérer  d'en  changer 
la  direction  évolutive  et  par  conséquent  l'expression  organique 
finale  (1).  » 

Ces  remarques  du  célèbre  physiologiste,  auxquelles  on  n'a  peut- 
être  pas  prêté  une  attention  suffisante,  sont  dignes  cependant  d'ex- 
citer au  plus  haut  point  celle  des  savans  que  préoccupe  le  problème 
de  la  transformation  des  espèces.  Assurément  le  darwinisme  n'est 
toujours  qu'une  hypothèse.  Les  partisans  de  cette  doctrine  affirment 
que  les  espèces  vivantes  se  sont  autrefois  transformées,  mais  ils 
n'ont  jusqu'ici  produit  aucun  exemple  de  pareille  transformation 
opérée  dans  le  passé,  et  il  est  permis  de  douter  qu'ils  puissent 
jamais  en  donner  des  preuves  rétrospectives.  C'est  que  les  espèces 
n'ont  été  soumises  jadis  qu'à  l'action  des  influences  spontanées  de 
la  nature  et  des  artifices  de  la  zootechnie;  mais  ce  qui  n'a  pu  être 
réalisé  hier  par  les  forces  de  ce  genre  pourrait  fort  bien  l'être 
demain  par  celles  dont  le  physiologiste  dispose  aujourd'hui.  En 
agissant  sur  les  œufs,  comme  l'indique  M.  Claude  Bernard,  c'est- 
à-dire  sur  les  germes  vivans,  on  a  une  prise  plus  efficace  et  plus 
profonde  sur  les  desseins  ultérieurs  de  la  vie.  L'embryon,  cette 
ébauche  indécise  et  délicate  de  l'être  futur,  ce  microcosme  où  les 
sourdes  énergies  de  la  vitalité  s'emparent  lentement  d'une  pulpe 
molle  et  sensible  aux  plus  petites  perturbations,  n'est  pas  contraint 
de  se  développer  suivant  une  loi  impérieuse;  M.  Robin  l'a  prouvé  (2). 
Il  y  aurait  donc  lieu  de  déterminer  sur  l'embryon  d'un  animal  des 
modifications  compatibles  avec  la  vie,  de  les  maintenir  sur  l'ani- 
mal une  fois  formé,  de  les  répéter  et  de  les  multiplier  graduelle- 
ment sur  les  produits  des  générations  suivantes  de  façon  à  les  fixer 
définitivement  par  le  moyen  de  l'hérédité.  Quelques  expériences 
faites  dans  ce  sens,  entre  autres  celles  de  MM.  Dareste,  Brown-Sé- 
quard,  Trécul,  sont  du  meilleur  augure;  mais  la  question,  on  le 
conçoit,  demande  le  concours  laborieux  de  beaucoup  de  vies  hu- 
mainis.  C'est  ainsi  que  le  savant  pourra  déranger  le  mécanisme  des 
choses  et  intervertir  le  sens  des  transmutations  naturelles.  II  impo- 


(1)  Bapport  sur  les  progrès  de  la  physiologie,  p.  3  et  113. 

(2)  Vojez  son  remarquable  ouvrage  de  V Appropriation  des  parties  organiques,  1860. 


966  REYUE   DES    DEUX   MONDES. 

sera  sa  volonté  aux  forces  du  monde.  Quand  il  est  brisé  par  elles, 
cela  se  fait  à  leur  insu;  quand  il  les  asservit,  c'est  en  pleine  con- 
naissance de  cause. 

Ces  corpuscules  eux-mêmes,  ces  monades  ultimes  où  réside  la 
vie,  ne  pourrait-on  pas  les  considérer  à  leur  tour  comme  suscep- 
tibles d'éprouver  des  modifications  intérieures  et  de  manifester  des 
propriétés  nouvelles?  Il  est  bien  intéressant  de  remarquer  que  le 
même  élément  anatomique  présente  la  même  composition  dans 
toutes  les  espèces  vivantes,  aux  degrés  les  plus  humbles  comme  aux 
sommets  de  l'échelle  zoologique,  —  c'est-à-dire  que  les  molécules 
vivantes,  quelle  que  soit  la  variété  des  systèmes  divers  qu'elles  for- 
ment eu  s'associant,  sont  au  fond  toujours  les  mêmes.  A  quoi  tien- 
nent cette  unité  et  celte  fixité  de  composition  des  élémens  dont  sont 
ourdies  les  trames  organiques?  A  ce  fait,  qu'ils  vivent  tous  dans  le 
même  milieu  et  absorbent  tous  en  définitive  des  matériaux  nutritifs 
identiques.  —  On  pourrait  croire  que  l'organisation  exerce  une  action 
élective  dans  la  masse  des  corps  qui  l'entourent,  qu'elle  a  une  afli- 
nité  spéciale  pour  tels  principes  et  de  la  répugnance  à  en  assimiler 
d'autres.  A  coup  sûr,  certaines  substances,  en  très  petit  nombre, 
sont  essentiellement  incompatibles  avec  la  vie,  du  moins  telle  que 
nous  la  concevons;  mais  cela  ne  démontre  pas  que  les  organismes 
aient  reçu  la  faculté  d'exercer  un  choix  déterminé  dans  l'ensemble 
des  ingrédiens  chimiques  de  l'air,  de  la  terre  et  de  l'eau.  Les  pre- 
miers germes  et  les  animaux  qui  en  sont  sortis  ont  pris  naturelle- 
ment et  spontanément  autour  d'eux  ce  qu'ils  ont  trouvé  et  s'y  sont 
habitués  peu  à  peu.  Le  limon  dont  une  maia  mystérieuse  les  a  fa- 
çonnés est  une  combinaison  complexe  de  tout  ce  qui  existe  dans  le 
milieu  où  ils  plongent.  Le  hasard  de  la  constitution  originelle  est 
devenu  la  loi  de  la  constitution  ultérieure.  Les  principes  immédiats 
ainsi  assimilés  plus  ou  moins  facilement  pendant  les  périodes  rudi- 
mentaires  se  sont  ensuite  adaptés,  sous  l'empire  de  l'hérédité,  aux 
conditions  les  plus  favorables  cà  la  vie,  l'harmonie  s'est  graduelle- 
ment faite  entre  la  matière  et  la  forme,  et  la  nature  des  fonctions  a 
suivi  celle  des  organes.  Du  moins  rien  n'autorise  une  asseition  con- 
traire, et  tout  porte  à  penser  que,  si  les  matériaux  de  la  couche  ter- 
restre avaient  été  autrement  proportionnés  ou  répartis,  la  compo- 
sition des  organes  vivans  ne  serait  pas  celle  que  nous  connaissons. 
On  voit  par  là  qu'il  n'y  a  rien  que  de  très  rationnel  à  se  demander  si 
on  ne  pourrait  pas  entreprendie  de  modifier  directement  la  compo- 
sition actuelle  des  élémens  anatomiques. 

Cette  seconde  conception,  qui  recule  bien  plus  encore  que  la  pré- 
cédente les  limites  du  déterminisme  physiologique,  (St  susceptible 
aussi  de  vérifications  expérimentales.  De  même  qu'on  agit  sur  les 
phénomènes  évolutifs,  on  peut,  par  des  procédés  d'une  méthodique 


LES    GREFFES    A-NIMALES.  967 

et  persévérante  hardiesse,  déranger  l'ordre  des  opérations  nutri- 
tives. La  méthode  que  nous  avons  suivie  dans  nos  propres  recherches 
sur  ce  sujet  consiste  à  supprimer  certains  principes  essentiels  de 
l'alimentation  et  à  les  y  remplacer  par  des  principes  immédiats 
nouveaux  plus  ou  moins  analogues.  Mais  les  principes  immédiats 
nutritifs  se  trouvent  dans  les  alimens  dans  les  conditions  les  plus 
favorables  à  rassiinilation.  Les  sels  minéraux  y  sont  intimement 
mélangés  aux  matières  azotées.  Pour  substituer  à  ces  sels  minéraux 
de  l'alimentation  ordinaire ,  au  phosphate  de  chaux  par  exemple, 
des  phosphates  d'une  autre  espèce,  il  est  donc  nécessaire  non-seu- 
lement de  débarrasser  autant  que  possible  les  alimens  des  sels  que 
l'on  veut  éliminer,  mais  encore  d'y  associer  de  la  façon  la  plus  in- 
time les  sels  nouveaux  que  l'on  veut  fixer  dans  l'économie,  c'est-à- 
dire  de  les  y  introduire  sous  la  forme  la  plus  propre  à  l'assimilation 
et  la  plus  capable  de  vaincre  les  résistances  naturelles  de  l'orga- 
nisme. 11  est  évident  aussi  qu'il  convient  d'expérimenter  sur  de 
jeunes  animaux  chez  qui  le  mouvement  assimilatoire  est  à  son  maxi- 
mum. Dans  de  telles  conditions  et  par  de  tels  procédés,  on  arrive  à 
modifier  l'ordre  et  l'espèce  des  principes  immédiats  de  la  substance 
organisée.  Des  expériences  personuelles  nous  permettent  du  moins 
de  l'affirmer  pour  ce  qui  concerne  le  tissu  osseux,  et  jusqu'ici  rien 
ne  nous  oblige  à  douter  qu'on  puisse  réaliser  à  la  longue,  par  des 
transformations  graduelles,  consécutives  à  certains  artifices  nutri- 
tifs, des  organismes  d'un  équilibre  homologue  et  nouveau,  au  point 
de  vue  du  système  des  principes  immédiats.  En  tout  cas,  des  re- 
cherches de  ce  genre  ont  un  intérêt  considérab'e.  Elles  permettent 
de  déterminer  les  relations  entre  les  poids  moléculaires  des  prin- 
cipes immédiats  et  leurs  coefficiens  nutritifs.  D'autre  part,  en  intro- 
duisant à  un  moment  donné  un  certain  principe  assimilable  dans 
l'organisme  et  en  marquant  le  temps  qui  s'écoule  depuis  le  moment 
où  il  entre  jusqu'au  moment  où  il  sort,  on  a  un  procédé  pour  me- 
surer la  viiesse  du  mouvement  nutritif. 

Nous  n'insistons  pas  davantage  sur  ces  expériences.  11  nous  suffit 
d'en  avoir  tracé  la  direction  générale,  en  accord  avec  ce  qui  se 
passe  dans  le  reste  de  la  physiologie.  Sans  doute  de  pareils  tra- 
vaux sont  difficiles  et  longs  :  outre  le  savoir  et  la  patience,  il 
faut  pour  les  aborder  de  l'imagination  et  de  la  foi  ;  mais  les  la- 
beurs du  présent  ne  peuvent  être  fructueux  qu'à  la  condition  d'une 
vision  claire  de  la  vérité  idéale,  précieuse  étoile  où  le  savant  digne 
de  ce  nom  aimera  toujours  à  lire  les  destinées  de  l'esprit. 

Fernand  Papillon. 


LA 


Napoléon  I"  racontait  qu'il  lui  était  arrivé  de  se  voir  une  fois  en 
songe  naviguant  côte  à  côte  avec  Bernadotte,  chacun  d'eux  dans  sa 
barque,  sur  une  mer  agitée;  les  deux  embarcations  luttaient  de 
concert  et  triomphaient  des  flots.  Tout  à  coup  Napoléon  aperçut 
son  compagnon  de  voyage  virer  de  bord,  s'éloigner  et  se  perdre 
dans  le  brouillard  avec  toute  la  vision.  —  Nous,  qui  somm.es  la  pos- 
térité, nous  savons  la  suite,  et  nous  pourrions  dire  ce  que  fat  la 
réalité  après  le  rêve.  L'esquif  de  l'empereur,  sur  lequel  la  France 
avait  embarqué  sa  fortune,  nous  savons  quelles  tourmentes,  quels 
naufrages,  quels  nouveaux  pilotes  il  dut  subir;  quant  à  Bernadotte, 
il  rencontra  au  loin,  dans  le  nord,  un  fîord,  un  port  imprévu  où  il 
s'abrita  paisiblement  et  se  prépara,  au  prix  de  quelques  peines,  au 
prix  de  certains  sacrifices,  un  modeste  et  sûr  asile.  L'ancien  ser- 
gent de  Royal-Marine,  passé  roi,  a  fait  souche  en  Suède  et  Norvège; 
voici  que  vient  de  commencer  le  quatrième  règne  de  cette  jeune 
dynastie,  improvisée  et  maintenue  dans  un  temps  si  peu  favorable 
aux  dynasties,  et  l'on  peut  voir  aujourd'hui  à  Stockholm  le  buste 
de  l'aïeul-fondateur  en  costume  héroïque;  il  est  devenu,  non  pas 
un  césar,  honneur  dangereux  et  malsain ,  mais,  quoi  qu'il  en  eût, 
un  simple  roi  constitutionnel  sur  un  des  plus  solides  entre  les  trônes 
de  l'Europe.  La  cause  de  ce  succès  est  double  :  elle  est  dans  l'in- 
telligente bonne  volonté  que  Bernadotte,  mais  surtout  ses  fils  et 
petit-fils,  Oscar  P-"  et  Charles  XY,  ont  apportée  à  la  tâche  qui  leur 
était  offerte;  elle  est  aussi  et  surtout  dans  le  bon  sens  de  deux  peu- 
ples sérieux  et  honnêtes,  qui  ont  su  se  faire  une  royauté  entourée 
d'institutions  libres,  dont  le  progrès  lent,  mais  continu,  protège  le 
développement  de  leur  prospérité  matérielle  et  de  leur  vie  natio- 
nale. Chacun  des  trois  règnes  qui  ont  inauguré  la  nouvelle  dynas- 


LA  SUÈDE  SOUS  CHARLES  XV.  969 

lie  suédoise  a  porté  sa  pierre  à  l'édifice,  et  cet  édifice  a  été  celui 
d'une  liberté  réglée,  docile  aux  meilleures  inspirations  de  notre 
temps.  Sans  rien  vouloir  abdiquer  ni  ré.pudier  du  rôle  plus  vaste  et 
plus  périlleux  qui  incombe  à  un  grand  pays  tel  que  la  France,  n'a- 
vons-nous pas  quelque  chose  à  envier  à  ces  peuples  que  nos  le- 
çons et  nos  malheurs  ont  également  instruits,  et  ne  pourrions-nous 
pas  nous  instruire  nous-mêmes  au  spectacle  de  leur  discipline?  TJn 
peu  de  leur  discrète  quiétude,  en  donnant  essor  à  nos  incompara- 
bles ressources,  nous  serait  si  salutaire! 

Ce  n'était  pas  que  Bernadotte  se  fut  trouvé  tout  à  coup  réaliser 
le  pur  idéal  du  roi  constitutionnel.  Son  long  règne,  de  1818  à 
18/i/i,  ne  fut  pas  sans  orages  intérieurs.  Il  avait  des  hauteurs  et  des 
impatiences  qui  lui  suscitèrent  plus  d'une  fois  des  dangers.  La  Nor- 
vège surtout  était  en  possession  d'exciter  sa  mauvaise  humeur, 
parce  que  la  réunion  de  ce  pays  à  la  Suède  s'était  faite  avec  mille 
restrictions  qu'il  aurait  voulu  pouvoir  effacer.  Lui,  le  républicain 
ennemi  du  18  brumaire,  il  ne  se  résigna  jamais  entièrement  et  sans 
farrière-pensée  du  gouvernement  personnel  à  des  institutions  qui 
étaient  presque  républicaines;  mais  enfin  il  se  sentait  roi  nouveau, 
nécessairement  libéral  en  face  des  anciens  régimes  ;  de  plus  Sué- 
dois et  Norvégiens  avaient  su  le  lier  par  d'énergiques  constitutions 
qu'ils  ne  laissèrent  pas  fléchir.  Heureusement  d'ailleurs  il  avait  un 
fils  qui,  s'il  était  encore  Français  de  naissance,  avait  été  du  moins 
élevé  dès  ses  premières  années  au  milieu  des  Suédois,  parlait  leur 
langue ,  et  ne  devait  pas  connaître  désormais  pour  lui-même  et  les 
siens  d'autre  nationalité.  Certes  Bernadotte,  comme  prince  royal, 
en  avait  assez  fait  pour  prouver  à  ses  nouveaux  sujets  qu'il  avait 
réellement  changé  de  patrie;  cependant  il  avait  continué  de  parler 
sa  langue  maternelle  :  il  régna  longtemps  de  son  palais,  de  sa 
chambre,  de  son  lit,  où  il  restait,  pendant  la  froide  saison,  des 
journées  presque  entières,  n'ayant  autour  de  soi  qu'une  camarilla 
un  peu  jalouse  dont  médisait  parfois  la  nation. 

Tout  cela  disparut  à  l'avènement  d'Oscar  I",  qui  fut  déjà  un  vrai 
roi  national.  On  l'a  toujours  dit,  le  plus  difficile  n'est  peut-être  pas 
dans  rétablissement  d'une  dynastie  l'œuvre  de  la  fondation  même; 
il  y  a  une  épreuve  souvent  plus  périlleuse,  c'est  la  transmission  du 
pouvoir.  Le  fondateur  arrive  au  milieu  de  circonstances  qui  ordi- 
nairement l'imposent,  et,  comme  ce  n'est  pas  la  plupart  du  temps  le 
hasard  de  la  naissance  qui  l'a  désigné,  il  y  a  chance  qu'il  soit  un 
homme  d'énergie  ou  de  qualités  éminentes.  Le  second  règne,  en  plus 
d'un  cas,  commence  avec  des  conditions  toutes  différentes.  S'il  y  eût 
eu  ici  un  successeur  imprudent  ou  peu  estimé,  ou  peu  capable,  il 
y  avait  place  à  quelques  dangers.  Il  faut  en  pareille  occurrence  un 
prince  très  habile,  et  le  plus  habile  est  celui  qui  par  son  intelligence, 


970  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

mais  surtout  par  sou  honuêtet»^,  sait  inspirer  l'estime  et  le  respect. 
C'était  où  excellait  le  roi  Oscar.  I!  n'est  pas  un  de  nos  voyageurs 
dans  le  nord  à  qui  il  n'ait  fait  un  bienveillant  accueil  en  souve- 
nir du  pays  natal,  et  il  n'est  pas  un  de  nous  qui  n'ait  reconnu  en 
lui  un  de  ces  princes  scrupuleux  et  dévoués,  comme  nous  en  con- 
naissions chez  nous  aussi  à  l'époque  où  s'inaugurait  son  règne  (1), 
premiers  magistrats  ou  premiers  soldats  de  leur  royaume,  mettant 
leur  honneur  dans  la  fidélité  à  la  parole  jurée,  attentifs  et  dociles  à 
toutes  les  expressions  de  la  volonté  nationale.  Comme  prince  royal, 
puis  comme  roi,  Oscar  s'était  visiblement  proposé  de  tels  modèles, 
ou  bien  naturellement  il  les  atteignait.  Ses  premières  mesures  suffi- 
rent à  montrer  que  son  règne  allait  ouvrir  au  gouvernement  des 
royaumes-unis  une  période  nouvelle.  En  concédant  aux  Norvégiens 
un  drapeau  particulier  de  commerce  et  de  marine  et  une  cocarde 
nationale,  il  témoignait  que,  loin  de  conserver,  comme  son  père, 
quelque  pensée  de  regret  ou  de  déception  à  propos  de  la  manière 
dont  s'était  accomplie  la  réunion  de  la  Norvège,   il  acceptait  de 
grand  cœur  les  faits  accomplis,  s'ils  devaient  profiter  à  la  liberté; 
il  se  donnait  pour  unique  tâche  d'entrer  en  communauté  de  pensée 
avec  ses  sujets,  ^t  de  travailler  seulement  à  diriger  le  progrès  pour 
que  la  marche  en  devînt  plus  sûre.  En  Suède  même,  il  abolissait  les 
anciens  corps  de  métiers,  saisissait  la  diète  d'un  projet  en  faveur 
de  l'émancipation  des  Juifs,  d'un  autre  sur  la  liberté  de  Findustrie 
et  du  commerce.  On  reconnaissait  une  impulsion  plus  vive,  plus 
sûre  d'elle-même,  parce  qu'elle  était  plus  sincère,  mieux  initiée 
aux  secrets  ressorts  de  l'organisation  suédoise,  et  décidée  à  entrer 
franchement  dans  la  voie  des  améliorations  sociales.  Aussi  le  reten- 
tissement de  février  I8/18  ne  causa-t-il  à  Stockholm  qu'une  passa- 
gère effervescence  :  on  en  fut  quitte  pour  quelques  vitres  cassées. 
Actif  ouvrier  de  la  cause  commune,  le  roi  Oscar  prenait  sa  part  des 
études  spéciales  que  certaines  questions  d'un  intérêt  pressant  récla- 
maient. Son  livre  des  Peines  et  des  étahlissemens  pônilcntiaires , 
I8Z1O,  témoigne  de  ses  travaux  personnels  sur  la  législation  pr'nale; 
frappé  des  inconvéniens  et  des  dangers  du  système  qui  était  alors 
partout  en  vigueur,  ce  fut  sous  sa  direction  immédiate  et  constante 
que  furent  construites  en  Suède  les  premières  prisons  cellulaires. 
Un  autre  changement  lui  tenait  au  cœur  :  il  voulait  arrêter  la  libre 
fabrication  de  l'eau-de-vie,  qui  engendrait  en  d'énormes  propor- 
tions l'ivresse,  le  ddirium  tremem,  le  suicide  et  la  folie.  Soutenu 
par  l'opinion  publique,  il  poursuivit  sans  relâche  l'accomplissement 

(1)  Bernadotte  avait  régné,  sous  le  nom  de  Cliarles  XIV  Jean,  de  1818  à  1844,  après 
avoir  réellement  gouverné,  comme  prince  royal  et  fils  adoptif  de  Charles  XIII,  depuis 
1810.  Oscar  I"  régna  de  1844  à  1853,  et  Charles  XV  de  1850  à  1872;  Charles  XV  est 
mort  le  18  septembre  dernier. 


LA  SUÈDE  SOUS  CHARLES  XV.  971 

de  cette  réforme.  L'eau-de-vie  fut  frappée  d'un  lourd  impôt  et 
d'interdictions  diverses  ;  par  surcroît,  à  la  suppression  d'un  fléau 
redoutable  vint  s'ajouter  l'avantage  d'une  exportation  considérable 
de  grains  consacrés  jadis  à  empoisonner  la  population  suédoise.  Le 
roi  Oscar  avait  coutume  de  dire  qu'à  ses  yeux  c'était  là  le  plus  con- 
sidérable et  le  plus  heureux  résultat  de  son  règne.  Il  avait  encore 
préparé  une  autre  réforme  à  laquelle  Bernadette,  que  les  difficultés 
parlementair3S  avaient  le  don  d'irriter,  n'aurait  jamais  mis  la  main  : 
c'était  celle  de  la  représentation  nationale.  Ces  progrès  législatifs, 
l'ouverture  des  premiers  chemins  de  fer  en  Suède,  un  nouveau  dé- 
veloppement du  commerce  et  de  l'industrie,  voilà  pour  l'intérieur 
les  traits  principaux  de  ce  règne  bienfaisant.  A  l'extérieur,  la  poli- 
tique d'Oscar  I"  avait  été  prudente,  non  sans  hardiesse.  Le  pacte 
conclu  par  Bernadette  avec  la  Russie,  il  l'avait  déchiré  ;  la  conven- 
tion du  18  novembre  1855,  si  la  guerre  d'Orient  eût  continué,  au- 
rait ouvert  au  nord  de  l'Europe  tout  un  autre  avenir.  L'attitude 
habile  et  honorable  d'Oscar,  utile  en  tout  cas  aux  deux  royaumes, 
avait  ménagé  au  cabinet  de  Stockholm  une  réelle  influence  lors  de 
la  conclusion  de  la  paix.  Oscar  avait  fait  enfin  des  pas  très  significa- 
tifs dans  la  voie  du  scandinavisme,  a^ors  que  le  péril  du  Danemark 
et  les  menaces  de  l'Allemagne  exaltaient  le  sentiment  de  solidarité 
qui  unit  les  trois  peuples  Scandinaves. 

II  semble  qu'il  n'y  eût  pour  Charles  XV  qu'à  continuer  l'œuvre 
de  son  père  et  à  recueillir  la  moisson  semée  par  lui.  Eh  bien  !  il  ne 
faut  pas  s'y  tromper  :  rien  que  pour  être  un  continuateur  utile, 
Charles  XV  devait  être  différent  d'Oscar  I",  parce  qu'autour  de  lui 
les  temps  et  les  esprits  avaient  changé.  Oscar  avait  grandi  et  s'était 
formé  dans  la  sphère  honnête  et  moyenne  des  idées  constitution- 
nelles. Il  avait  été  témoin  sans  doute  de  48  et  de  52,  c'est  à-dire 
d'un  malfaisant  désordre  et  d'une  réaction  funeste,  mais  il  est  per- 
mis de  croire  que  de  tels  spectacles  l'avaient  encore  affermi  dans  ses 
convictions  de  politique  et  de  souverain.  Charles  XV,  lui,  devait  ré- 
gner au  bruit  de  ces  grands  coups  du  dehors,  en  présence  de  succès 
et  de  désastres  inouis,  qui  étaient  de  nature  à  troubler  au  loin  les 
têtes  couronnées  plus  encore  peut-être  qu'à  les  instruire.  Charles  XV 
n'eut  pas  la  pensée,  il  est  vrai,  d'imiter  les  coups  d'état  ni  l'abso- 
lutisme, mais  il  fut  du  nombre  de  ces  princes  pour-lesquels,  pen- 
dant un  temps,  Paris  fat  un  lieu  de  délices,  et  auxquels  on  faisait 
croire  qu'ils  rendaient  hommage  à  l'esprit  français  en  ambitionnant 
une  loge  à  la  Grande- Duchesse  ou  à  la  Belle-IIélcne.  11  se  rangea 
ensuite  parmi  ceux  qui  furent  effrayés  de  1860  et  atterrés  de  1870. 
Les  temps  éta'ent  devenus  singulièrement  durs  et  âpres.  La  doc- 
trine des  nationalités,  doublée  de  la  vaine  théorie  des  grandes  ag- 
glomérations, l'Autriche  foudroyée  comme  trop  dangereuse  par 


972  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

son  libéralisme,  de  bien  autres  succès  encore  d'une  puissance  dé- 
testée, de  bien  autres  revers  d'une  nation  aimée,  imposaient  au  roi 
d'un  petit  peuple  intelligent,  mais  faible,  une  allure  plus  déter- 
minée, • —  non  pas  plus  autoritaire,  mais  plus  prompte  à  hâter 
les  réformes  afin  d'éviter  les  réactions.  C'est  ce  que  fit  après  tout 
Charles  XV,  on  doit  le  reconnaître,  avec  un  très  vif  sentiment  des 
circonstances,  avec  une  résolution  et  une  sincérité  parfaites.  L'es- 
prit public  en  Suède  s'était  éveillé  sous  la  double  influence  des 
premières  réformes  accomplies  pendant  le  précédent  règne  et  des 
événemens  du  dehors;  on  ne  manquait  ni  de  publicistes  de  grand 
mérite  qui  tiraient  des  faits  les  conclusions  les  plus  libérales,  ni 
d'exaltés  qui  pouvaient  n'être  pas  sans  influence  sur  une  partie  de 
la  nation.  Il  n'était  donc  que  sage,  tout  en  prenant  fort  au  sérieux 
le  rôle  modeste  et  patient  du  souverain  constitutionnel,  de  hâter 
autant  qu'on  le  pourrait  quelques-unes  des  plus  importantes  ré- 
formes. Charles  XV  le  comprit  :  toute  son  histoire  est  dans  ce  double 
rôle,  quelquefois  saillant,  plus  souvent  encore  patriotiquement  ef- 
facé. Il  n'y  aura  pas  lieu  de  parler  très  au  long  de.  sa  vie  privée, 
car  il  a  voulu  disparaître  derrière  les  grands  intérêts  publics.  C'est 
en  constatant  les  utiles  progrès  accomplis  pendant  son  règne,  quel- 
quefois par  son  influence,  sous  le  triple  rapport  politique,  écono- 
mique et  social,  que  nous  lui  rendrons  le  mieux  justice. 

I. 

Stockholm  et  la  Suède  oiFrent  un  singulier  contraste  à  quiconque 
les  a  visitées  il  y  a  vingt  ans  et  les  revoit  aujourd'hui.  Le  voyageur 
étranger  n'avait  pas  alors  de  moyen  plus  commode  pour  aller  de 
Copenhague  à  Stockholm  qu'une  traversée  de  mer  de  trois  jours 
et  trois  nuits,  heureux  quand  une  tempête  ne  le  forçait  pas  de  res- 
ter à  l'ancre  vingt-quatre  heures  dans  le  détroit  de  Calmar,  ou  de 
retourner  en  arrière  vers  quelque  port.  Il  lui  fallait  trois  jours  et 
trois  nuits,  dans  la  saison  la  plus  favorable,  pour  aller  de  Stockholm 
à  Christiania;  la  navigation  des  canaux  et  des  lacs  intérieurs,  par 
lesquels  on  descendait  vers  Gothenbourg  pour  remonter  ensuite 
vers  la  côte  de  Norvège,  trop  timide  pour  employer  les  nuits,  était 
loin  d'offrir  un  moyen  de  communication  rapide.  Stockholm  n'avait 
pas  d'hôtels,  sinon  une  maison  unique,  située  au  bas  de  la  rue  de 
la  Reine,  et  qui  s'appelait  fièrement  V Hôtel  garni.  Les  restaurans 
fermaient  impitoyablement  à  quatre  heures,  le  gaz  était  inconnu;  la 
petite  poste  était  représentée  par  un  messager  muni  d'une  clochette 
et  coiffé  d'un  grand  casque  de  cuir  bouilli,  qui  venait  à  certaines 
heures  recueillir  aux  carrefours  les  lettres  déposées  à  l'avance  dans 
la  première  boutique  venue.  C'étaient  enfin  de  vigoureuses  Dalé- 


LA  SUÈDE  SOUS  CHARLES  XV.  973 

carliennes,  avec  leur  costume  aux  vives  couleurs,  qui  faisaient  mou- 
voir à  tour  de  bras  les  aubes  de  petits  bateaux  transportant  les  pro- 
meneurs au  parc  magnifique  qui  sert  aux  habitans  de  Stockholm 
de  lieu  de  promenade  et  de  prochaine  villégiature.  Aujourd'hui  le 
voyageur,  après  la  courte  traversée  du  Sund,  franchit  en  vingt 
heures  la  distance  entre  Malmô  et  Stockholm,  en  douze  celle  entre 
Stockholm  et  Gothenbourg,  en  quinze  (depuis  le  16  juin  de  l'an 
dernJer)  celle  de  Stockholm  à  Christiania.  Les  chemins  de  fer,  les 
hôtels  confortables,  le  gaz,  ont  fait  de  Stockholm  une  grande  ville 
parfaitement  semblable  aux  autres,  sauf  les  merveilles  de  sa  situa- 
tion sur  cinq  îles.  Gothenbourg,  sa  rivale,  ressemble  à  une  ville 
anglaise  ou  américaine.  Les  perfectionnemens  industriels  se  sont 
introduits  en  Suède  d'après  les  meilleurs  modèles  britanniques. 
Parfois,  à  vrai  dire,  le  pittoresque  y  perd,  mais  le  progrès  y  gagne, 
le  progrès  social  et  moral,  fort  intéressé  au  meilleur  emploi  de 
l'activité  humaine.  Le  contraste  des  deux  époques  résume  tout  un 
changement  intérieur,  dont  une  grande  part  revient  aux  treize  an- 
nées du  règne  de  Charles  XV. 

Ce  développement  rapide  est  précisément  le  cadre  naturel  où 
il  faut  replacer,  pour  s'en  rendre  compte,  la  physionomie  vive  et 
intelligente  du  dernier  roi  de  Suède.  Les  traits  particuliers  du  ta- 
bleau où  elle  doit  figurer  sont  l'activité  même  de  la  capitale  sué- 
doise transformée,  —  ce  pont  da  Nord,  voisin  du  château,  où 
Charles  XV  passait  souvent  à  pied,  non  pas,  comme  le  calife  Ha- 
roun-al-Raschid,  pour  écouter  aux  portes  et  épier  ses  sujets,  mais 
ne  dédaignant  pas  de  s'entretenir,  en  usant  du  tutoiement  tradi- 
tionnel, privilège  antique  de  la  couronne,  avec  ceux  qu'il  rencon- 
trait, —  cet  Ulricsdal  voisin  de  Stockholm,  résidence  d'été  où  il 
avait  réuni  de  nombreux  objets  d'art.  Charles  XV  plaisait  au  peuple 
suédois  par  sa  haute  mine  et  son  caractère  chevaleresque.  Il  a  déjà 
sa  légende  :  j'ai  sous  les  yeux  quelques-unes  des  petites  brochures 
publiées  après  sa  mort  pour  être  répandues  par  le  colportage  : 
Souvenirs  de  Charles  XV,  Anecdotes  sur  Charles  XV,  etc.  On  vou- 
drait y  trouver  quelques  traits  originaux;  mais  qui  ne  sait  ce  que 
sont,  dans  tous  les  pays  du  monde,  les  recueils  populaires  d'anec- 
dotes et  de  mots  soi-disant  heureux?  Quand  les  auteurs  de  ces 
sortes  de  recueils  ne  sont  pas  eux-mêmes  très  pauvres  d'esprit,  ce 
sel  a  tout  au  moins  un  goût  de  terroir  et  ne  s'exporte  pas  facile- 
ment; on  peut  voir  ce  que  sont  déjà  les  prétendus  bons  mots  des 
héros  de  Plutarque.  De  plus  le  sentiment  monarchique  ou  l'indus- 
trialisme qui  l'exploite  n'y  regarde  pas  de  si  près  et  n'a  pas  le  goût 
difficile.  Toutefois,  si  la  plupart  des  jeux  de  mots  qu'on  nous  offre 
ici  sont  trop  plats  ou  intraduisibles,  les  anecdotes  sont  du  moins  de 
nature  à  donner  une  assez  juste  idée  de  la  simplicité,  de  l'appa- 


974  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rente  bonhomie,  sans  cloute  un  peu  politique,  avec  laquelle  le  feu 
roi  se  prêtait  à  de  familières  surprises,  non  pas  selon  la  manière 
théâtrale  et  guindée  de  la  cour  de  Gustave  111,  mais  avec  une  allure 
qui,  pour  être  plus  moderne,  ne  devait  que  se  faire  mieux  accueillir 
de  la  tradition  populaire. 

Charles  XV  s'entretenait,  à  un  bal  chez  son  frère  le  duc  d'Ostro- 
gothie  (aujourd'hui  Oscar  II),  avec  un  horloger  de  la  ville,  officier 
dans  les  tirailleurs  volontaires,  comme  qui  dirait  chez  nous  dans 
la  garde  nationale.  Celui-ci  faisait  l'habile  en  stratégie  sans  y  rien 
connaître.  «  Allons,  lui  dit  le  roi,  tu  es  plus  fort  en  tictac  qu'en 
tactique  !  »  C'est  là  un  mot  à  la  façon  de  notre  dix- huitième  siècle  : 
on  croirait  l'avoir  lu,  adressé  par  exemple  au  comte  de  Guibert,  à 
propos  de  sa  fameuse  Tactique.  —  Un  jour,  une  famille  finlandaise  en 
voyage  à  Stockholm  et  aux  environs  parcourait  le  parc  d'Ulricsdal. 
Elle  rencontre  le  roi  sans  le  connaître,  l'arrête,  et  lui  demande  son 
chemin,  puis  se  plaint  k  lui  de  ce  qu'elle  ne  peut  visiter  le  château 
parce  que  la  famille  royale  l'habite.  «  N'est-ce  que  cela?  répond 
l'inconnu,  suivez-moi,  »  et  lui-môme  introduit  et  dirige  ses  hôtes. 
Comme  ils  souhaitent  après  ce'a  de  voir  les  personnes  royales,  il  les 
aposte  en  un  lieu,  les  quitte,  et  n'a  pas  de  peine  bientôt  à  les  sa- 
tisfaire. On  reconnaît  ici  le  thème  traditionnel ,  on  se  souvient  du 
Henri  IV  légendaire  avec  son  villageois  en  croupe.  —  Charles  XV 
avait  au  moins  un  certain  trait  de  ressemblance  avec  notre  Béar- 
nais; quand  le  roi  de  Danemark  Frédéric  VII,  pendant  l'été  de 
1863,  dut  venir  en  Suède  pour  le  camp  de  Scanie,  où  les  deux  mo- 
narques amis  allaient  se  rencontrer,  il  expédia  cette  dépêche  à  son 
bon  frère  et  cousin  :  «  Amènerai-je  ma  femme  (M'"^  la  comtesse 
Danner)?  »  Charles  XV  lui  répondit  immédiatement:  «  Amènes-en 
tant  que  tu  voudras  !  » 

On  sait  que  Charles  XV  était  peintre  et  poète,  et  écrivain  mili- 
taire. Il  n'importe  pas  outre  mesure  de  marquer  précisément  à  quel 
degré  de  talent  comme  artiste  et  comme  littérateur  il  avait  su  s'é- 
lever; ces  traits  de  sa  biographie  n'en  sont  pas  moins  à  noter.  Nous 
avions  naguère,  à  la  bibliothèque  du  Louvre,  une  assez  curieuse 
collection,  formée  par  les  soins  de  M.  Barbier,  de  tous  les  livres 
composés  par  les  rois  ou  les  princes.  La  famille  Bernadette,  en  y 
comprenant  le  regretté  prince  Gustave,  musicien  vraiment  distingué 
(mort  le  1h  septembre.  1852),  y  occupait  une  large  place.  Or  il  faut 
considérer,  dans  l'histoire  de  la  dynastie  suédoise,  que  pas  une  de 
ces  publications  ne  manquait  son  but;  chacune  était  en  quelque  me- 
sure un  acte  politique  contribuant  à  identifier  la  famille  nouvelle 
avec  lepays.  Chez  un  peupie  sérieux  et  de  bon  vouloir  tel  que  les 
Suédois,  où  la  royauté  constitutionnelle  est  adoptée  comme  une  dé- 
fense et  une  garantie  nationale,  il  reste,  à  côté  d'esprits  libres  en 


LA    SUÈDE    SOUS    CHARLES   XV,  975 

assez  grand  nombre,  beaucoup  de  sentimens  monarchiques,  d(îvoués 
au  trône  et  à  l'autel.  J'y  ai  connu  maints  officiers,  jeunes  et  vieux, 
qui  sur  ce  point  n'entendaient  pas  raillerie,  et  devant  lesquels  il  ne 
fallait  médire  ni  de  Charles  XII  ni  de  Gustave  lU,  ni  de  Bernadotte. 
Pour  ceux-là  comme  pour  le  peuple,  en  dehors  de  certains  cri- 
tiques auxquels  restait  le  privilège  de  l'examen,  et  qui  n'avaient 
d'ailleurs  qu'à  reconnaître  tout  au  moins  les  louables  intentions 
et  les  utiles  efforts,  chacun  de  ces  livres  de  leurs  rois  ou  de 
leurs  princes,  traitant  toujours  de  quelque  sujet  qui  tenait  au  cœur 
de  la  nation,  devenait  un  langage,  familier  ou  grave,  tombant  de 
haut  et  s'adressant  par  quelques  points  au  patriotisme  local.  C'est 
ainsi  que  le  roi  Oscar  P"",  avec  un  accent  digne  de  tous  les  respects, 
avait  traité  des  modifications  à  introduire  dans  la  li'-gislation  pé- 
nale (1).  C'est  ainsi  que  son  fils  Charles  XV  avait  étudié  à  plusieurs 
reprises  les  prodigieux  changemens  survenus  dans  les  armemens  et 
la  tactique  militaire  (2).  Même  lorsqu'il  avait  paru  se  livrer  le  plus 
librement  à  ses  goûts  personnels,  Charles  XV  s'était  trouvé  d'ac- 
cord avec  le  goût  public  tel  qu'il  s'exprimait  il  y  a  une  trentaine 
d'années,  par  exemple  lorsqu'il  écrivait  de  petits  récits  poétiques 
dans  la  manière  de  la  Saga  de  Frithiof,  mise  en  vers  par  Te- 
gner  (3).  Ce  n'était  pas  uniquement  chaque  fois  un  calcul  réfléchi 
de  sa  part,  c'était  bien  plutôt  qu'étant  né,  le  premier  de  sa  race, 
parmi  les  Suédois,  il  pensait  et  sentait  comme  eux,  et  c'était  ce 
dont  ils  lui  savaient  tous  un  gré  infini.  Son  frère,  le  roi  actuel,  écri- 
vait, lui  aussi,  un  poème  à  la  gloire  de  la  marine  suédoise,  en  même 
temps  que,  l'un  des  chefs  actifs  de  la  flotte,  il  était  fort  occupé  de 
la  grande  question  d'une  réorganisation  de  cette  arme  suivant  les 
Hécessités  que  l?.s  transformations  récentes  imposent. 

Le  règne  de  Charles  XV  restera  mémorable  dans  les  annales  sué- 
doises surtout  par  le  grand  changement  politique  de  1866,  par  la 
réforme  de  la  représentation  nationale.  On  sait  que  le  mode  de  re- 
présentation en  Suède  reposait  naguère  encore  sur  l'antique  par- 
tage de  la  nation  en  quatre  ordres  ou  états  :  nobles  et  prêtres,  bour- 
geois et  paysans.  On  imagine  avec  quelle  aisance  pouvait  marcher 
ce  char  à  quatre  chevaux  qui  tiraient  souvent  deux  par  deux  en  sens 
inverse.  Rien  que  pour  le  mettre  en  branle  et  ensuite  pour  le  dé- 
teler à  la  fin  des  sessions,  il  fallait  tout  un  curieux  travail,  dont  le 
spectacle  était  fort  recherché  du  visiteur  étranger.  Le  héraut  du 

(1)  Outre  son  Traité  des  peines  et  des  prisons,  il  avait  aupsi  publié  deux  études  sur 
le  Commerce  des  grains  et  VÉduration  du  soldat  en  temps  de  guerre. 

[i)  Idées  et  réflexions  sur  les  mouvemens  de  la  tactique  moderne,  —  Considérations 
sur  l'infanterie;  ouvrages  publiés  on  français  chez  Tauera,  rue  de  Savoie,  à  Paris. 

(3)  Légendes  et  poèmes  Scandinaves,  par  le  roi  Charles  XV,  traduit  par  M.  de  La- 
grèze,  1  vol.  in-18. 


976  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

royaume,  en  costume  de  gala,  avec  timbales  et  trompettes,  et  suivi 
des  gardes  du  corps,  allait  annoncer  sur  les  différentes  places  de  la 
ville  l'ouverture  ou  la  clôture  de  la  diète.  Il  y  avait  une  double  cé- 
rémonie, religieuse  d'abord,  puis  d'apparat,  dans  la  grande  salle 
des  états,  où  paraissait  le  roi,  couronne  en  tête  et  sceptre  en  main, 
entouré  des  princes  et  des  grands  du  royaume.  Après  le  discours 
royal,  le  maréchal  du  royaume,  président  de  la  noblesse,  et  les 
orateurs  des  trois  autres  ordres  venaient  complimenter  le  roi  et  re- 
cevaient ses  réponses;  puis,  la  cérémonie  publique  terminée,  cha- 
cun des  quatre  ordres  envoyait  ses  délégués  souhaiter  la  bienvenue 
aux  autres,  qui  répondaient  par  de  semblables  messages.  Cela  faisait 
bien  en  tout  une  vingtaine  de  harangues,  après  quoi  il  s'en  fallait 
encore  que  les  discussions  pussent  commencer  :  il  restait  à  vérifier 
les  pouvoirs,  etc.  Ce  n'étaient  là  cependant  que  les  moindres  incon- 
véniens.  On  comprend  bien  que  la  représentation  par  ordres  lais- 
sait place  à  de  redoutables  influences  extérieures.  «  C'est  un  sys- 
tème très  profitable  à  la  couronne,  disait  franchement  Bernadotte. 
La  marche  lente  et  compliquée  des  opérations  offre  mille  combinai- 
sons diverses  dont  on  profite  aisément.  Les  prêtres  sont  toujours 
avec  le  gouvernement,  les  paysans  ne  font  guère  que  ce  qu'on  leur 
conseille,  on  peut  obtenir  beaucoup  des  bourgeois  en  les  caressant, 
et  de  la  sorte  on  paralyse  l'opposition  la  plus  redoutable,  celle  des 
nobles,  qui  au  reste  ne  sont  pas  difficiles  à  gagner  :  seulement  il  en 
coûte!  »  Bernadotte,  en  parlant  ainsi,  faisait  peut-être  l'enfant  ter- 
rible et  se  vantait  bien  un  peu;  cependant  il  y  a  du  vrai  :  les  ré- 
formes qui  ne  plaisaient  pas  en  haut  lieu  risquaient  de  se  trouver 
très  longtemps  arrêtées,  puis  abandonnées  finalement. 

Une  autre  injustice  et  un  autre  danger  inhérent  au  système  des 
quatre  ordres,  c'était  qu'il  offrait  une  fausse  expression  du  pays, 
car  un  certain  nombre  de  professions  n'y  trouvaient  nulle  place,  par 
exemple  les  industriels  n'habitant  pas  dans  les  villes,  les  avocats, 
les  artistes,  etc.  Ces  iniques  exceptions  frappaient  précisément  une 
partie  de  la  nation  en  qui  se  résumaient  les  énergies  les  plus  vives 
et  les  plus  conformes  au  développement  de  l'esprit  moderne.  11  était 
impossible  qu'un  changement  si  nécessaire  se  fît  longtemps  attendre. 
On  commença  par  élargir  quelques-uns  des  cadres  en  y  faisant  en- 
trer, suivant  leurs  professions ,  certains  groupes  de  citoyens  ;  mais 
ce  n'était  là  qu'une  consécration  nouvelle  d'un  principe  vieilli  et 
hors  d'usage.  Le  roi  Oscar,  qui  avait  semblé  d'abord  se  prêter  sur 
ce  point  au  vœu  public,  arrêté  plus  tard,  soit  par  l'opposition  obs- 
tinée des  nobles  et  des  prêtres,  soit  par  la  pensée  de  retenir  en- 
core quelque  temps  un  instrument  de  pouvoir,  avait  cessé  d'y  être 
franchement  favorable.  Ce  fut  donc  de  la  part  de  Charles  XV  une 
résolution  généreuse  et  en  apparence  très  désintéressée,  en  réalité 


LA   SUÈDE    SOUS    CHARLES    XY.  977 

très  avisée  et  très  sage,  que  de  déclarer  dès  son  avènement  ses 
vœux  personnels  pour  une  telle  réforme;  il  y  fut  ensuite  aidé  par 
un  ministère  dévoué  et  libéral.  Une  chose  manquait  encore  pour 
faire  espérer  le  succès,  c'était  une  préparation  logique.  Avant  de 
renverser  un  système  qui ,  faisant  partie  intégrante  d'une  constitu- 
tion née  sur  le  sol,  avait  longtemps  répondu  à  l'état  réel  de  la  na- 
tion, avant  d'y  substituer  une  représentation  nouvelle  prétendant 
tenir  compte  des  élémens  qui  étaient  survenus,  il  fallait  réunir,  or- 
ganiser et  par  là  même  fortifier  ces  élémens  que  l'antique  consti- 
tution ne  connaissait  pas  ou  connaissait  à  peine.  C'est  ce  qu'on 
essaya  de  faire  dès  1860  par  une  organisation  communale  entière- 
ment renouvelée,  qui  comprit  des  assemblées  provinciales  en  partie 
analogues  à  nos  conseils-généraux.  Une  portion  de  l'administration 
civile  leur  était  réservée,  effort  de  décentralisation  en  tout  cas  sa- 
lutaire, et  on  y  vit  figurer  toutes  les  classes  destinées  à  jouer  leur 
rôle  dans  les  larges  cadres  qu'on  voulait  substituer  à  l'ancienne 
machine  de  1809. 

Les  voies  ayant  été  ainsi  préparées,  le  projet  de  réforme  fut  pré- 
senté par  le  ministère  même;  les  noms  de  ces  ministres  demeure- 
ront attachés  à  ce  grand  souvenir  :  c'étaient  les  barons  de  Geer  et 
Gripenstedt  et  le  comte  Manderstrœm.  «  Craignez,  si  vous  ne  vo- 
tez aujourd'hui,  dit  le  baron  de  Geer  aux  opposans  lors  de  la  se- 
conde lecture,  qu'il  ne  soit  dès  demain  trop  tard.  »  Pendant  quatre 
journées  consécutives  que  dura  cette  discussion  dans  la  seule 
chambre  des  nobles,  88  personnes  prirent  successivement  la  pa- 
role. Enfin,  le  7  décembre  1865,  663  membres  de  la  noblesse  étant 
présens,  la  réforme  fut  adoptée  par  361  voix  contre  29/i.  Il  y  avait 
eu  des  protestations,  même  éloquentes,  mais  elles  s'étaient  perdues 
dans  le  concert  des  acclamations  de  tout  un  peuple  assemblé  dans  les 
rues  et  sur  les  places.  Le  7  décembre  1865  fut  pour  ce  peuple  un 
jour  de  fête  et  de  triomphe  politique;  on  prodiguait  les  applaudis- 
semens  à  chacun  des  ministres.  Si  le  roi  paraissait  en  ville,  on  dé- 
telait sa  voiture,  on  lui  prodiguait  les  ovations  dans  les  théâtres;  la 
nation  tout  entière,  que  nulle  répartition  factice  ne  divisait  plus, 
était  unie  avec  le  souverain  dans  l'espérance  d'un  développement 
général  et  certainement  fécîDnd. 

Quelles  sont  les  conditions  nouvelles  de  la  représentation  natio- 
nale en  Suède?  Comment  est  constitué  le  droit  de  suffrage?  Jus- 
qu'où s'étend-il?  Comprend-il  les  gens  sans  aveu,  sans  domicile 
réel,  sans  participation  aux  charges  publiques  ?  Cette  grave  fonc- 
tion du  citoyen  est-elle  considérée,  en  vertu  de  quelque  vague 
doctrine  philosophique,  comme  un  droit  naturel  et  imprescriptiblej 
oujbien  comme  un  sérieux  devoir  dont  il  faut  être  capable,  ou 

TOME  eu.  —  1872.  62 


978  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

môme  comme  une  récompense?  De  telles  questions  n'intéressent 
pas  seulement  la  Suède.  Partout  où  elles  se  posent,  on  rencontre 
un  aspect  utile  à  envisager  du  grand  problème  qui  agite  l'Europe 
et  surtout  la  France,  et  qui  n'est  autre  que  l'organisation  de  la  dé- 
mocratie. Ce  qui  est  surtout  remarquable  en  Suède,  c'est  l'absence 
de  précipitation,  l'esprit  de  mesure,  à  la  fois  prudent  et  hardi,  qui 
aura  présidé  à  la  transformation  du  mode  de  représentation  natio- 
nale. Il  en  aura  été  de  cette  réforme  comme  de  ces  fruits  qui  se 
laissent  cueillir  à  un  certain  degré  de  maturité  avant  l'hiver,  mais 
pour  achever,  une  fois  cueillis  à  propos,  de  mûrir  encore.  Rien  de 
radical  dans  un  changement  si  complet;  la  noblesse  suédoise  par 
exemple  n'avait  pas  fait  encore  son  h  août;  elle  continua  d'exister, 
ainsi  que  le  clergé,  comme  corps  à  part,  sinon  comme  un  ordre  po- 
litique. En  même  temps  que  le  changement  de  représentation  était 
décrété,  deux  institutions  nouvelles  prenaient  naissance,  le  synode 
et  l'assemblée  particulière  des  nobles.  Le  synode  se  réunit  tous  les 
cinq  ans;  il  a  le  droit  de  faire  des  propositions  sur  les  affaires  qui 
regardent  la  constitution  intérieure  de  l'église,  et  même  d'op- 
poser son  veto  aux  résolutions  prises  par  le  gouvernement  et  la 
diète  à  ce  sujet.  Le  premier  de  ces  synodes  s'est  assemblé  pendant 
l'été  de  1868.  De  même  la  première  des  nouvelles  assemblées  de 
la  noblesse  a  eu  lieu  en  février  69  et  la  seconde  en  février  72,  et 
il  a  fallu  l'assentiment  des  nobles  pour  rendre  valable  la  décision 
de  la  diète  abolissant  le  forum  privilegiatum,  c'est-à-dire  le  der- 
nier orivilége  qu'ils  eussent  conservé,  celui  de  ne  pouvoir  être  cités 
en  certains  cas  que  devant  les  cours  supérieures  ou  tribunaux  de 
seconde  instance. 

Le  pouvoir  législatif  et  le  droit  de  représentation  nationale  ap- 
partiennent d'ailleurs,  en  vertu  de  la  loi  du  22  juin  1866,  qui  a 
mis  en  pratique  la  réforme  décidée  au  mois  de  décembre  précé- 
dent, à  une  diète  composée  de  deux  chambres  ayant  dans  toutes 
les  questions  même  compétence  et  même  autorité.  Pour  les  ses- 
sions ordinaires,  la  diète  se  réunit  sans  convocation  spéciale  le 
15  janvier  de  chaque  année,  et  ne  peut  être  dissoute,  sinon  sur  sa 
demande,  que  quatre  mois  après  sa  réunion,  à  moins  que  le  roi 
n'ordonne,  pendant  la  session,  des  élevions  nouvelles.  Le  roi  peut 
aussi  convoquer  des  diètes  extraordinaires,  qui  ne  doivent  s'occu- 
per que  de  certaines  questions  désignées  à  l'avance.  Ces  dernières 
dispositions  n'empêchent  pas,  comme  on  voit,  que  la  diète  n'ait 
son  existence  par  elle-même  et  son  indépendance  à  l'égard  de  la 
royauté;  mais  que  faut-il  penser  de  l'apparente  identité  des  deux 
chambres  ayant  «  même  compétence  et  même  autorité?  »  Il  se- 
rait évidemment  absurde  que  rien,  dans  la  constitution,  ne  vînt 
les  distinguer,  et  tout  ce  qui  les  distinguera  rendra  aussitôt  inégale 


LA    SUÈDE    SOUS   CHARLES   XV.  979 

leur  part  d'autorité  respective.  Or  l'une  est  dite  première  et  l'autre 
seconde  chambre.  On  est  élu  à  la  première  chambre  pour  neuf  ans 
par  des  assemblées  provinciales  qui  correspondent,  suivant  les  di- 
verses localités,  à  nos  conseils-généraux  et  municipaux.  C'est  donc 
une  sorte  de  suffrage  à  deux  degrés.  Il  faut,  pour  être  élu  à  la  pre- 
mière chambre,  être  âgé  de  trente- cinq  ans  accomplis  et  posséder 
ou  avoir  possédé  au  moins  depuis  trois  ans  avant  l'élection  des  im- 
meubles évalués,  pour  l'assiette  de  l'impôt,  à  80,000  rixdales  ou 
112,000  francs  environ  (1),  ou  bien  avoir  payé  l'impôt  pendant  une 
même  période  sur  un  revenu  annuel  de  /ï,000  rixdales  (5,(500  francs. 
Toutes  les  sources  de  gain  et  particulièrement  les  traitemens  des 
fonctionnaires  comptent  pour  l'évaluation  de  ce  revenu.  Les  mem- 
bres de  la  première  chambre  ne  reçoivent  aucune  indemnité. 

Les  membres  de  la  seconde  chambre  sont  élus  pour  trois  ans.  Le 
droit  de  suffrage  est  donné,  dans  la  commune  où  il  est  domicilié,  à 
tout  individu  âgé  de  vingt  et  un  ans,  en  possession  du  droit  de  vote 
pour  les  affaires  communales,  c'est-à-dire  participant  à  l'impôt 
comme  possesseur  d'un  revenu  supérieur  à  300  rixdales,  et  ayant 
la  propriété  ou  l'usufruit  d'un  immeuble  évalué,  pour  l'assiette  de 
l'impôt,  à  1,000  rixdales  au  minimum,  ou  bien  à  celui  qui  a,  pour 
au  moins  cinq  ans,  affermé  une  terre  évaluée  à  6,000  rixdales  au 
minimum,  ou  enfin  à  celui  qui  paie  l'impôt  à  l'état  sur  un  revenu 
annuel  d'au  moins  800  rixdales.  On  ne  peut  être  élu  membre  de  la 
seconde  chambre  qu'à  vingt-cinq  ans  accomplis,  et  à  condition  de 
posséder  ou  d'avoir  possédé  au  moins  un  an  avant  l'élection  le  droit 
de  suffrage  dans  la  commune  ou  dans  une  des  communes  pour  les- 
quelles on  est  élu.  Les  membres  de  la  seconde  chambre  reçoivent 
une  indemnité  de  1,200  rixdales  pour  chaque  session  ordinaire. — 
On  élit  un  député  à  la  première  chambre  par  groupe  de  30,000  ha- 
bitans,  un  député  à  la  seconde  par  groupe  de  10,000. 

Ces  indications  suffisent  à  jmontrer,  pour  ce  qui  concerne  la  re- 
présentation élue,  que  la  première  chambre,  composée  de  membres 
plus  âgés,  plus  riches,  moins  nombreux  que  ceux  de  la  seconde 
chambre,  est  destinée  à  devenir  une  chambre  haute,  sans  avoir  ce- 
pendant de  prérogatives.  La  chambre  basse  ou  seconde  chambre 
pénètre  plus  avant,  par  une  notable  extension  de  l'éligibilité,  dans 
le  cœur  de  la  nation;  elle  semble,  par  le  principe  de  l'indemnité 
qui  lui  est  appliqué,  plus  voisine  de  la  démocratie;  elle  est  plus  nom- 
breuse. 11  était  donc  facile  de  prévoir  qu'elle  prendrait  un  prompt 
ascendant,  et  l'on  a  vu  déjà  en  effet,  bien  que  le  mécanisme  de  la 
nouvelle  diète  ne  soit  en  mouvement  que  depuis  six  ans,  des  mem- 
bres élus  à  la  prem.ière  chambre  donner  leur  démission  pour  se  pré- 

(1)  Le  rixdale  vaut  1  franc  40  centimes. 


980  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

senter  à  la  seconde,  s'ils  avaient  à  faire  accepter  des  projets  de  lois 
leur  tenant  au  cœur.  C'est  ce  qu'a  fait  M.  le  comte  Eric  Sparre  aux 
élections  de  69.  Quant  au  droit  de  suffrage,  on  voit  qu'il  est  passa- 
blement restreint  par  des  conditions  de  cens  et  de  domicile.  Aussi  y 
a-t-il  eu  des  propositions,  peu  soutenues  il  est  vrai,  ayant  en  vue  le 
vote  presque  universel.  C'est  par  cette  pente  que  la  Suède  peut  se 
voir  entraînée  vers  l'arène  où  se  débattent  péniblement  aujourd'hui 
plusieurs  grandes  nations  cruellement  partagées  entre  l'instinct 
conservateur  et  la  promiscuité  anarchique,  entre  l'esprit  de  pro- 
grès, de  tradition  libérale,  et  les  rêves  anarchiques  du  socialisme. 
Ce  ne  sont  plus  les  grandes  nations  seulement  qui  souffrent  de  cette 
contagion  redoutable;  elle  s'étend  avec  une  effrayante  rapidité 
même  à  de  petits  peuples,  que  ne  préserve  pas  leur  prospérité  re- 
lative. La  rapidité  des  communications  et  la  promptitude  des 
échanges  intellectuels  aussi  bien  que  commerciaux  ont  produit,  à 
côté  de  merveilleux  et  bienfaisans  résultats,  quelques  terribles  dés- 
ordres, desquels  on  doit  espérer  qu'ils  ne  seront  que  passagers.  Au 
nombre  de  ces  désordres,  et  l'un  des  plus  graves ,  est  ce  vertige 
qui,  s'emparant  de  tant  d'esprits,  les  détache  des  sentimens  les 
plus  vrais,  ceux  de  la  patrie,  de  la  famille  et  du  devoir,  pour  les  li- 
vrer aux  plus  trompeuses  espérances  et,  à  vrai  dire,  aux  plus  cou- 
pables convoitises.  Raisonneurs  cosmopolites,  révolutionnaires  uni- 
versels, ils  ne  connaissent  plus  ces  antiques  barrières  des  diverses 
nationalités,  et  quiconque  dans  les  deux  mondes  se  révolte  et  blas- 
phème, quiconque  demande  le  remède  de  ses  maux  à  la  revendi- 
cation matérialiste  et  athée  est  leur  concitoyen  ;  il  se  trouve  des 
savans  pour  traduire  en  toutes  les  langues  ces  coupables  et  mono- 
tones théories,  et  de  faux  esprits  ou  plus  souvent  des  ambitieux 
haïssables  pour  conduire  ces  troupeaux  hébétés  à  leur  propre  perte 
à  travers  la  ruine  générale. 

Il  y  a  trois  ans  à  peine,  en  1869,  le  gouvernement  anglais  avait 
demandé  à  ses  agens  diplomatiques  des  informations  sur  la  condi- 
tion des  classes  ouvrières  chez  les  diverses  nations;  ces  rapports, 
réunis  dans  un  des  livres  bleus,  forment  une  immense  et  intéres- 
sante enquête,  qui  a  été  publiée.  Si  vous  y  consultez  les  chapitres 
sur  les  trois  pays  du  nord  Scandinave,  nulle  crainte  n'y  est  expri- 
mée à  ce  sujet  pour  aucun  d'entre  eux.  Il  y  a  bien  le  fait  constant 
de  l'émigration  qui  trahit  l'absence  du  patriotisme  et  la  foi  dans 
l'utopie;  mais  les  observateurs  remarquent  expressément,  à  la  date 
de  1869,  qu'il  n'y  a  dans  le  nord  aucune  trace  de  lutte  engagée 
entre  le  capital  et  le  travail,  ni  d'hostilité  entre  les  classes  diverses, 
ni  d'associations  ouvrières  haineuses  et  irritées.  Yoici  cependant 
qu'aujourd'hui,  après  trois  ans  à  peine,  le  Danemark  est  envahi  par 
V Internationale ,  qui  compte  dans  ce  royaume,  assure-t-on,  des 


LA  SUÈDE  SOUS  CHARLES  XV.  981 

milliers  d'adliérens.  On  a  pu  se  convaincre  aux  dernières  élections 
de  Copenhague,  au  mois  de  septembre,  des  progrès  du  mal.  Après 
avoir  étendu  son  action  par  plusieurs  sociétés,  dont  la  plus  active 
semblait  être  celle  de  la  petite  ville  de  Horsen,  et  par  un  journal 
intitulé  le  Socialiste,  V Internationale  osa  espérer  certains  succès 
par  le  vote  populaire.  Contre  le  parti  national-libéral,  dont  les  re- 
présentans  très  distingués  s'appelaient  M.  Bille,  longtemps  rédac- 
teur d'un  journal  important,  le  Bagblad,  —  ou  M.  Rlmestad,  ou 
M.  Hall,  l'ancien  ministre  des  affaires  étrangères,  elle  s'unit  avec  la 
gauche,  et  elle  improvisa,  dans  les  circonscriptions  de  Copenhague 
où  l'on  rencontrait  le  plus  grand  nombre  d'ouvriers,  des  candida- 
tures ouvrières.  Bien  plus,  elle  fit  choisir  pour  ces  candidatures  des 
condamnés  actuellement  sous  les  verrous,  ceux  qu'on  appelait  dans 
le  parti  les  martyrs  de  la  bonne  cause,  et  la  paisible  ville  de  Co- 
penhague vit  fleurir  et  se  multiplier  les  réunions  électorales;  un 
M.  Wûrtz,  fabricant  de  cigares,  président  de  la  section  danoise  de 
V Internationale,  avec  un  cortège  d'élite,  venait  échauffer  les  esprits 
et  renforcer  les  voix.  C'était  là  qu'on  posait  les  candidatures  de 
M.  Louis  Pio,  de  M.  Paul  Geleff,  ces  «  victimes  des  bourgeois.  » 
Le  directeur  de  la  police  ne  consentait  pas  malheureusement  à 
élargir  ses  prisonniers  pour  leur  permettre  de  venir  faire  des  ha- 
rangues, et  il  ne  leur  restait  qu'à  répandre  de  la  prison  leurs  pro- 
fessions de  foi  en  grand  nombre;  mais  les  frères  et  amis  les  com- 
mentaient dans  les  clubs,  et  chaque  matin  le  journal  le  Socialiste 
enregistrait  d'innombrables  adhésions,  signées  des  noms  les  plus 
inconnus,  aux  doctrines  énoncées.  Il  terminait  toujours  par  quelque 
tirade  semblable  à  celle-ci,  que  nous  lui  empruntons  :  «  Travail- 
leurs! l'heure  de  votre  délivrance  approche;  le  grand  jour  est  ar- 
rivé. Pendant  des  siècles,  le  travailleur  danois  a  gémi  sous  l'escla- 
vage et  l'oppression  ;  tous  ils  le  tenaient  courbé  sous  leurs  talons, 
pas  une  voix  ne  s'élevait  pour  lui;  mais  maintenant  il  va  élire  des 
hommes  qui  plaideront  sa  cause  et  la  feront  triompher  en  dépit  de 
la  haine  et  de  l'envie,  en  dépit  de  l'insulte  et  de  la  persécution. 
Travailleurs,  vos  chefs  comptent  sur  vous!  »  On  voit  par  ces  lignes 
que  l'éloquence  démagogique  est  partout  la  même,  comme  seront 
partout  les  mêmes  les  maux  qu'elle  engendrera.  U Internationale 
n'a  encore  remporté  à  Copenhague  aucun  des  triomphes  que  dès 
maintenant  elle  y  rêvait.  M.  Louis  Pio,  dans  la  cinquième  circon- 
scription de  Copenhague,  comprenant  un  grand  faubourg  et  beau- 
coup d'ouvriers,  n'a  obtenu  que  199  voix  contre  1,142  données  à 
son  adversaire;  M.  Paul  Geleff  n'a  eu  que  26  voix  contre  929,  et 
ainsi  des  autres;  mais  ce  premier  essai  n'en  a  pas  moins  eu  du 
retentissement.  C'est  beaucoup  trop  que,  dans  le  district  où  un 
homme  comme  M.  Hall  avait  été  vingt  ans  député,  on  ait  osé  lui 


982  REVOE  DES  DEUX  MONDES. 

opposer  un  officier  de  l'armée,  rédacteur  d'une  feuille  imitant,  pa- 
raît-il, les  plus  mauvais  journaux  de  Hambourg,  ce  qui  n'est  pas 
peu  dire.  C'est  trop  que,  dans  un  pays  agricole  tel  que  le  Dane- 
mark, où  s'opère  en  ce  moment  une  sorte  de  transformation  de  la 
propriété  immobilière,  des  fermens  de  troubles  vraiment  redouta- 
bles aient  trouvé  si  promptement  accueil.  L'esprit  public  est  simple 
et  droit  chez  ces  peuples  :  il  faut  espérer  qu'il  résistera;  mais  ce 
serait  aux  grandes  nations  à  les  soutenir  par  leurs  exemples  et  à  les 
guider. 

La  Suède  a-t-elle  reçu  quelque  atteinte  du  mal  qui  commence 
d'attaquer  son  voisin  ?  On  ne  saurait  répondre  par  une  négation 
absolue.  La  province  suédoise  de  Scanie  est  très  proche  de  l'île  de 
Seeland,  non-seulement  par  la  faible  distance,  mais  aussi  par  la 
ressemblance  du  climat,  par  celle  des  conditions  agricoles  et  indus- 
trielles, par  des  communications  qui  sont  de  chaque  jour.  Pendant 
l'été  de  71,  des  délégués  de  VJntetvmiionale  s'en  vinrent  dans  une 
petite  ville  de  cette  province,  à  ïstad,  port  très  fréquenté  qui  sert 
de  point  d'arrêt  entre  Lubeck  et  Stockholm  ainsi  que  pour  plusieurs 
autres  lignes  de  navigation  à  vapeur.  Ils  essayèrent  là  de  faire  de 
la  propagande,  mais  l'éloquence  du  club  ne  fut  pas  du  goût  de  la 
population  d'Ystad,  et  pour  cette  fois  ils  essuyèrent  un  véritable 
échec.  Néanmoins  c'est  dans  la  même  province  que  tout  récemment 
un  grand  nombre  de  fermiers,  accablés  par  des  baux  onéreux,  se 
sont  mis  en  tête  que  les  terres  appartenaient  toutes,  comme  aux 
premiers  temps  du  moyen  âge,  à  la  royauté,  et  que  le  roi  pouvait 
dépouiller  les  détenteurs  actuels  pour  les  investir  eux-mêmes  direc- 
tenîent,  sauf  redevance.  Il  y  avait  là  un  souvenir  de  la  fameuse 
réduction  jadis  opérée  par  Charles  XI,  alors  qu'en  1682  il  avait  réuni 
de  nouveau  à  la  couronne  toutes  les  terres  qui  en  avaient  été  sé- 
parées depuis  le  commencement  du  siècle;  mais  cette  spoliation  de 
la  noblesse  avait  eu  lieu  dans  un  temps  où  l'esprit  public  ne  son- 
geait à  en  faire  profiter  que  la  royauté  même,  dont  on  invoquait 
l'absolutisme  contre  une  noblesse  détestée.  Aujourd'hui  ce  ne  serait 
plus  une  classe  privilégiée  qu'on  dépouillerait  de  la  sorte,  et  une 
pure  atteinte  au  droit  de  propriété  n'aboutirait  qu'au  désordre  ma- 
tériel et  moral,  bien  loin  de  contribuer  à  un  affermissement  quel- 
conque d'un  principe  autoritaire.  Les  fermiers  de  Scanie  ont  adressé 
à  la  couronne  plus  de  deux  cent  cinquante  pétitions  consignant 
leurs  étranges  espérances;  en  attendant  la  réponse,  ils  ont  refusé 
d'exécuter  les  conditions  des  engagemens  qu'ils  avaient  naguère 
eux-mêmes  souscrits,  et  ils  ont  résisté  par  la  force  aux  exécutions 
légales  qui  devaient  les  expulser  de  leurs  demeures.  Qui  peut  me- 
surer jusqu'à  quel  point  certains  échos  ont  pu  contribuer  à  créer 
leurs  illusions  et  à  exciter  leurs  colères?  Qui  peut  répondre  que  des 


LA    SUÈDE    SOUS    CHARLES    XV.  983 

pièges  ne  soient  pas  déjà  tendus  pour  exploiter  ces  révoltes  dans  le 
sens  des  théories  antisociales  et  anarchiques?  Les  ouvriers,  en 
Suède,  sont  peu  nombreux  et  dispersés  :  c'est  là  ce  qui  les  préser- 
vera sans  doute  d'égaremens  dont  ils  seraient,  comme  il  arrive 
toujours,  les  premières  victimes.  Ils  ont  commencé  de  s'organiser 
en  groupes  moyens;  ils  ont  formé  des  associations  de  secours  mu- 
tuels, mais  aussi  des  sociétés  pour  l'achat  des  matières  premières, 
pour  la  fabrication  et  pour  la  vente,  avec  partage  proportionnel  des 
profits.  L'enquête  anglaise  de  1869  étudie  avec  soin  ce  dévelop- 
pement, qui  offre  tant  d'intérêt.  A  côté  de  cela,  il  y  a  malheureuse- 
ment des  faits  de  nature  à  inquiéter  pour  l'avenir  ;  telle  est  assu- 
rément la  publication  d'un  livre  composé  par  un  ouvrier  suédois 
nommé  Nils  Nilsson,  et  où  sont  exposées  toutes  les  théories  ex- 
trêmes de  V Internationale.  Rien  que  le  titre  de  ce  livre  est  signifi- 
catif :  Liquidation  définitive  de  la  loi  et  de  la  société  suédoises. 
Les  agens  invoqués  sont  l'athéisme,  l'abolition  du  mariage  et  de  la 
propriété,  etc.  Il  n'y  a  pas  de  société  qui  puisse  résister  à  de  pa- 
reils fermens,  si  elle  les  laisse  une  fois  s'introduire,  et  la  meilleure 
manière  de  leur  interdire  l'entrée,  c'est  d'armer  le  pays  de  sagesse 
et  de  bon  sens  en  allant  au-devant  des  utiles  institutions  et  des 
salutaires  réformes.  La  Suède  se  garantira  du  fléau  démagogique  en 
achevant  son  édifice  constitutionnel  et  parlementaire,  puisque  cette 
forme  de  gouvernement  est  encore  celle  qui  paraît  s'être  le  mieux 
adaptée  à  notre  temps  et  aux  mœurs  de  l'Europe  moderne.  Il  lui 
faut,  pour  accomplir  cet  achèvement,  ajouter  à  la  réforme  fonda- 
mentale de  1866  les  changemens  qui  en  sont  comme  les  naturels 
corollaires,  une  entière  responsabilité  ministérielle,  et  de  plus  la 
subordination  nouvelle  de  certaines  administrations  ou  de  certains 
conseils,  débris  d'un  régime  antérieur,  qui  étaient  habitués  à  une 
indépendance  d'action  à  peine  conciliable  avec  l'autorité  générale 
et  supérieure  de  la  représentation  nationale.  Ce  n'est  là  qu'un  tra- 
vail complémentaire  et  facile,  dont  les  diètes,  avec  le  concours  du 
gouvernement,  auront  promptement  raison.  Le  progrès  politique  est 
le  vrai  gage  du  progrès  social  et  économique,  et  il  nous  reste  à 
montrer  que,  pour  s'être  assuré  hardiment  la  possession  du  premier, 
la  Suède,  pendant  le  règne  de  Charles  XV,  a  déjà  commencé  d'ob- 
tenir l'autre  comme  par  surcroît. 

II. 

Deux  réformes  sociales  du  plus  haut  intérêt  ont  continué  de  se 
développer  sous  le  règne  de  Charles  XV,  et  ne  s'arrêteront  pas 
avant  leur  entier  achèvement.  On  sait  que  naguère  encore  la  Suède 


9S4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pouvait  être  citée  comme  un  pays  fermé  à  la  liberté  religieuse;  on  se 
rappelle  ces  procès  impies  qui,  sous  l'avant-dernier  règne,  avaient 
exilé  et  dépouillé  de  leur  fortune  de  malheureuses  femmes,  leurs 
maris  et  leurs  fils,  coupables  d'avoir  quitté  pour  une  autre  com- 
munion chrétienne  la  pure  église  évangélique  suédoise.  Le  roi  Oscar 
avait  tempéré  autant  qu'il  l'avait  pu  la  rigueur  des  lois  et  l'intolé- 
rance des  deux  ordres  de  la  noblesse  et  du  clergé;  si  à  la  fin  de  son 
règne  la  diète  de  1858  n'adoptait  pas  encore  tous  les  changemens 
proposés  par  lui  à  ce  sujet,  on  devait  pourtant  à  son  initiative  un 
commencement  de  réforme  qui  s'annonçait  par  quelques  amende- 
mens  à  la  loi  sur  les  réunions  religieuses  du  12  janvier  1726.  Dès 
le  début  du  règne  de  Charles  XV,  les  nouvelles  dispositions  du 
23  octobre  1860  continuaient  ce  mouvement  :  elles  accordaient  un 
peu  plus  de  liberté  à  qui  voulait  sortir  de  l'église  officielle,  mais  en 
conservant  les  peines  de  l'amende,  de  la  prison  et  de  l'exil  contre 
quiconque  cherchait  à  propager  ce  qu'on  appelait  de  fausses  doc- 
trines. Le  règne  du  fils  d'Oscar  I"'  devait  s'achever  comme  il  avait 
commencé,  par  des  mesures  favorables  à  la  tolérance  religieuse. 
Lors  de  la  diète  de  1869,  les  peines  édictées  contre  les  tentatives 
de  propagande  furent  notablement  adoucies,  et  l'exil  même  dispa- 
rut. La  session  de  1870  admit  les  dissidens  à  la  diète  et  aux  emplois 
civils.  Quant  aux  mesures  générales  qu'on  méditait  sur  les  droits 
dont  devraient  jouir  ces  dissidens,  on  reconnut  qu'elles  relevaient 
de  la  législation  purement  religieuse,  et  qu'à  ce  titre  elles  devaient 
être  soumises  au  consentement  du  synode,  dont  il  fallait  attendre 
la  prochaine  session,  quatre  années  plus  tard. 

La  Suède  en  est  donc  réellement  aujourd'hui  encore  à  l'ordon- 
nance de  1860  pour  ce  qui  regarde  les  non-conformistes.  Cette  or- 
donnance est  destinée  sans  nul  doute  à  bientôt  disparaître;  il  est 
bon  d'en  rappeler  les  termes  et  les  dispositions  pour  faire  apprécier 
le  progrès  qui  va  infailliblement  s'accomplir.  Aux  yeux  de  la  loi, 
le  dissident  est  un  égaré,  pour  ne  pas  dire  un  coupable;  tout  au 
moins  faut-il  le  traiter  comme  atteint  d'une  maladie  spirituelle.  On 
lui  assignera  donc  un  médecin  de  l'âme,  qui  devra  l'instruire  à 
nouveau  et  l'avertir  du  danger  où  il  court.  S'il  n'ouvre  pas  les 
yeux,  il  recevra  les  avertissemens  du  chapitre  ou  de  ses  délégués; 
s'il  persiste  encore,  il  devra  aller  personnellement  chez  le  pasteur 
pour  obtenir  d'être  inscrit  comme  dissident  sur  le  livre  d'église. 
Cette  inscription  ne  lui  sera  toutefois  accordée  qu'après  qu'il  aura 
produit  la  preuve  de  son  admission  dans  une  autre  communion  re- 
ligieuse autorisée  par  les  lois  du  royaume.  On  comprend  bien  que 
ce  double  avertissement  et  cette  inscription  sont  devenus  de  pures 
et  vaines  formalités,  mais  le  contraste  entre  l'inanité  et  les  dispo- 


lA  SUEDE  SOUS  CHARLES  XV.  985 

sitions  sévères  de  la  loi  est  un  scandale  de  plus,  contre  lequel  le 
ministre  môme  des  cultes  protestait  lors  de  la  diète  de  1869  en 
invoquant  une  réforme  qui  mît  d'accord  la  loi  et  les  mœurs. 

La  société  civile  n'est  pas  ici  moins  intéressée  que  la  société  re- 
ligieuse; on  peut  en  juger  en  examinant  de  quelles  difficultés  une 
pareille  législation  enveloppe  le  mariage.  Aux  termes  des  articles 
9  et  10  de  l'ordonnance  de  1860,  l'union  conjugale  n'est  recon- 
nue légitime  que  si  elle  a  reçu  une  consécration  religieuse,  et 
cette  consécration,  si  l'une  des  deux  parties  appartient  h  l'église 
suédoise,  doit  être  donnée  par  le  clergé  et  d'après  le  rituel  de 
cette  église,  sans  que  les  contractans  puissent  profiter  du  moyen 
autorisé  par  l'ordonnance  royale  du  20  janvier  1863  dans  le  cas  où 
l'un  des  conjoints  ou  bien  tous  les  deux  appartiennent  à  la  religion 
Israélite,  et  qui  consiste  simplement  dans  le  mariage  civil.  La  né- 
cessité d'introduire  dans  la  loi  le  mariage  civil,  au  moins  pour 
toutes  les  sortes  de  dissidens,  aurait  dû  s'imposer;  mais  la  diète, 
aux  diverses  propositions  qui  lui  en  ont  été  faites,  a  toujours  ré- 
pondu en  retardant  cette  réforme  jusqu'au  jour  où,  d'accord  avec 
le  synode,  elle  pourrait  discuter  et  proposer  à  la  sanction  du  roi 
une  loi  complète  sur  ce  sujet.  De  telles  complications,  ainsi  que 
l'exigence  de  l'église  officielle,  qui  n'accorde  sa  consécration  au  ma- 
riage que  sur  l'attestation  des  devoirs  religieux  régulièrement  rem- 
plis, entraînent  des  conséquences  faciles  à  deviner.  Une  foule  d'u- 
nions se  passent  de  cette  consécration,  mais  au  prix  d'un  désordre 
civil  qui  deviendrait,  si  l'on  n'y  remédiait  promptement,  tout  à  fait 
intolérable.  Un  grand  nombre  de  couples  vont  habiter  en  Danemark 
le  temps  nécessaire,  suivant  la  loi  danoise,  pour  y  contracter  ma- 
riage, et  reviennent  en  Suède  légalement  unis.  On  a  entendu  par- 
ler récemment  d'un  mariage  conclu  par  devant  les  membres  d'une 
association  ouvrière,  parce  que  l'un  des  contractans ,  faisant  pro- 
fession d'être  baptiste,  n'aurait  pu  fournir  le  certificat  de  commu- 
nion dans  l'église  officielle.  On  voit  en  Suède  beaucoup  de  pauvres 
gens  qui,  faute  de  pouvoir  se  mettre  en  règle  avec  les  exigences  de 
la  loi,  contraires  à  leurs  convictions  religieuses,  cherchent  à  entou- 
rer du  moins  leurs  mariages  de  toutes  les  garanties  que  peuvent 
offrir  la  notoriété  et  l'estime  publiques.  Le  nombre  des  enfans  nés 
en  dehors  du  mariage  légal  atteint  en  Suède  la  proportion  de  10  pour 
100  en  moyenne.  Dans  les  villes,  ce  nombre  monte  à  2h,  dans  Stock- 
holm à  38  pour  100.  Les  économistes  Scandinaves  n'hésitent  pas  à 
regarder  les  formalités  dont  on  complique  le  mariage  comme  un 
des  motifs  de  cet  état  de  choses. 

De  tels  scandales  deviennent  nombreux  depuis  qu'en  Suède, 
comme  ailleurs,  la  rapidité  des  communications  et  la  propagande 


986  REVUE    DES    DEUX   M)NDES. 

des  opinions  du  dehors  ont  amené  une  liberté  et  une  diversité  de 
sentimens  religieux  dont  ne  s'accommodent  pas  les  églises  d'état. 
Cette  anarchie  ne  saurait  durer  sans  causer  un  mal  profond;  et 
sur  ce  point  res[)rit  public  est  résolu  à  exiger  les  réformes  :  il  se- 
rait déplorable  que  la  part  d'autorité  laissée  au  clergé  réuni  en  sy- 
node vînt  arrêter  quelque  temps  encore  un  changement  nécessaire. 
Le  paragraphe  i  5  de  la  loi  sur  la  Forme  du  gouvernement  impose  au 
roi  de  «  ne  pas  opprimer  ni  laisser  opprimer  les  consciences,  mais 
de  maintenir  chacun  dans  le  libre  exercice  de  sa  religion,  en  tant  que 
la  tranquillité  publique  n'en  est  point  troublée,  ou  qu'il  n'en  résulte 
pas  de  scandale  public.  »  Nous  ne  sommes  plus  au  temps  où  un 
gouvernement  pourrait,  d'accord  avec  une  église  officiel  le,  abuser  de 
ces  derniers  mots  pour  se  réserver  une  dangereuse  ingérence  dans 
le  domaine  des  choses  religieuses;  nous  sommes  sur  ce  sujet  plus 
scrupuleux  qu'on  ne  l'était  jadis,  et  plus  respectueux  de  ce  qui  doit 
être  respecté.  Les  sociétés  modernes  n'ont  rien  inventé  de  plus  parfait 
en  vue  du  bon  ordre  si  désirable  en  une  telle  sphère  que  l'institu- 
tion du  mariage  civil,  qui  se  concilie  avec  une  entière  indépendance 
religieuse.  S'il  n'est  pas  permis  encore  d'espérer  pour  la  Suède 
qu'elle  admette  prochainement  un  tel  progrès,  bien  que  beaucoup 
de  bons  esprits  en  aient  exprimé  le  vœu  dans  la  diète,  on  ne  sau- 
rait trop  déc'arer  cependant,  afin  de  ne  pas  donner  le  change,  que 
le  gouvernement  et  la  représentation  nationale  sont  tout  prêts, 
chacun  pour  ce  qui  le  concerne,  à  hâter  l'heure  d'une  réforme  vi- 
vement souhaitée. 

Une  autre  question  sociale  non  moins  importante,  et  qui  préoc- 
cupe en  Suède  les  esprits,  est  relative  aux  clroils  de  la  femme.  On 
lit  beaucoup  les  livres  anglais  à  Stockholm,  on  y  a  beaucoup  lu 
particulièrement  le  livre  de  M.  Stuart  Mill  sur  la  subordination  de 
la  femme,  œuvre  d'utopiste  assurément,  mais  toute  trempée  de 
l'esprit  moderne  et,  ajoutons-le,  tout  inspirée  du  génl  ^,  d<  s  races 
du  nord.  L'utopie,  de  la  paît  de  M.  Stuart  Mill,  consiste  à  oublier, 
au  profil  d'une  solution  brillante  du  problème,  quelques-unes  des 
principales  données  sur  lesquelles  il  repose.  Il  rêve  un  état  social 
qui,  en  renflant  un, entier  hommage,  en  offrant  un  libre  épanouis- 
sement aux  qualités  intellectuelles  de  la  femme,  lui  assure  de  la 
sorte  tout  au  moins  l'égalité  avec  l'homme.  Il  semble  avoii  oublié, 
—  jusqu'à  faire  de  la  femme  un  être  presque  immatériel,  —  que  la 
nature  elle-uiême  a  voulu  lui  réserver  une  série  de  devoirs  spé- 
ciaux qui,  tout  en  l'exaltant  et  en  devenant  son  honneur,  ne  lui  as- 
gigneuit  pas  la  supériorité  intellectuelle  comme  unifpie  ou  même 
comme  principal  but.  Ce  n'est  pas  lui  qui  commencerait  par  dire  : 
La  femme  est  une  malade,  —  et  qui  raisonnerait  d'après  ce  point  de 


LA.   SUEDE    SOUS    CHARLES   XV.  987 

départ;  mais  le  motif  de  sa  vue  partielle,  et  l'on  peut  dire  de  ses 
lacunes,  est  précisément  le  suprême  respect  que  sou  sujet  lui  in- 
spire. A  l'école  de  tels  livres,  les  publicistes  suédois  ont  signalé 
vivement  le  retard  de  la  législation  nationale  sur  les  codes  étran- 
gers. On  aura  beau  rappeler  le  mot  de  Tacite  sur  les  sentimens 
germaniques  à  l'égard  de  la  femme,  il  est  certain  que  c'est  encore 
notre  code  civil  qui  lui  assure  la  meilleure  protection.  Il  n'y  a  pas 
dix  ans,  la  femme  non  mariée  demeurait  toujours  mineure  en 
Suède;  or  il  faut  se  rappeler  qu'il  naît  régulièrement  chaque  année 
dans  ce  pays  plus  de  femmes  que  d'hommes  :  cette  circonstance 
rend  d'autant  plus  nécessaire  une  législation  permettant  à  celles 
qui  ne  se  marient  pas  de  pourvoir  elles-mêmes  à  leur  destinée.  Ce 
n'est  pourtant  qu'à  partir  du  16  novembre  1863  que  la  loi  a  dé- 
claré la  femme  non  mariée  majeure  à  vingt-cinq  ans  sans  l'obliga- 
tion d'en  faire  la  demande  spéciale.  Quant  à  la  femme  mariée,  on  a 
revendiqué  en  sa  faveur  aussi  une  plus  grande  indépendance  pour 
l'admiuistration  de  ses  biens. 

M.  Hierta,  un  des  vétérans  que  vient  de  perdre  la  presse  libérale, 
a  présenté  l'an  dernier  une  motion  remarquable  sur  ce  sujet.  Après 
avoir  comparé  les  législations  des  divers  pays  civilisés,  il  a  vanté 
surtout  celle  de  l'état  de  New-York,  dont  il  a  proposé  d'adopter 
sur  ce  point  les  prescriptions  spéciales,  qui  datent  de  1860  et  1862. 
Suivant  cette  loi,  les  biens-fonds  et  biens  meubUs  appartenant  à 
la  femme  mariée  par  héritage,  testament  ou  donation,  ceux  qu'elle 
acquiert  par  son  travail,  par  son  industrie  ou  ses  économies,  ceux 
qu'elle  possède  au  moment  de  son  mariage,  les  rentes,  revenus  et 
produits  de  tous  ces  biens,  sont  et  restent,  après  le  mariage,  des 
biens  à  elle;  ils  sont  administrés  et  enregistrés  en  son  nom,  sans 
que  le  mari  ait  en  rien  à  s'y  mêler,  et  sans  qu'elle  ait  à  répondre 
pour  les  dettes  du  mari,  à  moins  qu'on  ne  prouve  que  ces  dettes 
ont  été  contractées  par  la  faute  de  la  femme,  pour  son  propre  en- 
tretien ou  celui  de  ses  enfans.  La  femme  mariée  a  de  plus  le  droit 
d'hypothéquer,  de  vendre,  de  transporter  ses  biens,  d'exercer  un 
métier,  de  faire  n'importe  quel  travail  ou  service  pour  son  propre 
compte,  et  le  gain  qui  en  résulte  est  employé  en  son  nom.  Elle  peut 
enfin  céder  et  garantir  ses  biens,  citer  et  être  citée  devant  les  tri- 
bunaux soit  à  l'occasion  de  sa  fortune,  soit  pour  injustices  com- 
mises à  son  égard  ou  à  l'égard  de  ses  enfans.  —  Ces  dispositions, 
emprunteras  à  l'Amérique,  ont  pu  paraître  à  la  diète  suédoise  trop 
extrêmes,  mais  on  s'est  accordé  à  presser  le  gou^ernenjent  de  faire 
préparer  une  loi  telle  que,  par  contrat  de  mariage,  la  femme  pût 
avoir  le  droit  de  gérer  elle-même  sa  foptune  personnelle. 

Il  y  aurait  bien  encore  à  mentionner  au  nombre  des  questions 
d'un  intérêt  social  qui  préoccupent  en  ce  moment  la  Suède  l'agita- 


988  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

tion  soulevée  depuis  plusieurs  années  pour  plusieurs  sortes  de  ré- 
formes dans  l'instruction  publique.  Cette  agitation  a  porté  spéciale- 
ment sur  l'enseignement  secondaire  et  sur  le  haut  enseignement. 
Il  s'agissait  d'abord,  là  comme  ailleurs,  de  décider  quelle  part  de 
l'enseignement  classique  devrait  être  conservée  en  vue  de  l'instruc- 
tion secondaire,  et  quelles  concessions  il  serait  à  propos  de  faire 
aux  nécessités  modernes,  c'est-à-dire  à  l'étude  des  langues  vi- 
vantes, à  la  géographie,  aux  notions  élémentaires  d'économie  poli- 
tique, etc.  Le  plus  souvent,  en  Suède  comme  en  France,  la  meilleure 
solution  du  problème  se  trouvait  être  l'institution  de  quelques-uns 
de  ces  collèges  que  nous  appellerions  primaires-supérieurs,  où  se 
peut  donner  une  instruction  à  la  fois  suffisamment  littéraire  et  très 
pratique.  D'autre  part  certains  esprits  réclamaient  pour  le  haut  en- 
seignement la  création  d'une  nouvelle  université  ou  école  supérieure 
à  Stockholm.  Cependant,  outre  l'université  de  Lund,  au  midi  de  la 
Suède,  il  y  a,  tout  près  de  la  capitale,  à  deux  heures  par  le  chemin 
de  fer,  celle  d'Upsal,  à  qui  certes  ne  manquent  ni  la  tradition  ni  la 
renommée.  Les  partisans  du  nouveau  projet  ont  évidemment  pensé 
que  l'influence  d'un  milieu  plus  actif  et  plus  politique  ne  serait  pas 
redoutable  pour  de  nouvelles  tendances  scientifiques  et  littéraires. 
Ils  avaient  proposé  d'abord  la  translation  des  chaires  d'Upsal  à 
Stockholm;  en  face  d'une  résistance  absolue,  ils  n'ont  compté  que 
sur  une  fondation  spéciale  due  à  leurs  propres  forces.  L'initiative 
privée  se  mit  à  l'œuvre;  des  comités  recueillirent  en  dons  volon- 
taires des  sommes  aujourd'hui  considérables,  et  voici,  quand  on  fut 
prêt  à  s'affirmer  en  ouvrant  de  premiers  cours,  sans  aucune  aide  de 
l'état,  quel  plan  on  se  proposait.  Un  comité  de  quelques  membres 
seulement  prendrait  en  main  toute  l'administration,  notamment 
l'admission  et  la  révocation  des  professeurs.  Tout  ce  qui  regarde 
les  programmes  et  la  bonne  conduite  des  études  serait  sous  la  di- 
rection d'un  de  ces  professeurs,  nommé  par  ses  collègues  et  pre- 
nant le  titre  de  recteur.  Les  cours,  non  gratuits,  et  auxquels  les 
femmes  seraient  admises,  comprendraient  les  trois  vastes  domaines 
des  sciences  mathématiques  et  physiques,  des  sciences  politiques 
et  morales  (droit  civil  et  ecclésiastique,  droit  romain,  droit  criminel, 
procédure,  économie  sociale,  statistique,  etc.)  et  des  sciences  philo- 
sophiques et  historiques  (philosophie,  histoire,  philologie,  etc.). 
Stockholm  ayant  dans  V Institut  rarolin  une  célèbre  et  florissante 
faculté  de  médecine,  on  négligeait  dans  la  nouvelle  fondation  cet 
enseignement;  on  ajournait  la  théologie.  —  Une  telle  solidarité  s'est 
établie  entre  les  divers  peuples  de  l'Europe  que  partout  et  presque 
dans  les  mêmes  temps,  comme  on  le  voit,  de  communes  questions 
s'imposent  et  appellent  des  solutions  pareilles. 
Le  progrès  des  institutions  politiques  avait  donc  éveillé  les  ré- 


LA   SUEDE    SOUS   CHARLES   XV.  989 

formes  sociales,  et  un  reste  d'embarras  de  la  machine  législative  en 
avait  seul  retardé  pour  peu  de  temps  encore  l'entier  accomplisse- 
ment. Le  progrès  économique  devait  naturellement  suivre,  surtout 
dans  un  pays  comme  la  Suède,  riche  d'abondantes  matières  pre- 
mières, mines  et  bois,  dont  l'exploitation  ne  pourra  que  gagner  aux 
progrès  généraux  du  commerce  et  de  l'industrie.  La  Suède  n'a  pas 
beaucoup  d'or;  en  revanche,  les  mines  d'argent  et  celles  de  cuivre, 
après  avoir  été  jadis  très  florissantes,  recommencent  à  donner, 
grâce  à  de  nouvelles  méthodes,  des  résultats  toujours  croissans.  Le 
plomb  et  le  soufre  ne  manquent  pas,  le  zinc  est  exploité  avec  succès; 
mais  c'est  le  fer,  comme  on  sait,  que  la  nature  a  prodigué  avec  une 
merveilleuse  abondance  à  la  Suède.  C'est  à  peine  si  une  seule  pro- 
vince du  nord  ou  du  centre  en  est  privée.  A  ces  précieuses  matières 
premières,  il  faut  probablement  ajouter  dès  maintenant  la  houille, 
si  du  moins  les  espérances  conçues  cette  année  même  se  confir- 
ment. Au  commencement  de  1872,  on  a  découvert  dans  la  Suède 
méridionale,  sur  les  bords  du  Sund,  un  peu  au  sud  d'Helsingborg, 
jusqu'à  douze  filons  de  charbon  de  terre  dont  l'un  aurait  jusqu'à  dix 
pieds  d'épaisseur,  un  autre  huit.  Or  le  professeur  Erdman,  dans  un 
rapport  sur  les  mines  de  charbon  déjà  exploitées  en  Suède  anté- 
rieurement, à  Hôganàs,  au  nord  d'Helsingborg,  assure  que,  des  cinq 
liions  qui  se  trouvent  dans  ce  dernier  bassin,  le  plus  épais  n'a  que 
six  pieds  d'épaisseur,  et  que  cependant,  de  1797  à  1865,  on  a  ex- 
trait de  ces  mines  9,402,430  tonnes  ou  56,414,580  pieds  cubes  de 
charbon  de  terre.  On  exploite  depuis  longtemps  et  avec  grand  avan- 
tage en  Westphalie  des  filons  qui  n'ont  qu'un  pied  d'épaisseur. 
Cela  peut  aider  à  calculer  quelle  source  de  richesse  la  Suède  au- 
rait acquise,  s'il  se  vérifiait  qu'elle  possédât  des  fiions  de  houille  de 
trois,  six,  huit  et  dix  pieds  d'épaisseur.  Ces  gisemens,  à  500  pieds 
de  profondeur,  paraissent  avoir  une  superficie  de  k  milles  suédois, 
c'est-à-dire  plus  de  42  kilomètres,  sur  un  mille  et  demi,  le  long  du 
rivage  qui  fait  face  à  la  pointe  extrême  de  l'île  danoise  de  Seeland. 
En  prompte  communication  avec  la  Mer  du  JNord  et  la  Baltique, 
ils  seront  des  plus  faciles  à  exporter. 

D'autre  part,  au  nord  de  la  Suède,  les  grands  établissemens  mé- 
tallurgiques et  l'exploitation  des  forêts  ont  recueilli  une  grande 
part  des  avantages  qu'a  valus  à  ce  pays  le  traité  de  commerce 
avec  la  France.  Les  résultats  de  la  liberté  commerciale  ont  été  que 
l'exportation  générale  de  la  Suède  en  France  a  augmenté  de  80  pour 
100  (9,405,000  rixdales  en  1864,  16,912,000  en  1868),  et  l'impor- 
tation directe  de  France  en  Suède  de  79  pour  100  (2,261,000  rix- 
dales en  1864,  4,039,000  en  1868).  Plusieurs  maisons  suédoises 
ont  particulièrement  fait  des  fortunes  considérables  par  la  seule 


REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

exportation  en  France  des  planches  de  parquet  non  ouvrées.  Elles 
attendent  avec  inquiétude  les  elTets  de  notre  retour  aux  anciens  ta- 
rifs et  l'échéance  du  traité,  fixée  au  15  avril  1877. 

L'agriculture  aussi  est  devenue  pour  la  Suède  une  source  ordi- 
naire et  quelquefois  abondante  de  richesse  depuis  la  réforme  de  la 
législation  sur  l'eau-de-vie  sous  le  règne  d'Oscar,  qui  fut  comme 
le  signal  d'un  développement  inaccoutumé.  Tandis  qu'autrefois  la 
Suède  n'avait  que  de  rares  excédans,  elle  peut  soutenir  la  con- 
currence avec  le  Danemark  et  d'autres  pays  agricoles,  et  elle  con- 
tribue largement  à  la  consommation  de  l'Angleterre,  surtout  pour 
l'avoine.  Quatre  années  consécutives  d'excellentes  récoltes  viennent 
de  lui  permettre  une  exportation  des  plus  profitables;  d'ailleurs,  et 
indépendamment  de  ces  heureuses  circonstances,  la  Suède  actuelle 
recueille  le  fruit  d'utiles  travaux,  accumulés  depuis  vingt  ans.  De 
1835  à  1858,  l'agriculture  y  a  conquis,  en  prairies  ou  en  champs 
labourés,  jusqu'à  368,213  hectares.  Cette  augmentation,  concou- 
rant avec  l'accroissement  des  communications  intérieures,  est  deve- 
nue un  très  actif  encouragement,  par  exemple  pour  l'élève  du  bétail 
dans  les  provinces  du  nord.  Quelques  chiffres  seront  ici  éloquens. 
L'importation  des  céréales  :  froment,  seigle,  orge,  avoine,  farine  de 
froment  et  farine  de  seigle,  est  descendue  de  1,141,100  quintaux  en 
67-68  et  de  1,511,109  en  69-70,  à  M7,300  en  70-71,  pendant  que 
l'exportation,  dans  les  quatre  années  67-71,  suivait  la  progression 
ascendante  que  voici  :  6, âOO, —lu, 800,— 36,000,— 63,200.  L'a- 
voine seule,  importée  en  67-68  et  68-69  pour  25,500  et  19,800  pieds 
cubes,  ne  comptait  plus  en  69-70  et  70-71  à  l'importation,  mais 
s'élevait  à  l'exportation  pendant  ces  quatre  années  de  10  millions 
de  pieds  cubes  en  67-68  à  20  millions  en  69-70  et  70-71. 

Pour  favoriser  et  garantir  le  développement  de  ces  réformes  po- 
litiques et  sociales,  de  ces  progrès  économiques  où  sont  engagés  les 
intimes  intérêts  de  tout  un  peuple,  il  fallait  la  paix  du  dedans  et 
l'assurance  des  tranquilles  relations  au  dehors.  La  Suède  a  été  assez 
heureuse,  pendant  le  règne  de  Charles  XV,  pour  obtenir  constam- 
ment ce  double  avantage,  non  cependant  sans  avoir  éprouvé  parfois 
de  vives  inquiétudes  sur  la  durée  de  la  paix.  Ce  n'est  certes  pas 
qu'elle  ait  connu  des  divisions  intérieures  :  cet  heureux  pays  ne  sait 
plus,  à  vrai  dire,  depuis  la  révolution  de  1809,  ce  que  c'est  que  les 
partis  ;  mais  plus  d'une  fois  les  dangers  du  dehors  sont  venus  lui 
donner  ce  problème  à  résoudre,  à  savoir  si  elle  achèterait  son  pror- 
grès  économique  et  social,  et  tout  son  développement  intérieur,  au 
prix  d'une  politique  se  désintéressant  désormais  de  toutes  questions 
extérieures.  Si  la  disproportion  des  forces  faisait  de  l'abstention  une 
loi  au  gouvernement  de  Charles  XT,  il  fut  du  moins  visible  que  ce 


LA    SUÈDE    SOUS   CHARLES   XV.  991 

rôle  de  neutralité  passive  n'était  accepté  que  par  une  prudente 
résignation,  qui  faillit  plus  d'une  fois  se  démentir.  En  1862,  une 
fraction  des  libéraux  causa  quelques  diflîcuhés  au  cabinet  en  de- 
mandant une  intervention  favorable  à  l'insurrection  polonaise.  Une 
expédition  navale,  année  en  Angleterre,  venait  achever  son  équi- 
pement en  Scanie,  et  provoquait  des  manifestations  qui,  tout  en 
étant  peu  agréables  au  gouvernement  russe,  n'offraient  rien  que 
de  compromettant  pour  la  cour  de  Stockholm.  Heureusement  la 
Russie  était  représentée  alors  en  Suè:le  par  un  homme  de  con- 
ciliation, M.  Daschkof;  ses  efforts,  unis  à  ceux  de  M.  de  Man- 
derstrôm,  ministre  des  affaires  étrangères,  réussirent  à  calmer 
le  mécontentement  du  cabinet  de  Pétersbourg.  —  L'année  sui- 
vante, en  1863,  survint  une  nouvelle  crise  du  différend  dano- 
allemand.  Charles  XV  eût  été  fort  désireux  d'y  jouer  son  rôle  par 
une  intervention  active,  mais  deux  crises  financières  et  de  mau- 
vaises récoltes  venaient  d'ébranler  le  bien-être  des  populations 
suédoises;  de  plus  l'Angleterre  et  la  France  s'obstinaient  à  rester 
neutres.  La  Suède  ne  pouvait  rien  sans  la  coopération  des  grandes 
puissances,  et  il  n'était  rien  moins  qu'assuré  que  son  initiative  dé- 
terminerait leur  concours;  elle  n'aût  donc  fait  probablement  que  se 
compromettre. 

Chacun  de  nous  sait  quelles  étaient  pour  la  France  les  sympa- 
thies suédoises,  et  celles  de  Charles  XV  en  particulier  :  il  n'en  faisait 
pas  mystère.  Il  avait  aimé  notre  pays  dans  la  prospérité;  il  aurait 
voulu  pouvoir  le  secouiir  dans  le  malheur.  Il  s'en  exprima  dans 
une  lettre  à  un  de  nos  officiers,  prisonnier  en  Allemagne;  la  lettre 
tomba  entre  les  mains  des  Prussiens,  auxquels  elle  n'apprit  rien  de 
nouveau.  La  nation  suédoise,  elle  aussi,  pleurait  notre  défaite;  on 
aurait  à  en  citer  les  témoignages  les  plus  touchans.  Ce  n'étaient 
pas  seulement  les  sentimens  particuliers  et  comme  personnels  qui 
intervenaient  ici,  c'était  encore  le  sens  politique  :  les  petits  états 
perdaient  leur  défense  naturelle.  De  terribles  fautes  avaient  été 
commises,  et  la  première  de  toutes  le  jour  où  Angleterre  et  France 
avaient  abandonné  le  Uanemark.  Qui  pourrait  s'étenner  après  cela 
qu'en  présence  du  désarroi  général,  de  l'incertitude  des  alliances, 
du  mépris  des  traités,  du  renversement  de  tout  équilibre,  les  pays  de 
troisième  ordre  ne  jettent  plus  aucun  regard  au-delà  de  leurs  fron- 
tières, même  pour  des  intérêts  qui  sembleraient  devoir  les  toucher 
par  quelques  côtés?  Ils  ont  à  organiser  leur  défense  nationale,  à 
condenser  toutes  leurs  forces  intérieures,  non  pas  pour  faire  valoir 
autour  d'eux  les  desseins  politiques  qui  leur  sembleraient  pour 
eux-mêmes  les  plus  utiles,  mais  pour  tâcher  de  se  sauvegarder  ou 
de  faire  au  moins  bonne  résistance  au  moment  du  danger,  heureux 


992  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

si,  en  se  repliant  de  la  sorte,  ils  en  tirent  occasion  de  créer  et  de 
développer,  pendant  ce  qu'on  leur  laisse  de  répit,  de  nouvelles  res- 
sources intérieures.  C'est  ce  qu'a  fait  le  roi  Charles  XV.  Il  a  essayé 
de  remplir  la  double  tâche  de  ne  pas  interrompre  le  progrès  com- 
mencé et  de  parer  à  de  nouvelles  difficultés  et  à  de  nouveaux  pé- 
rils. Son  gouvernement  venait  d'élaborer  un  vaste  projet  de  réforme 
de  l'armée  suédo- norvégienne  et  de  défense  nationale.  Les  motifs 
de  cette  préoccupation  impérieuse  n'avaient  pas  été  dissimulés  : 
le  discours  du  trône  à  l'ouverture  de  la  diète  de  1871,  au  mois  de 
janvier,  déclarait,  après  avoir  constaté  la  neutralité  parfaite  des 
royaumes-unis  dans  la  lutte  entre  l'Allemagne  et  la  France,  «  qu'il 
ne  manquait  malheureusement  pas  de  raisons  de  craindre  que  la 
guerre  ne  pût  prendre  un  essor  plus  vaste  dans  un  avenir  prochain.  » 
Le  roi  ajoutait  ces  graves  paroles  :  «  Les  traités  sur  lesquels  les  états 
différens  ont  fondé  leurs  rapports  mutuels  ne  sont  plus  entourés  du 
même  respect  que  par  le  passé,  et  la  situation  politique  de  l'Eu- 
rope ne  paraît  plus  assise  sur  des  bases  suffisamment  solides.  »  Le 
plan  de  réorganisation  de  la  défense  nationale  médité  par  Charles  XV 
devait  être  concerté  par  les  deux  royaumes-unis,  et  il  supposait  une 
entente  commune.  Aussi  le  gouvernement  avait-il  proposé  la  révision 
de  l'acte  d'union  entre  la  Suède  et  la  Norvège,  ainsi  que  la  création 
d'une  chambre  composée  de  représentans  des  deux  pays.  On  sait 
de  quels  jaloux  sentimens  d'indépendance  les  Norvégiens  sont  ani- 
més; ils  ont  repoussé  toutes  ces  mesures,  sans  doute  parce  qu'il 
leur  reste  encore  quelque  chose  de  la  défiance  que  leur  inspirait  la 
Saède  d'avant  la  réforme  de  66.  Ce  serait  à  tort;  la  Suède  a  mainte- 
nant rejeté,  nous  l'avons  vu,  ce  qu'elle  avait  conservé  d'institutioi^s 
surannées;  son  contact  et  l'intime  union  avec  elle  ne  peuvent  plus 
offrir  de  dangers  à  la  liberté  norvégienne.  Les  storthings  de  Chris- 
tiania, devenus  annuels  depuis  1871,  vont  concorder  avec  les  diètes 
de  Stockholm;  les  interminables  retards  d'autrefois,  causés  par  la 
différence  des  mécanismes  parlementaires,  vont  disparaître;  le  che- 
min de  fer  direct  ouvert  entre  les  deux  capitales  va  devenir  à  la 
fois  le  meilleur  instrument  et  le  symbole  d'un  nouveau  rappro- 
chement des  deux  peuples.  De  la  sorte,  le  règne  de  Charles  XV, 
pour  avoir  vu  encore  un  reflet  de  ces  anciens  dissentimens,  n'en 
aura  pas  moins  été  l'époque  féconde  à  partir  de  laquelle  on  peut 
espérer  qu'ils  auront  commencé  de  s'éteindre. 

A.  Geffroy. 


CHRONIQUE   DE  LA  QUINZAINE 


14  décembre  1872. 

Lorsqu'un  homme  d'une  intelligence  supérieure,  ému  du  plus  noble 
sentiment  d'anxiété  morale,  prétendait  qu'il  était  plus  difficile  de  con- 
naître son  devoir  que  de  le  faire,  il  disait  le  mot  vrai  de  tous  les  temps 
de  grandes  crises  publiques,  et,  s'il  était  encore  de  ce  monde,  il  pourrait 
certes  plus  que  jamais  répéter  cette  parole  aujourd'hui.  Savoir  ce  qu'on 
doit  faire,  c'est  la  première  de  toutes  les  difficultés,  et  on  n'arrive  pas  à 
le  savoir  sans  un  certain  effort,  sans  le  zèle  d'une  bonne  volonté  sin- 
cère, parce  que  ce  sentiment  de  ce  qu'on  doit  et  de  ce  qu'on  peut,  il  faut 
le  dégager  incessamment  de  tout  ce  qui  l'altère  ou  l'obscurcit,  des  préoc- 
cupations personnelles  aussi  bien  que  des  calculs  de  parti. 

Il  y  a  eu  des  momens  dans  ces  deux  dernières  années  où  l'excès  du 
malheur  semblait  rendre  aux  esprits  cette  lucidité  douloureuse  et  rési- 
gnée qu'on  retrouve  quelquefois  en  face  des  suprêmes  catastrophes.  De 
telles  épreuves  ont  été  infligées  à  notre  infortuné  pays  que  devant  cette 
image  de  la  France  ensanglantée  et  mutilée  toutes  les  autres  considéra- 
tions paraissaient  légères,  les  sacrifices  d'opinions  ou  de  prétentions 
particulières  s'imposaient  d'eux-mêmes.  En  un  mot,  on  se  soumettait 
plus  ou  moins  volontairement  à  une  nécessité  de  patriotisme.  Puis  on  en 
est  bientôt  venu  à  dévier  de  cette  politique  inspirée  par  le  sentiment 
d'une  situation  cruellement  compliquée.  On  s'est  laissé  entraîner  de  nou- 
veau et  par  degrés  aux  défiances,  aux  animosités  implacables,  aux  riva- 
lités d'ambition  et  d'influence,  on  a  levé  drapeau  contre  drapeau.  Les 
circonstances  ont-elles  donc  changé  si  vite  qu'on  ait  retrouvé  tout  à  coup 
la  liberté  de  recommencer  sans  danger  la  guerre  des  opinions  et  des 
partis?  Non,  rien  n'est  malheureusement  changé,  en  ce  sens  que  les 
conditions  de  la  paix  la  plus  accablante  ne  sont  point  encore  complète- 
ment exécutées,  que  l'occupation  étrangère  est  toujours  là,  et  que  cette 
réorganisation  nationale  dont  on  se  faisait  un  programme  est  à  peine 
ébauchée.  Le  pays,  qui  sent  ses  souffrances,  reste,  quant  à  lui,  jivec  les 
TOME  cii.  —  1872.  63 


994  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mêmes  besoins,  avec  les  mêmes  désirs  de  tranquillité  et  de  repos.  11  de- 
mande la  paix,  on  lui  donne  l'émotion  et  l'inquiétude;  il  n'a  point  du 
tout  le  goût  des  représentations  vaines  ou  excitantes,  on  lui  offre  le 
spectacle  des  intrigues  de  couloirs,  des  savantes  manœuvres  parlemen- 
taires, des  coalitions  les  plus  étranges,  des  conflits  de  pouvoirs,  sans 
remarquer  qu'il  se  forme  ainsi  une  sorte  de  dissonance  croissante  entre 
l'état  réel  du  pays  et  cette  politique  d'agitation  artificielle  à  laquelle  on 
se  laisse  emporter,  sans  s'apercevoir  qu'on  délaisse  l'œuvre  sérieuse  de 
nécessité  patriotique  pour  l'œuvre  stérile  d'une  turbulence  passionnée 
et  fatigante. 

Sait-on  le  dernier  mot  de  cette  politique  d'irréflexion  et  de  confusion, 
dont  nous  attendons  le  dénoûment?  Depuis  cinq  semaines  déjà,  l'as- 
semblée est  rentrée  à  Versailles.  Ce  n'est  point  assurément  le  travail 
qui  lui  manquerait,  si  on  le  voulait  bien.  Elle  a  devant  elle  une  loi  ur- 
gente de  réorganisation  militaire,  une  loi  sur  l'instruciion  publique,  des 
lois  d'administration,  de  finances,  de  reconstitution  judiciaire.  Elle  n'a 
que  le  choix  des  travaux  utiles.  De  tout  cela,  on  ne  fait  à  peu  près  rien, 
on  ne  s'intéresse  que  médiocrement  à  des  questions  si  peu  faites  pour 
passionner  un  débat.  On  discute  le  budget  en  courant  d'un  air  distrait 
au  milieu  des  facéties  de  iM.  de  Lorgeril  sur  ses  rencontres  avec  le  ban- 
dit Gasperone  en  Italie  et  des  sorties  de  M.  de  Belcaslel  contre  les  ténors 
et  les  danseuses  de  l'Opéra.  Pendant  ce  temps,  les  interpellations  se 
succèdent,  les  motions  se  croisent  dans  l'air  comme  des  lames  d'épée, 
on  se  regarde  d'un  ton  de  défi.  Il  s'agit  de  savoir  ce  qui  se  passe  à  la 
commission  des  quinze  ou  à  la  commission  des  trente,  comment  on  em- 
pêchera M.  Thiers  d'aller  à  l'assemblée,  quelle  sera  la  majorité  du  len- 
demain. Un  jour,  c'est  la  droite  qui  marche  à  l'assaut  du  gouvernement 
pour  le  réduire  à  merci;  un  autre  jour,  c'est  la  gauche  qui,  de  son  côté, 
se  lance  à  l'assaut  de  l'assemblée  pour  lui  demander,  un  manifeste  à  la 
main,  de  se  dissoudre.  On  sort  à  peine  d'une  crise  qu'on  voit  déjà 
poindre  une  crise  nouvelle,  qui  ne  sera  peut-être  elle-même  que  le  pré- 
lude d'une  crise  ultérieure.  Voilà  oii  nous  en  sommes  encore  aujour- 
d'hui! Voilà  de  quoi  se  compose  notre  vie  parlementaire  depuis  plus 
d'un  mois,  et  quoiqu'un  mois  ne  soit  pas  bien  long  dans  la  vie  d'un 
peuple,  quoique  ce  Loit  sans  doute  fort  intéressant  pour  ceux  qui  aiment 
ce  genre  d'émotions,  il  n'est  point  impossible  que  le  pays,  puisqu'on 
fait  toujours  parler  le  pays,  ne  finisse  par  demander  qu'on  arrive  enfin 
aux  affaires  sérieuses  dans  son  propre  intérêt  et  dans  l'intérêt  de  l'as- 
semblée elle-même. 

Cette  histoire,  à  parler  franchement,  c'est  l'histoire  d'un  mois  mai 
employé,  de  beaucoup  de  temps  perdu  en  agitations  sans  gloire  et  sans 
profit,  lorsque  le  devoir  le  plus  simpi^  serait  de  ne  pas  gaspiller  des 
jours  dus  au  pays,  d'éviter  ces  excitations  et  ces  conflits  qui  ne  sont 
que  le  li'iomphe  de  l'esprit  de  parti  sur  l'intérêt  public.  Tout  se  réduit 


REVUE.    CHRONIQUE.  995 

là  depuis  le  retour  de  nos  représentans,  tout  se  résume  dans  ces  mou- 
vemens  contraires,  tantôt  la  campagne  de  la  droite  contre  le  gouverne- 
ment, tantôt  la  campagne  de  la  gauche  contre  l'assemblée;  mais,  comme 
après  tout,  dans  la  situation  faite  à  la  France,  il  faut  que  ces  deux  pou- 
voirs vivent  ensemble,  comme  il  n'y  a  pas  plus  de  raison  et  de  pré- 
voyance à  poursuivre  la  dissolution  du  gouvernement  qu'à  poursuivre  la 
dissolution  de  l'assemblée,  les  partis  viennent  alternativement  se  briser 
contre  une  force  des  choses  qui  les  domine  et  qu'ils  ne  savent  même 
pas  reconnaître.  Est-ce  que  cette  force  des  choses  n'est  pas  assez  visible? 
Est-ce  qu'elle  n'apparaît  pas  sous  toutes  les  formes  et  de  tous  les  côtés 
dès  qu'on  veut  essayer  de  passer  de  la  mauvaise  humeur  à  l'action?  De- 
puis que  cette  session,  que  M,  Thiers  appelait  une  session  décisive,  est 
rouverte  à  Versailles,  la  droite  s'épuise  en  combinaisons,  en  marches  et 
en  contre-marches.  A  quoi  est-elle  arrivée?  Elle  n'a  réussi  jusqu'à  ce 
moment  qu'à  faire  beaucoup  de  bruit  pour  rien,  à  créer  une  sorte  de 
crise  permanente  d'oi^i  l'on  ne  peut  sortir,  à  rendre  plus  sensibles  les 
divisions  profondes  de  l'assemblée,  à  provoquer  par  représaille  ce  mou- 
vement de  la  dissolution  qui  n'a  d'autre  sens,  qui  n'aurait  d'autre  ré- 
sultat que  d'ajouter  à  nos  embarras  d'aujourd'hui  des  embarras  plus 
redoutables  encore.  La  première  faute  de  la  droite  a  été  d'arriver  à 
Versailles  avec  une  impatience  irritée  et  soupçonneuse,  avec  ces  arrière- 
pensées  de  combat  qui  n'ont  pas  tardé  à  se  faire  jour,  de  prendre  une 
attitude  impérieuse  et  menaçante  vis-à-vis  d'un  gouvernement  avec  qui 
elle  avait  mille  raisons  de  rester  unie,  de  se  jeter  aussitôt  sur  ce  message 
de  M.  Thiers,  qui  n'a  été  en  définitive  que  le  prétexte  d'une  campagne 
011  il  y  a  eu  des  blessures  pour  tout  le  monde,  où  il  n'y  a  eu  de  victoire 
décisive  pour  personne. 

Ce  message,  dont  on  a  tant  parlé  et  qu'on  a  tant  commenté,  il  ne  di- 
sait pas  tout  ce  qu'on  lui  a  fait  dire.  Il  ne  suscitait  pas  des  problèmes 
de  fantaisie  et  ne  décidait  pas  ce  qu'il  n'avait  pas  le  droit  de  décider. 
U  retraçait  une  situation,  qui  existe  après  tout,  en  montrant  l'opportu- 
nité d'examiner  en  commun  ce  qu'il  y  aurait  à  faire  pour  assurer  à  la 
France,  dans  les  conditions  oi!i  elle  est  placée,  les  garanties  d'ordre  et 
de  sécurité  dont  elle  a  toujours  besoin.  11  ajoutait  même  un  mot  qui  au- 
rait dû  faire  réfléchir  tous  les  conservateurs,  lorsqu'il  disait  qu'il  valait 
mieux  que  certaines  questions  fussent  abordées  et  tranchées  par  une 
assemblée  connue  qiie  par  une  assemblée  inconnue.  C'était  tout  à  la  fois 
une  parole  de  prévoyance,  un  hommage  à  la  puissance  souveraine  de 
l'assemblée  actuelle,  et  une  protestation  indirecte  contre  la  prétendue 
nécessité  d'une  dissolution.  Comment  a-t-on  répondu  à  M.  le  président 
de  la  république?  On  a  commencé  par  nommer  une  commission,  la  com- 
mission Kerdrel  ou  la  commission  des  quinze,  comme  on  voudra  rap- 
peler, qui  semblait  d'abord  n'avoir  d'autre  rôle  que  d'examiner  le  mes- 
sage, et  qui  en  est  venue  bientôt  à  prendre  l'initiaiive  d'une  proposition 


996  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

dont  les  auteurs  eux-mêmes  ne  dissimulaient  ni  le  caractère  ni  la  por- 
tée. Sous  ce  mot  de  responsabilité  ministérielle  habilement  mis  en  avant 
se  cachait  à  peine  l'intention  réelle.  On  voulait  à  tout  prix  éloigner 
M.  Thiers  de  l'assemblée,  et  le  placer  dans  l'alternative  de  se  retirer  ou 
d'accepter  un  ministère,  expression  directe  et  exclusive  de  la  majorité 
ou  de  ce  qu'on  croyait  être  la  majorité;  on  opposait  un  gouvernement 
au  gouvernement  de  M.  Thiers.  —  C'était  une  sorte  de  déclaration  de 
rupture  et  le  commencement  d'une  série  d'opérations  de  guerre  où  le 
gouvernement,  il  faut  le  dire,  a  répondu  par  une  grande  modération 
à  un  système  trop  évident  d'hostilité.  A  la  proposition  tranchante  et 
agressive  des  quinze,  il  opposait  une  motion  demandant  à  l'assemblée 
de  nommer  une  commission  nouvelle  composée  de  trente  membres  et 
chargée  d'examiner  toutes  les  questions  relatives ,  non-seulement  à  la 
responsabilité  ministérielle,  mais  encore  aux  attributions  des  pouvoirs 
publics.  Avec  un  peu  de  bonne  volonté,  rien  n'était  plus  facile  que  de 
s'entendre,  que  de  concilier  les  deux  propositions.  On  préférait  pousser  le 
conflit  jusqu'au  bout,  accepter  la  lutte  dans  toute  sa  gravité,  au  risque 
d'aller  au-devant  de  la  crise  la  plus  dangereuse  et  de  s'exposer  à  ce  qui 
est  précisément  arrivé,  à  une  scission  de  l'assemblée,  qui  s'est  trouvée 
partagée  en  deux  camps  presque  égaux.  Sans  doute  le  gouvernement 
gardait  l'avantage,  un  avantage  de  moins  de  40  voix.  La  victoire  était 
néanmoins  médiocre,  et  la  défaite  de  la  droite  n'était  pas  de  celles  qui 
découragent  un  parti  animé  au  combat;  elle  était  si  peu  décisive  que  dès 
le  lendemain  la  droite  songeait  à  prendre  une  revanche.  Elle  a  trouvé 
une  occasion,  elle  l'a  saisie  avec  une  sorte  d'impatience  fébrile. 

Cette  fois,  c'est  sur  le  ministre  de  l'intérieur,  M.  Victor  Lefranc ,  que 
l'orage  éclatait  subitement  à  propos  de  quelques  adresses  politiques  de 
conseils  municipaux  qui  n'auraient  pas  été  ramenés  assez  vivement  dans 
le  cercle  de  leurs  attributions  légales.  Le  pauvre  M.  Victor  Lefranc  est 
tombé  sur  la  place,  foudroyé  par  un  ordre  du  jour  qui  lui  a  laissé  à 
peine  le  temps  de  se  reconnaître.  La  droite  était  satisfaite  de  s'être  me- 
surée avec  M.  Victor  Lefranc  et  d'avoir  vaincu  cet  athlète.  Seulement 
la  situation  n'avait  guère  changé  au  point  de  vue  parlementaire.  La 
veille,  le  gouvernement  avait  eu  une  majorité  de  quarante  voix  ;  le  len- 
demain, c'était  la  droite  qui  retrouvait  quelques  voix  de  majorité;  ce 
qu'il  y  a  de  plus  étrange,  c'est  que,  pour  remporter  cette  victoire  signa- 
lée dans  une  circonstance  où  il  s'agissait,  disait-on,  de  faire  respecter  la 
loi,  la  droite  a  été  conduite  au  combat  par  des  bonapartistes,  fort  cha- 
touilleux, comme  on  sait,  sur  tout  ce  qui  est  affaire  de  légalité.  Au  mi- 
lieu de  tout  cela,  M.  le  président  de  la  république  s'est-il  laissé  aller  à 
quelque  mouvement  de  mauvaise  humeur?  Nullement  en  vérité;  il  n'a 
témoigné  aucune  impatience,  il  a  pris  quelques  jours,  et  dans  la  recon- 
stitution de  son  ministère  il  s'est  visiblement  étudié  à  suivre  les  con- 
seils de  la  modération  et  de  la  conciliation.  Il  a  fait  passer  au  ministère 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  997 

de  l'intérieur  le  ministre  des  finances,  M.  de  Goulard,  qui  est  un  homme 
aussi  honorable  que  distingué,  rassurant  à  coup  sûr  pour  le  parti  con- 
servateur. 11  a  donné  M.  Léon  Say  pour  successeur  à  M.  de  Goulard  aux 
finances,  et,  puisqu'il  était  à  l'œuvre,  il  a  placé  au  ministère  des  travaux 
publics,  vacant  depuis  longtemps,  un  membre  du  centre  droit,  M.  de 
Fourtou,  qui  passe  pour  un  homme  de  talent.  Enfin  tous  ces  changemens 
ont  été  couronnés  par  le  passage  du  sous-secrétaire  d'état  de  l'inté- 
rieur, M.  Calmon,  à  la  préfecture  de  la  Seine,  à  la  place  de  M.  Léon 
Say.  M.  Calmon  n'est  plus  sous-secrétaire  d'état  à  l'intérieur!  voilà  qui 
est  fait  pour  soulager  bien  des  députés  de  la  droite,  car  manifestement 
M.  Calmon  était  le  grand  ennemi  de  l'ordre  et  de  la  société!  Il  est  au- 
jourd'hui à  la  préfecture  de  la  Seine,  où  il  restera  ce  qu'il  est,  un 
homme  de  savoir  et  d'expérience  administrative.  Somme  toute,  le  nou- 
veau ministère  était  un  gage  de  conciliation ,  il  a  été  considéré  ainsi, 
et  il  y  a  eu  en  effet  tout  d'abord  un  certain  apaisement.  Si  on  n'était 
pas  entièrement  satisfait,  on  a  feint  de  le  paraître;  mais  cela  n'a  pas  suffi 
longtemps.  La  droite  est  impatiente  de  régner,  et  elle  s'est  repliée  dans 
la  commission  des  trente,  où  elle  a  la  majorité,  où  elle  semble  s'étudier 
depuis  quelques  jours^à  éluder  le  vote  de  l'assemblée,  à  recommencer 
tout  simplement  ce  qu'elle  voulait  faire  dans  la  commission  des  quinze. 
On  tourne  autour  des  questions  sans  les  aborder;  on  n'a  des  yeux  que 
pour  la  responsabilité  ministérielle,  qui  reste  toujours  visiblement  le 
premier  et  le  dernier  mot  de  la  droite.  On  est  surtout  préoccupé  de  ne 
rien  faire,  parce  que,  si  on  faisait  quelque  chose,  on  sortirait,  à  ce  qu'il 
paraît,  du  pacte  de  Bordeaux,  et  un  membre  de  la  commission  l'a  dit 
assez  naïvement;  il  a  même  laissé  entrevoir  la  vraie  pensée  qu'on  porte 
dans  ces  délibérations  en  ajoutant  qu'il  fallait  se  borner  à  limiter  les 
pouvoirs  du  président,  ne  rien  faire  qui  puisse  avoir  une  durée,  et  «  ne 
prendre  des  mesures  que  pour  régler  un  état  temporaire  et  transitoire.  » 
Si  la  commission  en  est  là,  il  est  fort  à  craindre  en  effet  qu'elle  ne  fasse 
rien,  et  que  la  question  ne  revienne  entière  devant  l'assemblée,  où  il 
faudra  encore  livrer  un  nouveau  combat. 

Il  faudrait  cependant  s'expliquer  un  peu  plus  nettement.  A  quoi  veut- 
on  arriver?  que  veut-on  faire?  Jusqu'ici,  il  y  a  eu  bien  des  discours,  bien 
des  interpellations,  bien  des  semblans  d'explications,  et  en  définitive  rien 
de  précis  ne  se  dégage  de  toutes  ces  manœuvres,  de  toutes  ces  agitations, 
qu'on  prolonge  de  façon  à  déconcerter  le  sentiment  public.  Il  y  a  en  vérité 
des  choses  curieuses,  des  merveilles  de  contradiction  dans  tout  ce  qui  se 
passe  autour  de  nous  depuis  quelque  temps.  Quand  on  presse  un  peu  la 
droite,  quand  on  lui  demande  si  elle  veut  rétablir  la  monarchie,  elle  s'en 
défend  avec  vivacité,  elle  prétend  qu'il  ne  s'agit  de  rien  de  semblable,  et 
elle  a  raison,  puisqu'elle  sent  bien  que,  le  jour  où  la  question  se  poserait, 
la  division  éclaterait  dans  son  propre  sein.  Si  on  lui  demande  cependant, 
puisqu'elle  ne  peut  établir  la  monarchie,  d'aùder  à  organiser  une  situa- 


998  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  à  demi  régulière,  à  fortifier,  à  coordonner  ce  qui  existe,  elle  se  ré- 
cuse aussitôt,  elle  prétend  se  retrancher  dans  une  expectative  dédaigneuse 
ou  hostile.  Elle  ne  peut  pas  établir  la  monarchie,  elle  ne  veut  pas  orga- 
niser la  république.  Si  on  lui  dénie  le  pouvoir  constituant,  elle  le  reven- 
dique avec  une  jalouse  énergie;  si  on  lui  demande  d'user  de  ce  pouvoir, 
ne  fût-ce  que  pour  nous  donner  quelques-uns  des  ressorts  les  plus  es- 
sentiels, les  plus  indispensables  de  tout  régime  politique,  elle  se  réfu- 
gie dans  une  sorte  de  réserve  mystérieuse,  elle  soutient  qu'il  ne  faut 
u  rien  faire  qui  puisse  avoir  de  la  durée.  »  On  dirait  que  son  unique 
préoccupation  est  de  laisser  dans  notre  état  misérable  et  précaire  assez 
de  faiblesses  pour  que  nous  ne  puissions  pas  nous  y  accoutumer. 

La  droite  accuse  tout  le  monde,  M.  le  président  de  la  république  au 
premier  rang,  de  sortir  du  pacte  de  Bordeaux.  Qu'était-ce  donc  que  ce 
pacte  de  Bordeaux,  si  ce  n'est  une  convention  de  paix  intérieure,  une 
trêve  impliquant  nécessairement  la  coopération  de  tous  les  partis  à  la 
direction,  à  l'administration  des  affaires  publiques?  Eh  bien  !  que  ré- 
clame la"  droite  en  ce  moment  même?  Pourquoi  combat-elle?  Elle  veut 
le  gouvernement  pour  elle  et  par  elle  exclusivement.  C'est  elle  par  le 
fait  qui  se  met  en  dehors  du  pacte  de  Bordeaux,  c'est  M.  Thiers  qui  pra- 
tique simplement  et  fidèlement  ce  pacte,  lorsqu'il  prétend  se  maintenir 
au-dessus  de  tous  les  partis,  et  gouverner,  non  pas  en  mettant  en  pra- 
tique indistinctement  toutes  les  opinions,  mais  sans  exclure  les  partis  et 
les  hommes  qui  veulent  contribuer  à  la  réorganisation  nationale.  C'est 
ce  qui  fait  la  force  de  M.  le  président  de  la  république  devant  l'opinion. 
On  veut  faire  de  lui  le  chef  d'un  gouvernement  de  parti,  il  reste  et  veut 
rester  le  chef  de  l'état,  le  représentant  impartial  du  pays,  et  ce  sont  les 
conservateurs  justement  qui  devraient  lui  savoir  le  plus  de  gré  de  main- 
tenir ce  caractère  supérieur  de  chef  du  gouvernement,  cette  autorité  su- 
prême au-dessus  des  oscillations  et  des  conflits  des  passions  contraires, 
jl  a  des  connivences  dangereuses,  dit-on,  il  s'allie  avec  la  gauche,  dont 
il  se  sert  pour  résister  à  ce  qu'on  lui  demande.  Qu'a-t-on  vu  cependant 
l'autre  jour  dans  cette  séance  où  l'éloquence  la  [jIus  séduisante  et  la 
plus  sincère  n'a  pu  obtenir  qu'une  victoire  si  dilTicile  et  si  contestée?  On 
a  eu  sous  les  yeux  ce  spectacle  curieux  d'un  homme  obligé  de  se  dé- 
fendre contre  ceux  dont  il  est  rapproché  par  ses  tendances,  par  ses  idées, 
par  son  passé,  et  déclarant  courageusement  à  ceux  qui  le  soutiennent 
qu'il  ne  partage  aucune  de  leurs  opinions,  même  sur  l'organisation  de 
la  république.  La  situation  peut  être  étrange,  c'est  possible.  Si  elle  l'est 
pour  M.  Thiers,  l'est-elle  donc  moins  pour  ceux  qui  lui  font  la  guerre 
au  moment  même  oîi  il  affirme  une  fois  de  plus  les  idées  les  plus  con- 
servatrices, et  qui  menacent  en  lui  ce  qui  nous  reste  de  gouvernement, 
au  risque  d'ajouter  à  tant  de  ruines  les  ruines  que  peuvent  faire  des 
révolutions  nouvelles?  Ne  voit-on  pas  que,  pour  sauvegarder  les  droits 
d'une  monarchie  qu'on  se  déclare  hors  d'état  de  rétablir,  on  compromet 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  999 

la  politique  conservatrice  elle-même,  en  faussant  toutes  les  situations, 
en  créant  une  confusion  véritable  où  la  garantie  la  plus  sérieuse  est  en- 
core ce  gouvernement  qu'on  veut  renverser? 

Lorsque  la  droite  s'est  jetée  dans  cette  guerre  sans  issue,  elle  a  com- 
mis évidemment  par  impatience,  par  entraînement,  une  faute  dont  on 
peut  suivre  les  conséquences  heure  par  heure  depuis  un  mois.  Elle  a 
commencé  par  l'humeur  et  la  fronde,  elle  a  glissé  dans  l'hostilité  décla- 
rée, elle  a  fini  par  une  suite  de  manœuvres  où  elle  s'égare  elle-même. 
Elle  n'a  qu'une  chance,  c'est  que,  lorsqu'elle  a  fait  une  faute,  la  gauche 
arrive  et  commet  une  faute  au  moins  aussi  grave,  qui  peut  rétablir  l'é- 
quilibre. C'est  là  justement  notre  histoire  aujourd'hui.  La  gauche  a 
cru  sans  doute  qu'elle  s'était  montrée  assez  modérée  jusqu'ici,  qu'elle 
s'était  assez  contenue,  et  la  voilà  ouvrant  de  son  côté  une  campagne 
nouvelle  d'agitation,  publiant  des  manifestes  au  pays  pour  encoura- 
ger un  péiitionnement  universel  demandant  la  dissolution  de  l'assem- 
blée. Si  la  gauche  avait  eu  l'habileté  la  plus  vulgaire,  elle  aurait  au 
moins  pris  un  peu  de  temps  pour  voir  ce  qu'allait  faire  la  commission 
des  trente,  elle  aurait  attendu  une  circonstance,  un  prétexte;  mais  les 
impatiens  l'ont  emporté,  et  il  a  fallu  marcher.  Dans  les  conditions  ac- 
tuelles, cette  démarche  est  assurément  une  double  faute.  D'abord,  par 
elle-même,  cette  dissolution  de  l'assemblée  serait  aujourd'hui  un  danger 
qu'on  ne  peut  braver  légèrement.  De  toute  façon,  ce  serait  une  crise 
des  plus  sérieuses,  une  agitation  peut-être  funeste  pour  le  travail,  pour 
tous  les  intérêts,  et  dans  tous  les  cas  c'est  une  sorte  de  défi  jeté  à  l'in- 
connu. Est-ce  que  nous  en  sommes  là  de  pouvoir  nous  donner  le  luxe  de 
jouer  avec  l'inconnu?  L'assemblée  actuelle  a  été  nommée  pour  signer  la 
paix,  pour  assurer  l'exécution  des  conditions  de  la  paix.  Son  existence 
est  donc  liée  à  l'exécution  complète  et  définitive  de  ces  conditions.  Tant 
que  la  libération  du  territoire  n'est  point  un  fait  accompli,  son  œuvre 
n'est  point  achevée.  Toute  autre  assemblée  y  suffirait,  dira-t-on;  c'est 
possible.  Qu'on  suppose  cependant  que  de  cette  crise  d'agitation  nais- 
sent des  complications  imprévues,  qu'il  y  ait  des  retards,  que  l'occu- 
pation étrangère  se  prolonge  au-delà  de  ce  qu'elle  peut  durer  selon 
les  prévisions  qu'il  est  permis  de  former  aujourd'hui  :  est-ce  qu'on  ne 
voit  pas  la  responsabilité  qu'on  assume  en  infligeant  à  nos  malheureux 
compatriotes  six  mois,  trois  mois  d'occupation  étrangère  de  plus?  La 
gauche  parle  bien  légèrement  de  ces  dangers,  qui  ne  sont  pas  les  seuls, 
et  de  plus,  dans  sa  tentative  irréfléchie,  elle  commet  une  faute  au  point 
de  vue  parlementaire. 

1^'est-il  point  étrange  que  des  hommes  qui  sont  les  représentans  du 
pays,  qui  ont  la  tribune  ouverte,  qui  peuvent  déposer  des  propositions 
régulières,  aillent  adresser  au  u  peuple  »  des  manifestes  comme  pour 
faire  appel  à  une  pression  extérieure  et  aux  passions  révolutionnaires, 
pour  tout  dire  ?  La  droite  a  pris  la  gauche  en  flagrant  délit  de  fausse 


1000  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

opération,  et  naturellement  elle  n'a  pas  laissé  échapper  l'occasion.  Elle 
a  demandé  sur-le-champ  une  discussion  complète  sur  la  question  de  dis- 
solution. C'est  aujourd'hui  même  que  se  livre  à  Versailles  ce  combat  nou- 
veau. Quel  que  soit  le  vote,  il  est  bien  clair  que  l'existence  de  l'assem- 
blée ne  tient  pas  à  des  pétitions  ou  à  un  coup  de  scrutin.  C'est  l'assemblée 
elle-même  qui  par  ses  œuvres  peut  retarder  ou  hâter  la  dissolution.  Elle 
peut  retarder  la  dissolution  en  mettant  fin  aux  discussions  irritantes,  en 
revenant  aux  affaires  sérieuses  ;  elle  peut  la  précipiter  au  contraire  en 
offrant  le  spectacle  d'une  division  persistante,  d'une  assemblée  coupée  en 
deux.  Alors  le  pays  seul  pourrait  évidemment  prononcer,  et  ce  serait  l'as- 
semblée elle-même  qui  aurait  préparé  la  crise  où  elle  disparaissait. 

Depuis  que  l'Autriche  est  entrée  dans  la  voie  libérale  et  constitution- 
nelle avec  son  dualisme  un  peu  compliqué,  ses  ministères  superposés 
et  ses  représentations  diverses,  elle  a  ce  qu'on  pourrait  appeler  une 
double  vie  parlementaire  se  déroulant  à  la  fois  à  Vienne  et  à  Pesth.  La 
Cisleithanie  a  ses  élections,  ses  discussions  laborieuses  ou  passionnées, 
ses  conflits  de  pouvoirs,  de  partis  et  de  races;  la  Hongrie  a  ses  luttes 
parlementaires,  ses  crises  ministérielles.  Depuis  quelques  jours,  à  Pesth, 
il  y  a  eu  toute  une  succession  d'accidens  et  de  péripéties  qui  ont  fini 
par  la  chute  d'un  cabinet  ou  du  moins  d'un  président  du  conseil,  au 
milieu  d'une  assez  étrange  mêlée  des  partis.  L'imbroglio  a  été  complet, 
et  le  chef  du  ministère  hongrois,  le  comte  Lonyay,  a  été  la  seule  vic- 
time de  cette  confusion  d'un  moment.  Par  une  singulière  anomalie,  ce 
sont  ses  amis  qui  l'ont  laissé  tomber  sous  les  coups  de  leurs  adver- 
saires communs,  et,  par  une  bizarrerie  de  plus,  son  parti  semble  occupé 
aujourd'hui  à  panser  les  blessures  de  celui  qu'il  a  livré  aux  antipathies 
de  l'opposition. 

C'est  peut-être  un  peu  compliqué,  et  sans  doute  bien  des  questions 
personnelles  se  cachent  sous  ces  accidens  parlementaires  qui  viennent 
de  se  produire  à  Pesth.  Le  comte  Lonyay  est  avec  M.  Deak,  avec  le 
comte  Andrassy,  un  de  ceux  qui  ont  été  le  plus  activement  mêlés  à  toutes 
les  luttes  hongroises  dans  ces  vingt  dernières  années,  et  c'est  de  plus 
un  des  trois  ou  quatre  hommes  supérieurs  qui  se  sont  révélés  dans  la 
politique  depuis  que  la  Hongrie  a  patiemment  et  habilement  reconquis 
cette  quasi-inaépendance  pour  laquelle  elle  a  si  longtemps  combattu. 
Caractère  ferme  et  passant  même  pour  inflexible,  esprit  froid,  instruit 
et  pratique,  ayant  une  grande  situation  par  sa  naissance  et  par  sa  for- 
tune, une  des  plus  considérables  de  la  Hongrie,  bien  vu  de  l'empereur 
François-Joseph,  le  comte  Lonyay  se  trouvait  déjà  dans  le  ministère 
lorsque  le  comte  Andrassy  passait  l'an  dernier  au  poste  de  chancelier 
de  l'empire,  à  la  place  de  M.  de  Beust.  Il  se  trouvait  naturellement  dé- 
signé pour  succéder  à  son  brillant  collègue  comme  président  du  cabinet 
hongrois.  Il  représentait  la  même  politique,  il  s'appuyait  sur  les  mêmes 
amis  dans  le  parlement,  il  avait  les  mêmes  adversaires;  il  était  en  un 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  1001 

mot  une  des  plus  éminentes  personnifications  de  ce  parti  dont  M,  Deâk 
reste  le  vrai  chef,  auquel  il  a  même  donné  son  nom.  L'opposition ,  la 
gauche  du  parlement  hongrois,  redoutait  assez  le  nouveau  président  du 
conseil  pour  sa  réputation  de  fermeté  et  d'énergie.  La  majorité  n'avait 
pas  peut-être  un  goût  décidé  pour  le  comte  Lonyay  ;  l'appui  qu'elle  lui 
prêtait  était  moins  l'effet  de  la  sympathie  que  de  l'esprit  de  discipline 
politique.  Toujours  est-il  qu'elle  le  soutenait  avec  ensemble,  avec  réso- 
lution dans  toutes  les  circonstances,  dans  les  différends  avec  les  Croates, 
avec  les  Serbes,  comme  aussi  dans  cette  question  de  la  réforme  électo- 
rale, qui  était  ardemment  agitée  à  Pesth  il  y  a  quelque  temps,  et  qui 
n'a  pu  être  résolue.  La  majorité  restait  surtout  fidèle  au  président  du 
conseil  dans  les  luttes  contre  la  gauche.  On  marchait  avec  un  accord 
politique  complet,  sans  dévier  de  la  ligne  qu'on  suit  depuis  quelques 
années,  et  lorsque  des  élections  générales  ont  été  faites  l'été  dernier, 
le  succès  du  scrutin  qu'a  obtenu  le  parti  Deâk  semblait  une  garantie 
de  durée  pour  le  ministère  et  pour  son  chef. 

Que  s'est-il  passé  depuis  ce  moment?  C'est  ici  peut-être  que  les  in- 
compatibilités, les  antipathies  personnelles,  commencent  à  jouer  leur 
rôle,  et  la  gauche,  battue  sur  le  terrain  politique,  mais  toujours  achar- 
née contre  le  comte  Lonyay,  a  cherché  à  prendre  sa  revanche  d'une 
autre  façon.  Elle  a  ramassé  l'arme  la  plus  perfide  et  la  plus  dangereuse 
dans  l'arsenal  de  guerre  des  partis,  elle  a  ouvert  une  campagne  d'insi- 
nuations outrageantes  et  de  calomnies  contre  le  président  du  conseil, 
qui  s'est  vu  attaqué  dans  son  honneur,  qui  a  été  accusé  ni  plus  ni  moins 
de  s'être  servi  de  sa  position  dans  le  gouvernement  pour  augmenter  sa 
fortune  depuis  quelques  années.  Tant  que  ces  injures  n'ont  fait  que 
traîner  dans  la  polémique  de  quelques  journaux  de  l'opposition,  ce  n'é- 
tait rien  encore.  Elles  n'ont  pas  tardé  à  se  produire  jusque  dans  le  par- 
lement. Le  chef  principal  de  la  gauche,  M.  Tisza,  a  donné  le  signal  par 
des  allusions  blessantes,  mais  encore  assez  déguisées.  Bientôt  un  autre 
député  de  la  gauche,  M.  Czernatony,  a  poussé  l'attaque  à  fond,  et,  dans 
un  discours  des  plus  violons,  il  a  lancé  contre  le  président  du  conseil 
une  audacieuse  accusation  de  corruption.  Le  comte  Lonyay  a  répondu, 
naturellement  avec  véhémence,  avec  hauteur,  en  accablant  son  adver- 
saire d'un  souverain  mépris.  Aussitôt  les  passions  se  sont  déchaînées, 
injures  et  déGs  se  sont  croisés  de  tous  côtés,  et  la  chambre  a  été  en 
proie  à  une  telle  agitation,  à  un  si  scandaleux  tumulte,  que  la  séance  n'a 
pu  continuer. 

Les  choses  ne  pouvaient  évidemment  en  rester  là,  d'autant  plus  que 
le  président  du  conseil  témoignait  l'intention  de  se  retirer,  si  on  ne  lui 
donnait  une  éclatante  réparation  de  l'outrage  qu'il  avait  reçu.  C'était 
à  la  majorité  de  venger  le  premier  ministre  par  un  vote  de  confiance, 
et  elle  paraît  en  avoir  eu  d'abord  la  pensée.  La  majorité  a  commencé 
par  s'émouvoir  beaucoup,  puis  elle  s'est  calmée;  elle  s'est  persuadé 


1002  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

à  elle-même  que  la  scène  qui  avait  eu  lieu  avait  un  caractère  plus  per- 
sonnel que  politique,  et  elle  a  fini  par  se  borner  à  une  motion  qui,  en 
blâmant  la  sortie  de  M.  Czernatony,  proposait  une  révision  du  règle- 
ment de  la  chambre  pour  empêcher  le  renouvellement  de  scandales  qui 
nuisaient  à  la  dignité  parlementaire.  Si  modeste  que  fût  la  satisfaction, 
le  président  du  conseil  s'en  contentait  encore.  Dans  l'intervalle  cepen- 
dant, la  gauche,  continuant  cette  lutte,  apportait  de  son  côté  une  mo- 
tion demandant  le  dépôt  de  tous  les  traités  et  contrats  passés  par  le 
gouvernement  depuis  cinq  ans.  L'intention  ne  pouvait  être  douteuse. 
La  majorité  repoussait  aussitôt  cette  proposition,  mais  en  évitant  encore 
une  fois  de  donner  au  comte  Lonyay  un  témoignage  direct  de  confiance. 
C'était  la  veille  du  jour  où  devait  être  discutée  la  proposition  de  révi- 
sion du  règlement  qui  blâmait  M.  Czernatony.  Ce  jour-là,  le  plus  sin- 
gulier coup  de  théâtre  s'est  produit.  Au  lieu  de  nouveaux  combats,  il 
n'y  a  eu  que  des  paroles  de  paix.  La  gauche  s'est  déclarée  prête  à  se 
rallier  à  la  révision  du  règlement,  si  on  supprimait  le  blâme  de  M.  Czer- 
natony et  si  on  voulait  rester  dans  les  termes  d'une  loi  de  I8/18  qui 
renvoie  à  la  fin  des  périodes  législatives  toute  modification  dans  le  rè- 
glement. M.  Czernatony  lui-même  s'est  excusé  devant  la  chambre  des 
violences  injurieuses  auxquelles  il  s'était  livré.  La  majorité  à  son  tour 
n'a  pas  cru  devoir  se  refuser  aux  concessions  que  la  gauche  réclamait. 
Le  comte  Lonyay  a  fait  bonne  contenance;  il  s'est  contenté  de  l'acte  de 
résipiscence  de  M.  Czernatony,  il  a  demandé  lui-même  qu'on  ne  donnât 
pas  suite  au  blâme  proposé  contre  le  député  qui  l'avait  outragé  et  qui 
rétractait  ses  injures.  La  paix  était  complète,  seulement  il  devenait 
assez  clair  que  c'était  le  président  du  conseil  qui  payait  les  frais  de  ce 
raccommodement  universel.  Il  avait  été  l'objet  de  l'accusation  la  plus 
insultante  de  la  part  de  ses  adversaires,  il  n'avait  été  soutenu  que  d'une 
manière  équivoque  par  son  parti,  et  il  sortait  de  cette  échauffourée  avec 
une  satisfaction  personnelle  à  la  vérité,  mais  sans  avoir  reçu  un  de  ces 
témoignages  décisifs  de  confiance  qui  raffermissent  un  chef  de  gouver- 
nement. Sa  situation  parlementaire  se  trouvait  amoindrie,  et,  par  une 
fatalité  de  plus,  il  était  à  ce  moment  engagé  dans  une  sorte  de  conflit 
avec  l'archiduc  Joseph,  commandant  des  honveds.  Il  n'est  pas  même 
bien  sûr  qu'il  eût  dans  le  cabinet  le  cordial  concours  de  ses  collègues. 
Le  comte  Lonyay  a  parfaitement  vu  ce  qu'il  y  aurait  pour  lui  de  délicat 
et  de  difficile  à  rester  au  pouvoir  dans  de  telles  conditions,  et  il  a  offert 
immédiatement  sa  démission  à  l'empereur.  Il  s'est  retiré  sous  sa  tente, 
non  sans  ressentir  la  blessure  qu'on  venait  de  lui  faire.  Les  autres  mi- 
nistres, qui  avaient  aussi  offert  leur  démission  avec  le  président  du  con- 
seil, ont  été  maintenus,  et  l'un  d'eux,  le  ministre  du  commerce, 
M.  Szlavy,  a  été  chargé  de  la  présidence  du  nouveau  cabinet.  Le  comte 
Lonyay  est  resté  sur  le  terrain  dans  cette  mêlée  de  quelques  jours;  mais 
voici  aussitôt  un  nouveau  changement  de  scène. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  1003 

La  majorité  de  la  chambre  hongroise  a-t-elle  compris  qu'elle  venait 
de  commettre  une  faute  en  abandonnant  par  mauvaise  humeur  le  comte 
Lonyay  et  en  ayant  l'air  de  le  sacrifier  aux  rancunes  de  ses  adversaires? 
a-t-elle  voulu  prévenir  les  scissions  qui  pouvaient  résulter  du  ressenti- 
ment de  l'ancien  président  du  conseil  et  de  ses  amis?  Toujours  est-il 
qu'au  lendemain  même  du  dénoùment  de  cette  singulière  crise  le  parti 
Deak,  comme  pour  effacer  le  souvenir  de  ce  qui  venait  de  se  passer,  s'est 
hâté  d'adresser  au  comte  Lonyay  l'invitation  la  plus  flatteuse,  et  lui  a 
fait  dans  son  club  une  véritable  ovation.  Le  président  du  club,  M.  Per- 
czel,  a  exalté  les  services  de  l'ancien  président  du  conseil.  M.  Deâk  lui- 
même  a  parlé  de  la  manière  la  plus  chaleureuse.  11  y  a  eu  les  acclama- 
tions les  plus  vives.  La  manifestation  de  confiance  que  le  comte  Lonyay 
n'avait  pas  obtenue  dans  la  chambre,  il  l'a  eue  au  club  Deâk.  Il  n'a  du 
reste  laissé  percer,  quant  à  lui,  aucun  ressentiment;  il  a  au  contraire 
promis  sa  fidélité  au  parti  Deàk,  son  appui  au  ministère  Szlavy,  et  de 
cette  crise  hongroise  il  ne  reste  plus  rien  pour  le  moment. 

La  vie  parlementaire  est  bien  autrement  laborieuse  dans  la  Cisleitha- 
nie,  et  le  ministère  Auersperg  va  rencontrer  des  difficultés  bien  plus  com- 
plexes dans  cette  session  du  Rcichsrath  qui  s'ouvre  en  ce  moment  même. 
Il  paraît  décidé  à  résoudre  ou  du  moins  à  essayer  de  résoudre  un  des 
problèmes  les  plus  graves,  celui  de  la  réforme  électorale.  Une  réforme 
électorale,  cela  semble  peut-être  assez  simple;  en  réalité,  la  question 
touche  à  l'essence  même  de  l'organisation  politique  de  l'Autriche  nou- 
velle. Jusqu'ici  les  membres  du  lieichsrath  sont  élus  non  pas  directe- 
ment par  le  pays,  mais  par  les  diètes  provinciales,  et  souvent  dans  ces 
dernières  années,  les  diètes,  ou  du  moins  quelques-unes,  dominées  par 
l'esprit  fédéraliste,  s'exagérant  leur  rôle,  ont  pratiqué  une  véritable  sé- 
cession, refusant  d'envoyer  des  délégués  au  Reichsraih,  faisant  ainsi  acte 
de  résistance  à  la  politique  centraliste  qui  a  prévalu  en  certains  momens 
à  Vienne  et  qui  n'a  point  renoncé  à  triompher  définitivement.  11  y  a 
toujours  des  provinces  qui  ne  sont  point  représentées  au  Reichsraih,  et 
il  en  résulte  une  vraie  confusion,  une  difficulté  permanente  pour  trouver 
une  majorité  parlementaire,  quelquefois  même  l'impossibilité  d'une  dé- 
libération réellement  légale.  Il  s'agit  aujourd'hui  d'arriver,  par  un  sys- 
tème d'élection  directe,  à  faire  du  parlement  de  Vienne  une  représenta- 
tion plus  régulière  et  plus  rationnelle  des  intérêts  communs  des  diverses 
parties  de  la  Cisleithanie,  en  laissant  bien  entendu  aux  diètes  provin- 
ciales leurs  attributions  et  leurs  droits  dans  la  sphère  des  intérêts  lo- 
caux. Ce  n'est  point  chose  facile,  on  se  heurte  à  toutes  ces  complica- 
tions qui  tiennent  aux  différences  de  races,  de  nationalité,  d'intérêts, 
de  traditions,  de  mœurs.  La  Galicie,  au  nom  de  son  autonomie,  demande 
naturellement  à  être  exemptée  de  ce  régime  commun.  Elle  craint  qu'on 
ne  se  serve  de  ce  système  de  l'élection  directe  contre  sa  nationalité, 
qu'on  ne  revienne  encore  une  fois  à  cette  politique  qui  consistait  à  op- 


lOOA  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

poser  les  paysans  ruthènes  aux  Polonais.  La  diète  de  Lemberg  a  récem- 
ment envoyé  une  adresse  à  l'empereur  pour  maintenir  ses  droits  recon- 
nus et  consacrés.  Elle  ne  refuse  pas  son  concours,  elle  réclame  le  respect 
de  la  nationalité  polonaise  légalement  représentée  par  la  diète.  La  Gali- 
cie  ne  sera  pas  la  seule  à  réclamer,  et  si  essentielle,  si  pressante  que 
soit  cette  question  de  la  réforme  électorale  pour  l'organisation  constitu- 
tionnelle de  l'Autriche,  il  n'est  point  impossible  que,  lorsqu'elle  sera 
posée  par  l'initiative  du  ministère  avec  l'assentiment  plus  ou  moins  dé- 
cidé de  l'empereur,  elle  ne  rencontre  des  difficultés  et  des  résistances 
qui  pourraient  en  ajourner  la  solution. 

L'Espagne  serait  bien  heureuse,  si  elle  n'avait  pour  l'occuper  et  pour 
l'embarrasser  que  des  questions  de  réforme  électorale.  Par  malheur, 
elle  a  d'autres  soins;  elle  reste  livrée  aux  luttes  de  partis  irréconciliables 
dans  le  congrès  de  Madrid,  aux  insurrections  qui  se  renouvellent  inces- 
samment dans  les  provinces,  aux  difficultés  financières  qui  ne  font  que 
s'accroître,  mettant  à  chaque  instant  le  gouvernement  dans  l'impossibi- 
lité de  faire  face  aux  dépenses  les  plus  urgentes,  et  avec  cela  le  prési- 
dent du  conseil,  M.  Puiiz  Zorrilla,  se  félicite  chaque  jour  des  succès 
d'une  politique  qui  fait  de  la  Péninsule  le  théâtre  privilégié  de  tant  de 
merveilles.  Que  le  chef  du  cabinet  espagnol  se  complaise  à  constater 
l'impuissance  des  partis  hostiles  dans  leurs  tentatives  contre  le  régime 
actuel,  c'est  possible,  M.  Zorrilla  peut  se  livrer  à  ces  constatations  ras- 
surantes dans  le  congrès.  Les  partis  sont  impuissans  pour  triompher, 
il  est  vrai;  à  coup  sûr  ils  sont  assez  puissans  pour  agiter  le  pays,  pour 
entretenir  une  sorte  de  guerre  civile  presque  permanente,  qui  ne  s'ar- 
rête un  instant  que  pour  recommencer  presque  aussitôt. 

Depuis  quelques  jours,  une  insurrection  nouvelle  a  éclaté  particulière- 
ment en  Andalousie  sous  le  drapeau  de  la  république  fédérale.  Les  chefs 
du  parti  qui  sont  dans  le  congrès,  M.  Gastelar,  M.  Pi  y  Margall,  ont  dés- 
avoué cette  prise  d'armes,  sans  doute,  mais  ils  n'ont  guère  été  écoutés. 
Le  soulèvement  n'a  pas  moins  eu  lieu  sur  un  certain  nombre  de  points 
à  la  fois;  la  conscription  a  été  le  prétexte.  Des  bandes  assez  nombreuses 
se  sont  formées,  et  on  a  même  cru  un  instant  qu'un  de  ceux  qui  ont  con- 
tribué à  la  révolution  de  1868,  le  général  Contreras,  n'était  point  étran- 
ger à  l'insurrection.  Ces  insurgés  nouveaux  peuvent  être  vaincus  et  mis 
en  fuite  dans  leurs  rencontres  avec  l'armée  ;  il  n'est  pas  moins  vrai  qu'à 
Murcie  il  a  fallu  vingt  heures  pour  les  réduire,  et  à  Malaga  la  lutte  a  duré 
aussi  quelques  heures;  à  Alcoy,  à  Linarès,  à  Bejar,  dans  la  Sierra- Mo- 
rena,  du  côté  de  Valence,  on  s'est  battu,  et  naturellement  ces  bandes  si- 
gnalent leur  passage  par  toutes  les  déprédations.  D'un  autre  côté,  l'in- 
surrection carliste  n'est  nullement  vaincue,  surtout  en  Catalogne,  les 
chefs  de  bande  se  promènent  partout,  coupent  les  communications,  ran- 
çonnent les  voyageurs,  entrent  dans  les  villes,  lèvent  des  contributions. 
Il  y  a  peu  de  jours,  un  des  principaux  chefs  s'est  emparé  avec  sept  cents 


REYUE.    —    CHRONIQUE.  1005 

hommes  de  la  ville  de  Balaguer.  On  a  envoyé  contre  lui  une  première 
colonne  qui  a  été  repoassée  après  avoir  éprouvé  des  pertes  sérieuses  ;  il 
a  fallu  expédier  aussitôt  des  forces  plus  considérables  devant  lesquelles 
les  carlistes  ont  fini  par  se  replier.  Si  l'on  n'y  prend  garde,  si  le  gouver- 
nement, toujours  convaincu  de  l'impuissance  des  partis,  ne  prend  pas 
des  mesures  plus  décisives,  l'Espagne  est  exposée  à  tomber  dans  ce  gâ- 
chis de  l'insurrection  chronique,  tantôt  sous  le  drapeau  carliste,  tantôt 
sous  le  drapeau  républicain,  en  attendant  que  quelque  autre  drapeau  se 
lève  pour  ajouter  à  la  confusion.  C'est  ce  que  dans  le  langage  du  radica- 
lisme ofliciel  on  appelle  au-delà  des  Pyrénées  :  le  règne  de  la  liberté! 

CH.    DE  MAZADE. 


OEuvres  de  Rabelais,  illustrations  de  Gustave  Doré,  2  vol.  in-folio ,  Garnier  frères. 

Voici  une  œuvre  bien  différente  de  la  Bible  et  de  la  Divine  Comédie 
qu'illustrait  naguère  M.  Gustave  Doré.  Il  n'est  pas  un  chapitre  du  livre 
de  Rabelais  que  l'artiste  ne  commente  par  un  dessin.  C'est  la  foule  des 
personnages  qui  entourent  Gargantua  et  Panurge  qu'il  met  sur  pieds, 
qu'il  habille,  qu'il  fait  agir  et  parler  autour  des  deux  héros  du  roman, 
tantôt  d'une  parfaite  délicatesse,  quand  l'auteur  a  ces  entrevues  de  finesse 
exquise  qui  ne  sont  pas  un  des  moindres  charmes  de  ses  récits,  tantôt 
exubérant  de  vie  et  de  gaîté,  plus  souvent  encore  entraîné  dans  le  monde 
des  plus  bizarres  conceptions,  alors  que  le  poète  arrive  à  cette  folie  de 
l'étrange,  à  ces  ivresses  du  rire  qui  ne  tiennent  pas  moins  de  l'idéal  que 
l'enthousiasme  pour  la  beauté  absolue.  C'est  surtout  cette  puissance  de 
la  joie,  cette  fièvre  de  la  vie  du  corps,  cette  kermesse  étincelante  d'es- 
prit, inondée  d'un  vin  généreux,  toute  pleine  d'éclats  bruyans,  souvent 
sensée,  toujours  si  française,  que  M.  Doré  excelle  à  peindre.  Quand  l'au- 
teur ouvre  cette  boîte  en  forme  de  tête  de  Silène,  où  il  y  a,  dit-il,  tant 
de  pensées  sérieuses,  l'artiste  devient  grave;  mais  cette  gravité,  comme 
il  convient,  est  toujours  souriante  et  presque  moqueuse. 

On  voit  bien  ici,  en  passant  tour  à  tour  du  texte  aux  dessins,  comment 
le  comique  est  une  partie  du  grand  art,  combien  il  peut  être  profond,  à 
quel  point  il  diffère  de  l'esprit  léger,  qui  n'en  est  que  la  parodie,  tout  ce 
qu'il  comporte  de  poésie  vraie.  Le  comique,  quand  il  ne  devient  pas  un 
jeu  trop  facile  et  sans  dignité,  s'inspire  du  sentiment  de  notre  invincible 
faiblesse,  de  toutes  ces  disproportions  qui  sont  entre  nos  rêves  et  la 
réalité,  de  ces  antithèses  perpétuelles  de  nos  aspirations  et  de  ce  qui 
est,  des  mille  contrastes  que  présente  la  nature  comme  si  elle  voulait 
mettre  notre  raison  au  défi  de  trouver  le  vrai,  de  comprendre  le  spec- 
tacle du  monde.  Tandis  que  le  misanthrope  se  retire  dans  sa  tristesse 
impuissante,  l'artiste  pense  qu'il  y  a  quelque  grandeur  dans  ces  opposi- 
tions, dans  cette  suite  de  contre-sens;  s'il  rabaisse  l'homme,  aussitôt  il 


1006  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  relève;  il  mêle  la  folie  et  la  raison,  la  trivialité  et  l'idéal,  et  tout  en 
disant  :  telle  est  la  vie,  il  nous  laisse  voir  du  moins  que  le  bien  y  do- 
mine, que  le  don  de  remarquer  ces  défaillances  et  même  toutes  ces 
laideurs  ne  l'entraîne  pas  au  découragement,  il  nous  enseigne  que  la 
vraie  philosophie  est  d'être  bon  et  sensé. 

L'éditeur,  M.  Louis  Moland,  ne  s'adresse  pas  aux  érudits;  il  s'applique 
à  dominer  le  texte  qui  peut  le  mieux  faire  comprendre  l'auteur;  il  a 
restitué  toutes  les  suppressions  que  le  romancier  avait  faites  par  condes- 
cendance pour  l'autorité  royale  ou  pour  l'église.  La  biographie  de  Rabe- 
lais, placée  en  tête  de  l'ouvrage,  a  le  mérite  de  dire  comment  s'est  for- 
mée la  légende  du  conteur,  de  montrer  ce  qu'elle  vaut,  de  nous  peindre 
l'historien  de  Panurge  tel  qu'il  fwt,  savant  de  mérite,  prêtre  dont  la  vie 
ne  choquait  pas  ceux  qui  l'entouraient,  ami  de  personnages  illustres, 
voyageur  infatigable,  philosophe  à  ses  heures,  caractère  très  particulier, 
moins  préoccupé  de  faire  une  œuvre  mystérieuse  et  profonde,  un  pam- 
phlet ou  des  théories  politiques,  que  d'écrire,  selon  l'inspiration  du  mo- 
ment et  pour  s'égayer  lui-même,  un  roman  qui  fit  beaucoup  rire  et  qui 
fit  quelquefois  penser. 


Vie  militaire  et  religieuse  du  moyen  âge,  par  M.  Paul  Lacroix,  1  vol.  ia-folio.  Firmin  Didot. 

Ce  n'est  pas  seulement  une  œuvre  de  luxe  et  d'un  luxe  élevé  que 
ce  livre  sur  le  moyen  âge,  où  nous  retrouvons  les  miniatures  des 
plus  beaux  manuscrits,  une  riche  variété  de  tableaux,  de  scènes  de 
mœurs,  de  costumes,  des  bijoux,  des  broderies,  des  enluminures,  les 
chefs-d'œuvre  de  l'art  décoratif  au  xin''  siècle,  et  la  reproduction  fidèle 
des  monumens  d'architecture,  c'est  encore  et  surtout  un  livre  de  haut 
enseignement.  Il  ne  faut  pas  que  l'agrément  et  la  distinction  des  plan- 
ches, que  le  plaisir  de  visiter  cette  belle  galerie  nous  fasse  illusion.  En 
regardant  toutes  ces  illustrations,  nous  buvons  le  moyen  âge,  comme 
M'"''  de  Sévigné  buvait  Nicole;  nous  nous  en  pénétrons,  nous  le  faisons 
nôtre,  nous  nous  croyons  au  milieu  de  ses  mœurs  et  de  ses  usnges,  dans 
ses  églises  et  dans  ses  tournoi?,  dans  la  société  des  chevaliers  et  dans 
celle  des  daines.  Est-il  besoin  de  remarquer  que,  si  ce  livre  a  ces  quali- 
tés, il  les  doit  au  soin  avec  lequel  les  gravures  et  les  bois  ont  été  choisis, 
au  mérite  de  l'exécution,  au  talent  de  MM.  KcUerhoven,  Régamey  et 
Allard,  —  que  le  texte,  toujours  très  simple,  mais  toujours  aussi  au 
courant  du  progrès  de  la  science,  est  le  seul  commentaire  qui  convenait 
à  une  pareille  œuvre? 


Le  directeur-gérant,  G.  Buloz. 


TABLE    DES    MATIÈRES 


CENT   DEUXIEME    VOLUME 


SECONDE  PERIODE. —  XLII«  ANNEE. 


NOVEMBRE  —  DÉCEMBRE  4872 


Livraison  «la  1='  Kovembre. 

La  Répdblique  et  les  anciens  partis,  par  M.  Ernest  DUVERGIER  DE   HAU- 

RANNE,  député  à  l'Assemblée  nationale 5 

Les  Aliénés  a  Paris.  —  IL  —  Les  Asiles,  la  Soreté  a  Ricètp.e,  par  M.  Maxime 

DU  CAMP 30 

Le  Département  des  estampes  a  la  Bibliothèqde  nationale.  —  L  —  Le  cabi- 
net  DES    ESTAAIPES    DU    ROI    SOUS    LE    RÈGNE    DE   LOUIS    XIV    ET    AU     TEMPS    DE    LA 

régence,  par  M.  Henri  DELABORDE 68 

Souvenirs  de  l'Adriatique  (1871-1872).  —  IL  —  Scutari  et  les  Albanais,  les 

TRIBUS    DES    montagnes    ET    LES    MCEDRS  DE   LA   GrÈCE  HÉROÏQUE,  par   M.    ALBERT 

DUMONT 93 

Le  maître  d'école  du  Flat-Creek,   récit  de  mœurs  de  l'ouest  américain,  par 

M.  Edward  EGGLESTON .   .   .   .  125 

Impressions  de  voyage  et  d'art.  —  VI.  —  Souvenirs  de  Bourgogne,  Cîteaux, 

Beaune,  Auxerre  et  le  maréchal  Davout,  par  M.  Emile  MONTEGUT.  .   .  177 

L'Alsace-Lorraine  depuis  l'annexion,  par  M-   Louis  REYBAUD,  de  l'Institut.  218 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 236 

Les  Écoles  de  commerce  aux  États-Unis,  par  M.  G.-H.  GAULIER 248 

Essais  et  Notices 25t 

Livraison  da  15  Novembre. 

La    presse   allemande    et   l'entrevue    des    trois    empereurs     a    Berlin,    par 

M.  SAINT-RENE  TAILLANDIER 257 

Frinko  Balaban,  récit  de  mœurs  de  la  Galicie,  par  M.  SACHER-MASOCH.  .       286 
Les  Réformes  dans  l'enseignement  secondaire,  par  M.   Paul  JANET,    de  l'In- 
stitut de  France 322 


1008  TABLE    DES    MATIERES. 

Le  Département  des  estampes  a  la  Bibliothèque  nationale,  —  II,  —  Le  cabi- 
net  DES    ESTAMPES    DU    ROI   DEPUIS    LE    RÈGNE    DE   LoUIS    XV    JUSQU'A    LA    FIN    BU 

xviii"  SIÈCLE,  par  M.  Henri  DELABORDE 346 

Un  HOMME  d'état  HOLLANDAIS,  J.-R.  TUORBECKE,  ÉTUDE  HISTORIQUE  SUR  LE  GOU- 
VERNEMENT PARLEMENTAIRE  AUX  Pays-Bas ,   par  M,  Albert  RÉVILLE,    .  .    .       378 

M(»:t'RS   FINANCIÈRES    DE    LA   FRANCE,    —   11.    —   LeS    SOCIÉTÉS    DE    CRÉDIT   EN    FrANCE 

ET  A  L'ÉTRANGER,  par  M,  BAILLEUX  DE  MARISY 410 

Les  Origines  et  la  Formation  de  l'empire  byzantin  a   propos  des  récens  tra- 

.VAUX  DE  M.  Amédée  Thierry,  par  M,  Ludovic  DRAPEYRON 432 

Démosthène  et  ses  contemporains.  —  II.  —  Le  Procès  de  Démosthène  contre 

ses  tuteurs,  par  M.  George  PERROT 456 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire.  ......  493 

Souvenirs  de  Provence,  Poésies,  par  M.  Jean  AICARD 505 

Livraison  du  i."  Décembre. 

L'Élection  présidentielle  aux  États-Unis,  le  général  Grant  et  M.  Horace 
Greeley,  par  M.  Ernest  DUVERGIER  DE  HAURANNE,  député  à  l'Assem- 
blée nationale 513 

Les  Souffrances  d'un  pays  conquis,  scènes  de  l'émigration  en  Alsace-Lor- 
raine, par  M.  A,  MÉZIÈRES 560 

Le  Gentilhomme  de  la  steppe,  par  M.  ïvan  TOURGUÉNEF 591 

Le  Département  des  estampes  a  la  Bibliothèque  nationale.  —  111.  —  Le  ca- 
binet des  estampes   depuis  le  commencement  do  xix^  siècle,   pendant  le 

SIÈGE  DE  Paris  et  la  commune,  par  M.  Henri  DELABORDE 620 

Dona  Evornia,  récit  DE  moeurs  MEXICAINES,  par  M.   Lucien  BIART 648 

Souvenirs  de   l'Adriatique  (1871-1872).   —  III,  —  Le  pachalikat  d'Épire  et 

l'hellénisme  en  Turquie,  par  M,  Albert  DUMONT. 676 

Revue  dramatique,  —  Théâtre-Français,  Hélène,  de  M.   Edouard   Pailleron, 

par  M.  SAINT-RENÉ  TAILLANDIER 711 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 721 

Une  nouvelle  révolution  au  Pérou 733 

Essais,  et  Notices,  —  Les  Transports  militaires   et  les   voies  ferrées,  par 

M.  H.  BLERZY 740 

Livraison  du  15  Décembre. 

La  Guerre  de  Franck  en  1870-1871.  —  III.  —  La  campagne  de  l'est  et  le 

GÉNÉRAL  BoURBAKt,  par  M.  CHARLES  DE  MAZADE 773 

L'Ile  de  Madagascar,  les  tentatives  de  colonisation  et  la  nature  du   pays. 
—  Une  récente  exploration  de  la  Grande-Terre,  le  voyage  de  M.  Alfred 
Grandidier,  par  M.  É.  BLANCHARD,  de  l'Académie  des  Sciences.   .   .   .       797 
Les  Missions  extérieures  de  la  marine.  —  La  station  du  Levant.  — I. —  L'ar- 
chipel grec  et  les  côtes  de  l'Asie-Mineure  avant  l'insurrection  de  1821, 

par  M.  le  vice-amiral  JURIEN  DE  LA  GRAVIÈRE 835 

Une  station  géodésiquè  au  sommet  du  Canigou  en  1872,  par  M.  Ch.  MARTINS.  867 
Les  Ailes  de  courage,  histoire  d'un  naturaliste,  par  M.  George  SAND.  .  .  .  888 
Les  régénérations  et  les  greffes  animales  d'après  les  dernières  expériences 

DES  physiologistes,   par  M,   Fernand   PAPILLON 949 

La  Suède  sous  le  roi  Charles  XV,  par  M.  A.  GEFFROY.   ....  ^   ...   .      968 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 993 

Essais  et  Notices 1005 


Paris.  —  J.  CLAYE,  Imprimeur,  7,  rue  Saint-Benoît. 


TUFTS  UNiVt 


«r:oTi,eeo.