REVUE
DES
XLII* ANNÉE. - SECONDE PÉRIODE
TOME Cil. — i" NOVEMBRE 1S72.
REVUE
DES
DE
MONDES
XLII« Â^NEE. — SECONDE PÉRIODE
TOME CENT DEUXIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
K U E B 0 N A P A P. 1 j: , M
1872
/f^J^.
LA RÉPUBLIQUE
ET
LES ANCIENS PARTIS
La tranquillité si précieuse qui règne aujourd'hui en France ne
saurait être sérieusement troublée par les diverses manifestations
auxquelles les chefs des partis extrêmes ont jugé à propos de se
livrer dans ces derniers temps. Au fond, la France est indifférente
à leurs ambitions et à leurs querelles, fatiguée de leurs déclama-
tions monotones, et elle veut faire table rase de toutes ses super-
stitions anciennes ou modernes, pour se consacrer tout entière à la
réparation de ses malheurs. Cependant une agitation assez vive règne
en ce moment dans le monde politique. On n'avait pas vu depuis
longtemps un tel débordement de manifestes, d'injures et de calom-
nies réciproques. Ce vacarme assourdissant fait un contraste cho-
quant avec l'attitude sage et patiente de la grande majorité du
pays. Sans distraire heureusement la foule des pacifiques travaux
qui l'absorbent, et sans alarmer gravement l'opinion publique
éclairée, les partis ont réussi à provoquer autour d'eux un de ces
troubles superficiels qui inquiètent les esprits timides, et qui four-
nissent des argumens dangereux aux hommes dont c'est le métier
d'effrayer le pays.
Il ne faut pas s'étonner de cette ébuUition passagère : la cause
en est artificielle et s'épuisera vite; nous assistons en ce moment à
la crise suprême et à l'agonie des anciens partis. Ils se savent per-
dus, si la république modérée se fonde, et avant de succomber ils
lui livrent une dernière bataille. Jusqu'à ce jour, les anciens partis
étaient restés jeunes; ils avaient conservé tout leur prestige, grâce
aune succession de gouvernemens, despotiques ou révolutionnaires.
6 REVUE DES DEUX MONDES.
qui avaient eu la maladresse de leur Laisser le beau rôle, soit comme
défenseurs de l'ordre, soit comme soldats de la liberté. Depuis dix-
huit mois au contraire, les griefs sérieux leur manquent, et les
anciens partis ne savent plus à quoi s'employer. L'opinion publique
s'éloigne d'eux ; leurs rangs s'éclaircissent, leurs vieux cadres se
brisent sous l'empire des circonstances nouvelles; s'ils veulent
échapper à la destruction, il faut qu'ils se résignent à changer de
visage et à rompre avec tout leur passé. Les uns se décident, et
font le sacrifice qu'on leur demande; les autres gardent une neu-
tralité expectante et malveillante; la plupart se vengent de leur
impuissance en accablant le gouvernement d'invectives. Depuis le
parti légitimiste jusqu'au parti radical, tous se sentent plus ou
moins dépaysés par les événemens; ils se débattent entre leurs
traditions et leurs intérêts, entre leurs passions exclusives et l'esprit
de conciliation patriotique dont nos infortunes nationales leur font
un devoir dans le moment présent. C'est de ce travail de l'esprit
public que dépend aujoijft'd'hui l'avenir de la France; les partis sor-
tiront de cette crise anéantis ou régénérés.
L'épreuve est certainement pénible pour les hommes convaincus
qui n'y sont pas préparés, et qui voient s'abîmer dans l'indifférence
et l'oubli public les affections, les espérances, les illusions de toute
leur vie. Autant que possible, il faut s'abstenir d'insulter à leur dou-
leur et de tourner en ridicule les protestations éplorées qu'ils en-
voient à tous les échos; il ne faut même pas s'irriter outre mesure
de leurs récriminations ou de leurs menaces. Laissons- len'r toute
liberté de se plaindre, et ne marchandons pas à leur faiblesse cette
innocente consolation; mais rendons en même temps pleine justice
à la politique du gouvernement, grâce auquel s'accomplit cette trans-
formation salutaire. C'est lui qui a frappé de mort les anciens partis
en ouvrant la république comme un refuge à toutes les opinions
honnêtes, et en les obligeant à se ranger autour de lui sous le dra-
peau national. La dissolution des anciens partis est le complément
naturel de la libération du territoire, la condition indispensable du
maintien de la paix publique, le seul moyen d'en finir avec les ha-
bitudes révolutiannaires. Après avoir délivré le pays des ennemis
du dehors, il faut le délivrer aussi des ennemis du dedans. Le gou-
vernement y travaille, aidé par le bon sens public; il s'est donné
pour tâche, si j'ose ainsi parler, de réorganiser l'opinion publique
sur un plan tout nouveau. Il y réussira sans oppression d'aucun
genre, par la seule influence du bon exemple, par la seule force de
la persuasion, par le seul ascendant du patriotisme.
Dans cette noble et excellente entreprise, la république conser-
vatrice a naturellement pour adversaires les fanatiques de toutes
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les écoles. Ceux-ci l'acciisent de trahison, ceux-là de modérantisme.
Quoique d'opinions fort opposées, ils concourent tous également à
ranimer les agitations qui s'apaisent. En ce sens, le fougueux ora-
teur de Grenoble peut se dire l'aliié des paladins de l'ancien régime
et des organisateurs de pèlerinages. Les uns et les autres font de
leur mieux pour entretenir les discordes civiles et pour perpétuer
les anciens partis.
I.
Il serait injuste de nier les services rendus à la cause de la liberté
française par les groupes politiques qu'on désigne habituellement
sous le nom d'anciens partis. Les anciens partis ont joué dans l'his-
toire contemporaine un rôle souvent utile et quelquefois glorieux.
Ils ont donné, dans des temps difficiles, l'exemple de la fidélité aux
principes et de la résistance à l'oppression; ils ont soutenu la con-
science nationale au milieu de ses plus grandes défaillances. Ils
ont bien mérité du pays tant qu'ils ont mis de côté leurs anciennes
querelles et oublié leurs rivalités dans un commun effort contre le
despotisme ou contre l'anarchie; mais, si ces rivalités s'éternisent
quand elles ne sont plus pour le pays qu'une cause de trouble et de
faiblesse, si chacun des anciens partis prétend dominer seul et im-
poser à la nation ses préjugés ou ses rancunes, les uns et les autres
deviennent des ennemis publics, et tous les hommes de bon sens
doivent s'écarter d'eux sans hésiter.
Tel est le rôle que ces partis jouent maintenant sans le vouloir.
Grâce à nos innombrables révolutions, nous avons quatre ou cinq
factions irréconciliables qui mettent leur point d'honneur à ne se
rien céder et leur vertu à se haïr les unes les autres; on les a vues,
dans le cours d'un siècle, s'élever toutes, l'une après l'autre, sur la
scène politique, et s'y succéder régulièrement comme les pièces
d'un répertoire de théâtre, sans parvenir jamais à s'y maintenir. Il
n'y en a aucune qui n'ait été mise à l'épreuve, aucune qui ne soit
jugée et condamnée par l'opinion publique. Néanmoins chacune se
croit seule destinée à sauver la France, et ne songe qu'à s'emparer
du pouvoir à l'exclusion de toutes les autres. La naïve insolence de
leurs prétentions n'a d'égale que la profondeur de leur impuissance.
Elles ne répondent à rien de présent et de réel ; elles se rattachent
à un passé qu'il est impossible de faire revivre , elles nourrissent
des passions qui n'ont plus d'objet sérieux, et que tous les bons ci-
toyens doivent s'efforcer d'éteindre. Elles n'offrent donc aucun point
d'appui pour l'établissement d'un gouvernement durable; le gou-
vernement ne peut se maintenir au milieu d'elles que par une intl-
O REVUE DES DEUX MONDES.
midation brutale, ou bien par ce dangereux tour d'adresse qu'on
appelle l'équilibre des partis. La conséquence de cette situation est
claire : il faut en finir avec les anciens partis ; il faut déblayer le
terrain de tous ces débris inutiles. C'est désormais pour nous une
question de vie ou de mort : les anciens partis doivent disparaître,
ou la France elle-même périra.
L'empire, dira-t-on, ne tenait pas un autre langage, et ceux qui
combattent maintenant les anciens partis figuraient alors parmi
leurs défenseurs. — Il faudrait ajouter qu'en ce temps-là les an
ciens partis étaient opprimés, que d'ailleurs ils avaient eu le bon
sens d'oublier leurs divisions pour se ranger tous ensemble sous le
drapeau libéral; ce qui faisait leur mérite, ce n'étaient pas leurs
prétentions particulières, c'était la cause commune au service de
laquelle ils s'étaient enrôlés. Voilà justement ce qui les rendait
odieux à l'empire ; il les aurait voulus divisés, il ne pouvait pas les
souffrir unis. Il ne leur défendait pas de se déchirer entre eux,
il leur défendait de s'entendre pour protéger les libertés publiques;
il s'efforçait de les mettre aux prises pour les dominer plus facile-
ment. Il ne s'agit donc point à présent d'imiter l'empire; c'est au
contraire par la liberté qu'il faut dissoudre les partis, en essayant
de les persuader, et, s'ils refusent de se laisser convertir, en les fai-
sant comparaître devant le pays, pour montrer à tous et l'inanité
de leurs entreprises et leur défaut de patriotisme.
Quoi qu'en disent les radicaux ou les réactionnaires de toutes les
écoles, ce n'est pas par l'emploi de la force qu'on renouvelle les idées
d'une nation, et qu'on affranchit l'opinion publique du joug des
vieux partis et des vieilles doctrines. Le despotisme impérial en
est la preuve; l'oppression par laquelle il se flattait de les étouf-
fer n'a servi qu'à les conserver plus longtemps. En éloignant les
anciens partis des affaires publiques, l'empire a pour ainsi dire
arrêté leur croissance. Relégués dans le silence, condamnés à l'inac-
tion , privés des moyens de se produire et de se rendre utiles , ils
n'ont pu ni modifier leurs opinions, ni se faire des concessions
mutuelles, ni pénétrer l'esprit de leur époque et s'accommoder à
la société nouvelle. Sauf quelques lutteurs courageux qui combat-
taient assidûment pour nos libertés, la masse des anciens partis est
restée silencieuse sous l'empire; elle lui a obéi machinalement,
sans perdre aucun de ses préjugés, aucune de ses illusions ni au-
cune de ses haines. Lorsqu'au bout de vingt ans, réveillée par les
malheurs de la patrie, elle s'est retrouvée libre, il n'y avait rien de
changé en elle. Elle reprenait la vie au point même où elle l'avait
quittée la veille de l'avènement de l'empire. Ces vingt ans d'expé-
rience étaient restés stériles pour les partis qui se trouvaient ap-
LA REPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS. 9
pelés de nouveau à gouverner la France, et l'on ne tarda pas à voir
que, suivant un mot célèbre, la plupart de leurs chefs n'avaient rien
appris ni rien oublié.
Ce fut là, parmi tant d'autres fautes, une des plus mauvaises
actions et un des plus fâcheux résultats du régime impérial. Il avait
arrêté les progrès de l'opinion publique et empêché l'éducation
politiqae de la France. Il avait réduit tous les esprits généreux et
indépendans à consumer leurs talens et leur patriotisme dans les
labeurs monotones d'une opposition permanente et impuissante.
Or l'opposition , qui est souvent un devoir, est presque toujours une
mauvaise école et pour les hommes d'état et pour les partis. Aussi,
quand l'empire disparut de la scène, on s'aperçut que derrière cette
décoration de théâtre, qui avait si longtemps fait illusion à la
France et au monde, il n'y avait rien qu'un peuple divisé, des fac-
tions négatives et intolérantes, des hommes politiques aigris dans
la retraite, endurcis par la persécution et impatiens de prendre leur
revanche, mais peu capables de gouverner le pays. Tel sortait de
son château, où il avait vécu jusqu'alors, attendant le messie de la
royauté légitime, et s'efibrçant de fermer les yeux au spectacle de
l'orgie révolutionnaire. Tel autre sortait du salon où il avait coutume
de rassembler une société frondeuse pour s'y dédommager en pa-
roles de la gêne imposée à ses actes, ou du cabinet de travail où il
avait dépensé en travaux littéraires son activité depuis trop long-
temps inoccupée. Tel autre enfin avait été proscrit par l'empire; il
revenait de l'exil ou de quelque prison lointaine avec l'amertume
et l'exaltation qu'engendrent les longues souffrances et les persécu-
tions injustes. Voilà ce qu'étaient devenus les principaux partis ap-
pelés à se disputer la succession de l'empire. Rejetés brusquement
dans la vie publique après le long ostracisme qui les avait frappés,
ils ressemblaient à des prisonniers rendus à la liberté après une
captivité longue et rigoureuse. Ils rentraient aux affaires comme
des émigrés reviennent de l'exil, avec des illusions accrues par
vingt ans de solitude et des prétentions d'autant plus exclusives
qu'elles avaient été plus longtemps déçues. Hélas ! au lieu d'une
revanche à prendre, c'était leur éducation qu'ils avaient à refaire,
et elle ne pouvait se refaire qu'aux dépens du pays.
Si l'expérience des deux dernières années n'est point parvenue
à corriger les anciens partis, elle a du moins servi à éclairer le
pays sur leur compte. Au fond, leurs ambitions et leurs préten-
tions sont toujours les mêmes; mais leur impuissance est démon-
trée aux yeux de l'opinion, sinon même à leurs propres yeux. Il
en est d'eux comme des bâtons flottans de la fable : ils figuraient
assez bien à distance et quand on les considérait dans le passé;
10 REVUE DES DEUX MONDES.
mais il suffit de les voir de près pour leur faire perdre aussitôt tout
presûge. Depuis les partisans inflexibles de la royauté tradition-
nelle jusqu'aux républicains de race pure, qui s'intitulent aujour-
d'hui les radicaux, il n'y a aucun des anciens partis qui puisse se
suffire à lui-même et fonder un gouvernement durable à lui tout
seul. Nous recommandons cette réflexion s-ilutaire et à ceux qui
s'alarment outre mesure des entreprises des anci ns partis, et à
ceux qui fondent des espérances exagérées sur le succès de tel ou
tel d'entre eux. Que chacun fasse sérieusement son examen de
conscience, qu'il se rende un compte exact des opinions et des
besoins du pays, et tous deviendront plus miodestes; ils resteront
convaincus qu'ils sont séparément incapables de sauver la France,
qu'ils ont besoin de s'aider les uns les autres, s'ils veulent la gou-
verner sagement, et qu'au lieu de rêver chacun de son côté la toute-
puissance, ils feraient mieux de chercher un terrain commun sur
lequel il leur fût possible de vivre.
Le parti légitimiste est celui de tous qui est revenu avec les plus
grandes et les plus incurables illusions; ces illusions étaient d'au-
tant plus entières qu'il était devenu plus étranger à la France m.o-
derne et qu'il exerçait moins d'action sur le pays. Sa retraite avait
été plus longue, son isolement plus profond que celui des autres
partis. Son exhumation inattendue aux élections du 8 février 1871 lui
fit l'effet d'une véritable résurrection. Rappelés aux affaires comme
conservateurs avérés et amis de la paix avec l'étranger, les hommes
honnêtes, mais aveugles, qui composent la masse i'u parti prirent
le change sur l'opinion de la France; ils crurent à je ne sais quelle
miraculeuse conversion du pays à la doctrine de la royauté légi-
time, quand au contraire le pays, oubliant leur drapeau, ne voyait
que leurs personnes et ne récompensait que leurs vertus. Evidem-
ment le suffrage universel ne leur eût pas ténîoigné la même con-
fiance, s'il les avait considérés comme des hommes de parti. Néan-
moins les légitimistes, exailés de cet apparent triomphe, rompirent
avec leurs vieilles habitudes de résignation chrétienne et de sou-
mission fataliste aux pouvoirs nouveaux. Eux qui s'étaient huma-
nisés en iShS jusqu'à accepter, que dis-je? jusqu'à acclamer la
république, et plus tard, au moins quelques-uns d'entre eux, jus-
qu'à solliciter des chaiges de cour dans les antichambres impériales,
on les a vus avec surprise reparaître en bataillons serrés, avec leurs
vieilles armures féodales, leur drapeau blanc, leurs anciens cris de
guerre, leur foi inébranlable dans l'avenir et leurs doctrines d'un
autre temps. Depuis ce jour, l'opinion publique n'a négligé aucune
occasion de refroidir leur zèle. Rien ne les décourage; ils paraissent
d'autant plus entêtés qu'ils se sentent plus impuissans. Aujourd'hui,
LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS. 11
après tant d'échecs et de déboires, quand son chef lui-même s'est
décidé à quitter le champ de bataille, la phalange royaliste re-
fuse obstinément de se rendre; elle proclame héroïquement que
tôt ou tard elle sauvera la France en lui rendant ses anciens rois.
A l'exemple de son chef, elle ne veut pas entendre parler de com-
promis avec la société moderne; elle n'admet pas de milieu entre
la pure tradition monarchique et l'anarchie révolutionnaire. Tout
ou rien, c'est sa devise, et elle périra plutôt que de s'incliner de-
vant l'usurpation populaire.
Il faut rendre hommage au courage malheureux : les légitimistes
se conduisent en ce moment comme des chevaliers de la Table-
Ronde; mais la vérité a également ses droits, et il faut voir les
choses comme elles sont, quand on ne veut pas être dupe et qu'on a
la généreuse ambition de sauver son pays. Cette tradition séculaire
qu'on veut maintenir intacte, ce drapeau sans tache qu'on ne veut
pas souiller des couleurs révolutionnaires, sont justement ce qu'il y
a de plus impopulaire en France. On n'y tolère les légitimistes
qu'à la condition qu'ils ne montrent pas leur drapeiiu; sitôt qu'on
voit poindre en eux les hommes de parti, l'opinion conservatrice
elle-même les abandonne. S'ils persistent comme aujourd'hui dans
leurs prétentions hautaines, ils deviennent pour le pays un véri-
table épouvantail, et ils éloignent l'opinion de toutes les causes
qu'ils défendent. C'est là un fait, injuste peut-être, mais indiscu-
table : la France laborieuse, issue de la révolution, éprouve une
aversion profonde pour tout ce qui lui rappelle l'ancien régime. Aux
yeux du peuple, la légitimité est un fantôme plus redoutable que le
jacobinisme; aux yeux de la bourgeoisie, même monarchiste, elle
ne serait qu'un pis-aller pour éviter la commune. La dîme, les
corvées, les droits féodaux, les privilèges et la tyrannie nobiliaires
ont laissé dans l'esprit du peuple des souvenirs profonds, qu'il
n'est pas difficile d'évoquer, et qui se présentent d'eux-mêmes à
la première apparition du drapeau blanc. Sans partager entière-
ment ces naïfs pn jugés populaires, on ne doit pas méconnaître
la portion de vérité qu'ils contiennent. Il y a, au fond de ces contes
bleus sur le rétablissement des privilèges du clergé et de la no-
blesse, un sentiment très juste de l'irréconciliabilité de la vieille
tradition monarchique avec le principe nouveau de la souveraineté
nationale. Leur réconciliation a été tentée une fois dans les con-
ditions les plus favorables, à un moment où la France, façonnée de
nouveau à la monarchie par un dictateur militaire et surmenée
par le turbulent génie qui avait prétendu asseoir la révolution sur
le trône, succom.bait à l'épuisement de vingt années de guerre,
et ne demandait plus rien qu'un peu de repos. Elle a échoué
12 REVUE DES DEDX MONDES.
cependant à une époque où toute l'influence appartenait aux classes
moyennes, et où elles étaient seules à vivre de la vie politique.
Comment, après avoir échoué chez les classes moyennes, réussirait-
elle mieux devant une démocratie et en présence du suffrage uni-
versel?
Il est vrai qu'après 1830, au lendemain d'une révolution faite par
la bourgeoisie, le parti légitimiste a essayé d'en appeler de cette
bourgeoisie révolutionnaire à la masse du peuple , qu'il aimait à
supposer fidèle à ses anciens rois. Ce sont les écrivains légitimistes
qui ont inventé le suffrage universel comme un moyen de replacer
l'héritier de la vieille monarchie sur le trône de ses pères. Gela leur
a mal réussi, comme chacun sait, et ce n'est pas le descendant des
Bourbons que la comédie plébiscitaire a remis sur le trône. Le parti
de l'ancien régime ne pouvait conserver l'affection des classes po-
pulaires qu'à la condition de les tenir en tutelle et de ne jamais per-
mettre qu'elles fussent émancipées par l'acquièition du droit de suf-
frage. Du moment où ces classes naissaient à l'existence politique,
elles ne pouvaient que s'éloigner chaque jour davantage du passé
qu'on leur demandait de rétablir. Elles devaient aller d'abord aux
idées de la révolution française dans leur incarnation la plus brillante
et la plus grossière, sous la forme du césarisme napoléonien; puis,
à mesure qu'elles s'affranchiraient de cette superstition nouvelle et
qu'elles s'instruiraient dans la pratique de leur pouvoir, elles de-
vaient abandonner l'idole impériale pour s'adresser à son tour à la
république. Aussi la légitimité ne compte-t-elle plus beaucoup sur
l'appui du suffrage universel; c'est maintenant aux classes bour-
geoises et moyennes, ses ennemies d'autrefois, qu'elle voudrait en
appeler des classes populaires. Après avoir aidé plus qu'aucun autre
parti à introduire ces dernières dans le pays légal, elle voudrait
maintenant les chasser du temple comme immorales et incapables,
et elle compte sur la bourgeoisie conservatrice pour l'aider dans cette
entreprise. Cette fois encore elle se trompe : les classes moyennes
peuvent regretter le temps où elles étaient seules à représenter le
pays; mais elles n'essaieront pas d'y revenir, parce qu'elles savent
très bien que certaines révolutions sont irrévocables, et qu'à trop
vouloir remonter en arrière on risque toujours de tomber en avant.
Toute entreprise contre le suffrage universel mettrait une arme re-
doutable aux mains des ennemis de l'ordre légal et nous ramène-
rait un césarisme quelconque issu des excès de la démagogie, sinon
même ouvertement appuyé sur elle.
Sur quoi donc la légitimité peut -elle fonder ses espérances?
Quelle est la force réelle dont elle dispose aujourd'hui? Elle a, dit-
elle, son principe, sur lequel elle s'appuie comme sur un roc iné-
LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS. 13
branlable; mais un principe, si respectable qu'il soit, si profonde que
soit la conviction de ceux qui le révèrent, un principe tout nu n'est
pas une puissance politique. Il ne suffit pas de l'invoquer; il faut
avoir les moyens de le faire prévaloir. On ne fonde pas un gouver-
nement avec une idée seule ; on ne bâtit pas des institutions sur
une abstraction morale, il faut les appuyer sur la force ou sur l'as-
sentiment de la volonté nationale. Quant à la force, il n'en est pas
question, et personne, il faut l'espérer, ne songe à s'en servir pour
contraindre l'opinion de la France. C'est donc à la volonté natio-
nale qu'on doit aujourd'hui s'adresser. Le seul moyen de refaire
l'ancienne royauté est de se réconcilier avec l'opinion publique, au
lieu de la braver maladroitement tous les jours avec une intrépi-
dité qui ressemble à de la folie; c'est de faire de la politique sensée,
positive et vraiment nationale, au lieu de se livrer à des divagations
mythologiques qui exaspèrent le pays, quand elles ne le font pas
rire. C'est trop demander aux légitimistes. Laissons-les donc à
leurs illusions ; prenons en patience les lamentations et les injures
dont ils poursuivent le gouvernement de la république; honorons-
les personnellement, mais ne les prenons pas trop au sérieux comme
parti. L'acharnement de leurs derniers manifestes vient du senti-
ment secret qu'ils ont de leur faiblesse. S'ils doivent pousser jus-
qu'au bout la dernière levée de boucliers qu'ils annoncent, assis-
tons-y sans nous émouvoir. Laissons-les expirer de leur belle mort,
et ne nous offusquons pas des gros mots qui peuvent se mêler au
chant du cygne.
A côté des paladins de la légitimité, il y a un groupe d'hommes
habiles et vraiment politiques qui, tout en poursuivant la restau-
ration de l'ancienne royauté, n'ont pas la prétention de la rétablir à
eux tout seuls, ni même de se la réserver pour eux seuls. Ceux-là
se tournent vers le parti orléaniste et sollicitent son alliance en lui
proposant de faire part à deux. Comme la doctrine orléaniste est
celle de la monarchie parlementaire, ils lui promettent de lui rendre
son régime préféré, à la condition qu'on reconnaisse le principe de la
royauté légitime. Ils se montreraient même assez volontiers coulans
sur le principe, pourvu qu'on leur accordât le fait, c'est-à-dire la
fusion des deux branches. Ces légitimistes parlementaires affectent
d'ailleurs de ne faire passer la royauté qu'en seconde ligne; ce
qu'ils demandent aux conservateurs, ce qu'ils les adjurent de faire,
c'est de se joindre à eux pour repousser le flot montant de la dé-
mocratie. C'est, comme on vient de le voir, avec l'assistance des
classes moyennes et des bourgeois de 1830 que le parti détrôné
en 1830 espère maintenant refouler la démocratie et terrasserja
république.
14 REVUE DES DEUX MONDES.
Ceci est encore une illusion. Le service que la légitimité demande
à la bourgeoisie ou à la monarchie de 1830, qui représente les tra-
ditions et les intérêts de la bourgeoisie, celle-ci ne peut absolument
pas le lui rendre. Sans parler du respect que les chefs du parti
d'Orléans doivent eux-mêmes aux traditions de leur famille, ils
sont les représentans d'une doctrine libérale et, tranchons le mot,
révolutionnaire, qui ne se concilie pas avec cella de la monarchie
légitime. Ils sont les enfans de la souveraineté nationale, et ils ne
peuvent être infidèles à leur origine. Pour le parti orléaniste, la
monarchie ne peut pas devenir une institution divine; elle n'est
qu'un 7nodus vivendi toujours subordonné à la volonté de la nation.
Ce parti et ses chefs, fussent-ils de race royale, peuvent se rallier
sans inconséquence, sans honte, à des institutions républicaines;
mais ils ne peuvent accepter le dogme de la monarchie sans renier
tout leur passé. Tout ce que l'honneur, le respect d'eux-mêmes, la
fidélité qu'ils doivent à leurs principes , leur permettent de pro-
mettre aux diplomates de la royauté légitime, c'est qu'ils conserve-
ront, quoi qu'il arrive, une neutralité loyale, qu'ils se refuseront à
jouer le rôle intéressé de prétendans, et qu'ils s'effaceront devant la
souveraineté nationale, prêts à subir, à ratifier et à soutenir toutes
ses décisions.
Telle est la seule conduite que les orléanistes véritables puissent
tenir à l'égard de leurs anciens adversaires, et pourquoi ne pas
le dire? l'intérêt, le soin de leur prestige et de leur induence, ne la
leur commande pas moins que le souci de leur dignité et le senti-
ment de liîurs devoirs. L'orléanisme en effet n'est pas seulement,
comme on pourrait le croire, à en juger par quelques-uns de ses
partisans les plus zélés, un culte affectueux voué à des personnes
princières ; c'est quelque chose de plus, c'est avant tout un système
politique. L'orléanism.e a représenté dans l'histoire de la société
française une transaction libérale entre le passé et le présent, un
moyen terme entre les formes de l'ancien régime et les idées de la
révolution. 11 cesserait d'exister, s'il changeait de doctrine et de
caractèie. Le jour où le parti orléaniste rentrerait dans le giron de
la légiLirnilé, le j^ur où ses derniers soldats iraient grossir modes-
tement les rangs des défenseurs fidèles de fancienne royauté, ce
jour-là les princes d'Orléans reprendraient peut-être leur rang de
cadets dans la famille royale de France et leurs droits à une héré-
diié tout idéale, mais ils auraient signé aux yeux du pays leur abdi-
cation de princes et leur démission de citoyens. Le pays, qui ne les
distingue pas assez de la royauté légitime, ne les en distinguerait
plus du tout, et pourrait les envelopper dans le même discrédit.
Quant à ceux de leurs partisans sérieux, fidèles amans de la mo-
LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS. 15
narchie libérale, qui refusent encore d'accéder à la république, ils
pourraient les abandonner pour aller chercher ailleurs, dans un gou-
vernement plus conforme aux goûts du pays, les garanties d'ordre
et de liberté qu'ils attendent encore de la monarchie.
S'il était possible aux orléanistes de réunir autour d'eux tous les
partisans de l'ancienne royauté, on comprendrait à la rigueur
leur hésitation et leur répugnance à accepter le gouvernement
actuel avec ses conséquences républicaines; mais, quand il s'agit
au contraire d'aller s'enterrer, avec les dévots de l'ancien régime,
dans la nécropole légitimiste, on ne conçoit pas bien qu'ils prêtent
l'oreille à une tentation si peu séduisante. Puisqu'ils ne peuvent
contracter avec la légitimité l'intime union qu'ils désirent, puis-
qu'il y a entre eux d'insurmontablis obstacles, puisqu'ils en ont
déjà fait l'épreuve, c'est de l'autre côté qu'ils doivent chercher une
alliance. Ils n'ont plus qu'une résolution k prendre, c'est d'accepter,
de soutenir et de perfectionner la république. Quant à garder cette
attitude boudeuse où ils semblent S3 complaire, à s'isoler de toutes
les opinions , à se venger de leur impuissance en suscitant à tout
propos des embarras, c'est un rôle qui ne convient pas à un grand
parti ; c'est même un mauvais calcul, car on s'amoindrit soi-même
en privant le pays de ses services. Une telle conduite n'est pas
glorieuse pour des hommes considérables et éclairés; elle n'est ni
patriotique, ni habile dans l'état de division où se trouve la France,
et dans un temps où la première condition du succès est de savoir
prendre un parti. A l'heure où nous sommes, aucun homme poli-
tique, à plus forte raison aucun groupe important n'a le droit de se
désintéresser des affaires pul;liques sous prétexte de rester neutre
entre les combattans. Gela ne sert qu'à prolonger les incertitudes
du pays, à augmenter les difficultés de l'avenir. Le moment est
venu où il n'est plus permis à personne d'éviter les solutions et les
déclarations franches. C'est le reproche qu'on adresse, non sans
raison, à l'oiiéanismc, et qu'il doit cesser au plus tôt de mériter.
Ses indécisions et ses faux-fuyans ne peuvent que lui nuire; même
au point de vue de ses intérêts et de son influence possible sur les
destinées de la France, il n'a qu'à gagner dans une adhésion loyale
à la république.
Passons au parti rép iblicain. Ci;lui-là est de tous les anciens
partis incontestablement le plus fort, le seul que les circonstances
f^ivorisent, le seul qui n'ait pas besoin de subterfuges, d'agitations
et de révolutions pour vaincre, ayant pour alliés ces deux invinci-
bles puissances qu'on appelle le temps et la force des choses. Le
parti républicain a fait de grands progrès depuis quelques années;
tout a. concouru à le pousser en avant, et, s'il a passé récemment
16 REVUE DES DEUX MONDES.
par quelques épreuves, ce n'est pas à ses adversaires qu'il le doit,
c'est à ses propres fautes ou à cefies de ses amis. D'abord la forme
républicaine est la seule qui puisse durer dans une société démo-
cratique, et, comme « tous les chemins mènent à Rome, » tous les
progrès d'une société pareille mènent nécessairement à la répu-
blique. Ensuite l'empire, en déconsidérant la monarchie, a beaucoup
contribué à propager les idées républicaines. Enfin le suffrage uni-
versel, que l'empire a enraciné dans nos mœurs tout en l'intimidant
et en le corrompant pour son compte, a un penchant naturel pour
les idées simples et claires. Les beautés scientifiques des gouverne-
mens pondérés et compliqués, qui font vivre en bonne harmonie
des pouvoirs et des principes opposés, ne touchent pas l'esprit du
peuple. 11 préfère le césarisme ou la république : entre les deux, il
ne connaît pas de milieu. Du moment où le suffrage universel re-
nonce à se donner un maître absolu et héréditaire, la seule idée
qui le frappe est celle d'un gouvernement électif. Ajoutons à cela
que la république est à l'heure présente le seul gouvernement ma-
tériellement possible, le seul qui puisse se flatter d'accorder les par-
tis, et que d'ailleurs elle s'impose, au moins comme provisoire, à
ceux même qui la détestent le plus. Le parti républicain trouve
donc aujourd'hui en France sa cause à moitié gagnée. La fortune
lui vient en dormant : il n'a qu'à se laisser porter par le vent qui
gonfle ses voiles ; son succès est certain, s'il ne le compromet pas
lui-même. Cependant il peut gâter tout cela, et il le gâtera certai-
nement, s'il reste livré à ses seules inspirations, s'il ne trouve pas
dans l'alliance des opinions conservatrices un frein en même temps
qu'un appui.
Pas plus que les autres partis, l'ancien parti républicain ne peut
nous sauver à lui tout seul; pas plus que les autres, il ne peut trou-
ver en lui-même assez de puissance pour fonder un gouvernement
durable, assez de sagesse pour inspirer confiance au pays, assez
d'autorité pour obtenir de ses anciens adversaires l'union, l'una-
nimité nécessaire à la fondation de nos institutions définitives. Ce
qui fait aujourd'hui sa principale force, non pas sa force numérique,
mais sa force morale, c'est l'adhésion résolue et réfléchie des
hommes qu'il appelle les républicains du lendemain, et qui s'inti-
tulent eux-mêmes les républicains de raison. C'est grâce à ces recrues
nouvelles et à leur sage influence que l'ancien parti républicain se
modifie, se tempère, apprend à rassurer les conservateurs, à répri-
mer les violences inutiles, et qu'il renonce à la politique déclama-
toire et sentimentale pour devenir un vrai parti de gouvernement.
Si au contraire il abusait de son succès pour violenter la fortune, et
qu'il redevînt exclusif, intolérant, turbulent comme par le passé,
LA. RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS. 17
il ne tarderait pasf à en être puni. Le pays en aurait peur, et de
dégoût se rejetterait, par-delà la royauté constitutionnelle, jusque
dans les bras du despotisme impérial.
Bien des gens voient dans la turbulence naturelle au parti répu-
blicain le signe d'une scélératesse profonde et d'une haine féroce
contre la société. C'est plutôt une infirmité passagère, une mau-
vaise habitude empruntée aux circonstances, et que les circon-
stances devront corriger. Les mauvais penchans du parti républi-
cain tiennent à son passé, à ses précédens, à son inexpérience, à
sa mauvaise éducation politique. Sous toutes les monarchies que
nous avons eues, ce parti a toujours été plus ou moins en guerre
avec la loi, partant toujours maltraité, toujours proscrit. Il a con-
tracté l'habitude des revendications violentes, et s'est accoutumé à
regarder l'acquisition du pouvoir comme une revanche passagère
dont il faut jouir à la hâte en attendant les revers. Ayant presque
toujours appartenu à l'opposition, il s'est exercé à exciter les pas-
sions au lieu de les apaiser. Enfin il a pris les défauts révolution-
naires : une excessive confiance dans les mots et dans les formules,
un penchant généreux, mais naïf, à croire qu'il suffit de vouloir les
choses et de les proclamer pour qu'elles soient faites, un esprit
exclusif et jaloux, une disposition soupçonneuse, fruit des longues
persécutions qu'il a soulfertes, un grand dédain des traditions et
des formes légales, une certaine ignorance des conditions réelles
du gouvernement, surtout une tendance orgueilleuse à tout réfor-
mer, à tout condamner, à ne voir dans nos sociétés, telles qu'elles
sont faites, qu'un amas d'iniquités à détruire. En un mot, pour-
quoi ne pas le dire? les travers du parti républicain ont plus d'une
analogie secrète avec ceux du parti légitimiste. Tous les deux sont
exclusifs, fanatiques, un peu sectaires; tous les deux sont un peu
les esclaves d'une mauvaise tradition démodée qu'ils devraient re-
jeter bien loin dans le passé auquel ils l'empruntent. De même que
les légitimistes se rattachent aux souvenirs de l'ancien régime bien
plus qu'à l'entreprise avortée de la restauration, les républicains,
ne pouvant s'appuyer sur l'épreuve éphémère de 18/i8, remontent
jusqu'à la convention pour y prendre leurs modèles. C'est là, dans
les exemples d'un temps. Dieu merci, bien différent du nôtre, qu'ils
s'obstinent à trouver des leçons pour leurs hommes d'état. C'est
dans les sentimens faussement dramatiques, dans les passions dé-
mesurées de cette époque à la fois admirable et infâme, dans ce
mélange d'héroïsme et de crime qui étonne et confond le jugement
de riiisloire, que beaucoup de nos républicains s'amusent encore à
chercher leur idéal politique : anachronisme absurde , qui alarme
justement le pays et qui compromet à ses yeux la république. La
TOME Cil. — 1872. 2
18 RETUE DES DEUX MONDES.
politique, il ne faut pas l'oublier, n'a rien de commun avec l' archéo-
logie. Le jacobinisme et la terreur, dont on évoque si imprudem-
ment l'image, sont des choses du passé, comme l'ancien régime; ils
ne sont pas moins odieux que l'ancien régime lui-même à l'im-
mense majoriié du pays. S'il est des hommes que ces exemples sé-
duisent, en dehors dts lettrés et des historiens qui les vantent,
c'est surtout, il faut bien le dire, par îes côtés bas de la nature
humaine, par les appétits, par les convoitises, par les féroces pas-
sions qu'ils encouragent, et qui ont été dans (ous les temps les pires
ennemis de la liberté.
G'esr, là ce que, dans le langage du jour, on appelle la queue de la
république, et ce qui éloigne d'elle tant de bons citoyens disposés
d'ali leurs à la souienir. Les patriotiques, mais inutiles fureurs du
dictateur de la défense nationale, les atrocités et les impiétés de
la commune, ont augmenté encore cette défiance, qu'il fallait s'ef-
forcer de calmer. Le parti républicain, ayant toujours été un parti
révolutionnaire, traîne forcément derrière lui une arrière - garde
suspecte. 11 faut qu'il s'en dégage à tout prix, et il ne pourra s'en
dégager qu'en cherchant un appui dans les opinions modérées. S'il
veut fonder une république régulière et légale, il ne faut pas qu'il
reste un parti fermé, tel qu'il est sorti des mains de l'empire; il
faut qu'il donne lui-même aux autres partis récalcitrans l'exemple
de l'oubli et de l'abdication du passé; il faut enfin qu'au lieu de
s'appeler radicale^ en imitant sonner bien haut cette va,ine épithète,
la république se contente d'un litre plus modeste, plus conforme à
sa mission réparatrice et aux besoins préseiis de la France, — que,
sans renoncer à aucune des reformes pressantes que le pays attend
d'elle, elle ne perde pas de vue que son premier devoir est d'offrir
un point de ralliement à tous les honnêtes gens fatigués de nos di-
visions, désireux d'y mettre un terme et résolus à ;.e plus consul-
ter désormais que l'intérêt national.
Dans cetLe énumération des anciens partis, de leurs forces et de
leurs chances, nous avons négligé le bonapartisme, parce qu'à pro-
prement parler le bonapartisme, pas plus que la commune, ne sau-
rait être appelé un parti. Ces deux frères jumeaux de la démagogie
sont justement l'ennemi contre kqucl la répubii([ue modérée doit
rallier toutes les forces de l:i France. On ne p.ut voir en eux que
des pirates qui guettent l'occasion de fondre sur elle et d'achf-ver
sa ruine. Les uns osent se dire les défenseurs de l'ordre, les autres
les champions de la liberté; au fond, ce soiit les mêmes convoi-
tises qui les animent. Les bonapartistes se sont chargés de nous
donner leur mesure le jour où un de leurs journaux, publié en exil,
déclarait aux soldats de la commune qu'il était avec « l'héroïque
LA. RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS. 19
population de Paris contre les égorgeurs de Versailles; » ils nous
la donnent encore trop souvent lorsque leurs chroniqueurs salariés
dénoncent à l'étranger les armemens de la France. Le jour où noire
malheureuse patrie serait obligée de se jeter dans les bras de l'em-
pire pour échapper à la commune, ou ne pourrait se délivrer de
l'empire qu'en tombant dans la commune, c'en serait fait d'elle
pour toujours. En ce moment, ces deux grands fléaux de la société
française sont également vaincus; nous ne redeviendrons leur proie
que si nous le méritons.
II.
Qui donc pourra imposer silence à nos divisions ? Qui pourra réu-
nir sur un terrain commun tous les hommes « de paix et de bonne
volonté, » comme dit l'Écriture? Nous venons de le voir, ce ne sera
ni la légitimité, ni l'orléanisme, ni la république radicale. Quant à
la démagogie sous toutes ses formes, c'est justement le fléau qu'il
s'agit d'éviter. Il faudra donc que ce soit im parti nouveau; mais
lequel encore? Le pays est contraire à toute apparence de restau-
ration monarchique et contraire à toute apparence de désordre; il
est profondément conservateur, et il penche visiblement vers la
république. Il n'y a donc plus qu'un gouvernement possible, celui
de la république conservatrice. Voilà le nouveau parti qu'il s'ngit
de fonder et qui peut seul nous mettre d'accord.
C'est ici que les anciens partis se récrient; ils affectent de ne pas
nous comprendre. Qu'est-ce donc, disent-i's, que cette république
conservatrice, sinon une alliance de mots contradictoires et une mi-
sérable équivoque? Si ce n'est une « ruse de guerre, » c'est uiife
« duperie » et une bêtise. C'est le cheval de Troie par où le parti
conservateur introduira l'ennemi dans nos murs. Quand l'épitliète
aura servi de passeport au substantif, on la mettra de cô;é, et l'on
ne trouvera au fond de la république conservatrice que la répu-
blique radicale. En ([uoi d'ailleurs cette nouvelle forme de gouver-
nement consiste-t-elle, en quoi diffère-t-elle de toute autre répu-
blique? Les radicaux la traitent eux-mêmes comme un masque de
circonstance qu'ils vont arracher bientôt de leur visago, et dont ils
ont hâte de se délivrer. Les parlementaires f^joutent que c'est une
mystification sciemment combinée pour servir la politique person-
nelle de M. Thiers et faire accepter à la France le pouvoir d'un seul
homme.
Eh bien ! malgré ces agréables railleries, la république coni:er-
vatrice fait son chemin, et ces deux mots si simples contiennent
tout l'avenir de la France. Le pays, qui n'est point subtil, n'a pas
20 REVUE DES DEUX MONDES.
de peine à les comprandre, et il le prouve en accordant sa confiance
à la politique du gouvernement. La république conservatrice est la
mort des anciens partis : il n'est pas étonnant que les anciens par-
tis la méconnaissent. Elle n'est autre chose au fond qu'un terrain
commun ouvert à toutes les opinions légales, une reconstitution de
l'opinion publique sur des bases meilleures et plus solides. Ce n'est
pas une forme de gouvernement, ni un système d'institutions d'un
nouveau genre; c'est quelque chose de plus, c'est un renouvellement
complet des mœurs et des idées politiques de la France. Les con-
stitutions ont leur utilité; mais les mœurs publiques d'un pays sont
une chose bien plus importante que les systèmes politiques. Ce sont
donc les mœurs qu'il faut réformer tout d'abord en faisant prévaloir
un gouvernement sensé, calme, impartial, qui remette, pour em-
ployer une expression familière, les anciens partis à leur place, qui
les dégoûte de la violence en la rendant inutile, et qui leur enseigne
par son exemple la puissance d'une politique modérée.
Faut-il une définition plus claire? La république conservatrice
n'est autre chose que la trêve actuelle transformée en paix défini-
tive. Bien loin d'y trouver la violation des promesses faites par le
pouvoir aux chefs des anciens partis, on ne doit y voir que la con-
séquence naturelle de leurs sacrifices réciproques et de leur besoin
d'union. En leur faisant accepter une suspension d'armes, le gou-
vernement préparait par là même leur pacification future. La fa-
meuse trêve de Bordeaux n'aurait été qu'un leurre pour le pays, si
elle ne devait être qu'un entracte entre deux périodes d'anarchie
et de guerre civile. Tous les efibrts d'un gouvernement honnête de-
vaient tendre à écarter cet avenir funeste et à tirer d'un accord
passager une paix permanente et définitive. Il n'y a eu là ni dé-
loyauté ni subterfuge; il n'y a eu que la force des choses, l'intelli-
gence des besoins du pays et l'accomplissement d'un devoir na-
tional. Ceux qui gémissent aujourd'hui du succès de la république
conservatrice sont des hommes qui regrettent secrètement les dis-
cordes civiles; ceux qui lui font la guerre, à quelque opinion qu'ils
appartiennent , soit au nom du radicalisme , soit au nom de la
royauté ou de l'empire, font la guerre à la patrie elle-même et re-
poussent sans le savoir la seule planche de salut qui nous reste.
On a fait reproche à M. Thiers de ce qu'à Bordeaux, quand il
fut investi du pouvoir par l'assemblée nationale, il ne se pronon-
çait pas encore clairement entre la république et la monarchie. On
aurait voulu qu'il arborât le drapeau d'un parti; c'aurait été plus
loyal, dit-on. On aurait su par là à qui l'on avait affaire, et l'on
aurait pu dès lors traiter le gouvernement en ami ou en ennemi.
Oui, c'aurait été plus loyal à l'égard des partis; mais était-ce plus
LA. RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS. 21
loyal à l'égard de la France? 11 s'agissait bien alors, pour un gou-
vernement patriote, de faire les affaires des républicains ou des
royalistes! L'homme à qui la confiance nationale imposait la glo-
rieuse et lourde tâche de sauver le pays avait bien à se préoccuper
de ses devoirs envers telle ou telle coterie politique ou parlemen-
taire ! Il devait avant tout faire accepter la trêve; pour cela, il ne
devait devenir l'instrument d'aucun parti, pas plus du parti répu-
blicain que d'aucun parti monarchique. La république, quoique in-
dispensable, ne devait pas être celle des républicains tout seuls,
celle d'une faction suspecte; elle devait être celle de tout le monde.
C'est ce que M. Thiers exprimait alors par cette formule célèbre
dont on a tant abusé depuis : « la république sans les républi-
cains, » c'est-à-dire, non pas, comme on a paru le croire, une répu-
blique hostile aux républicains, les proscrivant, leur faisant la guerre
et les chassant de son sein, mais bien une république dégagée des
passions et des illusions républicaines, affranchie du joug de la tra-
dition révolutionnaire. Yoilà quelle république il fallait pour le salut
de la France, et c'est encore celle qu'il nous faut aujourd'hui.
Ou bien la trêve de Bordeaux devait être rompue dès l'origine,
ou bien elle devait finir par s'imposer d'elle-même à tous, comme
la meilleure solution définitive à nos longues perplexités. Une fois
les partis domptés, les discussions calmées, la paix publique as-
surée par le régime actuel, quel homme de bon sens pouvait refuser
de consolider ce régime pour courir les hasards d'une révolution
nouvelle? Comme dit le proverbe, le mieux est l'ennemi du bien.
Les conservateurs, qui passent pour des hommes sages, devaient
donc tout les premiers se rallier à la république de M. Thiers. Le
concours des républicains était plus douteux. Il se pouvait qu'une
telle république ne fût pas de leur goût, et qu'ils lui fissent la
guerre. C'était la seule chance sérieuse qui restât à la monarchie.
En ce cas seulement elle reprenait ses droits, et les conservateurs
pouvaient essayer de revenir à leurs anciennes affections.
Jusqu'ici , malgré quelques brutalités de langage au fond sans
grande importance, et qui passeraient presque inaperçues dans un
pays moins prompt à s'alarmer que le nôtre, les répubhcains se
sont refusés obstinément à fournir aux royalistes l'occasion désirée.
II est arrivé une chose à laquelle on ne s'attendait guère : ce sont
les conservateurs qui ont attaqué le gouvernement de « la répu-
blique sans républicains; » ce sont les républicains de la veille qui
l'ont accepté et soutenu. Ce sont les hommes modérés qui se sont
montrés exclusifs, défians, irréconciliables; ce sont les hommes
violens qui ont montré de la patience et de l'abnégation. On assure
qu'ils sont fatigués de ce rôle, et que l'ancien naturel va bientôt re-
2â REVUE DES DEUX MONDES.
prendre le dessus. En attendant ce changement de scène, qui doit,
dit-on, porter le coup de grâce à la république conservatrice, et
faire cesser le scandaleux mensonge de cette bizarre interversion
des rôles entre les conservateurs et les rf^volutionnaires, il faut bien
que le gouvernement vive ; à moins que les royalistes ne soient tout
prêts à occuper sa place, il y a intérêt pour le pays à ce que son
autorité se soutienne. Qu'on soit donc indulgent pour son apostasie,
et qu'on lui pardonne ce grand crime de se laisser appuyer par ceux
qui le défendent contre ceux qui le combattent.
Mais, puisque la modération des radicaux tire à sa fin, qu'atten-
dent donc les conservateurs de la droite pour se rallier au gouver-
nement? Puisque l'ordre légal et les intérêts conservateurs sont
leur unique souci, et que ces intérêts sont gravement compromis,
que n'accourent-ils à leur défense, pour s'en approprier tout l'hon-
neur? Pourquoi, au lieu d'imiter l'intempérance de leurs adversaires,
ne viennent-ils pas dès aujourd'hui se ranger autour de la société
menacée? Ce serait plus utile que de crier dans leurs journaux
contre la république conservatrice, et de prédire le prochain triomphe
de la république radicale. Quelle raison peuvent-ils avoir d'alarmer
l'opinion publique , d'affaiblir un gouvernement qui est encore leur
seule sauvegarde contre le radicalisme? Il serait plus sage, plus
habile d'entrer loyalement dans la république, de la conquérir à
leurs idées. C'est leur droit, comme le nôtre à tous, et les radicaux
ne peuvent pas plus leur en interdire l'usage qu'ils ne peuvent eux-
mêmes contester aux radicaux le droit de les combattre. Pourquoi,
quand on peut se défendre en plein jour et prendre le monde à
témoin de sa vertu, préférer la guerre des subterfuges, des embus-
cades et des aventures?
Non, ce n'est pas la république conservatrice qui repoussera ja-
mais le concours de ces ouvriers de la douzième heure, et qui sus-
pectera gratuitement leur sincérité! Qu'ils viennent à nous sans
faire de réserves mentales , sans se ménager des portes de sortie,
et ils seront des nôtres. Sans doute, une telle adhésion ne doit pas
être une simple ruse de guerre; nous ne voulons pas mettre la ré-
publique au service de la démagogie, mais nous ne voulons pas non
plus qu'elle soit un déguisement pour une réaction monarchique.
Nous n'entendons pas plus opprimer le parti républicain sous le
couvert de la république que ruiner le parti conservateur en usur-
pant son nom. Il s'agit seulement de donner à noire pays des in-
stitutions libres et des institutions qui durent plus longtemps que
nos monarchies modernes. Pour nous du reste, la république, étant
la chose de tous, ne saurait être l'œuvre d'un seul parti. Si la mo-
narchie ne peut contenir que des monarchistes, si la république ra-
LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS. 23
dicale n'a de place que pour les radicaux, la nôtre au contraire ne
repousse personne, et elle croit que les gouvernemens périssent
plus souvent par la défiance que par la trahison.
Il y a quelques mois, de telles offres auraient été accueillies avec
dédain par les monarchistes. Il n'en est plus tout à fait de même à
l'heure présente. Quelques-uns d'entre eux ont donné l'exemple, et
peu à peu le groupe des conservateurs libéraux se rapproche de
celui des conservateurs républicains. Il faut avouer qu'ils ne se ré-
signent pas de très bonne grâce. Ils viennent en maugréant, en ex-
halant leur amertume par des récriminations quotidiennes, en sai-
sissant toutes les occasions de malmener la république : ils font uh
demi-pas en arrière pour chaque pas qu'ils ont fait en avant; mais
enfin leur désir secret, visible à travers leurs plaintes mêmes, est
d'entrer en arrangement avec la république. Seulement ils ont une
manière originale d'entendre la république conservatrice, celle du
moins à laquelle ils accorderaient peut-être leur concours. A leurs
yeux, la république conservatrice doit être une ligue défensive
et offensive de tous les républicains du lendemain contre tous
les républicains de la veille. Ils voudraient qu'en retour de leur
adhésion, on leur assurât, pour ainsi dire, la mise hors la loi des
radicaux, qu'on jurât de les combattre systématiquement, éternel-
lement, quoi qu'ils fassent, quoi qu'ils disent, et qu'on les empê-
chât d'arriver au pouvoir par tous les moyens. Ils voudraient que
M. Thiers rassurât la France en prenant avec les radicaux l'attitude
d'un saint Michel terrassant le dragon. Si la république ne leur
garantit pas la destruction du radicalisme, elle est, disent-ils, con-
vaincue d'impuissance, et c'est perdre sa peine que de la soutenir.
C'est une dernière sommation qu'ils lui adressent; qu'elle les satis-
fasse sur-le-champ, ou bien ils vont retourner à la monarchie.
Eh bien! qu'ils y retournent, s'ils ne sont pas plus sages. Se
figurent-ils donc que la monarchie, quand même ils seraient par-
venus à la relever, les mettrait éternellement à l'abri des idées ra-
dicales? Peuvent -ils croire sérieusement que la présence d'une
royauté réduirait le parti révolutionnaire à l'impuissance? Ce parti
ne sera-t-il pas cent fois plus redoutable quand la haine commune de
la monarchie lui donnera pour alliés tous les républicains honnêtes,
qui se retourneront contre lui, sous la république, toutes les fois
qu'il menacera l'ordre légal? Quelle vertu miraculeuse attribue-
t--on à l'institution monarchique? S'imagine-t-on qu'il y ait un sys-
tème d'institutions politiques qui assure aux nations le bienfait d'un
repos éternel, et qui les dispense des luttes salutaires et quoti-
diennes, des nobles et souvent pénibles travaux de la liberté? Fus-
sions-nous en monarchie, et en monarchie aussi conservatrice,
^h REVUE DES DEUX MONDES.
aussi réactionnaire qu'on voudra, nous n'en serions que plus ex-
posés à des convulsions violentes. Défaite pour défaite, si les con-
servateurs doivent en essuyer un jour, ne préfèrent-ils pas encore
aux catastrophes révolutionnaires ces défaites légales, régulières,
réparables , dont on appelle à l'opinion publique , dont on tra-
vaille à prendre sa revanche, et où le vaincu lui-même est pro-
tégé par les garanties de la loi? La France ne souffre pas tant de la
nature des opinions professées par les partis que du caractère et de
la conduite des partis eux-mêmes. Notre grand malheur est que
tous les gouvernemens qui se succèdent chez nous sont issus des
révolutions. Un grand progrès serait accompli, et beaucoup de nos
terreurs s'évanouiraient bien vite, le jour où, par la pratique d'une
liberté régulière, nous aurions appris à marcher dans les voies lé-
gales et à respecter le droit de nos adversaires, lors même que l'u-
sage nous en déplaît.
Dans un gouvernement libre, toutes les opinions sont égales de-
vant la loi; il n'y en a point qu'il soit permis de proscrire, et l'in-
tolérance chez les partis ne prouve qu'une chose, c'est qu'ils ne sont
pas dignes de la liberté. Voilà pourquoi on a peine à comprendre
l'étrange langage tenu aux républicains modérés par ceux des an-
ciens monarchistes qui leur proposent tardivement leur alliance.
« Prouvez-nous, s'écrient-ils, que vous détestez les radicaux autant
que nous. Rompez toute espèce de concert avec eux. Creusez un
abîme, élevez une barrière éternelle entre eux et vous, et nous
pourrons peut-être avoir confiance dans le gouvernement de la ré-
publique. » — « Eh! messieurs, devrait-on leur répondre, vous
vous trompez d'adresse. Un gouvernement n'est pas une église et
n'a pas d'anathèmes à lancer contre les partis. Il s'agit ici, non pas
de préférences sentimentales, mais d'intérêts positifs, d'intérêts na-
tionaux, qui dans les pays libres et dans les gouvernemens repré-
sentatifs doivent être débattus et sauvegardés en commun. Ces in-
térêts publics passent avant no^re agrément et vos répugnances.
Nous n'avons pas deux poids et deux mesures. Nous ferons avec le
parti radical ce que nous faisons avec vous-mêmes, nous le soutien-
drons quand il aura raison, nous le combattrons quand il aura
tort. »
Ainsi « il faut creuser un abîme » entre les conservateurs et les
radicaux. Qu'ils sont peu des hommes d'état, ceux qui emploient
ces formules hautaines ! Quoi, est-ce possible? « creuser un abîme »
entre deux opinions, deux partis, deux classes de la société fran-
çaise! C'est là le genre de prudence et d'apaisement que certains
libéraux nous recommandent! Les divisions ne sont pourtant que
trop profondes dans notre malheureux pays. Cette nation, dont le
LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS. 25
caractère est si bienveillant, dont les mœurs semblent si douces,
est peut-être celle du monde où l'on se déteste le plus. Un siècle
après la révolution française, nous portons encore dans la politique
les sentimens haineux des guerres de religion, et voilà les passions
déplorables qu'on nous engage à faire épouser au gouvernement
du pays! C'est quand les malheurs de la patrie nous exhortent à
nous rapprocher les uns des autres, quand l'union de toutes les
forces nationales est devenue une nécessité suprême, qu'on veut faire
décréter solennellement l'état de guerre entre les partis, et leur
infliger par avance une sorte de damnation éternelle !
Si telles étaient vraiment les conditions de l'adhésion des conser-
vateurs à la forme républicaine, le gouvernement devrait en déses-
pérer. Ce qu'on lui demande, ou, pour mieux dire, ce qu'on exige
de lui, c'est qu'il fasse aux républicains radicaux un procès de
tendance, et qu'il châtie leurs intentions présumées sans attendre
leurs actes. Or jusqu'ici le gouvernement et les conservateurs sin-
cères n'ont contre ce parti aucun sujet de plainte bien grave.
Sans doute son calme même éveille quelques défiances; certaines
gens ont beaucoup plus de peine à lui pardonner les marques de
modération qu'il a données que les retours de violence auxquels
il se laisse aller de temps à autre; mais il serait difficile de lui faire
un crime tout à la fois de sa sagesse, quand il est sage, et de sa
folie, quand il cesse de l'être. S'il est bien vrai, comme on aime à
le dire, et comme quelques-uns de ses adhérens se plaisent sotte-
ment à s'en vanter, qu'il joue une comédie devant la France et de-
vant l'Europe, c'est dans tous les cas une comédie utile à notre
repos, et, bien loin de vouloir y mettre fin, il faut souhaiter qu'elle
dure longtemps. Un parti qui a assez de discipline et d'esprit poli-
tique pour contenir ses impatiences et dominer ses passions, même
dans l'espoir de les satisfaire un jour, n'est pas si incorrigible et
si ingouvernable qu'on voudrait le croire. Si la crainte de Dieu est
le commencement de la sagesse, l'intérêt bien entendu est le com-
mencement de la bonne politique.
Apprenons donc à nous respecter un peu plus et à nous soup-
çonner un peu moins les uns les autres; sinon, les anathèmes des
monarchistes justifieraient la défiance et les rancunes du parti ra-
dical. On n'aurait plus le droit de reprocher à M. Gambetta son
éloquence fanfaronne et ses dénonciations brutales, si l'on ne ces-
sait de dénoncer les républicains au mépris public. Les hommes
sont au fond bien plus sincères et bien moins perfides qu'ils ne le
croient eux-mêmes. Ce qu'ils pratiquent longtemps, ils finissent
par le penser; c'est sur la puissance de l'habitude qu'il faut comp-
ter pour tempérer l'ardeur des radicaux. Les conversions les plus
26 REVUE DES DEUX MONDES.
éclatantes ne sont pas toujours les plus sérieuses; on ne peut pas
demander à des hommes politiques de se renier brusquement eux-
mêmes et de venir faire amende honorable, la corde au cou, comme
les pénitens du moyen âge. C'est par l'usage et par les mœurs que
se refont insensiblement les doctrines. Encore quelques années de
république, et vous verrez les radicaux eux-mêmes observer scru-
puleusement la loi. Les partis se rapprocheront les uns des autres,
et au lieu de la guerre sociale qu'on nous prêche nous aurons un
régime de liberté légale, sujet aux fluctuations de tous les pays
libres, mais obéi et soutenu par tous.
Sont-ce là, comme certains esprits forts l'assurent, de vaines es-
pérances et de ridicules illusions? La république, telle que nous
l'entendons, c'est-à-dire le règne de la loi, est-elle donc impossible
dans une société comme la nôtre? Notre démocratie française est-
elle un terrain mouvant où l'on ne peut rien fonder de solide? Est-
elle éternellement condamnée, comme le dieu de la fable, à dévorer
ses enfans? Doit-elle défaire chaque matin ce qu'elle a fait la veille,
et détrui .e successivement toutes les institutions qu'elle se donne?
Soyons de bon compte, et ne nous payons pas de mots : le grand
défaut de notre nation n'est pas son goût pour l'anarchie ; c'est au
contraire une docilité trop grande à toutes les impulsions qu'on lui
donne, c'est une obéissance résignée aux gouvernemens établis,
et une soumission passive à la loi, quel qu'en soit l'auteur, même
à la loi du plus fort quand il n'y en a pas d'autre. La démocratie
française est essentiellement conservatrice de l'ordre légal, et elle
le respectera certainenient, si les partis savent le respecter eux-
mêmes. Les révolutions dont on l'accuse sont beaucoup plus le fait
des factions et des gouvernemens eux-mêmes que celui de la masse
de la nation. Faut-ii s'étonner si ces perpétuels changemens, qu'elle
subit sans en être la cause, et dont elle cherche à s'accommoder
sans les avoir voulus, la surprennent, la désorientent, la découra-
gent, et lui font perdre quelquefois l'équilibre? Ce n'est pas la faute
de l'opinion publique , si les hasards des révolutions et les exagé-
rations des partis victorieux la poussent toujours d'un extrême à
un autre. Sans doute elle manque de sang-froid et de prévoyance.
Elle n'a pas cette prudence politique, si rare même chez les hommes
d'état, qui les préserve des exagérations régnantes, et leur permet
de traverser d'un pied sûr les époques les plus troublées de l'his-
toire. Elle dépasse bien souvent le but dans son impatience de l'at-
teindre. Quand l'ordre légal est menacé, elle se jette dans la réac-
tion, au détriment de la légalité et de l'ordre même, qu'elle veut
défendre. Quand la réaction devient menaçante à son tour, quand
la souveraineté populaire est en danger, elle se rejette vers l'excès
LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS. 27
contraire, et elle tombe dans la politique radicale, sans comprendre
qu'elle fournit des armes à la réaction. C'est ainsi que l'opinion
publique verse tour à tour dans la démagogie et dans la dictature,
sans pouvoir depuis longtemps se reposer dans l'ordre légal. C'est
un travers dont il faut la guérir, mais ce n'est pas une raison pour
désespérer de l'avenir ou pour donner soi-même au pays l'exemple
des exagérations qui le perdent. Il n'y a qu'un seul moyen pour
empêcher la France d'osciller éternellement entre les partis ex-
trêmes : c'est de f:dre de la politique modérée. La violence n'est
bonne qu'à exaspérer les passions, à semer l'effroi dans le pays et à
le pousser justement dans les bras des partis extrêmes, auxquels
on voudrait le soustraire. Puisque l'opinion publique manque de
sang-froid et de mesure , on n'y remédiera pas en imitant les dé-
fauts qu'on lui reproche; on ne la corrigera qu'en lui donnant pa-
tiemment l'exemple des vertus qui lui manquent, et en l'habituant
elle-même à. les pratiqiier.
Cette tâche est justement celle de la république conservatrice, et
ceux même qui ne croient pas à son succès n'ont pas le droit de
lui refuser leur assistance dans cette patriotique entreprise. Dût-
elle pprir malgré leurs efforts, en travaillant pour elle, ils auraient
travaillé aussi pour eux-mêmes. On ne leur demande ici que de
consulter leurs intérêts. S'ils persistent à croire à l'elTicacité des
moyens violens, qu'ils attendent au moins, pour prêcher leur croi-
sade, que nous ayons fixé d'un commun accord las institutions du
pays. Alors ils seront libres de guerroyer à leur aise soit contre les
radicaux, soit même contre les modérés. Personne d'ailleurs ne peut
leur garantir que les radicaux n'arriveront jamais au pouvoir, et
qu'ils n'y commettront pis des fautes; on peut môme prédire que
leur tour viendra un jour ou l'autre, quelle que soit la forme du
gouvernement, parce que les conservateurs commettront eux-mêmes
des fautes dont les radicaux profiteront. Le jour n'est peut-être pas
très éloigné où les modérés de toute opinion devront se coaliser
pour tenir tête à un gouvernement radical. Raison de plus pour ne
pas bouder la république et pour asseoir solidement les institutions
qui seront notre sauvegarde. On affecte souvent de penser que le
choix de la monarchie ou de la république est une chose secon-
daire, et que l'opinion de la France se divise dès à présent en
deux partis tranchés, le parti conservateur et le parti radical.
Sans doute il en sera ainsi quand la république sera fondée. A
l'abri des institutions choisies librement par la nation, et, il faut
l'espérer, respectées de ceux même qui ne les auront pas votées, le
pays se divisera comme partout ailleurs en deux partis réguliers;
mais il faut d'abord que la république soit faite : tant que cette
28 REVUE DES DEUX MONDES.
question préjudicielle n'aura pas été viciée, la confusion régnera
dans les partis, et ce grand duel des conservateurs avec les réfor-
mateurs, cet éternel procès qui fait la vie des pays libres, ne pourra
pas se plaider faute de juges.
Puisque l'on a hâte de rentrer dans l'état normal et d'écarter
tout mélange, il n'y a qu'une chose à faire : il faut organiser la
république. Si l'on y cherche une panacée contre telle ou telle
doctrine ou un instrument favorable à telle ou telle politique,
assurément on ne l'y trouvera pas; la république en elle-même
n'assurera le monopole du pouvoir à aucune opinion particulière.
Il ne faut y chercher que le cadre légal dans lequel tous les par-
tis seront appelés à se mouvoir et à se combattre librement. Les
institutions politiques, surtout chez une nation divisée comme
la nôtre, ressemblent aux règles d'un tournoi, que les adversaires
appelés à lutter l'un contre l'autre doivent fixer d'un commun ac-
cord, pour n'en pas méconnaître l'autorité. Il importe donc à tout
le monde que tout le monde apporte son concours à l'établisse-
ment de la république. L'unanimité des résolutions peut seule
donner à nos institutions futures l'autorité nécessaire à la défense
des intérêts conservateurs et à la sécurité de l'ordre social.
III.
L'intérêt des conservateurs à soutenir le gouvernement actuel
est d'une telle évidence que l'on s'étonne de le voir méconnaître. Si
l'assemblée nationale avait fondé la république dès l'année der-
nière, l'influence des conservateurs serait aujourd'hui bien plus
grande. Ils seraient restés les conseillers naturels du gouvernement,
les arbitres incontestés de l'opinion publique. Leur autorité se se-
rait accrue par leurs concessions mêmes. Quoiqu'il soit bien tard
pour changer de route, elle ne peut encore que s'amoindrir par des
hésitations et par des résistances nouvelles.
Les républicains, il faut l'avouer, ceux du moins de l'opinion
radicale, ont un bien moindre intérêt à agir de même, s'ils ne
considèrent que leur influence personnelle et le succès de leur
parti. L'an dernier, pour sauver la république menacée par les
royalistes, ils auraient volontiers consenti à la recevoir des mains
de l'assemblée actuelle; mais aujourd'hui les fautes des conserva-
teurs ont mis la mnjorité dans leurs mains. Ils n'ont plus rien à
redouter pour la république elle-même, et beaucoup d'entre eux
conçoivent même l'espérance d'arriver directement au pouvoir. Ils
n'ont donc plus besoin que le gouvernement les protège; ils peu-
vent attendre sans inquiétude l'époque des élections futures, et
LA RÉPUBLIQUE liT LES ANCIENS PARTIS. 29
concentrer tous leurs efforts sur les candidatures purement radi-
cales. C'est le résultat inévitable des lenteurs et des intrigues
royalistes. Chaque jour dépensé par l'assemblée en récriminations
et en vaines querelles ajoute aux forces du parti radical , et lui
donne la tentation de s'en servir, non-seulement contre la monar-
chie, mais bien contre la république conservatrice elle-même.
Néanmoins, si les républicains se placent à un point de vue plus
élevé, s'ils pensent un peu davantage à l'avenir, à la durée de cette
république qu'ils semblent aimer d'un si fervent amour, et dont
l'intérêt ne peut pas être séparé de celui du pays, ils s'aperce-
vront qu'ils doivent rester fidèles à la politique conservatrice, et
qu'un retour pur et simple à la politique radicale ne leur offrirait
que des satisfactions d'amour-propre, achetées au prix de la tran-
quillité de la France et peut-être du salut de la république. Ils
verront que tout leur commande de résister à la tentation d'un
succès éphémère, bientôt suivi de quelque catastrophe. Ils se gar-
deront même, s'ils sont sages, de triompher trop bruyamment des
victoires de la république, et ils s'appliqueront avant tout à faire
mentir les propos qui les représentent comme des comédiens de
modération, prêts à se ruer sur le pouvoir et à bouleverser la
société.
Pourquoi? Parce que la France a besoin de repos, et qu'elle a
peur de ce qui pourrait la troubler. Un de leurs chefs le leur di-
sait, il y a peu de jours, dans un discours où la sagesse se mêle
étrangement à la violence et où le bon sens de l'homme politique
semble dominé trop souvent par les emportemens du démagogue et
les rancunes de l'homme de parti. La France a peur; la longue ha-
bitude du pouvoir absolu, l'expérience fréquente des révolutions
soudaines, l'absence des longues traditions politiques, l'ont rendue
prudente et même timide; les malheurs sans précédens qui vien-
nent de l'accabler lui ont fait de ce défaut une nécessité et presque
une vertu. Elle a besoin de se recueillir et de reprendre ses forces.
Toute opinion qui essaierait brutalement de s'imposer à cette na-
tion convalescente ne réussirait qu'à l'épouvanter. C'est apparem-
ment pour cette raison que le chef de la gauche radicale, ajou-
tant l'exemple au précepte, accompagnait ces sages avis d'un flot
de paroles intolérantes et belliqueuses, propres à semer partout
l'inquiétude. C'est également dans ce dessein, du moins il faut le
croire, qu'il terminait sa pacifique harangue par une excommuni-
cation solennelle, urhi et orbî , contre tous les mécréans monar-
chistes qui pourraient essayer de se glisser dans la république,
sans avoir fait pénitence à la porte de l'église, et humblement
confessé leurs erreurs.
30 REVUE DES DEUX MONDES.
Eh bien ! les républicains auraient tort d'applaudir sans réserve
à ces paroles légères et arrogantes. Ils y perdraient leur plus grande
force, celle de la modération, leur plus précieuse conquête, celle de
l'estime chaque jour croissante de la France. C'est faire le jeu des
royalistes que de fournir un prétexte à leurs accusations. C'est dé-
goûter le pays de la république que de la lui montrer sous l'aspect
du fanatisme et de la défiance. La république doit venir à tous, la
main ouverte et le visage souriant. Autrement elle n'est plus qu'un
parti comme un autre, et elle mérite à son tour les reproches
qu'elle adresse à ses adversaires, quand elle les accuse si juste-
ment de n'avoir pas le sentiment national. Oui, elle serait bien di-
minuée dans l'histoire, s'il s'agissait pour elle non plus de pacifier et
de relever la France, mais bien de revanches personnelles à prendre,
d'amours-propres à satisfaire, de places à distribuer, de triomphes
oratoires à remporter, ou môme de théories al)straites à imposer au
pays! La France et la république seraient toutes les deux bien ma-
lades, &i, après le départ de cette assemblée, elles devaient tomber
sans transition dans les mains d'une assemblée puren-iCnt radicale!
Cette assemLlée, dira-t-on, sentirait le besoin d'être sage : elle
ne pourrait l'être, si la u'ajorité y était composée tout entière de sol-
dats obéissant au même chef. La seule chose qui empêche les partis
de se perdre, c'est la résistance qu'ils rencontrent et les concessions
qu'ils sont obligés de feire. Cn gouvernement purement radical
succédant à celui de M. Thiers, ce serait la république se séparant
avec éclat des conservateurs, les forçant à devenir ses ennemis, les
livrant à toutes les tentations réactionnaires. Ce serait une lutte de
de tous les insLans entre deux partis tranchés et inconciliables, ce
serait le parti conservateur moralement insurgé contre la répu-
blique, le parti radical exaspéré, perdant la tête, — tout le fruit de
deux ans de sagesse anéanti, — la France enfin retombant dans l'or-
nière des révolutions sans issue et parcourant de nouveau la triste
série de ses métamorphoses monarchiques, dictatoriales et républi-
caines. Voilà où pourraient ;;ous conduire 'a politique d'exclusion du
parti radical et l'impatiente ambition de ses chefs. Qu'ils le sachent
bien, la république sans conservateurs n'est pas moins impossible
à fond-T que la république sans républicains. Pour les uns comme
pour les autres, il s'agit non point de « creuser des abîmes, » mais
de combler autant que possible ceux ({ui sont déjà creusés. Radi-
caux ou royalistes, les partis qui « creusent des abîmes » finissent
toujours par y être engloutis.
La république est de tous les régimes celui auquel cette politique
nuirait le plus. Elle a moins d'intérêt que tout autre à entretenir les
divisions de la société française et à les exagérer aux yeux du pays.
LA. RÉPUBLIQUE £T LES ANCIENS PARTIS. 31
Son principal mérite consiste au contraire à en elFacer les dernières
traces en achevant dans les esprits une révolution depuis longtemps
consommée dans les faits. C'est donc lui rendre un mauvais service
et commettre une mauvaise action que de représenter la France, ce
pays où la plus complète égalité règne dans les droits politiques non
moins que dans les droits civils, comme un peuple d'ilotes à peine
affranchis, et obligés encore d'oj)primer leurs maîtres pour n'être
pas ramenés sous le joug. Ces déclamations troublent les esprits,
égarent les consciences, pervenissent le sens politique, et nuisent
en défmitive au parti qui les emploie, puisqu'elles font durer les
malentendus qui ont si longtemps rendu la liberté suspecte et la
république odieuse au pays. iNon, il ne sert de lien aux républicains
de calomnier la France; ils devraient laisser ce triste rôle aux amis
de l'empire et à tous les partis d'aventure qui spéculent sur la
haine des classes. L'heure est venue d'en finir avec ces lieux-com-
muns malfaisans dont la démagogie et le despotisme se servent tour
à tour pour nous dominer, et c'est à la république qu'il appartient
de nous en délivrer. Elle seule peut réconcilier les diverses bran-
ches de la famille française en leur faisant voir que nos divisions
sont moins profondes et moins irrémédiables que nous ne le pen-
sons. Elle manquerait à son devoir, elle trahirait sa propre cause,
si elle souffrait qu'on vînt en son nom ranimer les inimitiés qu'elle
doit éteindre.
Si l'on regarde sérieusement au fond des choses, au lieu de s'en
tenir aux préjugés vulgaires et aux habitudes prises, on s'aperçoit
avec étonnement que nos c'ivisions de partis tiennent beaucoup
moins encore à nos doctrines politiques qu'à la fausse opinion que
nous avons les uns des autres et à la ridicule frayeur que nous nous
inspirons mutuellement. Au rebours de ce qui devrait se passer
dans un pays libre, les questions de personnes l'emportent presque
toujours sur les questions de principes, et, lors môme qu'ils sont
près de s'accorder sur le fond des choses, les partis tiennent à
rester isolés et h se faire passer pour ennemis. L'absence de mœurs
publiques sérieuses, le défaut de patience et de mesure, telle
est la principale, sinon l'unique raison de nos discordes. Pour-
quoi la France en effet serait-elle moins unie que les autres nations?
Pourquoi serait-elle condamnée à un régime ('e provocations per-
pétuelles? Pourquoi n'arriverait-elle pas à ce paisible échange des
idées qui établit, dans les pays libres, un lien moral entre les opi-
nions contraires, et qui leur permet de résoudie ensemble le grand
problème des sociétés modernes en mélangeant dans une juste me-
sure la conservation et le progrès? Quel est donc l'obstacle inconnu
qui s'y oppose? Où sont dans la société française les éléraens irré-
32 REVUE DES DEUX MONDES.
conciliables? Les théories sociales qu'on y professe sont-elles plus
dangereuses et plus détestables qu'ailleurs? Le programme du
parti radical n'est-il pas le môme que chez les nations voisines? Ou
bien les conservateurs français sont-ils plus arriérés et plus re-
belles aux idées modernes? — En aucune façon. La France est au
contraire au point de vue démocratique un des pays les plus avan-
cés du monde. Il n'y en a pas d'autre en Europe où les distinctions
sociales soient moins sérieuses, où le mélange soit plus grand entre
les différentes couches du peuple; il n'y en a pas où les principes
d'égalité, qui sont le fond des idées républicaines et l'âme de la so-
ciété moderne, soient plus profondément enracinés dans les esprits
et dans les mœurs. A vrai dire, aucune de ces idées n'appartient en
propre au parti radical; on les respire dans l'air de la société fran-
çaise, elles sont devenues indispensables à son existence; beaucoup
de conservateurs les professent ouvertement, et, si elles rencontrent
encore çà et là des adversaires passionnés, ces contradictions ne
servent qu'à prouver leur puissance. Comment se fait-il donc que
les radicaux parviennent à en faire un épouvantail pour le pays?
Gela tient surtout à la manière dont ils les enseignent et à l'atti-
tude belliqueuse qu'ils se croient permis de prendre à l'égard du
reste de la nation. Rien ne leur serait plus facile que d'offrir aux
conservateurs un arrangement équitable, et de faire prévaloir paci-
fiquement celles de leurs idées qui sont mûres; mais beaucoup
d'entre eux aiment mieux les proclamer sur un ton dogmatique et
menaçant et repousser tout essai d'entente comme une trahison ou un
sacrilège. Au lieu de se présenter modestement comme des hommes
de bon sens et de bonne foi, ils aiment à envelopper leurs doctrines
d'une phraséologie pompeuse qui déguise aux yeux de la foule ce
qu'elles ont de vague ou de banal. Ils enflent orgueilleusement la
voix comme les prophètes d'une religion nouvelle, et ils accablent
de leurs foudres quiconque n'adhère pas aveuglément au credo de
leur église. Ils sont comme toutes les sectes religieuses, il leur faut
la foi du charbonnier; ils préfèrent à l'adhésion réfléchie des esprits
éclairés le fanatisme ignorant et l'enthousiasme pour ainsi dire
physique de la multitude. Ils veulent avoir des soldats plutôt que
des alliés, des serviteurs dociles plutôt que des conseillers indé-
pendans et sévères, et en dehors du troupeau de leurs fidèles il n'y
a guère pour eux que des ennemis. C'est ainsi qu'ils font des idées
les plus simples, les plus libérales, les plus pratiques (et il y en a
quelques-unes dans leur programme), un objet d'effroi pour les
gens timides et de répulsion pour ceux même qui ne seraient pas
loin de les admettre. Us semblent avoir peur de perdre leur pres-
tige en laissant pénétrer des étrangers dans le temple. On dirait
LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS. 33
qu'ils veulent se faire une espèce de monopole de la république,
comme les bonapartistes le feraient de l'empire ou les légitimistes
de la royauté. Or une telle conduite de leur part serait la mort de
la république elle-même et la ruine des progrès qu'ils espèrent ac-
complir avec elle. Un parti dont les idées se réalisent et passent
dans le domaine public cesse par là même d'être un parti, et ne doit
plus en conserver le langage. Si les radicaux ne sont pas encore
décidés à s'effacer derrière leurs idées, s'ils veulent garder au gou-
vernement les allures et les prétentions d'une faction victorieuse,
c'est une raison de plus pour les écarter du pouvoir, car ils sont
alors les plus dangereux ennemis de la république.
Il faut le répéter sans relâche aux républicains comme aux con-
servateurs, la république est la chose de tous, et ne saurait être
l'œuvre d'une faction. Qu'elle ne commette point l'imprudence de
s'isoler au milieu du pays ! Qu'elle n'ait point la forfanterie de re-
pousser l'adhésion des nouveau- venus. Ce sont les conversions de la
dernière heure qui lui apporteront le plus de force et d'autorité. C'est
l'aveu d'impuissance de ses adversaires qui sera le gage de sa durée
et de sa sécurité future. Ainsi l'assemblée nationale n'a certaine-
ment aucune envie de proclamer la république, et il est bien tard
aujourd'hui pour lui en donner le conseil; ce consentement tardif
ne semblerait pas assez libre, et passerait plutôt pour un acte de
faiblesse que pour un acte de souveraineté. Pourtant, si par ha-
sard elle s'y décidait, les républicains sensés n'auraient pas à s'en
plaindre. Quel témoignage de la nécessité de la république, quelle
garantie pour son avenir et pour sa sûreté, que de la voir acceptée
par ses pires ennemis! La république adoptée de guerre lasse par
les hommes qui l'ont tant combattue, votée, même in extremis, par
l'immense majorité d'une assemblée monarchique, à la condition
toutefois que cette assemblée n'essayât pas de s'éterniser au pouvoir,
cette république-là serait indestructible et à l'abri de tout danger
de réaction. Les conservateurs, qui l'auraient fondée, ne pourraient
plus la répudier; les assemblées suivantes la modifieraient sans
doute, mais son existence même ne pourrait plus être remise en
question. Si rien de pareil n'est à espérer de l'assemblée nationale
prise en corps, au moins ne faut-il pas repousser gratuitement les
adhésions individuelles, lors même qu'elles sont plus empreintes de
résignation que de zèle. Il ne faut pas que les conservateurs puissent
se plaindre un jour que la république ait été faite sans eux et contre
eux. S'ils se sentaient plus tard tentés de la renverser, il faut que
l'on puisse leur opposer leurs propres promesses et leurs propres
actes.
C'est un mauvais calcul que de préférer des ennemis déclarés à
rroME cil, — 1872. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
des amis trop tièdes. C'est une maladresse pour un parti que de
méconnaître ce qu'il y a de bonne foi et d'honnêteté chez ses adver-
saires. Quand une fols les royalistes auront pris la résolution de con-
courir à la fondation de la république, ils deviendront aussi sincères,
aussi zélés que les républicains de la veille. Leur longue résistance
elle-même est un gage de leur loyauté. Ils porteront dans leur atta-
chement aux institutions nouvelles ce même esprit de conservation
et de fidélité qui les anime aujourd'hui pour les institutions du
passé. Plus les républicains deviendront conservateurs, plus les
conservateurs s'attacheront à la république. Ils cesseront de former
deux peuples ennemis vivant côte à côte sur le même sol, sans se
mêler et sans se connaître. L'œuvre de conciliation, qui est le but
et pour ainsi dire l'âme de la république conservatrice, s'effectuera
toute seule, si chacun des anciens partis s'inspire un peu plus des
nécessités de l'heure présente, et un peu moins des souvenirs du
passé.
Quel qu3 soît l'avenir qui nous est réservé, nous n'avons tous
aujourd'hui qu'un devoir : c'est d'oublier ce qui nous divise et de
chercher ce qui peut nous unir. Le mot d'ordre de tous les partis doit
être le même, non pas celui du célèbre Danton et de ses imitateurs
contemporains : « de l'audace, de l'audace, et encore de l'audace, »
mais bien « de la modération, de la modération, et encore de la
modération. « Qu'au lieu de fourbir leurs armes pour du nouveaux
combats, de s'excommunier mutuellement et de se menacer de mort,
ils s'étudient sincèrement à se faire des concessions mutuelles, et
travaillent à préparer des institutions qui puissent les abriter tous
ensemble. — Cela est difficile assurément, mais moins chimérique
qu'il ne semble à nos roués politiques et à nos patriotes désabu-
sés, car, si nos chefs de parti ne donnent pas toujours le bon
exemple, le pays du moins marche dans cette voie avec patience et
avec courage, — car nous avons un gouvernement honnête qui sert
de point de ralliement aux hommes de bon sens, et qui a fait de la
république conservatrice le refuge naturel de toutes les opinions
vaincues, aussi bien que le rendez-vous commun de tous les dé-
voûments patriotiques.
Quant à nous, nous lui resterons fidèles, nous n'abandonnerons
pas la cause de la république conservatrice. Nous maintenons plus
que jamais cette formule, bien qu'elle ait le malheur de psêter à
rire à certains esprits raffinés. Libre à ceux qui ne la comprennent
pas de s'en moquer tout à leur aise. Tant pis pour eux, s'ils sont
étrangers aux généreux sentimens, aux sages résolutions, aux pa-
triotiques idées qu'elle exprime, et qui ne trouvent nulle part une
expression aussi claire. Tant pis pour eux, s'ils ne veulent pas voir
lA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS. 35
qu'elle garantit, mieux qu'aucune autre, le respect de la conscience
nationale et la maturité de ses décisions. Que ces grands philoso-
phes s'amusent, si bon leur semble, à cribler de leurs sarcasmes
un gouvernement qui n'a d'autre but que de rendre le pays à lui-
même en le guérissant de toute superstition politique, en l'affran-
chissant du joug d'^s parus; qu'ils essaient en même temps de nous
imposer par l'intimidation ou par l'intrigue des solutions hâtives et
des gouvernemens de contrebande : nous ne sommes pas inquiets
de leurs tentatives; nous savons qu'elles n'auront d'autre effet que
de les rendre odieux au pays.
Oui certes, il y a chez nous beaucoup d'esprits forts, corrompus
par le spectacle de nos révolutions incessantes, qui en sont venus
à se faire des destinées d'un grand peuple comme le nôtre l'idée
immorale que les Romains de la décadence pouvaient se former des
révolutions de palais qui élevaient ou renversaient leurs maîtres
éphémères. Il y a en France un grand nombre d'hommes honnêtes
et éclairés, mais profondément sceptiques, qui s'imaginent que l'éta-
blissement de tel ou tel régime politique est une affaire de hasard
et d'arbitraire, une espèce de loterie où l'on peut risquer indiffé-
remment sur une carte ou sur une autre l'avenir du pays que l'on
gouverne. Ils pensent qu'on peut affubler indifféremment une na-
tion d'une république ou d'une monarchie, d'une roynuté consti-
tutionnelle ou d'une dictature militaire, comme on fait endosser
divers costumes à un figurant de théâtre, et que les gouvernemens
eux-mêmes font l'opinion publique, par laquelle ils feignent de se
laisser guider. Ces hommes-là considèrent l'histoire comme une
série de coups de force, d'escamotages heureux et de travestisse-
mens improvisés; mais, Dieu merci, l'histoire n'est pas encore
aussi immorale : elle a encore des lois certaines, une logique
Inexorable, une phibsophie, une justice. Les gouvernemens qui
s'improvisent au mépris de la raison et de la morale de l'histoire
ne fournissent jamais une bien longue carrière. Ils tombent comme
ils se sont élevés, frappés dès leur naissance d'une condamnation
qui s'exécute tôt ou tard, mais à laquelle ils n'échappent jamais.
Les seuls gouve:nemens qui durent sont ceux qui se fondent sur
les besoins d'un pays, sur les intérêts communs des classes, sur
l'apaisement des partis, et qui ne débutent pas avec violence, mais
avec réflexion et maturité. Tels sont les caractères de la république
conservatrice, et c'est pour cela qu'en dépit des railleries de nos
hommes d'esprit, des répugnances de nos hommes timides, des
ambitions turbulentes de nos hommes de parti, sa politique simple
et loyale finira par prévaloir.
Ernest Duvergier de Hauranne.
LES
ALIÉNÉS A PARIS
IL
LES ASILES. — hk SURETE A BICKTRE (1),
I.
Le nom des petites-maisons est resté populaire : on croit géné-
ralement que c'était un hospice ouvert à tous les aliénés; rien
n'est moins exact, — il en contenait 50 seulement {hh en 1786), qui
payaient une pension annuelle de 300 francs, portée à ZiOO en
J795. Les petites-maisons, qui avaient été construites sur l'empla-
cement de la maladrerie de Saint-Germain-des-Prés, détruite en
Ibhh, devinrent les petits-minages en vertu d'un règlement pré-
fectoral du 10 octobre 1801; les vieilles constructions ont été enle-
vées lors de l'alignement de la rue de Sèvi'es, et remplacées par le
magnifique établissement qui a été inauguré à Issy en juin 1863.
Un seul asile était réellement réservé à la folie, asile insuffisant qui
depuis est devenu la maison de Charenton (2).
L'origine en est très humble. Par acte authentique des 12 et
13 septembre 1641, Sébastien Le Blanc, sieur de Saint- Jean de
Dieu, fonda sur le fief de Besançon, en la censive de Gharenton-
(1) Voyez la Jievue du 15 octobre.
(2) La description du Charenton actuel ne peut trouver place dans cette étude, car
c'est un pensionnat payant divisé en trois classes : 1,500 francs, 1,200 francs, 90O fr.;
le ministère de la guerre, par traité spécial, paie 3 fr. 50 cent, par journée d'olRcier,
et 2 francs 47 cent, par journée de sous-officier ou de soldat. Les pensionnaires en
chambre paient annuellement 900 fr, pour un domestique, 800 fr. pour une bonne.
LES ALIÉNÉS A PARIS. 37
Saint-Maurice, un hôpital de 7 lits, qu'il nomma Notre-Dame de
la Paix, et il en confia la direction aux frères de la charité, qui s'y
installèrent le 10 mai 16/i5. La fondation primitive a été respectée,
et s'appelle aujourd'hui la salle du canton. L'institution se dé-
veloppa, reçut des pensionnaires et rendait de sérieux services à
la population, lorsqu'elle fut supprimée par un décret du 12 mes-
sidor an III, qui dispersait la communauté religieuse, et ordonnait
de rendre les malades à leurs familles ou de les interner aux pe-
tites-maisons. Un arrêté du directoire, en date du 27 prairial an v,
la rétablit en la plaçant dans les attributions du ministère de l'in-
térieur, où elle est encore.
Un seul hôpital acceptait alors les aliénés; c'était l'Hôtel-Dieu,
et, pour le traitement qu'il leur réservait, il eût mieux fait de les
repousser. Deux salles leur étaient consacrées, — l'une pour les
hommes renfermant 10 lits à quatre places et 2 lits à deux places;
— l'autre pour les femimes contenant 6 lits à quatre places et 8 lits
à deux places. La première était contiguë aux salles des blessés, la
seconde aux salles des fiévreux. Le traitement thérapeutique était
absolument nul; quant au traitement moral, on en jugera par les
lignes suivantes que nous empruntons textuellement à un rapport
manuscrit rédigé en 1756 par les médecins de l'Hôtel-Dieu. « Quoi-
que la salle Saint-Louis et celle de Sainte-Martine soient, pendant
tout le cours de l'année, remplies de personnes qui ont l'esprit
aliéné, on voit cependant tous les jours les hommes et les femmes
destinés au service de ces salles se conduire comme s'ils n'étaient
pas accoutumés à ces sortes de maladies : on s'attroupe autour des
insensés, on s'occupe de leur folie, on rit de leurs extravagances;
autres fois, on s'amuse à les obstiner, à les contrarier, à les mettre
en colère, surtout à la salle des femmes. » Tenon, en 1786, con-
state la même absence de soins et d'humanité : « comment a-t-on
pu espérer qu'on traiterait des aliénés dans des lits où l'on couche
trois ou quatre furieux qui se pressent, s'agitent, se battent, qu'on
garrotte, qu'on contrarie dans des salles infiniment resserrées, à
quatre rangs de lits où, par un malheur inconcevable, on rencontre
une cheminée qui n'éteint jamais ! » Enfin en 1791, La Rochefou-
cauld-Liancourt, revenant sur les mêmes faits, demande la création
de deux établissemens exclusivement réservés aux aliénés. On ne
lui donna pas raison immédiatement; mais l'arrêté de prairial, qui
reconstituait l'hospice de Gharenton, défendit de recevoir les fous
dans les hôpitaux de Paris. On n'obéit pas sans doute bien ponc-
tuellement, car un nouvel arrêté du 19 frim.aire an vu interdit ab-
solument l'admission des aliénés à l'Hôtel-Dieu à partir du 1''' plu-
viôse de la môme année. Bicêtre et la Salpêtrière, tout en gardant
leur triple et déplorable caractère de prison, d'hôpital, d'asile pour
38 REVUE DES DEUX MONDES.
la vieillesse, ouvraient leurs portes toutes grandes aux malades
frappés d'affection mentale , mais le service n'y fut définitivement
bien organisé qu'en 1807,
La direction médicale de Bicêtre appartenait en 1833 à Ferrus,
qui, ayant reconnu que le travail manuel était favorable aux ma-
lades, obtint que l'administration de l'assistance publique consacrât
à une exploitation exclusivement servie par les aliénés la ferme
Sainte-Anne, d'une contenance de 5 hectares, qu'elle possédait à
la lisière même du mur d'enceinte de Paris, près la barrière de la
Santé. On y établit quelques cultures maraîchères, une blanchis-
serie pour le linge des hôpitaux et une porcherie qui compta par-
fois jusqu'à 700 têtes. Loin d'être une source de bénéfices, cette
exploitation se soldait tous les ans par un déficit qui variait entre
7,000 et3/i,000 francs; mais les fous en retiraient un bien-être ap-
préciable, trouvaient au grand air des occupations faciles, une acti-
vité physique qui reposait leur cerveau et des distractions qu'on ne
saurait trop leur prodiguer. En résumé, la ferme Sainte-Anne n'é-
tait point une maison particulière, elle restait simplement une an-
nexe de Bicêtre. Les choses demeurèrent dans cet état jusqu'en
1860. M. Haussmann, alors préfet de la Seine, comprenant que les
2,195 places gardées pour les fous à Bicêtre et à la Salpêtrière
étaient insuffisantes en présence d'une population d'aliénés qui
s'élève à plus de 6,000 individus , exprima l'intention de faire
construire dix asiles de 600 lits chacun; la dépense totale était
évaluée à 70 millions. Ce projet grandiose et très humain n'a reçu
qu'un commencement d'exécution par la construction de trois
vastes asiles, Sainte-Anne, Ville-Évrard et Vaucluse, et l'on s'est
vu obligé de changer la destination primitivement attribuée à deux
de ces établisscmens : Sainte-Anne devait être un hôpital clinique
pour l'aliénation mentale, Yille-Évrard était réservée à une maison
de convalescence où le malade eût trouvé la transition indispen-
sable entre la vie disciplinée de l'asile et la vie libre. Aujourd'hui
Sainte-Anne, Ville-Évrard et Vaucluse sont des asiles où l'on reçoit
indifféremment toute sorte d'affections mentales, récentes, an-
ciennes, intermittentes, chroniques, curables ou incurables.
Sur le boulevard Saint- Jacques s'ouvre la rne Ferrus, qui débouche
dans la rue Cabanis, en face d'une grande grille par laquelle on
pénètre dans l'ancienne ferme, devenue l'asile Sainte -Anne. Un
vaste bâtiment servait autrefois de bureau centi'al, avant qu'on
n'eût abandonné le système des placemens volontaires, auxquels
on reviendra certainement; il sert de logement au médecin résidant
et au médecin adjoint, mais il pourrait être utilisé d'une façon nor-
male à recevoir les malades expédiés d'urgence par les hôpitaux,
dont le plus souvent le délire revêt la forme de l'aliénation sans
LES ALIÉNÉS A PARIS. 39
être l'aliénation même, et se dissipe rapidement sous l'influence
de l'isolement, aidé par les moyens thérapeutiques. On pousse une
grille, et l'on pénètre dans l'asile. Ce qui frappe au premier coup
d'œil, c'est la nudité des terrains; des allées sablées, un vaste ga-
zon, pas un arbre. Il ne peut en être autrement, l'asile n'ayant été
inauguré que le 1" mai 1867. Dans le lointain, sur sa colline grise, on
aperçoit Bicêtre : les deux tristes maisons peuvent se regarder à
travers l'espace. Les bâtimens exclusivement réservés aux malades
se composent de douze pavillons identiques, six pour le service des
femmes, six pour le service des hommes. Ces deux divisions, abso-
lument séparées, sont complétées à leur extrémité par une demi-
rotonde, et chaque demi- rotonde contient neuf cellules d'isolement.
Les quartiers sont semblables, construits sur le même modèle, divi-
sés de la même façon, bâtis de la même pierre blanche, couverts de
îa même tuile rouge. Deux étages seulement : système français très
préconisé par Esquirol, qui considère comme dangereuse et malsaine
la supeiposilion des salles et des dortoirs. Au premier étage, trois
dortoirs de 1(3 lits; au rez-de-chaussée, un dortoir, un réfectoire et
une salle de réunion s' ouvrant sur une galerie couverte où l'on est
facilement à l'abri de la pluie et du soleil; cette galerie donne elle-
même de plain-pied sur un large préau encadré d'un saut-de-loup
et de murs qui, sans masquer la vue extérieure, sont assez élevés
pour offrir quelque garantie contre les tentatives d'évasion. La mai-
son est d'une propreté irréprochable, car chaque matin on fait ce
qu'on appelle le bacchanal, c'est-à-dire un nettoyage à fond.
Nulle fenêtre, nulle porte ne peut être ouverte qu'à l'aide d'un
passe- partout que le surveillant ne quitte jamais; il est rare en effet
qu'un fou n'ait pas par moments une envie irrésistible de se tuer, et
il faut empêcher les malades de se jeter par la croisée, sous prétexte
de voir le temps qu'il fait. La surveillance du reste est incessante;
le jour, les aliénés vivent littéralement sous l'œil de leurs gardiens;
la nuit, ceux-ci ne sont séparés d'eux que par un treillage qui leur
permet de constater tout ce qu'ils font. En outre les chambres des
infirmiers communiquent entre elles par une sonnette d'appel ; en
cas d'alerte on peut donc demander main-forte. A chaque dortoir
est annexée une salle de toilette munie d'un lavabo en marbre, re-
cevant et n^jetant l'eau automatiquement; on exige des malades
qu'ils prennent des soins de propreté, et l'on a raison, car sans
cela la plupart, s'abandonnant eux-mêmes, arriveraient prompte-
ment à l'état où était Charles VI lorsqu'on fit entrer dans sa chambre
de l'hôtel Saint- Paul quatre hommes masqués qui le lièrent et le
maintinrent jusqu'à ce qu'on lui eût coupé les cheveux, lavé le vi-
sage et rogné les ongles. Les lavabos de la division des femmes
sont outillés avec un luxe intelligent, et le directeur de Sainte-
ÛO REVUE DES DEUX MONDES.
Anne a donné là un exemple qui devrait bien être suivi dans tous
les hôpitaux et dans toutes les prisons.
Les salles de bains sont remarquables; elles ne valent pas comme
ampleur celles que nous avons admirées à l'hôpital Saint-Louis,
mais elles sont munies de tous les appareils nécessaires pour appli-
quer facilement les différens systèmes de l'hydrothérapie ; des
chambres pour les bains de vapeur, une étuve sèche pour les bains
thermorésineux, une piscine, une salle spécialement réservée aux
bains de pied, donnent occasion de varier à l'infini les essais du trai-
tement balnéaire, auquel en ce moment on paraît attacher une im-
portance exclusive. Une gymnastique dite de chambre, fortement
scellée dans la muraille d'un large couloir bien éclairé, permet aux
malades qui viennent d'être trempés dans la piscine, ou qui ont
subi la douche froide, de faire « leur réaction. » Au demeurant,
l'hydrothérapie spéciale appliquée aux aliénés se réduit à peu de
chose ; ce traitement aquatique consiste en deux opérations -fort
simples et absolument identiques, quoique différentes : donner des
bains déprimans aux surexcités, donner des bains surexcitans aux
déprimés. Dans cet ordre d'idées, on a même été jusqu'à essayer les
bains sinapisés.
Les réfectoires, très aérés, sont intéressans à parcourir; on peut
voir là combien la science est devenue humaine et constater les ef-
forts que l'administration fait pour bien prouver à ces malades qu'ils
sont des hommes, en leur témoignant une confiance presque tou-
jours justifiée. Malgré les raisons d'économie et de prudence qui
conseillaient la vaisselle d'étain, je n'ai aperçu que de bonnes as-
siettes en porcelaine, des verres en cristal, des fourchettes poin-
tues, des cuillers ordinaires et des couteaux, — arrondis, il est vrai,
d'une lame un peu molle, — mais enfin de vrais couteaux aptes à
tailler le pain et à trancher la viande. Nul n'aurait eu tant de har-
diesse il y a quarante ans, et nul aujourd'hui ne regrette de l'a-
voir. Dans le seul quartier des agités, les couteaux sont supprimés.
Le régime alimentaire est purement scientifique, si l'on peut dire ;
il a été établi d'après les doctrines professées par M. Payen, qui dé-
clare, après expérience, que la nourriture d'un homme se livrant
à un travail très modéré (à Sainte-Anne le travail est à peu près
nul) doit contenir 310 grammes de carbone et 20 grammes d'a-
zote; or la nourriture est combinée de telle sorte qu'elle renferme :
carbone, 310,02; azote, 20,06; de plus l'aliment plastique et for-
tifiant par excellence, la viande, domine et l'on ne fait maigre que
le vendredi.
On pourrait croire que dans un asile aussi vaste, composé, pour
chaque division, de six quartiers distincts, on a réuni ou séparé les
malades selon le genre d'affection dont ils sont atteints; il n'en est
LES ALIÉNÉS A PARIS. Al
lien : les malades sont pêle-mêle, on ne les catégorise que selon leur
agitation plus ou moins vive. Cela doit surprendre au premier abord,
mais il ne peut y avoir de doute en présence des affirmations faites,
après essais de toute sorte, par des savans de religion, de langue et
de théories différentes. Ils sont unanimes sur ce point; les malades
divers se surveillent mutuellement, le délire de l'un neutralise les
efiets du délire de l'autre; ils ne complotent rien, parce que chacun
d'eux poursuit un but particulier, exclusif de celui d' autrui; les ma-
lades semblables au contraire se comprennent, car ils souffrent du
même mal, ils s'entr' aident dans l'accomplissement de leurs pro-
jets insensés, et, comme ils tendent tous vers le même résultat, ils
se concertent pour l'atteindre. Vingt mélancoliques, avec impulsion
au suicide, groupées ensemble dans le même quartier, ne passe-
raient pas deux jours sans tenter de s'étrangler mutuellement, et il
est fort probable qu'elles réussiraient. La division normale, conseil-
lée par la théorie, conflrmée par la pratique, se fait entre les tran-
quilles, les demi-agités, les agités; restent les paisibles qui sont
réduits à la vie végétative : nous en parlerons.
Au premier regard, en entrant dans les préaux, on reconnaît
dans quel quartier l'on se trouve, et il n'est pas besoin d'interroger
les gardiens pour savoir que l'on est en présence de malades tran-
quilles ou de malades agités; le jardin seul est une indication suffi-
sante. Celui des fous tranquilles est propre, les gazons verdissent
respectés par le pied du promeneur, Fécorce des jeunes arbres est
intacte, il y a des fleurs arrosées, cultivées avec soin, des capucines
surtout qui poussent vite et grimpent le long des piliers de la ga-
lerie. Les malades causent entre eux, lisent, fument, saluent quand
on passe; penchés sur la table de la salle de réunion, quelques gra-
phomanes écrivent avec précipitation. Si les membres du parquet
et du gouvernement lisent toutes les lettres qui leur sont expé-
diées par les aliénés, ils ont fort à faire, et leur place n'est point une
sinécure. Chez les demi-agités, le jardin est plus inculte et les fleurs
sont rares, on s'y vautre volontiers sur le gazon; chez les agités,
tout est en désordre, le sable des allées chassé à coups de pied est
répandu sous les galeries; sur les gazons s'entre-croisent des sen-
tiers tracés par des malheureux atteints de déambulomanie, qui
marchent sans s'arrêter du matin au soir, toujours sur la même
ligne, comme des animaux féroces dans une cage; quelques-uns,
pris par un accès de loquacité, parlent avec des intonations théâ-
trales et répètent incessamment la même phrase. Plusieurs vont
la tête baissée, sombres, les bras retenus sur la poitrine par la ca-
misole de force; lorsqu'on passe auprès d'eux, ils feignent de ne
pas vous apercevoir ou vous jettent un regard farouche.
La camisole de force employée dans les asiles est en toile flexible,
42 REVUE DES DEUX MONDES.
épaisse et douce; elle n'a sous ce rapport aucune ressemblance avec
celle dont on use dans les prisons; celle-ci se boucle par sept fortes
courroies de buffle, celle-là se lace à l'aide d'une grosse bande de
toile tordue. Ace moyen de répression il faut ajouter le manchon,
qui immobilise seulement les mains, et les entraves, qu'on peut
nouer au-dessus de la cheville pour empêcher les malades de frapper
leurs compagnons à coups de pied : quelques fous, ayant la manie
de rejeter toujours leurs souliers, sont chaussés avec des brodequins
fort ingénieux, amples et souples, mais fermés à l'aide d'une clé
qui manœuvre un petit écrou fixant la lanière d'attache. C'est par
ces procédés qu'on arrive à se rendre facilement maître des fous les
plus furieux, à paralyser leurs violences et à neutraliser leurs ten-
tatives, — si fréquentes, — de suicide et d'homicide. Il est rare
qu'une heure ou deux de camisole ne ramène pas un calme relatif
dans les esprits les plus surexcités. Doit-on conserver pour les alié-
nés l'usage de la camisole de force, est-il préférable de le bannir?
Grave question qu'on agite depuis une vingtaine d'années, et qui n'a
pas encore été résolue. L'Angleterre, qui n'a rejeté les chaînes et
le ferrement que bien longtemps après nous, n'admet pas aujour-
d'hui qu'on emprisonne les bras d'un fou dans un vêtement fermé,
et elle met en œuvre ce qu'elle appelle le no rcstraint. L'aliéné
est toujours libre, fallût-il trois ou quatre gardiens pour réprimer
ses instincts dangereux, fallût-il, pour être bien certain qu'il ne
s'étranglera pas pendant la nuit, faire coucher un surveillant avec
lui, supplice qui dépasse de beaucoup celui de la camisole. L'adop-
tion de ce système a amené une modification dans l'aménagement
des asiles anglais, où l'on a cru devoir établir les cellules de sûreté
dans la proportion de 75 pour 100 aliénés, tandis que chez nous,
dans nos asiles municipaux nouvellement bâtis, la proportion est
de h pour 100. En tout cas et à la suite de longues discussions, la
science aliéniste française a repoussé le no restraint, et maintient
que l'usage de la camisole est salutaire aux aliénés.
Quand je suis entré dans la demi-rotonde où s'ouvrent les cel-
lules d'isolement qu'une vieille tradition léguée par Bicêtre et la
Salpêtrière fait encore appeler les loges, une personne qui m'accom-
pagnait m'a dit : « Ici, c'est la misère des misères. » L'on ne crie pas,
on hurle; on ne parle pas, on jappe; on ne gémit pas, on rugit.
Bien souvent, ici ou ailleurs, je suis entré dans la cellule des surex-
cités; jamais je n'en suis sorti sans avoir attrapé quelque horion ou
sans que l'on m'ait craché au visage. Toute en bois, garnie d'un
lit, munie d'un escabeau fixé par une chaîne au lambris, la cellule
s'ouvre d'un côté sur le corridor de ronde, de l'autre sur un petit
préau isolé où le malade piétine plutôt qu'il ne se promène. Une de
ces loges est entièrement capitonnée : planches, plafond, murailles,
LES ALIÉNÉS A PARIS. 43
disparaissent sous une très forte toile tendue sur un matelas de
filasse. Dans une boîte si bien bourrée, on peut déposer sans péril,
pendant la durée de l'accès, les aliénés chez qui le mal s'exaspère;
c'est en vain qu'ils bondiront comme des chats sous l'inQuence de
la chorée, qu'ils se jetteront la tête contre les murs; toute précau-
tion est prise, et c'est à peine s'ils se feront une contusion. La vio-
lence, la brutalité de mouvemens que certains malades développant
pendant leurs crises défient toute croyance. J'ai vu une lypéma-
niaque obèse et déjà vieille parcourir vingt fois de suite le tour
d'une vaste salle en faisant la culbute sur elle-même, comme un
clown, sous l'im.pnlsion d'une attaque de névralgie intercostale.
Les malades qui en sont réduits à cet état d'excitation extrava-
gante souffrent au-delà de ce qu'il est possible d'imaginer. Lors-
qu'on parvient à les calmer et qu'on peut les interroger, on reste
profondément ému. — Vous souffrez? — Le martyre! — Où souf-
frez-vous? — Je ne sais pas ! — A la tête, aux membres, à la poi-
trine, au cœur? — Non, je souffre partout, et ma souffrance n'est
nulle part. — Ceci est exact, cette souffrance a cela de terrible et
de vraiment démoniaque qu'elle est insaisissable, indéfinissable, in-
tangible, qu'elle trouble assez la raison pour la bouleverser, et
qu'elle lui laisse assez de lucidité pour comprendre l'horreur du
désastre. Tous ceux qui l'ont subie et qui en sont sortis par la gué-
rison disent le même mot : j'ai traversé l'enfer! Un jour, j'interro-
geais une mélancolique qui venait de tomber en stupeur après une
période d'agitation, et je lui disais pour tâcher de l'arracher un
peu à elle-même : — Où êtes- vous? — Elle me répondit : — Dans
le Styx! — Si ces infortunés ne peuvent exprimer la nature toute
spéciale de leurs souffrances, ils ont du moins certains gestes fré-
quemment renouvelés dans les bras, dans les épaules, dans la mâ-
choire inférieure , gestes que leur volonté est impuissante à refré-
ner, qu'il faut étudier et dont il serait bon de tenir compte, car ils
déterminent peut-être quels sont les nerfs qui sont en crise d'exci-
tation ou d'affaiblissement. Je me souviens d'avoir vu, dans le préau
où les agités d'une maison de santé étaient enfermés, une muraille
que j'ai regardée pendant longtemps, et qui était couverte de des-
sins dont j'aurais bien voulu pouvoir déchiffrer le sens mystérieux.
Ils représentaient presque tous des têtes vues de profil ; du sommet
du crâne de chacune d'elles s'élevait soit un fer de lance, soit une
flamme, soit un petit drapeau. Il y a là, ce me semble, une indica-
tion précieuse pour les spécialistes, car ces images symbolisent la
forme lancinante, brûlante ou vacillante que la douleur revêt, et
marquent exactement le point où elle se produit.
Lorsque l'on met ces agités dans des bains, que l'on prolonge
parfois pendant plusieurs heures sans parvenir à les calmer, il faut
h!l REVUE DES DEUX MONDES.
éviter qu'ils ne s'enfoncent la tête dans l'eau ou qu'ils ne s'échap-
pent pour courir tout nus en vociférant. La baignoire est donc revê-
tue d'une sorte d'appareil nommé le bouclier, adhérent aux rebords
et percé d'une échancrure semi-circulaire qui emboîte le cou du
malade. Ainsi couverte, la baignoire ressemble à une boîte oblongue
d'où sort un visage effaré. A Sainte-Anne, les boucliers sont en
forte toile; ils sont excellens, car ils permettent de maintenir le
malade, qui peut, impunément pour lui, y donner des coups de
pied. On devrait en généraliser l'usage et supprimer pour toujours
ces redoutables boucliers en tôle ou en cuivre dont on se sert en-
core à la Salpêtrière, et contre les parois desquels les folles se bri-
sent les ongles et parfois même se luxent les pouces des pieds.
Autant que possible, tous les instrumens destinés à modérer la
violence des mouvemens chez les pensionnaires des asiles doivent
être en étoffe très souple, afin d'éviter les accidens causés par la
résistance inflexible des corps durs. C'est l'antique prescription
d'Arétée de Cappadoce et de Paul d'Égine; pourquoi faut-il être
obligé de la rappeler aujourd'hui?
Il n'y a point d'aussi minutieuses précautions à prendre , ni de
camisole de force à employer dans le quartier des paisibles. Là, le
jardin pousse h la grâce de la nature : nul malade ne le cultive, nul
malade ne l'endommage; il verdit, fleurit et se fane en présence d'in-
différens qui le voient peut-être, mais qui à coup sûr ne le regardent
pas. Là sont les imbéciles et les malheureux qui, après avoir passé
par les atroces douleurs du délire aigu de la paralysie générale,
sont arrivés au dernier ternie de la vie végétative. Assis pour la
plupart dans de grands fauteuils de bois appropriés à leur dégra-
dante infirmité, insensibles à tout, retournés vers la première en-
fance par le long chemin dont chaque étape est une souffrance , ils
vivent encore, c'est tout ce que l'on en peut dire. Si par hasard un
retour inespéré de vigueur s'opère momentanément en eux , s'ils
ressaisissent quelque chose de leurs forces éteintes, c'est pour es-
sayer de mettre le feu à leur paillasse ou d'étrangler leur gardien.
Même dans cet état, un fou est dangereux. C'est un spectacle pé-
nible; l'âme meurt-elle donc avant la mort définitive? Il y a quel-
ques années, je visitais un asile et je m'arrêtai à regarder quelque
chose qui avait été une femme. Ce semblant de forme humaine était
affaissé et comme écroulé dans un grand fauteuil; le corps remuait
par momens ; la lèvre inférieure rabattue laissait écouler la sa-
live, la paupière à peine soulevée couvrait un œil où le rega-rd était
éteint, la tête rasée dessinant les os à peine revêtus d'une peau par-
cheminée avait un décharnement de squelette; parfois une pauvre
voix éraillée disait : Ah! ah! ah! — Je m'inclinai avec un respect
profond et pour ainsi dire historique, car ces restes lamentables
LES ALIÉNÉS A PARIS. A 5
représentaient la dernière descendante du plus grand homme de
mer qui jadis ait combattu' contre nous, au temps de Louis XIV,
l'amiral Ruyter.
Quand les arbres auront poussé dans les jardins et dans les
cours de Sainte-Anne, ce sera un asile remarquable ; mais il lui
manque encore ces beaux massifs de robiniers, de tilleuls et de
marronniers qu'on trouve dans les vieilles maladreries deBicêtre, de
la Salpêtrière et qui leur font d'admirables préaux. Tout a été com-
biné pour mettre les services en rapport les uns avec les autres, et
des galeries couvertes établissent des communications abritées entre
toutes les parties de la maison ; on peut reprocher à la lingerie
d'être située au second étage, au-dessus des cuisines et d'une salle
de réunion générale, ce qui est fort gênant pour la distribution du
linge; mais c'est là un inconvénient minime et compensé par de
tels avantages qu'il serait bien puéril de s'y appesantir. Quelques
pierres plus blanches, quelques tuiles plus fraîches indiquent que
l'on a déjà pansé les blessures qui n'ont point été épargnées à cet
asile sacré pendant le siège de Paris par les armées allemandes.
Sainte-Anne a reçu cent cinq obus. Un fait prouvera à quel point les
ennemis étaient exactement renseignés sur ce qui se passait chez
nous. Les quartiers du Petit-Montrouge, de la Glacière , de la Mai-
son-Blanche, de l'Observatoire, étaient sous le feu de quatre bat-
teries établies entre Bagneux et L'Hay; l'objectif de celles-ci fut la
prison de la Santé, car les détenus, s' échappant à la faveur d'un
incendie et se jetant dans Paris, pouvaient amener une complication
redoutable. C'était bien raisonné, et c'est ainsi qu'on se fait la guerre
entre gens civilisés. On dut alors diriger sur Mazas et sur la Con-
ciergerie les détenus de la Santé, où à leur place on mit 950 prison-
niers allemands. Le jour même (1) du transfèrement, la Santé cessa
d'être en butte aux projectiles ennemis, qui s'adressèrent immédia-
tement à l'asile Sainte-Anne, dont les pensionnaires, lâchés à travers
la ville, n'auraient pas produit un meilleur effet que leurs voisins de
la prison; mais les aliénés n'y étaient pas seuls, car l'asile se dou-
blait d'une ambulance militaire inutilement protégée par le drapeau
de la convention de Genève.
Quoi qu'il en soit de ces faits, qui appartiennent à l'éternelle his-
toire de la folie humaine, l'ancienne ferme, où Ferrus était si heu-
reux d'envoyer travailler ses aliénés, est aujourd'hui un vaste éta-
blissement aménagé de façon à contenir facilement 600 malades.
(1) Les dates sont curieuses à rapprocher : dans la nuit du 8 au 9 janvier 1871, la
Santé commence à entendre le sifflement des obus; le 9, quatre projectiles éclatent
dans les cours; 426 détenus pour délits de droit commun sont évacuas en hâte sur
Mazas. Le 10, les prisonniers allemands sont extraits de la grande Roquette et conduits
à la Santé; une heure après leur entrée, l'objectif des batteries ennemies était changé.
hQ REVUE DES DEUX MONDES.
Le jour où jô l'ai visité, il en renfermait 524, soignés par quatre
médecins, dont un seul est résidant,' surveillés, aidés, servis par
120 personnes, dont 50 sœurs de Marie-Joseph. Le directeur, un
homme fort expert, qui a meublé, outillé, organisé l'asile, appar-
tient à l'ordre exclusivement administratif. C'est à Sainte-Anne,
avons-nous dit, qu'on amène les aliénés expédiés par l'infirmerie
spéciale située près du Palais de Justice. On les garde provisoire-
ment, et on les distribue, selon les vacances, dans les quartiers de
l'asile même, à la Salpêtrière, à Bicêtre, à Yille-Évrard ou à Vau-
cîuse. Dans ce dernier cas, on les envoie, escortés de gardiens, par
le chemin de fer d'Orléans, à Épinay-sur-Orge, où une voiture vient
les chercher pour les conduire dans le plus magnifique asile que je
connaisse.
C'est un domaine de 110 hectares, qui s'appelait jadis La Gil-
quillière; le comte de Provence le débaptisa et le nomma Vaucluse,
pour plaire au marquis de Crussol, son propriétaire. Le château,
qui n'est qu'une assez belle maison, existe encore, et n'a pu être
utilisé pour le service des malades; il e.st entouré d'un parc om-
breux, percé de grandes allées; le terrain légèrement incliné domine
le cours de la petite rivière d'Orge, et la vue que l'on embrasse du
sommet des vertes hauteurs samble avoir été faite « pour le plaisir
des yeux, » ainsi que l'on disait au xviii" siècle. En face se dé-
veloppe la forêt de Sainte-Geneviève, où'M'''' de Fontange, ac-
compagnant Louis XIY à la chasse, entoura son front du ruban
qui devait la rendre immortelle dans un pays où la mode domine
tout; à gauche, des pentes boisées descendent vers les prairies, qui
vont jusqu'à Epinay; à droite, la vieille seigneurie que Hugues
Gapet donna en 991 à Thibaud File-Étoupe, Montlhéry, dresse son
donjon lézardé sur la colline et regarde les champs où se livra entre
Louis XI et le comte de Gharolais la plus étrange bataille dont l'his-
toire ait gardé le souvenir, car tout le monde se sauva, et chacun
chanta victoire. L'air est pur et fortifiant; un fait vraiment excep-
tionnel le prouve : l'asile, qui fat inauguré le 23 janvier 1869, est
resté cinq mois et demi sans avoir un seul décès à constater sur
une population moyenne de 600 individus.
A l'établissement sont annexés un moulin et une ferme, exploités
par les malades. J'ai vu passer les travailleurs; ils s'en allaient vê-
tus de leur bon costume d'été en toile bleue rayée de blanc, la tête
abritée par un large chapeau de latanier, portant sur l'épaule les
houes, les louchets, les râteaux et les faux; d'amples bidons de
café noir mêlé d'eau très légèrement alcoolisée les accompagnaient
sur une petite charrette et devaient leur permettre de se désaltérer
pendant les instans de forte chaleur. Des ateliers pour le charron-
nage, la forge, la cordonnerie, la menuiserie, la confection des vê-
LES ALIÉNÉS A PARIS. 47
temens, sont occupés par les malades, dont on obtient sans peine
un travail suffisant pour subvenir aux besoins de la maison. On est
toujouis surpris de voir confier des outils, des instrumens tranchans
à des fous, qui subitement peuvent devenir dangereux et les em-
ployer à des actions mauvaises. Il n'est pas sans exemple, mais il
est extraordinairementrare qu'ils s'en soient servis pour commettre
un homicide ou pour se donner la mort. L'aliéné respecte l'outil
avec lequel il exerce son métier, que ce soit une hache, un frappe-
devant ou une faux; on dirait que l'idée de le détourner de l'usage
consacré ne lai vient pas; s'il veut faire un mauvais coup, il volera
un couteau, ramassera un tesson de bouteille, et n'utilisera pas la
pioche ou le merlin qu'il a eu en main pendant toute la journée.
L'exemple donné par Ferrus a été suivi. Partout on fait travailler
les aliénés; administrativement on s'appuie sur l'article 13 de la
loi du 16 messidor an vu, qui dit : a Le directoire fera introduire
dans les hospices des travaux convenables à l'âge et aux infirmités
de ceux qui y sont entretenus; » scientifiquement on a constaté les
excellens résultats que l'on obtenait, résultats prouvés au besoin
par ce fait, que dans la nuit qui suit les jours de repos imposé, di-
manches et grandes fêtes, le sommeil des aliénés est incomplet et
troublé.
Dans ces durs mois d'automne et d'hiver pendant lesquels Paris,
investi par les armées allemandes, était isolé du reste du monde,
l'asile de Vaucluse a rendu d'inappréciables services aux aliénés,
car c'est là qu'on avait expédié en hâte tous les malades de Ville-
Évrard. Un établissement construit pour contenir 600 places nor-
males se vit tout à coup envahi par une population de 1,100 fous
qu'il fallait nourrir, soigner, protéger au milieu des corps de troupes
ennemies qui occupaient les environs, coupaient toutes communi-
cations et battaient l'estrade dans la campagne voisine. Le médecin-
directeur, M. Billod, déploya dans ces circonstances plus que diffi-
ciles une habileté, une énergie et une intelligence au-dessus de tout
éloge. Il n'abattit point le drapeau de la France, il maintint intacte
la dignité de l'administration qu'il représentait, se refusa énergi-
quement à toute réquisition, ferma ses portes, qu'il ne laissa fran-
chir à aucun détachement prussien, et, à travers des difficultés qu'on
peut à peine soupçonner, ravitailla l'asile de telle sorte que nul n'y
souffrit trop de la faim ni du froid. Dès le ih septembre, aussitôt
que les premières patrouilles prussiennes apparurent, il comprit
que l'asile, n'étant point hôpital militaire et ne renfermant pas de
blessés, ne jouirait qu'à titre courtois et par conséquent fort aléa-
toire des bénéfices que la convention de Genève assure aux maisons
hospitalières faisant fonctions d'ambulance. L'attitude des officiers,
leurs demandes, qui commençaient à ressembler terriblement à des
48 REVUE DES DEUX MONDES.
contributions de guerre , ne lui laissèrent aucun cloute sur le sort
qui tôt ou tard lui serait réservé. Se rappelant notre vieux pro-
verbe français qui dit qu'il vaut mieux avoir affaire au bon Dieu
qu'à ses saints, il s'adressa directement au prince royal de Prusse,
et il fit bien, car le 25 septembre il reçut du quartier-général de
Versailles un cartel de sauvegarde qui libérait l'asile de Vaucluse
de tout logement, de toute réquisition militaires, et qui autorisait le
directeur à circuler dans « toute la contrée » pour l'achat des vivres
nécessaires aux aliénés. La bataille principale était gagnée, mais îe
directeur ne put éviter bien des escarmouches, dont il sut toujours
se tirer à son honneur. Ne limitant pas son rôle à la conservation
de son personnel administratif et malade, il reçut les dépôts qu'on
lui apportait de toutes parts, et, malgré les sérieux périls auxquels
il s'exposait, il abrita les fugitifs qui venaient lui demander secours;
il eut ainsi plus de trois cents femmes et enfans cachés dans l'infir-
merie, la ferme et les bâtimens d'administration. Il fallait nourrir
ce pauvre monde effaré et affamé; ce fut là un surcroît de diffi-
cultés auxquelles on ne fit face que par des miracles de persévé-
rance et de bon vouloir. La commune d'Épinay-sur-Orge, recon-
naissant qu'elle ne devait son salut qu'au courage habile de M. le
docteur Billod, a fait frapper en son honneur une médaille commé-
morative, juste hommage rendu à un dévoûment qui ne s'est pas
démenti, et qui a pris mille formes ingénieuses pour sauver tant de
malheureux.
Vaucluse est rentré aujourd'hui dans les conditions normales.
Lorsque j'ai visité l'établissement, il contenait 507 malades traités
par 2 médecins et surveillés par 39 gardiens et serviteurs. La dis-
position des bâtimens, la séparation des hommes et des femmes, la
division des quartiers, l'organisation des services, sont analogues à
ce que nous avons vu à Sainte-Anne et à ce que nous trouverons à
Ville-Évrard. Une sorte de plan uniforme, sauf les modifications
imposées par la configuration des terrains, a été adopté pour la
construction de ces trois asiles : aussi accusent-ils tous trois les
mêmes qualités et les mêmes défauts. Les qualités sont considé-
rables, les défauts minimes; deux seulement m'ont frappé. Certains
édifices indispensables, qu'il est inutile de désigner, sont placés
dans les préaux mêmes, loin des salles de réunion, loin des dor-
toirs; il faut absolument passer en plein air, c'est-à-dire sous la
pluie ou sous la neige, pour s'y rendre. Cette disposition offre des
avantages qui ne me semblent pas compensés suffisamment par les
inconvéniens de toute sorte qu'elle impose aux malades. L'autre
défaut tient à ce que tous les quartiers sont identiques, ce qui est
irréprochable au point de vue architectural, mais semble peu ra-
tionnel au point de vue pratique, car, s'il est insignifiant de réunir
LES ALIÉNÉS A PARIS. AO
AS aliérif^s tranquilles ou paisibles dans le même préau et d'en faire
coucher 16 dans le même dortoir, cela devient tout de suite diffi-
cile, dangereux même, lorsqu'il est question des agités. Je crois
qu'il eût mieux valu faire les quartiers des surexcités moins amples
et plus nombreux pour multiplier la surveillance, et de n'y en-
fermer jamais qu'un personnel de 15 ou 20 malades.
Ce vice de distribution intérieure tient à une cause fort singu-
lière. Le médecin sur les données duquel les plans définitifs ont été
arrêtés avait longtemps vécu en province, et avait organisé l'asile
d'Auxerre. Or en province les fous déprimés, c'est-à-dire tran-
quilles, sont beaucoup plus nombreux qu'à Paris, où les excités do-
minent dans une proportion notable, et l'on aurait dû en tenir
compte dans l'édification des établissemens destinés à renfermer les
uns et les autres. On a remédié autant que l'on a pu à cet inconvé-
nient en ne mettant que lu lits au lieu de 16 dans les dortoirs des
agités, mais il eût bien mieux valu faire des dortoirs de 6 lits et des
préaux pour dix-huit malades. Dans l'état actuel, la discipline
souffre un peu de cet ordre de choses, ce qui n'est pas un bien
grand mal; mais, la surveillance étant plus divisée et moins efficace,
les évasions sont assez fréquentes. Dès qu'une évasion est signalée,
il faut redoubler de zèle et ouvrir des yeux clairvoyans, car la
manie de se sauver devient presque immédiatement épidémique. Il
en est de même pour le suicide; quand un aliéné a réussi à se tuer,
la plupart essaient de l'imiter, et il est bien rare que l'on n'ait pas
quelque nouveau malheur à déplorer. Lorsqu'il s'agit de se débar-
rasser da la vie, les aliénés déploient une persistance, une hypo-
crisie, une volonté fixe et prédominante, qui mettent en défaut les
précautions les plus subtiles, et feraient croire que la maladie sus-
cite chez eux des facultés spéciales et presque surhumaines.
Si l'aliénation mentale trouble certaines facultés de l'entende-
ment, elle en développe d'autres à un point extraordinaire. On dirait
que l'état de stupeur dans lequel tombent fréquemment les malades
est pour quelques-uns d'entre eux une période d'incubation, d'édu-
cation interne dont ils sortent avec des dons intellectuels qu'on ne
leur connaissait pas dans leur vie normale. C'est ce qui a fait dire
que des fous se mettaient inopinément à parler des langues qu'ils
ignoraient; ceci est impossible, mais il est constant que la mé-
moire, surexcitée tout à coup sous l'actioa d'un afflux nerveux,
peut rappeler d'une façon qui paraît miraculeuse une langue que
l'on a entendue jadis et qu'en état de santé l'on ne sait réellement
pas. 1! y a en ce moment même à Yaucluse un Russe qui y fut
amené il y a onze mois; il ne pouvait dire deux mots de français,
et se contentait de démontrer par signes qu'il ne comprenait rien
TOME cir. — 1872. 4
50 . REVUE DES DEUX MONDES.
de ce qu'on lui disait. Il fut saisi de dépression, et resta huit mois
sans ouvrir la bouche; quand il se réveilla de sa torpeur, il savait
le français, non pas comme La Bruyère ni comme Montesquieu,
mais assez pour expliquer très nettement son état mental, pour ra-
conter son histoire, pour expliquer qu'il avait été tailleur dans son
pays et pour demander de l'ouvrage. Je l'ai vu, et J'ai causé avec
lui. Pendant cette sorte de sommeil extérieur, les vocables qu'il
entendait se sont groupés dans sa mémoire avec leur valeur spé-
ciale, les corrélations qui existent entre eux, et, étant fou, il s'é-
tait fait en lui à son insu un travail dont il recueillit le bénéfice
sans en avoir eu la peine.
La stupeur est si profonde parfois chez les malades, leurs organes
sont frappés d'une paresse tellement invincible, qu'ils se croient
morts; ils n'ouvrent ni les yeux ni la bouche et refusent de manger.
Le docteur Billod a imaginé une bouche artificielle fort ingénieuse
qu'on place de force entre les lèvres de l'absorbé, et qui permet de
lui faire avaler quelques alimens; mais, si l'on tombe sur un malade
dont les mâchoires sont maintenues serrées par une contraction
nerveuse, il faut y renoncer; on lui briserait les dents, et l'on n'ar-
riverait à rien. On se sert alors d'une sonde œsophagique que l'on
fait passer par une narine et que l'on dirige de façon qu'elle pé-
nètre dans le pharynx; c'est ainsi que l'on peut envoyer de la
nourriture liquide jusque dans l'estomac à l'aide d'un instrument
fort prosaïque dont Molière a souvent abusé dans ses comédies.
Lorsque ce mode de nutrition se prolonge, — j'ai connu un aliéné
qui l'a supporté pendant dix-sept mois, — le patient finit souvent
par être atteint de scorbut, maladie qui du reste n'est pas rare chez
les fous. Il ne faut pas croire que ces êtres im.mobiles, qui vivent
dans une concentration incompréhensible, muets, sans regard,
sourds et pétrifiés, ne pensent à rien. C'est le contraire qui est vrai;
l'agitation intérieure est formidable chez eux, un chaos de pensées
se heurte dans leur tête; ils sont un monde et vivent au centuple,
emprisonnés dans un corps qui se refuse à toute manifestation ex-
térieure. Lorsqu'ils sortent de cette rigidité, on est surpris de voir
que rien ne leur a échappé, et l'on reste parfois stupéfait en écou-
tant le récit des phénomènes psychologiques dont ils ont été le
théâtre fermé.
Gérard de Nerval , décrivant les régions [fantastiques à travers
lesquelles il a été si souvent transporté (1), a appelé la folie « un
épanchement du songe dans la vie réelle. » Cette expression, que
nul aliéniste ne répudierait,^ est d'autant plus frappante, qu'il est
(!) Aurélia, ou le Rêve de la vie, par Gérard de Nerval, 1 vol. in-18.
LES ALIÉNÉS A PARIS. 61
impossible de reconnaître si le récit de Gérard de Nerval est em-
prunté à des rêves ou à des réalités morbides. Evidemment les réa-
lités et les rêves sont si étroitement mêlés, tellement confondus,
qu'il ne parvenait pas à les distinguer lui-même. Bien des fous res-
semblent à des gens mal réveillés qui vivraient sous l'empire d'un
cauchemar persistant; dans le rêve comme dans la folie, on ne guide
pas sa pensée, on est guidé par elle; de plus, comme dans le rêve
aussi, toute idée intermédiaire disparaît, on ne voit que le but
poursuivi. Le fou, entre la conception et la réalisation de son dé-
sir, n'admet, ne suppose aucun obstacle; le relatif s'efface, on peut
dire qu'il ne comprend que l'absolu. Une mélancolique vous dit:
Rendez-moi, je vous prie, un service; prenez un bon couteau, et
coupez-moi le cou! — On se récrie, on parle de responsabilité, de
justice, d'échafaud. — Elle reprend : Ne dites donc pas de niaise-
ries; prenez vite le couteau, rien n'est plus simple, dépêchez-vous,
je n'ai pas le temps d'attendre. — Comme dans le rêve encore, les
sensations extérieures font germer des idées connexes. — Un homme
se découvre la nuit en dormant, il a froid, il rêve qu'il est en Sibé-
rie. De même pour l'aliéné : une hystérique a des constrictions à la
gorge et soutient qu'elle a avalé une pomme qui « ne peut pas pas-
ser; » un maniaque sent distinctement un crapaud qui lui ronge
l'estomac, il meurt; à l'autopsie, on découvre qu'il a un squirre voi-
sin du pylore; les femmes qui rejettent invariablement leurs vête-
mens et veulent absolument rester nues (Théroigne de Méricourt,
morte en 1817, était ainsi) sont de pauvres créatures qui ont la
peau animée d'hyperesthésie (excès de sensibilité), et qui ne peu-
vent supporter le frôlement le plus léger. La perversion des sensa-
tions est telle qu'un malade s'essuie le visage pour étancher les
gouttes de sueur qu'il sent, qui le chatouillent en coulant, et qui ce-
pendant n'existent pas. On ne peut pas dire, suivant la formule
vulgaire, qu'elles n'existent que dans son imagination, car il en a
l'impression physique, très nette, palpable, positive, due sans doute
au tressaillement de quelque fdet nerveux épanoui sous l'épiderme.
L'aliénation n'atteint guère que les adultes, elle respecte l'en-
fance. Roller a dit : « La folie n'apparaît qu'avec la conscience du
moi, vers l'âge de quatorze ans au plus tôt. » J'ai pu constater à Vau-
cluse l'exactitude de cette assertion, et je l'ai vérifiée aussi à Ville-
Évrard, qui est un domaine de 185 hectares situé près de Neuilly-
sur-Marne, entre la route de Strasbourg et le canal de Chelles. Cet
asile, qru avait été ouvert le 29 janvier 1869, a servi de quartier-
général au prince de Saxe, il a été pris par nous, et comme il était
dominé par le plateau d'Avron, on peut croire que les projectiles ne
l'ont point épargné. Les 248 malades que j'y ai vus étaient dans
52 REVUE DES DEUX MONDES.
des conditions analogues à celles dont j'ai parlé; 2 médecins, àO em-
ployés, dont 7 sœurs de Saint-Joseph, veillent sur eux; c'était un
dimanche et nul travailleur aliéné n'était aux champs. L'idée pre-
mière qui a dirigé la construction de Ville-Évrard n'ayant point été
suivie, il se trouve que diverses modifications sont nécessaires pour
que l'établissement puisse rendre les services qu'on lui demande.
Primitivement ce devait êl-re une maison de convalescence, de sorte
qu'on a évité avec soin tout ce qui rappelait la réclusion. Les murs
d'enceinte sont trop bas, si bas que de la route et des champs voi-
sins on plonge littéralement dans les jardins, et l'on voit tout ce qui
s'y passe; de plus les préaux particuliers des cellules réservées aux
femmes agitées sont peu éloignés de la berge du canal de Chelles.
Les bons paysans, les Parisiens désœuvrés qui le dimanche traînent
leur ennui à travers champs, excitent ces malheureuses pour se
distraire et les exaspèrent parfois jusqu'à la fureur; une grille mal
placée, ouvrant sur la campagne, permet aux cabaretiers du voisi-
nage, qui ne s'en font pas faute, de passer de l'eau-de-vie aux in-
firmiers et parfois même aux malades. Le peu d'élévation des murs
rend en outre les évasions très fréquentes. C'est là un inconvénient
auquel il est facile de remédier, et je ne vois pas alors ce qui man-
quera à Ville - Evrard pour devenir un établissement moins bien
situé, mais aussi bien aménagé que Yaucluse.
Sainte- Anne a coûté 9,504,705 francs, Yaucluse 5,151,00],Yille-
Ëvrard 6,135,352, mais dans ce dernier chiffre il faut compter les
dépenses de constructions fort importantes qui ont été faites dans
un vaste parc séparé de l'asile par la route. C'est une série de pa-
villons isolés; ils n'ont pas encore été habités et constituent une
maison de traitement pour les aliénés, qui serait aux asiles ce que
la maison municipale de santé est aux hôpitaux. Ce premier projet
a été abandonné, mais les bâtimens restent; ils sont neufs, de bonne
apparence, placés au milieu d'un jardin charmant, bien abrités,
d'une surveillance facile; il convient de les utiliser et de mettre là
le service des idiots et celui des épileptiques, qui encombrent Bi-
cêtre et la Salpêtrière sans utilité pour la science, sans profit pour
l'administration. J'ai parlé ailleurs de ces deux maladreries, qu'il
faudrait avoir le courage de jeter bas, si on pouvait imposer un tel
sacrifice à l'assistance publique, qui, ménagère du bien sacré des
pauvres qu'elle administre avec une irréprochable économie, fait ef-
fort pour tirer le meilleur parti possible des anciennes dépendances
de l'hôpital général, dont elle a hérité. Les vieilles maisons, comme
les vieilles gens, tiennent à leurs mauvaises habitudes, et dans les
cellules des aliénés de Blcêtre j'ai trouvé encore l'immonde baquet
en bois, qui est un foyer d'infection permanente.
LES ALIÉNÉS A PARIS. 53
Le quartier des idiots à Bicêtre est une hideuse renfermerie
aménagée tant bien que mal dans des bâtimens trop étroits, désa-
gréablement distribués, branlant de vétusté, et qui depuis long-
temps auraient dû tomber sous la pioche des démolisseurs ; il est
du moins hygiéniquement disposé en bon air sur la hauteur qui
domine la plaine de Gentilly; mais on ne peut le parcourir sans
tristesse, car il n'y a pas de spectacle plus navrant que celui de
ces animaux à face humaine, chez qui rien d'humain ne sub-
siste. On est surpris que la vie se soit emparée de ces difformes
apparences, et ait pu s'y installer. Leur crâne déprimé, leurs yeux
atones, leur lèvre pendante et baveuse, leurs gestes incohérens,
leur démarche oscillante, assez semblable à celle de jeunes ours
dressés sur leurs pattes de derrière, en font un objet d'étonnement
et de commisération infinie. Beaucoup d'entre eux sont aphasiques,
c'est-à-dire ne peuvent parler : ils entendent, ils peuvent articuler
des sons, mais il leur est impossible de retenir un mot et de lui
reconnaître une valeur significative quelconque. Il y en a cependant
qui parviennent à se forger deux ou trois vocables pour exprimer
non pas des idées, mais des besoins matériels fort simples; Esquirol
cite une idiote qr.i disait pignon lorsqu'elle voulait manger, et
ognon quand elle avait soif. On ne peut dire qu'ils aient des vices,
puisqu'ils ne peuvent comprendre la différence du bien et du mal;
ils ont des habitudes invariablement mauvaises et des mœurs dé-
plorables : ce sont des singes maladroits et malfaisans. Parmi eux,
il en existe quelques-uns qui peuvent proférer quelques paroles,
chez qui la matière mal conformée n'a pas envahi l'âme tout entière,
et qui offrent une lueur incertaine, vacillante, à peine visible, dont
on cherche à tirer parti. Ferrus est le premier qui ait essayé de les
faire instruire, et Bicêtre possède une école, — école bien primaire,
— pour les jeunes idiots. Leur instituteur mérite d'être nommé, car
jamais, je crois, tâche plus ingrate n'est incombée à un homme.
Depuis trente-deux ans, M. Delaporte a vu passer tous les jeunes
idiots que Bicêtre a renfermés. Sans se décourager jamais, il a
roulé ce rocher de Sisyphe; à force de patience, de persistance, il
leur a donné quelques notions de lecture, d'écriture, de calcul et
de géographie. Il a tenté par tous les moyens imaginables de mettre
un peu de lumière dans ces cerveaux obscurs; il a réussi quel-
quefois, mais pour combien de jours, pour combien d'heures?
Presque tous ses écoliers sont épileptiques; un accès survient, tout
est oublié ; on recommence, on serine de nouveau ces malheureux
êtres inconsistans; à la première attaque, tout s'envole. Près de la
classe, dans une salle largement aérée, est une sorte de grande
auge en bois, capitonnée de matelas; c'est là qu'on porte ceux que
54 REVUE DES DEUX MONDES.
terrasse le mal sacré. Cela est sinistre à voir. Un enfant est au tra-
vail, Vaura epilejJtica, le souffle mystérieux passe, un frémissement
imperceptible ride la peau du front, l'œil tourne et devient blanc,
un peu d'écume rosâtre apparaît au coin des lèvres contractées,
une pâleur grise envahit le visage, un bêlement plaintif s'échappe
de la poitrine oppressée, et le malheureux est abattu par la con-
vulsion. Quelques-uns ont des accès si fréquens et tombent si bru-
talement du haut mal, qu'on est obligé de leur encercler la tête
dans un bourrelet de caoutchouc.
A la Salpêtrière aussi, on a établi une école pour les jeunes idiotes;
il y a là une institutrice que souvent j'ai vue à l'œuvre et que je n'ai
jamais pu contempler sans émotion , car je connais son histoire,
et je n'en sais guère de plus touchante. En 1847, une femme devint
folle et entra à la Salpêtrière; sa fille, qui avait reçu une éducation
sérieuse, oLtint de la suivre, de rester près d'elle, afin de lui donner
des soins. Cette tolérance ne pouvait être que provisoire; elle de-
vint définitive, grâce au dévoûment filial. M"^ X... se chargea d'ap-
prendre à lire et à écrire aux idiotes. Depuis vingt-trois ans, elle
n'a point quitté le froid quartier où ses élèves sont recluses, et rien,
— ni une santé visiblement chétive, ni l'ingratitude d'un labeur
énervant, — n'a pu la faire renoncer à la tâche sacrée qu'elle a re-
cherchée avec une abnégation admirable. Est-elle payée de sa
peine? Bien peu, si l'on ne considère que le développement rudi-
mentaire des pauvres cerveaux qu'elle veut éclairer, — suffisam-
ment et selon son cœur, si l'on remarque une vieille femme fort
douce, un peu sauvage, s'empressant volontiers autour des enfans,
qui se promène dans le préau om.bragé du quartier, — de la ma-
sure, — des idiotes; la mère et la fille sont réunies. Si cela est con-
traire au règlement, il faut bénir ceux qui ont su y manquer pour
aider à cette bonne action.
Ces malheureuses petites filles dénuées, dont la vie serait insup-
portable, si elles pouvaient en concevoir l'amertume, ont parfois
une distraction qui les occupe et les fait joyeuses pendant une
heure ou deux. Tous les ans, le directeur de la Salpêtrière fait ve-
nir au carnaval un prestidigitateur qu'on installe avec son petit
théâtre dans la salle de réunion d'un des quartiers neufs. C'est une
vraie fête de famille; on y invite les idiotes sages, les épileptiques
simples, les folles tranquilles, les indigentes en hospitalité. Il y a
des lumières, des fleurs, quelques draperies. Toutes les specta-
trices, assises sur des chaises, sont immobiles et silencieuses;
l'hébétement des visages est à peu près général. On voit là de pau-
vres fillettes épileptiques déjà gagnées par l'embonpoint, et qui,
malgré leur jeunesse, ressemblent à de grosses vieilles femmes
LES ALIÉNÉS A PARIS. 55
dont la peau serait tendue sui' une chair malsaine et trop gonflée.
Parfois on entend au fond de la salle une plainte traînante, mélopée
douce et tremblée; c'est une malade qui tombe. Dans ses difTérens
tours, qui n'étalent point bien compliqués, l'homme, voulant faire
entrer un serin dans une coquille d'œuf, fit mine de lui écraser la
tète entre ses dents; il y eut un murmure et comme un sentiment
unanime d'horreur : l'humanité dans ce qu'elle a de plus beau, la
pitié, subsiste donc encore! Une autre fois j'ai assisté à un bal cos-
tumé donné aux folles : on leur avait ouvert le magasin aux vête-
mens, et elles s'étaient attifées selon leur goût, en marquises, en
laitières ou en pierrettes. Généralement la folie d«'s femmes est bien
plus intéressante que celle des hommes : l'homme est presque tou-
jours farouche, fermé, obtus, il raisonne même dans le déraisonne-
ment; la femme, qui est un être d'expansion universelle, exagère
son rôle, parle, gesticule, raconte et initie du premier coup à tous
les mj'stères de son aberration. Je me rappelle ce soir-là une vieille
bossue vêtue en folie : elle allait et venait, manifestement nym-
phomane, tournant autour de deux ou trois hommes qui étaient là,
et tendant ses bras maigres vers eux avec une expression désespé-
rée. Tout se passa bien du reste. Le piano était tapoté en mesure
par une malade : les filles de service et les aliénées dansaient en-
semble et obéissaient ponctuellement à une folle qu'on avait coiffée
d'un chapeau à plumes en signe d'autorité. Fière de ses fonctions
et de son marabout blanc, elle mettait l'ordre partout où il en était
besoin. On offrit des sirops et des massepains qui furent acceptés
avec un empressement de bonne compagnie. Lorsque je me retirai,
une femme s'approcha de moi et me dit : — Marquis, votre fête était
charmante, je suis attendue aux Tuileries, veuillez dire qu'on fasse
avancer ma voiture, mes gens sont dans l'antichambre. — Celle qui
me pariait ainsi avait été fruitière dans la rue Harvey.
Les asiles dont je viens de parler sont amples et vastes, mais ils
sont loin de suffire aux besoins de la population parisienne, ainsi
qu'il est facile de s'en convaincre par les chiffres suivans : au 31 dé-
cembre 1871, les aliénés de Sainte-Anne, Yaucluse, Yille-Évrard,
Bicêtre et de la Salpêtrière étaient au nombre de 2,237; Charenton
en contenait 503, et les onze maisons de santé particulières éta-
blies à Paris ou aux environs en renfermaient 523, ce qui donne
un total de 3,263; mais à cette même époque notre ville avait à ré-
pondre de 7,115 fous (1). Pour satisfaire à des besoins si pressans
et si nombreux, l'assistance publique, qui ne dispose dans ses éta-
(1) Le nombre des hommes est infôrieur à celui des femmes : 2,935 pour les pre-
miers, 4,180 pour les secondes, ce qui infirme l'opinion des médecins qui attribuent à
l'usage du tabac une influence prépondérante dans les maladies mentales.
56 REYUE DES DEUX MONDES.
hlissemens que des places libres, a fait, en vertu de l'article 1" de
la loi du 30 juin 1838, un traité avec trente-quatre asiles de pro-
vince, qui soignent pour son compte 3,772 malades; de plus vingt-
cinq autres asiles en ont reçu 80 à des conditions débattues; c'est
donc une masse de 3,852 aliénés que Paris est obligé d'évacuer sur
les departemens faute d'établissemens pour les recevoir et les gar-
der. En présence de ces faits, il y a lieu de regretter que M. Hauss-
mann n'ait pu mettre son projet à exécution, et il faut espérer que
ce projet sera repris plus tard, car il est indispensable que Paris
offre tous les moyens curatifs possibles à une maladie qui semble
devenir plus fréquente depuis qu'elle est mieux étudiée. Si ce vœu
était exaucé, il faudrait consacrer un des dix asiles aux convales-
cens, car bien souvent on prend une rémittence pour la guérison;
les lits sont demandés, les aliénés frappent à la porte, on se hâte de
leur faire place, et l'on renvoie des malades qu'on aurait dû garder
encore : les rendre à leur milieu avant que leur système nerveux
n'ait retrouvé son équilibre, à ce milieu perturbant qui a été une
des causes de leur mal, c'est les exposer à l'une de ces nombreuses
rechutes que constatent les statistiques hospitalières.
II.
Bicêtre contient un quartier spécial, rejeté à l'extrémité de la
maison et formé d'une rotonde qui se compose de 24 cellules, sé-
parées de la salle centrale, où se tiennent les gardiens, par des
grilles de fer semblables à celles qui défendent les loges des ani-
maux féroces au Jardin des Plantes; c'est la sûreté. L'homme enclos
dans cette geôle est comme une bête; on lui passe sa nourriture à
travers les barreaux, et on le lâche parfois dans un petit préau at-
tenant à sa prison, préau désolé, sans verdure, brûlé par le soleil,
mais entouré de basses murailles qu'on dirait faites exprès pour
faciliter les évasions. C'est dans ces cages, bonnes tout au plus à
garder des loups, qu'on enferme les condamnés qui ont donné des
preuves d'aliénation mentale, et qu'ion aurait peut-être bien fait
d'examiner scientifiquement avant de les traduire devant le jury.
Ces malheureux ne peuvent rester dans les prisons parce qu'ils sont
fous, ils ne peuvent être admis dans un asile parce qu'ils sont con-
damnés; on a trouvé un moyen terme, et on les jette dans ces ca-
chots annexés à Bicêtre. Dix hommes les surveillent; ce n'est pas
trop. Autrefois on les employait à fabriquer ces couronnes de papier
peint qu'on donne dans les pensionnats aux distributions de prix;
aujourd'hui ils font du filet. Le professeur qui leur explique les
LES ALIÉNÉS A PARIS, 57
mystères de la navette et du moule est un malade du quartier des
grands infirmes.
Il y a là une question fort grave : que doit- on faire de ceux qu'on
appelle fort improprement des fous criminels? S'ils sont fous, ils ne
sont point criminels, et, s'ils sont criminels, ils ne sont point fous.
Un aliéné peut commettre un homicide sans être coupable; mais,
pour n'être point coupable, il n'en est pas moins dangereux, car la
manie homicide est incurable, c'est Esquirol qui l'a dit. Or à cet
égard la loi du 30 juin 1838 offre une lacune qui cause d'insur-
montables embarras à la justice, à la préfecture de police et à l'as-
sistance publique. Voici un fait qui se renouvelle tous les jours.
Sous l'obsession d'une impulsion irrésistible, un homme en frappe
un autre et le tue. Il est arrêté; interrogé par le juge d'instruction,
il divague et ne laisse aucun doute sur son insanité; un médecin
aliéniste est appelé, et reconnaît que l'inculpé est irresponsable.
L'article 64 du code pénal est formel : « il n'y a ni crime, ni délit,
lorsque le prévenu était en état de démence au moment de l'action,
ou lorsqu'il a été contraint par une force à laquelle il n'a pu résis-
ter. » On se trouve donc en présence d'un malade; il n'appartient
plus à la justice, qui rend une ordonnance de non-lieu. C'est son
devoir, et elle ne peut s'y soustraire. Cependant sous l'influence
de l'isolement, de ce que l'on nomme le changement d'état, l'exal-
tation s'efface, la manie s'apaise, la raison reparaît, et le malade
guérit. Que va-t-on faire? Il ne faut point oublier que la manie ho-
micide est incurable. Cet homme, n'étant ni prévenu ni condamné,
ne peut être gardé en prison ; il n'est plus aliéné, il ne peut donc
être reçu dans un asile. Pour lui, la justice est sans loi, la police
sans pouvoir. Le voilà sur le pavé, retourné à sa vie ordinaire,
à ses habitudes plutôt mauvaises que bonnes, en butte à toutes
les causes de surexcitation qui déjà ont fait éclater son délire et
le feront éclater encore. Un nouvel homicide est commis, grande
rumeur : c'était un fou, ne le savait-on pas? pourquoi ne l'a-t-on
pas fait enfermer? Soit; mais la liberté individuelle, que l'on trouve
si fortement compromise par la loi de 1838, qu'en fait-on dans ce
cas? Il y a tel genre de folie où les malades passent par des alter-
natives presque régulières, variant entre la fureur et une surexci-
tation qui ne dépasse pas de beaucoup la moyenne d'un cerveau
naturellement exalté; c'est la folie à double forme de Baillarger et
la folie circulaire de Falret. Dans les intervalles de violence et de
calme relatif, un malade frappé de cette affection peut commettre
une série de meurtres et être toujours relâché, parce qu'il lui suffu'a
d'être momentanément emprisonné pour entrer dans la période
d'apaisement.
58 REVUE DES DEUX MONDES.
L'Angleterre, qui pousse parfois jusqu'à l'absurde le respect de
la liberté individuelle , ne s'est laissé prendre à aucun sophisme;
elle a été droit au but, au but pratique, à, celui vers lequel il faut
tendre lorsque l'on comprend que le premier devoir d'un gouverne-
ment est de protéger la sécurité sociale. Le fou atteint de monoma-
nie homicide, de cleptomanie, de pyromanie, qui, ayant tué un de
ses semblables, volé, allumé un incendie, revient à la raison, n'est
jamais rendu à la liberté; on le considère comme un malade en ré-
mittence, mais sujet à des rechutes qui peuvent mettre la société en
péril, et par conséquent comme mi individu dangereux qui doit
vivre sous une surveillance continuelle. C'est là un exemple qu'il
faut suivre et suivre au plus vite, car chaque jour les feuilles pu-
bliques racontent quelque malheur occasionné par un aliéné libre
dont la vraie place, l'événement le prouve trop tard, était dans
un asile ou dans une maison de santé. La science a un grand rôle
à jouer dans cette question, il lui appartient de formuler les prin-
cipes indiscutables sur lesquels on peut s'appuyer pour recon-
naître, déterminer et affirmer l'aliénation mentale. Cette lacune
de la loi de 1838 n'est pas seulement préjudiciable à la sécurité
publique, elle a en outre des conséquences redoutables pour l'a-
liéné lui-même, qu'elle ne sauvegarde pas, et pour la justice, qu'elle
entraine à des erreurs. En présence de certains faits horribles et
monstrueux, le jury a peur de reconnaître dans celui qui en est
l'auteur un fou qu'il faudra relaxer immédiatement, puisqu'il ne
serait pas coupable, et, dominé par le très légitime souci du salut
général, il condamne.
On dit, je le sais, et c'est un argument qui paraît péremptoire :
De tels fous sont un danger permanent, et la société a le droit, a le
devoir de s'en débarrasser. — Nulle société n'a le droit de tuer ses
malades, à moins qu'elle ne revienne aux temps barbares où l'on
étouffait entre deux matelas les malheureux qui avaient été mordus
par un chien enragé; mais la question est plus haute et d'un ordre
plus abstrait. Toutes les fois qu'une erreur de cette natui'e est com-
mise, c'est l'expression la plus élevée, l'expression presque divine
de la société qui souffre et qui est blessée, c'est la justice. Or tout
ce qui peut porter atteinte à la justice, tout ce qui est de nature
à en amoindrir le prestige, à diminuer le respect qui lui est dû, est
mauvais, dangereux et coupable. De toutes les divinités que nous
avons adorées, une seule est restée debout : c'est la vieille Thémis.
Au milieu de nos bouleve-rsemens matériels et de notre effarement
moral, lorsque nous tourbillonnons sur nous-mêmes sans pouvoir
trouver la route qui mène,- au port, elle est demeurée impassible et
sereine, équitable pour tous, rassurant les faibles et tâchant de con-
LES ALIÉNÉS A PARIS. 59
tenir les exaltés. Elle nous a donné une leçon grandiose, dont il
faut profiter, en nous prouvant qu'on peut traverser un naufrage
sans rien abandonner de soi-même, et à l'heure suprême, quand
on a cherché des martyrs pour confesser le droit, on l'a trouvée
digne d'être associée à Dieu même; la robe du juge et la robe du
prêtre ont été trouées par les mêmes balles.
Il faut, en imitant l'exemple de l'Angleterre, donner à la justice
le pouvoir de mettre hors d'état de nuire le maniaque qu'elle est
contrainte aujourd'hui de frapper par des lois qui ne sont pas faites
pour lui; il faut qu'elle appelle plus souvent l'aliéniste à son aide,
car bien des cas qu'elle a sévèrement jugés appartenaient à la pa-
thologie mentale. Ce n'est pas l'esprit d'impartialité qui lui manque;
mais la science aliéniste est si jeune encore, — elle date des pre-
miers jour^ de ce siècle, — elle doit lutter contre tant de préjugés,
elle a des formules encore si confuses, que la justice semble redou-
ter d'être trompée par elle. Dans une circonstance restée certaine-
ment présente à l'esprit des lecteurs, le jury, guidé par la justice,
a fait preuve d'une- clairvoyance que malheureusement il n'a pas
toujours eue au même degré. Un enfant de quelques mois apparte-
nant précisément à une famille de magistrats fut enlevé au jardin
des Tuileries par une fille qui, facilement retrouvée, fut arrêtée et
comparut en cour d'assises. Sur le verdict du jury, elle fut acquit-
tée. Bien jugé! La fille était hystérique, elle avait été « contrainte
par une force à laquelle elle n'avait pu résister, » pour parler comme
l'aiticle Qli : donc elle était irresponsable.
L'histoire elle-même, faute d'avoir été écrite par des hommes
qui soient descendus un peu profondément dans l'étude des troubles
nerveux de l'intelligence et de la volonté, a formulé bien des juge-
mens qu'une cour de cassation scientifique invalidera quelque jour.
Une impulsion irrésistible, née, chez des êtres maladifs, sous l'in-
fluence d'une cause religieuse et d'une cause politique, arme le bras
de Ravaillac, que les feuillans avaient renvoyé comme visionnaire,
et conduit Charlotte Corday près de Marat. L'un est un monstre
indigne de merci, l'autre est presque déifiée ; un célèbre historien
l'appelle l'ange de l'assassinat. Tous deux me paraissent irrespon-
sables et victimes d'un cas pathologique parfaitement caractérisé;
l'un et l'autre ont obéi à ce que l'on nomme vulgairement une idée
fixe. Pour apprécier sainement des faits de cette nature, c'est l'acte
lui-même, l'acte abstrait qu'il faut voir, non point les événemens,
souvent déplorables, qui en ont été le résultat. Rarement un mo-
nomane qui tue s'y reprend à deux foi-s; il emploie le couteau de
préférence, et le coup qu'il porte d'un seul jet est presque toujours
instantanément mortel; on dirait que toutes ses facultés concou-
rent à développer en lui une adresse, une précision qu'un homme
60 REVUE DES DEUX MONDES.
sain d'esprit ne peut atteindre. Lacenaire, qui se donnait pour un
professeur d'assassinat, et dont l'état mental était absolument in-
tact, n'a jamais réussi à tuer du premier coup. 11 est une variété de
fous très étrange qu'on ne saurait examiner de trop près avant de
se décider à les envoyer en cour d'assises, ce sont les mélancoliques
irrésolus; ils ne rêvent que la mort, et n'osent point se la donner;
pour arriver au but vers lequel ils aspirent avec une intensité qu'il
est impossible de comprendre lorsqu'on ne l'a pas constatée soi-
même, ils prennent un chemin détourné qui les conduit invaria-
blement au meurtre; ils tuent dans l'espoir d'être arrêtés, jugés,
condamnés, exécutés. Ils parviennent au suicide par l'homicide.
Quelques-uns ont été frappés de la peine capitale; ils ont accepté
l'arrêt avec joie, et ne se sont point pourvus en cassation, afin de
monter plus promptement sur cet échafaud qui était l'objet de leur
passion.
Pour le criminel le meurtre est un moyen, pour J'aliène le meurtre
est un but. Lorsque, dans un crime, l'on ne peut découvrir au-
cun mobile plausible d'intérêt, de vengeance, de jalousie, il est
probable, sinon certain, qu'il est l'œuvre d'un fou : Papavoine,
Philippe, Verger. Celui-ci n'a trompé aucune des prévisions que
l'examen de son état mental avait fait naître. Il avait été signalé
comme un aliéné pouvant facilement devenir dangereux sans nou-
velles causes perturbantes, par le seul développement probable de
son exacerbation intellectuelle. C'était un prêtre, on redouta le scan-
dale : de plus l'agitation commençait autour de la loi de 1838; au
lieu de l'interner dans un asile, on prit le moyen, moins sûr et plus
dispendieux, de le faire surveiller. Il ne faisait plus un pas sans
être suivi par des agens; il s'en aperçut, s'en fatigua, partit pour
la Belgique, revint inopinément, et se rendit le 3 janvier 1857 à l'é-
glise de Saint-Élienne-du-Mont, où l'on sait ce qui se passa. On m'a
affirmé que, lorsqu'il commit l'homicide qu'il a expié entre les
mains du bourreau, il avait un frère fou à Bicêtre et une sœur em-
ployée à la Salpêtrière, où elle avait été traitée et guérie d'un ac-
cès d'aliénation mentale. Le principe morbide qui force une lypé-
maniaque à briser une assiette est semblable à celui qui contraint
un monomane à tuer : certes le résultat est différent, mais la cause
est identique; ces deux faits ont donc une valeur scientifique égale.
Sous l'action de certaines substances stupéfiantes ou excitantes,
l'esprit perd une partie de ses facultés, ou du moins celles-ci sont
profondément modifiées. Le haschich (1) est le plus énergique de
ces agens de trouble. Le docteur Moreau (de Tours) l'a longuement
(1) Haschich en arabe signifie proprement herbe; appliqué à la substance dont je
parle, il veut dire l'herbe par excellence. Le chanvre indien d'où on l'extrait se nomme
fassouck.
LES ALIÉNÉS A PARIS. 61
expérimenté sur lui-même et sur les autres; il a publié en 18Mi un
livre fort curieux qui contient le résultat de ses expériences sur ce
qu'il nomme justement la folie artificielle. Il a raconté les différentes
fantasias dont il a été le héros et le témoin; mais il n'a pas dit que
le principal expérimentateur, savant ingénieux et parfait homme du
monde, était, sous l'influence du haschich, atteint de cleptomanie;
i! volait les montres, les bijoux, avec une habileté que lui auraient
enviée les pensionnaires de La Roquette et de Clairvaux. Si la folie
artificielle peut produire la manie du vol, que penser à cet égard de
la folie réelle? Que d'ivrognes intoxiqués d'alcool se sont « amusés »
à mettre le feu à leur maison ! La plupart des incendies qui dans la
campagne dévorent les toits de chaume et surtout les meules de cé-
réales et de foin sont le fait de fillettes de quatorze à seize ans ma-
ladivement prédisposées à la pyromanie. Cet âge est particulière-
ment dangereux pour les jeunes filles qui ne sont déjà plus des
enfans, et ne sont point encore des femmes. Qui de nous n'a remar-
qué les troubles nerveux dont elles sont affectées, et qui, lorsqu'ils
offrent peu de gravité, se manifestent par une perversion du goût?
Elles mangent du charbon, de la mine de plomb, du plâtre, du pa-
pier imprimé, des araignées, de la bougie. Tout cela est fort inno-
cent; mais en même temps elles ont fréquemment des hallucina-
tions. Si ces hallucinations prennent un corps, si elles se fixent sur
un individu, si la malade obéit à ce besoin impérieux de faire par-
ler d'elle qui trop souvent tourmente les femmes atteintes d'hysté-
risme, qu'en résultera-t-il ? Un procès en cour d'assises peut-être,
où la justice, trompée par les apparences, n'admettant pas la per-
version d'un être ;si jeune et ne soupçonnant pas la maladie, fera
des efforts désespérés pour découvrir la vérité, renversera ses ha-
bitudes, tiendra audience à minuit, afin de pouvoir entendre le
principal témoin, qui théâtralement ne parle qu'à cette heure et
passe ses journées dans la prostration. Si d'autre part l'accusé ne
peut établir l'alibi qui le sauverait, sans perdre à toujours une
femme qui s'est confiée à son honneur, il surviendra une condam-
nation d'autant plus regrettable qu'elle sera plus sévère. Un tel
procès est impossible de nos jours, dira-t-on. Je l'espère, car la
médecine légale a fait de grands progrès et est écoutée; mais le fait
s'est produit à Paris même en 1835 (1).
Yolontiers nous appelons le xix*" siècle un siècle de lumières; il a
commis des erreurs flagrantes dont il est bon de se souvenir pour
éviter la pierre contre laquelle nous avons déjà butté : à deux cent
(1) Un fait analogue vient d'être jugé à Montauban avec une grande perspicacité;
le principal témoin était aussi une Icmmc liystérique, mais elle n'est poiut parvenue
à tromper le jury.
62 RETDE DES DEUX MONDES.
trente ans de distance, je trouve un fait absolument semblable et
conduisant à la même méprise. En ib9l\, le parlement de Dole con-
damne à être traîné sur une claie et brûlé vif un certain Gilles Gar-
nier, surnommé l'ermite de Saint-Bonnet, loup-garou qui habitait
une forêt et avait tué un enfant dont il avait mangé les entrailles;
en 182â, Antoine Léger va vivre dans les bois, enlève une petite
fille de quatorze ans, la tue, mange son cœur, ei est condamné à mort
par la cour d'assises de Versailles. L'un et l'autre étaient deux ma-
niaques frappés de lycanthropie. Esquirol et Gall firent l'autopsie
de Léger: ils trouvèrent que la pie-mère adhérait au cerveau;
Charles Robin a constaté un accident identique chez Lemaire, et
Momble avait la dure-mère adhérente à la boîte osseuse. Il y a
en ce mouient à la sûreté de Bicêtre un jeune homme condamné à
une longue peine infamante pour un attentat aux mœurs commis
dans des conditions particulièrement révoltantes. Il a la pâleur
grise caractéristique, un certain boursouflement des paupières; sa
pupille, semblable à celle des oiseaux crépusculaires, l'engoulevent
et la bécasse, est dilatée comme s'il avait pris de la belladone. 11 est
paisible et soumis à son sort, quoiqu'il ne comprenne guère en quoi
il l'a mérité. Il est sujet parfois à ce qu'on nomme des absences : il
tombe subitement dans une sorte d'extase où il reste plongé un
jour ou deux; il en sort brusquement, reprend vie à la minute
précise où l'accès l'a saisi, et ne conserve aucun souvenir de ce
qu'il a fait pendant que son corps seul était sur terre et que son
âme voyageait dans les espaces ouverts à la folie. Son état mental,
reconnu après sa condamnation, lui a du moins valu d'être enfermé
à la sûreté, et lui a épargné les galères.
Lorsque l'on essaya d'établir en France l'isolement cellulaire
dans les prisons, il ne manqua pas de gens qui, ne sachant pas le
premier mot de la question et ne se doutant pas que le système en
commun est une école où le crime est publiquement professé, dé-
clarèrent que tous les détenus allaient immédiatement devenir
fous. Une commission, choisie parmi les aliénistes les plus savans
et qui comptait dans son sein des hommes tels que Ferrus, Lelut,
Parchappe, fut chargée d'étudier l'état mental des condamnés en-
fermés dans les maisons centrales. Le résultat de cette enquête,
publié en 1844, donna sur l'insanité des criminels des notions
qu'on ne soupçonnait guère. A. cette époque, la proportion des alié-
nés, par rapport à la population totale de la France, était de 1 sur
1,000; dans les prisons, la proportion fut de 20 sur 1,000. Le sys-
tème cellulah'e n'y était pour rien, puisque les maisons centrales
vivaient sous le régime libre. — Il est bien difficile en effet, lors-
qu'on a, sans parti pris d'avance, étudié de près les malfaiteurs,
LES ALIÉ.\ÉS A PARIS. 63
les prostituées et les fous, de ne pas reconnaître que bien souvent
la folie se recrute dans le crime, comme le crime se recrute dans la
folie; de cette étude, on garde une commisération inexprimable
pour ces êtres, coupables ou malades, qui seront toujours un dan-
ger public parce que leur cerveau sans équilibre n'a pu comprendre
le mécanisme et les nécessités de la société où le hasard les a fait
naître. On dit d'eux que la vie sans frein qu'ils ont menée, comme
malfaiteurs ou comme filles, les a rendus fous; cette opinion est
plus spécieuse qu'exacte. Les excès ont sans aucun doute développé,
aggravé un mal qui à la fin est devenu incurable; mais dans le
principe c'est parce qu'ils tendaient pour la plupart déjà vers l'a-
liénation qu'ils ont choisi délibérément cette existence qui traverse
les bouges et les geôles pour se terminer dans les cellules de Bl-
cêtre ou de la Salpêtrière. Il y a peut-être plus d'analogie que l'on
ne croit entre la récidive de certains criminels et la rechute des
aliénés. Aujourd'hui les savans américains étudient l'alcoolisme et
s'aperçoivent que c'est une maladie presque toujours chronique et
très souvent héréditaire. Problèmes redoutables, qu'on ose à peine
effleurer, car la solution scientifique ne laisserait peut-être à
l'homme qu'une responsabilité dérisoire !
C'est là le côté moral de la question, et les pouvoirs législatifs
auront un jour à s'en occuper sérieusement. Quant au côté maté-
riel, nous devons dire que l'assistance publique ne néglige rien
pour offrir aux aliénés des asiles irréprochables. Ce qu'elle a fait
à Sainte-Anne, à Ville-Évrard, à Vaucluse, prouve ce qu'elle ferait,
si ses ressources n'étaient pas aujourd'hui plus limitées que jamais.
Placée entre la nécessité de ménager le bien des pauvres et l'obliga-
tion de secourir les infortunes qui crient merci vers elle, elle prend
un moyen terme, et elle exige peut-être des médecins un travail que
leurs forces ne leur permettent pas d'accomplir. Dans les préaux de
l'un des asiles dont j'ai parlé, j'ai vu les femmes agitées se tordre,
se débattre et souffrir en présence d'une gardienne impassible.
Quoi! nous avons les anesthésiques les plus puissans, l'éther, le
chloroforme, le chloral; nous avons le chlorhydrate de morphine,
l'atropine, la narcéine, et quand une lypémaniaque entre en fu-
reur, se mord, se frappe, se déchire, la camisole de force suffit, on
la traite par l'indifférence, et il n'y a pas là un médecin qui accourt
pour la calmer. En outre, dans une déposition reçue par une com-
mission extra-parlementaire qui recherchait les moyens d'amélio-
rer la loi de 1838, deux magistrats ont déclaré qu'ils avaient con-
staté, dans un asile public, qu'un médecin continuait à rédiger le
bulletin sanitaire d'un aliéné mort depuis plusieurs mois. A quoi
tient cela? Écoutons les malades, ils ont un mot familier, une locu-
64 REVUE DES DEUX MONDES.
tion invariable qui nous l'apprendra; ils disent : Le médecin passe,
le médecin va passer. Il passe en effet, et ne peut guère faire au-
trement, car il n'a pas le loisir de s'arrêter. Le personnel médical
n'est pas assez nombreux et les malades le sont trop. Les cinq
asiles municipaux contiennent 3,920 places; ils sont sous la direc-
tion thérapeutique de 15 médecins, dont 8 seulement résident dans
l'établissement même. Le service est donc distribué de façon que
chaque médecin a 261 malades à soigner (1).
Or il faut bien cinq minutes pour interroger un aliéné, se rendre
compte de son état, de l'effet que le traitement a pu produire; cinq
minutes par malade donnent un total de vingt et une heures, c'est
ce qu'exigerait une visite consciencieuse dans les salles. J'admets
que la moitié des malades soient paralytiques, aphasiques, gâteux
et incurables; il reste dix heures et demie. On ne doit donc pas
s'étonner si les agités hurlent sans qu'on vienne à leur aide, et si
un médecin signe machinalement un bulletin sanitaire qui depuis
longtemps aurait dû être converti en bulletin de décès. Un aveu
explicite a été fait à cet égard par un spécialiste éminent, et il est
bon de le citer, car il dispense de tout commentaire. Ferrus, mé-
decin en chef de Bicêtre, et ensuite inspecteur-général des asiles
d'aliénés en France, a écrit : a Dans le service des aliénés de Bicêtre,
où se trouvent moyennement de 700 à 800 individus, il m'a fallu
jjlusieurs années d'une étude suivie pour prendre une connaissance
exacte de chacun d'eux, ce qu'il m'eût été difficile d'obtenir, si je
n'avais été bien secondé (2). »
J'ai visité beaucoup d'asiles et dans bien des pays; j'en ai vu un
qui me paraît être un modèle au point de vue du personnel mérli-
cal et des soins que l'on prodigue aux malades : c'est l'établisse-
ment d'illenau, que Falret père signalait dès 1845 à l'attention du
monde savant dans les Annales médico-psychologiques. Le docteur
Pioller, qui l'a fondé en 1837, le dirige encore; l'infatigable vieil-
lard semble avoir trouvé une nouvelle jeunesse, une vigueur tou-
jours renaissante dans l'accomplissement du devoir et dans l'amour
de sa profession. Pour une population d'aliénés qui ne peut pas
s'élever au-dessus de 420, il y a un personnel de 150 gardiens et
. (1) Cette moyenne est dépassée quelquefois : au 15 juin dernier, la division des
petites loges de la Salpôtrière, dirigée par un seul médecin, contenait 327 malades.
Du reste voici à la môme date la population et le personnel médical des cinq asiles :
Sainte-Anne 524 malades, 4 médecins, — Ville-Évrard 248 malades, 2 médecins, —
Vaucluse 597 malades, 2 médecins, — Bicêtre 419 malades, 3 médecins, — la Salpê-
trière 902 malades, 4 médecins. Bicêtre et Ville-Évrard, évacués pendant la période
d'investissement, n'ont pas encore de services bien complets. En état normal, Ville-
Évrard peut renfermer COO malades et Bicêtre 740.
(2) Des Aliénés, parE. Ferrus, Paris, veuve Huzard; in-8°, 1834, p. 206.
LES ALIÉNÉS A PARIS. 65
sept médecins résidans qui tous les jours deux fois, sous la prési-
dence du directeur, se réunissent en consultation, étudient les cas
spéciaux, suivent le cours général de chaque maladie et participent
ainsi à leur expérience mutuelle. Un journal hebdomadaire publié
par la direction, dans lequel les pensionnaires sont désignés par
un numéro, porte aux femilles des nouvelles de leurs malades, qui
sont individuellement visités au moins trois fois chaque jour par un
médecin. Un corps de musique est attaché à l'asile; on encourage
les aliénés à la vie agricole, à la vie ouvrière, on leur laisse toute
la liberté compatible avec leur sécurité et celle des autres. Les mé-
decins accompagnent souvent les malades dans leurs promenades
et leur donnent quelques notions de botanique usuelle; les lectures
en commun, les concerts, sont fréquens, et comme le lait est un
aliment excellent pour les aliénés, que la glace leur est indispen-
sable, il y a une étable de 24 vaches et 3 glacières exclusivement
réservées pour leur service. Le traitement thérapeutique joue à
Illenau un rôle prépondérant; je n'ai pas qualité pour me permettre
de l'apprécier, mais je puis dire qu'en 1871 il a été consommé par
les malades 11 kilogrammes d'opium brut et 5 kilogrammes de
chlorhydrate de morphine. Ces chiffres méritent d'être retenus, car
ils renferment un enseignement dont il serait bon de profiter. Le
résultat est à signaler : les guérisons sont dans la proportion de
h1 pour 100, et j'entends guérisons sans rechute, car j'ai établi
mon calcul sur une moyenne de plusieurs années.
Ce n'est pas tout de soigner les malades et de les sauver, il faut
les suivre et les surveiller de loin lorsqu'ils sont rentrés dans leur
milieu. Le statut d'Ulenau est impératif à cet égard. Le directeur
éci'it au curé et au maire du village, de la ville où revient le con-
valescent; il leur indique le traitement prescrit et les charge de
s'assurer que son ancien pensionnaire ne s'en écarte pas. Tous les
quinze jours d'abord, puis tous les mois, tous les trois mois, enfin
tous les semestres des lettres sont échangées, des recommandations
sont réitérées en vue de consolider la guérison d'un paysan, —
d'un prince, — jusqu'au moment où le docteur Rolîer estime que
nulle rechute n'est à redouter. J'ai longuement étudié cet asile en
éprouvant le regret profond que nous n'eussions rien de semblable
à Paris, dans le pays où Pinel a fait la révolution que l'on sait, et
fondé la pathologie mentale. J'ai vu là, dans la personne du doc-
teur Hergt, spécialement chargé de la division des femmes, le type
du médecin aliéniste. De six heures du matin à minuit, il est sur
pied, et nul médicament important n'est admJnistré qu'en sa pré-
sence. Dès qu'il a quelques minutes de loisir, il va les passer près
de ses malades pour leur faire des lectures, leur raconter des histo-
TOUE ai. — 1872. s
66 REVUE DES DEUX MONDES.
nettes, écouter leurs plaintes et faire pénétrer l'espoir dans le cœur
des plus désespérées. 11 n'est plus jeune, car il est d'âge à s'être dé-
voué jusqu'à épuisement, en 1832, à Marseille, lors de la grande
épidémie de choléra, et les cheveux blanchissans qui entourent sa
tête toujours penchée semblent augmenter encore l'incomparable
douceur de son regard. Il est partout à la fois, chez celles qui pleu-
rent, chez celles qui se frappent, chez celles qui sont furieuses; il
n'a qu'un moyen de répression : une inaltérable mansuétude. Je
l'écoutais un jour pendant qu'il donnait des conseils à une surveil-
lante qui se plaignait de la dureté de son labeur; il lui disait : — Ma
fille, fais-toi aimer de tes malades, aime-les, et tout sera facile. —
C'est là un mot d'ordre qu'on devrait répéter sans cesse à ceux qui
ont affaire aux aliénés, car jamais on ne saura leur témoigner assez
de commisération.
Nous ne pouvons raisonnablement exiger de notre personnel mé-
dical des résultats analogues à ceux que je viens d'indiquer; il
mourrait inutilement à la tâche. Il devrait être doublé pour le
moins, afin que chaque malade eût droit à une consultation appro-
fondie et souvent renouvelée; mais, si l'assistance publique, par un
de ces tours de force auxquels elle nous a accoutumés, mettait le
nombre des médecins en rapport avec celui des malades, tout ne
serait pas dit, car l'étude du désordre mental semble rester station-
naire en France depuis longtemps, tandis que chaque jour elle ac-
centue ses progrès chez les nations voisines. On a dit qu'en France
les médecins aliônistes forment une corporation sans maîtrise; le
mot est spirituel, bien qu'il dépasse le but. Nous avons des savans
de premier ordre; mais, s'ils ont la science, on peut douter qu'ils
aient la foi, et ils paraissent ne pas croire à leur art, un des plus
élevés qui existent. Pour trouver la cause de cette sorte de scepti-
cisme, il faut remonter au point de départ et voir que tous nos
aliénistes procèdent d'Esquirol. Or Esquirol était un philosophe
ingénieux, un observateur très perspicace, un philanthrope con-
vaincu, mais il était si peu médecin qu'on pourrait presque affir-
mer qu'il ne l'était pas du tout. Il a écrit : « Une maison d'aliénés
est un instrument de guérison; entre les mains d'un médecin ha-
bile, c'est l'agent thérapeutique le plus puissant contre les maladies
mentales : » idée juste en principe, qu'on a eu tort de rendre telle-
ment absolue qu'aujourd'hui le séjour dans un asile suffit, et que
le traitement médical est presque partout négligé.
Certes l'isolement, la vie régulière et disciplinée, l'éloignement
du milieu pervertissant, sont un grand bienfait pour l'aliéné, sur-
tout si celui-ci trouve dans son asile l'unité parfaite du traitement
rationnel, ce qui n'a lieu que rarement, car le directeur idéal d'une
LES ALIÉNÉS A PARIS. 67
maison de fous devrait être à la fois médecin, prêtre et administra-
teur, afin qu'il n'y eût aucune déviation dans la direction imprimée
au malade. Si le traitement moral suffisait, un administrateur in-
telligent pourrait facilement l'appliquer. — Ce que je cherche dans
nos asiles, c'est l'action du médecin, et je ne l'aperçois encore que
bien peu dès que je suis sorti de la salle d'hydrothérapie. A voir
les aliénistes à l'œuvre, on dirait qu'à force de se considérer comme
les investigateurs jurés des désordres de l'esprit ils ne sont plus
que des philosophes dissertant sur les différentes formes des aber-
rations de la pensée. Ont-ils donc oublié leurs études premières? Ne
se souviennent-ils plus que l'aliénation, toujours produite par une
altération matérielle, exige des soins constans, assidus, et qu'elle
peut être modifiée, soulagée, guérie même dans beaucoup de cas
par une médication énergique et suivie? Ils partent d'un principe
qui est vrai pour quelques rares malades , mais qui est radicale-
ment faux et vicieux pour le plus grand nombre; ils estiment que,
pour ne pas perdre leur autorité morale sur l'aliéné, ils ne doivent
le voir que rarement. — Non, l'influence ne s'impose pas, elle s'ac-
quiert lentement, en prouvant au malade qu'on porte intérêt à ses
souffrances, qu'on les comprend, qu'on les partage, et l'on déter-
mine ainsi une soumission, une volonté de guérir, un retour vers
l'espérance qu'on n'obtiendra jamais, si l'on se contente de passer
rapidement en disant : — Allons! bon courage! — Le maître, Es-
quirol, n'a-t-il pas dit : Il faut vivre avec les malades? J'ajouterai
avec le bon docteur Hergt : Il faut s'en faire aimer.
La science aliéniste est-elle bien certaine de ne point s'être en-
gagée dans une voie sans issue et de ne pas prendre les apparences
pour la réalité? S'épuisant à regarder les phénomènes extérieurs de
la folie, elle ne voit plus qu'eux; elle s'ingénie à mille divisions
minutieuses, détaillées; n'a-t-elle pas étudié la variété de l'aliéné
déchireur, comme si tous les fous, en accès de délire aigu, n'a-
vaient pas une propension souvent invincible à lacérer tout ce qui
tombe sous leurs mains? Il ne s'agit plus aujourd'hui de dire com-
ment procède la folie, ce qui est relativement facile; il s'agit de
déterminer d'où elle procède, où gît la lésion qui l'a fait naître,
quel est le point spécial qui est atteint. En un mot, il faut découvrir
la cause et ne point se contenter de constater les effets. La question
est fort importante, on ne saurait la serrer de trop près. En repre-
nant la classification première, on peut dire que la lypémanie, la
monomanie, la manie, la démence, l'idiotie, sont les cinq modes
d'être de l'aliénation; mais où siège le principe morbide? Dans l'en-
céphale, dans la moelle épinière, dans les grands nerfs? C'est là ce-
pendant ce qu'il faut savoir, sinon la science, se complaisant à des
68 REVUE DES DEUX MONDES.
nomenclatures ingénieuses, à des observations plus ou moins inté-
ressantes, restera immobile, et n'atteindra qu'imparfaitement le
grand but qu'elle doit toujours poursuivre, le soulagement et la
guérison des malades. Sous ce rapport, on a beaucoup à faire en-
core; mais le microscope, qui, entre les mains de Charles Robin, est
devenu un instrument d'investigation d'une puissance illimitée, in-
diquera sans doute un jour à quelle partie lésée de notre organisme
on doit attribuer telle ou telle forme de délire. On peut être certain
que l'Académie des Sciences appuiera de son influence toute étude
entreprise pour arriver à dégager ces nombreux desidernlci] j'en ai
la preuve dans les encouragemens dont elle a honoré les travaux
du docteur Luys sur le système nerveux cérébro-spinal.
Croirait- on que dans un pays comme le nôtre, où plus de
50,000 aliénés sont traités dans les asiles publics indépendamment
de ceux que renferment les maisons de santé, de ceux qui ont été
confiés à des congrégations religieuses, de ceux qui sont gardés à
domicile, croirait-on qu'à l'École de médecine de Paris, à cette
école qui, au temps de Richerand, de Broussais, de Roux, de Du-
puytren, de Marjolin, d'Andral, a jeté des lumières dont le monde
a été ébloui, il n'existe même pas un cours de pathologie mentale,
et que cette science toute spéciale, si difficile et si complexe, est
effleurée secondairement dans la chaire de pathologie générale? Ici
l'état peut et doit intervenir; cet enseignement est à créer. On parle
volontiers maintenant de dépenses utiles, je signale celle-là; il n'en
est guère de plus urgente. Il faut aussi consacrer un hôpital cli-
nique au traitement des aliénés : Sain te- Anne est admirablement
disposé pour cet objet; rien ne vaut ces leçons faites et pour ainsi
dire démontrées au lit des malades, leçons fécondes en instruction
précise, et sans lesquelles on n'acquiert jamais que la vaine expé-
rience des théories plus ou moins bien comprises. On doit croire à
la bonne volonté du gouvernement, on ne peut douter de celle de
l'assistance publique, car son existence même n'est qu'une expan-
sion de bon vouloir; avec leur concours et par leur accord, la science
trouvera sans peine les moyens de pénétrer les secrets que la na-
ture n'a pas encore révélés, et elle saura guérir le plus horrible des
maux dont l'humanité est affligée, lorsqu'elle aura enfin appris à en
connaître l'origine organique.
Maxime Du Camp.
LE
LA BIBLIOTHEQUE NATIONALE
I.
LE CABINET DES ESTAMPES DU ROI SOUS LE REGNE DE LOUIS XIV
ET AU TEMPS DE LA RÉGENCE.
La reconstruction récente d'une partie des bâtimens occupés à la
Bibliothèque nationale par le département des estampes, les modi-
fications que ces travaux ont naturellement amenées dans le classe-
ment des collections et dans la distribution comme dans le nombre
des objets exposés, d'autres changemens encore ont jusqu'à un cer-
tain point rajeuni l'extérieur de l'institution même, sans pour cela
porter atteinte aux lois qui la régissaient depuis l'origine, aux tra-
ditions qui en sont l'honneur. En se continuant ainsi dans le pré-
sent, sauf à s'y transformer au besoin quelque peu, le passé nous
apparaît d'autant plus digne de nos souvenirs, de nos respects, de
notre gratitude. Faut-il ajouter que le prix des richesses accumu-
lées dans les galeries du palais Mazarin est devenu pour notre
pays plus inestimable encore depuis les dangers auxquels, grâce h
Dieu, le tout a échappé au temps du siège et dans les sinistres
jours qui ont suivi? Si la vie du département des estampes, comme
celle de la Bibliothèque tout entière, a été forcément suspendue
sous la menace des obus allemands qui pouvaient renouveler à
70 REVUE DES DEUX MONDES.
Paris les désastres de Strasbourg, si cette vie menacée de plus
près encore par les incendiaires de la commune sembla un instant
condamnée à s'anéantir dans les flammes qui dévoraient, à quel-
ques pas de Là, les Tuileries, le Palais-Royal et la Bibliothèque du
Louvre, — le souvenir de ces affreux momens est moins cruel peut-
être pour ceux qui les ont traversés que la joie n'a été profonde
en retrouvant debout les nobles murs qu'on avait crus promis à la
ruine. Maintenant que le péril a disparu, maintenant que, pour
l'honneur de la France et le bien de tous, ces archives de l'art
et du génie humain ont été rendues à l'étude, n'est-il pas oppor-
tun de rechercher par quelle série de généreux efforts, par quels
actes de libéralité, de zèle scientifique ou de prévoyance, tant de
trésors ont pu être rassemblés et nous ont été transmis?
Un résumé de l'histoire du département des estampes semblera
d'ailleurs d'autant moins superflu que, sauf quelques notices très
succinctes, aucun travail sur ce sujet n'a été publié encore. Lors
donc que certains détails, certains rapprochemens nécessaires de
dates ou de chiffres viendraient à compliquer parfois ou à ralentir
le récit, il y aurait, nous l'espérons, dans les informations gé-
nérales qu'il comporte, assez de nouveauté pour justifier notre ten-
tative, assez d'utilité au fond, de grandeur même, pour intéresser
chez chacun de nous l'esprit de justice et la fierté patriotique au
moins autant que la curiosité.
I.
Les collections du département des estampes, qui se composaient
vers la fin du xvii« siècle de J 25,000 pièces environ, comprennent
aujourd'hui plus de 2 millions 200,000 pièces, conservées dans
14,500 volumes et dans 4,000 portefeuilles. Différent, par la mul-
tiplicité même des élémens qui le constituent, des autres grandes
collections publiques formées en Europe, le quatrième département
de notre Bibliothèque nationale n'est pas seulement un musée de
gravure dans lequel se trouvent réunis les plus beaux spécimens
de l'art et les témoignages de ses progrès successifs. Bien que les
richesses qu'il possède en ce genre puissent suffire pour lui assu-
rer la prééminence sur les cabinets des Pays-Bas et de l'Angleterre,
de l'Allemagne et de la Russie, le nombre et l'abondance des sé-
ries relatives à la topographie ou à l'histoire, à l'archéologie ou à
l'ethnographie, aux sciences naturelles ou aux enseignemens techni-
ques, la variété en un mot des ressources qu'il offre aux travailleurs
achève de lui donner une importance exceptionnelle. Avec son or-
LE CABINET DES ESTAMPES. 71
ganisation aussi large que méthodique et les accroissemens qu'il
n'a cessé de recevoir depuis deux siècles, le département des es-
tampes à la Bibliothèque nationale n'a dans aucun des établisse-
mens étrangers son analogue, encore moins son équivalent. C'est
un assemblage unique de recueils intéressant, à quelque degré que
ce soit, l'art, l'érudition ou la curiosité, un incomparable ensemble
de documens pour les recherches de toute nature et pour tous les
genres d'étude.
A l'origine, il est vrai, la collection des estampes à la Bibliothèque
n'avait pas cette destination générale, ce caractère d'utilité univer-
sel. Lorsque Golbert en 16G7 s'était décidé à acquérir pour le ros
les pièces recueillies par Michel de Marolles, abbé de Yilleloin, il
avait entendu seulement assurer pour jamais à notre pays la posses-
sion des œuvres réputées, au point de vue de la gravure même, les
plus belles ou les plus rares, « les plus précieuses singularités de
l'art, ;) comme on disait alors. De son côté, l'abbé de Marolles, en
offrant de céder ses estampes au roi, ne s'était proposé rien de plus,
— ce sont les termes mêmes qu'il emploie dans la préface de son
catalogue publié en 1G66, — que de prévenir la dispersion des
« pièces de plus de 6,000 maîtres » réunies par lui à grand'peine,
et dont l'ensemble, ajoutait-il avec l'autorité d'un expert plutôt
qu'avec l'empressement d'un solliciteur, « ne serait pas indigne
d'une bibliothèque royale, où rien ne se doit négliger (1). » Une
telle collection méritait bien en effet l'illustre abri qu'on réclamait
pour elle, et celui qui l'avait formée avait le droit, une fois le mar-
ché conclu, d'écrire ces lignes d'une simplicité, on dirait presque
d'une bonhomie un peu fière, où revivent à la fois le souvenir de
ses travaux, de ses services, et les preuves de son désintéresse-
ment : « toutes lesquelles pièces furent mises dans la Bibliothèque
royale en cette même année (1667), pour lesquelles il plut au roi de
donner 28,000 livres, et encore depuis 2,i00 livres à deux fois par
gratification, parce qu'il est certain que ces livres d'estampes si
bien choisies revenaient à bien davantage, comme il est aisé de le
(1) Avant IVpoque où l'a])l:é de Marolles conseillait ain?i l'adjonction d'une collection
d'estampes aux livres et aux manuscrits conservés dans la Bibliothèque du roi, un des
gardes de cette bibliothèque, le savant Jacques Dupuy, avait déjà, reconnu la conve-
nance et l'utilité d'une pareille création. Par une disposition testamentaire en date du
27 avril 1G54, il faisait don à l'établissement auquel il avait été attaché de ses « livres
d'antiquités romaines tant en taille-douce que faits à la main, tailles-douces de Rubens
et autres, divers portraits aussi en taille-douce, soit reliés, soit en feuilles..., » et,
deux ans plus tard, après la mort de Dupuy, survenue en IC56, les estampes léguées
par lui entraient à la Bibliothèque. Vu leur petit nombre toutefois, elles y demeurè-
rent d'abord à peu près perdues et ne commencèrent à y avoir en quelque sorte leur
raison d'être que lorsqu'on put les rapprocher de la collection de Marolles.
72 REVUE DES DEUX MONDES.
juger à tous ceux qui s'y connaissent, vu la qualité des pièces dont
les principales sont rares et d'une beauté singulière (1). »
La collection en échange de laquelle l'abbé de Marolies recevait
cette somme totale de 30,/»00 livres, et qui représente aujourd'hui
une valeur vénale de plus de 1 million, ne comprenait pas moins de
« cent vingt-trois mille quatre cents pièces... en quatre cents grands
volumes, sans parler des petits, au nombre de plus de six vingts. »
C'était l'ensemlile d'estampes le plus considérable, le cabinet le plus
riche qu'un « curieux » eût jusqu'alors possédé, ou plutôt c'était la
première fois qu'un homme véritablement éclairé avait, dans notre
pays, consacré la plus grande partie de son temps et de son bien à
des recherches et à des acquisitions de cette sorte. Auparavant tout
s'était borné à quelques tentatives au hasard de l'occasion et du
moment, à quelques essais de collection inspirés par le caprice ou,
tout au plus, par une prédilection spéciale pour les œuvres de tel
ou tel maître. Un aumônier de la reine Maiie de Médicis, Claude
Maugis, un médecin de Henri IV et de Louis XllI, Charles Delorme,
quelques autres encore s'étaient bien occupés de recueillir des es-
tampes, Gt celles qu'ils avaient rassemblées, en passant plus tard
dans le cabinet de Marolies, ne laissèrent pas d'en accroître sensi-
blement les richesses; mais, de même que Claude Maugis profes-
sait, à peu près à l'exclusion du reste, le culte d'Albert Durer, dont
il possédait les gravures en double et souvent en triple exemplaire,
Charles Delorme avait princijjalement la passion des ouvrages gra-
vés par son contemporain Callot, et tenait, à ce qu'il semble, en
assez médiocre estime les estampes des autres maîtres accumulées
pêle-mêle dans ses portefeuilles.
Les doctrines de l'abbé de Marolies étaient plus impartiales, ses
goûts moins étroitement limités. Tout en profitant des efforts ac-
complis par ses deux prédécesseurs, tout en conservant à son tour
les recueils que chacun d'eux avait formés en raison de ses apti-
tudes ou de ses inclinations particulières, il n'entendait pas se ré-
duire à la possession, encore moins à l'étude exclusive de certaines
œuvres une fois recommandées par la célébrité d'une école ou d'un
homme. Pour parier le langage du temps, les « estampes des plus
grands maîtres de l'antiquité, » quels qu'ils fussent, ks pièces
gravées par les orfèvres italiens du xv® siècle comme les œuvres
des artistes appartenant à l'école de Fontainebleau, les gravures
(1) Pour donner une idée de l'ardeur avec laquelle l'abbé de Marolies poursuivait la
conquête des estampes rares et des sacrifices que, le cas échéant, il n'hésitait pas à
s'imposer, il suffira de dire qu'après avoir vainement cherché jusqu'en iCGO une épreuve
de la petite planche dite V Espiègle, gravée par Lucas de Lcyde, il paya 10 louis d or
celle qu'il réussit enfin à rencontrer.
LE CABINET DES ESTAMPES. 73
anonymes des vieux maîtres allemands aussi bien que les eaux-
fortes hollandaises, en un mot tout ce qui pouvait sous une forme
quelconque caractériser les progrès de l'art ou en résumer l'his-
toire était recherché, reconnu, conquis par l'abbé de Marolles avec
un zèle et une sagacité dont ses devanciers ne lui avaient laissé
que des exemples très incomplets. Le moment était proche, il est
vrai, où ce qui avait été chez lui le résultat d'un goût sérieux, le
travail d'un esprit scientifique, allait devenir chez d'autres affaire
de mode ou pure manie. Encore quelques années, et bon nombre
de ces faux amateurs si justement raillés par La Bruyère en vien-
dront à préférer aux estampes les plus belles les estampes qui n'au-
ront « presque pas été tirées, » telle pièce unique peut-être, mais
qui, n'étant « ni noire, ni nette, ni dessinée, » aurait paru « moins
propre à être gardée dans un cabinet qu'à tapisser, un jour de fête,
le Petit-Pont ou la Rue Neuve. » D'autres, préoccupés avant tout
du volume de leur collection, amasseront confusément toute sorte
de gravures bonnes ou mauvaises; d'autres au contraire ne consen-
tiront à s'approprier que celles dont la dimension ne dépassera pas
une limite fixe, et l'on a cité quelquefois un étrange ami de l'art
qui, ne voulant admettre dans ses portefeuilles que des pièces de
forme ronde et d'une certaine circonférence, taillait impitoyable-
ment sur ce patron tout ce qui tombait sous sa main.
A l'époque où l'abbé de Marolles achevait la tâche qu'il avait en-
treprise, personne ne s'était avisé encore de donner carrière à ces
prétentions plus ou moins niaises, à cet esprit de curiosité stérile.
Le goût de la gravure, si puissamment développé par le talent des
maîtres contemporains et par les mesures administratives prises
depuis l'édit de Saint- Jean de Luz (21 juin 1660) pour favoriser
l'essor de l'art, ce goût presque général parmi ceux qu'on appelait
alors les honnêtes gens, avait reçu de l'abbé de Marolles une direc-
tion sûre, un solide aliment. Aussi lorsque les estampes qui avaient
appartenu au judicieux amateur devinrent, grâce à Colbert et à
Louis XIV, la propriété de tous, ce fut, même dans le gros du pu-
blic, à qui profiterait avec le plus d'empressement de ces trésors
et se pénétrerait le mieux de ces exemples.
Restait toutefois une classification à établir, un parti définitif à
prendre pour mettre les 123,000 pièces cédées par l'abbé de Ma-
rolles en état d'être livrées à l'étude, sans équivoque sur leur ori-
gine et sur leur âge comme sans péril pour leur conservation. 11 y
a tout lieu de croire que ce soin fut confié au vendeur lui-même,
puisque les comptes des bâtimens sous le ministère de Colbert
mentionnent, pour les années 1668 et 1669, deux gratifications,
chacune de 1,200 livres, accordées « au sieur abbé de Marolles, en
7â REVUE DES DEDX MONDES.
considération du travail qu'il fait dans la Bibliothèque du roi. »
De son côté, l'abbé de Marolles reconnaît, dans les termes rap-
portés plus haut, avoir reçu une somme de 2,/iOO livres payée
« à deux fois, par gratification » et en sus du prix de la vente.
Quel pouvait être le motif de cette gratification, sinon celui que
nous trouvons consigné dans les comptes des bâtlmens, et, d'autre
part, en quoi pouvait consister ce « travail fait à la Ciblioîhèque
du roi, » sinon en opérations préalables de répartition et de classe-
ment?
Quoi qu'il en soit, et par quelques mains que les choses aient été
faites, tout se trouvait achevé au bout de deux années. Les recueils
provenant du cabinet de Marolles, magnifiquement reliés en une
suite de volumes in-foUo aux armes et au chiffre du roi, prenaient
place sur les rayons de la Bibliothèque à côté des livres imprimés,
en attendant le jour où, d'autres collections étant venues grossir
ce noyau du futur département des estampes, on serait obligé d'at-
tribuer à la collection primitive et à ses annexes un emplacement
plus vaste et un régime administratif séparé.
La plupart des volumes de la collection de MaioHes subsistent
encore à la Bibliothèque tels qu'il.-iAivaient été originairement con-
stitués. Si quelques-uns ont dû être en partie dépouillés de leur
contenu, parfois même absolument reformés, — soit lorsqu'il s'a-
gissait de compléter ailleurs l'œuvre d'un maître, soit lorsque des
rapprochemens plus ou moins hasardes couraient le risque d'entre-
tenir la confusion ou l'erreur, — combien d'autres dont les dehors
comme les feuillets intérieurs ont gardé depuis deux siècles la même
physionomie! Chacun connaît ces volumes vénérables, consacrés à
la fois par le talent des maîtres dont ils nous transmettent les en-
seignemens et par les études successives de plusieurs générations
d'artistes ou d'érudits. Quel peintre, quel graveur, quel historien
de l'art ne les a consultés cent fois? Quel visiteur même, entré ac-
cidentellement à la Bibliothèque, ne s'est pris à les contempler avec
un respect instinctif, et n'a deviné, ne fût-ce qu'en jetant les yeux
sur le maroquin usé qui les recouvre, le crédit dont ils n'ont cessé
de jouir et les longs services qu'ils ont rendus? Il serait donc su-
perflu d'insister. La valeur et l'utilité des recueils formés par l'abbé
de Marolles ressortent de leurs élémens mêmes aussi bien que des
souvenirs attachés à ce nom. Qu'il nous suffise d'avoir indiqué quel-
que chose des faits relatifs à l'installation de cette collection cé-
lèbre dans la Bibliothèque du roi, et de rappeler qu'après avoir été
l'origine et le fondement de notre grand dépôt national, elle en est
restée jusqu'à ce jour une des gloires principales, un des trésors
que nous avons le droit d'opposer avec le plus d'orgueil aux ri-
LE CABINET DES ESTAMPES. 75
chesses du même genre conservées dans les bibliothèques ou dans
les musées étrangers (1).
Le cabinet des estampes une fois fondé, Colbert n'était point
homme à le perdre de vue et à négliger les occasions d'en favoriser
l'accmissement. Lui qui ne dédaignait pas, pour {out ce qui intéres-
sait la Bibliothèque du roi, de descendre aux détails matériels les
plus humbles, aux prescriptions les plus minutieuses, lui qui écri-
vait h un voyageur dans le Levant, M. de Monceaux, pour le char-
ger de « faire recherche de beaux maroquins dont les peaux, vertes
ou incarnates, soient grandes, en sorte qu'on puisse prendre com-
modément dans chacune la reliure de deux grands livres in-folio, »
— comment se serait-il jugé quitte envers le roi, envers le pays et
envers lui-même par l'acquisition accidentelle pour ainsi dire d'une
collection privée? Comment n'aurait-il pas puisé dans ce premier
succès un encouragement à poursuivre sur le terrain de l'art les
conquêtes qu'il travaillait sans relâche à étendre dans le domaine
littéraire ou scientifique?
Les choses néanmoins étaient de ce côté plus difficiles et les oc-
casions plus rares que lorsqu'il s'agissait de doter la Bibliothèque
d'un supplément de livres "ou de manuscrits. Bien peu d'estampes
anciennes se trouvaient en France, où le commerce jusqu'alors
n'avait eu nul intérêt à les introduire, et d'une autre part l'insuffi-
sance en général de l'érudition iconographique ne permettait guère
de tenter à l'étranger des recherches utiles. 11 fallait donc, en at-
tendant que la lumière achevât de se faire et la tradition de se dé-
finir, demandera la giavure contemporaine des œuvres dignes de
figurer à côté de celles qui représentaient le passé dans la collec-
tion de Marolles. C'est ce à quoi Colbert s'employa avec cette hau-
teur et cette netteté de jugement qui caractérisent tous ses actes.
Par ses soins, un des plus beaux monumens de l'art français au
xvii"^ siècle fut entrepris et en quelques années mené à fin. Le re-
cueil célèbre qui, sous le titre de Cabinet du roi, contient tant de
planches curieuses ou admirables, depuis les CarrouscU et les Fêtes
de Versailles jusqu'à la Sainte Famille de Raphaël gravée par Ede-
(1) L'inventaire des pièces acquises de l'abbé de Marolles, inveutairc dressé au mo-
ment de la remise de ces pièces et conservé aujourd'bui au di^partement des estampes,
remplit quatre gros volumes in-folio. Il n'est pas besoin d'ailleurs de recourir à ce
document pour apprécier rimportance des œuvres de l'art recueillies par l'abbé de
Marolles et cédées par lui au roi. Une estampille apposée sur chacune d'elles et formée
des lettres Mar. constate l'origine de ces précieuses pièces, parmi lesquelles on n'en
compterait pas moins de 400 appartenant aux écoles italiennes du xv* siècle, et de
600 gravées en Allemagne à la même époque, sans parler de celles, — et ce sont pour-
tant les plus nombreuses, — que recommandent les noms des maîtres du xvi' siècle,
Albert Durer, Marc-Antoine, Lucas de Leyde, etc.
76 REVUE DES DEUX MONDES.
linck, jusqu'aux Batailles d' Alexandre gravées par Gérard Âuclran
d'après Lebrun, — cet ensemble de près de 1,000 estampes dues
au burin des plus habiles maîtres devint, grâce à la sollicitude du
grand ministre, un élément de progrès pour le goût public en
France comme pour la bonne renommée de notre école, et, pour la
Bibliothèque même, un nouveau moyen d'attirer les amis ou les
curieux de l'art.
En donnant l'ordre, au nom du roi, de déposer dans une des
salles de la Bibliothèque les cuivres gravés pour le recueil dont
nous parlons et d'y faire tirer les épreuves destinées à être offertes
en cadeau ou mises en vente, Colbert ajoutait à l'importance ar-
chéologique du musée de gravure qu'il avait fondé l'utilité tout
actuelle, toute pratique, d'un établissement analogue à ce que de-
vait être plus tard la chalcographie du Louvre. Et, comme il s'agis-
sait avant tout de mettre à ia portée du plus grand nombre ces
chefs-d'œuvre de la gravure française, l'avertissement suivant était
joint au catalogue imprimé qui indiquait les titres et les sujets :
« On a employé les plus excellons ouvriers pour graver ces
planches, et il ne se peut que ce travail n'ait beaucoup coûté. Ce-
pendant le prix qu'on y a mis est si médiocre (1) qu'on voit bien
que c'est un effet de la libéralité du roi, qui en veut faire présent
au public, et qui est bien aise que l'avantage qu'en retireront ses
sujets soit communiqué aux étrangers... »
A partir de 1670 jusqu'à l'année 1683, c'est-à-dire jusqu'à
l'époque où les graveurs du Cabinet du roi eurent achevé leur
tâche, la Bibliothèque reçut donc successivement toutes les planches
qui avaient servi ou qui devaient servir à la publication de ce grand
ouvrage. Un des fonctionnaires de l'établissement que recomman-
daient ses connaissances spéciales, Nicolas Clément, fut chargé de
tous les détails relatifs au dépôt des planches, au tirage des
épreuves, à la reliure des exemplaires comme de la surveillance à
exercer sur les travaux en cours d'exécution. On lui confia en un
mot le double soin de « solliciter les graveurs d'estampes pour le
roi, » et, les planches une fois terminées, de les « retirer et conser-
ver, » sauf à s'en remettre, pour la publication proprement dite, à
l'imprimeur du roi, Goyton, dont les comptes des bâtimens consta-
tent d'année en année (( les bons services » et « l'application qu'il
donne aux impressions, » au graveur en lettres Richer, « chargé
(1) Ce prix était bien médiocre en effet, puisqu'il ne s'élevait pas au-delà de 27 livres
pour « les cinq grandes pièces de Y Histoire d'Alexandre gravées d'après les tableaux
de M. Lebrun, » de 7 sols pour « cliacune des estampes séparées d'après les tableaux
du roi, » c'est-à-dire poiu' la Sainte Famille d'Edelinck entre autres ou pour l'Énée de
Gérard Audran.
LE CABINET DES ESTAMPES. 77
de l'écriture sur les planches, » et à deux relieurs dont les comptes
nous ont aussi conservé les noms, « les sieurs Latour et Merias. n
Aux 956 planches du Cabinet du roi déposées à la Bibliothèque
vers la fin du xvii^ siècle vinrent s'ajouter, dans le cours du siècle
suivant, plus de 1,500 autres cuivres gravés par les meilleurs ar-
tistes du temps. Le tout continua de faire partie du cabinet des
estampes jusqu'en 1812, époque à laquelle Tadminislration des
musées impériaux en réclama et en obtint la cession. Ainsi au bout
de cent quarante-deux ans, en vertu d'une réforme dont on pour-
rait contester les avantages, le régime installé par Golbert se trouva
profondément modifié, et le cabinet des planches gravées et es-
tampes, en ne gardant plus que la moitié de son titre, perdit aussi
une partie des privilèges et de l'influence qu'on avait originaire-
ment entendu lui attribuer; mais revenons au temps où, loin d'être
atteinte dans aucun de ses principes essentiels, la nouvelle institu-
tion voit au contraire son autorité s'étendre et les conditions de son
organisation s'affermir.
II.
L'acquisition du cabinet de Marolles et le dépôt à la Bibliothèque
des planches gravées aux frais du roi avaient presque simultané-
ment fourni les premiers élémens de notre collection nationale.
Quelques années plus tard, une troisième source de richesses s'a-
joutait pour elle à ce double bienfait, et venait jusqu'à un certain
point donner force de loi à ce qui n'avait émané d'abord que de
l'initiaîive d'un ministre et de la munificence royale. Aux termes
d'un arrêt du conseil en date du 31 janvier 1689, « tous les auteurs,
libraires, imprimeurs et graveurs ayant obtenu des privilèges du
roi » étaient tenus de déposer à la Bibliothèque a les exemplaires de
leurs livres et estampés » sous peine de confiscation et par surcroît
de 1,500 livres d'amende. En outre, pour rendre la mesure plus
immédiatement féconde, on pr^iait le parti de l'appliquer non-seu-
lement aux graveurs à venir ou à ceux qui auraient publié leurs
œuvres peu de temps avant la signification de l'arrêt, mais à qui-
conque s'était pourvu d'un privilège depuis 1652, c'est-à-dire dans
le cours des trente-sept dernières années. Or avec les développe-
mens que l'art de la gravure avait pris en France durant cette pé-
riode, avec le nombre des estampes qui avaient successivement paru
pour satisfaire aux commandes des congrégations religieuses, des
personnages de la cour ou des familles parlementaires, il y avait
lieu d'espérer que la décision du conseil procurerait un appoint
78 REVUE DES DEUX MONDES.
considérable à la somme des richesses devenues depuis 1667 le lot
de la Bibliothèque. C'est ce qui arriva. Tout ce que les maîtres
graveurs français du xvii* siècle avaient déjà produit vint, au grand
profit de la collection royale, prendre place à côté des œuvres de
l'art ancien. Ainsi se constitua en regard de celles-ci une série à
part, un fonds qu'allaient d'ailleurs bientôt augmenter plusieurs
milliers de portraits légués à la Bibliothèque par un homme qui y
avait honnêtement et utilement passé sa vie, par ca même ^icolas
Clément dont on a vu déjà figurer le nom.
Nous disions tout à l'heure que Clément avait dû à ses connais-
sances en matière de gravure le choix que l'on fil de lui comme
garde des planches du Cabinet du roi et comme directeur de cette
grande publication. Il ne suit pas de là toutefois qu'il fut complète-
ment en mesure d'apporter dans ses nouvelles fonctions l'expérience
personnelle d'un artiste ou même les principes arrêtés, la doctrine
d'un amateur fortement convaincu. Si le zèle avec lequel il accom-
plit sa tâche ne laisse pas d'être honorable pour sa mémoire, les
souvenirs qu'éveille aujourd'hui son nom ont pour cause principale
un autre genre de mérite et d'autres services. Attaché depuis sa
jeunesse à la section des manuscrits. Clément était avant tout un
érudit, un homme voué par état aux travaux sévères de la critique
historique; mais, dans les momens de loisir que lui laissaient ses
occupations professionnelles, il demandait aux œuvres de la gra-
vure un délassement d'autant mieux approprié à son caractère et à
ses goûts que cet « amusement, » comme il disait, lui offrait encore
une occasion d'étude, et d'une étude à laquelle l'art avait au fond
moins de part que la science même.
Dans les estampes dont Clément avait rempli ses portefeuilles,
les preuves de talent en effet n'étaient pas celles qu'il avait le plus
à cœur de relever; la perfection de l'exécution matérielle ne le sé-
duisait pas si bien qu'il consentît à lui donner la prééminence sur
le reste. Qu'un portrait fût de la main d'un maître ou qu'il eût été
gravé par un médiocre ouvrier, l'essentiel à ses yeux consistait dans
l'authenticité de l'image, sinon même dans le nom du personnage
représenté. De là, au point de vue da la chronologie ou de l'his-
toire, l'intérêt et l'utilité de la vaste collection qu'il avait entreprise,
mais de là aussi des inégalités ou des contrastes qu'un écrivain
contemporain, Dasallier d'Argenville, condamnait avec raison en
parlant des recueils de même sorte que d'autres curieux pourraient
à l'avenir être tentés de former. « Il faudr;wt, disail-il, éviter dans
ces recueils de faire ce que faisaient M'Vl. de Gaignières, Clément et
Lottier, qui, plutôt en historiens qu'en vrais connaisseurs, mettaient
parmi de belles estampes les morceaux les plus communs, jusqu'aux
LL CABINET DES ESTAMPES. 79
almanacbs. On voyait dans leurs recueils de portraits ceux de Lar-
messin et de Montcornet mêlés avec les portraits de Nanteail et
d'Edeliiick. Ils ne se donnaient pas même la peine de s'informer si
la personne qu'avait gravée Larmessin ou Montcornet n'était pas
gravée par une meilleure main ; il suffisait qu'ils l'eussent dans
leurs recueils sans s'embarrasser du choix. C'est ce que je leur ai
souvent reproché (1). »
Clément méritait le reproche, il est vrai, mais n'aurait-il pas mé-
rité aussi qu'on lui tînt au moins quelque compte de ses longs ef-
forts pour rassembler toutes ces estampes, bonnes ou mauvaises,
et de la libéralité avec laquelle il voulut que la Bibliothèque en
prît possession après lui? Parmi les 18,000 portraits qu'il laissa,
combien d'ailleurs n'en pourrait-on pas citer que recommandent
la beauté du travail, la rareté de la pièce même ou la condition
particulière de l'épreuve! Enfm n'eût -elle eu d'autre résultat,
n'eût-elle rendu d'autre service que celui d'ouvrir à la Bibliothèque
cette série toute spéciale de documens qui devait jusqu'à nos jours
se continuer et s'enrichir sans interruption, la donation Clément
garderait encore des droits à la reconnaissance de tous et la valeur
d'un utile exemple.
La collection de portraits léguée par Clément à la Bibliothèque fut
installée dans cet établissement en 1712. C'était, nous le répétons,
la première fois que des pièces de ce genre venaient, à titre de ren-
seignemens historiques, y figurer à côté des spécimens de l'art pro-
prement dit; mais avant que cet ensemble d'eslampes réunies dans
un dessein tout scientifique appartînt à la Bibliothèque, la propriété
avait été assurée à celle-ci d'une collection plus précieuse encore
au point de vue de l'histoire et plus importante par le nombre
comme par la variété des documens recueillis. Au commencement
de l'année qui précéda celle où mourut Clément, par un acte au-
thentique en date du 19 février 17 j 1, un autre curieux faisait « don
entre-vifs et irrévocable au roi... de tous les manuscrits au nombre
de plus de 2,000... de tous les livres, tableaux, estampes, curio-
sités et autres choses généralement quelconques composant dès à
présent tous ses cabinets et galeries... pour tout ce que dessus
donné appartenir à sa majesté dès à présent et être mis dans sa
bibhothèque sitôt le décès du donateur... »
Celui qui prenait ainsi ses précautions pour que le fruit de ses
longues recherches fût acquis irrévocablement à son pays, et qui,
suivant les termes de l'acte de donation, « aurait été fâché que ses
estampes et autres curiosités fussent dispersées après lui, » cet
(1) Mercure de France, juin 1727.
80 REVUE DES DEUX MONDES.
homme, au moins en ceci bien inspiré, était ce même Gaignières
dont le nom, comme celui de Clément, personnifiait aux yeux de
d'Argenville la manie de la collection plutôt qu'un zèle véritable et
un goût raisonné pour les belles choses. Un pareil maniaque pour-
tant ne laissait pas de servir dans le présent et dans l'avenir des
intérêts fort sérieux. Que ses prétendus complices et lui aient agi,
comme dit d'Argenville, moins « en connaisseurs qu'en historiens, »
soit : toujours est-il qu'on ne saurait attacher un médiocre prix aux
informations qu'ils nous ont transmises, et que, sans les soins pris
par Gaignières en particulier, aucun souvenir matériel ne subsiste-
rait aujourd'hui d'une multitude de monumens aussi importans
pour l'histoire de notre art national que pour l'histoire même de
notre pays (1).
Roger de Gaignières, instituteur des enfans de France (2), gou-
verneur des ville et principauté de Joinville, écuyer du duc de
Guise et en dernier lieu de M"* de Guise, n'avait point, malgré le
produit de ses diverses fonctions, une fortune suffisante pour sub-
venir sans compter aux dépenses que lui imposaient ses goûts et
ses studieuses entreprises. Ce n'était au contraire qu'à force de
méthode, d'économie, de privations même dans l'ordre des jouis-
sances ordinaires de la vie, qu'il avait pu donner carrière à ses
ambitions d'érudit et, comme il l'écrivait en 1703, mener à fin ses
« recherches pour ce qui se trouve déplus curieux dans le royaume
pendant plus de quinze années qu'il avait voyagé dans les provinces
avec des dessinateurs et des écrivains. » Un contrat passé entre
Gaignières et un de ces dessinateurs nous apprend à quel chiffre
modique était fixée la rémunération de chaque genre de travail.
(1) L'abbé de Marolles, qui avait connu Gaignières jeune, cite son nom dans ses i¥é-
moires parmi ceux dos « amateurs qui lui ont donné de leurs livres ou qui l'ont ho-
noré extraordinairement de leur civilité. » Il ne semble pas d'ailleurs qu'à ses yeux
le titre principal de ce « gentilhomme, dont l'esprit, les grâces et la beauté égalaient la
naissance illustre, » consistât dans le vaste travail d'érudition auquel il avait voué sa
vie. Ce dont il loue surtout Gaignières, c'est d'avoir « pris la peine de chercher sur
son nom quelques anagrammes comme celui-ci, ajoutant un /} à Michel de Marolles :
l'or de mille charmes. » En fait de littérature, on le voit, l'abbé de Marolles se conten-
tait de peui
(2) Le duc d'', Bourgogne, un des élèves de Gaignières, garda jusqu'à la fin de sa,
yie pour son ancien instituteur les sentimens qui s'étaient naïvement traduits, pen-
dant les années de l'enfance, par le don de nombreux essais de dessin à la plume con-
servés aujourd'hui à la Bililiothèque nationale. Il ne dédaignait pas d'aller visiter Gai-
gnières soit à l'hôtel de Guise, que celui-ci habita jusqu'en 1/01, soit dans cette maison
de la rue de Sèvres dont Te digne homme avait, au dire des contemporains, u empli
les chambres de merveilles » On trouve dans le Mercure galant d'avril 170'2 la rela-
tion très circonstanciée d'une de ces visites, « laquelle, bien qu'elle eût duré plu»
«2e trois heures, ne permit pas au prince de tout voir. »
LE CABINET DES ESTAMPES. 81
Voici quelques-uns des prix acceptés d'avance par l'iiumble artiste
qui s'engageait à livrer à Gaignières « des ouvrages bien propre-
ment et dûment faits (1) : »
I
« Les armes croqudes à l'encre, 1 liard la pièce.
« Toutes les armes dessinées et enluminées et un carr,; à double trait au-dessous,
pour écrire, 1 sol la pièce.
« Toutes les tombes et épitaphes... y compris les tombeaux coloriés, 5 sols la pièce.
« Les grandes modes en miniatures sur vélin avec de bonnes couleurs, or et argent
fins, le vélin compris, 39 sols.
« Les pièces historiques en miniature, de môme le vélin compris, 50 sols, etc. »
En outre le sieur Boudan, — tel est le nom du dessinateur si-
gnataire de l'acte, — devait être exonéré de tous frais de logement
par Gaignières, qui s'obligeait envers lui dans les termes suivans :
(( je promets au sieur Boudan de le loger dans ma maison tant et si
longtemps qu'il travaillera pour moi, sans lui rien demander..., et
prétends, s'il mésarrive de moi, c'est-à-dire après ma mort, qu'il
lui soit payé la somme de 300 livres pour reconnaissance de ses
peines. »
On le voit, la disproportion était grande entre l'exiguïté des
moyens dont on disposait de part et d'autre et l'ampleur des pro-
jets qu'il s'agissait de réaliser : projets bien vastes en effet, car ils
n'allaient pas à moins qu'à la constitution d'un inventaire complet,
— soit en recueillant les monumens originaux eux-mêmes, soit en
se les appropriant par des copies, — de toutes les œuvres pitto-
resques relatives à « l'histoire de la monarchie française, » ou,
comme on dirait aujourd'hui, à l'histoire de la civilisation et des
mœurs de la France. Images de faits militaires ou politiques, de
personnages appartenant aux diverses classes, d'édifices successi-
vement construits sur notre sol, de cérémonies religieuses ou de
fêtes, d'objets mobiliers ou de costumes, — tout ce que le pin-
ceau, le crayon, le burin, pouvaient fournir de renseignemens au-
thentiques en matière d'archéologie nationale, tout cela, dans la
collection de Gaignières, avait sa raison d'être et sa place, sans
compter les manuscrits et les livres, qui pourtant n'y figuraient pas
en moins grand nombre que les tableaux, les estampes ou les dessins.
Jamais en France un simple particulier ne s'était acquitté d'une
pareille tâche et ne s'était même avisé de l'entreprendre; jamais
avant Gaignières on n'avait songé à exécuter un plan aussi large
avec des ressources personnelles aussi restreintes et dans un délai
aussi court. Il fallait tout le courage que donne la foi ou, si l'on
(1) Bibliothèque nationale, département des manuscrits. Mélanges de CîairambauU,
a» 436,
TOME en. — 1872. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
veut, le fanatisme scientifique pour oser concevoir la pensée de
réunir tant de documens en quelques années, avec l'aide seulement
de deux ou trois hommes dépourvus d'expérience ou d'instruction
préalable (1), et sans dépasser pour des acquisitions si multipliées
les limites relativement étroites d'un revenu annuel invariable (2).
Gaignières eut à la fois cette audace dans la volonté et cette mo-
dération dans la pratique. Plusieurs milliers de tableaux, de mi-
niatures et de manuscrits originaux, une innoinbrable quantité de
dessins faits sur ses indications d'après les tombeaux, les tapisse-
ries, les vitraux conservés dans les églises ou dans les abbayes,
dans les palais ou dans les châteaux, en un mot tous les élémens
d'un véritable musée historique depuis les premiers siècles du moyen
âge, — voilà ce qu'il sut recueillir et classer avec un zèle et un
savoir dont ceux-là mêmes qui en profitent aujourd'hui ont le tort
parfois de paraître se souvenir un peu moins que de certaines né-
gligences ou de certaines inexactitudes matérielles fort excusables
après tout. On a beau jeu peut-être pour critiquer l'imperfection
des moyens de reproduction employés par Gaig.iières et le chétif
talent des copistes à ses gages; mais assurément on a mauvaise
grâce à constater ainsi les erreurs commises de préférence aux ser-
vices rendus, comme tels d'entre nous, en prenant trop bruyam-
ment Vasari en faute sur quelques points de détail, courent le risque
d'être accusés d'ingratitude envers l'écrivain à qui ils doivent pres-
que uniquf^ment ce qu'ils savent de l'histoire générale de l'art ita-
lien. Un homme qui certes en matière d'érudition avait plus que
personne le droit de se montrer difficile, le docte Montfaucon, ap-
préciait tout autrement la valeur des enseignemens fournis par
Gaignières, et n'hésitait pas à reconnaître le profit que lui-même en
avait tiré. « Le devoir et la reconnaissance, dit-il dans la préface
de son grand ouvrage sur les Monumem de la monarchie fran-
çaise, m'obligent de faire mention de ceux qui m'ont prêté les se-
cours nécessaires pour cet ouvrage. Le public sera peut-être bien
aise de savoir à qui il en est redevable. Les recueils de M. de Gai-
gnières sont les premiers en date; sans cette avance, je n'aurais
(1) Celui à qui revenait la tâclie de relever les inscriptions tumulaires, de copier
tout au long les manisscrits ou, le cas échéant, d'en extraire les passa^'cs les plus signi-
ficatifs, éiait le propre valet de chambre de Gaignières, un nommé Rémy, qui recevait
de son maître pour cette besogne 200 livres par an.
(2) Le plus clair de ce revenu consistait, à ce qu'il semble, dans les pensions allouées
à Gaignières en mi^moire des offices dont il avait été revêtu. Nous ignorons le chiffre
de celle que lui procurait son double titre d'ancien gouverneur de Juiaville et d'insti-
tuteur des eiif;ins de France. Ce que nous savons seulement, c'est que, par une de ses
dispositions testamontairos. M"" de Guise avait légué à son ancien écuj'er une pension
viagère de 1,200 livres, u outre et par-dessus ses carrosse» et un attelage. »
LE CABINET DES ESTAMPES. 83
jamais pu faire une telle entreprise. Il m'a frayé le chemin en ra-
massant et faisant dessiner tout ce qu'il a pu trouver de monumens
dans Paris, autour de Paris et dans les provinces... Je lui ai sou-
vent donné des recommandations pour nos abbayes où il allait faire
ses reclierches... Je ne savais pas alors qu'en lui faisant plaisir
j'agissais pour moi. » Un témoignage venu de si haut ferait au be-
soin jusiice des menues attaques essayées de notre temps. Il protège
la mémoire et l'œuvre de Gaignières plus sûrement que les dédains
affectés du moderne puritanisme archéologique n'arriveraient à les
compromettre, et le mieux pour chacun de nous est de s'en tenir
sur ce point au sentiment de naïve gratitude que, depuis le temps
où travaillait iMontfaucon jusqu'au nôtre, plusieurs générations
d'érudits ou d'artistes ont successivement éprouvé.
Gaignières mourut le 27 mars 171 5, c'est-à-dire lorsque quatre
années seulement s'étaient écoulées depuis l'époque où il avait fait
don de sa collection au roi. Ses derniers jours durent être tristes,
s'il eut connaissance des mesures de défiance prises contre lui et
de la surveillance injurieuse, de la police cruelle exercée jusque
autour de son lit de mort par ceux-là mêmes qu'il avait choisis pour
être les ministres de ses libéralités. En tout cas, quiconque a jeté
les yeux sur la correspondance échangée alors entre le marquis de
Torcy et Clairambault, généalogiste des ordres du roi, chargé, aa.
moment de la donation, de dresser l'inventaire des pièces apparte-
nant à Gaignières, quiconque s'est mis ainsi au courant des faits
auxquels celte donation a servi de motif ou de prétexte ne saurait
garder qu'un fâcheux souvenir des désirs au moins impatiens et
des soupçons dont on ne craignit pas d'environner la personne
même du donateur.
On a vu que, par une clause de l'acte passé en 1711, Gaignières
s'était réservé la jouissance, sa vie durant, de tous les objets
d'art et de tous les recueils dont il instituait le roi propriétaire.
En outre il avait été convenu qu'à titre, non de salau'e, mais de
simple indemnité, il recevrait une pension viagère de A, 000 livres,
plus A, 000 autres livres une fois payées, qu'enfin « incontinent
après son décès la somme de 20,000 livres » serait répartie entre
« ceux en faveur desquels ledit sieur de Gaignières en aurait dis-
posé. » Or de ces diverses stipulations, celles qui avaient trait à un
dédommagement pécuniaire furent seules respectées. Quant au
reste, on se crut à peu près délié des obligations contractées am
nom du roi par son ministre, et le prétendu usufi-uit assuré d'abord
àGaignières ne tarda pas à n'avoir pour lui d'autre suite qu'une pos-
session troublée ou équivoque, pour ceux qu'il appelait à en pro-,
fiter sous son toit qu'une succession de tracasseries mesquines
84 REVUE DES DEUX MONDES.
OU d'imputations calomnieuses. Tantôt ce sont des espions qu'on
aposte pour voir si quelque visiteur n'emporte rien des trésors qu'il
a eus sous les yeux; tantôt, les soupçons remontant jusqu'au maître
de la maison lui-même, on soumet ses domestiques à un interroga-
toire en règle sur ce qu'il a pu faire ou dire , et des rapports ten-
dant à dénoncer chez lui la pensée d'un détournement sont immé-
diatement adressés à qui de droit. Nous n'en finirions pas s'il nous
fallait entrer dans le détail des perfidies, et des manœuvres aux-
quelles donnèrent lieu la situation où s'était si loyalement placé
Gaignières et bientôt la maladie dont il ne devait point relever. Il
n'y a que justice toutefois, à propos de ces vilenies, à signaler ce-
lui qui y compromit le plus directement son caractère et l'honneur
d'un nom d'ailleurs estimé des érudits. En épiant avec une sorte
de cynisme les moindres démarches de Gaignières et les approches
d'une mort qu'il appelait de tous ses vœux, Clairambault semble
transporter dans le domaine de la science quelque chose des mœurs
d'un bravo ou d'un familier de l'inquisition, — si tant est même
qu'il n'entende en ceci servir que ceux qui l'emploient, et que sous
son zèle apparent pour les intérêts d'autrui aucune arrière-pensée
re se cache d'avantages et de profits tout personnels.
Un passage d'une lettre adressée par Clairan;bault au marquis
de Torcy suffira pour donner la mesure de sa duplicité. Cet homme,
qui écrivait à Gaignières dans les termes les plus affectueux, qui
s'honorait d'être « son ami et son confident, » ce nlême homme
l'accusait ainsi auprès du ministre. « Je crains autre chose
plus dangereux : c'est que lui-même ne détourne, car je puis vous
dire en secret que ce qu'il a déclaré jusqu'à présent n'est pas de
bonne foi. Peut-être réserve-t-il de le dire à la fin, et qu'il veut
voir si on lui tiendra parole, afin de n'être pas dénué de tout, si on
ne le payait pas. Je crois aussi qu'il a quelque dessein d'ôter les
doubles de tout ce qu'il a. Je ne sais s'il laisserait le meilleur... »
Torcy, tout en accueillant l'accusation, sentait bien qu'il fallait
compter avec la bonne réputation de Gaignières et ses susceptibi-
lités d'honnête homme. Aussi dans sa réponse recommandait-il à
Clairambault d'agir « sans faire voir à M. de Gaignières qu'on eût
la moindre défiance sur son sujet... Vous savez au contraire, ajou-
tait-il, combien il est touché de soutenir l'idée de sa probité. » La
probité! on pourrait soupçonner celle de l'agent de M. de Torcy à
meilleur droit qu'il n'avait lui-même mis en doute la bonne foi de
Gaignières. L'empressement singulier avec lequel, au lendemain de
la mort de celui-ci, il fait transporter dans sa propre maison toutes
les collections qui avaient appartenu au défunt, afin, disait-il, de
mener plus rapidement les travaux d'un nouvel inventaire et d'o-
LE CABINET DES ESTAMPES. 85
pérer un triage préalable entre les objets dignes de la Bibliothèque
et ceux qui ne mériteraient pas d'y figurer, — les félicitations qu'il
reçoit à ce moment de ses amis, de Lancelot entre autres, sur la
liberté que les événemens lui laissent d'agir absolument à sa
guise (1). — enfin et surtout la présence aujourd'hui dans les pa-
piers de Clairambault conservés au département des manuscrits
d'une quantité considérable de pièces écrites ou annotées de la
main de Gaignières (2), — tout cela permet au moins d'hésiter sur
le degré de confiance que peuvent inspirer les procédés employés
pour liquider la succession ouverte et le désintéressement du liqui-
dateur.
Quoi qu'il en soit, après que l'abbé de Louvois, alors garde de
la Bibliothèque, eut accepté pour cet établissement la part que lui
attribuait l'état récapitulatif dressé par Clairambault, après que les
tableaux et les autres articles jugés, à tort ou à raison, inutiles eu-
rent été séparés du lot do la Bibliothèque pour être publiquement
vendus (3), 2.679 volumes ou portefeuilles, contenant des manu-
scrits, des dessins et des estampes, vinrent à la fin de l'année 1716
occuper la place que la générosité de Gaignières leur avait d'avance
assignée. Le tout, il est vrai, déposé en bloc au cabinet des manu-
scrits, y demeura pendant plus de vingt ans dans cet état d'indivi-
sion; mais en 17/iO on se décida à répartir les diverses séries de la
collection de Gaignières en raison du caractère propre à chacune
d'elles et des collections déjà existantes auxquelles la nature des
pièces semblait le plus naturellement les rattacher. Ce fut ainsi que
le cabinet des estampes, qui avait commencé alors de former un
département distinct, s'enrichit de ces précieuses suites de cos-
tumes, de portraits, de pièces topographiques, de tant d'autres des-
(1) Il Enfin, écrivait Lancelot à Clairambault dix jours après la mort de Gaignières,
enfin vous voilà donc le maître ou peu s'en faut d'un des plus grands dépôts qu'il y
ait. Il me semble déjà, monsieur, vous voir nager en pleine eau... »
(2) M. Léopold Delisle, dans son savant ouvrage sur le Cabinet des manuscrits,
évalue « à plus de cent volumes. » l'ensemLle des pièces provenant de la collection de
Gaignières que Clairambault se serait ainsi « appropriées. »
(3) Cette vente, piescrite par un arrêt du conseil en date du G mars 1717, produisit
une somme totale de 16,761 livres 14 sols. L'estimation des objets réservés pour la
Bibliothèque donnait sur l'état dont nous avons parlé un chiffre à peu près double,
36,783 livres. Au reste tout ce qui concernait le fait de la donation même fut tenu
aussi secret que possible par le ministre et par ses agens. Les affiches annonçant la
vente publique ne disaient mot de ce qui y avait donné lieu, et dès le 13 avril 1715 le
Mercure recevait l'ordre d'observer à ce sujet le même silence. « Vous pouvez, écri-
vait le marquis de Torcy au directeur de ce recueil, parler de M. de Gaignières dans
un de vos prochains Mercnres et faire mention, si vous le jugez à propos, de sa nais-
sance, de son mérite et de ses qualités personnelles; mais il ne convient pas que vous
parliez de la disposition qui a été faite de son cabinet. »
66 REVUE DES DEUX MONDES.
sins ou gravures dont la provenance est encore aujourd'hui con-
statée par les premières lettres du nom de Gaignières estampillées
sur chaque pièce.
Un recueil de dessins pourtant, et un recueil considérable à tous
égards, ne fut pas compris parmi ceux qu'on retirait du cabinet
des manuscrits pour les transporter dans le cabinet des estampes :
16 grands volumes, contenant environ 3,000 copies d'après les mo-
numens funéraires élevés depuis le mo}'en âge à la mémoire de
personnages français, restèrent sur les rayons où on les avait dé-
posés lors de leur entrée à la Bibliothèque. Malheureusement ils n'y
restèrent pas toujours. Vers la fin du dernier siècle, ils disparurent,
dérobés, dit-on, par les mains mêmes de celui qui en avait la garde,
ou tout au moins avec la complicité de sa négligence (l), et, vendus
en Angleterre à l'antiquaire Richard Gough, ils passèrent à sa mort
dans la bibliothèque bodléienne. Ce serait donc à Oxford qu'il fau-
drait aujourd'hui aller consulter ces documens sur l'histoire de l'art
français, si depuis quelques années des calques strictement fidèles
n'étaient venus réparer autant que possible le préjudice subi et re-
mettre jusqu'à un certain point la Bibliothèque en possession de
son bign. D'autres dessins d'après des monumens du même ordre,
d'abord annexés dans les collections du département des manu-
scrits aux recueils généalogiques ou historiques, ont été récemment
transmis au département des estampes, où ils complètent la riche
série des tombeaux et des épitaphes reconquise, sous forme de du-
plicata, à Oxford. Eafin plusieurs autres pièces détachées de la
même suite, et conservées jusqu'en 1861 à la bibliothèque Maza-
rine, ont cessé de figurer dans une collection où elles n'avaient pas
en réalité leur raison d'être. On peut dire que maintenant tous ou
presque tous les documens dessinés ou gravés qu'avait réunis Gai-
gnièfts se trouvent centralisés dans le département des estampes.
Après bien des vicissitudes, cet incomparable ensemble de témoi-
gnages historiques est, suivant le vœu du donateur, désormais à
l'abri des chances de dispersion et à la libre disposition de quicon-
que a besoin d'y puiser.
ni.
Nous avons dit que, lorsqu'en illiO la collection des monumens
figurés ayant appartenu à Gaignières fut séparée, à la Bibliothèque,
de la collection de ses manuscrits pour être définitivement installée
(1) Voyez à ce sujet le dossier judiciaire contenant les interrogatoires subis en sep-
tembre 1784 par l'abbé de Gevigney, ci-devant garde des titres et généalogies à la Bi-
bliothèque du roi. — Archives. Section judiciaire, Y. 11427.
LE CABINET DES ESTAMPES. 87
parmi les recueils da cabinet des estampes, celui-ci avait depuis
quelques années déjà son organisation particulière et sa vie propre.
Au lieu de ne former, comme parle passé, qu'une section du dépar-
tement des livres imprimés, ou plutôt au lieu de continuer à y être
confondus avec ces livres mêmes, les recueils d'estampes, successi-
vement acquis par ordre du roi ou donnés à sa bibliothèque, avaient
été dès 1720 isolés de manière à constituer un nouveau départe-
ment sous la surveillance et l'administration d'un garde spécial (1).
Cette utile réforme, due à l'abbé Bignon, qui venait de remplacer
l'abbé de Louvois dans les fonctions de bibliothécaire du roi, n'é-
tait d'ailleurs qufî la conséquence forcée des richesses croissantes
de la Bib'iothèqae et des prescriptions légales qui de plus en plus
tendaient à en populariser l'usage. D'une part, les diverses collec-
tions étaient devenues trop volumineuses pour que le classement et
la garde en passent rester plus longtemps conllés à un seul homme,
si actif et si éclairé qu'il fût; de l'autre, l'obligation, aux termes
d'un arrêt du c nseil en date du 11 octobre 1720, « d'ouvrir la
Bibliothèque aux savans de toutes les nations, en tout temps, aux
jours et aux heures qui seront réglés par le bibliothécaire,... et aux
curieux une fo's par semaine, » n'aurait pas laissé, avec le maintien
du régime pri nitif, d'introduire le désordre dans le service aussi
bien que l'incertitude dans les recherches du public. Pour satisfaire
à toutes les exigences et pour sauvegarder tous les intérêts, l'abbé
Bignon divisa le travail, multiplia les responsabilités, et fonda l'in-
dépenrlance de chaque département, tout en conservant l'unité de
la direction si périeure. Grâce à lui, une répartition méthodique
des trésors accumulés à la Bibliothèque assura la bonne organisa-
tion des services, et le cabinet des estampes en particulier fut sou-
mis dès lors à la discipline et aux règles qui devaient, à quelques
modifications près, être appliquées jusqu'à nos jours.
Le progrès au surplus ne se borna pas à cette sage distribution
des fonctions et des choses. Le nouveau local où l'abbé Bignon ob-
tint, non sans p^ine, d'établir les collections de la Bibliothèque leur
fournit un abri plus digne d'elles que le toit de hasard sous lequei
elles avaient été logées jusqu'alors, en même temps que l'espace
dont on pouvait disposer laissait toute latitude aux accroissemens
futurs de chaque série ou, le cas échéant, à la formation de séries
nouvelles.
(I) Les quatre catégories établies alors à la Bibliothèque étaient 1° les manuscrits,
2° les livres imprimés, 3° ks titres et généalogies, 4° les planches gravées et estampes.
Le cabinet des médailles et pierres gravées n'avait pas encore été transféré du palais
de Versailles à la Bibliothèque. Il n'y fut définitivement installé que vingt ans plus
tard.
88 REVUE DES DEUX MONDES,
Depuis que la Bibliothèque du roi avait été, sous le règne de
Charles IX, transférée de Fontainebleau à Paris, elle avait eu dans
cette ville même plus d'un voyage à faire, plus d'un emménage-
ment provisoire à subir. Placée d'abord rue Saint- Jacques dans les
bâtimens du collège de Clermont, que les jésuites venaient d'éva-
cuer, puis dans une grande salle du cloître des cordeliers, elle oc-
cupait, sous le règne de Louis XIII et pendant Its vingt-trois pre-
mières années du règne de Louis XIV, une maison que les cordeliers
possédaient rue de la Harpe, assez près de l'église de Saint-Côme.
En 1666, Colbert consacra « les maisons au bout de ses jardins »
rue Vivienne, ou plutôt rue Vivien, comme on disait alors, aune
nouvelle installation de cette bibliothèque du roi, enrichie déjà par
ses soins de tant de livres et de tant de manuscrits précieux, et dont,
il allait, dans le cours de l'année suivante, compléter les collections
par l'adjonction des estampes acquises de l'abbé de Maiolles. Le
moment vint cependant où ces maisons se trouvèrent ti op petites
pour contenir tout ce qui d'année en année y affluait. En vain
l'Académie des Sciences avait cédé aux livres la salle tout entière
où, depuis l'époque de sa fondation, elle tenait ses séances, et le
laboratoire qui y attenait; en vain les bibliothécaires s'ingéniaient,
à chaque acquisition ou à chaque donation nouvelle, pour en mettre
les diverses parties à la portée des regards ou de la main. Quoi
qu'on fît, on en était à peu près réduit à la nécessité d'entasser les
objets, au fur et à mesure de leur entrée, sans autre classement
qu'une répartition en bloc, comme cela avait eu lieu pour les col-
lections de Gaignières, sans autre arrière-pensée chez personne que
d'empêcher quant à présent la BibUothèque de déborder.
Les choses en étaient là lorsque l'abbé Bignon entra en fonctions
(1719), et tout d'abord il s'efforça d'obtenir pour la Bibliothèque ua
logis mieux approprié à ses besoins. Il lui fut facile de faire res-
sortir les inconvéniens du régime d'alors et l'urgence de mesures
capables d'y mettre fin; mais, le mal une fois démontré, restait à
indiquer le remède. Ni l'abbé Bignon ni ceux qu'il avait intéressés
à sa cause n'étaient sans incertitude sur ce point. Fallait-il revehir
au projet, conçu par le ministre Louvois et abandonné depuis 1699,
d'utiliser pour les collections du roi quelques-uns des hôtels con-
struits autour de la place Vendôme? Etait-ce au Louvre qu'on devait
demander asile? On s'arrêta un moment à ce dernier parti, et déjà
les préparatifs se faisaient en vue d'une installation prochaine lors-
que l'arrivée de l'infante, fiancée à Louis XV, vint mettre de ce côté
toutes les espérances et tous les projets à néant.
Force fut donc de chercher ailleurs, mais cette fois on n'eut à
chercher ni loin ni longtemps. En face de la Bibliothèque, à l'angle
LE CABINET DES ESTAMPES. 89
même de cette rue Vivienne qu'il s'agissait pour elle de quitter,
des bàtimens spacieux se trouvaient tout à coup disponibles : com-
ment laisser échapper une occasion aussi favorable et ne pas s'em-
presser de prendre ce qu'on avait en quelque sorte sous la main?
On sait que l'ancien palais Mazarin, devenu la propriété du mari
d'Hortense Mancini, avait été sous la régence acquis pour le roi et
donné en son nom à la Compagnie des Indes. Law y avait établi ses
bureaux et ouvert ainsi un nouveau théâtre aux agiotages et aux
scandales de la rue Quincampoix; mais, lorsqu'en 1721 survint l'é-
clatante ruine de ce qu'on appelait le système, le vide se fit à peu
près dans ces murs un moment si peuplés. Les restes de la banque
de Law n'occupèrent plus qu'une petite partie du palais qu'avait
habité Mazarin, tandis que les dépendances de ce palais parallèles
à la rue de Richelieu et désignées, depuis la moit du cardinal, sous
le nom d'hôtel de Nevers demeuraient presque sans emploi. Ce
fut alors que l'abbé Bignon sollicita du régent, le duc d'Orléans,
l'autorisation d'y transporter la Bibliothèque, et, le consentement
du prince une fois obtenu, il crut si bien avoir partie gagnée qu'il
n'attendit même pas l'accomplissement des formalités légales. Quant
aux travaux d'installation préparatoires, le désir d'occuper la place
au plus vite fit qu'on se dispensa de les entreprendre et que, au
moment même de l'emménagement, on y suppléa comme on put.
« En conséquence des ordres du régent, dit Leprince dans son
Essai historique, on transporta sans différer dans l'hôtel de Ne-
vers... le plus qu'il fut possible de livres, lesquels furent placés
dans différentes chambres et rangés sur des tablettes faites à la
hâte. »
Jusque-là tout allait au mieux, mais l'on avait compté sans les
suites. Les réclamations de plusieurs intéressés contre l'envahisse-
ment un peu brusque, il est vrai, de leur demeure, le mécontente-
ment des gens de loi, qui, n'ayant pas participé à l'affaire, ne se
faisaient pas faute d'en accuser l'irrégularité, la mort du régent et
par conséquent pour les émigrés de l'hôtel Colbert la pe-rte de leur
pfus puissant protecteur, d'autres difficultés encore faillirent maintes
fois amener un éclat et aboutir à un nouveau déplacement de la
Bibliothèque. Il ne fallut pas moins que la ténacité de l'abbé Bignon
et l'autorité du comte de Maurepas, alors ministre de la maison du
roi, pour triompher de tous les obstacles. L'une et l'autre y réus-
sirent à la fin. Après plus de deux années de négociations inces-
samment rompues et renouées, après bien des échanges de paroles
et de procédures, un accord fut conclu qui, en sauvegardant cer-
tains droits antérieurs, déterminait le droit des nouveau-venus à
l'occupation principale, à la possession presque totale des lieux.
90 REVUE DES DEUX MONDES.
Par lettres patentes enregistrées au parlement le 16 mai 1724, et
à la chambre des comptes le 13 juin suivant, le roi déclaia « affecter
à perpétuité l'hôtel (le Nevers au logement de sa bibliothique, »
sauf à réserver pour des services tout diiïerens les bâtimens sur la
rue Neuve-des- Petits- Champs les plus rapprochés de la rue Vi-
vienne ou, si l'on veut, le palais iMazarin proprement dit (1). Tout
embarras avait dorx cessé dans la présent comme toute crainte
pour l'avenir. Bientôt les grands travaux d'aménagement et de dé-
coration intérieure entrepris sous l'habile direction de l'architecte
Robert de Cotte allaient achever de régler le sort de l'édifice livré
à la Bibliothèque et d'en fixer la destination.
Qu'advint-il du cabinet des estampes durant cette première pé-
riode d'agitation et pendant les années qui suivirent? Quelle place
trouva-t-il d'abord sur ce terrain disputé, quel fut son lot un peu
plus tard dans la rt'^partilion des locaux définitivement abandonnés
à la Biblioiiièque? Il semble d'autant moins supyrliu d'examiner la
question qu'elle a été jusqu'à présent négligée ou incomplètement
éclaircie, faute des documens authentiques qu'un heureux hasard a
mis entre nos mains.
On a vu que la constitution du cabinet des estampes en un dé-
partement séparé de la collection des livres avait k peu près coïn-
cidé avec la translation de la Bibliothèque tout entière dans les
salles de l'hôtel de Nevers. Le moment certes n'était pas favorable
à une organisation méthodique des recueils composant le nouveau
département, ni même à un simple rangement matériel dans un
espace convenablement préparé. Au lendemain de l'espèce de coup
d'état par lequel on s'était emparé de l'hôtel de Nevers, ce que l'on
prétendait seulement, ce que le garde des estampes voulait comme
chacun de ses collègues, c'était faire ouvertement, rapidement, acte
de possession et se fortifier en quelque sorte contre les agressions
par la quantité même et la masse des objets une fois apportés.
Aussi ne prit-on guère le temps de choisir, pour loger les planches
gravées et les estampes, ce qui présenterait les meilleures condi-
tions au double point de vue du classement à établir et des com-
munications à faire sur place. On entassa le tout dans quelques
chambres au premier étage, entre l'appartement de l'abbé Bignon
(1) L'usage do consacrer ces bâtimens à des établissemens financiers se continua
jusqu'à une époque assi'z rapprochée de nous. Après avoir été occupés par les bureaux
de la Compagnie des Indes, ils servirent d'abri à la Bourse. Plus tard, on y installa le
Trésor, et, sous la restauration, pendant le ministère Villèle, l'administration centrale
des finances y résidait encore. En 182S seulement, le palais Mazarin reçut la môme
destination que l'iiôiel de Nevers, attribué depuis plus d'un siècle déjà aux collec-
tions de la Bibliothèque.
LE CABINET DES ESTAMPES. ' 91
et les chambres où l'on avait déposé les livres imprimés, c'est-à-
dire dans la partie des bâtimens sur la rue de Richelieu limitée au-
jourd'hui d'un côté par la galerie du département des médailles, de
l'autre par le corps de logis faisant face à la place Louvois.
Au bout de quelque temps néanmoins, lorsque, les droits de la
Bibliothèque à une occupation définitive ayant été officiellement
reconnus, il fut permis de revenir sur les empressemens de la
première heure, on sentit la nécessité d'assigner au cabinet des
estampes un local plus spacieux. Aux inconvéniens résultant de
l'installation dans le bâtiment sur la rue de Richelieu se joignait
d'ailleurs un grave danger, celui du feu, que menaçaient de lui
communiquer d'un instant à l'autre les cheminées de l'apparte-
ment habité au même étage par le bibliothécaire en chef ou les che-
minées des logemens établis dans les combles tant pour les autres
« officiers de la Bibliothèque du roi » que pour les employés en
sous-ordre et les hommes de service (l). Il fut donc décidé que le
cabinet des estampes quitterait ce périlleux voisinage pour aller,
vers la fin de l'annje 1738, s'établir au rez-de-chaussée du bâti-
ment sur la cour parallèle à celui qu'il avait jusqu'alors occupé,
dans la grande salle qui précède aujourd'hiii la. salle des Globes.
Pendant les douze années qui suivirent, il n'eut pas en effet d'autre
asile; mais, au bout de cette période, nouveau changement déter-
miné par un nouveau danger. Si les estampes, là où on les avait
mises, se trouvaient préservées des chances d'incendie, elles n'é-
chappaient pas aussi sûrement aux risques d'une détérioration gra-
duelle. L'humidité du lieu commençait à compromettre si bien la
santé de ces précieuses pièces que, aux termes d'un rapport adressé
alors à l'abbé Bignon, quelques-unes d'entre elles paraissaient « près
de s'en aller en bouillie, » tandis que les planches gravées du Ca-
binet du roi s'oxydaient déjà « de manière à cesser d'être sous peu
en état de fournir des épreuves. »
On prit donc le parti de déménager encore une fois ces planches
gravées et ces estampes. A la demande de Hugues-Adrien Jo'y, qui
venait d'être nommé garde en remplacement de Delacroix, elles fu-
rent en 1751 transportées dans les entre-sols du corps de logis par
lequel les bâtimens sur la rue de Richelieu se reliaient à ceux que
longe aujourd'hui le jardin parallèle à la rue Yivienne (2). C'est là
que pendant plus d'un siècle le cabinet des estampes vit se succé-
(1) Sur l'état authentique des personnes logées alors à la Bibliothèque figurent
vingt-deux fonctionnaires ou employés, deux suisses, deux Trotteurs et les nombreux
domestiques de l'abbé Bignon.
(2) Ce corps de logis dit la Traverse s'élevait sur une partie de l'emplacement qu'oc-
cupe à présent la grande salle de travail du département des imprimés.
92 REVUE DES DEUX MONDES.
der les générations d'artistes et d'érudits dont les travaux, à quel-
que degré que ce soit, intéressent l'histoire ou résument la vie de
notre école moderne; c'est là que, placée enfin dans des conditions
de salubrité suffisantes, sinon dans un espace assez vaste pour ses
richesses, la collection de France acheva de devenir la première du
monde par la variété, le nombre et l'importance des monumens
ajoutés d'année en année à ceux dont elle se composait à l'origine.
On sait quelle portion de la Bibliothèque lui est consacrée au-
jourd'hui. Retiré au mois d'octobre 1854 des entre-sols qui devaient,
quelques années plus tard, disparaître avec le bâtiment dont ils fai-
saient partie, le département des estampes fut installé dans la
galerie basse du palais Mazarin que François Mansart avait disposée
jadis pour y loger les statues antiques appartenant au cardinal. De
nouvelles salles et deux nouvelles galeries ouvertes au-delà de
celle-ci par l'architecte chargé de la reconstruction de la Biblio-
thèque, M. Labrouste, d'autres dépendances établies à l'entre-sol des
bâtimens qui s'élèvent au fond et sur l'un des côtés de la cour de
l'ancien trésor, complètent l'ensemble des locaux affectés mainte-
nant au département des estampes, et n'occupent pas en superficie
moins de 1,086 mètres. Il y a loin sans doute d'un pareil chiffre à
celui qui représenterait l'espace concédé autrefois au même dépar-
tement, et cependant, si élargi que soit aujourd'hui le terrain, on
peut déjà prévoir le moment où il deviendra nécessaire d'en ac-
croître encore l'étendue; mais ce n'est pas l'avenir qu'il convient
d'envisager ici. D'ailleurs, en résumant ce qu'on pourrait appeler
l'odyssée du cabinet des estampes, en le suivant dans ses voyages
limités, il est vrai, parles murs de l'hôtel de INevers, nous avons in-
terverti l'ordre chronologique et forcément anticipé sur la succes-
sion des événemens. Il nous faut maintenant retourner en arrière
et reprendre, là où nous l'avions interrompu, le récit des faits pure-
ment relatifs à l'histoire de la collection elle-même, à sa biographie
pour ainsi dire, à mesure que les premiers progrès se confirment et
que la tradition fondée par Colbert va se renouvelant ou se déve-
loppant de plus en plus.
Henri Delaborde.
{La seconde partie au prochain n°.)
SOUVENIRS
DE L'ADRIATIQUE
II.
SCUTARI ET LES ALBANAIS, LES TRIBUS DES MONTAGNES
ET LES MŒURS DE LA GRÈCE HÉROÏQUE (1).
I.
Le 23 décembre 1871 au matin, nous quittions le port de Cat-
taro. La musique d'un régiment autrichien jouait sur La jetée; une
société tout européenne, des femmes qui portaient les toilettes de
Vienne, des officiers vêtus de l'élégante veste blanche de l'infanterie
impériale, mêlés aux marins dalmates, aux paysans de la Mon-
tagne-Noire venus pour le marché, regardaient le bateau du Lloyd,
le Mîramar, s'avancer lentement sur le canal étroit qui sépare Cat-
taro de l'Adriatique. Nous venions de causer en notre langue avec
ces amis improvisés que le voyageur se fait si aisément; nous avions
lu les journaux français, visité cette petite ville, où rien n'est
luxueux, où tout est confortable et aisé. Un beau soleil d'hiver
éclairait le golfe, ces montagnes à pic sur lesquelles les longs murs
des forteresses courent comme des guirlandes, les vingt chantiers
où les Cattarins construisent leurs navires, et cette suite de maisons
gaies, propres, élégantes, qui couvrent toute la côte. Quelque»
heures plus tard, le Miramar jetait l'ancre devant une plage dé-
serte. En face de nous s'élevait une cabane misérable; nous ne
(1) Voyea la Revue du 1" octobre.
9â REVUE DES DEUX MONDES.
distinguions ni jetée ni point de débarquement, il n'y avait qu'un
marais formé par un ruisseau. Quand le canot s'approcha, force fut
aux plus résolus d'accepter les épaules des harnais qui venaient
nous chcrclier pour nous porter à terre; ils nous déposèrent sur des
rochers où le pied le plus habile avait quelque peine à ne pas
glisser. Nous avions dit adieu à l'Europe, nous étions en Turquie.
Le point où nous débarquions, Aniivari, est cependant l'escale
d'un chef-lieu de province; c'est par là qu'il faut passer quand on
va à Scutari d'Albanie. Ce lieu est désolé; la hutte où logent les
douaniers chargés de percevoir nombre de batchichs et quelques
tarifs officiels, la cabane en planches du chef de la police qui de-
mande les passeports, une pauvre locande italienne qui vous donne
du pain, un morceau de viande et un matelas, — la marine n'a pas
d'autres habitations. La ville est à gauche assez loin dans la mon-
tagne, cachée dans une gorge. Si vous voulez vous aventurer à
quelques pas de l'auberge, vous ne trouvez ni route ni sentier; il
faut s'avancer au milieu des joncs, dans la terre détrempée, cher-
cher le gué de la rivière qui coule en cet endroit, escalader des
rochers pour retomber dans les flaques d'eau. Il semble, si long-
temps qu'on ait vécu en Turquie, qu'on oublie toujours combien
ce pays ne ressemble à aucun autre, la surprise est chaque fois
aussi poignante : cette antithèse de la civilisation et de la barbarie
ne trouve jamais le voyageur insensible. Certes la Dalmatie n'est
pas une de ces contrées où le progrès frappe à chaque pas, le pay-
san morlaque est inculte et grossier; mais, si loin que vous alliez
dans la province, vous y trouvez des usages qui vous rappellent
votre pays, des maisons où un voyageur peut loger, une auberge
où l'hôtelier a une nappe et des fourchettes, des routes, une admi-
nistration, une police sérieuse, l'Europe enfin. Passez le poteau qui
sépare les Dalmates des Turcs, ce reste de civilisation s'évanouit.
On va d'Ântivaii à Scutari à cheval et en caravane. La route est
de sept, de quinze, de vingt heures, selon la saison, selon que la
pluie a ou non détrempé la plaine, ou que les passages guéables
de la Boiana sont plus ou moins sûrs. Il faut trouver son chemin à
travers champs, tantôt suivre le lit des torrens, tantôt monter des
rochers en escalier, tantôt descendre sur des plans inclinés que l'eau
a rendus polis et gllssans comme le marbre, aventurer son cheval
au milieu de grosses pitrres taillées en pointe; mais le grand dan-
ger du voyage, ce sont les mares de boue qui recouvrent des pré-
cipices. En des guides qui nous précédaient disparut tout à coup
jusqu'aux épaules : cheval et cavalier s'étaient enfoncés dans un de
ces trous que nulle prudence ne peut être sûre d'éviter. Une voi-
ture qui suivrait une route à peu près carrossable ferait ce trajet en
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 95
trois heures. Le plus souvent, on couche à mi-chemin dans un mou-
lin abandonné. Comme il n'y a nul village sur ce pnrcours, le voya-
geur qui ne porte pas ses vivres avec lui ne dînera ffue le jour sui-
vant à Scutari. Enfin on aperçoit la ville, mais la dernière épreuve
est la plus périlleuse; cette capitale s'élève sur la rive gauche de
la Boiana, qui à cet endroit sort du lac, et dont le cours est très large.
Un pont de bois vermoulu qu'on doit traverser est si bas que la
moindre inondation le recouvre et entrahie les panipcts. Les chevaux
ne se hasardent, qu'avec hésitation sur ce parquet mouvant où leurs
pieds peuvent être pris dans les interstices que les planches laissent
entre elles. 11 arrive souvent que des caravanes parvenues à ce point
campent en face de la ville jusqu'à ce que l'eau décroisse ou qu'on
leur procure des barques. Le bazar de Scutari, un des plus impor-
tans de la Turquie, car on y vient de toutes les montagnes du pa-
chalikat et du Monténégro, est bâti près du pont dans un bas-fond.
Chaque année, l'eau entre dans les boutiques, et de temps en temps
en emporte une partie. La ville elle-même a é!,é plusieurs fois dé-
truite par les débordemens du lac; on voit de tous côtés des ruines
qui rappellent ces catastrophes, nulle part les digues qu'il serait fa-
cile d'élever et qui rendraient impossible le retour d'aussi grands
désastres.
Nous avions traversé tout Scutari que nous cherchions encore
cette capitale; quelques masures, aperçues à droiie et à gauche, nous
avaient paru n'être que des faubourgs. Les rues sot-it très larges,
les maisons, entourées de jardins, se cachent derrière des murs éle-
vés. Chaque demeure est isolée, l'habitant se renferme chez lui
comme dans une forteresse. Des portes épaisses de bois bruni,
garnies de serrures massives, indiquent seules les habitations. Au-
cune ville n'a davantage l'aspect d'un village; Scutari cependant
compte plus de 35,000 âmes. Au printemps, le vaste espace
qu'elle occupe devient une forêt de verdure : malgré les arbres, la
poussière et le soleil y sont alors insupportables; en hiver, la ville
est un lac de boue au milieu duquel les maisons s'élèvent comme
des îlots. Toutes les mosquées sont récentes ; le palais du gouver-
neur, vaste rectangle à un étage, dont une galerie intérieure fait le
tour, donne une assez juste idée de ce que devaient être les con-
structions primitives où les rois huns tenaient leur cour. Un des
derniers pachas a cependant fait commencer une rue européenne,
élever un casino; il y a, en sortant des faubourgs, une chaussée de
2 kilomètres de longueur, que l'autorité a soin de montrer aux
étrangers, et qui, dit-on, sera continuée un jour jusqu'à la mer.
Les beys d'Albanie trouvent que cette capitale est bien protégée,
que nulle muraille ne vaudrait les marais et les précipices qui la
96 REVUE DES DEUX MONDES.
séparent de la mer. Quelle armée s'aventurerait avec ses bagages
et ses canons clans ce pays impraticable? Que si cette absence de
route a quelques inconvéniens, l'Osmanlis en prend son parti. De
Scutari à Constantinople, on compte vingt-deux journées, encore le
voyage ne peut-il se faire que dans la belle saison. Les fonction-
naires que la Porte envoie dans la province prennent, pour se
rendre à leur poste, les routes les plus étranges; ils remontent le
Danube, vont à Vienne, puis à Trieste, et de là par le Lloyd gagnent
l'escale d'Antivari, à moins qu'ils ne descendent du Bosphore à
Syra, pour faire le tour du Péloponèse et débarquer à Corfou. Des
gens qui sont exposés à être nommés à Bagdad ou dans la pro-
vince de Van ne s'effraient pas pour si peu. Si les pluies ont com-
mencé, — et qu'ils ne soient pas gouverneurs de province, au-
quel cas il leur faut toujours se hâter, — ils attendent le retour
du printemps. Ils savent qu'en hiver personne ne voyage, que
leurs compétiteurs n'iront pas plus qu'eux à Constantinople. Du-
rant la mauvaise saison, presque toutes les intrigues chôment chez
les Osmanlis. C'est une conviction du vieux parti turc que les amé-
liorations modernes ne peuvent que nuire aux musulmans : les
routes serviront aux rayas qui font le commerce, aux étrangers qui
protègent toujours les rayas, qui verront plus facilement ce qui se
liasse en Turquie, — les ports et les chemins de fer aux Européens,
les écoles aux idées de révolte; la richesse publique détruirait l'em-
pire, puisqu'elle serait tout entière aux mains des populations sou-
mises. La barbarie est le rempart des Ottomans, comme cet espace
inculte, semé de fondrières, de gros rochers, coupé de hautes mon-
tagnes, privé de toute route, est la meilleure défense de Scutari. Il
n'y a qu'un ennemi de la race, le progrès; aucune idée n'est plus
précise pour les musulmans d'Albanie. Ils s'expriment à ce sujet
avec une franchise brutale, et peut-être ne se trompent-ils pas de
tout point.
Le vilayet de Scutari, formé de la Haute-Albanie, Albanie blanche
ou Guégarîa, porte officiellement le titre de province d'exception;
c'est qu'il est très peu étendu. Le voisinage du Monténégro, l'indé-
pendance des tribus des montagnes, leur esprit d'indiscipline et
aussi le privilège qu'elles ont de servir, bien que chrétiennes, dans
les armées du sultan, telles sont les raisons qui ont fait un gouver-
nement général d'une circonscription qui, en toute autre partie de la
Turquie, formerait un simple sandjak. La Haute-Albanie en effet ne
compte guère plus de 250,000 habitans. Le vilayet voisin de Janina
a une population de 700,000 âmes, celui d'Andrinople, au nord, de
près de 2 millions. Si on excepte les environs du lac de Scutari et
le bord de la mer, le pa,ys est un entassement de montagnes, où les
SOUVENIRS DE l'aDRIATIQUE. 97
principaux sommets gardent leur neige toute l'année. Ces longues
chaînes, quand on les voit de la mer, forment une série d'élage?
d'un gris sombre; elles s'élèvent en terrasses giganLesqu.es semées
de piques, de dômes, qui se détachent sur des lignes très simples.
C'eût déjà la beauté de la Grèce, la môme netteté de forme, la
même harmonie de proportions. Le soleil rend la ressemblance plus
sensible dès qu'il éclaire ces hautes masses : les chaînes éloignées
alors sont recouvertes d'une sorte de vapeur grise et lumineuse,
d'une gaze qu'il semble possible d'aller prendre et délacher. Sur
les montagnes plus proches, toutes les saillies se précisent, se dé-
coupent, ressortent; la roche absorbe les flots de lumière, l'œil se
figure qu'elle est devenue une substance translucide. On devine
ce qu'est ce pays de montagnes, une suite de vallées, le plus sou-
vent très étroites, encaissées dans des cercles de rochers, commt
dans des forteresses où en hiver l'habitant est enfermé pa'r les neiges.
Dans beaucoup de cantons, le sol est pauvre, le paysan ne voit au-
tour de lui que des pierres mêlées à une herbe rare; mais l'Albanie
a aussi de magnifiques forêts, des lacs, des pâturages, les districts
de montagne possèdent presque toujours sur les bords des deux
larges fleuves qui traversent la contrée, le Drin et la Boiana, ou
près du grand lac de Scodra, de vastes prairies.
Pour l'administration turque, la province est divisée en deux par-
ties, les districts montagneux, ou plutôt, comme on dit officielle-
ment, les montagnes, les cantons ou nahiès de la côte et des environs
immédiats de Scutari. Ces cantons seuls sont soumis au régime or-
dinaire des vilayets; ils ont l'organisation qu'on trouve partout
dans l'empire. L'aspect des villes, en général bâties sur,des collines,
restes d'établissemens grecs, slaves ou vénitiens, comme Antivari,
Alessio, Dulcigno, n'oflre d'original que les vestiges de forteresses
et d'églises décorées du lion de Saint-Marc. L'état du pays est mi-
sérable, la désolation gagne partout; un banc de sable ferme l'em-
bouchure de la Boiana, qui pourrait être la richesse de la province;
des ports excellens se comblent tous les jours, par exemple ceux
de Saint- Jean de Médua et de Dulcigno. Le Drin et la Boiana, dont
le cours n'est pas régularisé, rendent incultes des plaines longtemps
fertiles : la fièvre chasse les habitans de villes autrefois salubres;
ainsi les Turcs ont dû abandonner Alessio et se construire d'autres
maisons plus loin dans la montagne. La grande plaine de Brégu-
Mahias, inondée une partie de l'année, devient un marais; les efforts
récens d'une tribu voisine, celle des démenti, n'ont donné encore
que de bien faibles résultats. L'Albanie, surtout sur la côte, est
couverte de ruines : les unes anciennes, laissées par les guerres du
xvi^ et du XVII® siècle et qu'aucun retour de prospérité n'a restau-
TOME cil. — 1872. 1
9S REVUE DES DEUX MONDES.
rées ou fait disparaître : les autres récentes, résultat des épidémies
et des fièvres. On voit que cette province ressemble à presque toutes
celles de l'empire.
La population appartient à la race albanaise. Toutefois au nord
de laBoiana on trouve plusieurs cantons slaves, dans les villes de la
côte des Juifs, des Bohémiens et quelques Grecs. Les districts soumis
à l'administration régulière comptent de 120,000 à 130,000 âmes,
les tribus des montagnes, au nombre de vingt et une, plus de
120,000. Ce vilayet est le seul gouvernement turc où les catholiques
dominent : ils représentent à eux seuls la moitié de la population to-
tale; le reste, si on excepte 41,000 Grecs, est musulman. La pro-
vince ecclésiastique d'Albanie, qui porte dans les actes de la cour
de Rome le nom d'Albania turcica, est divisée en trois archevêchés
dont dépendent quatre évêchés (1). Les habitans sont si pauvres
qu'ils peuvent difficilement venir au secours de leurs chefs spiri-
tuels. C'est de Rome qu'il faut envoyer l'argent nécessaire à ces
églises : la propagande de Lyon fait beaucoup, mais ne peut suffire
à tout; l'Autriche n'attribue au clergé latin que des subsides insuffi-
sans. Dans ces conditions difficiles, surtout depuis les changemens
survenus dans la situation du saint-siége, l'Italie essaie de prendre
le protectorat des catholiques sur ces côtes, privilège séculaire de
la maison de Habsbourg, et tout d'abord de leur faire accepter son
argent. L'empereur d'Allemagne, bien que protestant, rappelle aux
évêques que les provinces rhénanes sont catholiques, et offre des
secours que la pauvreté de ces missions ne peut refuser; du reste
le primat actuel d'Albanie, Ms'' Pooten, né près de Cologne, est sujet
allemand. C'est une nouveauté que les agens de la Prusse donnant
de l'argent aux cathohques orientaux pour bâtir de^ églises, décla-
rant qu'ils se feraient fort de remplacer la France ou l'Autriche, si
ces deux puissances devaient restreindre leur générosité. Il en est
cependant ainsi. Non-seulement en Albanie, mais en Grèce et dans
le Levant tout entier, le protectorat et les subsides accordés aux
chrétiens ont toujours été un principe d'influence que le nouvel em-
[\\ L'histoire religieuse de cette province a été faite par Farlati. W Pooten, arche-
vêque d'Antivari, titulaire du diocèse, qui habite depuis longtemps l'Albanie, a réuni
dans un grand ouvrage, écrit en latin, tous les rcnseignemens nouveaux qu'il a dû aux
inscriptions et à quelques chartes inédites. Metropolis Antivarensis et ecclesiarum
episcopalium in Albania turcica sitarum quœ eidem mefropoli subsunt, vel olim sub-
jeclœ fuerant, historia quam ex Illxjrko sacro Farlati ad suum usum in compendiuin
redegit Carolus Pooten, archiepiscopiis Antibarensis et Dioclensis, Albaniœ metropo.
lita ac regni Servies primas. Ce livre, qu'il a bien voulu me communiquer, ne sera
sans doute pas imprimé de longtemps. Les destinées d'un manuscrit dans les pro-
vinces turques sont si incertaines, qu'il n'est peut-être pas inutile de faire ici men-
tion d'un awssi important travail.
SOUVENIRS DE L ADRIATIQUE. 99
pire ne peut négliger. Ce n'est pas seulement de l'administration
financière des diocèses que s'occupe le saint-siége, les évêques re-
lèvent directement de lui. Jm propagande de Rome est un véritable
ministère auquel le travail ne manque pas. Tout ce qui en Europe
est réglé ou par l'état ou par des évêques instruits, capables de
décider les difficultés les plus sérieuses, lui est soumis par les pré-
lats albanais. Il est trop évident que ces missions abandonnées à
elles-mêmes ne pourraient remplir leur tâche. C'est Rome aussi qui
ouvre aux candidats ecclésiastiques ses propres séminaires, qui im-
prime les catéchismes, les livres de discipline. Le cardinal direc-
teur de la propagande, M^'' Rarnabo, est en réalité le véritable chef
ecclésiastique de l'Albanie chrétienne; peu de personnes connais-
sent mieux que lui cette province, où il n'est jamais venu.
L'état de ces missions est loin d'être florissant. L'esprit en est
tout italien; des franciscains les dirigent de concert avec des prê-
tres indigènes. A la fin de 1871, cinq des évêques ou archevê-
ques étaient Italiens, le sixième Polonais; les religieux venaient des
couvens de Rome et surtout des provinces napolitaines. Soit manque
d'argent, soit faute d'activité, on peut dire que l'instruction donnée
aux enfans est à peu près nulle. Dans le diocèse d'Alessio, sur
17,000 habitans, 50 seulement savent lire, 10 signer bur nom. A la
différence des lazaristes français, les franciscains se préoccupent
très peu de l'éducation ; pourvu qu'ils administrent les sacremens,
qu'ils en montrent la nécessité, ils croient leur tâche accomplie.
L'Italie n'a pas de sœurs de charité, d'ordre qui se consacre à l'édu-
cation des filles. La religion qu'enseignent ces moines est celle
qu'on donne au peuple de Naples; encore, si imparfaite qu'elle soit,
s'adresse-t-elle à des esprits trop grossiers pour la comprendre. Le
contraste est grand entre ces missions et celles que la France pos-
sède dans tout l'Orient; les jésuites et les lazaristes en Egypte, en
Syrie, en Asie-Mineure, à Constantinople, ont des écoles où vien<
nent les enfans de toutes les religions; cet enseignement pratique el
vraiment utile s'est développé au point que des institutions comme
celles d'Anthoura et de Ghazir dans le Liban suivent les programmes
de nos collèges. Les jeunes Syriens y font des dissertations fran-
çaises en très bon style; leurs maîtres vont plus loin, ils exigent
des élèves distingués des discours et des vers latins.
Le clergé catholique albanais est digne de toute pitié; si on ex-
cepte quelques évêques, l'ignorance est partout complète : le moine
franciscain jeté au milieu de ces montagnards perd bientôt l'espoir
d'exercer sur eux une véritable influence, si tant est qu'une telle am-
bition ait jamais tenu grande place dans ses pensées; il s'organise
le moins mal possible, cherche à s'assurer quelques redevances et
100 REVUE DES DEUX MONDES.
remplit les obligations indispensables de son ministère. Le prêtre
indigène, aussi grossier que le paysan, capable à peine de lire la
messe, vêtu du même costume que ses fidèles, portant comme eux
le fusil, ne diffère pas du pope et du moine grecs des pays les
moins cultivés; il est d'autant plus étroit, d'autant plus intolérant,
que les services qu'il rend sont plus contestables. Cette forme d'a-
postolat fait comprendre ce qu'a été la propagande byzantine chez
les peuples qui entouraient ou envahissaient l'empire grec : apo-
stolat sans énergie, qui ne donnait guère aux barbares que des cé-
rémonies nouvelles. Cependant Scutari possède depuis quelques
aimées un collège où on élève de jeunes Albanais, qui ensuite iront
à Rome à la propagande; les franciscains tiennent de petites classes
où ils enseignent la lecture et les quatre règles. 11 faut remarquer
aussi que les difficultés que rencontre le clergé sont grandes : la li-
berté est complète dans la montagne, mais c'est dans les villes que
la réforme devrait commencer; or, ni à Scutari ni dans les autres
chefs-lieux de district, la Porte n'a donné toute facilité aux catholi-
ques. Une population de 12,000 catholiques dans la capitale du vi-
layet n'a pas encore d'église : il a fallu des années pour obtenir un
firman qui permît d'élever quatre murs; c'est dans une grange re-
couverte de quelques planches que l'archevêque officie. Les émeutes
contre les latins se sont renouvelées fri^quemment pour chasser
les missionnaires ou détruire leurs constructions naissantes. Par-
tout sur la côte les entraves ont été nombreuses, et tous les jours
l'autorité les multiplie pour complaire tantôt aux Turcs, tantôt aux
Grecs ou aux Juifs. Dans cette lutte, bien des forces se sont épuisées
qui peut-être se seraient appliquées à une tâche plus haute; quel-
ques hommes d'intelligence et de cœur qui en d'autres pays eus-
sent accompli des progrès réels ont vu leurs jours finir sans que
l'œuvre fût commencée.
II.
Nous ne savons pas d'une façon précise combien d'âmes compte
la race albanaise. Les rares essais de dénombrement que commen-
cent à faire les Turcs divisent toujours les sujets du sultan selon la
religion. Ainsi l'almanach offiiciel de Janina, publié en 1S71, et qui
contient, — singulière nouveauté, — une statistique partielle du
pachalikat d'Épire, semble ignorer que la province est peuplée de
Grecs et de Schkipétars. Comme cette race est souvent mêlée aux
populations slaves ou helléniques, et qu'elle en subit rapidement
l'influence, il est parfois impossible au voyageur de reconnaître
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. ÎOl
avec certitude des mœurs et un type que quelques années ont mo-
difiés. Personne n'a mieux compris ces difficultés que George de
Hahn. Ce savant, que nous venons de perdre, avait consacré sa vie
à l'étudj des Schkipétars. Il habita d'abord longtemps leur pays,
surtout Janina et Scutari; il fit ensuite de nombreux voyages chez
les Guègues et chez' les Tosques (1). De toutes ses recherches, il est
résulté que la race albanaise doit compter 1,800,000 âmes environ.
Il s'en faut que cette population soit tout entière renfermée dans la
Haute et la Basse-Albanie : à l'est, elle arrive jusqu'aux frontières de
la Macédoine; en Dalmatie, près de Zara, elle habite plusieurs vil-
lages; la statistique des Slaves du sud évalue à Zi6,000 les Albanais
qui vivent dans les pays serbes ou bosniaques. Le royaume hellé-
nique en compte 173,000, l'Italie méridionale 85,000, qui aban-
donnèrent leur pays au xvi'' siècle.
Les Albanais [2) de l'Itahe ont depuis longtemps subi l'influence
de la civilisation qui les entoure. Ceux que l'on trouve en Grèce
vivent isolés dans une pauvreté et dans une inertie qui altèrent
leurs qualités natives, ou se transforment et deviennent Grecs, ne
retenant plus du passé que l'usage de leur langue; même en Épire,
où les Grecs cependant sont en minorité, les habitudes helléniques
modifient tous les jours le caractère des Schkipétars. C'est surtout
dans la Haute-Albanie, c'est-à-dire duns la province de Scodra, que
la race garde ses anciennes mœurs et sa figure originale. C'est là
qu'on peut voir encore ce peuple, destiné peut-être à disparaître
bientôt sans laisser aucun monument de son histoire.
Il n'y a pas en Europe de race plus ancienne que les Albanais.
Aucun témoignage classique ne parle de l'époque où Ils arrivèrent
dans la péninsule du Balkan : ils y étaient établis depuis longtemps
quand les envahisseurs slaves descendirent du DanulDe; ils y étaient
sans doute bien des siècles auparavant. Les anciens, qui connais-
saient fort mal le vaste territoire qui forme aujourd'hui la Turquie
d'Europe, se bornent à répéter que d'un côté, à l'est, se trouvaient
les Thraces, de l'autre, à l'ouest, les Illyriens : sous ce nom d'Illy-
riens, ils comprennent des populations très nombreuses qui habi-
taient au nord de l'Épire, entre l'Adriatique et la Macédoine. Les
Albanais, qui occupaient autrefois des espaces beaucoup plus éten-
dus, — on retrouve en effet des noms de villes qui appartiennent à
leur langue dans des cantons où on ne voit plus que des Serbes ou
des Bulgares, — senties derniers restes, selon toute vraisemblance,
(1) Ce sont les deux principales divisions de la race albanaise en Turquie; les Guè-
gues habitent au nord du Scombi, les Tosques au sud de ce fleuve et en Épire.
(2j Sur les Albanais, voyez, dans la Becue, deux études importantes d'' M. Cyprien
Robert, l" août 18i2, do 31""= la princesse Dora d'Istria, 1" mai I8GG.
102 REVUE DES DEUX MONDES.
de cette population primitive. Ils parlent un idiome dont les carac-
tères principaux commencent à être bien connus, grâce aux travaux
de Xylander, de George de Hahn, de M. Reinhold et en dernier lieu
de Franz Bopp. INous devons au maître de la philologie moderne
l'étude la plus sérieuse que nous possédions sur l'albanais ; toute-
fois il faut remarquer qu'il fonde ses observations sur un très petit
nombre de textes, tout à fait insuffisans pour donner une idée com-
plète de cette langue. George de Hahn n'a pas prétendu en faire
connaître tous les dialectes, il ne s'est occupé que de ceux qui se par-
lent de Scutari à Janiaa. Je tiens de ce savant que, dans le dernier
voyage qu'il fit aux sources du Yardar, il rencontra des tribus dont
l'idiome était tout nouveau pour lui, et avec lesquelles il ne put
s'entendre. C'est le langage d'Hydra et de Spezia que M. Reinhold
a étudié, surtout celui des matelots, avec lesquels il a passé de lon-
gues années comme médecin principal de la flotte grecque. L'al-
banais est une langue indo-européenne qui, par les radicaux, se
rapproche beaucoup plus du latin que du grec. Un botaniste dis-
tingué, M. de Ileldreich, vient de publier une flore de l'Attique où
il joint aux noms consacrés par la science les noms albanais; les
rapprochemens avec le latin se font à chaque ligne, et sont surpre-
nans. M. Reinhold affirme que certaines phrases latines sont com-
prises par le paysan albanais. Il en cite de nombreux exemples
et en particulier les mots célèbres veni^ vidi, vici, qui pour un
Albanais ont le sens que leur donnait Jules César, assertion que je
n'ai pas eu la bonne fortune de vérifier. Quoi qu'il en soit, il est
certain que les Albanais primitifs étaient proches parens de toutes
ces tribus qui, longtemps avant la fondation de Rome, vinrent de
l'Orient dans les vallées de l'Apennin; cette fraction de la race, au
lieu de traverser les Alpes, se répandit dans les vallées du Bal-
kan. M. Reinhold et G. de Ilahn ne sont pas satisfaits d'une anti-
quité déjà si reculée; le premier intitule son ouvrage Noctcs pelas-
gicœ, les Niais pélasges, et dédie son livre à ses compagnons d'armes,
qu'il- appelle nauiœ pelasgici, les marins pélasges ; le second con-
sacre la plus grande partie de ses Albanischcn Studien à démontrer
que les Schkipétars sont fils de Pélagos, fils lui-même du ciel. On
ne peut accumuler plus de textes à l'appui d'une thèse, faire preuve
d'une érudition plus minutieuse et plus exacte. Il a été de mode
autrefois de disserter longuement sur cette race mystérieuse, et
tout bon érudit leur devait un mémoire. Niehbur cependant a dit
depuis longtemps : « Le nom des Pélasges est odieux à l'historien
qui hait la fausse philologie, d'où naissent les prétextes de con-
naissances au sujet de ce peuple éteint. » Les anciens ne nous ont
rien laissé de précis sur ces premiers habitans du sol hellénique,
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 103
qu'ils ne connaissaient que par des souvenirs légendaires. Hérodote
seul signale deux petites tribus sans importance que l'on croyait
pélasgiques, l'une en Bithynie, l'autre sur le golfe Thermaïque. Le
nom des Pélasges n'est qu'un mot vague autour duquel on ne peut
grouper aucune idée certaine.
La barbarie dans laquelle ont vécu les Albanais, surtout ceux de
la Guégaiie, est incomparable. Ce peuple n'a pas une' seule chro-
nique, on ne saurait dire qu'il ait une poésie populaire quelque
peu développée. Il est vrai qu'en Sicile et dans les provinces napo-
litaines, depuis le xvi* siècle, on répète des chants albanais; mais
ils sont rares, et il faut les attribuer à des lettrés bien plus qu'aux
paysans. Ce sont des imitations faites sur les modèles que fournis-
sent les improvisateurs italiens, mais où on retrouve quelques-unes
des idées propres à la race. Les petites pièces de douze et quinze
vers qu'a réunies M. Reinhold donnent une idée plus juste de l'ima-
gination de ce peuple; on y voit un esprit enfantin aussi peu maître
des idées que de la forme. Il semble cependant que les guerres du
xvi« siècle, et plus tard les révoltes des pachas indigènes contre la
Porte, aient inspiré quelques compositions plus compliquées; mais
ces chants ne sauraient en rien se comparer ni aux hymnes guer-
riers des Slaves ni aux tragoudia de la Grèce. Ce peuple si ancien
n'écrit pas encore sa langue. Le journal de Scutari annonçait en
janvier 1872 qu'une commission, réunie par le pacha, venait d'ar-
rêter un alphabet dont l'usage allait devenir obligatoire. Nous ne
sommes pas près de ce progrès, qui ne saurait se faire par ordon-
nance, et que la Turquie du reste n'a aucun intérêt à souhaiter.
Les Albanais, quand ils sont forcés d'écrire leur langue, ce qu'ils
font rarement, se servent, selon la province qu'ils habitent, de lettres
turques, grecques, latines ou slaves. Aucune de ces tentatives ne
rend les sons qu'ils veulent reproduire. On compte sept alphabets
différens où les lettres latines sont combinées avec des poiats et
des traits. Les lettres grecques n'ont pas donné lieu à moins de
systèmes. M. Auguste Dozon, qui publie en ce moment une gram-
maire et des chants schkipétars, se voit obligé de créer de nou-
veaux signes de convention. L'histoire de la littérature albanaise se
réduit ju'?-,qu'ici à ces essais d'alphabets, tentés le plus souvent par
des étrangers comme Louis Bonaparte, l'évèque Grégoire d'Eubée,
G. de Hahn, M. lleinhold, ou par des Albanais d'Italie comme Ca-
valliotti et l'auteur anonyme de VAlfabelo générale Albanese-Epi-
roLico, publié à Livourne en 1869.
Les Albanais des montagnes n'ont jamais été soumis à personne.
Les Grecs anciens n'occupèrent que la côte, où ils eurent des villes
importantes comme Apollonie et Dyrrachium, les Romains laissèrent
iOll REVUE DES DEUX MONDES.
ces tribus indépendantes; ni les empereurs de Gonstantinople ni les
dynastas de Raschie ne cherchèrent à les administrer. Aujourd'hui
les Albanais reconnaissent l'autorité de la Porte, mais vivent à leur
guise. Ils forment des clans, j}hars ou djetas, mots qui signifient
foyer; les phars doivent en temps de guerre un contingent armé.
Cette obligation, que leur caractère guerrier accepte sans répu-
gnance, est le seul lien qui les rattache au gouvernement central. On
ne peut vivre au milieu de ce peuple sans mieux comprendre cett3
ancienne barbarie dont Thucydide disait dès le V* siècle qu'elle n'a-
vait pas laissé de trace, et qu'elle n'offrait plus à l'historien aucun
sujet d'étude. Les hommes que nous avons sous les yeux dans ces
montagnes en sont encore à cet état tout primitif où l'idée de cité
n'est pas née, où les instincts seuls règlent les actions. Ce qui aug-
mente pour nous l'intérêt de ces mœurs, de ces usages, de cette vie
si étrange, c'est que cette race est du même sang que les Grecs et
les Romains, c'est qu'à bien des égards on reconnaît chez elle des
traits de caractères, des détails et des nuances que nous devinons
chez les personnages de l'époque homérique.
L'Albanais aune parfaite distinction; la têie petite, le nez fm,
rœilvif, ouvert en amande, le cou long, le corps maigre, les jambes
hautes et nerveuses, il rappelle le type premier du Grec, tel que la
sculpture archaïque l'a représenté sur les marbres d'Égine. Sa dé-
marche est élégante; il prend plaisir à composer son maintien, il y
met une véritable recherche, et par là, malgré l'état inculte où il
est encore, il montre qu'il a le sentiment du beau et de l'harmonie.
II n'est pas jusqu'au costume qui ne fasse souvenir de l'antiquité.
La fustanelle blanche rappelle ce que devait être la tunique plissée
à la ceinture, les grandes guêtres qui enveloppent les jambes jus-
qu'aux genoux sont les cnémides de l'âge héroïque. Le costume
n'est pas étoffé et flottant comme à la belle épo'jue grecque, mais
on voit bien, par les vases d'ancien style, que les Hellènes d'autre-
fois n'avaient pas sur ce point les habitudes des contemporains de
Périclès. Une tunique ample et un manteau plus ample, qui se prê-
taient aux dispositions les plus élégantes, devinrent par la suite d'un
usage général. La stèle du guerrier de Marathon, quelques fresques
de l'Italie méridionale, représentent l'homme serré dans des vête-
mens étroits, et le même type se retrouve souvent sur les vases
peints à figures noires. Pour les femmes, la robe à manches col-
lantes et le tablier précèdent la tunique ionienne et le péplos. C'est
en Albanie qu'il faut chercher aujourd'hui l'explication des plus an-
ciens costumes helléniques.
Il n'y a pas de lien entre les différentes tribus d'Albanie. Elles
parlent des dialectes peu différens, portent un nom commun, se
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE, 105
réunissent contre l'ennemi étranger. En temps de paix, chacune
d'elles reste isolée dans sa montagne. Leur pays est divisé en
clans qui s'administrent comme il leur plaît, ou plutôt, — car le
mot administrer est faux, — qui vivent à leur guise. Aucune or-
ganisation n'est plus simple : les vieillards ou ;;//^A\*f s'occupent
des rares questions qui peuvent se présenter, par exemple de l'é-
poque où on conduira les troupeaux au pâturage, de la division de
ces pâturages, des réclamations qu'il faut faire à un clan voisin,
des débats qui s'élèvent entre deux habitans. Ce n'est pas qu'il y
ait une règle établie, encore moins une loi écrite; mais les chefs de
famille se réunissent naturellement pour les décisions qui les inté-
ressent. Il en était de même dans toute la Grèce primitive, où les
gouvernans de chaque tribu s'appelaient les vieillards, vépovTeç. Ces
anciens rendent la justice, assis en cercle sur des pierres, comme
ceux qu'on voyait sur le bouclier d'Achille. Quand les chefs alba-
nais sont ainsi réunis pour un jugement, ils forment ce qu'on ap-
pelle la ronde du sang-, c'est ce que les sagas nomment le gerichts-
ring. Le plus souvent, il n'est pas nécessaire de créer d'autres chefs;
mais, quand on prend les armes ou qu'on décide une expédition
lointaine, il faut investir un maître d'une autorité plus étendue.
Dans la vie d'un clan peu nombreux, l'idée à\x jjrincijjai ne saurait
se produire : elle est née d'elle-même chaque fois que les Albanais
ont voulu entreprendre une action commune. Seulement ces actions
ont toujours été de courte durée, de sorte que la royauté n'a pu
devenir une institution. L'aristocratie même n'a jamais existé que
dans les tribus un peu étendues, et qui avaient des pâturages et
des champs fertiles. C'est la richesse seule, consécration du mérite
et de la force ou fruit du hasard, qui a créé parfois ces aristocra-
ties, par exemple chez les Castrati, chez les Hotti, chez les dé-
menti, chez les Yassœvitch.
On trouve en Albanie quelques essais de 'principal, surtout chez
les Mirdites. Leur territoire compte plus de 20,000 âmes; ils ont eu
souvent à se défendre contre les Slaves de religion grecque, contre
les musulmans. Une famille a pris plus d'importance que les autres,
la tribu s'est habituée à considérer comme supérieur une sorte de
chef qui portait le nom de Pierre; comme le mot albanais est Princk,
les Européens en ont fait prince. Autour de ce chef, quelques no-
tables sont devenus un conseil qui a quelquefois une certaine in-
fluence : ils possèdent plus de moutons et de bœufs que le simple
peuple, ils sont de véritables rois homériques, comme ces bnsileis
qui étaient si nombreux sur le rocher d'Ithaque. C'est aussi ce qui
est arrivé au Monténégro, qu'on peut citer ici, bien qu'il soit slave.
La Montagne- Noire est aujourd'hui gouvernée par un prince élevé
106 REVUE DES DEUX MONDES.
en France, elle subit les idées de l'Occident; mais il y a seulement
vingt années elle ressemblait de tout point à la Mirditie. L'ancien
Monténégro et la Mirditie actuelle font bien comprendre ce qu'était
l'état homérique, réunion de plusieurs clans, déjà plus avancé
plus près d'une organisation régulière que le phar albanais. Le
gouvernement y était celui de tous, surtout celui des vieillards;
un chef, dont l'autorité, tantôt contestée, tantôt acceptée, n'avait
rien de défini, gouvernait avec les notables et avec le peuple. C'était
la nécessité, non une constitution ou même la réflexion qui avait
établi cet état de choses; il ne prit quelque force que par la consé-
cration religieuse. Les rois grecs furent puissans quand ils ratta-
chèrent leur origine aux divinités de l'olympe, les princes de Mir-
ditie et de la Montagne-Noire, quand ils eurent un caractère religieux.
L'un était abbé mitre, l'autre évêque. De ce jour, ils tinrent leur
pouvoir d'une puissance supérieure au peuple et aux circonsiances.
Cependant il est facile de voir que l'âge des rois fils de Jupiter et ce-
lui des princes sacerdotaux fut précédé par une époque où les chefs
n'ayant aucun caractère surnaturel n'avaient pas de pouvoir solide.
Ce n'est pas à dire que les rois grecs se soient rattachés par cal-
cul à d'illustres origines. Ce fut leur puissance perpétuée durant
plusieurs générations qui donna toute liberté à l'imagination popu-
laire; le peuple consacra lui-même ses chefs, et dès lors fut sûr de
les respecter.
Le caractère des Albanais, la forme primitive des sentimens qu'ils
éprouvent, des idées qu'ils conçoivent, expliquent les usages de ce
peuple. Ces sentimens comme ces idées sont très peu nombreux. Il
semble que l'instinct ait seul une influence sur ces hommes; la ré-
flexion, le raisonnement, qui permettent de s'élever à des principes
généraux de conduite, leur sont inconnus. Ils cèdent au premier
mouvement sans en prévoir les conséquences; s'ils sont bons, c'est
par un penchant de nature, sans croire que cette bonté leur crée
des titres à la reconnaissance, sans que la bienveillance des autres
à leur égard leur impose de long? souvenirs. On peut dire d'eux ce
que Tacite disait des Germains : « ils reçoivent les présens sans
penser qu'ils doivent en garder la mémoire, ils les donnent sans
exiger en retour que vous en soyez reconnaissant (1); » ils donnent
et ils oublient, ils reçoivent et ils oublient de même : heureux de
donner, heureux de recevoir, comme des enfans qui agissent sans se
rendre compte de ce qu'ils font ou de ce qu'ils éprouvent, sans que
l'impression agréable laisse de trace après le court instant où cette
nature simple l'a subie. C'est là un caractère commun à toutes les
(1) « Gaudent muneribus, sed nec data imputant nec datis obligantur. »
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 107
races primitives et que les voyageurs ont souvent constaté chez
les tribus du Nouveau-Monde. L'hospitalité, si complète chez ces
peuples ne suppose pas les idées qui l'inspirent dans les civilisa-
tions plus avancées : elle ne saurait s'expliquer par des principes
élevés de charité. Tout est rudimentaire dans un pareil état d'es-
prit. Ces hommes sentent qu'une puissance supérieure les domine,
qu'ils doivent supplier Dieu de leur être bon; mais ce respect, cette
sorte de terreur, ne sont chez eux que très rares. L'Albanais est
irréligieux, ou plutôt il ne songe pas à la religion; sa piété n'a
ni symbole précis ni credo bien défini. Si par habitude il suit le
culte catholique, il dira à ses heures : « Le dieu de Mahomet aussi
est grand! » et de même les musulmans viendront trouver le prêtre
chrétien, iront aux panégyries de saint George, à la fête de Noël
surtout, brûleront des cierges à saint Nicolas. Quand l'esprit a
cette indécision enfantine, tout au plus peut-il imaginer que son
Dieu et ses saints aient une préférence pour leurs fidèles; mais
qu'un autre dieu et d'autres saints, adorés par des étrangers,
soient aussi puissans, ni l'Albanais, ni quelque race primitive que
ce soit ne peut en douter. Dieu est un génie bienfaisant, non une
nature supérieure : les dieux peuvent être nombreux; c'est ce qui
explique cette indécision de foi qui frappe si fort en Albanie, où il
est souvent difficile de savoir si un habitant est chrétien ou maho-
métan. De là aussi au xvi« siècle la facilité avec laquelle la moitié
du pachalikat de Scutari se convertit à l'islamisme, de là chaque
jour en Albanie des conversions ou des abjurations en masse. Un
village près du chef-lieu du vilayet vient cle renoncer au catholi-
cisme. Une querelle s'était élevée entre le prêtre et les habitans, le
matin de Pâques, sur l'heure de la messe : le franciscain ne voulut
pas céder, les vieillards de dépit allèrent trouver le pacha; ils sont
depuis lors musulmans. Et cependant la religion en ce pays a été
souvent un drapeau de guerre : ce qui fait qu'une tribu croit à son
dieu, c'est la haine de la tribu voisine.
Par le fait de notre culture intellectuelle et aussi des formes
d'esprit qui nous sont propres, nous avons beaucoup de peine à
comprendre un des caractères particuliers de cet état primitif. Ces
natures sentent vivement sans avoir la moindre aptitude à définir
ce qu'elles sentent. Ce sont des coups qu'elles reçoivent, qui les
remuent comme ils nous remueraient nous-mêmes; la réflexion
n'intervient pas pour expliquer les causes qui rendent cette émo-
tion légitime, les conséquences qu'entraîne un événement malheu-
reux ou heureux. On voit des femmes albanaises perdre leur enfant
et ensuite dépérir au point d'être atteintes d'un mal mortel; on ne
108 REVUE DES DEUX MONDES.
leur entend dire qu'un mot : « hélas ! » Elles sont sous l'empire de
la douleur, elles ne peuvent s'y soustraire; mais cette angoisse pour
elles ne s'éclaire pas, ne se raisonne pas, elle les torture, et elles
y succombent. La haine de même est tout instinctive : c'est un
mouvement violent qui agite tout l'être; si elle est satisfaite, elle
tombe sans laisser de souvenir. Comme tous les barbares, les Alba-
nais passent du rire aux larmes sans transition : c'est ce qui ex-
plique l'absence de remords chez ce peuple; il ne peut connaître
non plus la tristesse presque douce, qui est une langueur plutôt
qu'un mal poignant. Quand il cherche aux événemens de la vie une
explication, il la trouve très simple, et, comme il se donne de tout
des raisons imparfaites, si on veut ramener ces essais de doctrine à
un système, on se heurte aux plas bizarres contradictions. Une idée
cependant domine les autres. Ce qu'il fait, il l'explique par la fata-
lité; il y a une force supérieure qui l'a armé contre son frère, qui l'a
rendu violent, qui l'a porté au meurtre : « Cieu l'a voulu! » Et de-
main ce même homme se dévouera pour défendre ses parens, son
ami, ne comprendra pas qu'on songe à sa vie quand il faut sauver
un compagnon d'armes. Nous entrons dans une pauvre maison qui
sert de bakal, sorte de magasin où on vend des épices, du vin, des
liqueurs, tous les objets nécessaires à ces peuples, qui ont si peu
de besoins. Une femme d'une cinquantaine d'années est accroupie
dans un coin : il y a six semaines qu'elle n'a pas quitté cette place;
elle passe le jour à pleurer en criant : « C'est qu'ils ont tué mon
fils! » Le fils de la victime reçoit les cliens et paraît tout consolé;
il nous explique qu'un des voisins est venu, qu'une querelle s'est
élevée, qu'on a tiré les couteaux, et que son père est tombé mort.
« C'était un bien brave homme, » nous disent les assistans. « Qui ,
le mort ou le meurtrier? — Oh! tous les deux; que voulez-vous,
c'est la colère de Dieu qui a fait le mal. » Le coupable s'est enfui,
il avait à redouter la vengeance des parens; quant à la réprobation
morale, nul n'y songe. Cette mère même, qui est inconsolable et qui
maudit l'assassin, ne croit pas que le meurtre soit un si grand crime.
L'asile qu'on accordait dans la société grecque à tout homme qui
en avait tué un autre s'explique par ces mœurs et ces idées. L'Al-
banais reçoit l'assassin fugitif, qui n'est pas de son clan, lui donne
l'hospitalité, lui assure sa protection; il n'y a que la famille du mort
qui ait droit d'en vouloir au meurtrier.
On comprend sans peine ce que ces peuples entendent par homme
bon, homme mauvais; ce sont ces vieilles expressions de la langue
homérique : àyaôoi, xa/.oi. Celui qui est bon, ce n'est pas l'Albanais
vertueux, maître de lui, qui domine ses passions: c'est l'homme
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 109
fort, qui en impose par la parole, par les actes, celui devant qui il
faut plier, celui qui est vraiment maître des autres (1); le mauvais,
c'est l'être faible, timide. Le Sclikipétar racontera avec orgueil
qu'il a volé habilement les moutons du clan voisin, qu'il a surpris,
trompé et tué son ennemi, que nul ne l'égale en ruse, que nul ne
sait mieux que lui faire souïïrir sa victime. Ainsi le sage Nestor se
vantait dans l'assemblée des Grecs des razzias qui avaient été l'hon-
neur de sa jeunesse. Ainsi Ulysse avait mérité d'être cité en exemple
aux hommes de son temps, et rappelait avec orgueil son aïeul ma-
ternel, Autclykos, brigand émérite, protégé des dieux et surtout
d'Hermès. La piraterie resta jusqu'à l'époque historique, jusqu'au
temps de Thucydide et de Platon, un métier non-seulement avoua-
ble, mais qui méritait le respect populaire. Nous ne dirions pas à
un hôte auquel nous ferions honneur : « Seriez-vous pirate? » Les
Grecs homériques n'y manquaient pas. L'Albanais demande au fu-
gitif qui va devenir son ami: « Combien de têtes d'hommes as- tu
coupées? »
La vie albanaise est très simple, — ces peuples ne sont pas agri-
culteurs, et ils ont le mépris du travail pénible; — ils conduisent
leurs troupeaux aux pâturages, comme faisaient les héros grecs,
qui étaient tous bergers. Si la saison est trop mauvaise, ils brûlent
du bois et en vendent le charbon. C'est là certainement l'industrie
la plus primitive que l'historien puisse imaginer. Ils vivent dans des
maisons misérables; beaucoup de ces cabanes possèdent quelques
objets précieux, trésor du maître, non-seulement des armes, mais
dus aiguières ciselées, des colliers d'or, quelquefois d'admirables
bijoux. Comment ces merveilles se sont-elles égarées dans ces mon-
tagnes? Nul ne le sait. Les Albanais les plus considérés, ceux qu'on
appelle des pliaks, et que l'on regarde comme l'élite de la race,
prennent part aux travaux les plus vulgaires. Pendant que le fils
conduit les bœufs aux champs, comme Ménélas, le père construit sa
maison lui-même comme Llysse. Pour le dîner où il vous reçoit,
il tue lui-même le mouton, ce que faisait aussi Achille. On s'assied
par terre, au milieu des ustensiles les plus communs; vous voyez
circuler de main en main une coupe prise sur des ennemis civilisés.
Les femmes de la maison vous servent. Le repas fini, le pliak prend
la guzla et en joue lui-même pendant que les jeunes gens luttent
à la course et aux jeux d'adresse, ou se réunissent pour le cholo,
cette vieille danse où les hommes se tiennent par la main et simu-
(1) Les remarques de Welcker dans la préface de son édition de Théognis sont clas-
siques sur ce sujet, 9-10.
110 REVUE DES DEUX MONDES.
lent la marche des victimes dans le labyrinthe de Crète. Ainsi tout
reporte le souvenir aux descriptions homériques.
De cet état des mœurs naissent sinon des lois, — car ici il faut
éviter toute expression qui indiquerait une volonté réfléchie, — du
moins des usages que maintient une barbarie toujours pareille. Le
clan a intérêt à éviter tout ce qui peut l'affaiblir, l'étranger en est
absolument exclu; la propriété reste à peu près inaliénable, en ce
sens que tout Albanais qui veut vendre sa terre doit d'abord la pro-
poser à ses parens, et, quand ceux-ci ne l'achètent pas, obtenir, pour
la vendre, l'autorisation des vieillards. La tribu accorde rarement ce
droit. Le territoire consacré au pâturage est indivis, il appartient à
toute la communauté : les anciens en font le partage chaque année
au printemps; ce fait n'expliquerait-il pas bien des passages des
anciens sur la communauté de la terre dans l'état de barbarie,
chez les Germains par exemple? Âristote remarque que l'usage, de
la part du fiancé, de payer une dot aux parens de la jeune femme
est un des caractères de l'état primitif; l'Albanais paie cette dot, 11
achète sa femme. Cette somme payée par l'homme est le mund des
lois lombardes, objet de tant de discussions; le code d'Ethelberd
fixe le nombre des bestiaux que le mari donnera en prenant sa fian-
cée. C'est dans le même sens qu'Homère dit des belles femmes
qu'elles valent beaucoup de bœufs; les ev^a des Grecs répondent au
77iundhim des Germains. Dans quelques tribus, le mariage se fait
par rapt; nul ne peut épouser qu'une femme enlevée à une tribu en-
nemie. A Orosch, chef-lieu de la Mirditie, presque toutes les femmes
ont été ravies de la sorte. Le prince de ce district, étant devenu
veuf il y a quelques années, enleva, pour se remarier, la fille du
bey de Croïa; l'usage est général dans cette montagne. Sir John
Lubbock, qui a éclairé tant de questions relatives à l'état baibare,
retrouve cette coutume chez un grand nombre de peuples de l'Amé-
rique et même de l'ancien monde. On voit que cette manière de
faire, si bizarre qu'elle nous paraisse, n'est pas contraire à la nature :
l'étrange n'existe ni dans l'histoire ni dans la science. La femme en-
levée peut être considérée comme une compagne nécessaire, comme
un meuble utile, elle ne saurait prétendre à une plus haute dignité.
Le mari veut que nul n'y touche, moins par amour que par senti-
ment de la propriété. Il est doux pour elle, il la traite comme l'en-
fant qui demande des caresses et à qui son père en prodigue. Il ne
faut pas s'imaginer dans la barbarie un respect du mariage qui
aille jusqu'aux scrupules; sur quoi serait-il fondé? Que ses instincts i
l'y poussent, bien qu'il ne soit pas sensuel, l'Albanais associera à sa
femme une autre fille; l'église catholique a beau être sévère, la
souvEiNir.s DE l'adriatique. m
polygamie n'est pas rare dans les montagnes chez les chrétiens,
comme chez les musulmans. Le prêtre ne reconnaît pas ces unions;
l'Albanais a peine à croire qu'elles soient coupables, pourvu que
la femme légale garde une sorte de supériorité, que les autres res-
tent dans une condition inférieure, assez semblable à celle que les
rois grecs devaient faire à ces captives qui remplissaient leurs
maisons, et dont ils parlaient avec une brutale franchise devant le
peuple assemblé.
On s'étonne parfois de voir les constitutions anciennes de l'Italie
et de la Grèce exclure les femmes de l'héritage, usage dont nous
retrouvons la trace jusque dans les lois relativement récentes d'A-
thènes et de Rome. Cette coutume, à laquelle on cherche des explica-
tions savantes et compliquées, est une suite de la condition faite à la
femme. En Albanie, la veuve n'a aucune part aux biens de son mari
mort. Les fils prennent la terre et les troupeaux ; si la mère ne se
remarie pas, ils lai constituent un douaire, ou plutôt la gardent
avec eux; ils doivent de même pourvoir à la vie de leurs sœurs.
Souvent la femme retourne dans sa famille paternelle, n'emportant
avec elle que les objets d'usage qu'on lui a donnés lors de ses fian-
çailles. Les habitudes antiques avaient établi dans plusieurs pays
que la veuve pouvait être épousée sans son consentement par les
parens du mort. Cette coutume se retrouve chez les Schkipétars.
Nous n'avons nulle difficulté à nous en rendre compte; la femme est
une chose plutôt qu'une personne. Dans les villes où la vie libre de
la campagne devient difficile, les filles sont mises sous clé. Celles
qui sont chrétiennes ne sortent qu'une fois par an pour aller à une
messe qu'on célèbre pour elles seules durant la nuit de Noël. A
l'exception de cette fête, elles ne voient que leurs plus proches pa-
rens et le prêtre qui vient leur enseigner le catéchisme. Le gyné-
cée n'avait rien de plus rigoureux. Les voyageurs ont souvent dit
qu'un homme pouvait parcourir toute l'Albanie sous la protection
d'une femme, et que dans ce pays les atteintes à l'honneur étaient
très rares. Il est vrai que le rapt est la seule forme de violence
qu'admettent ces tribus, et que la femme leur inspire un certain
respect; mais il faut se garder de voir dans cette conduite la preuve
d'une moralité supérieure. Les vertus de cet ordre qu'on admire
chez les peuples primitifs sont toujours fragiles, elles admettent de
si grandes défaillances qu'on a pu soutenir avec une égale vérité
que la corruption germaine démentait toutes les assertions de Ta-
cite et que cet historien avait été rigoureusement exact. On voit
bien ce que sont devenues en quelques années les tribus les plus
vertueuses quand elles se sont trouvées en contact avec la vie ro-
maine, quelle facilité elles avaient à la débauche. Les Européens
112 REVUE DES DEUX MONDES.
qui habitent sur la côte d'Albanie où sont les centres importans de
population se montrent sévères pour les mœurs des Schkipétars : à
les en croire, le gynécée ne piotége pas les femmes; à Scutari, der-
rière le consulat de France, il y a un petit ruisseau qui en un mois,
en 1871, a charrié dix ou douze cadavres d'enfans. Ces assertions et
beaucoup d'autres peuvent être vraies. Une culture aussi imparfaite
ne donne aucune force contre les passions, une fois que la vertu n'a
plus la barbarie pour la protéger.
Un peuple qui cultive peu la terre, que rien n'attache, doit s'exi-
ler facilement; il trouvera partout le peu qu'il laisse dans son pays.
L'Albanais en effet émigré sans peine; bien que la race ne soit pas
nombreuse, on voit qu'elle se divise en trois groupes principaux
partagés entre des pays très différens. Il y a des clans schkipétars
dans toute la Turquie d'Europe et jusqu'en Autriche. L'empire otto-
man est le seul pays où des tribus entières puissent aujourd'hui
changer de territoire et trouver des campagnes libres où elles s'éta-
blissent; encore ces migrations rencontrent-elles des obstacles et
le gouvernement veut-il les régler. Cette nouvelle situation est la
seule cause qui ait mis fin aux migrations albanaises. L'état barbare
plus encore que le grand nombre des habitans est la raison de la plu-
part des invasions primitives. La tchêlas ou razzia est une autre
conséquence du caractère de ce peuple. Descendre chez la tribu voi-
sine, surtout si elle est d'une autre religion, piller ses troupeaux
est un plaisir qui assure de bons profits pour le temps du repos. La
tchétas se retrouve chez toutes les tribus qui naissent à peine à la
civilisation. Les prétextes d'attaque ne sont même pas nécessaires:
l'étranger, qui est l'ennemi naturel, ou plutôt l'indifférent envers le-
quel les obligations sont nulles, doit faire bonne garde; le coupable
est celui qui se laisse surprendre.
Les querelles dans ce pays naissent sous le plus futile prétexte,
surtout entre hommes de différentes tribus. Des insultes on en vient
aux armes; aussitôt que le sang a été versé, le clan tout entier est
solidaire de la famille de la victime. Les vendettas sont perpétuelles
dans les montagnes. Comme à Cattaro et chez les Slaves de Bosnie,
ce sont de véritables guerres où les incendies et les meurtres se
succèdent. Un prêtre catholique du district de Podgoritza a raconté
récemment une de ces vengeances, qui peut faire comprendre ce que
sont ces mœurs pastorales. On trouve au nord de Scutari un petit
district appelé Fundina, qui compte cinq villages, Zouvara, Rosna,
Prémitchi, Lédina et Zéopara, habités les uns par des Slaves de
religion grecque, les autres par des Albanais musulmans ou ca-
tholiques. Au printemps, les vieillards du canton se réunirent et
assignèrent à chaque famille les pâturages où elle conduirait ses
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 113
troupeaux; ils fixèrent aussi le jour où il serait permis de descendre
à la plaine. Les habitans de Rosna, sans se conformer aux prescrip-
tions arrêtées, menèrent tout de suite paître leurs agneaux; aus-
sitôt les gens des quatre autres villages se précipitèrent sur eux et
tuèrent quelques pièces de bétail. L'été se passa en querelles, mais
sans qu'il y eût mort d'homme. L'année suivante, dix hommes de
Rosna rencontrèrent un berger de Zouvara, qu'ils attaquèrent et
qui blessa l'un d'eux grièvement. La guerre était commencée.
« Ainsi, dit en terminant le prêtre à qui nous devons ce récit, six
hommes étaient déjà morts pour quatre agneaux. Quatre jours se passè-
rent. Rosna, ayant réuni une grande multitude, assaillit de nouveau ces
catholiques. Les autres hameaux vinrent au secours des nôtres, nous
perdîmes un mort, les schismatiques quatre. Les choses étant dans
cet état, les Grecs (Slaves orthodoxes) comprirent combien il serait dif-
ficile de nous chasser comme ils voulaient le faire. Ils recoururent donc
à la ruse, et, se servant de quelques catholiques, leurs amis, ils firent
promettre aux nôtres que, s'ils voulaient abandonner leurs maisons, en
feignant de se défendre, pour que leur honneur fût satisfait, ils les res-
pecteraient et se soumettraient au jugement des vieillards, comme ils
ont coutume de le faire dans leurs discussions. Les nôtres de Zouvara
acceptèrent, mais, à peine furent -ils sortis de leurs maisons, que les Grecs
y mirent le feu et abattirent tous les arbres à fruits, A la suite de cette
trahison, une nouvelle bataille eut lieu, dans laquelle les Prémitchi se
rangèrent du côté de Rosna et marchèrent sur Lédina, où les nôtres
s'étaient réfugiés. Les habitans de Gruda, le voyant, vinrent à leur se-
cours et firent un grand carnage. Dans cette affaire, un des nôtres ayant
été blessé à la cuisse et ne pouvant se retirer, les schismatiques lui
taillèrent lâchement la tête, comme s'il était un Turc. A cette vue, les
nôtres, devenus cruels, se précipitèrent sur eux, coupèrent deux têtes,
et, si la nuit n'était survenue. Dieu sait ce qui serait arrivé!
(( Quelque temps après, les Grecs attaquèrent de nouveau les deux
hameaux confinant à Gruda. Voyant qu'ils ne pouvaient rien contre
eux, parce que les habitans s'étaient renfermés dans leurs maisons, d'où
ils faisaient feu, ils assaillirent le village de Donosci. Les gens de Gruda, à
qui il appartenait, accoururent aussitôt, et, bien qu'ils fussent en nombre
fort inférieur, car on pouvait compter vingt schismatiques pour un des
nôtres, ils en firent une grande boucherie, les poursuivirent longtemps
et leur coupèrent deux autres têtes, ce qui fait quatre aux Grecs, qui
n'en ont qu'une des nôtres.
« Les Grecs comptent 30 morts et des blessés en quantité ; les nôtres
12 morts et peu de blessés, tous guéris (1). »
(1) Cette lettre a été publiée pour la première fois par M. Hyacinthe Hecquard dans
TOME eu. — 1872. 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans le diocèse de Pulati., au témoignage de l'évêque de cette
ville,'Une querelle àipropos. de quatre cartouches promi.seset non
doauées'amenaune vendetta si terrible qu'en de'ux-a;ns(185/i-'1856)
oir.con'ipta-l 1,2 18 maisons brûlées, et 1 32: lio m unes morts. Pour tem-
pérer des. rooeiars; si. duresv- l'usage a. fait comme- la^religion do-
nsoyen. âge en. Occident,. il a établi deux trêves aunuelles^ l'une qui
va.de. la S;tiul-Antoine à; la. Toussaint, l'autre du jour des morts à la
Saii.t-Nicola^i Dii^aiiii:cesi périodes, l'-Albanais s'abstient de toutei
vengeance; celui qui attaquerait son ennemi serait condamné au
banuissement. L'église et le gouvernement turc se sont souvent ef-
fôTcéSi mais aj^ecpmi' de succès, défaire accepter une pacification
générale qui revieudrait tous lès cinq ans. De pareilles mœurs sup-
posent un complet mépris de la vie humaine. C'est qu'en effet les
peuples encore barbares la comptent pour peu de chose. Nous
trouvons à ce sujet un singulier témoignage dans le code rédigé en
1796 par Pierre 1" pour les Monténégrins : « celui qui vole un'
bteuf sera chassé comme celui qui tue un homme sans motif légal,
car en volant le bœuf ou le cheval d'autrui il cause la douleur et les
hirmes de toute une famille plus que s'il avait tué une personne,
surtout si la' personne est pauvre et n'a pas d'autre bœuf ni d'autre
cheval. » D'autres articles n'indiquent pas une plus haute estime
dé la vie de l'homme, a Si quelqu'un frappe un de ses frères mon-
ténégrins avec le pied ou avec la main, ou avec le tchibouck, et que
l'agresseur soit tué, la justice devra considérer ce mal comme un
nreurtie involontaire. Si un Monténégrin, étant outragé, tue celui qui
l'a ofl'eusé, il ne sera point inquiété. » L'édit cependant commence
paT uu beau préambule et déclare que ces lois sont faites pour que
le peuple de la Mont;igne-Noire se gouverne désormais à l'exemple
dés nat'ons les p'us civilisées de l'univers.
L'usage de la compensation en argent pour le meurtre a été gé-
néral dans toute l'Europe aux débuts du moyen âge. Il se retrouve
par exception chez les Slaves du sud. Les voyageurs Tout signalé
dans le Nouveau-Monde et dans l'Inde anglaise; il a toujours été
pratiqué par les Albanais, qui le conservent encore. C'est qu'en
effet, à moins de supposer que les vendettas ne finissent jamais,
elles ne peuvent se terminer que par une compensation. Comme il
n'y a pas d'autori é supérieure, qu'on ne peut songer ni à la prison
ni à une autre peine qu'un pouvoir public fasse exécuter, force
est à deux tribus, quand elles sont lasses de vengeances, d'arriver à.
un arrangement, d'expier le meurtre et l'incendie en donnant le
un livre e^tact et consciencieux, cù on trouve beaucoup à apprendre, Histoire et Des-
cri^iitismi de. ta\Jlaute<-Albanie.
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 115
seul bien qu'elles aient, des moutons et des paires de bœufs. De la
sorte on répare une partie du mal commis, et la paix peut être faite
sans qu'aucun des deux clans paraisse être victime de l'autre; nul
n'est froissé de voir la vie humaine payée en têtes de bétail. Les rois
barbares avec le temps substituèrent l'argent aux moutons et aux
bœufs; les Albanais font de même et comptent souvent en piastres;
une vie d'homme vaut 1,500 piastres, environ 300 francs, une
blessure grave 750 piastres. Le tarif des princes mérovingiens n'é-
tait pas beaucoup pkis élevé. La coutume de la compensation dis-
parut d'assez bonne heure des habitudes helléniques; cependant on
voit bien qu'elle précéda tout autre essai de pénalité. Dans la scène
de jugement figurée sur le bouclier d'Achille (l), les deux parties
adverses discutent sur le prix à payer pour un homme tué. Le grec
emploie le mot qui plus tard signifiera châtiment; mais tvoivy;, pœna,
peine, indique évidemment alors un paiement, une satisHictioa pour
le meurtre au moyen d'objets précieux. L'expression latine pen-
dere pœnam, payer une peine, aurait donc exprimé d'abord la re-
mise par le coupable à l'offensé d'une véritable valeur. Tacite marque
clairement que ce fut la durée des vendettas qui donna naissance
à la compensation. « Il faut, dit-il, partager les haines comme les
amitiés de son père ou de son parent. Ces haines ne sont pas impla-
cables. L'homicide même est expié par le don d'un certain nombre
de bestiaux. Alors toute la famille se déclare satisfaite (2). » Cette
phrase s'applique aux Albanais comme aux Germains.
III.
Les Albanais ont une foule de superstitions; George de Haha et
M. Hecquai'd en ont recueilli un grand nombre. Il est difficile pour
l'étranger de les étudier; il faudrait qu'il connût très bien la langue,
qu'on lui parlât avt c vérité sur ces sujets, qui sont toujours mys-
térieux, avec précision sur des croyances dont le propre est de res-
ter vagues pour ceux-là mêmes qui en vivent dès l'enfance. L'his-
torien doit aussi se défier de ces rapprochemenstrop nombreux qu'il
étiblit entre les croyances d'un peuple et celles d'un autre. Il arrive
ici ce qui se pro'luit si facilement en philologie. Les ressemblances
se trouvent trop aisément, on est trop porté à rattacher à une an-
tique origine, à la race qui passe pour mère de toutes les nôtres,
des idées nées du hasard, des coutumes qui remontent à quel-
(1) Ulade, xviiT, 49S.
(2) Germanie, 21.
116 REVUE DES DEUX MONDES.
ques années, et qui souvent sont isolées dans une tribu. Nous ne
saurions oublier non plus que le même état d'esprit, la même ira-
perfection de pensée, font naître chez des peuples qui n'ont rien
reçu les uns des autres des superstitions semblables. C'est la nature
surtout qui frappe ces imaginations très simples; que de chimères,
que de rêves, que de créations irréfléchies le spectacle des choses
extérieures vu par des esprits également enfantins ne fait-il pas
naître, chimères et rêves peu diffèrens de ceux qui se sont imposés
à d'autres peuples avec lesquels les Albanais n'ont eu aucune rela-
tion. La science qui procède par périodes d'enthousiasme a cherché
depuis quelques années, non sans exagérer les principes sur les-
quels elle s'appuyait, à rattacher les croyances populaires de l'Eu-
rope à celles de l'antique race aryenne. Ces grands efforts ont rendu
des services, bien qu'ils aient perdu souvent de vue la raison et le
bon sens. Le temps d'une seconde période est peut-être venu où
l'historien, le philosophe, pénétrant par l'analyse dans l'esprit des
peuples primitifs, en définira tous les caractères, marquera ensuite
comment le monde extérieur agit sur l'âme, comment cette âme
elle-même se développe, comment les sentimens s'y produisent,
s'y combattent, s'y modifient, et par cette connaissance profonde
montrera quelles sont les superstitions qui naissent d'elles-mêmes
dans un pareil état d'esprit. Il est bien évident que, dès que les
races où les circonstances ne sont pas très dissemblables, l'imagi-
nation barbare doit subir les mêmes évolutions. C'est par la nature
même des caractères, par la jeunesse des esprits plus encore que
par des influences lointaines et insaisissables, qu'on peut rendre
compte le plus souvent des légendes d'un peuple.
L'Albanais vénère les sources : on voit souvent au-dessus des
fontaines une petite niche où il dépose des fleurs; il croit que des
esprits mystérieux habitent sous les eaux, qu'il faut se les rendre
propices. En voyage, il s'arrête pour pendre une pierre à un arbre,
ou la placer à la jonction de deux branches; il croit qu'ainsi sa
route s'achèvera plus sûrement. Tel de ces arbres, célèbre dans un
canton, plie sous ces ex-voto grossiers. Les nymphes, les vilas des
Slaves, se retrouvent dans ces montagnes, et aussi les esprits-vam-
pires, les vroko-laks, qui torturent la pauvre humanité. Les ser-
pens tiennent une grande place dans les légendes, tantôt génies fa-
vorables, tantôt instrumens du mal. La mère de Scander-bey, avant
de mettre ce héros au monde, vit en songe deux serpens. Tout Al-
banais croit au mauvais œil, et sait des charmes pour en éviter l'in-
fluence. Les chefs ont l'art de consulter les auspices, surtout en
regardant les os et les entrailles des bêtes qu'ils tuent. Aucune de
ces croyances n'est propre aux Albanais, elles se retrouvent dans
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 117
presque toute la péninsule du Balkan; les Turcs les pratiquent,
sans qu'il soit possible de dire ce que les Schkipétars doivent à
leurs voisins, ce qu'ils ne doivent qu'à eux-mêmes. Si on veut que
toutes ces traditions remontent aux origines de la race, il faudra
cependant remarquer qu'on en trouve de toutes semblables dans le
Nouveau-Monde. Les sources et les arbres ont été vénérés partout,
le serpent a toujours frappé l'imagination populaire, il n'est pas de
peuple qui n'ait cru aux esprits, et les Indiens ont des philtres
contre le mauvais œil. Ce serait un beau sujet pour un historien
que de prendre ainsi quelques-unes des voix de la nature, celles
des eaux et des forêts par exemple, de chercher comment elles ont
parlé à l'homme des différentes races, selon les pays et selon les
temps, depuis l'enfance du monde jusqu'au jour de haute pensée
philosophique. Ces voix sont restées les mêmes; celui qui les écou-
tait seul a changé, et cependant aujourd'hui encore ne pouvons-nous
retrouver l'impression que faisaient sur nos pères ces harmonies?
Il est cependant des usages qui semblent être restés particuliers,
sinon à la seule race albanaise, du moins à toute une partie de la
famille indo-européenne. De ce nombre sont les funérailles et les
banquets en l'honneur des morts. Quand un Albanais a cessé de
vivre, tous ses parens se réunissent; ils s'arrachent les cheveux, se
déchirent la figure, qui souvent est couverte de sang, mettent leurs
vêtemens en lambeaux; chaque assistant doit adresser un discours
au mort, vanter ses vertus : ces improvisations, qui se renouvellent
durant des heures, sont entrecoupées de cris aigus et de sanglots.
On ne peut oublier une scène pareille quand une fois on l'a vue.
Dans une ville albanaise, à Argyro-Castro, le hasard me fit passer
la journée près d'une maison où l'on pleurait un mort. Les cris
commencèrent avant le jour et ne s'interrompirent qu'un instant,
vers midi, pour reprendre bientôt et se continuer jusqu'au soir; on
les entendait dans tout le quartier. Ces cantilènes lamentables, mê-
lées de hurlemens, n'avaient pas épuisé les pleureuses, qui le lende-
main se retrouvèrent au même lieu pour continuer de gémir. Toute
l'année, les femmes viennent ainsi deux et trois fois par semaine
pleurer celui qui n'est plus. De pareils usages supposent une vio-
lence d'impression qui donne à ces malheureuses des forces incon-
nues dans nos pays; il y a là une brutalité de douleur que nous
comprenons mal, et dont le spectacle nous est insupportable. La
scène est tout antique : on la retrouve chez les premiers poètes
grecs; les monumens figurés la représentent souvent, mais surtout
aux premières époques de l'art. JNous avons dans nos musées des
vases à peinture noire et des tableaux de terre cuite qui sont l'il-
lustration fidèle des cérémonies albanaises. Il est vrai qu'avec les
118 REVUE DES DEUX MONDES.
progrès de la culture hellénique les artistes évitèrent ces sortes de
sujets. Les mœurs s'adoucirent, les scènes funèbres devinrent plus
calmes et prirent même ce haut caractère de résignation mélanco-
lique qui a inspiré de si belles œuvres attiques. Chez les Grecs mo-
dernes, surtout dans les villes, on ne retrouve plus que la trace
affaiblie de la cérémonie première, des pleureuses gagées et quel-
ques démonstrations de douleur théâtrale. Les hommes du v« siècle
et ceux de l'âge antérieur se rapprochaient tout à fait des Albanais.
L'usage d'offrir au mort, le jour des funérailles et plus tard à des
époques fixes, du blé, des raisins, des grenades et du vin est l'un
des plus étranges que nous rencontrions aujourd'hui dans la pénin-
sule du Balkan. Ce banquet funèbre ne doit pas être confondu avec
les repas qu'on célèbre à l'occasion des funérailles, et qui sont une
manière de ne pas laisser partir à jeun des gens qui sont venus de
loin. Le propre de ce banquet, c'est que la nourriture est offerte
au défunt, qu'elle doit refaire ses forces, qu'elle lui est nécessaire,
parce que dans le tombeau il garde encore les appétits et les exi-
gences de la vie terrestre. Son ombre réelle et tangible perdrait le
peu de consistance et de force qui lui restent, si ces alimens lui
manquaient. Cette croyance très précise, et qui pour nous a peu de
sens, est aussi ancienne que la race grecque. On la retrouve dans
Homère : aux beaux siècles, les poètes n'en pai-lent que très peu,
mais on voit bien qu'elle subsiste, que cette pratique ne règle pas
la religion, que les jours où elle doit s'accomplir sont fixés avec
soin. Elle inspire du reste une riche suite de bas-reliefs. Le chris-
tianisme la combat, mais ne peut la détruire : un usage tout païen,
défendu durant huit siècles par l'église d'Orient, entre enfin dans
les cérémonies de cette église, qui cherche à la sanctifier sans y
pai'venir; aujourd'hui c'est le prêtre lui-même qui le célèbre. Les
Grecs ont donné le banquet aux Slaves; mais ce peuple, dès qu'il
est arrivé à une culture intellectuelle quelque peu sérieuse, en a
modifié l'esprit : il en a fait une distribution de charité dont le mé-
rite doit profiter au défunt. Les anciens Romains n'ont pas non
plus conservé longtemps le banquet tel que les Grecs le célébiaient;
les Occidentaux ne l'ont accepté que par hasard et pour peu d'an-
nées. Nous ignorons le sens que les Étrusques et les Égyptiens y
attachaient; ce que nous savons bien, c'est que les vêdas en don-
nent les règles et l'expliquent comme font aujourd'hui les chan-
sons populaires de l'Hellade. Cet usage vit encore en Albanie, où il
est scrupuleusement observé; il a pour ce peuple le sens qu'il avait
pour les contemporains d'Homère.
Un Albanais italien, M. Dorsa, qui a écrit récemment une étude
sur ses compatriotes, croit que leurs mœurs sont celles des anciens
SOUVENIRS DE L'ADRIATIQUE. j[fQ
Germains. Cet (auteur ne se trompe' pas, -mais on peut -dire pkis : ce
ne sont pas seulement 'les. tribus décrites par.Tacite qui: nous offrent
des habitudes et des coutumes que nous retrouvons chez k's Schicipé-
tars; tous les envahisseurs qui passèrent le Rhin au v^'siècle, qui
descendirent en "Gaute, en Italie, en Espagne, les Goths, les Lom-
bards, les Francs, les Burgondes, ressemblaient par bien des points
aux habilans actuels des montagnes de Scutari. Nous l'avons vu
par des rapprochemens qui rendent cette vérité évidente. On a re-
marqué aussi qu'entre les Albanais et les Slaves de Turquie les
comparaisons se présentaient sans cesse, bien que les races soient
différentes, bien qu'entre des peuples qui ont des origines si di-
verses, d'après les habitudes de la science moderne, il soit peu
naturel de chercher des rapports. Quiconque a voyagé dans la pé-
ninsule du Balkan a remarqué ces similitudes. Dans la Guégarie
même, tous les cantons m sont pas albanais; ceux qui sont occupés
par des Slaves, par exemple au nord de la Boiana, nous présentent
les mœurs que nous trouvons chez les Mirdites, chez l«s Giémenti,
chez les Gastrati, tribus qui peuvent être considérées comme offi'ant
le type le plus pur de la race des Schkipétars. Le grand canton des
Vassœvitch, qui touche à l'Herzégovine, a de nombreuses traditions,
une organisation relativement assez avancée : tels sont ces récits lé-
gendaires et ces usages que l'observateur n'y trouve rien qui U'C soit
conforme aux habitudes des Albanais; ce district cependant parle le
serbe, il est habité par des Slaves dont les caractères sont précis.
On sait que l'usage des vendettas, des pacifications, est commu'ii
aux Slaves et aux Albanais; les Albanais ont, comme leurs voisins,
ces pobranm, ces frères d'adoption qui ont pour ancêtres Patrocle
et Achille.. Les lois qui règlent les successions, les mariages, sont le
plus souvent les mêmes; les costumes offrent de nombreuses res-
semblances. De tous les peuples slaves de cette région, ceux qui
habitent le Monténégro sont les mieux connus; il n'est pas difficile
de voir que, s'ils ont eu des destinées différentes des Albanais, la
cause en est surtout à l'étendue de leur pays, qui compte aujour-
d'hui 196,000' habitans. Le plus grand district des montagnes de
Scodra n'a pas 30,000 âmes. Le Monténégrin, qui suit la religion
grecque, ia toujours eu pour protecteur naturel la Russie, intéressée
à soutenir dans l'empire ottoman un centre de révolte et de résis-
1 tance. 11 est entré en relations avec l'Europe : si peu qu'il en ait
subi rin'fluence, ila trouvé dans ces rapports un principe de pro-
grès;-mais ses- mœurs, durant des siècles, ont été celles des Schki-
pétars. 11 suffit de lire les deux constitutions écrites qu'il s'est
données, celle de 1796 et celle de 1855, pour y reconnaître cette
similitude de mœurs et de coutumes. Ces constitutions sont arrê-
120 REVUE DES DEUX MONDES.
tées par les vieillards réunis autour du prince ou vladika. Les vieil-
lards sont à la fois juges, percepteurs de l'impôt, chefs de drapeau.
Le district ne reconnaît pas d'autre autorité; ils composent la
skoupschtina, ce conseil des chefs sans lequel, de quelque mot
qu'on se serve pour le désigner, il n'y a pas de gouvernement.
Jeunes ou vieux, ils portent un nom qui semble indiquer un âge
avancé, qui est seulement un titre qu'on ne saurait prendre à la
lettre. L'indépendance de tous est un principe reconnu par la loi.
Ni la prison, ni les châtimens corporels ne sont admis comme une
pénalité qui puisse être appliquée souvent; l'amende et la mort pu-
nissent toutes les fautes. L'admission de l'étranger dans le clan ou
plème est sévèrement interdite; la transmission de la propriété
d'une famille à une autre devient impossible par suite des en-
traves que la loi, interprète de la coutume, y oppose. Les razzias
ou tchétas paraissent être moins défendues que réglées. Le meurtre
est plus souvent excusé que puni. Les articles mêmes, qui sont des
innovations, montrent combien les anciennes coutumes se rappro-
chaient de celles des Albanais; telles sont les prescriptions rela-
tives à l'héritage dont la femme était exclue autrefois, auquel elle
n'est admise par le dernier code que sous d'importantes réserves.
Le soin avec lequel la loi répète que la compensation ne sera plus
autorisée ne prouve-t-il pas qu'elle était passée depuis longtemps
dans les mœurs (1)? Les Bosniaques, les Herzégoviniens, les Dal-
mates des montagnes, surtout ceux des bouches de Gattaro, ne
ressemblent pas moins aux Albanais; il faut en dire autant de beau-
coup de tribus qui n'ont certes aucun rapport de sang avec eux, des
sauvages de l'Amérique, de populations nombreuses de l'Inde an-
glaise, restées plus incultes que le reste de l'IIindoustan; mais tous
ces rapprochemens deviennent plus frappans encore lorsque l'on
considère la société homérique. La conclusion est simple : en de-
hors de tout caractère de race, le même état primitif impose des
mœurs souvent semblables.
Si les Albanais sont restés barbares, la faute en est-elle seulement
aux circonstances? Il est certain que, si ce peuple avait eu les qua-
lités natives des Grecs, cette puissance d'imagination qui créa en
quelques jours, sous un ciel merveilleux et sur un théâtre non moins
beau, la religion, la poésie, l'éloquence, il eût été entraîné par ces
forces supérieures bien loin de l'état sauvage. Le don de s'élever à
l'idéal donna naissance, chez les Hellènes, aux divinités de l'olympe.
Les Albanais ne connurent jamais ces heureuses conceptions. Le gé-
(1) Le lecteur trouvera d'autres points de rapprochemens dans une étude publiée
ici même par M. Jurien de La Gravière [Revue du l'="" avril 1872).
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 12 1
nie grec imagina un monde plus parfait que les choses terrestres : ce
monde, chanté par les poètes, ouvrit à ces peuples le chemin de l'a-
venir, ces rêves étaient le principe du progrès; la pensée albanaise
s'arrêta toujours aux bégaiemens de la cantilène enfantine, elle ne
vit rien au-dessus de la réalité. Un peuple qui ne s'attache pas
à quelque idée générale n'a d'autre mobile d'action que l'instinct.
Ainsi ce ne fut pas la division infinie de la contrée qui réduisit ces
tribus à l'impuissance, — la Grèce n'était pas moins partagée en val-
lées étroites et montueuses; ce ne fut pas non plus le petit nombre
des habitans : ni l'Attique ni le Péloponèse ne comptaient une
grande population. On aurait tort également de se rejeter sur les
difficultés que créèrent une suite de circonstances défavorables.
Dans une vie qui compte tant de siècles, comment croire qu'il n'y
eut pas de jours propices? Il faut admettre, ce que nous compre-
nons encore bien mal, qu'entre les races il y a des différences de
noblesse, que les dieux ont été prodigues pour les unes, avares
pour les autres.
Si on regarde l'histoire des Albanais, on voit qu'ils ont reçu de
grandes qualités, qu'ils ont d'heureuses aptitudes. Ils sont braves :
sous le nom d'Amantes, ils ont combattu dans toute l'Europe du
moyen âge; ils étaient à Fornoue; on les trouve au xvi« siècle en
Angleterre, en France, en Allemagne, dans les armées d'Henry YIII,
de Maximilien, de François 1". M. Sathas vient de publier l'histoire
de l'un d'eux, Mercure Boua, écrite en vers grecs par Coronaios de
Zante; les armées de ce temps n'avaient pas de meilleurs soldats
que ces Suisses de l'Orient. Ils ont lutlé contre Amurat et Maho-
met II, non sans succès. S'ils se battent d'ordinaire comme les héros
homériques, réduisant la stratégie à la ruse, à l'iuipétuosité qui
s'élance sans ordre contre l'ennemi, ils savent accepter la discipline
et suivre d'autres règles de combat : on l'a vu en Egypte au temps
de Méhémet-Ali, on le voit aujourd'hui dans les armées de la Porte.
Quand ils ont eu occasion de prendre la mer, ils ont prouvé qu'ils
étaient excellens marins. Le port de Dulcigno a eu des flottes im-
portantes, jusqu'à 500 vaisseaux au xvii^ siècle : ses bâtimens de
commerce naviguent encore aujourd'hui dans toute la Méditerranée;
ils ont fourni longtemps au Grand-Seigneur l'élite de ses forces na-
vales. On sait du reste ce qu'ont fait dans la guerre de l'indépen-
dance les Albanais d'Hydra et de Spezia. Des héros que nos poètes
ont chantés comme les descendans de Thémistocle et de Léonidas
étaient fils des obscurs Schkipétars. La politique, la finesse, l'art
de gouverner les hommes, l'esprit d'administration n'ont manqué
ni au pacha Ali de Tépélen, ni à Mahmoud de Scodra, qui tint la
122 REVUE DES DEUX MONDES.
'Porte en échec à la fin du siècle dernier, ni à Méhémet-Ali 'd'Egypte,
un autre Albanais, ni aux gouverneurs que le sultan prit à ces mon-
tagnes pour les envoyer dans les principautés danubiennes, ni sur-
tout à Scander -bey, qui sut réunir contre les Ottomans les forces
indisciplinées de l'ancienne Raschie. De nos jours, nombre d'Albanais
s'appli juent au commerce à Scodra, à Janina, et y réussissent. Des
philhellènes célèbres à Gonstantinople et dans tout l'Orient, qui ont
acquis de grandes fortunes par le trafic, sont de sang albanais, bien
qu'ils se consacrent au triomphe de la cause grecque. Enfin dans
les travaux de l'esprit, les Albanais italiens ont fait preuve de qua-
lités sérieuses, de bon sens, du goût des recherches scientifiques,
de l'intelligence des vraies méthodes. Ce qui fait défaut à ce peuple
mérite d'être cherché. L'Albanais qui se trouve en contact avec les
idées de l'Occident, qui fait le commerce et s'enrichit, se renferme
en lui-même : il semble que son esprit soit condamné à la lourdeur,
à l'étroitesse, qu'il ne puisse se dégager des intérêts personnels; il
aime à rester chez lui, il est facilement égoïste et avare, l'idée de
l'association avec ses frères de même race ne le domine pas, il ne
conçoit aucun but d'un intérêt général. C'est ce qui frappe à Scu-
tari et dans toutes les villes importantes; l'entente est impossible
entre ces bourgeois, non par violence de caractère, mais parce que
l'entente suppose une part de sacrifices, de dévoûment, une cer-
taine passion qui s'attache à une idée. Ne voyons-nous pas dans le
passé qu'ils ont servi tous les maîtres, combattu pour toutes les
causes, souvent les uns contre les autres, aussi énergiques en
faveur de l'indépendance grecque que pour la défense du croissant
par exemple, ne tenant en vérité qu'à une chose, l'indépendance du
clan, l'indépendance de leur personne? Ces Albanais devenus cita-
dins estiment que les connaissances pratiques sont utiles; le charme
d'une culture qui n'a d'autre but que le plaisir, la noblesse même de
l'éducation désintéressée les trouve indifférens.' Lorsque les peuples
sont ainsi faits, qu'ils manquent du seul stimulant qui permette
aune race de se développer sans secours, la faculté de l'idéal, il
faut qu'ils reçoivent la vie d'une influence étrangère. On sait assez
quelle a été l'histoire de ce peuple : il n'a jamais été entraîné, sub-
jugué par une autre race qui le forçât à l'imiter; il n'a jamais vu
assez longtemps une civilisation étrangère qui s'imposât à lui. Tima-
gine que cette nature d'esprit fait assez bien comprendre ce qu'é-
taient ces vingt tribus, parentes des Albanais, qu'on voit aux ori-
gines de Rome, en Italie, et les Latins eux-mêmes. Le monde grec,
la civilisation étrusque, qui les entouraient, les appelèrent à la vie.
Les circonstances formèrent ensuite ce caractère romain, lauquel
SOUVENIRS DE l'aDRIATIQUE. 153
l'histoire ne trouve rien qu'elle puisse comparer, et qui cependant
doit peut-être ses premiers développemens à une iafliience étran-
gère.
L'intérêt d'un voyage en Albanie est surtout de nous montrer
l'importance des études d'histoire comparée. Les écrivains qui ra-
contaient les événemens du passé ont eu longtemps peu de souci de
les expliquer, ou en ont donné des raisons si naïves qu'elles nous
font sourire : heureux lorsqu'ils s'élevaient comme Hérodote à la
conception d'un ordre divin qui, si imparfait qu'il fût, réglait les
actions des hommes. Cette absence de méthode est le propre, môme
de nos jours, d'un grand nombre d'ouvrages qui ont demandé beau-
coup d'efforts. Cependant la pensée antique avait conçu une juste
idée de ce que devait être l'histoire, mais il semble que le maître
de cette science n'ait pu créer de tradition, qu'Aristote seul ait com-
pris les principes d'investigations fécondes qu'il exposait dans sa
Politique. Ces études passionnent à nouveau ceux qui ont quelque
souci de la haute culture intellectuelle. Us cherchent à expliquer les
événemens, tantôt par l'analyse des influences qu'ont exercées les
grandes races primitives, mères de toutes les autres, tantôt en
mettant en lumière un fait principal auquel ils rattachent les faits
moins importans, tanôt enfin, mais plus rarement, en. montrant
que les lois civiles, les révolutions, les créations qui signalent un
siède dans l'ordre religieux et politique, dans la morale, dans la
poésie et dans les arts, doivent leur naissance à l'état même et au
caractère de ce peuple à une heure particulière de son développe-
ment. Là est la vraie méthode, celle d'Aristote, bien que le mnître
n'ait eu le temps d'analyser ni les causes si complexes qui modifient
ces créations, ni les variétés que présente un peuple, selon la race
d'où il procède, selon les lieux qu'il habite. Les études comparées
permettront seules de constituer cette science qui sera la véritable
philosophie de l'histoire. Rapprocher les usages semblables et les
états semblables d'esprit, telle est la base de ces nouvelles re-
cherches.
Les Anglais surtout sont entrés dans cette voie. Leur sens pra-
tique considère toutes les productions qui sortent de la nature
même d'une naiion comme un ensemb'e de phénomènes soumis à
des lois qu'il faut découvrir; ils croient que les caractères ont un
développement simple et normal, qu'on peut les analyser et les
classer comme le botaniste analyse et classe les plantes, que la vie
dans l'ordre historique est une sorte de végétation que la science
peut suivre, dont elle fixe les périodes. Cette méthode toute posi-
tive tient compte de toutes les modifications que les circonstances
124 REVUE DES DEUX MONDES.
imposent au développement naturel et idéal des caractères; elle
admet que les événemens sont le résultat de l'action de ces circon-
stances sur un développement régulier qu'elles entravent, activent,
dont elles changent la direction. Nous en sommes encore, — on ne
peut le nier, — aux origines de cette science ; mais les principes
qu'elle établit ou plutôt qu'elle emprunte à la plus haute philoso-
phie grecque s'imposent de plus en plus à l'historien. Les qualités
de race, d'intuition, que possèdent à un plus haut degré que les
Anglais d'autres peuples, le sens poétique indispensable dans ces
études, où il faut imaginer, restituer la vie du passé, pour la voir
plus encore que pour la comprendre, permettront à ces principes
de donner tout ce qu'ils peuvent produire. Les difficultés seront
grandes, car le jeu des causes forme un réseau où mille fils s'enla-
cent, se perdent, reparaissent pour se perdre encore. Les études
historiques cependant se constitueront sur la base de l'observation
positive, et ceux-là mêmes qui les soupçonnent aujourd'hui de fa-
talisme reconnaîtront que, constatant tout d'abord comme des faits
qu'elles retrouvent partout et toujours les sentimens de haute mo-
rale dont vit l'humanité, elles sont l'hommage le plus haut et le
moins chimérique qui puisse être rendu à la dignité de notre na-
ture. Aux premiers chapitres de ces études, le peuple si obscur,
qui conserve la plus complète image de ce que furent les pères de la
race grecque et latine, méritera toujours l'attention de l'historien;
il restera comme le témoin vivant d'un passé que l'on croit trop
souvent disparu. Que si sur les origines la science doit rester long-
temps incertaine, elle dira du moins que nulle nation d'Europe n'a
des mœurs plus anciennes; elle expliquera ainsi comment l'éton-
nement de ceux qui commencèrent à étudier en véritables savans
ces clans de montagnes put croire qu'ils étaient les restes de cette
race mystérieuse des Pélasges que nous retrouvons à la naissance
des deux plus belles civilisations du vieux monde, les premiers-nés
de la nature, les enfans que créèrent d'abord, dès que les ténèbres
du chaos se furent dissipées, les plus vénérables des divinités anti-
ques, la Mer et le Firmament.
Albert Dumont.
L'ÉCOLE DU FLAT-CREER
RÉCIT DE MŒURS DE LOUEST AMÉRICAIN (1).
Sous le titre The Hoosier school-master, M. Edward Eggleston a
tracé un tableau curieux des mœurs de l'ouest américain. Ce que
Bret Harte (2) a fait pour les régions sauvages de la Californie,
M. Eggleston l'a essayé pour l'état d'Indiana, dont il est originaire.
L'obligation de réunir dans le même cadre un grand nombre de per-
sonnages, afin de donner l'idée des types divers dont se compose
une société de l'extrême ouest, hérissait le sujet de difficultés que
le jeune écrivain n'a peut-être pas toujours surmontées avec suc-
cès; mais, s'il est inférieur à Bret Ilarte dans l'art de la composi-
tion, il l'égale par la finesse des portraits, l'intérêt des situations
et la vivacité du dialogue. Chacun des caractères et des événemens
qu'il présente est dessiné d'après nature, avec tant de fidélité que
le bruit a couru d'abord, sans raison paraît-il, que The Hoosier
school-master était une autobiographie; c'est afin de ménager les
susceptibilités, faciles à concevoir, de ses compatriotes que M. Eg-
gleston a évité de préciser les désignations géographiques. Nous
avons appliqué à cette œuvre originale le procédé de réduction qui
consiste à ramener un roman quelque peu touffu aux proportions
d'un récit de mœurs. Il suffit que l'on retrouve, sous ce cadre plus
restreint, le trait, la couleur et le sentiment qui caractérisent le
talent du conteur américain.
I. — LES LEÇONS d'uN BOULEDOCnE.
— Maître d'école! vous? Je me demande, ma foi! ce que vous
feriez dans le district du Flat-Creek. Maître d'école! nos gars en
(1) The Hoosier school-master, 1872.
(2) Voyez la Bévue du 15 juiu 1872.
Iâ6- ItEVUE: DES DEUX MONDES.
ont chassé deux, et ils en ont rossé un autre de la belle manière.
En été, passe encore, il ne vient à l'école que des enfans; mais pour
la classe d'hiver c'est une rude besogne. Vous n'iriez pas, mon
pauvre petit, jusqu'à Noël.
Maître Ralph Ilartsook, qui venait de faire à pied, et par quels
chemins! dix grands milles pour aborder à son école, fut tout dé-
confit en écoutant le discours de bienvenue que lui adressait le vieux
Jack Means. Il avait d'ailleurs devant les yeux deux échantillons de
ses futurs élèves, les deux fils de Jack, de vigoureux gaillards, dont
la mine soulignait éloquemment les paroles dti père. L'aîné surtout,
qui le dépas-ait de toute la tête, le toisait en grand, et m lui pro-
mettait rien de bon. Or Ralph Hartsook n'avait jamais pensé être
jugé à la force du biceps, et cette obligation imprévue de faire en-
trer la science à coups de poing dans la cervelle récalcitrante d'une
troupe de jeunes sauvages calma un peu son ardeur scolaire.
En arrivant au Flat-Gre-k, Ralph était allé trouver dans la cour où
il planait des bardeaux Jack Means, l'un des administrateurs de l'é-
cole; tandis que celui-ci pronoiicait, flanqué de ses gars, le discours
que nous venons de rapporter, un grand bouledogue tavelé reniflait
aux talons de Ralph, et une jeune fille debout sur le seuil riait d'a-
vance de voir le nouveau maître d'école dévoré par l'aimable bête.
C'en était trop. Ralph se sentit dans la fosse aux lions. N'en pouvant
plus, découragé, frappé de peur, il se laissa tomber plutôt qu'il ne
s'assit sur une brouette qui se trouvait là. — A bas, Bull! dit
M. Means au chien, qui paraissait de plus en plus di>posé à se ré-
galer du jeune pédagogue, à bas! Voyez-vous, reprit M. Means,
nous ne sommes pas comme tout le monde ici, — et ce disant, il
cracha méthodiqu.iment, geste qui lui était habituel; — s'il vous
convient de risrjuer votre peau, je ne m'y oppose pas, seulement, si
l'on vous assomme, ne venez point vous plaindre. Vous, voudriez
voir les autres administrateurs? Inutile! comme c'est moi qui paie
le plus d'impôts, vous comprenez, on me laisse faire; ainsi vous:
pouvez commencer lundi, s'il vous plaît. Entrez en attendant, et
passez le dimanche avec nous.
Ralph remercia; il resta enfoui dans la brouette, regardant tra-
vailler les trois hommes. Bull revint le flairer, ce qui lui valut un
coup de pied de son maîtie; mais les yeux llamboynns du c srnivore
avertissaient l'étranger que cela se paierait. — Quand Bill a une
fois mordu, le ciel et la terre ne lui feraient pas lâcher prise, dit le
fils aîné à Ralph pour le rassurer.
L'aîné des jeunes Means était familièrement appelé Bud. Ralph
ne sut jamais son vrai nom, car dans nombre de ces familles le
nom de baptême s'efface sous celui de Bud, donné à l'aîné des gar-
LE MAÎTRE D'ÉCÛtE DU FLAT-CREEE. 127
çor.s, et SOUS celui de Sis, qui revient de droit à l'aînée des filles..
Ralph, en tacticien habile, comprit que son premier effort straté-
gique devait être la conquête de Bud Means.
Après souper,, les gars parurent faire des préparatifs. Bull dres-
sait les oreilles d'un air majestueux, et ses satellites jappaient avec
un enthousiasme discordant. — Bill, dit Bud à son frèie, demande
au maître s'il lui plairait de chasser le raton. Je ne serais > pas fâché,
de le faire sortir un peu.de son col empesé.
— Le diable m'emporte si je lui parle!
— Tu n'oses pas ?
— Ta crois peut-être que j'ai peur! — Et Bill se dirigea vers la:
porte où Ralph, était à contempler les étoiles en leur demandant;
pourquoi il avait eu la singulière idée de venir au Flat-Cret k.
— Dites donc! il y a un raton quia mangé nos poules ces jours-ci,
et nous allons lui donner la chasse. Vous ne tenez sans doute pas à
être des nôtres?
— Bien volontiers au contraire, si j'étais sûr que B ill ne me
prît pour le raton, — et par pure politique le malheureux péda-
gogue s'en fut traîner par monts et par vaux ses j;inibes fatiguées
à la suite de Bud, de Bill, de Bull, et à la chasse du raton. Celui-ci,
avait jiigé à propos de se jucher sur un arbre. Vite! une hache pour
jeter l'arbre à bas; n^ais la hache était restée au logis : de là que-
relle entre les deux frères, qui se reprochaient l'un à l'autre de
l'avoir oubliv'^e. Maître Ralph, voyant que l'affaire se gâtait, crut
devoir se dévouer. Fluet et leste, il s'offrit à grimper sur l'arbre,
et il eut vite att, int la branche au-dessus de celle où s'était réfugié
le raton. II ignt)rait absolument le péril auquel il s'exposait, car le.
raton, comme un autre animal, est très méchant quand on l'attaque,
et il se défend à, belles dents. Quoi qu'il en fût, à force de secouer
la branche, il réussit à faire tomber la bête aux applaudisseuiens de
ses deux con)pngnon:^, qui se ruèrent sur elle avec la meute. Bull
se distingua particulièrement : ce fut lui qui donna le coup de
grâce. Au retour, Ralph s'aperçut que cette expédition lui avait été
profitable. Décidément il avait fait un exploit sans le savoir. Bud,
qui portait le raton par la queue, ne le toisait plus avec mépris; il
lui sembla même que le bouledogue aux yeux. rouges, qui se serrait
fort incomniodément contre ses jambes, daignait le tenir en quelque
estime pour avoir si bravement affronté l'ennemi.
Le lendemain, la pluie tombait à torrens. Ralph en fut bien aise,
ne voulant ni chasser ui pêcher le dimanche, et cette pluie, qui re-
tenait la famille au logis, devant lui permettre d'avancer dans l'in-
timité de Bud. A table, il se mit à conter des histoires empruntées
à tous les livres qu'il avait lus; le vieux Means et, la vieille Means,
128 REVUE DES DEUX MONDES.
et Bud, et Bill, et Sis, autrement dite Miranda Means, écoutèrent
bouche bée les aventures de Sinbad le marin, de Robinson Crusoé,
Gulliver et autres voyageurs célèbres.
— Que le diable m'emporte, dit Bill avec emphase, si je n'aime
pas mieux ces bonnes histoires-là que le cirque!
Bill ne pouvait faire de compliment plus flatteur; mais ce que
voulait Ralph, c'était l'amitié de Bud. Il est toujours agréable d'a-
voir de son côté un vaisseau de 7Zi, et plus Ralph Hartsook admirait
les muscles noueux de son futur élève, plus il désirait s'en faire un
ami. Chaque fois que dans le récit il arrivait à quelque scène pa-
thétique, il cherchait à lire dans les yeux de Bud; mais, si le jeune
PhiUstiiî écoutait de toutes ses oreilles, il ne soufflait mot, et au-
cune lueur d'approbation ni d'intérêt ne perçait sous la formidable
épaisseur de son sourcil touffu. Etait-il impassible ou simplement
idiot?.. Peut-être l'un et l'autre.
Le lundi matin, Ralph, passablement ému, alla prendre posses-
sion de son école. — Je gage que vous êtes effrayé de ce que vous
a dit le vieux? demanda Bud, chemin faisant.
Ralph allait nier, mais après réflexion il conclut que mieux valait
toujours dire la vérité.
— Comment vous en tirerez -vous avec ces gaillards-là? Vous
n'êtes pas de force.
— Nous verrons.
— Que feriez-vous de moi par exemple?
— Je n'aurai jamais de querelle avec vous.
— Pourquoi? Je suis le plus dangereux; c'est moi qui ai donné
cette fameuse raclée au dernier maître d'école. — Et d'un regard
sournois Bud cherchait à voir l'effet que produisait une pareille dé-
claration sur le frêle jeune homme qui marchait à ses côtés.
— Je ne recevrai pas de raclée de vous, dit tranquillement
Ralph.
— Bah! je pourrais vous démolir de la main gauche sans la
moindre peine.
— Je le sais aussi bien que vous,
— Et vous n'avez pas peur?
— Pas le moins du monde, dit Ralph , émerveillé de son propre
San g- froid.
Ils marchèrent e^i silence l'espace d'une minute. Bud réfléchis-
sait. — Et pourquoi n'avez-vous pas peur de moi? demanda-t-il
enfin.
— Parce que nous serons amis.
— Mais les autres?
— Je me moque de tous les autres.
LE MAÎTRE D'ÉCOLE DU FLAT-CREEK. 129
— Vraiment?
— Parce que nous serons amis, je vous le répète, et que vous
êtes de force à les battre tous. Vous donnerez les coups de poing,
moi, je donnerai les leçons.
Bud se mit à rire, mais sans que Ralph comprît s'il acceptait ce
pacte. Quand il se trouva dans la classe, en face de ses élèves,
et qu'il eut interrogé ces mines d'enfans espiègles, ces visages
d'hommes renfrognés et dédaigneux, son cœur battit comme celui
d'un acteur à ses débuts. La première journée fut loin de le sa-
tisfaire. Il n'était pas maître de lui, et par conséquent ne pouvait
l'être de personne. Le soir venu, des symptômes d'insubordination
couraient dans tous les rangs. Le pauvre Ralph était navré; il
n'en dormit pas de la nuit. Il ne pouvait compter sur l'alliance de
Bud; il lui semblait même que Bull n'avait plus la moindre consi-
dération pour lui. En pensant à Bull, il se souvint de la chasse au
raton, et du fameux coup de dent que Bull avait donné pour mettre
fin au combat, et du certificat décerné à ce vaillant, « qui ne lâchait
jamais prise. » De là jaillit un trait de lumière. Ce qu'il fallait à
l'école du Flat-Creek, c'était un bouledogue. Elle aurait son boule-
dogue, et gare aux mutins !
Le lindemain, lorsque Ralph fit son entrée à l'école, il vit bien,
à l'attitude de ses élèves, qu'il y avait quelque complot dans l'air;
il n'eût osé s'asseoir de peur de rencontrer une épingle. Pen-
dant qu'il soulevait le couvercle de son pupitre, éclatèrent les jap-
pemens d'un chien que l'on y avait enfermé, et toute l'école de rire;
on s'attendait à une explosion de colère.
Ralph rougit en effet, mais, se rappelant son rôle (les bouledo-
gues savent avoir du calme et dissimuler), il prit l'animal et le ca-
ressa tant que durèrent les éclats de rire, puis avec un grand
sérieux : — Je regrette, dit-il, et son regard ferme faisait le tour
de la classe, je regrette qu'il se trouve ici quelqu'un d'assez vil (1),
— cette épithète fut articulée avec une emphase qui réjouit les
grands, car la bataille avec Bill et peut-êtie avec Bud parut dès
lors inévitable, — d'assez vil pour enfermer un de ses frères dans
un lieu comme celui-ci.
Les rires recommencèrent, mais ce n'était plus du maître d'école
que l'on riait. Un mouvement significatif des élèves fit connaître à
Ralph qu'il ne s'était pas trompé dans ses soupçons sur l'auteur de
la mauvaise plaisanterie. — Voulez-vous avoir l'obligeance, dit-il
poliment à Bill, de mettre cette bête à la porte?
(1) Jeu de mots intraduisible. VU se dit mean en anglais, de sorte que l'injure
s'adresse directement aux frères Means.
TOME Cil. — 1872. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
Une sorte de magnétisme agit sans doute sur Bill Means , car, si
la requête était polie, le regard était décidé. Le garnement s'étonna
plus d'une fois depuis d'avoir obéi. Il obéit moitié surprise, moitié
crainte indéfmissable. La semaine suivante, il eut à rosser une
demi -douzaine de camarades pour l'avoir appelé roquet Means. Il
déclara chaque fois que mieux eût valu assommer le maître sur
place , et le fait est qu'il eût évité ainsi cinq batailles sur six.
Ce jour-là et les jours suivans, le bouledogue qui se cachait sous
la peau délicate du petit pédagogue tint en respect les mauvais
plaisans. A la fin du second jour, Bud émit son opinion : le maître
ne faisait pas de bruit, mais il avait le tonnerre sous cape. — Usait-
il donc de châtimens corporels? demanderont les philanthropes. —
Useriez-vous de châtimens corporels, monsieur, si vous étiez appelé
à dresser des tigres dans une ménagerie? — Mais sur ce point le
pauvre Ralph ne parvint jamais à satisfaire ses commettans. — Il ne
réussira pas, disait M. Pete Jones à M. Means. Il craint trop de les
étriller. Les garçons n'apprennent qu'à la condition d'être étrillés,
du moins mes garçons. Cognez dur! voilà ce que je dirai toujours
aux professeurs. Ça ne fait jamais de mal. Les coups et la science
vont de compagnie. Pas de coups, pas de science, comme je dis!
Battre et enseigner, enseigner et battre, c'est la bonne vieille mé-
thode.
Néanmoins Ralph était maître de la situation, et il en fut ainsi
jusqu'au concours.
II. — LE CONCOURS D'ÉPELLATION.
Souvent depuis le soir de cette fatale solennité, Ralph se répéta :
— S'il n'y avait pas eu de concours d'épellation ! — mais il y en
eut un, d'abord dans l'intérêt de mon histoire, et aussi vraiment
parce que cet exercice littéraire, le seul que l'on connaisse dans
le comté de lïoopole, était particulièrement cher aux habitans du
Flat-Creek. Il remplaçait pour eux les conférences, les lectures et
les clubs.
Dans les écoles de nos régions forestières, il y a une étude spé-
ciale à laquelle on se livre avec ardeur : l'esprit public, pénétré
des difficultés de l'orthographe anglaise, s'est arrêté à l'opinion
qu'épeler correctement est une des fins principales de l'humanité.
Souvent l'élève ne comprend pas le sens d'un seul mot de sa le-
çon : peu importe; à quoi servirait de comprendre le sens d'un
mot? Les mots sont faits pour être épelés, et les hommes pour ap-
prendre l'orthographe. Épeler est en réalité l'exercice national du
comté de Hoopole, comme ailleurs la paume ou le croquet.
LE MAÎTRE D'ÉCOLE DU FLAT-CREEK. 131
Le concours fut fixé au mercredi de la seconde semaine. Ralph
commençait alors h respirer, sans être quitte pourtant de tous ses
ennuis. Miranda Means n'avait éprouvé que du mépris pour le nou-
veau maîLre d'école jusqu'à ce que s'affirmât le côté bouledogue
de son caractère; ce fut du bouledogue que Miranda devin-t éprise.
A la suite de la première victoire que Ralph remporta sur ses élèves,
Miranda ressentit une passion qu'elle eut soin de faire connaître
aussitôt à celui qui en était l'objet, non point par des paroles, —
les pays civilisés ne tolèrent pas une telle licence, et le comté de
Hoopole a la prétention d'être civilisé, — mais par les yeux. Elle
le poursuivait de longs regards en coulisse d'autant plus inquié-
tans que ses yeux faibles et rouges pleuraient toujours; elle affecta
une voix plaintive, et en souriant, en ricanant, en rougissant, en
se rendant cent fois plus ridicule encore que la nature ne l'avait
faite, elle porta jusqu'à l'âme épouvantée du pauvre instituteur la
conviction qu'il était aimé par la fille la plus laide, la plus sotte et
la plus grossière du district de Flat-Creek. 11 est vrai qu'elle était
aussi la plus riche, la mère eut soin de le faire entendre à Ralph
un matin en fumant sa pipe, assise selon son habitude sur la pierre
de l'âtre.
Après le malheur d'être aimé de Miranda, il ne pouvait en exis-
ter de plus grand que celui d'avoir l'élève Hank Banta pour ennemi.
Le premier, Hank Banta avait subi l'outrage de ces châtimens cor-
porels auxquels Ralph s'était vu forcé de recourir, et il n'avait ja-
mais négligé depuis une occasion de se venger du maître. Un matin
Ralph fut abordé par un petit orphelin qui répondait au sobriquet
de Shocky (1), et que coiffait une chevelure en broussailles d'un
blond presque blanc. Le maître ne savait rien de lui, sinon qu'il
demeurait par-delà le Trou-Rocheux dans la famille Pearson, et
qu'il était le plus doux de l'école. — Qu'y a-t-il donc? demanda
Ralph, s'apercevant que Shocky regardait autour de lui comme pour
s'assurer qu'on ne l'épiait pas.
L'enfant se gratta la tête, et, lorsqu'il eut repris haleine : — Eh
bien ! monsieur, il y a une mare, vous savez, sous le plancher de
l'école.
— Après? est-ce qu'on se décide enfin à la dessécher?
— Ce n'est pas cela, monsieur; mais Hank Banta... — Le petit
Shocky se rapprocha de Ralph le plus possible, tremblant d'en dire
davantage.
— Est-ce qu'il y serait tombé, le pauvre diable?
— C'est vous qui devez y tomber, monsieur.
(1) Abréviation ou corruption de shocking , qui exprime la laideur choquante de
l'enfant.
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— Bah ! il n'y a pas de danger, Shocky.
— Si fait ! lïank a bien arrangé le parquet sur lequel vous passez
pour aller à votre bureau de manière que vous tombiez droit au
milieu.
— Et tu es venu m'avertir? — La voix de Ralph était émue. Il
avait donc un ami au Flat-Creek! Caressant la toison blanche de
Shocky, il lui enjoignit de retourner vite à l'école par une autre
route, afin de ne pas exciter les soupçons, et l'enfant prit sa course
à travers champs; tout en courant, il se disait ravi : — Comme il
m'a regardé! comme il m'a parlé ! — L'approbation du maître était
le seul rayon de soleil qu'il y eût eu dans la vie du pauvre Shocky.
Ralph Hartsook entra de l'air sévère qu'il empruntait à Bull , en
ayant bien soin d'éviter le piège qu'on lui avait tendu, et les conju-
rés eurent peine à cacher leur désappointement lorsqu'il enjamba
la trappe traîtresse. La classe se fit sans aucun incident particulier;
mais Miranda n'était pas seule à lorgner le maître par-dessus son
syllabaire. D'un œil moins tendre et non moins sournois, Hank le
regardait aussi. — Apportez-moi votre addition, lui dit tout à coup
Ralph.
11 n'était pas sur la défensive. En dépit des précautions que son
trouble d'ailleurs lui permettait à peine de prendre, la planche fit
bascule, et, tandis que l'une des deux extrémités se dressait au
milieu de la chambre, effleurant presque le visage de Shocky, Hank
Banta faisait un plongeon dans l'eau glacée.
— Qu' arrive- 1- il? s'écria Ralph avec une surprise admirablement
jouée. — Il porta secours au malheureux tout trempé, lui offrit un
de ses habits, et l'installa auprès du feu. Ceux des garçons qui
n'étaient pas dans le complot riaient à gorge déployée. Le maître
compléta par quelques paroles senties la leçon énergique qu'il ve-
nait de donner. — L'inventeur du piège ne doit guère, dit-il, être
encouragé par son succès à recommencer cette mauvaise et dange-
reuse jylii-isanierie^ car il est écrit dans la Bible que tout homme
qui creuse un puits sous les pieds du prochain s'expose à y tomber
lui-même.
En rentrant, Bud dit avec admiration : — Ëclairs et tonnerre !
vous êtes un rude gaillard, M. Hartsook! — Les muscles rendaient
hommage au cerveau. Hank prit une mauvaise fièvre à la suite de
son plongeon. Alors Ralph réunit les plus grands et leur dit : — Il
faut s'entr'aider. Nous veillerons Hank Banta chacun à notre tour.
— Il commença, et les autres l'imitèrent; mais Hank n'était pas de
ceux que l'on conquiert par la bonté.
Sa fièvre durait encore lorsqu'eut lieu le concours, il dut renon-
cer à cette fête, qui fut vraiment très belle. Chaque famille avait
fourni une chandelle blanche ou jaune, et à cette lueur fumeuse on
LE MAÎTRE d'ÉCOLE DU FLAT-CREEK. 13 S
riait, on caquetait, les garçons faisaient la cour aux filles. Plus d'un
mariage se décide en ces concours d'épellation. Le concours n'est
qu'un prétexte, comme peut l'être la danse dans les bals; mais, de
même que certaines gens par exception aiment la danse pour elle-
même, il y a au Flat-Creek des individus qui viennent épeler pour
le plaisir d'épeler, et qui, respirant avec ardeur la poussière du
tournoi, n'ont d'autre but que de renouveler sur leurs vieux jours
les lauriers cueillis dans leurs jeunes années.
— Le squire Hawkins présidera sans doute, avait dit M'"*" Means à
Ralph, on le lui a demandé; on le lui demande presque toujours,
parce que c'est l'ancien le plus savant du district. Il sait trouver des
mots difficiles, et puis il parle poliment; mais. Seigneur! je me rap-
pelle le temps où il était plus gueux que le dindon de Job. Quand
il est arrivé ici, ce n'était qu'un maître d'école yankee. Il n'avait
aucun de nos usages; cependant il a fini pea à peu par se civiliser
comme les autres; vous ne croiriez pas qu'il eût jamais été Yankee.
Oh ! il n'est pas resté pauvre longtemps, non! il a épousé une fille
riche, — et la vieille, tout en bourrant sa pipe, adressait une gri-
mace significative à Ralph, puis à Miranda, grimace d'ogresse qui fit
frémir le premier et ricaner agréablement la seconde. Sa femme ne
savait ni a ni h, et elle n'avait pas beaucoup de tête; mais apprendre
ne sert de rien aux femmes, et l'argent vaut mieux que l'esprit, la
bonne terre aussi !
Le squire sur qui M'"'' Means avait donné ces informations vint
occuper la place d'honneur au concours. Pendant qu'il s'installait,
Ralph faisait l'inventaire de l'ensemble d'objets qui portait le nom
de squire Hawkins : 1° un habit à queue d'hirondelle, d'âge incalcu-
lable, que l'on n'exhibait que les jours d'apparat, et qui était devenu
trop petit, à moins que le squire ne fût devenu trop gros; — 2° une
paire de gants noirs, apparition anormale, phénoménale et inatten-
due dans ce district, où les prédicateurs prêchaient l'été en manches
de chemise, on n'avait jamais vu de gants qu'aux mains du squire;
— 3" une perruque de cette fade couleur de cire commune à tant de
perruques (la perruque avait des tendances à glisser du crâne lisse
qu'elle recouvrait, et le squire la rajustait continuellement ; comme
le squire avait été roux, la perruque ne s'harmonisait nullement
avec son visage, et l'absence de cheveux gris vieillissait encore la
figure labourée de rides); — h° un collier de barbe teint en noir de
jais, un noir inconnu aux barbes naturelles (vers la racine, un
ourlet blanc eût fait croire que ce collier avait été ajouté comme
les cheveux); — 5" une paire de lunettes montées en écaille; — 6° un
œil de verre acheté à un colporteur et d'une couleur différente de
celle de son compagnon, trop petit en outre pour l'orbite, ce qui
faisait qu'il tournait d'une façon effrayante; — 7" un râtelier en
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guise de dents; — 8° enfin le squire proprement dit, à qui ces dé-
tails physiques adhéraient tant bien que mal.
On raconte qu'un émigrant écrivit une fois à son père de venir le
rejoindre dans fouest, parce que les gens les plus médiocres s'y
tiraient d'affaire. Le squire avait dû s'installer au Flat-Greek pour
une raison semblable. Il parlait à peu près le langage de la Nou-
velle-Angleterre, mais défiguré par la prononciation de l'ouest.
— Mesdames et messieurs, commença- t-il en retenant de son mieux
ses fausses dents et sa perruque, mesdames et messieurs, je suis
vraiment reconnaissant à M. Means de l'honneur qu'il me fait. —
Ensuite, avec des efforts consciencieux pour empêcher les pièces
fragiles qui composaient son individu de s'éparpiller, son œil noir
roulant à gauche, tandis que la petite prunelle bleue brillait fixe,
le squire siffla entre ses dents empressées à sortir de la bouche un
éloge éloquent du syllabaire, qu'il plaça sur le même rang que la
Bible, peut-être plus haut, car sans le syllabaire que serait la Bible,
du moins à quoi servirait-elle? Il s'assura que sa perruque, qui
avait fait plusieurs évolutions comiques, était revenue à sa place,
et l'on applaudit.
— Je nomme Larkin Lanham et James Buchanan capitaines, dit
le squire.
Les deux jeunes gens interpellés ainsi s'avancèrent, l'un d'eux
jeta un bâton à l'autre, qui l'empoigna au hasard; puis le premier
plaça sa main au-dessus de la main du second, et ils changèrent de
main successivement jusqu'au sommet. Celui qui à la fin ne laisse
plus de place à Tautre gagne le droit de parler d'abord. L'épreuve
ayant été deux fois sur trois favorable à Larkin, celui-ci fut auto-
risé à nommer le champion de son choix. Il hésita une seconde;
tout le monde se tournait vers le grand Jim Phillips, mais Larkin
s'aventurait volontiers en parages inconnus. Il s'écria donc : — Je
prends le maître! — tandis qu'un murmure de surprise se faisait
entendre dans la salle et que Buchanan répliquait vivement : —
Moi, je prends Jim Phillips. — Aussitôt la foule se partagea en deux
camps, le squire ouvrit son syllabaire et se mit à proposer des mots
aux deux capitaines qui épelaient l'un contre l'autre. Larkin ne
tarda pas à supprimer une l à réellement et dut se rasseoir confus.
Alors s'avança le maître d'école fort ennuyé, car il craignait en se
laissant battre de perdre le peu d'autorité qu'il pouvait avoir. Au
moment où il se levait, un sourire moqueur du docteur Small, beau
jeune homme vêtu en gentleman, le troubla encore davantage; mais
il fit effort pour concentrer toute son attention sur les mots que le
squire bredouillait fort indistinctement. Ceux de son parti ne lui
trouvaient pas assez d'assurance ni de volubilité. Cependant, au
bout de dix minutes, Buchanan perdit pied, et Jim Phillips le rem-
LE MAÎTRE d'ÉGOLE DU FLAT-CREEK. 135
plaça. L'excitation fut alors au comble; Jim, le plus fameux de tous
les champions connus, un grand maigre, aux épaules voûtées, ne
s'était jamais distingué que dans l'art d'épeler. Ce talent est chez
certaines gens comme un sixième sens ; on naît épeleur, on ne le
devient pas.
Bud Means avait averti le maître, désormais son ami, que Jim
épelait vite comme l'éclair, et qu'il ne se laissait pas démonter aisé-
ment. Il avait battu les trois derniers maîtres, et battre un institu-
teur en épelant est aussi glorieux que d'assommer un colosse : Bud
Means et lui se partageaient l'admiration du district.
Pendant une demi-heure, le squire chercha les mots les plus
compliqués. Ralph épelait lentement, mais sûrement. Il sentait
néanmoins que Jim, avec sa figure longue et ses mains croisées
derrière le dos, avait sur lui en ce moment une supériorité réelle,
dont le siège était apparemment dans son nez, car Jim épelait avec
cet organe, qu'il avait long et pointu. L'inquiétude et les précau-
tions évidentes de Ralph eurent l'excellent effet de rassurer Jim,
qui, ne doutant plus du succès, dédaignait de prendre aucune peine
et affectait de se jouer des difficultés. De l'avis de tous, la balance
penchait en sa faveur; mais Ralph se rappelait de quelle manière à
la fois prudente et résolue Bull avait étranglé le raton,
— Théodolite! dit enfin le squire.
Jim épela avec un y.
— A votre tour! dit le squire à Ralph en perdant ses dents d'é-
motion.
Le champion vaincu s'assit désespéré; dans la salle, le bruit fut
tel qu'il fallut suspendre la séance. Un seul des spectateurs resta
aussi indifférent à l'issue du combat qu'il l'avait été à ses péripé-
ties : ce jeune gentleman, le docteur Small.
— Rossé, écrasé, assommé ! hurla Bud en se frottant les genoux
avec exaltation. Shocky sauta de joie, et le vieux Means dit à
M. Pete Jones : — Eh bien! qu'en pensez-vous? Il les battra tous;
je savais qu'il était fort, c'est pour cela que je l'ai pris.
Le reste fut facile, tous les épeleurs qui se succédèrent renon-
çant vite à venir à bout des mots extraordinaires que le squire,
nouveau sphinx, leur proposait comme autant d'énigmes. Il n'y en
avait plus qu'un petit nombre à battre, et personne ne prenait plus
d'intérêt à une lutte dont le succès ne semblait pouvoir être dou-
teux, lorsque Ralph échoua au moment où il s'y attendait le moins.
Une jeune fille en robe de cotonnade bleue venait de s'avancer ti-
midement; le maître reconnut Hannah, la servante ou plutôt la né-
gresse blanche de la famille Means. Elle n'avait jamais mis les pieds
à l'école en ce district, et pour la première fois prenait part à un con-
cours. Lorsque le squire lui donna d'abord par pitié quelques mots
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faciles, elle les épeLa d'un air distrait. Pendant ce temps, chacun,
croyant la fête terminée, faisait ses préparatifs de départ. Le squire,
fatigué, lui jeta, pour en finir, incompréhensibilitc, suivi d'autres
mots de huit syllabes. A la surprise générale, la jeune fille conti-
nuait à tenir tête au maître. Allait-elle donc le battre, lui qui avait
battu Jim Philipps? — Dès lors chacun s'intéressa visiblement à
Hannah. Ralph s'aperçut que Shocky l'avait abandonné; chaque fois
que Hannah répondait bien, sa laideur bizarre s'illuminait de joie.
De fait, Ralph avait été le premier à s'abandonner lui-même. Il n'a-
vait plus l'esprit présent au concours; il regardait ce joli front,
un peu bas sous les cheveux ondes, mais large et uni, ce teint
éclatant, cette physionomie douce et ouverte, qu'il avait remarquée
déjà, et qui s'épanouissait sous l'influence de la sympathie générale.
L'esclave opprimée secouait le joug, la femme apparaissait radieuse;
il lui souhaitait presque la victoire. Le bouledogue avait fait place
en lui à un personnage nouveau qu'il ne connaissait guère, et qui
ressemblait fort à un amoureux. Le squire était au bout de son syl-
labaire; il tirait vainement sa perruque de droite à gauche, et son
œil de verre se fixait obstinément sur les pages épuisées.
— Daguerréotype! cria-t-il enfin à Ralph.
— D... a... u... — Ralph avait bien le droit de bredouiller après
une pareille séance.
— L'autre maintenant !
— Hannah, mon Hannah, a battu le maître! cria Shocky hors de
lui.
Ralph s'approcha pour la féliciter. Cependant le docteur Small ne
bougeait pas de son coin.
Le squire fit taire tout le monde, puis d'une voix enrouée : —
Notre jeune amie Hannah Thomson reste seule de son parti, elle
aura donc à épeler contre presque tout le camp opposé. Je prends
la liberté de remettre à demain soir la fin de cette lutte intéressante
et mémorable, avec l'espoir que notre jeune amie s'assurera défini-
tivement la couronne de cyprès de la gloire. — Le squire n'était
pas toujours heureux dans ses figures de rhétorique.
Les jeunes gens qui s'étaient proposés pour cavaliers durant le
concours escortèrent chacun la dame de ses pensées. On ignore
pourquoi le docteur Small se chargea de Miranda. Hannah s'étant
attardée à causer avec Shocky, Ralph songea tout à coup qu'il avait
oublié chez les Means un objet dont il n'avait aucun besoin et réso-
lut de l'aller chercher sans retard...
Vous voudriez le récit de cette promenade, vous êtes saturés des
Means, des squire Hawkins, des Pete Jones et des autres, vous
voudriez savoir ce qu'il advint entre cette honnête fille et ce garçon
naïf, et combien de rayons de lune vinrent les baiser au front à tra-
LE MAÎTRE d'ÉCOLE DU FLAT-CREEK. 137
vers les branches d'érable, et quelle bénédiction silencieuse leur
donna l'étoile du soir. Inutile de me demander cela. Il ne faisait pas
de clair de lune, et toutes les feuilles étaient tombées des branches
noircies des érables, secouées par le vent d'hiver. Au bas de la pre-
mière descente, en quittant l'école, Ralph rejoignit la jeune fille, qui
marchait rapidement dans l'obscurité; il ne lui demanda pas la per-
mission de l'accompagner. Ralph et Hannah se comprirent et eurent
confiance. Le jeune homme avait dès le premier jour vénéré la vic-
time patiente et résignée de M'"" Means; mais ce fut lorsqu'elle ou-
vrit ses ailes au soleil, nouveau pour elle, de l'admiration , qu'il
l'aima. Il l'avait vue s'éveiller. A quoi bon répéter ce qu'ils dirent?
We croyez-vous pas qu'il lui parla d'amour en lui parlant du temps,
de la moisson, de l'école? — Oui, c'étaient bien là les mots, mais
sous ces lieux-communs vibrait autre chose. Les mots sont si pau-
vres ! l'accent vaut mieux. Qu'ils fussent fous, je ne le nie pas. Reste
à savoir si l'on est fou d'être heureux, ou si d'autres sont fous de
ne pas l'être. En tout cas, laissons -les en repos : les soucis leur
viendront avant demain matin.
En causant donc de tout leur cœur de choses insignifiantes, ils
traversèrent le pâturage, qui était le plus court chemin. Une pluie
légère survint comme ils atteignaient l'aulnaie, ce qui leur permit
de s'arrêter sous un arbre, bien que la maison fût tout près.
— Ne puis-je vous aider en rien? demanda Ralph avec intérêt.
— Non, vous ne le pouvez, personne, le temps seul et Dieu. — Il
s'ensuivit un silence et un peu de gêne; ils étaient heureux pour-
tant.
Devant la porte , le docteur Small passa près d'eux de l'air froid
et délibéré qui lui était ordinaire. Ralph oublia complètement ce
qu'il était venu chercher; il ne pensait qu'au regret de quitter si
vite Hannah. Aussitôt qu'il se fut éloigné, la voix aigre de M'"^ Means,
étranglée par la colère, éclata : — Voilà une belle fille par ma foi!
ah ! oui, une belle fille ! Courir les chemins après dix heures avec
un étranger,... le premier venu ! Me récompenser ainsi,... me faire
cette honte ! oui, cette honte ! Vous êtes une fourbe, une coquine.
Vous aurez beau lever la tête, parce que vous épelez mieux qu'une
autre! Qu'on me rattrape à vous laisser retourner au concours!
qu'on me rattrape, vous dis-je!
— Allons, maman, fit observer Bud, voilà bien du tapage pour
peu de chose. Si vous continuez ce vacarme, vous allez éveiller
tout le monde d'ici à Glifty.
— Et mes propres enfans me traitent ainsi ! reprit la mère exas-
pérée, ils prennent parti pour une péronnelle contre leur propre
sang. Ah! ils se soucient de mes peines! Que je sois humiliée, in-
138 REVUE DES DEUX MONDES.
sultée, ils s'en moquent... Moi qui ai toute ma vie travaillé pour
toi, malheureux !
Bud se mit à siffler en s' asseyant au coin de l'âtre. Il avait pro-
duit la diversion qu'il désirait, car, tandis que M'"^ Means fulminait
contre lui, la pauvre Hannah put se réfugier dans son galetas. Là,
quelque navrée qu'elle fût de tant d'outrages, elle entendit peu à
peu s'éteindre la voix dure de l'ogresse, dominée par la voix douce
et respectueuse de Ralph Hartsook. Elle se rappelait avec délices
tout ce qu'il avait dit d'indifférent en apparence; puis elle revint
sur les détails de trois années de servitude, elle songea qu'elle était
liée par un engagement indépendant de sa volonté à servir trois
années encore, et elle pria pour sa délivrance avec la foi que donne
l'amour. Ne pouvant dormir, elle se mit à la fenêtre. La lune brillait
maintenant; elle distingua le sentier à travers le pâturage, l'écha-
lier que Ralph l'avait aidée à franchir, l'aulnaie où ils avaient at-
tendu la fui de la pluie.
Quelqu'un enjamba î'échalier,se dirigea vers l'aulnaie et de là du
côté de la maison de Pete Jones. Qui donc était-ce? Il lui semblait
reconnaître Ralph; cependant le froid la força de rentrer dans son
lit. Elle s'assoupit frissonnante, et rêva non de l'avenir incertain,
mais d'un passé béni, du foyer paternel; sa mère, son frère, étaient
là, et aussi le maître d'école.
III. — DANS LES TÉNÈBRES.
Ralph devait prendre gîte cette même nuit chez M. Pete Jones.
L'usage étant que le maître logeât successivement chez les parens
de ses élèves, et M. Pete Jones envoyant sept jeunes citoyens de
différons âges à l'école, il se trouvait contraint à vivre de lard
rance quinze jours durant sous un toit mal joint qui abritait une
troupe de marmots braillards, et condamné à partager le grabat
d'un des garçons. Ce grabat était dans le grenier. Ralph n'y put
dormir, soit que son voisin prît toute la place, soit qu'il fut trop
agité par le souvenir des événemens de la soirée. Après avoir
compté, comme un avare compte son trésor, chacun des pas qu'il
avait faits en compagnie de Hannah, le jeune homme, désespérant
de fermer l'œil, se rhabilla et alla s'asseoir au sommet de l'échelle
dont la base touchait le pâturage qui séparait les terres de Jones
des terres de son collègue Means. Le pâturage, toujours d'un
beau ton bleuâtre, reflétait les rayons argentés de la lune. A quel-
que distance frémissait, sous une légère brise, le grand aulne au
pied duquel il s'était reposé avec Hannah. Descendre, enjamber l'é-
chalier et suivre le petit sentier jusqu'à l'aulnaie, reprendre ensuite
LE MAÎTRE d'ÉCOLE DU FLAT-CREEK. 139
la route qui conduisait à l'école, ce fut fait aussitôt que rêvé. Arrivé
au pli de la route où il avait rejoint Hannah (c'était le lieu même
où quelques jours auparavant il avait rencontré Shocky), il s'appuya
contre l'échalier, et se mit à songer aux moyens de se dévouer à
elle. Tout à coup il tressaillit : le bruit du galop de plusieurs che-
vaux se rapprochait. Instinctivement il s'effaça dans l'ombre de la
haie de clôture. Trois cavaliers passèrent rapidement. L'un d'eux
néanmoins parut l'apercevoir, car il ralentit le train de son cheval,
qui était alezan avec le pied gauche de devant et les naseaux blancs.
Jamais encore Ralph n'avait vu ce cheval dans le pays, mais il lui
sembla que la tournure du cavalier ne lui était pas inconnue, bien
qu'il ne pût lui appliquer un nom. Il éprouva un moment de
frayeur; il savait que la région du Flat-Greek et du Glifty-Greek
était depuis quelque temps infestée par des malfaiteurs qui enle-
vaient les chevaux et pillaient les maisons. Avant que P»alph eût
retrouvé la force de bouger, le sabot d'un autre cheval résonna
sur la terre durcie. Le docteur Small passa tranquillement, s'arrêta
pour le regarder, puis continua son chemin. Ralph avait une hor-
reur superstitieuse du docteur : ils étaient nés dans le même vil-
lage de Lewisburg, et le maîlre d'école, plus jeune de plusieurs
années, connaissait diverses circonsta^ices de la vie de Small qui
démentaient la bonne opinion qu'on avait de lui dans le pays. Small
parlait peu, il ne faisait jamais de profession de foi, ne se vantait
jamais ; mais il était austère au point de se priver volontairement
d'une tasse de thé ou d'un cigare; lorsqu'on lui offrait à boire, il
savait répondre d'un ton grave et presque sublime : — De l'eau,
s'il vous plaît. — Small, le buveur d'eau, était partout cité comme
un modèle; il fallait être bien fin pour découvrir les passions qui
s'agitaient sous cette froide surface, pour plonger dans cet abîme
d'hypocrisie. Ralph néanmoins savait depuis longtemps à quoi s'en
tenir sur les fausses vertus du docteur, et celui-ci, se sentant dé-
masqué à ses yeux, le desservait en toute occasion. La rencontre
imprévue de son ennemi acheva de frapper l'imagination de Ralph :
il rentra tremblant et pris de fièvre dans le grenier des Jones; il
ne se doutait pas que Hannah, tout émue, tourmentée, elle aussi,
par l'insomnie, eût observé chacun de ses mouvemens.
Un certain bruit ne tarda pas à se faire entendre; on ouvrait la
porte de la maison. Étaient-ce les voleurs? On marchait à pas de
loup. Fallait-il se lever, donner l'alarme? Ralph réfléchit que, si
les voleurs s'avisaient d'entrer, ils trébucheraient sûrement sur
quelqu'un des marmots ou des chiens qui couvraient le plancher,
il se tint tranquille et finit par s'endormir. La fumée de graisse
fondue qui montait de la cuisine l'éveilla.
Pete Jones, maussade à déjeuner, alla jusqu'à traiter grossière-
iZiO REVUE DES DEUX MONDES,
ment son hôte, comme s'il eût cherché une querelle; mais le maître
était trop préoccupé des événemens de la nuit précédente pour y
prendre garde : loin de là, le repas terminé, il se rendit à l'écurie
avec l'obligeante intention d'aider Pete Jones. — On n'a que faire
de vos mains blanches, répondit rudement ce dernier. — Au même
instant, Ralph reconnut dans un coin le cheval alezan marqué de
blanc au nez et au pied gauche; c'était bien lui, les maraudeurs de
la nuit ne pouvaient être loin. Tout préoccupé de ce nouvel inci-
dent, Ralph se dirigea vers l'école avant l'heure; mais la mauvaise
fortune qui s'acharnait à lui voulut qu'il trouvât Miranda sur son
chemin. Malgré lui, il répondit plus que froidement aux avances de
cette nymphe des bois.
— Hannah est malade ce matin, elle a pris froid en se promenant
la nuit dernière, et n'ira pas ce soir au concours, dit Miranda avec
un sourire niais.
En apprenant que Hannah souffrait à cause de lui, il se sentit en-
core plus troublé. L'insomnie, l'irritation nerveuse, ont souvent
pour effet d'agiter les plus pures consciences et de grossir les
moindres incidens. Quel besoin avait-il de battre les chemins à deux
heures du matin et d'y rencontrer trois chevaux au galop, dont un
était alezan marqué de blanc? Quel besoin avait-il d'épier le doc-
teur, qui peut-être quittait le chevet d'un agonisant? Quand nous
nous croyons coupables, nous sommes généralement de mauvaise
humeur. Ce fut avec la volonté de blesser Miranda qu'il lui dit à
brûle-pourpoint : — Hannah est en vérité une belle personne.
— C'est aussi l'avis de Bud, répliqua M'^' Means.
— Vraiment? fit Ralph, dressant l'oreille.
— Je le crois du moins; sans cela, pourquoi se feraient-ils la cour
depuis bientôt un an?
Le pauvre maître d'école vit bien que rien ne manquait au dé-
sastre. Il fit un effort pour parler, mais la voix expira dans son go-
sier. A ce moment survint Shocky.
— Savez-vous la nouvelle? cria-t-il, on a pillé la nuit dernière
la maison du Hollandais.
Ralph se rappela les trois cavaliers et le docteur, qui les avait
suivis de si près; il se rappela le cheval alezan et le bruit de la porte
ouverte. Tout en faisant machinalement sa classe : — quel parti
prendre? se demandait-il, — et forage grondait autour de lui. Bud
n'était point venu à l'école, il devait être jaloux. Pete Jones lui en
voulait évidemment de l'avoir épié. Devait-il dire tout ce qu'il soup-
çonnait au sujet du vol? Mais personne ne croirait à la culpabilité
du vertueux Small, et Pete Jones se vengerait. Puis comment ex-
pliquer sa promenade à deux heures du matin? Il en revint aux le-
çons du bouledogue : attendre de pied ferme et les dents serrées.
LE MAÎTRE d'ÉCOLE DU FLAT-CREEK. Ihl
Après souper, il se rendit au concours, qui, vu l'absence de
Hannah et l'émolion causée par le vol, fut peu intéressant. On s'en-
tretenait tout bas, par petits groupes. Pete Jones avait pris sous sa
protection spéciale le Hollandais, ainsi nommé parce qu'il était le
seul Allemand de la colonie; il affectait d'être le plus indigné de
tous contre les voleurs. Ralph, craignant que son silence ne fût mal
interprété, essaya de parler; mais il ne pouvait révéler ce qu'il sa-
vait, et le peu qu'il disait lui semblait sonner creux et faux. Il se
tut donc, tandis que Pete Jones jurait au Hollandais que, s'il ren-
contrait le drôle qui avait fait le coup, il le pendrait haut et court
sans autre forme de procès. — Et je parierais un cheval que pas
• bien loin d'ici quelqu'un en sait plus long qu'il n'en veut dire,
ajouta Pete Jones. — Ralph se demanda s'il parierait le cheval
alezan. CeLte nuit-là lui parut longue. Une neige légère tombait par
les fentes du toit sur le lambeau d'étoffe rapiécée qui lui servait de
couverture. Le malheureux fut d'abord poursuivi par l'idée fixe que
son hôte lui couperait la gorge avant le matin; lorsqu'il se fut enfin
démontré à lui-même qu'il était invraisemblable que Jones commît
un meurtre dans sa propre maison, la pensée des amours de Bud et
de Hannah prit le dessus. Une fille comme Hannah descendue jus-
qu'à un Bud Means! Règle générale, un homme lettré s'imagine
toujours faire grand honneur à une femme en l'aimant. L'orgueil
de Ralph faillit étouffer sa conscience; mais les idées d'honneur qui
lui avaient été inspirées dès l'enfance revinrent vite une à une. Al-
lait-il donc dérober le bien d'un ami? Dans les ténèbres, il engagea
une grande lutte contre lui-même, la lutte que saint Paul appelait
celle de la chair contre l'esprit, et que Darwin appellerait, je sup-
pose, celle de l'homme contre ce qui reste en lui de la bête. Avec
l'aide de Dieu, Ralph fut vainqueur, bien qu'il lui en coûtât.
Le lendemain, qui était un vendredi, Shocky vint l'inviter de la
part du squire Hawkins à passer chez lui les journées du samedi et
du dimanche. Le digne juge de paix avait pensé lui rendre service
en le délivrant ainsi de l'hospitalité grossière d'un Pete Jones, et
Ralph se hâta de lui porter ses remercîmens. Tout en marchant
avec Shocky, il essaya d'amener la conversation sur Hannah, que
l'enfant paraissait tant aimer. — Pauvre vieil arbre! dit Shocky en
passant près d'un orme noueux et tordu isolé sur la route.
— Pourquoi pauvre?
— Parce qu'il est seul... Oui, reprit-il après une pause, il est
malheureux et seul. Je voudrais être mort depuis qu'on a mis mon
père au cimetière, ma mère à l'asile des pauvres et ma sœur chez
la vieille M'"* Means. Monsieur, qu'est-ce que c'est qu'un asile?
est-ce plus laid que chez les Means? Oui, je voudrais mourir et être
emporté sur un de ces nuages-là avec maman et Hannah auprès
I!l2 REVUE DES DEUX MONDES.
de mon père. Croyez-vous que Dieu oublie les petits garçons quand
leur père est mort et que leur mère est à l'asile des pauvres? Moi,
je le crois. Mon père venait de si loin, d'Angleterre! en route, sur
la mer, Dieu l'aura perdu. Personne ne se soucie de Dieu au Flat-
Creek; comment voulez-vous que Dieu se soucie du Flat-Creek? Je
l'aimerais bien pourtant, s'il voulait tirer maman de cet asile des
pauvres et Hannah de chez les Means, pour que je puisse les em-
brasser tous les soirs comme je faisais, voyez-vous, quand papa
n'était pas mort. — Ralph eût voulu parler, il ne le pouvait. Shocky
continuait donc de dire ses pensées aux arbres et aux haies du
chemin.
— M. Pearson, lui, a été bon de me prendre; sans cela, j'aurais
été loué sans doute, comme Hannah, jusqu'à vingt et un ans à
quelques méchantes gens, et je n'ai que sept ans, cela ferait treize
ans avant de revoir ma mère, tandis que dans trois ans Hannah
aura fini son temps; je serai grand, je pourrai travailler, et nous
aurons une jolie maison comme celle de Granny Sanders. — Il dé-
signait de la main une hutte en bois entourée d'un rang de fleurs
de tournesols desséchées par le soleil, avec un tonneau d'eau de
pluie à la porte. Là vivait une vieille femme, fort laide, qui pré-
tendait posséder des secrets contre tous les maux. Grand'mère San-
ders était le médecin et la gazette du pays.
Ralph ne regarda pas la cabane que lui montrait Shocky. H avait,
reconnu le cheval de Smalf à la porte. Quel motif pouvait amener
le médecin chez la sorcière? S'il se fût approché de la porte, il eût
entendu Small interroger avec intérêt la Granny sur ses recettes; il
l'eût vu hocher la tête d'un air d'approbation et de déférence pen-
dant qu'elle expliquait la vertu que possède le sang d'un chat noir
contre l'érysipèle, puis flairer les bouteilles, demander le nom des
simples et s'insinuer ainsi dans sa confiance et dans son amitié,
après l'avoir étourdie par l'honneur de sa visite. La sorcière une
fois apprivoisée, les commérages jaillirent d'eux-mêmes sans que
Small les encourageât autrement que par un sourire ou un cligne-
ment d'oeil. Le vol fut, bien entendu, cité en première ligne. Il la
quitta sans avoir prononcé plus de vingt mots; mais le soir même
on savait par la gazette du Flat-Creek que le maître d'école avait
laissé dans son pays une réputation assez mauvaise pour qu'on pût
sans témérité le soupçonner de forcer au besoin les serrures.
IV. — MISS MARTHE HAWKINS.
— Rien n'est meilleur pour la santé cpe de bêcher la terre. Te-
nez ! l'année dernière, dans mon pays de l'est, j'étais toute maigre,
je ne tenais plus qu'à un fil; le docteur m'a ordonné de travailler
LE MAÎTRE d'ÉCOLE DU FLAT-CREEK. 143
au jardin. J'ai acheté une bêche, et je m'en trouve à merveille. —
La scène se passe dans le jardin du squire, où Ralph aide ce véné-
rable magistrat dans les diiïérens travaux que comporte une tiède
journée d'hiver. Tout en causant, miss Marthe Hawkins, la nièce du
squire, qui tient la maison depuis le veuvage de son oncle, s'ap-
puie à la petite barrière qu'elle appelle pompeusement la grille.
Elle arrive depuis peu du Massachusetts, et elle a la manie de par-
ler de l'est, comme pour rappeler aux indigènes l'immense su-
périorité que doit avoir nécessaiiement sur des barbares de leur
espèce une demoiselle du Massachusetts, — Quand j'étais à Bos-
ton... — Ce lambeau de phrase revient incessamment dans ses
discours. Notez que miss Marthe n'est allée à Boston qu'une fois;
mais, cette visite étant l'événement le plus important de sa vie,
elle n'hésite pas à le faire figurer dans toutes ses réminiscences.
Ralph ne s'ennuie point auprès de miss Marthe : il lui trouve de l'es-
prit malgré ses prétentions, qui d'ailleurs le font rire; il essaie
d'oublier ainsi Hannah , Bud, le vol et tout le reste; la chère de-
moiselle est si charmée de rencontrer quelqu'un sur qui elle puisse
produire de l'effet qu'elle ne quitte guère son hôte depuis qu'il est
dans la maison. A ce moment précis, Ralph est pourtant assez dis-
trait, il ne la regarde ni ne l'écoute; un homme et deux chevaux
viennent d'apparaître au sommet de la route : l'homme monte un
des chevaux et tient l'autre par la bride, c'est la jument baie des
Means et le poulain rouan de Bud. Ralph les a reconnus tout de
suite, il a compris que Bud revient du moulin à manège, et il ne le
voit pas approcher sans une secrète émotion. Depuis le fameux soir
où il a ramené Hannah du concours d'épellation, il ne s'est pas
trouvé en face de son ancien ami, devenu son rival... Son rival!
force lui est bien de le croire, non pas qu'il soit disposé à une con-
fiance absolue dans les propos de Miranda; mais l'absence persis-
tante de Bud, qui n'a point reparu à l'école, ne lui permet pas de
conserver à ce sujet le moindre doute.
— Quand j'étais à Boston, commence M'^^ Marthe... En suivant
la direction du regard de Ralph , elle aperçoit Bud qui descend la
pente rapide que forme la route à cet endroit, et s'interrompt brus-
quement. Bud est très rouge et a l'air maussade; il répond à peine
au bonjour qu'on lui adresse; il est évidemment en colère, et Ralph
croit savoir pourquoi.
Vers le soir, Ralph Hartsook s'en alla errant à travers le champ
de blé du squire jusqu'au bois. Le souvenir de sa promenade avec
Hannah l'étouffait. 11 marchait devant lui, suivait docilement un
sillon, puis un autre, prêtait l'oreille au frémissement du chaume
froissé par le vent, et trouvait une certaine consolation dans l'as-
pect misérable du paysage. Il s'enfonça ensuite sous les hêtres,
ihh REVUE DES DEUX MONDES.
poussant du bout de son pied des vagues de feuilles mortes, tandis
qu'à travers les branches minces et vibrantes retentissaient des gé-
missemens qui pouvaient lui faire croire que toute la nature était
désespérée avec lui. Il y a une sorte de fascination dans le sillon
d'un sentier qu'on a pris au hasard et qui conduit on ne sait où. Le
sentier que suivait maintenant Ralph courait, ondulait irrégulier à
travers le bois, tournant à droite pour éviter une racine, déviant à
gauche pour adoucir une descente, puis de côtés et d'autres, selon
le caprice de celui qui le premier l'avait tracé. Ralph ne résista pas
au charme, et, entraîné toujours, arriva dans un creux où babillait
certain ruisseau parmi les pierres calcaires qui obstruaient son lit.
Un peu plus loin, il y avait une petite cabane en pièces de bois ar-
rondies, drôlement plantée au milieu d'un jardinet qu'environnait
une clôture de broussailles. La cheminée, formée de bâtons et d'ar-
gile, coiffée d'un baril défoncé des deux bouts, donnait une phy-
sionomie particulière à cette cabane. L'idée vint à Ralph que ce
devait être là le Trou- Rocheux et la maison du vieux Pearson, le
vannier à jambe de bois, protecteur de Shocky. A tout hasard, il
frappa, et sa surprise fut grande d'être introduit par Marthe. —
Vous ici, miss Hawkins? dit-il après avoir serré les mains de l'in-
valide et de sa femme paralytique, tandis que Shocky s'élançait af-
fectueusement à sa rencontre.
— Que Dieu la bénisse ! dit la vieille femme , c'est bien la meil-
leure créature qu'il y ait ! Elle vient ici presque tous les jours pour
réconforter le monde d'une manière ou d'une autre.
Miss Marthe rougit, et répliqua qu'elle venait volontiers parce
que le Trou-Rocheux ressemblait tant à un endroit qu'elle aimait
dans l'est, et que M. et M'"® Pearson lui rappelaient aussi des gens
excellens qu'elle avait connus à Boston.
— Allons donc ! dit le vieux vannier, ne parlons pas de gens ex-
cellens, s'il vous plaît, de bonté, d'obligeance ni de pareilles sor-
nettes. Certainement vous approchez de la bonté plus qu'aucune
personne que je connaisse; mais il n'en est pas moins vrai que nous
sommes tous des égoïstes.
— Vous n'étiez pas égoïste quand vous veilliez mon père quinze
nuits de suite, dit Shocky, tendant au vieillard un éclat de bois.
— Si fait! — Ceci fut souligné d'un ton terrible. — Ton père était
un misérable Anglais. Je les avais proprement arrangés, vos ha-
bits rouges, dans la guerre de 1812, et c'est l'un d'eux qui m'a
fait perdre la jambe en y plantant sa baïonnette à Lundy's-Lane;
un camarade l'a tué, le gredin, ce qui est une compensation. Je
n'aimais donc pas ton père, vu sa qualité d'Anglais; mais, s'il était
mort dans ce pays hbre faute de quelqu'un qui lui donnât une
goutte d'eau, le diable m'emporte si je n'aurais pas honte, au bar-
LE MAÎTRE d'ÉCOLE DU FLAT-CREEK. 1Z[5
beciie (1) du h juillet, de lever ma jambe, de bois pour faire applau-
dir les gars. C'est la chose la plus égoïste que j'aie jamais faite.
INous sommes tous égoïstes.
— Vous ne l'avez pas été quand vous m'avez pris une nuit, vous
savez?.. — La figure de Shocky brillait de reconnaissance.
— Si fait, polisson! Pourquoi est-ce que je t'ai pris,... hein?
Pour faire enrager Pete Jones et son frère. Ce sont des voleurs, le
diable les emporte! — Ralph frissonna; le cheval alezan galopait de
nouveau sous ses yeux. — Une bande de voleurs, voilà ce qu'ils sont!
— De grâce, monsieur Pearson, prenez garde ! dit miss Havvkins,
vous vous attirerez des ennuis. Cette intempérance de langage me
rappelle un de mes amis de l'est...
— Bon! vous figurez-vous donc qu'un vieux soldat puisse avoir
peur des voleurs? interrompit le vannier. Est-ce que j'ai tourné
le dos aux Anglais? Je dirai ce que j'ai vu, et tout haut! Mer-
credi dernier, ayant bu au cabaret une goutte de trop peut-être,
je m'étais couché dans la rue pour me reposer. Voilà que vers
une heure de la nuit le froid m'éveille; vers deux heures, je passe
du côté de chez Means, et qu'est-ce que je vois? Pete Jones et
les gredins qui ont volé le Hollandais, puis un autre que je ne
connais pas, qui traversait le pâturage, celui-là, comme pour se
rendre chez Jones. — Ralph frissonna de plus belle. — Ne me fais
pas de gros yeux, la vieille! Ma langue est tout ce qui me reste
pour le combat, mais je me battrai contre les voleurs jus':[u'à ce
que la mer se dessèche, entends-tu bien?.. Shocky, passe-moi une
écharde !
— Non, vous n'étiez pas égoï4e quand vous m'avez pris, dit
Shocky, au^si entêté que son maître.
— Imbécile, 'je ne t'ai pas recueilli par bonté, ma foi non!
mais je haïssais Jones l'aîné, qui est le directeur de l'asile des pau-
vres, et je ne voulais pas que lui et Pelé fissent un voleur de plus...
De manière qu'un soir d'hiver que ta mère, pauvre aveugle, s'était
traînée jusqu'ici, appuyée sur toi, pour me diie : « monsieur Pear-
son, je vous demande de sauver mon garçon ! » j'ai été plus égoïste
que jamais, je me suis chargé de toi. Ta mère pleurait, ce qui me
faisait pleiu-er aussi. Nous sommes égoïstes en tout, je vous dis! Le
diable m'emporte si nous ne le sommes pas, miss Hawkins; seule-
ment je croirais quelquefois que vous êtes vraiment bonne, si je ne
savais pas fpie nous sommes tous égoïstes.
Ralph dut ramener chez elle miss Marthe; le lendemain, il la
(1) Le barbecue est une solennité dans laquelle on fait rôtir un animal tout entier.
Le barbecue du 4 juillet se célèbre en riioniieur de la prockmatiou de l'indépendance
des États-Unis.
TOME cir. — 1872, 10
I!l6 REVUE DES DEUX MONDES.
conduisit encore au sermon, à la prière du squire , qui ne pouvait
prendre ce soin, ayant été expulsé de l'église des Hardshells (1)
pour s'être fait admettre dans une société de tempérance.
Ce ne fut pas précisément une partie de plaisir qu'imposa le
brave squire au maître d'école. Celui-ci eut à monter une vieille
jument, la seule de l'écurie qui voulût « porter double, » et, selon
la coutume locale, à prendre en croupe miss Ilawkins. S'il se fût
agi de Hannah, Ralph aurait probablement goûté cette coutume,
mais, vu les circonstances, l'unique compensation pour lui était
l'espoir de désarmer par ses attentions envers Marthe le ressenti-
ment de Bud. D'ailleurs le squire, qui avait peut-être ses desseins,
ne lui laissa pas le choix; bon gré mal gré, il dut enfourcher la
jument par cette matinée de décembre avec une demoiselle du
Massachusetts en croupe. Peu habituée à ce mode de locomotion,
M"*^ Hawkins jetait les hauts cris chaque fois que la monture enfon-
çait jusqu'aux genoux dans l'argile du Flat-Creek.
— On ne va jamais à l'église de cette façon dans l'est;... dans
l'est la boue n'est pas aussi profonde. Quand j'étais à Boston...
Mais Ralph ne sut jamais ce qui lui arriva de particulier à Bos-
ton, car à ce moment même la jument mit le pied dans un trou
rempli d'une boue jaunâtre, et la robe de miss Hawkins se trouva
pailletée d'or. Elle déclara n'avoir jamais rien vu de pareil dans
l'est. — Le voyage parut long à Ralph, qui découvrit que les sujets
sur lesquels il pouvait causer avec miss Hawkins étaient peu nom-
breux; en vain évoquait-elle ses souvenirs de l'est pour soutenir la
conversation.
Ce matin-là tout le Flat-Creek était à l'église : les Means, les
Jones, les Bantas, tout le monde, hormis le vieux vannier, dont la
famille se trouvait représentée par Shocky, venu sans doute pour
apercevoir Hannah plutôt que pour entendre le sermon. Au fait, il y
en avait peu qui fussent attirés par le service religieux. On allait à
l'église, comme à un lieu de réunion, chercher les nouvelles. Cette
fois il était aisé de voir qu'une certaine émotion agitait le trou-
peau; l'émotion se devine dans une foule, même à l'église. Ralph
aida miss Hawkins à descendre, en y mettant toute sa galanterie,
afin de rassurer le pauvre Bud, qui ne parut pas adouci, au con-
traire; les mains dans ses poches, le sourcil froncé, il affectait de
ne point le regarder. Selon l'usage, les hommes bavardaient au de-
hors, tandis que les femmes chuchotaient entre elles à l'intérieur;
Ralph se joignit au premier groupe venu, mais aussitôt ceux qui for-
(1) Les Hardshell Baptists ou, — comme on les appelle encore, — les baptistes au
whisky, dont la foi est une caricature grossière du calvinisme, réprouvent les caté-
chismes, les sociétés de tempérance, les missions, et ont pour maxime : laissez Dieu
faire sa besogne ; ce qui doit être sera.
LE MAÎTRE D'ÉCOLE DU FLAT-CREER. 147
maient ce groupe prirent l'air embarrassé, se dispersèrent, et chaque
fois que le maître d'école essaya de se mêler à la conversation, il
en fut de même. Pete Joues dit assez près de lui cependant que
la vieille jambe de bois en îtail de toute façon : ne l'avait-on pas
vu rentrer à deux heures du matin? Et celui-là pourrait en nom-
mer un autre, si bon lui semblait; mais mieux valait ne s'occuper
que d'un seul à la fois. Au moment même, un murmure courut dans
la foule : — le meeting commence ! — et les hommes se décidèrent
enfin à remplir la partie de l'église qui restait vide. — Quand Ralph
revit Hannah, triste et l'air accablé, son cœur faiblit. — Devait-iî
donc se sacrifier aux intérêts de Bud? — Mais le courage d'un mar-
tyr lui revint; il résolut d'attendre qu'il sût au moins si vraiment le
jeune Goliath avait des droits antérieurs aux siens, et s'efforça de
concentrer toute son attention sur le sermon, avide de recueillir
les miettes qui pourraient tomber de la table maigrement servie du
prédicateur. — Hélas ! il était impossible de tirer des injures que
vomissait ce dernier contre l'église rivale des reformcrs^ qui avait
son siège au village voisin de Glifty, la moindre consolation spiri-
tuelle, et Ralph Hartsook n'était pas d'humeur à rire. Il entendit
Pete Jones crier en sortant : — Patience ! nous nous occuperons de
son affaire à Noël.
Koël tombait à deux jours de là.
V. — l'église des raclées.
La classe se termina le lundi soir comme de coutume. Les gar-
çons avaient causé en petits groupes toute la journée; évidemment
les affaires du maître d'école allaient mal. Ralph ne pouvait se dis-
simuler la perte de sa popularité dans le pays, et malheureusement
il ne réussissait pas à deviner de quel côté au juste soufflait le mau-
vais vent, bien qu'il reconnût dans tout ce qui se passait l'influence
occulte de Small. Aucun allié ne lui restait plus; Hannah elle-même
l'évitait obstinément.
n s'était attendu à ce qu'on lui demandât un congé pour les
fêtes de Noël; ces congés-là sont déduits des appointemens du
maître, et c'est l'habitude des écoliers de mettre à la porte celui-
ci lorsqu'il s'avise de les refuser; à cet effet, ils barricadent l'école
le jour de Noël et le jour de l'an. Or Ralph avait l'intention d'ac-
corder le congé, pourvu qu'on le lui demandât, mais la demande
ne fut pas faite. Hank Banta était le meneur du complot; il y avait
entraîné Bud. Celui-ci fut d'avis cependant d'adresser la requête
d'usage avant d'arriver aux mesures extrêmes, mais l'opinion de
la majorité l'emporta sur la sienne; il se contenta de dire en hochant
la tête que le maître avait toute sorte de malices dans son sac.
iâS REVUE DES DEUX MONDES.
Lorsque le lundi dans la soirée on vit Ralph, au lieu de retourner
chez le squire, prendre le chemin du village de Glifiy, à quelques
milles dn Flat-Creek, la curiosité fut vivement excitée. Quelques-
uns supposèrent qu'il filait, mais Bud dit que ce n'était pas son
genre, que, tel qu'il le connaissait, il serait plutôt d'humeur à brû-
ler l'école ou à la faire sauter. La malice de Ralph tourmentait Bud,
quelque décidé qu'il fût à soutenir les conjurés, lorsqu'il s'en alla
prendre possession de l'école, avec le reste de la bande, vers neuf
heures du soir. Peut-être l'intention du maître avait-elle été de
devancer ce mouvement, car ta dix heures Hank Banta se mit à trem-
bler de la tète aux pieds en apercevant collée derrière les vitres
une figure qui ressemblait à celle de Ralph. Il courut avenir Bud.
— Eh bien! grogna ce dernier, qu'as-tu à trembler, poltron? 11 ne
te tuera pas, sois tranquille; mais je parierais mon cheval qu'il te
donnera une bonne leçon et à moi aussi. Tu ne le connais pas, bien
qu'il t'ait fait faire un fameux plongeon.
Dès l'aube, on se prépara énergiquement à soutenir le siège ;
toutes les issues furent barrées et on attendit; on attendit si long-
temps que les rebelles étaient déjà quelque peu démoralisés lors-
qu'approcha l'heure de la classe; plusieurs espéraient toujours que
le maître avait filé, tous redoutaient de le voir apparaître. — Bon!
il ne viendia pas, dit Ilank en frissonnant, l'heure est passée.
— Il viendra! dit Bud. Je parierais dix mille dollars qu'il sera
derrière son pupitre à neuf heures sonnant, si la maison est de-
bout.
Quelques-uns des parens qui passaient sur la route, par hasard
bien entendu, s'attroupèrent pour assister au spectacle, certains
que Bud écraserait le maître dans le cas où celui-ci essaierait d'en-
trer de force. Small, qui se rendait chez un malade apparemment,
arrêta aussi son cheval devant la porte. Point de Ralph. 11 était neuf
heures moins cinq minutes. Tout à coup une voix cria de la route :
— Le maître !
Ralph s'avançait en effet portant une planche.
— Ho! ho! fit Ilank, s'elTorçant de rire. Il veut nous enfumer
peut-être, mais le cas est prévu. — En effet les conjurés avaient
laissé le feu s'éteindre; il n'y avait plus dans l'àtre que quelques
tisons.
— Il n'est pourtant pas allé à Clifty pour rien, dit Bud, résolu-
ment appuyé contre une barricade. 11 a son idée.
Du dehors, Ralph demanda tranquillement qu'on lui ouvrît. — Au
fait, si nous ouvrions? murumra Ilank; mais Bud se redressant: —
Lâche! c'est toi qui m'as entraîné dans ce pétrin, et maintenant tu
recules! Tiens ferme la barre, ou je t'assomme!
Pendant cette discussion, Ralph avait grimpé sur le toit, sa
LE MAÎrnE d'école du rLAT-Cr.ELK. ihO
planche à la main; il tira ensuite de sa poclie un papier plié, puis
délibérénnent il en versa le contenu dans la cheminée.
— Poudre à canon! hurla l'un des passans qui s'esquiva pour
éviter l'explosion. Le docteur se rappela sans doute que son ma'ade
pourrait mourir pendant qu'il flânait, car il mit son cheval au trot.
Mais Ralph, ayant vidé le papier, posa la planche en travers sur la
cheminée. Un tapage infernal retentit au même instant dans l'école;
les bancs entassés s'écroulèrent, et Hank Banta s'élança le premier
sur la route, en toussant, se frottant les yeux et presque sûr qu'il
venait de sauter. Tous les autres le suivaient éperdus, et de la
maison ouverte sortait une affreuse odeur de soufre. Aussitôt que
l'école fut évacuée, Ralph y entra et ouvrit les fenêtres. Les révoltés
le rejoignirent silencieusement. Qu'allait-il se passer? Sans doute
une bataille avec Bud.
— 11 est neuf heures, dit Ralph, consultant sa montre. Je suis
bien aise que vous soyez tous exacts. Je vous aurais accordé un
congé, si vous me l'eussiez demandé hier comme des gentlemen. De
toutes façons, je vous le donne aujourd'hui; allez! — Hank le re-
garda d'un air stupide; Bud hésita entre l'envie de boxer le maître
et l'envie non moins forle de boxer Hank. Tout le monde sortit,
sauf Shocky l'orphelin, qui ne bougea pas de son banc.
— Pourquoi ne t'en vas-tu pas? lui dit Ralph.
— J'attendais, monsieur, pour voir si vous ne vous en alliez pas
aussi.
— Que t'importe ?
— Le bon Dieu est moins loin quand je suis avec vous, dit l'en-
fant, qui décidément avait en lui l'éioffe d'un poète.
Ralph appuya doucement la main sur la tête hérissée du pauvre
Shocky. Peut-être ce mouvement amical, presque fraternel, lui
était-il inspiré par la communauté de soufiVance ou par les paroles
touchantes qu'il venait d'entendre, ou bien encore Ralph se rappe-
lait-il que Shocky était le frère de sa chère Hannah. Quoi qu'il en
fût, Shocky, en levant les yeux, vit la physionomie froide du maître
se détendre, et sentit une larme, une seule, mais brûlante, tomber
sur lui.
— Est-ce que le bon Dieu vous aurait oublié aussi? dit Shocky.
Mieux vaut vous en aller du Flat-Creek. Vous voyez que le bon Dieu
y oublie tout le monde.
Ralph s'était laissé tomber sur un siège au coin du feu et ne l'é-
coutait plus; alors l'enfant se dirigea discrètement vers la [)orte. —
Shocky! — Le petit poète revint sur ses pas. — Shocky, il ne faut
pas croire que Dieu oublie; Dieu arrange toutes choses pour le
mieux.
Mais la foi de Ralph était faible; longtemps il médita, essayant de
150 REVUE DES DEUX MONDES.
se convaincre de la vérité de ce qu'il venait de dire. Ainsi tout serait
bien, si Bud épousait Hannah? Tout serait bien, s'il était chassé du
riat-Creek sous le coup d'un infâme soupçon? Dieu se souciait-il
de ces bagatelles? Y avait-il seulement un Dieu?
Quand Ralph releva la tête, Shocky n'était plus là. Pendant une
heure encore il demeura plongé dans ses réflexions; son âme hési-
tait entre le doute et la foi. A midi, il ouvrit la porte de l'école et
appela Bud. — Bud, je voudrais vous parler...
Bud ne se souciait pas de revoir le maître autrement que pour
en venir aux mains avec lui, mais il n'était pas seul sur la route, et,
dans la crainte qu'on ne !e soupçonnât d'être intimidé, il entra d'un
air de défi.
— Je n'ai pas besoin de vous, messieurs, dit Ralph, remarquant
que Hank et deux ou trois autres allaient le suivre.
— Je pensais que vous voudriez au moins un témoin pour juger
si l'on jouait franc jeu, fit Hank.
— En ce cas, vous seriez le dernier que je choisirais. Bud joue
toujours franc jeu. Je n'en dirais pas autant de tous. — Et il ferma
la porte.
— Écoutez bien, monsieur Hartsook, dit Bnd résolument; vous ne
viendrez pas h bout de moi avec des cajoleries. J'ai pris mon parti :
vous promettrez de quitter le pays, ou je vous rosserai.
— Rossez donc, dit Ralph un peu pâle; mais, — se rappelant le
bouledogue, — seulement vous me direz pourquoi, n'est-ce pas?
— Vous le savez de reste. Les gens disent que vous êtes plus au
courant que vous ne voulez en avoir l'air du vol chez le Hollandais;
je ne le crois pas, car ceux qui vous accusent sont eux-mêmes des
voleurs. Non, ce n'est pas pour cela, et je ne vous dirai pas pour-
quoi; seulement, si vous ne voulez pas faire vos paquets, ôtez votre
habit, et préparez-vous à être rossé.
Le maître ôta son habit et découvrit ses bras, de vrais fuseaux.
Bud se déshabilla, et m.ontra le torse d'un boxeur de profession.
— Vous ne prétendez pas vous battre avec moi? dit ce dernier.
— Si vous m'y forcez.
- — Mais je ferai de vous une bouchée.
— Je le sais.
— Ma foi ! vous êtes brave ; mais je ne permettrai jamais à
personne, voyez-vous, de marcher sur mes brisées. C'est mal, ce que
vous avez fait, monsieur Hartsook. Je ne demandais pas mieux que de
me conduire autrement qu'on ne le fait d'habitude au Flat-Creek.
Je m'étais dit : Je tâcherai d'être meilleur qu'un Pete Jones, ou
que mon père ou que ces mauvais drôles de l'endroit. Et quand
vous êtes venu, j'ai pensé : En voilà un qui m'aidera. Bon! j'é-
tais sot! qu'avez -vous fait, sinon de vous servir du talent que
LE MAÎTRE D'ÉCOLE DU FLAT-CREEK. 151
l'on acquiert dans les livres et de vos façons de citadin pour me
prendre la femme que j'avais choisie, oui, que f avais choisie parce
que je me disais : N'étant pas née au Flat-Greek, elle pourra m'ap-
prendre à me conduire... Et je ne vous assommerais pas pour cela,
monsieur Hartsook? Allons donc !..
— Je n'ai jamais marché sur vos brisées.
— Oh ! vous ne me trom.perez pas.
— Bud, écoutez-moi, et ensuite nous en viendrons aux coups, si
bon vous semble. Aussitôt que j'ai découvert que vous aviez des
droits sur cette jeune fiile, j'ai renoncé à mes espérances, non parce
que je vous craignais,... je vous jure que j'étais prêt à tout, sauf à
la perdre, mais en vérité je n'ai pas échangé un mot avec elle de-
puis le concours.
— Vous mentez ! cria Bud en fermant les poings. — Ralph
rougit. — Vous n'étiez pas auprès d'elle dimanche dernier à la
courtiser sous mes yeux comme pour attirer mon attention, comme
pour me braver?.. Quand vous serez prêt, dites-le !
— Bud, il y a un malentendu. — Le jeune maître parlait lente-
ment et semblait abasourdi. — Je vous répète que je n'ai pas parlé
à Hannah dimanche, et vous le savez aussi bien que moi.
— Hannah ! — Les yeux de Bud s'arrondirent. Hannah ! — H
respira fortement, et regarda autour de lui. — Que diable Hannah
a-t-elle à faire là dedans?
— Miranda m'a dit que vous étiez amoureux de Hannah, dit
Ralph, rassemblant ses idées avec peine.
— Tonnerre ! vous avez cru Miranda? Elle et maman s'acharnent
après vous, voilà le fait. Hannah ! eh bien ! c'est une belle fille,
une brave fil'e , et vous êtes bienvenu à l'aimer. Je n'ai jamais
chassé ce lièvre-là. Vous allez tout savoir : jeudi et vendredi, en
portant du blé au moulin, j'ai vu... c'est-à-dire qu'en repassant
devant la maison du squire, comme vous parliez à une fille qui est
une demoiselle, celle-là, vous savez... Bud hésita un peu et prit l'air
bête. . . Je suis devenu fou tout à fait.
Bud remit son habit, Ralph remit le sien. Hs échangèrent une
poignée de main, et Bud sortit. Le jeune maître recommença de
regarder fixement le feu ; maintenant sa conscience ne lui défendait
plus de réclamer Hannah comme sienne. Une branche sèche qui
reposait sur la pierre de l'âtre prit feu et pétilla, de même l'espé-
rance si longtemps refoulée dans le cœur de Ralph; mais d'un autre
côté sa position n'était-elle pas perdue au Flat-Greek? N'y avait-il
pas contre lui de graves présomptions? H était évident que Hannah
croyait quelque chose des méchans propos mis en circulation par
Small. Quel intérêt avait Small à lui ravir l'estime de Hannah? Peut-
être lui plaisait-elle, à lui aussi, et Ralph savait que le docteur, en
lOZ REVUE DES DEUX MONDES.
dépit (le ses façons puritaines, avait déjà séduit et délaissé plus
d'une jeune fille. La flamme brillante du foyer vacilla, pâlit et finit
par s'éteindre, le loquet de la porte fut soulevé en même temps, et
Bud reparut. — Je voudrais vous dire quelque chose, commença le
jeune Goliath, mais c'est difficile; je n'ai pas appris dans les livres,
et il y a des choses qu'un homme a de la peine à dire quand il n'a
pas des phrases de livres en tête, il y a même des choses qu'un
homme ne sait jamais dire à personne. — Bud s'arrêta, mais, en-
couragé par Ralph, il reprit : — Vous avez renoncé à Hannah,
croyant qu'elle m'appartenait; c'est ce que je n'aurais jamiais eu le
courage de faire. En vous quittant tout à l'heure, je me suis dit :
Un homme capable de renoncer à une femme par respect pour les
droits d'un Flat-Creeker de ma sorte, eh bien! le diable m'em-
porte, un tel homme est celui qui peut le mieux me tendre la
perche. Je ne sais pas si vous êtes dévot, ni à quelle religion vous
appartenez, mais je sais que celui qui peut être si bon avec un drôle
comme moi, après ce que je vous ai fait, mérite qu'on s'attache à
lui. — Bud s'arrêta encore, comme épouvanté de sa propre volubi-
lité; on eût dit qu'il avait appris ce discours par cœur, et qu'il crai-
gnait, s'il reprenait haleine, de ne plus oser continuer.
Ralph répliqua d'une voix affectueuse qu'il n'appartenait à aucune
secte particulière, et qu'il craignait de ne pouvoir être utile à son
élève.
— Voyez-vous, dit Bud, il y a longtemps que le genre de vie
qu'on mène ici me répugne. Si je reste au milieu de pareils gredins,
c'en est fait de moi. Je me suis donc adressé pour me convertir à
l'église de Ilardshell, mais notre prédicateur ne se soucie que de
whisky. Je suis allé une autre fois à l'église du Mont-Thabor, cela
ne m'a pas fait de bien non plus. Un gros homme a parlé de l'enfer :
non que je refuse d'y croire! il y en a trop, et pas bien loin d'ici,
qui mériteraient d'y être logés; mais ce gros homme nous en me-
naçait de façon à nous faire perdre la tète. 11 nous insultait, ma
parole ! il semblait content de songer que nous serions damnés, il
prêchait comme d'autres jurent. Alors j'ai réfléchi : puisque je dois
aller en enfer, autant m'en donner jusque-là! Je suis sorti avec mes
camarades, nous avons coupé les étriers du prédicateur et lâché
son cheval dans la campagne. Depuis, j'ai tantôt voulu devenir
meilleur, tantôt essayé d'être pire; aujourd'hui il m'a semblé que
vous pourriez m'aider à me décider. Croyez-vous vraiment que le
Christ se soucie d'un pauvre Flat-Creeker comme moi?
— Je crois bien qu'il était lui-même une sorte de Flat-Creeker.
— Vous plaisantez ? balbutia Bud.
— 11 vivait dans un endroit assez sauvage aussi qu'on appelait
Nazareth, ce qui veut dire ville des buissons.
LE MAxXr.E b ECOLE DU FLAT-CIIEER. loô
— Pas possible !
— Et on l'appelait Nazaréen à peu près comme on vous appelle,
vous autres gens des forêts (1).
Ralph souriait in jjello de sa transformation en apôtre, néanmoins
il conta simplement à Bud quelques scènes de l'Évangile, comment
le Christ avait fait bon accueil aux pubiicains, aux mendians et aux
filles perdues.
— Ainsi je puis commencer à me conduire en chrétien sans être
baptisé? interrompit Bud.
— Pourquoi non? commençons tout de suite à faire de notre
mieux avec l'aide de la grâce.
— C'est-à-dire que, si je ctonsacre par exemple mes meilleures
raclées à Jésus-Christ, il m'aidera!
Cette question parut assez choquante à Ralph, mais il se ravisa
en songeant que Bud était sincère, qu'après tout il marchait vers
le bien, quoique la route ne fût peut-être pas scrupuleusement
orthodoxe. Le néophyte était en ti'ain d'expliquer que la première
raclée qu'il comptait donner était au diable, quand Shocky se pré-
cipita dans l'école essoufflé, tremblant de tous ses membres : —
Miss II a wk in s...
A ce nom, Bud tressaillit et changea de couleur. — Miss Hawkins
vient de dire que la foule allait engluer (2) cette nuit M. Pearson
et... — Shocky s'arrêta pour sangloter, — M. Pearson a chargé
son vieux fusil à pierre et déclare qu'il se fera tuer à son poste.
VI. — DIEU SE RAPPELLE SHOCKY.
Bien entendu, Bud était du" parti de Pearson : il savait que cette
persécution contre le vieillard n'était qu'une ruse pour sauver les
vrais coupables, que le cri : au voleur! partait de la bouche des
voleurs eux-mêmes. L'occasion était donc belle de mettre en pra-
tique ses vertueux projets, mais j'ai le chagrin de reconnaître qu'un
motif plus puissant décidait Bud: le bon cœur de Marthe Ilawkins
ayant pris fait et cause pour le vieux vannier, Bud se trouvait dans
cette situation rare et bénie où le devoir et l'amour sont tout à, fait
d'accord.
— Monsieur Harlsook, dit-il, vous ferez bien de retourner chez le
squire; quand le second coup de tonnerre éclatera, ce sera diable-
ment près de vous : en attendant, qu'on ne vous voie pas en notre
compagnie! De quel côté est venu Shocky?
— • Je voulais accouiir par la grande route, mais là j'ai rencontré
(1) Backwoodsmen.
(2) Tar and feather, injure qui consiste à plonger la victime dans un sac de plumes
après l'avoir enduite de poix.
154 REYUE DES DEUX MONDES,
Pete Jones, qui a juré après moi en menaçant de me tuer, si je ne
rebroussais pas chemin, de sorte que j'ai fait semblant d'obéir
pour revenir ensuite par le cimetière.
— Eh bien! dit Bud, retourne-t'en par le cimetière, et dis au
vieux que je l'attends près de la source. Je te suivrai de loin afin
que nous n'ayons pas l'air de nous être donné le mot. Si l'on t'at-
taque, aie soin de crier.
Ralph avait d'abord consenti à suivre le sage conseil de Bud, mais
une seconde réflexion lui prouva qu'il agissait comme un poltron
en abandonnant ses amis. Au lieu de se rendre chez le squire, il
prit le chemin de la forêt, où il arriva juste à temps pour assister
au premier combat de l'église contre le diable en plein désert.
Les petits pieds de Shocky l'avaient emporté plus vite que Bud ne
comptait. Une assez grande distance les séparait déjà, lorsque Pete
Jones, son fouet de porcher à la main, tomba sur le malheureux en-
fant avant même que celui-ci ne l'eût aperçu. Aux cris" désespérés
de Shocky, Bad accourut. — Misérable coquin! dit le géant indigné,
tu vaux encore moins que je ne le croyais, puisque tu es capable
de battre un enfant. — EtBudretroussases manches, tandis que Pete
Jones changeait prudemment de position pour prendre le haut de
la route. — "Va, je te cède la meilleure place, mais commençons!
Pete n'était pas un champion médiocre; moins robuste que Bud,
il avait plus d'habileté, plus d'expérience dans les rudes tournois
à coups de poing qui sont si fréquens au Flat-Creek; d'ailleurs,
comme ils étaient éloignés de tous témoins, et que rien n'empêchait
de mentir après le combat, il ne se fit aucun scrupule de recourir
à des moyens qui l'eussent déshonoré à jamais, s'il les eût employés
dans une bataille publique, un jour de courses ou d'élections. Il
prit la montée d'abord, puis, empoignant son fouet, frappa Bud de
toute sa force avec le manche plombé. Bud leva le bras gauche et
para le coup, qui cependant fut si rude qu'un des os de ce bras fut
fracturé. Jetant alors son fouet, Pete s'élança, croyant avoir facile-
ment raison du blessé; mais celui-ci lui échappa en glissant de côté,
puis, lorsque Pete Jones revint sur lui, il l'envoya d'un coup formi-
dable du poing qui lui restait rouler par terre de tout son long. Les
feuilles mortes l'empêchèrent seules d'avoir le crâne brisé. Pete Jones
se releva plus furieux que jamais, et tira son couteau-poignard;
mais il était aveuglé par la rage, et Bud gardait tout son sang-froid.
Un nouveau coup de poing vigoureusement allongé augmenta pour
la vie la laideur du nez de Pete, et lança Pete lui-même contre un
arbre à dix pieds de là.
Tandis que Ralph, qui venait de joindre les combattaiis, mettait
en écharpe le bras cassé du vainqueur, le vaincu se releva lente-
ment, et battit en retraite comme un chien fouetté.
LE MAÎTRE d'ÉCOLE DU FLAT-CREEK. 155
— J'ai peur que vous ne sonffiiez beaucoup, dît affectueusement
le maître d'écoîe à son sauvage ami.
— N'importe, je me suis battu pour lui cette fois-ci, — dit Bud, qui
n'avait pas encore l'habitude de nommer Dieu autrement que dans un
blasphème; mais Gédéon ne put prendre plus de plaisir à chasser
les Madianites que Bud à secouer, comme il disait, Pete Jones. La
vie religieuse de l'Ancien-Testament, qui consiste à terrasser les
ennemis du Seigneur, convenait au tempérament et à l'éducation
de Bud; elle devait le conduire par la suite à quelque chose de
mieux.
Lorsque les deux amis atteignirent la cabane de Pearson, Shocky
avait déjà tout conté aux oreilles émues et ravies de miss Hawkins,
qui ne pouvait se rappeler rien de comparable dans l'est, aux oreilles
épouvantées de Hannah et de la paralytique, aux oreilles indignées
du vieux héros, qui montait la garde clopin-clopant devant sa porte.
Ce pauvre brave vannier était l'homme le plus impopulaire de tout
le district; il avait deux grands vices en effet : d'abord il allait à
Clifty tous les trois mois environ pour une bamboche, puis il disait
toujours la vérité. Or un gouvernement despotique n'eût pas mieux
interdit à chacun d'avoir son franc-parler que ne le faisait la sau-
vage république de Flat-Creek. En se débarrassant de Pearson,
Pete Jones éloignait un dangereux voisin, et détournait les soup-
çons. Somme toute, le crime de Pearson était d'en avoir trop vu.
11 le savait bien, jugeait son affiire des plus mauvaises, et néan-
moins s'obstinait. — Non, je ne me sauverai pas, déclara-t-il d'abord
à Ralph et à Bud. Que dirait le général Winfield Scott, s'il apprenait
qu'un de ses braves de Lundy's Lane a battu en retraite devant une
poignée de bandits? Non, messieurs, mon fusil à pierre et moi,
nous avons vécu et nous mourrons ensemble. Je me défendrai,
allez 1 ce sera un second Lundy's Lane. — Et le vieillard clopina de
plus en plus vite, comme si la victoire eût dépendu de la véhémence
des mouvemens de sa jambe de bois.
Ralph eut grand'peine à lui faire entendre que le général Winfield
Scott lui-même eût tenu compte, avant d'engager l'action, des forces
del' ennemi, de la condition de ses troupes, de l'état des armes et des
munitions : — Or, ajoutait-il, d'une part, tout le voisinage est contre
nous; d'autre part, Bud, notre aile droite, à bien dire, se trouve
fortement endommagé dès la première bataille, et je suis l'aile
gauche, bon donneur d'avis, j'en conviens, mais faible dans la
mêlée. Shocky, miss Marthe et lîannah seraient moins utiles
encore malgré leur bonne volonté. Quant aux armes, que voulez-
vous faire d'un vieux mousquet chargé depuis dix ans?
— Et furieusement rouillé, murmura entre ses dents le vannier,
qui commençait à faiblir.
156 r.EvuL; des deux mondes.
— Je vous raffirme, le général Winneld Scott ordonnerait une
retraite en bon ordre.
Après d'assez longs débats, il fut décidé que Pearson, malgré^sa
répugnance, se tiendrait caché jasqu'tà nouvel ordre chez son frère,
dans le comté de Jackson.
— Vous m'attendrez près de la source, lui ditBud. — La source en
question s'échappait d'une grotte creusée dans le rocher. — Hannah
croit savoir que l'ennemi sera ici vers minuit. Je viendrai vous cher-
cher avant neuf heures avec mon poulain rouan, et vous conduirai
au relais de la malle.
Ce programme fut exécuté, le vieux Pearson répétant toujours
avec tristesse qu'il serait resté, si son fusil à pierre n'eût été en si
mauvais état. — Adieu, dit-il à Bud lorsqu'ils se séparèrent; quand
vous aurez besoin de moi, faites un signe. Je n'aime guère m'éva-
der la nuit; mais peut-être, en effet, le général Winfield Scott au-
rait-il approuvé cette manœuvre, s'il eût été dans mes souliers.
Je vous suis vraiment obligé. Nous sommes tous égoïstes sans
doute, cependant le diable m'emporte si je ne crois pas qu'il y ait
mie ou deux exceptions.
Soit que le désastre de Pete Jones eût calmé l'ardeur de ses par-
tisans, soit que l'on connût la fuite du vannier, la populace ne se
porta pas en grande force au Trou-Rocheux : ce fut une manifesta-
tion manquée; mais, l'une des victimes ayant échappé, l'animosité
n'en fut que plus vive contre les autres. On chercha d'abord à déta-
cher Bud du parti qu'il avait embrassé ; le docteur Small lui pro-
digua les marques du dévoûment le plus attentif en soignant les
blessures que le jeune homme avait reçues dans sa lutte avec Jones.
M™^ Means, qui ne décolérait pas, accusait son fds de faire cause
commune avec un voleur à jambe de bois, et cet autre vaurien, le
maître d'école, dont elle s'était toujours méfiée. De son côté, Jack
Means demandait à Bud s'il voulait absolument que leurs greniers
fussent brûlés comme l'avaient été ceux de bien d'autres, et s'il
avait perdu la tête de se brouiller avec des gens qu'il était si utile
d'avoir pour amis. Heureusement Bud eut la visite de Marthe Haw-
kins, qui vint s'informer affectueusement de ses nouvelles, et lui
dire que sa blessure lui rappelait un souvenir de Boston. Ces bonnes
paroles et la pensée que le Christ était lai-même une espèce de
Flat-Creeker furent pour le pauvre Bud comme la manne dans le
désert. Shocky était plus malade, la fièvre ne le quittait pas, il
avait souvent le délire: — Ils viennent, criait-il aussitôt qu'il en-
tendait le moindre bruit, ils viennent! Pete Jones va me louer pour
cent ans; retiens-moi, Hannah, défends -moi! Dieu nous a tous
oubliés! — Il ne se calmait que lorsque Ralph le tenait dans ses
bras. Quand le maître d'école était obligé de s'absenter, Marthe le
LE MAÎTRE d'ÉCOLE DU FLAT-CREEK. 157
remplaçait. Deux jours se passèrent ainsi ; le troisième jour, Bud
envoya chercher Ralph Ilartsook.
— Depuis que je ne peux plus rien faire, lui dit-il, j'ai lu un peu
dans le livre que vous m'avez donné, j'ai vu que l'on travaille pour
Jésus-Christ en travaillant pour le plus petit de ses frères. Cyrtai-
nement Shocky est bien le plus petit des frères de Jésus-Christ,
voici ce que je ferai pour lui : les deux Jones veulent le reprendre
demain, et cela ne leur sera pas difficile, puisque Pete est un des
administrateurs du comté. Shocky peut être réclamé comme orphelin
et comme mendiant. Au fond, Pete ne veut que se venger de Pear-
son, de vous et de moi, et comment lui tenir tète? Ne pourriez-vous
pas emmener le petit à Lewisburg? Je vous prêterai mon poulain.
Ralph réQéchit un instant et dit qu'il sauverait Shocky à tout
risque. En quittant Bud, il rencontra, près de la grange, Ilannah
qui rentrait, un baquet de lait sur la têle. Dans la demi-obscurité
du crépuscule, il ne put distinguer que l'écume blanche du lait
au-dessus du blanc visage de la pauvre fille. — Hannah! mur-
mura-t-il. La jeune fille s'arrêta un moment. — Hannah! vous ne
croyez pas à toutes ces calomnies!
— Je ne crois rien, monsieur Hartsook,... c'est-à-dire que je ne
veux rien croire contre vous, et je ne me soucierais de rien de ce
qu'on peut dire, si...
— Parlez ! s'écria Ralph en proie à la plus vive émotion. — Elle
hésitait, Ralph insista : — Parlez donc, au nom du ciel!..
— Si je ne vous avais pas vu traverser l'herbage... la nuit oii
nous sommes revenus ensemble. — Par compassion, elle ne voulut
pas dire la nuit du vol.
— J'ai traversé l'herbage en effet... — Ralph ne put continuer,
il n'avait aucune raison à donner pour cette promenade nocturne;
voyant qu'il se taisait, Ilannah reprit le baquet qu'elle avait posé
auprès d'elle, et fit un pas en avant. Il l'arrêta de nouveau : —
Qu'avez-vous encore contre moi?
— Rien! seulement je suis pauvre, abandonnée et bien malheu-
reuse. Vous ne devriez pas augmenter ma peine. On dit que c'est
votre habitude de faire la cour aux jeunes filles. Pourquoi vous
jouer de moi ?
Ralph parla cette fois. — Celui-là ment qui vous a dit que je
m'étais jamais joué d'aucune femme, répondit-il; je n'en ai de
ma vie aimé qu'une, et vous savez qui elle est, Dieu le sait aussi. —
Il prononça ces derniers mots en baissant la voix et tout haletant.
— Que vous dirai-jp, monsieur Harlsook?.. Si j'étais seule au
monde, mais j'ai ma mère aveugle et le pauvre Shocky ; il tie m'est
pas permis de me tromper. Le monde est si plein de meusonges!
Quand vous parlez, je crois entendre la vérité, et cependant...
158 REVUE DES DEUX MONDES.
— Cependant?., répéta Ralph.
— Vous savez bien que je vous ai vu plein d'attention, dimanche,
pour Marthe ïlawkins...
— Hannah ! — cria la voix irritée de M'"^ Means. Hannah reprit
bien vite son baquet et disparut. Au même instant, le docteur Small,
qui avait installé son cheval dans la grange, sortit d'un air aussi
tranquille que s'il n'eût rien entendu de la conversation. Quant à
Ralph, ces incidens survenus coup sur coup lui avaient enlevé
toute force morale. Il passa la nuit à pleurer, et ne retrouva un
reste d'énergie qu'en pensant au danger qui était suspendu sur la
tête de Shocky.
A quatre heures du matin, par la neige, il retourna furtivement
chez les Means. Bud l'attendait dehors avec le poulain rouan tout
sellé et biidé. — Je voudrais être guéri pour vous épargner la
peine, dit le géant, c'est dur de rester tranquille, mais cela force
à réfléchir, et, tel que vous me voyez, je suis comme un enfant à l'é-
cole; je sens que je fais des progrès,... le rouan s'impatiente. C'est
comme une partie de moi-même, tenez ! Mon brave rouan ! il fait
plus pour moi que je ne fais pour le bon Dieu.
Ralph serra la main droite de Bad, et Bud frotta son nez contre
celui du poulain en lui adressant à de mi-voix des recommandations
auxquelles répondit un léger hennissement. Bud avait raison ; pour
les chevaux, les hommes sont des dieux, et ils servent leurs dieux
avec une fidélité qui nous fait honte.
Aussitôt que Ralph eut touché la selle, le rouan, comme s'il eût
voulu montrer tout de suite sa bonne volonté, partit au galop à
travers les ténèbres. Le sol était gelé, et la neige le rendait encore
plus glissant ; cependant le rouan, qui était ferré en conséquence,
descendait avec une aisance parfaite les pentes rapides de la col-
line. — Une faible lumière, éclairant tout à coup la neige, mar-
quait la cabane du vannier. M'*"^ Marthe, qui s'était mise de bon
cœur dans le complot, quoique de pareilles aventures fussent in-
connues à Boston, parut sur la porte avec Shocky enveloppé de
tous les châles dont elle avait pu disposer : — Oh! monsieur Hart-
sook, est-ce vous? Shocky n'a rien su de nos projets que tout à
l'heure, quand je l'ai éveillé. Depuis, il ne cesse de dire qu'après
tout Dieu s'est souvenu de lui, et chaque fois cela me fait pleurer.
Shocky embrassait M'"'= Pearson, lui promettant que Dieu ramè-
nerait son mari ; quand Marthe le souleva pour le donner à Ralph,
il l'embrassa aussi en répétant : — Dites bien à Hannah qu'il s'est
souvenu de moi ; aussitôt que je serai à Lewisburg, je lui deman-
derai de la reprendre aux Meaus et de reprendre maman à la mai-
son des pauvres. — Puis il se pelotonna le plus près possible de
la poitrine de son sauveur; disons à la louange du rouan qu'aussitôt
LE MAÎTRE D'ÉCOLE DU FLAT-GREEK. 159
qu'il eut reçu ce nouveau fardeau, il changea complètement d'al-
lures. D'abord il avait franchi les obstacles avec mie sorte de furie,
comme s'il eût voulu faire montre de ses brillantes qualités; dès ce
moment, il devint plus calme, et garda le trot régulier et d'aplomb
d'un cheval de vingt ans. Kalph sentait l'esprit du rouan pénétrer
en lui; tandis que la neige lui cinglait le visage, un sentiment de
calme et noble triomphe i'élevait au-dessus des tribulations de la
vie. Les jambes solides du rouan l'inspiraient comme jadis l'avaient
inspiré les mâchoires du bouledogue. — Nous ne prenons pas assez
souvent modèle sur les animaux ; ils seraient quelquefois nos
maîtres. — Shocky ne soufflait mot ; il écoutait la musique de ce
trot régulier, qui sans doute résonnait à son oreille comme une
hymne de louange au Dieu qui s'était souvenu. Lorsque l'aube fit
resplendir l'éblouissante blancheur de la neige, il se souleva enfin et
regarda en souriant les tourbillons se donner la chasse. Tout à coup
le sourire s'effaça de ses lèvres : — Monsieur Hartsook, demanda-
t-il, qu'est-ce que cette grande vilaine maison que nous voyons là-
bas? Comme les fenêtres sont petites et étroites, comme la toiture
est délabrée ! Et ces bandes de cochons dans la cour... on ne dirait
pas une maison ordinaire... Quelle horreur! Qui donc peut de-
meurer là?
Ralph avait d'avance redouté cette question : il ne répondit pas,
et pressa l'allure de son cheval ; mais Shocky était poète, et un
poète comprend le silence plus vite que le discours. — Est-ce que ce
serait la maison des pauvres? dit-il d'une voix étranglée. Ma mère
est là. Arrêtons-nous, je vous en prie, que je l'embrasse une fois 1
Elle n'a plus ses yeux, pauvre femme, et elle aimait tant m'em-
brasser ! — Il s'était dressé, ses mains fiévreuses crispées à l'habit
de Ralph. En vain Ralph lui expliqua-t-il que, s'il entrait, Jones
l'aîné le réclamerait comme vagabond et le retiendrait malgré lui :
le pauvre Shocky ne voulait pas se laisser consoler; il grelot-
tait, le frisson lui courait de la tête aux pieds, et son pauvre petit
visage s'altéra tellement qu'une inquiétude horrible s'empara de
Ralph. — Shocky allait-il mourir sur la route, dans ses bras? —
Mettre pied à terre, enlever la couverture qui se trouvait sous sa
selle, en couvrir l'enfant, y ajouter son propre manteau, ce fut l'af-
faire d'une minute. Il faisait jour maintenant, et il mit le rouan au
galop jusqu'à ce que la fumée des cheminées, mêlant ses tourbil-
lons à ceux de la neige, lui annonçât le voisinage de Lewisburg.
Ralph s'arrêta enfin devant un petit cottage perdu au fond d'une
ruelle. Là vivait M"*" Nancy Sawyer, une de ces vieilles filles qui
sont la providence d'une ville entière, une de ces âmes d'élite dont
l'amour maternel, manquant d'objets sur lesquels il puisse naturel-
lement se répandre, déborde sur tout ce qui souffre, comme une
160 REVUE DES DEUX MONDES.
fontaine d'inépuisable bénédiction, et devient plus riche, plus abon-
dant à mesure qu'il s'épanche. Ralph avait été l'un des élèves de
miss Nancy Sawyer à l'école du dimanche, où l'on apprenait peu
de chose sauf la charité, et il était rcslé son ami. Miss Nancy vint
ouvrir elle-même ; en le voyant tout trempé, tout blanc de neige,
avec ce qui lui s-emblait être un gros paquet dans les bras : — D'où
tombez-vous, s'écria- t-elle, et qu'apportez-vous là?
— Je tombe du Flat-Creek, et je vous apporte un petit ange qui
a besoin d'une mère.
Elle prit Shocky, l'installa auprès d'un grand feu et le dépouilla
de ses couvertures. Il n'avait plus froid, la fièvre rougissait ses
joues. — Je suis Shocky, répondit- il aux questions de miss Nancy,
un petit garçon que Dieu avait oublié, mais dont il s'est souvenu
ensuite.
Une demi -heure après, toutes les ressources de la pharmacie de
miss Nancy avaient été mises en réquisition, le rouan se reposait
gorgé d'avoine à l'écurie, et Ralph allait présenter ses devoirs à sa
famille, qui se composait d'un oncle et d'une tante, M. et M'"" White.
L'oncle était homme de loi, la tante la meilleure ménagère de
Levvisburg et fort dévote. Sachant qu'elle faisait partie de toutes
les sociétés de bienfaisance, Ralph, à déjeuner, lui conta l'histoire
de Shocky. — N'a-t-il donc pas de mère? demanda froidement
M'"*^ White.
— C'est justement de sa mère que je voulais vous parler, répli-
qua Ralph; elle est à l'asile des pauvres, et je vous prierai de la
prendre chez vous, ne fût-ce que vingt-quatre heures, afin que le
pauvre enfant puisse la voir.
— Une pauvresse ici ! s'écria la sainte femme. Où avez-vous ra-
massé d'aussi basses connaissances, mon cher neveu? Que signi-
fient ces habitudes de sortir la nuit? Pourquoi prêter main-forte à
un invalide qui sert d'espion à des voleurs, pourquoi...
Ralph s'aperçut que Small, qui était un des hôtes assidus de sa
tante, avait sinon dit, il ne disait jamais rien, du moins insinué
tout le mal possible à son sujet; il n'en put douter lorsque l'austère
matrone entama l'éloge du docteur, du vertueux et savant docteur, à
qui elle avait confié le soin d'achever l'éducation de Walter, son fils
unique. Ralph garda le silence, abrégea sa visite et retourna chez
miss Nancy, laissant sa tante sous l'impression qu'il n'était rien
moins qu'un réprouvé et l'oncle fort inquiet du scandale qu'il pour-
rait f lire à l'asile des pauvres, car il était candidat aux prochaines
élections pour une place de juge au tribunal civil, et il ne se sou-
ciait pas d'être brouillé avec les Jones, qui disposaient d'un cer-
tain nombre de voix.
En rentrant chez miss Sawyer, Ralph retrouva Shocky encore
LE MAÎTRE d'ÉCOLE DU FLAT-CREEK. 161
tout ému, il racontait son histoire. La bonne vieille fille l'écoutait
en pleurant. Comme la tante de Ralph, elle appartenait à l'église
méthodiste, qui est la plus nombreuse dans les parties civilisées
de rindiana; seulement l'une des deux femmes était méthodiste
et chrétienne, l'autre était simplement méthodiste. — Mon enfant,
dit miss Nancy, emmenant Ralph dans la cuisine, procurez-vous
un traîneau et allez vite chercher la mère. Cela me fera plus de
bien qu'un sermon de la voir demain dimanche ici, auprès de ce
petit.
Ralph l'embrassa et partit. En arrivant à l'asile des pauvres, il
fut heureux d'apprendre que Jones l'aîné, le surintendant, était en
ville. La maison lui parut être dans un pitoyable état; bien que
nombre de fois la commission du comté eût voté des fonds pour les
réparations indispensables, celles-ci n'avaient jamais été faites, et
il n'eût pas été prudent de regarder de trop près aux comptes de
M. Jones; les commissaires auraient été sûrs de ne pas être réélus.
Ainsi vont les choses quand il s'agit d'élections politiques, et, dans
le comté de Iloopole, la politique est partout. Le premier devoir*
d'un candidat est d'être sourd et aveugle devant les abus. Ralph,
qui n'était pas candidat, vit et entendit les choses les plus révol-
tantes. Toutes les mères de famille couchaient dans la même
chambre, sous prétexte que les enfans ne devaient point courir à
travers la maison; il y avait vingt personnes dans une pièce basse,
espèce de sous-sol mal éclairé, mal aéré; les femmes perdues y
étaient confondues avec les honnêtes femmes, les enfans serrés les
uns contre les autres comme des poulets sous une mue; on s'y que-
rellait sans cesse quand on ne se battait pas. Dans la partie de l'é-
tablissement réservée aux aliénés, les fous paisibles et les fous fu-
rieux étaient également dans les mêmes salles. Accroupis sur le
plancher, des êtres qui n'avaient plus figure humaine marmottaient
on ne sait quels discours inintelligibles et sans fin. Les règlemens
de l'asile ne permettaient pas cependant que les pauvres fussent
retenus de force lorsqu'on venait les réclamer, et en dépit des dif-
ficultés suscitées par le fils Jones, des menaces de châtiment pour
le retour, M'"« Thomson réclamée par Ralph sortit de l'asile, heu-
reuse de souffrir, résignée à mourir ensuite, pourvu qu'elle pressât
une fois encore sur son cœur la petite tête à cheveux pâles que de-
puis deux ans elle n'avait pas même entrevue.
Nous ne décrirons pas la scène qui se passa chez miss Nancy à
son arrivée, ni l'émotion de l'excellente fille lorsqu'elle installa
cette pauvre Anglaise, muette de joie, dans le vieux fauteuil à bas-
cule au coin du feu avec le petit Shocky, riant et pleurant tout à
la fois sous les ardentes caresses de sa mère. — Dieu ne nous a
TOME cil. — 1872. 11
162 RE7UE DES DEUX MONDES.
donc pas oubliés, maman, répétait Shocky, Dieu ne nous a pas
oubliés!
Le nombre est grand à Lewisbnrg comme ailleurs des gens qui
se mêlent des affaires d' autrui : aussi les commères poussèrent-elles
les hauts cris lorsque miss Nancy déclara que sa protégée ne re-
tournerait pas <à l'asile des pauvres. On lui savait de très modestes
revenus, et chacun phophédsa qu'elle-même, en persistant dans
ses folles générosités, finirait à l'hôpital. Le scandale fut bien plus
complet lorsqu'à la requête de miss Nancy, qu'il estimait fort, le
prédicateur profita du service divin pour recommander M""" Thom-
son à un auditoire sympathique. Il le fit en termes si touchans que
la bourse de quête recueillit des pièces d'or au lieu des pièces de
cuivre que l'on donnait dans les circonstances ordinaires ; n'était-
il pas révoltant que des aumônes méthodistes fussent prodiguées
à une brebis égarée de l'église anglicane!
VII. — DEUX LETTRES.
Le dimanche que passa Ralph à Lewisburg et Shocky dans le
paradis terrestre, le dimanche qui donna un avant-goût du ciel à
miss Nancy fut aussi un dimanche mémorable pour Bud Means.
Depuis longtemps, il adorait miss Marthe dans le secret de son
cœur, mais, comme beaucoup d'autres géans, il était fort timide
en présence de la femme aimée : qu'était-il pour oser lever les yeux
jusqu'à Marthe Hawkins? — Et néanmoins ce dimanche-là, Iq bras
en écharpe, vêtu de ses meilleurs habits et les bottes fraîchement
enduites de la graisse du raton, il traversa tout palpitant d'espé-
rance les champs blanchis par la neige qui conduisaient de chez lui
chez le squire Hawkins. Au départ, Bud ne connaissait pas d'ob-
stacle, mais à mesure qu'il approchait de l'objet de sa passion, les
obstacles commencèrent à se montrer et s'élevèrent graduellement
à d'incommensurables hauteurs; il se trouva moins bien habillé, il
eût voulu n'avoir pas de si larges épaules, il regretta d'avoir si peu
d'esprit et de lire si mal dans les livres. — Faire la cour n'était pas
décidément chose facile; cette pensée s'empara de lui de telle sorte
que, lorsqu'il atteignit la maison du squire, il lui restait à peine
assez de force pour frapper à la porte. Miss Marthe reçut très gra-
cieusement son adorateur essoufflé, mais Bud n'en fat que plus per-
suadé qu'elle était un être supérieur. Si elle l'eût quelque peu
maltraité, la combativité se fût éveillée en lui, et la demande qu'il
avait sur les lèvres eût trouvé naturellement sa route; mais en vain
Marthe demanda des nouvelles de sa blessure et le complimenta de
son courage, Bud ne songeait qu'à ses grands pieds, à ses grosses
LE MAÎTRE d'eCOLE DU FLAT-CREEK. 163
mains, à sa langue qui ne savait rien dire. II répondait par mono-
syllabes en épongeant avec un foulard rouge la sueur qui lui cou-
vrait le front.
— Allez-vous mieux? demanda miss Hawkins.
— Oui, dit Bud, essayant de cacher sa jambe gauche sous sa
jambe droite et de dérober ses poings dans ses manches.
— N'avez-vous rien su de M. Pearson?
— Rien, répliqua Bud, cachant son pied droit en toute hâte sous
la chaisa et enfonçant sa main gauche dans sa poche.
— Quel beau temps, n'est-ce pas?
— Très-beau ! — Et le pauvre Bud dissimula sa main droite dans
son gilet.
— Cette neige est comme celle que nous avons dans l'est.
— Ah? — Bud ne songeait guère à la neige; il se disait qu'il
eût vraiment mieux fait de laisser bras et jambes à la maison.
— Ainsi vous avez prêté votre cheval à M. Hartsook ?
Bud fit un signe affirmatif en songeant avec désespoir qu'il avait
tout l'air d'un sot.
— Vous êtes bon.
Sur ce mot, le cœur de Bud se mit à battre si fort qu'il put moins
que jamais parler, n)ais il regarda éloquemment miss Hawkins, les
deux pieds sous sa chaise, les deux mains dans ses poches, jusqu'à
ce que, se rendant compte du ridicule de cette attitude, il joignit
les mains, croisa les jambes et résolut de se précipiter tête baissée
dans le plus grand des périls qu'il pût s'imaginer, c'est-à-dire en
pleine déclaration d'amour.
— Voyez- vous, miss Hawkins, je me suis dit que je viendrais
aujourd'hui, vous... — la force lui manqua, — vous voir...
— J'en suis bien aise, dit Marthe avec un sourire encourageant.
— Et vous dire... — Marthe, croyant deviner ce qu'il allait dire,
fut à son tour un peu troublée, — vous dire... seulement je ne
savais trop comment m'y prendre... — j'ai pensé, acheva-t-il très
vite, que vous ne seriez pas fâchée d'apprendre que nous allions
avoir un concours d'épellation mardi soir.
— Je vous remercie du renseignement, répliqua Marthe assez
désappointée.
S'il est difficile pour un homme timide d'engager une conversa-
tion, il lui est bien plus difficile encore d'en sortir. Chacun aime
laisser à son interlocuteur une impression favorable, et l'homme
timide attend toujours avec la vague espérance qu'un tour imprévu
de l'entreLien lui viendra en aide. Bud attendit donc longtemps, et
ne sut jamais comment il avait fait pour s'en aller.
Le mardi soir au concours, il avait repris un peu d'audace, et
16Zi REVUE DES DEUX MONDES.
bien qu'il eût épelé encore plus mal que de coutume, tandis que
Marthe se distinguait en luttant plus d'une demi-heure de suite
contre le redoutable Jim Phillips, il se rappela le proverbe : — qui
ne risque rien n'a rien ! — et aborda solennellement Marthe en sol-
licitant la faveur de la reconduire. Quel fut son désespoir lorsque
la jeune filîe répliqua par un refus! — Pour s'expliquer ce refus, il
eût fallu savoir qu'une lettre anonyme avait menacé le squire
Hawkins de l'incendie de sa grange neuve, s'il continuait à rece-
voir certaines personnes compromises dans le vol. Or la grange
neuve du squire lui était plus précieuse que sa perruque, et ceux
qui avaient touché ainsi le point vulnérable de son cœur devaient
le bien connaître. Lorsque le pauvre squire lut la lettre anonyme,
il faillit d'émotion laisser tomber son œil de verre; évidemment le
danger venait du côté de Marthe, mais Marthe appréciait-elle à sa
juste valeur la grange neuve peinte en rouge, avec tous les engins
d'agriculture qu'elle contenait et le sauvage à cheval qui lui servait
de girouette? Évidemment, telle qu'il la connaissait, elle eût donné
toutes les récoltes de l'année pour conserver l'amitié de son cher
Bud. Le seul moyen de la décider à éconduire Bud était de lui per-
suader que, si elle continuait à le recevoir, la vie même de son
oncle, de son bienfaiteur, serait menacée. Ce fut le moyen assez
déloyal qu'employa le squire dans sa sollicitude pour la grange
neuve, et Marthe se sacrifia, l'âme navrée.
Bud n'en savait rien, il ne se doutait pas de ce que souffrit Mar-
the en lui répondant : « Non, je vous remercie, » lorsqu'il lui pro-
posa de l'accompagner. Sa douleur fut extrême.- — J'aurais dû m'en
douter, pensait-il. Naturellement une demoiselle comme Marthe
ne peut se soucier d'un lourdaud incapable seulement d'épeler deux
syllabes; c'est fini. Un Flat-Creeker est un Flat-Creeker, quoi qu'en
dise le maître d'école. Yous ne ferez jamais d'un cochon de Chine un
cochon du Berkshire. — Et du même coup toutes ses vertueuses ré-
solutions s'évanouirent, car l'espoir d'épouser Marthe l'avait seul
soutenu et élevé au-dessus de lui-même.
Le docteur Small s'aperçut du changement soudain qui venait de
se produire dans les sentimens du pauvre diable; il connaissait les
motifs de sa tristesse et de son découragement, et il sut en tirer
parti. Avec le même zèle qu'il avait mis à panser le bras cassé de
Bud, il s'appliqua désormais à guérir les blessures de son amour-
propre. D'adroites flatteries sur sa force musculaire lui gagnèrent
peu à peu l'hercule du Flat-Creek, qui n'avait jamais manqué au
devoir de la reconnaissance. D'autre part, Pete Jones, soit qu'il subît
l'ascendant du docteur, soit qu'il respectât la force supérieure de
Bud, avait concentré toute sa colère sur le maître d'école, qui bien-
LE MAÎTRE d'ÉCOLE DU FLAT-CREEK. 165
tôt se trouva dans cette triste situation d'avoir tout le pays contre
lui, sans un seul allié, pas même Bud, qui le fuyait depuis son échec
auprès de Marthe. A son retour de Lewisburg le lundi , un billet
cependant lui fut remis, un billet de quelques lignes. Il était ainsi
conçu : — « Mon cher monsieur, quiconque est capable de faire
ce que vous avez fait pour notre pauvre Shocky ne peut être un
méchant homme. Je vous supplie de me pardonner. Eussiez-vous
toutes les apparences contre vous, tout le monde vous accusât-il,
je vous croirais encore et toujours un noble et bon cœur. Ne me
répondez pas, ne me revoyez plus, ne vous rappelez rien de ce que
vous m'avez dit l'autre soir. Je serai esclave trois années encore, et
après je devrai me consacrer tout entière à ma mère et à Shocky;
mais il me serait impossible de vivre sans vous demander d'abord
pardon des paroles si dures que je vous ai dites. Yoici pourquoi je
vous écris.
« Respectueusement à vous, Hannah Thomson. »
Ralph lut et relut cette lettre. C'était le rayon de soleil dans la
nuit qui s'était faite autour de lui; c'était le baume sur la blessure,
l'arme bénie de la défense et de la consolation. Hannah croyait en
lui; il avait l'estime, l'affection de Hannah, que lui importait le
reste? Il lui sembla qu'il n'avait plus d'ennemis ou du moins il se
sentit fort contre tous les périls dont il pouvait être menacé. En
ce moment plus que jamais il avait besoin d'être invincible, car
le danger était proche, il était à la veille des grandes épreuves.
Dix jours après, l'orage éclata. Ralph en éprouva une sorte de
satisfaction, il était las de faire le bouledogue et de montrer les
dents à l'intraitable jeunesse du Flat-Greek; il désirait en finir, ne
pouvant supporter plus longtemps l'idée que chacun le regardât
comme un voleur. Qu'on juge de ce qu'il devait éprouver quand il
voyait poser de doubles serrures aux portes des maisons où il avait
couché! (L'on se souvient que, selon l'usage du pays, le maître
d'école logeait successivement chez les parens de ses élèves.) Il
aurait bien volontiers quitté le Flat-Greek et pris sa course vers le
Texas ou la Californie, sans se soucier des mauvais propos, s'il ne
s'était senti retenu par la lettre de Hannah. Fuir, c'était s'avouer
coupable, mettre par conséquent une barrière insurmontable entre
lui et celle qu'il aimait. Un soir que, sous la longue avenue d'érables
qui précédait l'école, il réfléchissait sur la conduite à tenir, il vit
tout d'un coup apparaître devant lui Hannah, Hannah très pâle, qui,
s' approchant silencieusement, lui remit dans la main un papier plié
en carré, et se retira vite vers la maison des Means. Au premier mo-
ment, il ne se rendit compte que du contact de la main qui venait de
166 REVUE DES DEUX MONDES.
toucher la sienne en causant dans tout son être un trouble inexpri-
mable; quand il voulut parler, Hannah n'était plus là. Ralph pensa
seulement alors au billet qui venait de lui être remis; c'était une
page déchirée d'un vieux cahier sur laquelle Bud avait écrit à grand'-
peine ces quelques mots : « Monsieur, j'ai fait de mon mieux pour
vous servir, mais inutilement. Sauvez -vous, si vous tenez à la vie.
On doit vous attaquer ce soir. INe perdez pas une minute. Le dan-
ger est grand. »
Ralph pouvait-il se fier à Bud? Son hésitation fat de courte durée:
îa trahison était le dernier crime dont Bud pût se rendre coupable.
L'avis et le conseil étaient donc sérieux. Fallait-il résister, aller au-
devant du péril et livrer le combat? Ce fut sa première pensée; mais
seul contre tous, exposé à toutes les calomnies, voué à toutes les
rancunes, sans alliés, ou n'ayant que des amis qui n'osaient plus
se déclarer ni le défendre ouvertement, lutter était une folie. L'in-
spiration lui vint de gagner le village de Clifty, non pas par les
routes ordinaires, qui toutes devaient être gardées, mais en suivant
le lit du torrent, et, arrivé là, de se livrer lui-même à la justice. Le
squire Hawkins s'était retiré à Clifty pour éviter toute responsabilité
dans les actes de violence qui se préparaient ; il se rendit chez lui,
et le pria de l'arrêter.
VIII. — LE JUGEMENT.
Mieux valait être jugé à Clifty, qui était un lieu relativement
tranquilh', qu'au sauvage Flat-Creek, et le squire Hawkins, en dé-
pit de ses ridicules et de ses travers, avait le plus profond respect
de la loi. Excellent magistrat, inflexible et courageux quand il était
dans son prétoire, il pouvait, au besoin, défendre Ralph, le proté-
ger, lui donner bonne justice. Ralph avait raison de se fier à lui en
se constituant son prisonnier et en l'acceptant pour juge.
Dès la première audience, toutes les populations environnantes
accoururent dans la grande maison d'école transformée en tribunal,
et les citoyens du Flat-Creek, sans exception, se présentèrent comme
témoins. Ceux qui en savaient le moins faisaient semblant d'en sa-
voir plus que les autres; insinuations, réticences perfides, à défaut
d'indications précises, tout leur était bon. M'"*" Means déclarait
que, dès le commencement, d'étranges choses avaient excité sa mé-
fiance, que, si son mari l'eût écoutée, on n'eût jamais accepté ce
maître d'école. Pete Jones prétendait ne l'avoir reçu qu'à contre-
cœur dans sa maison. Granny Sanders se vantait d'avoir averti tout
le voisinage, sans elle on n'eût rien découvert. Personne n'élevait
ia voix en faveur de Ralph. Il avait dédaigné de prendre un avocat,
LE MAÎTRE d'ÉCOTE DU FLAT-CREEK. 167
et son oncle de Lewisburg, craignant de nuire à ses candidatures,
s'était refusé à donner caution pour lui. — Oyezl s'écria l'officier
de police comme au temps de Guillaume le Conquérant, pour an-
noncer le commencement des débats. — Ralph comprit tout de
suite que l'avocat-général, chargé de soutenir l'accusation, était
dominé par l'influence de Small. Bronson, c'était son nom, débutait
dans la carrière; il était ardent, ambitieux, et il voulait par-dessus
tout mériter les suffrages du Flat-Creek. Il lui fallait donc obtenir
coûte que coûte la condamnation de Ralph Hartsook. Après avoir
exprimé sa respectueuse déférence pour le squire Hawkins et son
collègue le squire Underwood , Bronson commença un vicient ré-
quisitoire contre l'accusé, qu'il allait écraser, disait-il, sous le poids
des plus accablans témoignages. — Approchez, madame Sarah
Means. — M'"* Menns s'avança, et prêta serment.
— Ayez la bonté de nous dire, madame Means, ce que vous sa-
vez sur l'accusé et sur la part qu'il a prise au vol commis chez
M. Schrœder.
— De grand cœur! Voyez-vous, messieurs, j'avais toujours soup-
çonné...
— II ne s'agit pas de vos soupçons; dites-nous des faits.
— Des faits ! Eh bien ! quelle espèce de filles fiéquentait-il, ce
misérable! Ma servante, messieurs, ma servante Hannah. Je les ai
vus rôder d-'ns l'herbnge à dix heures de la nuit! Il a perdu de ré-
putation la pauvre fille, qui n'a d'autre protection au monde que la
mienne! Oui, je vous le dis, c'est un misérable!
A M'"* Means succéda Pete Jones. Il jura sans hésiter qu'il avait
entendu Ralph sortir de la maison la nuit qu'il avait passée chez lui,
qu'il l'avait entendu rentrer à deux heures du matin. M'"^ Jones,
une pauvre créature, abrutie par les mauvais traitemens, vint tout
effarée corroborer le mensonge de son mari.
Sous le coup de ce double témoignage, la position de Ralph de-
venait très critique. Tout à coup Pearson, le vannier invalide, entra
dans le prétoire, où personne ne l'attendait. Il était revenu la nuit
précédente s'assurer que « la vieille » n'avait besoin de rien, et,
ayant appris l'arrestation de Ralph, il était résolument parti pour
Lewisburg. — Écoutez, squire, dit-il en essuyant son front baigné
de sueur, car mon témoignage vaut celui des autres.
Bronson dressa l'oreille, il espérait bien que l'on allait entendre
encore un témoin à charge. Alors, avec force retours au temps où
il s'était battu k Lundy's Lane, quelques imprécations contre les
brigands qui l'avaient forcé à se cacher, un tribut d'hommages à
Marthe Hawkins, et d'autres digressions que l'on voulut en vain
arrêter, le vieillard déclara qu'ayant bu du whisky ce soir-là, iî
468 REVUE DES DEUX MONDES.
s'était coiché devant la boutique du serrurier; le froid l'avait ré-
veillé, il s'était dirigé vers sa cabane, et, au sommet de la montée
qui conduit chez les Means, il avait rencontré Pete Jones et son
frère avec un jeune homme à cheval. Il avait reconnu tout d'abord
les Jones à leurs chevaux; quant au jeune homme, il était habillé à
la mode de la ville. Un autre individu traversait au même moment
l'herbage, allant du côté de la maison des Jones. Quelques minutes
plus tard, il avait rencontré le docteur Small. Voilà tout ce qu'il
pouvait dire; il termina en s'indignant de ce que des voleurs comme
les Jones fussent assez effrontés pour rejeter leurs mauvaises ac-
tions sur un brave homme tel que le maître, qui avait été si bon
pour lui Pearson et pour Shocky.
Hannah p?.rut ensuite. Elle était fort émue, répondait avec répu-
gnance. Elle déclara vivre chez les Means, avoir dix-huit ans, être
louée à M™^ Means depuis trois ans ; elle avoua sa promenade avec
M. Hartsook, et dit aussi qu'ayant regardé par sa fenêtre vers
l'aube, elle avait vu dans l'herbage quelqu'un qui lui parut être
M. Hartsook.
Bronson, cédant évidemment à une suggestion du docteur Small,
qui se rappelait certaine conversation surprise dans la grange, lui
demanda si Hartsook était jamais convenu avec elle d'avoir traversé
l'herbage. Après quelque hésitation, elle répondit affirmativement.
— Lui avait-i! expliqué cette sortie nocturne? — Non. — Lui avait-
il fait la cour depuis? — Non. — Jamais Ralph n'avait trouvé Han-
nah aussi belle que dans ce moment où elle disait ingénument
toute la vérité.
Bronson reprit alors la parole. H dit que, malgré le coup de
théâtre assez habilement amené qui avait fait surgir inopinément le
vieux soldat comme témoin à décharge, l'accusé ne devait pas
échapper à la vindicte des lois. Il regrettait que son devoir l'obli-
geât à faire ressortir les preuves trop accablantes qui s'accumu-
laient contre le maître d'école; mais la loi, égale pour tous, n'ad-
mettait pas de différence entre le criminel ignorant et le criminel
lettré. A ses yeux, Hartsook était un ennemi de la société. L'ac-
cusé n'avait évidemment rien à alléguer pour sa défense, il n'avait
même pas su se disculper naguère auprès de la fille Thomson. Une
dernière déposition devait suffire pour déshonorer à jamais le nom
de Hartsook.
On appela Hank Banta. — Celui-ci déclara demeurer près de la
maison où le vol avait été commis. Ayant, à une heure du matin,
entendu les chevaux faire grand tapage dans l'écurie, il était allé
voir ce qui se passait. Alors il avait vu deux hommes sortir de la
maison du Hollandais, un autre paraissait faire le guet. Il avait re-
LE MAÎTRE d'eCOLE DU FLAT-GREEK. 369
connu Pearson à sa jambe de bois et le maître d'école à son cha-
peau. Quant au troisième, il devait être étranger au pays.
Le pauvre Ralph attendait impatiemment, après tant de faux té-
moignages, la disposition de Bud ; mais les actes de Bud, si contra-
dictoires depuis quelque temps, ne lui permettaient plus de comp-
ter sur son ancien ami. Et d'ailleurs la conspiration était si bien
ourdie qu'il était perdu d'avance. — Les vrais voleurs, dit-il, sont
ici. M. Jones a menti, il a entraîné sa femme au parjure. Quant à
Banta, il me calomnie pour se venger d'avoir été châtié par moi
selon ses mérites, et peut-être aussi a-t-il reçu de l'argent. Je vous
le répète, je pourrais désigner les véritables voleurs.
— Bien sûr ! interrompit le vieux vannier.
Ralph fixa lentement son regard sur Pete Jones d'abord, puis sur
Small. Il savait que ce regard dénonciateur attirerait probablement
sur lui avant le lendemain toutes les férocités de la loi de Lynch ;
ce qu'il tenait à sauver, c'était son honneur, non pas sa vie. — Le
témoignage de miss Hannah Thomson, continua-t-il, est absolu-
ment exact; je crois que M. Pearson a dit la vérité. Tout le reste
est faux, mais je ne puis le prouver. Je connais les hommes aux-
quels j'ai affaire; je n'échapperai pas à la prison, à moins qu'anpa-
ravant on ne prenne ma vie, mais les gens de Glifty sauront un
jour quels sont les coupables. — Il raconta qu'en effet il avait
quitté la nuit la maison da M. Jones, qu'il avait traversé l'herbage,
rencontré trois hommes à cheval, puis le docteur Small, que, rentré
bientôt après, il avait entendu ouvrir la porte de la maison, et re-
connu le lendemain l'alezan marqué de blanc au pied et aux na-
seaux. — Voici, termina Ralph en désignant Pete du doigt, voici
un homme qui, à son tour, ira en prison ; vous vous souviendrez de
mes paroles.
Après ce discours, qui produisit un certain effet sur l'auditoire,
l'avocat-général se leva de nouveau. — Je voudrais, dit-il, poser
au prévenu une seule question. Il ne répondra du reste que si bon
lui semble : Quel motif vous a conduit, pendant la nuit du vol, dans
la direction où tous les témoins vous ont vu?
Le coup porta : répondre à cette question, avouer quelle fantaisie
amoureuse l'avait ramené aux lieux parcourus avec Hannah, c'eût
été mêler à ces tristes débats un nom qu'il voulait préserver de
toute tache. — Je refuse de répondre, dit Ralph.
— Je n'exige pas que vous vous accusiez, bien entendu, s'écria
Bronson triomphant.
Depuis quelques secondes, Bud s'était enfin montré dans la foule;
mais, au grand désappointement de Ralph, il resta près de la porte,
causant avec Walter White, qui l'accompagnait.
170 REVUE DES DEUX MONDES.
Small pria la cour de l'entendre à son tour. Il employa les meil-
leurs moyens pour exciter l'indignation publique et pro\'oquer une
application de la loi de Lyncli. Comme s'il n'avait eu aucun intérêt
personnel dans cette affaire, sauf un reste d'amitié pour son ancien
condisciple Ralph Hartsook, il feignit d'être fort affligé. Certes il
eût préféré n'avoir rien à dire dans ce déplorable procès, si acca-
blant pour l'accusé ; mais son nom avait été deux fois prononcé
par Hartsook, puis par son ami, peut-être son complice, John Pear-
son. Il lui importait donc que chacun sût qu'il était rentré à dix
heures la nuit du vol. Son élève Walter White, qui avait passé une
partie de cette nuit à travailler avec lui, pouvait l'affirmer.
Le squire Hawkins rajusta ses dents, sa perruque et son œil de
verre pour remei cier le docteur Small, et fit procéder à l'arrestation
immédiate de John Pearson avant de poursuivre les débats. Walter
fut ensuite entendu; mais il convient de dire tout d'abord dans
quelles dispositions d'esprit se présenta ce jeune homme. Plus
d'une semaine auparavant il avait été, en compagnie de Bud, qui
s'était lié avec lui d'une amitié inexplicable, et de toute la jeunesse
de Flat-Creek, ent ndre un prédicateur en grande vogue du nom de
frère Soden, le même dont les menaces au sujet de l'enfer avaient
naguère produit un si fâcheux effet sur Bud. Le talent de M. Soden
consistait à faire pleuvoir sur ses auditeurs des torrens de soufre et
de feu; cette manière d'évangéliser n'était peut-être pas la plus
mauvaise pour des chrétiens de l'ouest. Ce soir-là, frère Soden fut
plus terrible encore que de coutume. Bud l'écouta en levant les
épaules, Small d'un air de dévote approbation, et les fidèles en gé-
néral avec un sentiment de terreur que ses tableaux de l'enfer
étaient bien faits pour inspirer. L'enfer de Dante et Milton était
pâle auprès de l'enfer de frère Soden. Walter paraissait être le plus
ému. Au milieu d'une description épouvantable, il se cacha la tête
dans les mains; puis, comme l'orateur n'en finissait pas avec son
énumération de tortures, l'impressionnable jeune homme, n'y te-
nant plus, voulut s'en aller. — Malheureux! criait au moment même
M. Soden de sa voix la plus terrible, malheureux! vous qui suivez
de mauvais conseils et fréquentez de mauvaises gens, croyez-moi,
ces conseils, ces fréquentations vous entraînent aux abîmes! Je
vous vois sur le bord, l'odeur du soufre est sur vos vêtemens, les
flammes éternelles éclairent votre visage, le démon vous attend.
Piolardez votre conversion, et vous êtes perdu. Vous pouvez mourir
avant le jour, mourir avant de dépasser ce seuil. L'ange redoutable
de la mort se prépare à vous frapper!
Des gémissemens s'élevèrent de tous les côtés de l'églisa, tandis
que frère Soden se réjouissait de la tempête qu'il avait déchaînée
LE MAÎTRE d'ÉCOLE DU FLAT-CREEK. 171
dans ces âmes incultes. La dureté, la violence de ses paroles, qui
avaient failli conduire Bud à l'endurcissement, secouaient au can-
traire le pauvre Walter comme le vent secoue un roseau. Il gagna
la porte au milieu de l'émotion générale, poursuivi par les foudres
du prédicateur, -qui hurlait que quiconque fuit la vérité se précipite
dans les tourmens sans fin. Il courut éperdu jusqu'à la maison du
docteur, chez qui il demeurait, et supplia Bud, qui l'avait rejoint,
de ne le pas quitter de toute la nuit. Pendant cette nuit d'angoisses,
certaines révélations lui échappèrent. — Voyez- vous, ajoutait Wal-
ter presque à chaque mot, si le docteur savait que je vous parle
ainsi, je ne tarderais pas à recevoir une balle dans la tête; quand
vous serez initié, vous saurez tout. Quelquefois je voudrais être sorti
de leur bande, mais le docteur ne me laissera jamais partir. Vous
ne connaissez pas ce diable d'homme : il voit dans la pensée de
chacun, il voit à travers les murs.
En l'écoutant, Bud affectait l'indifférence; mais rien ne fut perdu
des aveux que la peur de l'enfer avait arrachés au jeune White, et,
lorsque Bud apprit l'arrestation de Ralph, sa résolution fut aussitôt
prise de l'obliger à les répéter devant le tribunal. Pendant la pre-
mière partie de l'audience, il avait mis à la torture la conscience du
malheureux, exploitant ses scrupules et ses terreurs de telle sorte
que Walter ne savait plus que devenir entre le vieil ascendant de
Small et l'influence nouvelle de Bud. Lorsqu'il fut appelé pour por-
ter témoignage contre le maître d'école et prouver Valibi du doc-
teur, il avait absolument perdu la tête. Celui-ci l'adjurait de dire
la vérité, celui-là le paralysait par le magnétisme de son regard.
Indécis, il s'avança machinalement au milieu de la foule, croyant
encore entendre les dernières paroles de Bud : si vous ne dites
sincèrement tout ce que vous savez, vous irez en prison et en enfer.
— Ce ne fut pas sans peine qu'il parvint à lever la main pour prêter
serment.
— Veuillez dire au tribunal, commença Bronson, ce que vous sa-
vez sur les faits et gestes du docteur Small la nuit du vol.
Small s'était aperçu de l'agitation de Walter, et s'en alarmait
déjà. En conséquence il s'était placé de manière à être bien en face
de lui et à pouvoir le dominer du regard.
— La nuit du vol... Walter parlait d'une voix éteinte; — la
nuit du vol, le docteur est rentré avant... — Soudain il s'arrêta.
Bud, s'apercevant de l'effet produit par la présence de Small, s'était
frayé à coups de poing un chemin parmi la foule jusqu'au premier
rang. C'était lui qui à son tour regardait Walter. — Je ne puis, je
ne puis vraiment... 0 Dieu! que ferai-je? — s'écria le témoin, ré-
pondant à ce regard significatif. Pour le public, son agitation était
mcompréhensible; on montait sur les bancs, afin de ne rien perdre
172 REVUE DES DEUX MONDES.
de cette scène. Ralph sentait vaguement qu'une partie terrible dont
il était l'enjeu était engagée entre Bud et le docteur, entre son bon
et son mauvais ange. A ce moment, Walter s'évanouit. La foule se
précipita vers lui au risque de l'étouffer; chacun criait d'ouvrir la
fenêtre, de donner de l'air, et personne ne se rendait utile. Small
seul conservait tout son sang-froid; il tâtait le pouls du malade, et
avec l'autorité d'un praticien déclarait qu'un accès de délire s'était
emparé du pauvre diable, atteint de fièvres depuis quelque temps
déjà. Lorsque Walter revint à lui, il demanda qu'on lui permît de
se retirer; mais Ralph insista pour qu'il continuât sa déposition, et
le docteur s'assit auprès de son malade, qui pouvait encore récla-
mer des soins. De son côté, Bud se rapprocha de telle sorte que
Walter, pris entre deux feux, ne put articuler une syllabe, et fut sur
le point de s'évanouir pour la seconde fois.
Bronson remarqua le manège. — Assurément, dit-il, le témoin
est effrayé par la présence de ce grand jeune homme qui ne cesse
de le menacer du regard. Je demande que celui-ci soit invité à sortir
de la salle d'audience.
Après s'être consultés, les juges, étonnés du tour que prenait
l'affaire, firent droit à cette requête, et Bud fut emmené de force
par l'officier de police. En même temps, Ralph, qui avait observé
avec attention tous ces jeux de scène, se leva pour déclarer que, si
le tém.oin était intimidé, c'était par la présence de Small, et il de-
manda que l'on fît également sortir le docteur.
Saiall jeta encore à son élève un dernier coup d'œil à la fois impé-
rieux et suppliant, puis, avec une tranquillité apparente, alla re-
joindre Bud au dernier rang, près de la porte. — Continuez, — dit
le squire Hawkins au témoin; mais celui-ci subissait maintenant une
influence nouvelle; il avait aperçu dans la foule la figure de frère
Soden. Or l'expression habituelle de l'éloquent apôtre était telle
que l'on eût pu croire que les sept trompettes de l'Apocalypse lui
sortaient de la bouche et que les sept foudres frémissaient sur ses
sourcils contractés. Aussitôt que le timide Walter l'aperçut, il se vit
au bord de l'abtme, il sentit le salpêtre et la poix bouillante... —
Parlez donc ! répéta le squire.
— Eh bien ! dit Walter, puisqu'il le faut... — Et alors il raconta
toute son histoire.
Presque enfant à Lewisburg, la tête montée par des histoires de
brigands qu'il avait lues, il s'était enrôlé dans une bande dont Small
était le chef; les noms de tous les membres lui étaient inconnus à
l'exception de six, parmi lesquels les deux frères Jones et Small.
Le bruit d'une lutte se fit entendre au fond de la salle. — Si-
lence ! dit la cour.
— Le docteur Small veut sortir, cria Bud, qui s'appuyait de tout
LE MAÎTRE d'ÉCOLE DU FLAT-CREEK. 173
son poids à la porte, et je crois qu'il ne serait pas mauvais d'en-
voyer fouiller ses tiroirs avant qu'on en ait fait disparaître tous les
papiers.
Le squire donna ordre d'arrêter Small, Pete Jones et Jones l'aîné.
Bronson, interdit, gardait le silence. Walter entra ensuite dans tous
les détails du vol. C'était lui qui avait aidé Small à scier la palis-
sade, tandis que les Jones pénétraient dans la maison. Il était vrai
que R;dph, et un peu plus tard le vannier, les avaient rencontrés
sur la route. — Plus d'une fois pendant son récit, il fut tenté de
s'arrêter, mais frère Soden ordonnait, pareil à un messager du ciel
ou plutôt de l'enfer. Il parla donc comme il l'eût fait au jour du
jugement.
Une malle trouvée chez Small fut produite sur ces entrefaites, et
Hank Banta, voyant que tout se découvrait, pressé d'ailleurs par
les menaces de Bud, confessa son mensonge en ajoutant que M. Pete
Jones le lui avait payé. Alors Bronson lui-même fit volte-face avec
une souplesse qui promettait pour son avenir. — Je me suis efforcé,
dit-il, de remplir mon devoir en ce cas difficile. C'était mon devoir
de poursuivre M. Hartsook, bien que je fusse personnellement con-
vaincu de son innocence; j'avais la certitude que cette innocence
éclaterait. Je prie maintenant la cour de s'ajourner à demain, afin
que je puisse examiner les preuves qui s'élèvent contre les prison-
niers Jones et Small. Je suis fier de penser que j'ai réussi à élucider
la question et à éloigner de M. Hartsook, en aidant à découvrir les
vrais criminels, les inculpations indignes qui pesaient sur lui. —
Pearson haussa les épaules.
— Le tribunal, dit le squire Hawkins, félicite M. Hartsook de
son acquittement; à la barre de ce tribunal et devant l'opinion pu-
blique, il s'est complètement justifié. — Là-dessus, le vieux Jack
Means proposa trois cheers pour M. Hartsook, et la foule, qui eût
volontiers pendu le maître d'école une heure auparavant, éclata en
acclamations. — Le tribunal a encore un devoir à remplir, reprit le
squire. Qu'on rappelle Hannah Thomson.
— Je viens de l'envoyer traire les vaches, répliqua M'"^ Means, ne
me souciant pas de la voir flâner ici toute la journée.
— Qu'on la rappelle.
Hannah n'était pas loin; elle revint au bout de quelques minutes,
tremblante, dans la crainte d'une calamité nouvelle.
— Hannah Thomson, le tribunal désire vous adresser une ques-
tion. Quel âge avez-vous?
— Dix-huit ans.
— Jusqu'à quel âge êtes-vous louée à M""^ Means?
— Jusqu'à vingt et un ans.
. — Jeune fille, notre devoir est de vous avertir que, d'après les
174 REVUE DES DEUX MONDES.
lois de rindiana, une femme est majeure à dix -huit ans, que vous
êtes donc victime d'une fraude en restant louée après votre majo-
rité révolue. Vous êtes libre; vous avez même le droit de réclamer
des dommages et intérêts.
M™" Means, indignée de ce dénoûment, lança à la tête des juges
une bordée d'injures, pendant que la foule, de plus en plus en-
thousiasmée, applaudissait à tout rompre, battant des mains pour
les juges, pour Hannah, pour le maître d'école. — Connaissez-vous
rien de plus mobile que les foules? — Granny Sanders criait bien
haut qu'elle avait toujours dit que Ralph s'en tirerait, et que ce doc-
teur Small ne valait pas le diable. Le vieux Pearson rentra chez lui
après avoir absorbé plusieurs verres de whisky, ainsi qu'il l'avait
fait le soir de la bataille de Lundy's Lane, et bien souvent depuis.
Walter White fut retenu comme témoin. Quant à Ralph, il écrivit à
son oncle, lui demandant de vouloir bien se porter caution pour ce
misérable. Ce fut toute sa vengeance; elle fut complète.
IX. — APRÈS LE COMBAT.
La loi de Lynch est certainement une loi barbare, et pourtant elle
a ses bons côtés dans certains pays; elle empêche les tribunaux de
se laisser intimider ou corrompre par d'audacieux criminels. L'esprit
de terreur et de vengeance qui a inspiré cette loi agita violemment
le peuple dans la nuit qui suivit l'acquittement de Ralph. On était
indigné du complot tramé contre Ralph, et plus effrayé encore par
la découverte d'une bande de pillards telle que la bande de Small.
Il serait aussi impossible d'expliquer une émeute de ce genre qu'un
tremblement de terre; je ne dirai donc pas sous l'effet de quels
bouillonnemens intérieurs ni à la suite de quel travail mystérieux
la populace en vint à se soulever; il suffit de raconter que la prison
du bourg fut envahie avant l'aube, et que deux fois le cou de Small
sentit la corde. Le docteur ne fut sauvé que par l'intervention de
Ralph, qui avait risqué d'apprendre à ses dépens ce que vaut la
justice rendue par la populace. Small ne trembla pas plus quand
on voulut le pendre qu'il ne parut soulagé lorsqu'on le délivra; il
ne montra ni reconnaissance ni repentir, et se comporta jusqu'au
bout avec le calme parfait qui lui était habituel. Impossible d'ima-
giner plus d'élégance dans le crime, c'était en vérité un admirable
coquin. Pour en finir avec ce drôle, nous avons le regret d'annoncer
qu'il parvint à s'échapper de la prison avant le jour où il devait être
jugé. D'aucuns assurent qu'on l'a vu depuis à San-Francisco tenant
une maison de jeu; d'autres prétendent qu'il est à New-York, où il
exerce la médecine en guérissant les poitrinaires par l'électricité.
Les frères Jones furent moins heureux ; cgmme ee n'étaient que de
LE MAÎTRE D'ÉCOLE DU FLAT-CREEK. 175
pauvres diables, sans éducation et sans conséquence, ils furent bel
et bien jugés, condamnés et emprisonnés, pendant que leur chef
était libre. Ces clioses-là se voient souvent. Peu de jours après,
Ralph, qui était devenu le héros, l'idole du Flat-Greek, et que ce
nouveau rôle ennuyait presque autant que celui de victime, fut
appelé à Lewisburg par une bonne nouvelle. Son oncle, honteux
peut-être de l'avoir si lâchement abandonné, ou plutôt désireux
d'e.xploiter au profit de ses candidatures la popularité du jeune
maître, avait obtenu pour lui une place honorable de professeur
dans l'une des premières écoles du chef-lieu. Aussitôt qu'il vit son
avenir assuré, Ralph se rendit chez sa vieille amie Nancy Sawyer,
qui avait recueilli Hannah. Miss Nancy était sortie, Seule au coin
du feu, Hannah reçut le visiteur avec un embarras qui se trahit sur
tous ses traits, bien qu'elle s'efforçât de paraître calme et absorbée
par des travaux de couture. Hartsook n'était pas plus à l'aise : il lui
semblait que cette première semaine de liberté avait singulièrement
emballi la jeune fille. S'étant assis de l'autre côté de la cheminée,
il lui parla de son nouvel emploi et de toute sorte de projets fort
secondaires, sans oser encore aborder le principal, l'unique objet
de sa visite.
La conversation, remontant dans le passé, les ramena peu à peu
au Flat-Creek, à leur promenade de nuit, à leur entretien dans
l'aulnaie. Hannah implora le pardon de Ralph; celui-ci, pour toute
réponse, lui montra le petit billet qu'elle lui avait écrit, et qu'il
avait toujours porté sur lui con]me un talisiimn, comme une sainte
relique. Il lui dit combien ces quelques lignes l'avaient consolé,
soutenu, fortifié,.. Mais nous touchons à une scène que chacun
de nos lecteurs doit rester libre de composer selon sa fantaisie ou
son expérience. A quoi bon hasarder un récit? — Lorsque miss
Nancy et M™" Thomson rentrèrent un peu plus tard avec Shocky,
l'enfant observa que la chaise du maître était tout près de celle de
Hannah ; la homie miss T ancy, ayant levé les yeux vers ceux de sa
jeune protégée, y lut une ineffable expression de bonheur. Quel con-
tentement pour elle d'avoir fait deux heureux de plus! Non, ce
n'est pas en vain que Dieu a promis aux âmes telles que la sienne
de les récompenser au centuple dès ce monde.
Peu de personnes furent invitées au mariage de Ralph et de
Hannah ; cependant Bad et Marthe y assistèrent. Conduire Marthe
en croupe à une noce était l'occasion après laquelle soupirait le
pauvre Bud ; sans cela, peut-être eût-il encore hésité longtemps à
dire ce que Marthe souhaitait le plus entendre de sa bouche. Les
grandes mains de Bud étaient occupées; elle ne pouvait voir ses
176 REVUE DES DEUX MONDES.
grands pieds; en parlant de l'amour de Ralph pour Hannah, il
glissa par une pente insensible à son propre amour, et en aidant
Marthe à remettre son châle, il finit par bégayer je ne sais quoi,
que miss Hawkins dans sa bonne volonté accepta comme une dé-
claration.
Les fiançailles décidées, on prit l'avis de Ralph sur ce que de-
viendraient les jeunes époux : le squire allait se remarier, M'"^ Means
n'était pas une belle-mère chez laquelle on pût conduire une dame
élevée dans l'est, et le brave Bud comptait sur son ami pour trou-
ver un emploi, bien qu'il n'eût rien appris dans les livres. — Ralph
réfléchit. Pourquoi, en mesurant des yeux le robuste gaillard en
quête d'une place, se souvint-il d'Hercule occupé à nettoyer les
écuries d'Augias ? Cette réminiscence classique le frappa comme un
éclair. Il se garda bien d'en faire part à Bud, qui du reste n'y au-
rait absolument rien compris; peut-être miss Marthe aurait-elle
déclaré que ces noms d'Hercule et d'Augias, y compris les écuries,
lui rappelaient quelque conversation qu'elle avait entendue dans
les cercles de Boston. En tout cas, Ralph développa son idée.
— Mon cher Bad, dit-il, j'ai une proposition à vous faire. H
s'agit de l'asile des pauvres. J'espère que je pourrai obtenir des
nouveaux administrateurs que cet emploi vous soit confié. Jamais,
je crois, vous ne trouverez meilleure occasion de travailler pour ce
Flat-Creeker qu'on appela le Christ.
— Qu'en dites-vous, Marthe? demanda Bud.
— Vous savez bien que j'aime les pauvres.
Ce fut ainsi qu'Hercule nettoya les écuries d'Augias, et cette
odieuse maison, qui avait recelé tant de vols, assisté à tant de souf-
frances, devint, sous la direction du brave Bud et de Marthe, une
maison de charité.
Post-scriptum. — Un numéro du Jcjfei^sonian de Lewisburg
vient de me tomber sous la main. J'y ai lu que M. Ralph Hartsook
était devenu principal de l'académie, ce qui ne m'a pas surpris;
mais j'ai eu quelque peine à reconnaître, sous le nom de M. Israël
Means, shérif du comté, mon vieil ami Bud de l'église des raclées.
Quant à certain article philanthropique d'une haute portée, qui rem-
plissait plusieurs colonnes du Jeffcrsoniaiiy comment aurais-je pu
me figurer que le signataire, M. le professeur Thomson, s'appelait
autrefois Shocky !
Dieu n'oublie personne, bien que ceux à qui Dieu confie le soin
de ses œuVres oublient quelquefois.
EoVt'ARD EgGLESTON.
IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D'ART
VI.
SOUVENIRS DE BOLRGOGNE (1).
A peu de distance du château de Bussy se dresse le fameux mont
Auxois, où les érudits s'accordent assez généralement à placer cette
forteresse d'Alesia, qui fut le dernier rempart de l'indépendance
gauloise contre César. On se rappelle le débat qui surgit, il y a quel-
ques années, entre les archéologues français, pour savoir si le bourg
d'Alise-Sainte-Reine devait être regardé comme l'héritier de l'an-
tique Alesia, ou s'il fallait chercher en Franche-Comté le siège de
la célèbre forteresse, et on n'a pas oublié le beau travail où M. le
duc d'Aumale a présenté ici même sur ce sujet la solution la plus
voisine de la certitude (2). Ce qu'il y a de sûr, c'est que ce pauvre
bourg d'Alise, qu'il soit ou non l'héritier d'Alesia, a vraiment du
caractère. Il y a là des portes de granges et des ouvertures de
ruelles qui ressemblent à des contrefaçons d'arcs de triomphe ro-
mains, et une sorte de grandeur dépenaillée marque ses misé-
rables masures bâties à pierre sèche, selon l'ancienne coutume
gauloise. Est-ce le simple effet du hasard, est-ce le dernier legs
d'un passé oblitéré? Alise porte-t-elle cette empreinte de grandeur
(1) Voyez la Revue du 1" septembre dernier.
(2) Alesia, étude sur la septième campagne de César en Gaule. — Revue du 1" mai
1858.
TOME Cil. — 1872. 12
178 REVUE DES DEUX MO-VDES.
misérable , comme un mendiant descendant d'une origine royale
qui lui serait inconnue porterait parmi ses loques un haillon de
pourpre dont il ignorerait la provenance lointaine? Après tout, pour-
quoi les pierres elles-mêmes n'auraient-elles pas conservé un obscur
caractère dans un lieu qui est fait pour toucher l'âme la plus vul-
gaire des mêmes rêveries où se sont absorbées les âmes les plus
méditatives et les plus poétiques? C'est en ce lieu que nos premiers
ancêtres, victimes de leurs éternelles dissensions, furent définiti-
vement vaincus. L'indépendance des peuples n'est donc pas éter-
nelle, il n'y a donc d'impérissable que les lois de l'inflexible na-
ture, qui, sollicitée par les mêmes causes, ramène invariablement
les mêmes effets : voilà le thème de ces rêveries inévitables, dont
chacun étendra et variera la portée selon la profondeur de son âme
et la richesse de son expérience. La crête du mont Auxois est cou-
ronnée depuis quelques années par une statue colossale de Yer-
cingétorix, qui figura, si je ne me trompe, parmi les ornemens
du parc de la grande exposition en 1867. L'effet de ce colosse de
bronze, qui était assez médiocre dans la plaine du Champ de
Mars, est positivement sublime au sommet du mont Auxois, tant il
est vrai que les choses n'ont kur valeur que lorsqu'elles occupent
leur place légitime. Un peu au-dessus d'Alise, un petit parc, dont
les dernières allées touchent presque le sommet de la montagne,
conduit à cette statue de Vercingétorix. On monte longtemps sans
apercevoir le colosse, masqué qu'il est par l'épais rideau des ar-
bres ; puis tout à coup , au tournant d'un étroit sentier, vous levez
la tête, et vous apercevez les yeux d'un géant qui vous regarde avec
une expression farouche dont cette solitude double l'énergie. Peu
de choses sont faites pour ^larler plus vivement à l'imagination,
surtout quand on voit cette statue, comme nous l'avons vue, sous
le ciel gris d'un froid printemps et battue des souffles violons d'une
bise âpre et siiïïante. Alors on dirait le génie même de la défaite,
dont les yeux sans larmes gardent éternellement la déception et la
colère du suprême combat perdu. Cette solitude profonde comme
celle des champs de bataille quand les armées s'en sont retirées,
ce silence pareil au mutisme qui suit les grandes défaites, ce ciel
gris et froid comme l'oubli, cette bise coupante au sifflement aigu,
pareil à la voix d'une destinée haineuse, tout cela s'harmonise ad-
mirablement avec le caractère de cette statue colossale, le rehausse
et Je complète. C'est vraiment le héros de l'indépendance gauloise
que nous contemplons dans cette figure de bronze, qui par son at-
titude , son regard , son expression entière , par cette solitude où
nous l'abordons, par ce sommet de montagne nu et stérile comme
une grande pensée avortée, nous raconte la tragédie de son exis-
tence.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 179
En quittant le mont Auxois, je me rendis directement à Nuits,
désireux que j'étais d'aller chercher à Gîteaux les vestiges d'un autre
genre de grandeur. Nuits n'a rien de remarquable que ses excellens
vins, et je n'aurais pas à en parler, si cette ville ne m'avait offert
une particularité de nature fort amusante. J'entre dans un café,
afin de lire les journaux, et, les journaux lus, je me divertis, pour
tuer le temps, à regarder les bourgeois de cette localité jouer au bil-
lard. Je doute qu'il y ait en France une seconde petite ville qui puisse
se vanter de posséder des joueurs aussi consommés. Deux, quatre,
six parties se succèdent entre des adversaires différens, c'est tou-
jours la même supériorité. Tudieu! quel coup d'œil! quelle sûreté
de main! quelle exactitude de calcul! quel art d'éviter les contres,
de couler la bille, de la faire tourner sur elle-même ou revenir en
arrière! et quelles séries! Quand des joueurs de billard savent
pousser les avantages d'une partie ou en diminuer les chances dé-
favorables avec cette habileté, on peut dire qu'il y a en eux les
germes de tacticiens militaires véritables, si parva licet componere
magnis. Aussi, tout en regardant les bourgeois de Nuits pousser
leurs billes, je songe au grand nombre d'hommes éminens que cette
province a fournis au jeu terrible de la guerre : Davout, Marmont,
Junot, sont Bourguignons, pour ne citer que les plus illustres parmi
les plus récens. Au fond, les facultés du génie ont une origine humble
comme celle des grands fleuves, et ne sont que l'épanouissement
splendide d'atomes rudimentaires que l'on rencontre chez les plus
vulgaires des êtres, où ils avortent et s'étiolent comme des grains
semés dans un terrain trop maigre. Qui sait si l'atome invisible qui
donne à ces joueurs de billard bourguignons leur sûreté d'œil et
de main n'est pas le même qui déposé chez des natures plus riches
y enfante le génie des combinaisons et la précision savante qui les
fait réussir?
La campagne qui sépare Nuits de Gîteaux est en grande partie
couverte de gamay , et chemin faisant je profite de cette circon-
stance pour m'iiiformer auprès de mon guide de ce qu'il faut en-
tendre par ce fameux plant de vigne que l'abbé Courtépée qualifie
de déloyal (1), que quatre siècles auparavant Philippe le Hardi trai-
tait de cauteleuXy et qui en somme a joué un si grand rôle dans
l'histoire économique de la riche Bourgogne. Des explications^4e
(Ij Puisque l'occasion se présente de nommer l'abbé Courtépée, je ne la laisserai
pas passer sans rendre à son excellente Description du, duché de Bourgogne la justice
qui lui est due. C'est un livre lentement amassé, jour par jour, aimée par année,
comme l'oiseau fait son nid brin à brin, sans prétention et sans efforts. Quelle abon-
dance de détails pris sur le vif des mœurs et des traditions populaires, et comme 1 ame
de la Boui-gogne s'échappe avec bonne humeui- de cette é:udition cordiale qui fait de
l'abbé Courtépée un digne compatriote de Bernard La Monnoie et de Charles De
Brosses!
180 REVUE DES DEUX MONDES.
notre guide, il résulte que le gamay est un plant vulgaire que l'on
cultive dans les plaines et les terrains mal exposés, par opposition
au pinot, qui a le privilège de croître sur les coteaux bien ensoleil-
lés. Gela revient à dire que le gamay, quoique plant de Bourgogne,
produit un vin parfaitement ordinaire et qui ne mérite pas d'être
plus distingué que n'importe quel cru médiocre de Berry, de Sain-
tonge ou de Périgord, et que le pinot seul produit les vins qui ont
droit de porter les titres de noblesse vinicole. Cette explication
donnée, je commence à comprendre les épithètes méprisantes de
Philippe le Hardi et de l'abbé Courtépée, et pourquoi pendant trois
siècles les conseils de Bourgogne n'ont cessé de demander l'extir-
pation de cet intrus, qui se donne comme plant de Bourgogne à peu
près comme tels aventuriers français se font passer à l'étranger
pour des Montmorency et des La Trémouille. Le gamay nous désho-
nore, n'ont cessé de répéter pendant quatre siècles tous les Bour-
guignons jaloux de l'honneur de leur pays. Les mauvais produits de
ce plant sortent de notre province, en prennent effrontément le nom,
et font baisser la juste réputation que nos vins se sont acquise.
Non-seulement il nous déshonore, mais il est à craindre qu'il nous
ruine, car quel intérêt y a-t-il à lui laisser usurper, pour produire
de mauvais vin, des terres qui porteraient de bon froment et d'ex-
cellens fourrages? Yaines ont été toutes les récriminations de l'hon-
nête commerce et de l'honnête propriété contre ces envahissemens
de plus en plus audacieux du gamay, que la liberté commerciale a
enfin pleinement émancipé, et qui, loin de ruiner la Bourgogne, a
contribué à l'enrichir. Il n'y a eu de trompés en fin de compte que
les dupes qui s'imaginent naïvement chaque jour boire du bour-
gogne tandis qu'ils s'abreuvent des détestables produits du gamay.
La vulgarité prévaudra, disait tristement naguère M. Michelet; elle
n'a plus à prévaloir, c'est chose faite et en tout sens; cette histoire
du gamay, le plant déloyal, n'en est-elle pas entre mille autres une
preuve des plus curieuses? La démocratie étend ses envahissemens
même parmi les plantes.
Gîteaux a été pour nous une grande déception. Si nous n'avions
su d'avance que saint Bernard, génie entièrement moral, n'eut à
aucun degré cet amour exquis de la nature qui distingua saint Fran-
çois d'Assise, l'aspect de Gîteaux nous l'aurait révélé. Gîteaux ne fut
pas à la vérité, comme Glairvaux, la création propre de saint Ber-
nard : il le trouva tout fondé, et se contenta de l'adopter lorsque,
jeune, il résolut d'entrer dans la vie monastique; mais, s'il eût été
tant soit peu possédé du démon du pittoresque, il aurait sanctifié
de son adoption quelque lieu d'aspect moins plat que cette cam-
pagne, une des plus dénuées de charmes que je connaisse. D'habi-
tude les fondations de monastères ont été jetées au milieu de sites
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 181
remarquables par leur austérité sauvage ou leur solitude poétique;
Cîteaux fait une exception éclatante à cette règle. Je n'ai pas vu
Clairvaux, mais je cloute que cette vallée de l'absinthe, que saint
Bernard et ses moines transformèrent par leur pieux travail en val-
lée lumineuse, ait jamais été, même dans son état primitif, plus
morne et plus ennuyeuse au regard. Certes les moines de Cîteaux
auraient pu se vanter de tirer d'eux-mêmes toute leur piété et
tout leur amour de Dieu, car une pareille nature n'était capable
de leur fournir aucun auxiliaire d'élévation religieuse ni aucun sti-
mulant de tendresse mystique. A cette déception pittoresque a suc-
cédé la déception historique. Hélas ! il ne reste quoi que ce soit
des souvenirs de l'antique abbaye, et je ne sais vraiment où cer-
tains itinéraire!! ordinairement exacts et bien informés ont pu dé-
couvrir les tombeaux des ducs de la première race capétienne qu'ils
recommandent à l'attention des voyageurs. Non- seulement il ne
reste rien de ces sépultures , mais on ne sait même pas où elles
étaient placées, car pendant une partie de cette période l'usage
d'enterrer les grands personnages dans l'intérieur des édifices sa-
crés n'était pas encore admis, et tout ce que le clergé accorda
longtemps aux puissans fut une sépulture sous un des porches de
l'église. C'est ainsi que fut, dit-on, inhumé à Semur le duc Ro-
bert 1", c'est ainsi que fut inhumé le duc Eudes P'', dont, au rap-
port de Gourtépée, on voyait encore la tombe sous le porche de
Cîteaux avant la révolution. Quant aux monumens princiers qui ap-
partenaient à la dernière partie de cette première période ducale,
ils ont disparu avec l'église même qui les enfermait. 11 ne reste rien
en effet de l'ancienne église du monastère, et celle qui existe aujour-
d'hui n'a pas une date plus ancienne que 18/i6. Enfin les bâtimens
de l'abbaye qui sont encore intacts ont en grande partie perdu leur
caractère, et ont été transformés en établissement pénitentiaire
pour les jeunes détenus. Le touriste avide de témoignages histori-
ques qui serait disposé à exécuter le voyage de Cîteaux est donc
informé qu'il peut s'épargner cette excursion : il n'y trouverait
aucun vestige digne du plus petit intérêt.
Et cependant on peut dire que ce saint lieu, même dans sa dé-
chéance, n'a pas perdu entièrement son ancienne destination. C'est
encore la charité qui en est l'âme , c'est encore la cause du bien
moral qu'on y défend. Ces terres de Cîteaux, qui furent défrichées
et assainies par les légions de moines de saint Bernard , sont au-
jourd'hui cultivées et ensemencées par des bataillons de pauvres
enfans touchés prématurément par le génie du mal, sous la surveil-
lance dévouée de frères de la doctrine chrétienne qui essaient de
transformer en pionniers du bien ces petites victimes du diable.
Environ 400 enfans reçoivent là l'instruction religieuse et morale
182 REVUE DES DEUX MONDES.
qui leur fit défaut, continuent les travaux de leurs premières an-
nées, ou font l'apprentissage d'un état qui leur permette d'échapper
aux dangers de l'avenir. J'ai pris un réel plaisir à regarder pendant
plusieurs heures leurs petits bataillons défiler en ordre parfait,
fifres en tête et au pas militaire, pour se rendre aux travaux des
champs ou de l'atelier, précédés des frères en chapeau rond et en
blouse rustique, portant sur l'épaule les armes du travail. Gomme
je suis, je dois l'avouer, prédestinatien déterminé, et que je ne
crois guère à la pui-ssance du bien que sur les âmes qui sont faites
pour lui de toute éternité, je me suis amusé à passer une inspec-
tion détaillée de toutes ces physionomies d'enfans, pour savoir si
j'y surprendrais les signes d'une rédemption possible plutôt que
ceux d'un endurcissement déterminé, et je dois dire, à la confusion
de mes doctrines, que l'ensemble est exactement le même que celui
que présente un régiment, un collège ou un atelier, car, s'il y a là
certaines physionomies bien sérieusement marquées du sceau in-
délébile de la bête, il s'y rencontre beaucoup d'enfans de la figure
la plus heureuse, et que certainement la nature n'avait pas réservés
à l'esclavage du vice et du crime. Une observation assez curieuse,
et qui plaide encore contre mes croyances prédestinatiennes, c'est
qu'il m'a paru que les plus petits étaient beaucoup plus endurcis
que les grands. Lorsque j'ai traversé les ateliers, j'ai pu saisir chez
beaucoup de ces derniers des signes de cette bonne honte qui est
chez les coupables l'indice d'un meilleur état d'âme, rougeur lé-
gère, yeux baissés, satisfaction visible lorsqu'on semblait prendre
intérêt à leur travail ; je n'ai remarqué rien de pareil chez les plus
jeunes. Cette observation ne peut guère prouver qu'une chose, c'est
que le levain moral a besoin du temps pour agir, et que le senti-
ment du bien ne commence à avoir de puissance que lorsque l'âme
acquiert une conscience à peu près nette d'elle-même. Je me suis
entretenu assez longuement avec le directeur de l'établissement,
prêtre d'une pbysiono'jiie singulièrement austère et triste , comme
peut bien l'être celle d'un homme qui est tenu, au nom de l'É-
vangile, d'agir tout au rebours de cette parole de l'Évangile :
« voyez-vous qu'on jette le bon grain parmi les ronces? » car il
doit passer sa vie précisément à ensemencer les épines et à traiter
le sable aride comme terre fertile. Dans le cours de la conversation,
il me fait part d'une observation fort curieuse, et qui est bonne à
rapporter. « Les meilleurs de nos enfans, me dit-il, les plus corri-
gibles, sont ceux qui nous viennent des grandes villes, et très par-
ticulièrement les petits Parisiens. On nous envoie quelquefois des
enfans qui se sont habitués à la plus détestable liberté d'un vaga-
bondage sauvage, ou de petits factieux en herbe, qui ont pris part
aux émeutes, soulevé des pavés et autres gentillesses pareilles; il
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 183
semble le premier jour qu'on n'en aura jamais raison, qu'ils vont
mettre le désordre dans l'établissement, et qu'il sera nécessaire de
prendre à leur égard des mesures exceptionnelles. Eh bien! point
du tout; au bout de deux ou trois jours, ces enfans se sont engre-
nés sans effort dans la régularité de la discipline, agissent avec
ordre et précision, et obéissent sans la plus petite difficulté. Ce
qu'on prenait pour esprit de révolte enraciné n'était autre chose
que turbulence enfiévrée. Ces enfans sont pâte tendre à laquelle
on donne la forme que l'on veut. Il n'en est pas ainsi des enfans
qui nous viennent de la campagne : ceux-là ont un caractère; il
peut être bon, il peut être mauvais, mais ils en ont un, et il est
difficile de le changer. » J'ai trouvé d'ailleurs le digne prêtre très
convaincu de l'efficacité de l'institution qu'il dirige et inébranlable
sur la croyance que l'âme peut être changée par la discipline reli-
gieuse, à la condition que la patience du maître soit infatigable et
ne connaisse pas le découragement. Ayant discrètement émis le
doute contraire et laissé percer pour le soutenir quelque chose de
mes opinions prédestinatiennes, son sévère vis tge s'est encore at-
tristé, et je me suis bien vite arrêté pour ne pas blesser davantage
la sainte illusion dans laquelle il puise le courage d'accomplir sa
tâche ardue, et à laquelle d'ailleurs aucun prêtre catholique ne
renoncera jamais sérieusement.
Les âmes humaines ont un prix infini, voilà la grande nouveauté
que le christianisme est venu apporter au monde; mais dans aucune
des églises qui se partagent la chrétienté cett j doctrine n'a été em-
brassée avec autant d'étendue que dans l'église catholique. Toutes
les âmes sont également d'essence divine, et, ayant une même ori-
gine, ont une même fin, à moins qu'elles ne s'en écartent par le dé-
règlement de leur liberté. Toutes ayant égaltment été rachetées de la
chair par le sang de Jésus-Christ, Dieu n'a de dessein sacret contre
aucune, et quand son action intervient même par le châtiment, ce
n'est que pour avertir l'âme, aider sa faiblesse et l'empêcher de
perdre le prix de ce rachat univcirsel. Dans le protestantisme, le dé-
sespoir de l'âme coupable éclairée sur ses fautes a toujours été ac-
cepté, sinon expressément, au moins tacitement, comme légitime;
mais le catholicisme a fait du désespoir le vice suprême de l'âme.
Défense absolue est faite au pécheur de désespérer. Non-seulement
il n'est pas de criminel qui m puisse se rach.^ter, mais il n'est pas de
scélérat qui ait le droit de se croire indigne du pardon de Dieu. Voilà
les principes sur lesquels est fondée en grande partie la morale so-
ciale du catholicisme, et qui règlent les rapports du prêtre catho-
lique avec les âmes. Aussi, de même qu'il interdit au pécheur de dé-
sespérer, il n'en désespère jamais lui-même, et s'attache à croire à
la possibiUté de sou rachat avec une obstination qui, je le déclare, a
184 REVUE DES DEUX MONDES.
toujours fait l'objet de mon admiration. Le prêtre catholique est tenu
d'espérer toujours, même contre la nature, contre la raison et contre
l'évidence. Dans la vie laïque, nous aimons le peuple, mais nul de
nous n'aime la populace; cette populace est cependant aimée quel-
que part avec un zèle de charité qui ne craint même pas parfois de
braver le bon sens vulgaire, quelque part où on lui épargne même
son nom odieux et où elle est considérée non comme criminelle,
mais comme égarée. Quelques jours après ma visite à Cîteaux, je
faisais part de mon entretien avec le directeur de cette colonie pé-
nitentiaire à un magistrat de province qui pendant trente ans a pré-
sidé les assises, et je lui demandais son avis sur l'efficacité de ces
sortes d'institutions. « Il est possible, me répondit- il, que l'expé-
rience de ce directeur lui ait présenté des cas heureux; tout ce que
je puis dire, c'est que la mienne ne m'en présente aucun, et que
j'ai vu bien des fois revenir devant nous hommes faits ceux que
nous avions envoyés enfans à ces établissemens. » Ainsi, tandis que
le magistrat qui envoie ces enfans coupables dans la colonie péni-
tentiaire n'en espère rien, le prêtre qui dirige la colonie en espère
tout. En vérité, il serait temps qu'il se rencontrât quelque honnête
démagogue qui, comprenant une partie de ce que nous venons de
dire, modérât un peu le zèle de ses confrères et leur fît remarquer
qu'en excitant la populace à se ruer sur le clergé catholique on la
pousse à tirer non-seulement sur ses plus vrais, mais sur ses seuls
amis, car là seulement elle peut trouver indulgence et charité,
tandis que partout ailleurs, même chez les plus vertueux et les
meilleurs, elle ne peut rencontrer que justice.
il. — BEAUNE. — ALEXIS PIRON. — L'HÔPITAL DU CHANCELIER ROLIN.
Le trajet est court de Nuits à Beaune, et j'en ai employé le temps
à regarder avec curiosité si je n'apercevrais pas sur les talus du
chemin les héritiers de ces chardons qu'Alexis Piron trancha jadis
avec rage, prétendant par là couper les vivres aux Beaunois. Beau-
coup de nos lecteurs savent sans doute qu'un très comique petit
pamphlet de Piron a fait aux Beaunois une réputation de bêtise
presque égale à celle que Molière a faite aux Limousins par sa fa-
meuse farce de M. de Pourceaugnac. Les jeux populaires étaient
très en faveur en Bourgogne sous l'ancien régime: ainsi Semur était
célèbre par sa course annuelle des bagues, et Dijon et Beaune par
leurs fêtes d'arbalétriers, dont l'origine, si je ne m'abuse, remonte
à Philippe le Bon, ce prince si cordial et si populaire, qui transporta
tant d'usages issus de la bonne humeur des grasses Flandres dans
la grasse Bourgogne, où ils ne pouvaient dépérir. Or il arriva qu'en
1715 les arbalétriers de Beaune remportèrent le prix du tir sur les
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 185
arbalétriers de Dijon. Piron était très jeune alors, il ressentit la dé-
faite de ses concitoyens avec une vivacité juvénile tout à fait bur-
lesque, et dans le feu de son amusante fureur il rima une ode fort
longue où, du commencement à la fin, les Beaunois étaient assimi-
lés aux ânes de leur pays, qui étaient célèbres sans qu'on sache
bien dire pourquoi. Le point d'honneur provincial était beaucoup
plus vif alors qu'il ne l'est aujourd'hui, — et il est encore par mo-
mens très suffisamment pointu; — on peut donc penser avec quelle
humeur les Beaunois prirent cet outrage fait à leurs lauriers. Ils
essayèrent quelques ripostes; par exemple un certain curé Martin,
ancien professeur de Piron, crut ou feignit de croire que Piron,
dans son ode, avait voulu faire allusion à sa personne lorsqu'il avait
donné à l'âne ce nom générique de Martin sous lequel la race des
ânes est aussi connue que le peuple anglais sous le sobriquet de
John Bull, et dans une lettre assez spirituellement tournée il lui rap-
pela que dans son enfance il l'avait fréquemment étrillé. Piron ré-
pliqua qu'il ne niait point le fait, mais que, si son maître l'avait
étrillé jadis, il se pourrait que lui fût à même de le brider présen-
tement. Les beaux esprits de Beaune n'étaient pas capables de lutter
avec un homme que ses reparties ont rendu célèbre; aussi essayè-
rent-ils de s'en venger par des moyens moins difficiles. S'étant im-
prudemment aventuré dans Beaune deux ans après l'équipée de
son ode, et ayant recommencé d'ajuster du tir de ses bons mots les
longues oreilles dont il gratifiait les habitans de cette ville, Piron
fut poursuivi à travers les rues par ses victimes, et n'échappa qu'a-
vec peine à une correction qui aurait pu être solide, s'il faut juger
des Beaunois d'alors par la robuste encolureties Beaunois d'aujour-
d'hui. C'est l'histoire de ces tribulations que Piron a racontée dans
son célèbre Voyage à Beaune. Comme Piron s'est acquis une répu-
tation déplorable qui l'a mis à X index auprès de tous les lecteurs
qui prétendent se respecter, cet opuscule a partagé le sort de la plu-
part des écrits de cet auteur, et il est assez peu lu aujourd'hui (1).
C'est un tort; les occasions de s'amuser sont trop rares dans ce triste
monde et par ce plus insupportable des siècles pour dédaigner un
charmant petit livre qui peut nous procurer une heure de gaîté dé-
sopilante. Il a d'ailleurs dans la littérature burlesque française une
originalité très à part, qui mérite d'être signalée. Il y a des degrés
même dans le burlesque, et les autres écrits de notre littérature qui
relèvent de ce genre ne possèdent ni ce naturel, ni cette franchise,
ni cette verve facile et nettement classique : l'odyssée du scanda-
leux d'Assoucy, souvent amusante et toujours immorale, ne sort
pas du royaume des bobèches; le Roman comique de Paul Scarron
(1) Il en a été fait cependant une édition assez récente augmentée de quelques
fragmens qui ne sont pas sans valeur par M. Honoré Bonhomme.
186 REVUE DES DEUX MONDES.
atteint fréquemment l'excellente bouffonnerie, mais il ne va pas
au-delà; clans le Voyage à Beaune d'Alexis Piron au contraire, le
burlesque touche au vrai et bon comique. L'entrée à Beaune sur-
tout constitue une page des plus malicieuses, où se mêlent avec
bonne humeur la feinte naïveté d'un jocrisse de la foire et la gaîté
d'un Regnard. Que le lecteur, s'il ne la connaît pas, cherche cette
jolie page où Piron décrit les effets abrutissans que le génie de
Beaune produit sur lai dès son entrée, et cette messe à laquelle il
assista, « où tel qui vint pour lorgner fut obligé d'y prier Dieu, »
tant les femmes étaient laides, « si bien que jamais Dieu n'eut aune
messe de onze heures et demie des cœurs moins partagés ; » il se
convaincra qu'elle pourrait faire honneur à tout auteur comique.
Je n'oserais jurer que les Beaunois aient encore pardonné à Piron
ses malicieux brocards. Ce cju'il y a de certain, c'est que le malin
petit livre ne se trouve pas dans la ville, car, ayant eu envie de le
lire sur place, il m'a été impossible de me le procurer. Le premier
libraire auquel je me suis adressé m'a répondu par un non dont la
sécheresse ne laissait rien à désirer, accompagné d'un regard d'une
froideur sévère qui m'a fait soupçonner que ma demande avait été
prise pour une impertinence calculée. Un second, homme fort poli
et très obligeant, m'a répondu c{u'il n'avait pas cet écrit, et, comme
j'ai cru devoir alors m'excuser d'avoir demandé à un Beaunois un
livre où leurs ancêtres étaient plaisantes, il m'a répondu par un
<( oh ! ça m'est bien égal ! » accompagné d'un léger éclat de rire
dont la contrainte sensible disait assez nettement : « cela ne m'est
pas égal du tout, car enfin je suis Beaunois. » Je n'ai pas cherché
davantage, me tenant pour averti, et pendant les deux jours que
j'ai encore passés à Beaune je n'ai plus soufflé mot de Piron.
La statue de Monge, qui se dresse sur la place du marché, au
pied de la tour du beffroi, suffit pour réfuter les impertinentes as-
sertions de Piron, et pour prouver que les dons solides, sinon les
dons brillans de l'esprit, n'ont pas été refusés à Beaune. Ainsi c'est
à Beaune que nous devons notre École polytechnique; il y a plus
d'une ville de spirituel renom qui n'a pas autant fait pour la vie
intellectuelle de la France. Cette statue de Monge est un bon ou-
vrage de Rude, qui, heureusement pour sa gloire, en a fait de tout
autrement remarquables. Elle est très curieuse et très instructive,
parce que le sculpteur en la composant a obéi à une théorie erro-
née dont elle fait ressortir la fausseté avec plus d'évidence que ne
le pourraient faire vingt dissertations des plus habiles. Il est parti
de cette idée, juste en apparence, que, la statue d'un homme il-
lustre n'étant malgré tout qu'un portrait en marbre ou en bronze,
quelque monumentale qu'elle fût, ce portrait devait être indivi-
dualisé le plus possible sous peine de ne donner aucune connais-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 187
sance exacte du persoDnage qu'il s'agit de représenter. Se borner
aux traits les plus généraux serait en donner une représentation
vague, tous les hommes se ressemblant par les traits généraux et
les habitudes générales ; ce qui les diirérencie, c'est un geste fa-
vori, une attitude propre, un accent paitlculier de physionomie;
c'est là ce que l'artiste doit reproduire, s'il veut être vrai, et créer
un portrait qu'on ne puisse confondre avec aucun autre. Cette opi-
nion est parfaitement juste à la condition que ce geste, cette at-
titude et cet accent de physionomie seront logiques, réguliers,
harmonieux; mais quoi, si ce geste est par hasard un tic, et si
cet accent de physionomie est une grimace? Ces sortes d'accidens
ne sont point rares chez les hommes éminens, surtout chez ceux
qui appartiennent à un ordre strictement intellectuel, car la profesr-
sion et les préoccupations habituelles de l'intelligence infligent au
corps certains gauchissemens qui, loin d'être des grâces, sont par-
fois de véritables difformités. C'était, paraît-il, le cas pour Monge;
le geste que l'artiste lui a prêté ne saurait avoir été inventé par
caprice, et n'a certainement été adopté que sur des indications
d'une exactitude et d'une précision malencontreuses. Il est extrê-
mement difficile de faire comprendre la nature de ce geste, tant il
est particulier et bizarre, et cette difficulté suffirait seule à prouver
à quelle exagération l'artiste a été poussé par sa théorie. Monge est
évidemment en train de faire une démonstration mathématique; son
bras est soulevé horizontalement, et replié de manière à faire saillir
le coude comme un angle aigu; au bout de ce bras ainsi soulevé et
replié, pend une main recourbée mollement, comme une serre d'oi-
seau frappée d'impuissance, et de cette main se détache un index,
qui lui-même se recourbe comme un signe d'orthogiaphe de fan-
taisie. Tâchez d'imaginer une sorte de triangle difforme et sans
base, et au bout d'une des deux lignes de ce triangle suspendez une
énorme virgule, voici le geste que le sculpteur a prêté à Monge. Il
est incontestable que l'artiste n'a introduit ce détail dans son ou-
vrage qu'après avoir consulté les souvenirs d'anciens élèves ou
d'aaciens amis de Monge, dont il aura scrupuleusement copié la pan-
tomime imitative. Une pareille exactitude serait bizarre même dans
un portrait, et cependant la peinture a bien plus de liberté que la
sculpture; dans une statue monumentale, elle est choquante au
plus haut point, d'abord parce qu'elle introduit, sous prétexte de
vérité, une complication alambiquée et subtile à l'excès dans un art
qui réclame avant tout de la simplicité, ensuite parce qu'elle fait
prédominer un détail sur l'ensemble avec tant de force que la sta-
tue a l'air d'avoir été faite pour ce seul détail, enfin parce qu'elle
fait descendre la sculpture monumentale de sa dignité, et la rend
en quelque sorte anecdotique. Une statue monumentale doit être
188 REVUE DES DEUX MONDES.
une grande page d'histoire et non pas un chapitre d'autobiogra-
phie minutieuse; rien n'est mieux fait pour démontrer la vérité de
cette assertion que cette œuvre de Rude.
Beaune est une gentille et paisible petite ville avec une physiono-
mie ancienne et une toilette moderne. De verts boulevards de date
récente font une charmante ceinture à ses flancs, et le passé lui a
laissé en héritage assez de bijoux d'un travail rare et précieux pour
lui composer une parure remarquable et forcer les yeux à s'arrêter
sur elle avec complaisance. Tout est petit dans cette miniature de
cité; l'enceinte est petite, les demeures (dont quelques-unes de la
renaissance presque intactes) sont pour la plupart petites; deux ri-
vières la traversent, mais ces deux rivières sont de simples cours
d'eau, et on franchit ces fleuves de Lilliput sur des ponts microsco-
piques. Tout est petit, sauf deux édifices admirables, Notre-Dame,
la principale église, et l'hôpital, la merveille de Beaune et l'une des
raretés de la France.
Cet hôpital fut élevé par la libéralité de Nicolas Rolin, chancelier
de Bourgogne sous Philippe le Bon, âpre et ferme politique auquel
une tradition probablement exagérée a fait une réputation de rapa-
cité et d'avarice. M. Rossignol, dans sa curieuse Ilisloire de Beaune,
a fait réparation à la mémoire du chancelier, et n'a pas eu de peine
à le disculper du péché d'avarice. Comment taxer d'avarice un
homme qui élève à ses frais un édifice aussi somptueux que l'hô-
pital de Beaune? Et ce n'est pas à cette ville que Nicolas Rolin avait
borné sa libéralité, car la collégiale d'Autun fut encore son œuvre.
Le chancelier trouva à Beaune une masure d'hôpital doté d'un re-
venu de 50 francs, et il lui substitua un palais qu'il dota d'un re-
venu de 1,000 francs. L'exiguïté de cette dotation a été alléguée
comme preuve de lésinerie, mais M. Rossignol montre très judi-
cieusement, par le détail des objets qu'on pouvait avoir pour cette
somme, quelle rente énorme c'était que 1,000 francs dans la pre-
mière moitié du xv« siècle. Il est moins aisé d'absoudre le chan-
celier du reproche de rapacité, car, si rapacité et avarice vont bien
ensemble, rapacité et libéralité ne s'excluent nullement. On a vu
des concussionnaires se montrer les plus magnifiques des hommes;
Fouquet, le prédécesseur de Colbert, en est un exemple mémorable
entre tous. Or Nicolas Rolin passe pour avoir eu les mains crochues
au suprême degré, à tel point que Philippe le Bon, qui l'aimait
comme un utile serviteur, ne put un jour se retenir de lui dire :
« Cette fois c'est trop, Rolin. » On attribue encore à l'acre Louis .\I,
qui gardait rancune au chancelier des services rendus à la maison
de Bourgogne, un mot cruel. Gomme on parlait devant lui de la
magnificence de cet hôpital de Beaune : « Eh, dit le roi, c'est bien
le moins que celui qui a fait tant de pauvres ait bâti un palais pour
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'ART. 189
les abriter. » Nous savons par une expérience souvent répétée com-
bien il faut toujours rabattre des exagérations de la médisance con-
temporaine; cependant nous devons dire que l'image de Nicolas
Rolin ne plaide pas précisément en sa faveur. L'aîné des frères Van
Eyck, Hubert, nous a laissé son portrait, que possède le musée de
Dijon. C'est une figure maigre comme celle d'un loup avec un pro-
fil allongé comme le tranchant d'un couteau et pointu comme le
museau d'un renard, la sécheresse et la dureté incarnées, mais avec
une fermeté visible et un air de décision et d'autorité remarquable.
En le regardant, on pense à ces silex si durs et si froids, d'où jail-
lissent, quand on les frappe, les étincelles d'un feu caché. Que
l'âme qui fut revêtue d'une pareille enveloppe ait aimé l'argent
comme elle aima la puissance et le commandement, rien en vérité
n'est plus croyable. D'ailleurs, si les inclinations du père passent
dans le fils avec le sang, nous pouvons croire que Nicolas Rolin fut
vraiment rapace, car nous savons que son fils, le cardinal Jean,
évêque d'Autun , libéral et magnifique comme lui, aimait l'argent
à tel point qu'ayant été prié par les carmes de Semur de faire la
dédicace de leur église il ne dédaigna pas deux saints d'or que
ces religieux lui donnèrent pour ses peines.
Mais que nous importe aujourd'hui cette rapacité, puisqu'elle
nous a valu un magnifique édifice et puisque d'ailleurs les contem-
porains eux-mêmes se ressentirent de ses bienfaits? C'est vraiment
une question que de savoir s'il ne vaut pas mieux que l'argent aille
en des mains crochues, mais habiles, qui, comme des écluses, le
retiennent pour le répandre avec intelligence, qu'entre des mains
peureuses et honnêtes qui ne l'attireront jamais par fraude et vio-
lence, mais qui par égoïsme ne laisseront jamais échapper la moindre
portion de ce qu'elles auront saisie. Je n'entreprendrai point une des-
cription détaillée de ce ravissant palais des pauvres, avec sa longue
façade, son clocher fluet et pointu, sa superbe cour intérieure, ses
galeries de bois sculpté, ses innombrables lucarnes ogivales aux
clochetons dentelés; ceux qui ont vu les édifices municipaux des
Flandres pourront se faire une idée de l'élégante originalité de cet
édifice. C'est l'art des Flandres, cà sa plus brillante époque, trans-
planté tout vif en Bourgogne. Je suis assez surpris de découvrir
que cet édifice unique n'est point classé parmi les monumens his-
toriques, et qu'il se trouve ainsi à la discrétion des conseils mu-
nicipaux saugrenus qu'il plaira au hasard d'infliger à la ville de
Beaune, accidens dont nous avons vu trop d'exemples pour qu'ils
ne soient pas toujours à prévoir et à redouter. En dehors de sa
beauté, cet hôpital a une importance historique capitale, car il re-
présente seul en Bourgogne l'époque la plus brillante de la période
ducale, et fait revivre le moment où, la politique des ducs de la
190 REVUE DES DEUX MONDES.
maison de Valois ayant déplacé son centre d'action, la Bourgogne
ne fut plus qu'un satellite de la Flandre. On dirait un fragment de
Bruges ou de Malines transporté au beau milieu de la Côte-d'Or par
un miracle analogue à celui qui, selon la tradition, transporta le
sanctuaire de Notre-Dame-de-Lorette de Palestine en Italie. Existe-
t-il en Bourgogne un autre témoin aussi intact, aussi complet, de
cette domination si passagère, et si brillante, de la Flandre ? Pour
ma part, je n'en connais pas. C'est assez dire quel intérêt s'attache
à la conservation de cet édifice dans ses moindres dispositions, et
combien il serait regrettable qu'il fût à la merci de réparations ou
de changemens qui en altéreraient le caractère.
L'intérieur n'est plus tout à fait tel qne l'avait ordonné Rolin; de
nombreux changemens y ont été opérés tant dans les salles que
dans la chapelle; mais, tel qu'il est, il répond dignement à l'exté-
rieur. On ne peut parcourir sans un sentiment de reconnaissance
attendrie cps longues et vastes salles aux murs d'une blancheur
irréprochable, avec leur double rangée de lits largement espacés.
Partout brille une propreté exquise, nulle part ne se fait sentir
la moindre de ces odeurs d'hôpital, mélanges de pharmacie, de po-
tage, de tisane et d'émanations de malades, qui sont si révoltantes
pour le cœur. La tenue de cet établissement fait le plus grand hon-
neur aux bonnes sœurs en costume blanc et bleu qui le desservent
avec un zèle où le chancelier Rolin, s'il revenait au monde, se plai-
rait à reconnaître l'exécution expresse de ses volontés. Pourquoi
faut-il que mon admiration pour leur charité, dont la tenue de cet
hôpital est un si touchant témoignage, soit mêlée d'un ressentiment
que je ne puis taire? INicolas Rolin, en sa qualité de chancelier de
Bourgogne, eut la bonne fortune d'être l'ami et le protecteur des
Van Eyck, et parmi les cadeaux dont il enrichit son hôpital se trou-
vait une œuvre considérable de Jean de Bruges représentant le Ju-
gement demie?', laquelle a subi pour le moins autant de mésaven-
tures que le fameux Agneau myfttique de Saint-Bavon de Gand.
Primitivement cet ouvrage ornait l'autel de la chapelle; un beau
jour, il déplut aux bonnes religieuses pour ses prétendues nudités, et
elles le reléguèrent sans façon dans une salle déserte d'un étage
supérieur en compagnie de la poussière et des toiles d'araignée. Cette
précaution même ne leur parut pas suffisante, et elles firent pein-
turlurer de draperies malencontreusement bienséantes les figures
sorties du pinceau du plus pudique et du plus innocent des peintres.
Aurait-on jamais imaginé que le pieux Van Eyck pût être suspect
d'impureté? Règle générale et à peu près sans exception : donnez
aux religieuses de gentilles images pour orner leurs chapelles, et
quantité d'argent pour leurs pauvres, mais ne leur confiez jamais
une œuvre d'art, car il arrivera toujours, comme pour le Van Eyck
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 191
de Beaune, que, n'en connaissant pas le prix, elles la relégueront au
grenier, ou qu'olTasquées de quelque détail inoffensif elles la muti-
leront ou l'enlaidiront de feuilles de vigne ou de draperies ridicules.
D'ailleurs elles ne voudront certes jamais comprendre que, s'il est
méritoire de soigner des malades, il l'est presque autant de soigner
des Yan Eyck lorsqu'on a le bonheur d'en posséder, attendu que
des malades se remplacent toujours, tandis qu'un Van Eyck ne se
remplace jamais. Enfin ce tableau, après avoir été oublié pendant je
ne sais combien de temps, fut découvert dans ces dernières années
par un amateur de Chalon-sur-Saône, tout comme s'il n'avait ja-
mais existé. Or voilà maintenant qu'après avoir laissé leiir Van
Eyck sans aucun soin les bonnes sœurs sont en train de pécher
par excès de précautions. Lorsque dans la dernière guerre les
Prussiens se sont étendus en Bourgogne, les sœurs ont tremblé
pour leur tableau, et l'ont enfermé dans une caisse qu'elles ont dé-
posé dans quelque cachette, comaie des femmes et surtout des reli-
gieuses savent seules en trouver. C'était là une bonne, très bonne
pensée, pour laquelle tous les amis des arts leur doivent des re-
mercîmens, encore ne faudrait-il pas l'exagérer. Il y a longtemps
que les Prussiens ne menacent plus la Bourgogne, il y a longtemps
même qu'ils s'en sont entièrement retirés, et cependant le Van Eyck
ne sort pas de sa cachette, où il est, paraît-il, si bien muré qu'il est
très difficile de l'en tirer. 11 y était encore au mois de mai de cette
année, et nous parierions qu'il y est toujours. Le résultat de cet
excès de précautions, c'est qu'il nous a été impossible de voir ce
tableau, ce dont nous avons éprouvé un dépit que nous ne pouvons
dissimuler. C'est en vain qu'un jeune magistrat de Beaune qui porte
le nom de Davout a joint ses instances à nos prières, le Van Eyck
est resté invisible.
Notre-Dame est un bel édifice, sans unité architecturale très
étroite, mais qui par ses principaux caractères se rapporte à l'ar-
chitecture dite de transition, c'est-à-dire au passage da style roman
au style gothique. Oserai-je dire toute ma pensée? Eh bien! cette
architecture intermédiaire, lorsqu'elle se présente avec la beauté
que nous lui voyons à Notre-Dame de Beaune et à Saint-Lazare
d'Autun, me semble l'égale des deux autres pour le caractère reli-
gieux. 11 est bien entendu que je veux surtout parler de l'impres-
sion résultant des colonnades à arcs brisés qui distinguent ces édi-
fices. L'arc roman, étroit et harmonieux, a trop de sérénité et de
beauté précise pour parler toujours à l'âme l'austère langage du
christianisme. L'ogive est vraiment mystique; que de fois pourtant,
surtout dans la dernière période de son règne, son vol svelte s'ar-
rête et se repose dans une élégance toute profane! Combien au
contraire cet arc brisé du style de transition est une fidèle image
192 REVUE DES DEUX MONDES.
de la pauvre âme humaine sur la terre dans les conditions que le
christianisme lui a faites ! Humiliée, pécheresse, elle essaie de se
soulever et retombe brisée sur elle-même après un lourd effort; la
sécurité de son ancienne ignorance n'est plus, la sérénité de l'avenir
qui lui est promis n'est pas encore ou reste incertaine, et elle bat
tristement de l'aile entre la terre, qui la rend malheureuse, et le ciel,
pour lequel elle est inhabile. Tel cet arc brisé qui n'a plus l'harmo-
nieuse sérénité de l'arc roman, et qui ne soupçonne pas le vol élancé
de l'ogive, sorte de larve architecturale en qui les vies de deux
architectures, l'une terrestre et l'autre ailée, se mêlent et s'amalga-
ment, l'une pour naître et l'autre pour cesser d'être. En un mot,
je ne connais pas d'architecture qui soit une meilleure image de
l'attitude contrainte de l'âme chrétienne ici-bas, et de sa patiente
et douloureuse espérance dans les promesses qui lui ont été faites.
Sans doute ce n'est pas là tout le sentiment religieux, mais c'en est
une partie, et, si le style roman et le style gothique purs expriment
des états d'âme plus étendus, plus harmonieux et plus vibrans, ils
n'en expriment pas de plus touchans.
Notre-Dame de Beaune a été complètement restaurée à l'intérieur
dans ces dernières années; mais ces réparations n'ont pu malheu-
reusement lui rendre les ornemens qu'elle a perdus au jeu terrible
des guerres civiles et des révolutions. Aussi a-t-elle peu de choses à
montrer aujourd'hui en dehors des principales dispositions de son
architecture. Quelques œuvres méritent cependant que nous prolon-
gions notre visite. Sur l'un des côtés du chœur, tout au haut d'une
colonne, se dresse une jolie statue de saint Michel, souvenir visible
de ce gracieux page du ciel que le Guide nous a représenté posant
avec une si triomphante élégance son pied sur le front du \ïeuxjet-
tatore de l'abîme, tout pareil au Roger d'Arioste qui se débarrasse-
rait par la force de son vieil enchanteur Atlante. Une des chapelles
contient une Adoration du sacré cœur de Lebrun, tableau d'une cou-
leur à la fois claire et livide et d'une composition savamment ordon-
née qui n'a que le tort de tromper le premier regard sur la nature du
sujet et de faire croire à une Pentecôte. Nous n'aurions probablement
pas fait mention de ce tableau, si nous l'avions vu en tout autre lieu
que Beaune, sa valeur comme art étant assez indifférente; mais ici il
acquiert une importance en quelque sorte historique, car il rappelle
au voyageur curieux de suivre la vie de la Bourgogne dans ses dif-
férentes manifestations que la moderne adoration du sacré cœur
est une dévotion d'origine bourguignonne. Marie Alacoque, qui était
des environs d'Autun, eut ses visions à Paray-le-Monial, dans le
Oharolais, et son plus vaillant champion fut un de ses compatriotes.
C'est ce Languet de Gergy, évêque de Soissons et prédécesseur de
Buffon à l'Académie française, qui joua un si grand rôle dans toutes
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. 193
les affaires de la constitution Unigenitus, et ne se rendit pas moins
célèbre par l'ardeur qu'il déploya contre les miracles du cimetière
Saint- Médard que par le zèle avec lequel il défendit les visions de
la religieuse bourguignonne.
On a déposé dans deux autres chapelles les restes de belles sculp-
tures de la renaissance qui ont eu des aventures assez curieuses.
Au moment de la révolution, ces sculptures ornaient une église qui
appartenait aux minimes : deux ou trois visites de sans-culottes en-
ragés les avaient déjà fortement endommagées, lorsqu'un patriote,
mieux avisé que les autres, se disant sans doute qu'il n'y avait pas
crime à profiter d'une chose qui était inévitablement dévolue à la
destruction, eut la bonne pensée de les dérober pour en orner sa
maison. Heureux larcin, peut-on dire, puisqu'il a sauvé les parties
intactes de ces sculptures. Elles se trouvèrent donc transformées en
propriété privée; mais voilà qu'au bout de soixante années, un des
héritiers de cet amateur indiscret des beaux-arts, touché de remords
et probablement aussi fort embarrassé de posséder des objets dont
il était difficile d'avouer l'origine sans quelque hésitation, a eu
l'honnêteté de retirer de Babylone ce qui appartenait à Sion. Ne
pouvant les restituer à l'église où elles avaient été prises, puisque
cette église n'existe plus, il en a fait don à Notre-Dame. Nous devons
à cette probité de pouvoir recommander ces sculptures à la curio-
sité et à l'étude de tous les amateurs d'art. Elles rappellent de la
manière la plus étroite celles que nous avons admirées déjà dans
l'église de Saint -Florentin; elles ont été conçues dans le même es-
prit, exécutées selon le même système, ont évidemment la même
date, et sont peut-être sorties de la même main. Ce sont des bas-
reliefs représentant les différentes scènes de la Nativité et de la
Passion au moyen de figurines du travail le plus délicat et le plus
ingénieux. Ils ont été, dis-je, singulièrement endommagés, mais
dans les parties qui ont été oubliées par la destruction il se trouve
des détails d'une finesse admirable. Voici par exemple le cortège
qui se met en marche pour le Calvaire; on sort de la ville et l'on
passe sous l'arc d'une de ses portes. Deux officiers, dirigeant leurs
chevaux de manière à se trouver rapprochés l'un de l'autre, s'en-
tretiennent ensemble avec un naturel et une tranquillité incroya-
bles. Jamais l'indifférence, ce sentiment difficile à rendre entre
tous puisqu'il est l'absence de tout sentiment, n'a été saisie avec
un plus grand bonheur et une plus rare subtilité. L'évanouissement
de la Vierge au pied de la croix est encore un détail qui peut frap-
per d'admiration même quand on a vu les innombrables expres-
•sions qu'ont données de cette scène les plus grands maîtres, tant
l'abandon du corps par l'âme est voisin de la complète séparation. Il
TOME crr. — 1872. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
y a dans ces sculptures un art tout particulièrement français, c'est-
à-dire un art composé de fine observation morale, de malice pro-
fonde, de sentiment dramatique et de philosophie familière, qui fait
d'autant plus regretter les mutilations qu'elles ont subies.
Ces sculptures sont à notre avis la véritable richesse de Notre-
Dame de Beaune, mais elle les possède depuis trop peu de temps
pour en tirer encore orgueil. Il en est une autre de date beaucoup
plus ancienne, qui fut tout spécialement créée pour elle, et dont
elle aime à se vanter de préférence. C'est une suite de longues
bandes de tapisseries destinées primitivement à entourer le chœur,
et que leur prix a fait soustraire depuis longtemps à tout usage.
Ces tapisseries, qui représentent la vie de la Yierge, datent de
l'année 1500 et furent données à l'église par un certain archi-
diacre Jean Lecoq. Elles sont en effet fort belles, mais en de-
hors de leur beauté elles offrent un genre particulier d'intérêt qui
mérite d'être signalé. Nous nous figurons volontiers aujourd'hui
que les choses marchaient avant nous avec une lenteur extrême; or
voici des tapisseries qui prouvent de la plus irréfutable manière
qu'une belle œuvre d'art produite dans n'importe quel pays d-e l'Eu-
rope civiUsée était connue du public, des artistes et des amateurs
avec une rapidité singulière. Le fragment de tapisserie où est re-
présenté le mariage de la Yierge reproduit détail pour détail le cé-
lèbre tableau du Pérugin dont son élève Raphaël nous a donné une
si belle imitation. L'attitude du grand-prêtre est la même, les at-
titudes de Joseph et de Marie sont les mêmes, le petit garçon qui
est à l'angle de la tapisserie casse les baguettes sur son genou avec
le même geste. L'artiste a certainement connu l'œuvre du Pérugin,
sans quoi cette coïncidence serait vraiment extraordinaire. Or ces
tapisseries sont de l'an 1500 et le tableau du Pérugin, si mes sou-
venirs sont exacts, est des tout à fait dernières années du xv® siècle.
. Je demande s'il est possible à une œuvre de faire un plus rapide
chemin. Cette tapisserie a été sans doute à son tour bien vite célèbre,
car je retrouve l'imitation directe de quelques-unes de ses scènes
dans telle ou telle verrière. Par exemple, le tableau qui représente
la mort de la Vierge a été reproduit sans presque aucun changement
par le verrier limousin Pénicaud dans un vitrail de l'église de Saint-
Pierre-du-Queyroix à Limoges. Nous finirons par découvrir que
chaque siècle a son genre de rapidité qu'il n'applique qu'aux choses
qu'il préfère; aujourd'hui nos marchandises et nos corps sont trans-
portés avec une vitesse que certes le xvi^ siècle ignorait, mais je
défie bien que n'importe quelle renommée d'artiste marche plus
promptement dans notre expéditif xix* siècle que ne marcha au
xvi" la renommée de Raphaël, ni que la parole de n'importe quel
révolutionnaire se propage avec autant de vitesse que se propagea
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'ART. 195
la parole de Luther. Rien ne change en ce monde; il n'y a que des
déplacemens de forciis qui invariablement aboutissent toujours au
même équilibre.
III. — ACXERRE. — PHYSIONOMIE DE LA VILLE. — SOUVENIRS RE LA CATHÉDRALE.
Nous n'avons pas dépassé Beaiine au midi de la Bourgogne; de
là nous avons brusquement détourné à gauche, pressé que nous
étions de voir Autun. C'est donc de cette ville que nous devrions
logiquement entretenir nos lecteurs; mais, comme le désir de grou-
per ensemble les œuvres et les choses qui ont entre elles une cer-
taine analogie, en nous entraînant toujours plus au sud, nous a
fait abandonner deux villes importantes, Auxerre et Yézelay, mieux
vaut retourner au nord et rejoindre Autun par un autre chemin.
D'ailleurs nous pourrons toujours retrouver cette ville à l'entrée
soit du Nivernais, soit du Bourbonnais, si nous nous décidons un
jour à rassembler nos impressions sur l'une ou l'autre de ces pro-
vinces.
Si les paysages rustiques de la Bourgogne laissent quelquefois à
désirer, il n'en est pas de même de cet autre genre de paysages
que nous appellerons urbains faute d'un meilleur mot, c'est-à-dire
de ces paysages qui sont formés par la position des villes et les
reliefs résultant du hasard des constructions ou des accîdens heu-
reux de l'architecture des édifices. Nous avons déjà décrit les as-
pects de Joigny, de Tonnerre, de Semur, et Autun, que nous aban-
donnons aujourd'hui, nous présentera le modèle accompli de ce
genre de paysages. L'aspect d' Auxerre est loin d'avoir la beauté de
celui d'Auiun, et cependant je ne sais trop s'il n'est pas plus origi-
nal. Auxerre a cela de particulier, qu'elle ne doit rien de son agré-
ment pittoresque qu'à elle-même, car la nature qui l'entoure ne
lui prête aucun secours, privée qu'elle est de tout caractère. On ne
peut dire que cette campagne soit laide, on ne peut dire qu'elle soit
johe, et nous ne saurions trop comment la définir, si la langue an-
glaise ne nous fournissait dans son adjectif de plain une nuance
d'expression qui nous manque en français, it is a 2)lain nature, a
jjlain landscape. A la vérité, la superbe rivière de l'Yonne, tou-
jours belle, toujours limpide, en quelque lieu qu'on la rencontre,
l'Yonne, véritable reine de ce pays des cours d'eau maussades, —
oh ! que les vieux Gaulois de ces contrées eurent bien raison d'ado-
rer la déesse Icauna! — jette aux pieds d' Auxerre quelque chose de
ses trésors de verdure et de fraîcheur; mais, comme cette rivière, à
moins de descendre très près d'elle, se laisse mal apercevoir, le
bienfait dont elle a gratifié la ville se trouve en grande partie perdu.
Auxerre en est donc réduite à ses monumens et à ses maisons; eh
196 REVUE DES DEUX MONDES.
bien ! cela suffit pour lui composer un aspect pittoresque et sé-
duisant. Il est impossible de n'être pas prévenu en sa faveur lors-
que, dès l'arrivée, on l'aperçoit du débarcadère, ramassée tout
entière comme un énorme bouquet aux tiges inégales ou une cor-
beille trop pleine, et que du centre de cette corbeille la jolie ca-
thédrale, fleur gothique exquise, s'élance comme pour vous sourire
et vous inviter à entrer. Rien de plus coquet, de plus riant, de
plus piquant que ce premier aspect, qui vous laisse tout disposé
à croire Auxerre la plus gracieuse des villes, et qui vous fait par-
tir d'un pied léger pour aller examiner ses charmes de plus près.
Il y a bien d'abord quelque désillusion lorsqu'on s'est approché, et
l'on a envie de trouver que cette corbeille de loin si coquette est un
simple panier de ménagère, car cette élégance d'aspect est une il-
lusion de la perspective, et ne correspond nullement au vrai carac-
tère de la ville, qui est celui d'une simplicité toute bourgeoise, et
si nous ne craignions que le mot fut pris à tort en mauvaise part,
nous dirions volontiers d'une forte vulgarité; mais ce désappointe-
ment dure peu, et un réel attrait se révèle bientôt dans cette phy-
sionomie nouvelle. Je ne crois pas qu'il y ait de ville qui se présente
avec moins d'étalage, qui trahisse moins d'envie de briller; on dirait
même qu'à aucune époque Auxerre n'a senti ce besoin de se moder-
niser que les villes ressentent de siècle en siècle, et auquel elles
cèdent presque toujours au risque de s'enlaidir. Ses rues pittores-
quement tortueuses et escarpées ont l'air d'avoir été tracées à l'ori-
gine même de cette ville et de n'avoir jamais été rectifiées depuis,
et ses maisons, qui paraissent vieillottes même lorsqu'elles sont
neuves, ont l'air d'avoir été reconstruites sur un modèle admis une
fois pour toutes. Ce sont des maisons sans prétention ni dehors,
marquées d'un cachet de bonhomie toute populaire, faites pour lo-
ger des gens sans façon, vivant, comme dit le peuple, à la bonne
franquette et sans faire d'embarras, d'humeur gaie et même un peu
grasse, cherchant plus volontiers le plaisir et le bonheur dans une
réalité très matériellement substantielle que dans les illusions d'une
vanité flatteuse. Telle est la double originalité d' Auxerre ; de loin
c'est une toute gracieuse poésie, de près c'est une robuste prose,
de saveur originale, et en qui la franche empreinte du passé n'est
pas encore effacée.
Cette forte marque populaire, ce sans-façon des demeures qui
semblent faire fi du luxe extérieur, ces rues inégales, escarpées,
tortueuses, ce dédain de la régularité et de l'affiche qui a l'air d'être
le génie caché du lieu, rien de tout cela ne surprend quand on
songe à l'ancienne histoire d' Auxerre. Chaque ville a son origine
propre, et il est parfois étonnant de voir à quel point sa physio-
nomie moderne dément peu cette origine, malgré toutes les révolu-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. 107
tiens amenées par le temps. Autun fut une création romaine et
porte une physionomie de reine déchue; Dijon fut formée par les
ducs et les parlemens, et elle reste ville aristocratique; Auxerre a
été façonnée par des saints et des évêques, et, bon gré mal gré, elle
conserve le caractère des anciennes villes ecclésiastiques. Or deux
traits distinguent invariablement les anciennes villes où la puis-
sance ecclésiastique a été prédominante, une complète insouciance
de toute apparence extérieure et de toute régularité matérielle d'une
part, et une liberté populaire qui va parfois jusqu'à la licence du
carnaval. Rome, où la vie de la plèbe ne subit jamais aucune con-
trainte, est l'exemple mémorable entre tous tant de cette insouciance
de la régularité matérielle que de cette liberté populaire qui dis-
tinguent les villes ecclésiastiques. Auxerre a été la ville la plus folle
de la joyeuse Bourgogne, et non pas d'une folie brillante et chevale-
resque comme Dijon, mais d'une folie de fabliau pour ainsi dire, toute
bourgeoise et plébéienne. Une foule d'usages baroques et facétieux
que le temps a eu grand'peine à emporter y foisonnaient comme les
coquelicots dans les champs de blé au printemps. Cette fête des
fous par exemple, si célèbre au moyen âge, fut par excellence la fête
d' Auxerre, où elle n'a cessé qu'après son interdiction par le concile
de Bâle; encore le concile faillit-il être positivement désobéi, car il
se trouva des défenseurs de cette parodie grotesque dans les rangs
du puissant chapitre des chanoines, dont l'un fit observer auda-
cieusement qu'on portait la main sur une fête plus ancienne que
celle de la conception de la Vierge. Ces puissans chanoines eux-
mêmes faisaient mieux que tolérer, ils partageaient cette gaîté po-
pulaire, et le jour de Pâques, en manière de joyeux alléluia, ils trans-
formaient en jeu de paume le chœur de la cathédrale. Je ne sais trop
ce qui reste dans le peuple d' Auxerre de cette folie d'autrefois, au-
jourd'hui que la vie populaire perd à peu près partout son carac-
tère, cependant il en doit rester encore beaucoup, car, il y a quel-
ques années à peine, un romancier, friand à l'excès de tous ces
détails amusans, fit exprès le voyage de cette ville pour y voir je
ne sais quelle fête baroque qui s'y célébrait encore, et qui depuis
y a été abolie (1). Quant au second caractère, c'est-à-dire à l'in-
(1) Un fait curieux qui prouve que cet ancien esprit d'Auxerre, s'il est par hasard
éteint, ne l'est que depuis bien peu de temps, c'est que l'immortel Cadet Roussel, le
dernier et non le moins amusant des types grotesques, était un bourgeois plus ou
moins ridicule d'Auxfrre qui fut chansonné par un malin compatriote. C'est au
moins ce qu'affirme M. l'abbé Fortin, curé actuel de la cathédrale, dans un livre
où il a recueilli ses souvenirs, qui remontent haut, car il est aujourd'hui âgé de
quatre-vingt-quatre ans. Je crains fort que les Souvenirs de M. l'abbé Fortin ne soient
bien peu connus hors d'Auxorre; c'est une raison de plus pour que j'en mentionne
l'existence, et pour que j'apprenne à tous ceux qui seraient à portée de se pro-
curer ce livre, et qui négligeraient cette facilité, qu'ils y trouveront sur l'ancienne
198 REVUE DES DEUX MONDES.
souciance de la régularité et de l'éclat apparent, je réponds qu'il y
est encore pour l'avoir observé de mes propres yeux, et pour avoir
retrouvé dans cette ville quelque chose des impressions que m'ont
invariablement données toutes les anciennes villes ecclésiastiques
où j'ai séjourné.
Tout passe en ce monde, et l'histoire de l'élégante cathédrale
en est la preuve. Elle a eu toute sorte de malheurs, de vicissitudes
et d'épreuves, et ce destin paraît d'autant plus lamentable que
par ses caractères de grâce, de pureté architecturale, ses heureuses
proportions, sa forme bien dessinée, son front charmant dont la
destruction a bien pu briser la parure, sans en effacer toutefois la
beauté, elle semblait faite pour fixer à jamais un destin souriant.
S'il nous était permis, usant d'une licence habituelle aux poètes,
cV individualiser les choses, nous dirions que, comparée aux autres
cathédrales célèbres, celle-ci est comme une vierge adolescente
parmi d'imposantes matrones ou de magnifiques reines. Longtemps
en effet il sembla que le sort d'une jeunesse éternelle devait être le
sien, car elle eut à profusion ces spectacles amusans qui plaisent à
à la jeunesse et ces gaîtés qui lui vont bien. Que de choses drola-
tiques n'a-t-elle pas vues, le sacrilège innocent de la fête de l'âne,
le carnaval populaire de la fête des fous, la partie de paume des
chanoines au jour de Pâques, et, pendant je ne sais combien de
générations, l'aîné de la maison des Chastellux venant gravement
revêtir les insignes de chanoine par-dessus ses ornemens de cheva-
lier! Puis elle eut pour évêque le tout aimable Jacques Amyot, qui
était si bien fait pour lui continuer son destin souriant, et qui le
lui continua en effet, car, en véritable enfant de la renaissance, il
y introduisit la musique venue d'Itahe et fit lui-même retentir les
échos de ses voûtes de la cadence de ses périodes à la molle len-
teur et de la vivacité voluptueuse de ses images toutes trempées
de grâce. Bien des fois sans doute, cette enceinte entendit recom-
mander l'austérité des vertus chrétiennes dans un langage viri-
lement émané de l'austérité Spartiate ou romaine des héros de
Tie d'Auxerre, sur l'église pendant la révolution et l'empire, sur le dernier évêque
d'Auxerre, M. de Cicé, sur l'abbé Lebœuf, sur les deux restaurations, quantité d'anec-
dotes curieuses, instructives et amusantes. M. l'abbé Fortin n'est pas un écrivain, ce
n'e«t donc pas le charme de l'art qu'il faut chercher dans son livre; mais il raconte sim-
plement, avec abondance et candeur, dit ce qu'il a vu et entendu, et il a eu le temps
durant sa longue vie de voir et d'entendre beaucoup. Nous avons conservé quantité de
mémoires du passé, nous exhumons chaque jour de la poussière et nous livrons à la
publicité quantité de vieux papiers qui ne valent pas, comme documeus historiques,
ce que vaudront ces Souvenirs pour tel ou tel érudit de l'avenir qui les découvrira au
xxni" ou au xxiv^ siècle. Pour moi, je leur dois d'avoir passé de la manière la plus
agréable deux longues soirées d'auberge, et tous les voj'ageurs savent si ces soirées
sont mortelles.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'auT. 199
Plutarque, et célébrer la douceur de l'amour mystique avec une
onction issue, comme une fraîche rosée, de la naïve sensualité de
Daphnis et Cliloé. Comme il arrive toujours, ce fut à ce moment
suprême de grâce et de douceur que le malheur commença pour la
jolie cathôcirale. Vinrent les huguenots, et leur zèle iconoclaste mu-
tila les sculptures de sa façade, brisa les figures de ses tombeaux.
Une inscription, placée par Jacques Amyot lui-même en 1572 contre
un des murs de la cathédrale, constate ces mutilations et nous ap-
prend qu'il les fit réparer en partie. Les grosses destructions furent
en eifet réparées, mais non pas celles des délicats ornemens sculp-
tés, qui furent perdus pour toujours. Les guerres religieuses une
fois passées, on entra dans les temps d'ordre monarchique où le
gothique fut peu en faveur. La cathédrale fut donc négligée, lais-
sée sans soins et sans réparations, arbitrairement altérée par telle
ou telle mesure prise sans scrupule, et, qui le croirait? la mode a
un tel empire, que plusieurs fois le clergé des derniers siècles re-
gretta de ne pouvoir reconstruire sur un plan plus nouveau cette
église dont l'architecture lui semblait barbare. Les sans-culottes
vinrent à leur tour; mais, comme il faut être juste envers tout le
monde, il est bon de dire qu'ils n'ajoutèrent pas grand'chose au
mal du passé, soit parce que le plus gros était fait, soit, ce qui est
plus probable, parce que le peuple d'Auxerre, chez qui l'esprit de
la ligue avait été si fort autrefois, conservait au milieu de son zèle
révolutionnaire un robuste levain de sentimens catholiques. Tout ce
qu'ils firent, ce fut de gratter les emblèmes de la royauté, fleurs
de lis et autres. L'ordre reparut enfin, et avec l'ordre, Kouveau
malheur. Une cathédrale ne va pas sans un évêché; or l'évêché
d'Auxerre, fondé au m" siècle par saiat Pèlerin, était un des plus
anciens et des plus vénérables de France, un de ceux qui sem-
blaient les mieux protégés par la sainteté des souvenirs. Je ne
crois pas en effet qu'il y ait en France de siège épiscopal où se
soient assis plus de saints personnages; mais à l'époque où furent
tracées les nouvelles circonscriptions diocésaines, l'archéologie re-
ligieuse était peu en faveur, et petit était le nombre des âmes
que pouvaient toucher les souvenirs de saint Pèlerin, de saint Ger-
main, de saint Amatre, de saint Didier, de saint Pallade, de saint
Virgile, de saint Aunaire, et de je ne sais combien d'autres encore.
L'évêché d'Auxerre fut donc aboli, et son diocèse fut réuni au dio-
cèse de Sens. Enfin il n'est pas jusqu'à la dernière invasion dont
la malheureuse cathédrale n'ait failli pâtir; un boulet prussien est
entré dans l'église, et est allé se loger dans un coin de la cha-
pelle où se trouve le monument des Ghastellux. Ce boulet semble
avoir pris une direction subtilement oblique, ce qui est heureux,
car sans cela il brisait une des colonnes monolithes si légères qui
200 REVUE DES DEUX MONDES.
ouvrent l'entrée de la chapelle. Vous voyez que les monumens ont,,
comme les hommes, leurs destinées heureuses ou malheureuses. On
réparait la cathédrale au moment où je la visitais; espérons pour
ce brillant édifice que ces réparations sont l'augure d'une existence
un peu moins tourmentée que celle du passé.
Bien qu'appauvrie et mutilée par cette cascade de malheurs, la
cathédrale n'en possède pas moins trois choses qui lui constituent
un intérêt considérable, une grande unité de style, de splendides
verrières et une curieuse crypte (1). Sa perfeclion architecturale en
fait le plus remarquable édifice gothique que possède la Bourgogne.
L'église est d'une seule pièce et d'un seul caractère; pas de ces con-
(1) Ce n'est pas à dire cependant que la cathédrale d'Auxcrre ne possède pas un
certain nombre d'œuvrcs de mérite ou d'objets curieux, mais, comme aucune de ces
œuvres n'est un aiguillon pour la pensée, et comme aucun de ces objets ne constitue
une rareté unique, je me contenterai d'en dresser en note un catalogue aussi exact
que possible. Deux monumens funèbres placés sur les deux côtés du chœur s'imposent
à l'attention; l'un, celui de l'évêque Jacques Amyot, a été élevé par la piété de son
neveu; l'autre est celui d'un second évèque d'Auxcrre, Nicolas Colbert. Tout ce qu'on
peut dire de ces tombeaux surmontés des statues des deux prélats, c'est que ce sont
deux beaux monumens funèbres, mais devant lesquels l'âme conserve une tranquillité
parfaite, et qui n'ajoutent rien à ce que nous savions de l'art de la fin du xvi^ et de la
fin du XVII* siècle. Le monument élevé aux frères de Cliastellux dans la chapelle de
la Vierge parlerait un peu plus fortement à l'imagination; mais ce monument est une
simple restitution qui fut faite sous la restauration pour remplacer le monument
primitif qui avait été détruit, et d'ailleurs nous réservons ce que nous avons à en dire
pour le chapitre où nous parlerons de Chastellux. On montre dans une chapelle une
peinture sur pierre, fort endommagée par un réparateur maladroit, représentant une
pietà et attribuée à Léonard de Vinci. Le corps du Christ, d'un dessin admirable,
ne serait pas indigne du grand maître; mais la douleur de la Vierge penchée sur
le corps parle un langage qui n'est guère celui des figures de Léonard et rappelle
d'une manière fort étroite le môme genre de pathétique que nous trouvons dans les
œuvres de Lorenzo di Crcdi. Deux autres chapelles attirent un Instant !a curiosité,
l'une par des restes de vieilles fresques effacées consacrées aux souvenirs des saints
d'Auxerre, Germain, Pallade, Virgile, etc.; l'autre par un barbouillage colorié qui res-
semble à une énigme et qui est une énigme en effet jusqu'à ce qu'on en ait l'explica-
tion. Des colombes, des flammes, des verges et autres emblèmes dont le sens échappe,
couvrent les murs et la voûte de cette chapelle. Cette énigme peinte donna lieu naguère
à une méprise amusante digne de l'antiquaire de Walter Scott. Un archéologue de la
localité, emporté probablement par un zèle trop voltairien, attribuant à ces pein-
tures une date plus ancienne que la leur, voulut y voir des emblèmes de l'inquisition.
Informations prises, il se trouva que ces coloriages avaient été peints à la fin du
xvii" siècle par un ecclésiastique qui avait quelques notions de la peinture, et que ces
rébus n'étaient autre chose que les différons emblèmes qui expriment les diverses
formes et les divers degrés de la pénitence. Une cathédrale ne va guère sans un trésor,
surtout la cathédrale d'un évêché aussi ancien, et cependant celle d'Auxerre n'en pos-
sédait pas avant ces dernières années. Enfin un certain M. Duru, collectionneur qui
s'était acquis une renommée de goût et de tact assez justifiée, est mort en laissant à
la cathédrale celle des parties de sa collection qui ont un intérêt religieux, en sorte
que cette église est maintenant bien pourvue de tous les précieux bibelots qui com-
posent un trésor.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. 201
trastes de styles opposés souvent intéressans, mais qui, divisant
l'admiration, empêchent toute plénitude de sentiment. Les mutila-
tions de sa façade ne nuisent guère non plus à sa beauté, car l'ima-
gination rétablit sans peine les dentelles et les guipures qui man-
quent à sa toilette de pierre. On ne se plaint pas davantage de ne
lui voir qu'une seule tour, car il faut qu'une cathédrale soit toujoui's
inachevée par quelque côté; l'inachevé va bien à ces édifices, et n'en
fait que mieux ressortir cette vanité des œuvres humaines, tou-
jours incomplètes par quelque endroit, qui est au nombre des leçons
qu'enseigne le christianisme. Les trois grandes verrières de la fa-
çade et des deux portes latérales ont beaucoup souffert, surtout
les deux dernières; il en est peu d'aussi belles, et celle de la ro-
sace en particulier possède une magie de lumière qui produit un
double effet dont l'œil ne peut se lasser. Deux couleurs y dominent,
le jaune et le violet, et selon les heures du jour l'une ou l'autre y
triomphe exclusivement. Quand on regarde cette rosace au milieu
du jour, le jaune inondé de la lumière qu'il laisse passer à flots
apparaît seul, et alors il semble voir s'épano-uir une énorme fleur
du souci ou un bouton d'or colossal ; mais aux heures du crépus-
cule la couleur plus foncée reprend son avantage, et le jaune souci
est remplacé par une violette géante. On me dit que cette verrière
est menacée de déplacement, parce qu'on ne la juge pas en harmo-
nie assez étroite avec le caractère de l'édifice; je ne sais trop ce
qui en est à cet égard, mais souvent le mieux est l'ennemi du bien,
même quand le mieux est cherché par d'habiles gens, et volontiers
je demanderais grâce pour mes deux fleurs de lumière.
La crypte, forêt 'Souterraine de colonnes trapues, a reçu dans ces
dernières années les soins de M. Viollet-Le-Duc, cet habile chirur-
gien, ou, pour mieux parler, ce véritable bon samaritain de notre
architecture nationale, qui a remis tant de membres à nos églises
et pansé tant de plaies de nos édifices. Cette crypte est remar-
quable. De vieilles peintures à fresque ornent le sommet et les
côtés d'un enfoncement en forme de chapelle. La principale, celle
de face, représente un Christ d'un caractère très particulier, car
c'est un Christ selon saint Jean, un Christ alpha et oméga, première
et dernière parole du monde. Les peintures des côtés représentent
différens personnages qu'on reconnaît sans peine à leurs attributs
pour les quatre cavaliers de l'Apocalypse. Comme mon guide m'a-
bandonne quelques instans dans la solitude de cette église souter-
raine, j'ai tout le temps de m'y laisser aller à mes rêveries en face
de ces vieilles peintures. Il me viemt donc à la pensée que cette for-
mule : (( je suis l'alpha et l'oméga, » s'appUque non-seulement à
l'éternité, mais au temps, qu'elle doit s'entendre non-seulement
comme une définition mystique de la nature du Christ, mais comme
202 REVUE DES DEUX MONDES.
une prophétie des destinées de ses doctrines, et qu'elle contient
l'affirmation d'un catholicisme plus flottant, plus obscur, et encore
plus étendu que celui qui est affirmé par la célèbre promesse : « tu
es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église. » Cette der-
nière promesse ne s'applique qu'à l'édifice visible de l'égHse, tan-
dis que la formule de Jean va beaucoup plus loin , car elle implique
que, même l'église s'écroulât-elle, la doctrine qu'elle incarne reste-
rait invincible, ou, pour préciser notre pensée avec plus d'énergie,
trouverait sa victoire définitive dans la défaite que l'enfer semble-
rait lui infliger. Tout le développement de l'Apocalypse ne nous
montre-t-il pas en effet les triomphes répétés de ces portes de l'enfer
qui ne doivent pas prévaloir? Je suis l'alpha et l'oméga, qu'est-ce
que cela veut dire, sinon j'enserre entre mes deux extrémités toutes
les lettres par lesquelles s'exprime la parole, je suis l'alphabet en-
tier, autrement dit je contiens toute parole, toute sagesse, toute
doctrine; c'est de moi qu'elles sortent toutes, quelles que soient
leurs combinaisons, c'est à moi que forcément elles retournent,
quelles que soient leurs déviations? Le temps déroulera mille vicis-
situdes et déchaînera des fléaux sans nombre, ces vicissitudes et
ces fléaux rencontreront toujours pour limites la frontière de ma
parole. Ces quatre cavaliers si redoutables ravageront la terre bien
des fois; eh bien! quelle sera la fin de leurs exploits? Le cavalier
armé du sceptre foulera la terre en conquérant; au bout de sa vic-
toire, il me rencontrera devant lui pour lui dire : Je vois ta force, où
est ton droit? Le cavalier armé du glaive livrera les hommes à la
guerre civile; quand des torrens de sang auront coulé, je me dresserai
devant sa face, et je lui dirai : Je vois ta vengeance, où est ta fra-
ternité? Le cavalier armé de la balance viendra châtier les hommes
de sa justice; mais quand leurs iniquités auront été punies, il m'en-
tendra lui dire : Je vois ta colère, où est ta clémence? Le cava-
lier armé de la faux tranchera la race des hommes , et alors je lui
dirai : Tu livres à l'éternité, qui est mon royaume, ce qui apparte-
nait au temps, tu clos l'ère du long combat, et tu inaugures mon
règne, et dès lors où est ta victoire? La pauvre âme humaine join-
dra les maux de ses erreurs aux maux de ces désastres; tantôt eni-
vrée d'elle-même, elle oubliera ma parole, tantôt désespérée de ses
malheurs, elle perdra confiance en ma promesse, et cherchera d'au-
tres remèdes et d'autres appuis que ma doctrine. Elle se tourmen-
tera et s'ingéniera pour trouver d'autres voies, et, quand elle aura
fait bien du chemin et qu'elle se croira bien loin de moi, elle me
rencontrera au bout d'elle-même. 11 n'y a de véritable propriétaire
du monde et de l'âme que moi, tous les autres n'en sont que les
usufruitiers et les fermiers à bail, et que m'importe que l'enfer
prévale, puisqu'il est lui-même sous ma domination?
IMPRESSIONS DE TOYAGE ET D ART. 20S
En sortant de la cathédrale, je lis à l'angle d'une des petites
rues tortueuses qui l'avoisinent le nom de l'abbé Lebœuf; ce sou-
venir de reconnaissance pour une gloire modeste et un solide mé-
rite fait honneur à l'édilité auxerroise. Des travaux si nombreux et
si considérables de l'érudit chanoine, je ne connais que quelques-
unes des parties de ses mémoires pour servir à l'histoire civile et
religieuse du diocèse d'Auxerre, mais j'en connaîtrais davantage,
que le sentin-iOnt d'estime que ces lectures m'ont inspiré n'en pour-
rait guère être augmenté. Il est difficile d'unir plus de patiente éru-
dition à plus de modestie et je dirais presque à plus d'humilité de
parole. Que voilà donc un savant qui hausse peu le ton, a peu souci
de s'imposer à ses lecteurs, et poursuit peu la vaine gloire ! Ses écrits,
qui ne cherchent pas l'ornement et qui ne connaissent pas le co-
loris, se laissent lire pourtant avec facilité, avec plaisir, tant leurs
honnêtes pages sont reluisantes de candeur, de bonne foi , de sin-
cère et naïf amour des choses antiques. La manière dont il avait
acquis son érudition est aussi bien faite pour toucher quiconque
prend plaisir au spectacle d'un honnête homme qui arrive à faire
quelque chose de considérable avec rien. Ah 1 il n'avait pas eu à
sa disposition des bibliothèques de cent mille volumes, des mu-
sées admirables, des collections dressées avec méthode. Élevé dans
le sanctuaire, enfant de chœur, servant de messe, il avait appris à
lire dans les vieux antiphonaires et les vieux rituels, et c'est en
tournant leurs feuillets, en remarquant avec l'acuité de l'enfance
mille petits détails insignifians en apparence, que s'insinua douce-
ment dans sa jeune âme cet amour de l'antiquité religieuse qui ne
l'abandonna plus. Entré dans les ordres, des difficultés qui auraient
été insurmontables pour quiconque n'aurait pas eu l'amour de la
science lui furent opposées par la pauvreté et les devoirs de sa pro-
fession ; mais ce sont là des barrières qui n'arrêtent pas un cœur
bien épris. Il n'avait pas de livres, il alla les chercher où ils étaient;
il n'avait pas d'argent pour voyager, il s'en passa en n'employant ni
voiture, ni cheval. Dès que le temps et les devoirs de sa profession
le lui permettaient, il prenait un bâton à la main, partait sans
emporter d'autre bagage que lui-même, et accomplissait, par ce pro-
cédé renouvelé de Bias, des excursions de deux et de trois mois. Puis,
sa moisson faite, il s'en revenait au logis, classait les résultats de
sa récolte et notait comme objets de ses excursions futures les diffi-
cultés nouvelles que soulevaient les documens qu'il avait recueillis,
ou les diverses obscurités qu'il n'était pas parvenu à éclaircir.
L'année d'après, il recommençait, et c'est ainsi que, selon les tra-
ditions locales, s'écoulèrent les années de sa jeunesse et de sa force
avant que son mérite eût rencontré sa récompense, et qu'il fût de-
venu chanoine de ce. diocèse de Paris, dont il a écrit l'histoire. Les
204 REVUE DES DEUX MONDES.
laborieux et les studieux peuvent puiser dans une telle vie plus
d'une utile leçon de patience et de résignation, et quant aux élus
de l'érudition et de la science, à qui tout a souri et qui ont tout
trouvé disposé sous leurs mains, qu'ils pensent un peu à cette
science amassée brin à brin, avec fatigue, avec lenteur, lorsque les
documens affluent vers eux de toutes parts sans qu'ils aient presque
la peine de les chercher.
A côté même de la cathédrale s'élève l'ancien palais épiscopal,
aujourd'hui la préfecture de l'Yonne, édifice à la fois vaste et char-
mant, où les deux ordres d'architecture gothique et romane se sont
ajoutés l'un à l'autre dans la succession des temps, et se sont mariés
sinon très étroitement, au moins dans une union pleine de liberté
gracieuse et d'originalité spirituelle. L'aile de l'édifice la plus rap-
prochée de la cathédrale est traversée tout entière à la hauteur du
premier étage par une galerie à colonnade romane du goût le plus
pur et de l'effet le plus heureux. Cette colonnade romane ne règne
que sur un des côtés de cette aile, et pour la voir, on doit entrer
dans le jardin même qui s'étend derrière la préfecture; mais une
fois là, les yeux s'en détournent bien vite, quel que soit le plaisir
qu'elle leur procure, enthousiasmés qu'ils sont par un spectacle
d'une singulière beauté qui réclame toute leur admiration. Devant
vous s'étend le beau palais épiscopal avec le double caractère de son
architecture; à gauche, la cathédrale vous présente un de ses flancs
dominé par son unique tour; à droite, dans un lointain assez rappro-
ché pour qu'on ne perde aucun détail, se dresse la robuste masse de
l'ancienne église abbatiale de Saint-Germain; tout en bas et par der-
rière vous, l'Yonne roule ses eaux au cours majestueusement paisible,
doucement ralenti par de petites îles verdoyantes. Nous parlions en
commençant de ces paysages urbains dont les villes de Bourgogne
présentent de notables exemples; celui-là en est un, et des plus re-
marquables. Auxerre n'a rien de plus beau que cet aspect, qui réu-
nit tous les caractères d'une absolue perfection. D'autres paysages
d'architecture peuvent être plus riches, plus étendus, plus variés, je
doute qu'il s'en rencontre beaucoup qui soient aussi heureusement
ramassés et concentrés en un aussi petit espace, aussi harmonieu-
sement balancés avec des édifices d'une telle masse, et dont l'en-
semble puisse être embrassé par l'œil avec un plaisir moins exempt
d'efforts.
IV. — AUXERRE. — LA STATUE DE DAYOUT. — ANECDOTES INÉDITES SLR LE MARÉCHAL.
Jusqu'à ces dernières années, Auxerre n'avait possédé d'autre
statue monumentale que celle du mathématicien Fourîer, célébrité
solide, mais nécessairement restreinte, peu faite pour dire quoi que
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 205
ce soit à l'imagination de la presque totalité des promeneurs, et
dont l'image, selon les principes que nous avons exposés déjà ici
même, serait mieux placée dans la cour d'une école ou la salle
d'une académie que dans un jardin public. Auxerre a senti cette
lacune et a eu le désir de la combler. Malheureusement les renom-
mées des hommes éminens que cette ville a produits se prêtaient
assez mal à cet hommage monumental. Nous avons rendu pleine
justice au mérite de l'abbé Lebœuf, mais comment songer à lui
élever urfô statue? Lacurne de Sainte-Palaye, l'ami de Charles De
Brosses, l'érudit aimable qui, avec le comte de Tressan, a le plus
contribué au xviii'' siècle à mettre à la mode le moyen âge, appar-
tient à la même catégorie de célébrités. Ici nous touchons à une des
objections les plus fortes que l'on puisse faire à cette rage de sta-
tues monumentales qui depuis trente ans s'est emparée de toutes les
villes de France indistinctement. Ce n'est pas tout en effet que de
vouloir posséder une statue monumentale, encore faut-il en avoir
la matière première, c'est-à-dire un grand homme dont la renom-
mée s'accommode de ce genre d'apothéose. Il se peut faire qu'une
ville ait été très fertile en hommes éminens, et qu'il n'y ait cepen-
dant dans aucun de ces hommes la matière première que nous ré-
clamons. Dans ce cas, ce que cette ville aurait de mieux à faire, ce
serait de regarder d'un œil sans envie les villes souvent moins il-
lustres qui posséderaient ce genre d'ornement tout simplement
parce que le hasard de la nature leur a fourni un homme qui réu-
nit les qualités voulues pour une statue monumentale. Ne trouvant
dans ses hommes célèbres aucune renommée capable de supporter
cette épreuve du bronze, Auxerre a justement pensé que sa qualité
de chef-lieu lui donnait droit de se parer des gloires qui appartien-
nent au département entier, et c'est ainsi qu'un tardif hommage
a^été enfin rendu au maréchal Davout, dont la mémoire attendait
encore, alors que les images de tous ses frères d'armes moins illus-
tres que lui ornaient depuis longues années les places publiques
des villes où ils ont pris naissance. Jamais choix ne fut plus heu-
reux, car il a porté sur l'individualité la plus éminente qu'ait pro-
duite le département de l'Yonne, et s'il est une mémoire qui soit
vraiment faite pour le bronze, c'est bien celle de l'énergique soldat
que M. Thiers appelle si justement le taciturne et sévère Davout.
Certainement c'est un homme d'esprit qui a présidé à l'érection de
cette statue, car le choix de la place où elle s'élève témoigne d'un
bon goût qu'on ne saurait trop louer. Elle ferme l'extrémité d'un
vaste et vert boulevard de récente création, et par derrière son pié-
destal l'œil découvre avec plaisir un des plus jolis sites de la cam-
pagne auxerroise. Ainsi placée dans un espace ouvert où elle n'est
ni étouffée ni amoindrie, elle se détache sur un fond d'air et de lu-
206 REVUE DES DEUX MONDES.
mière avec un relief et je dirais presque une liberté saisissantes, se
distingue de loin et se dessine avec une netteté toujours grandis-
sante à chacun des pas qu'on fait vers elle. Cette statue est une
œuvre de mérite de M. Dumont. Elle a subi un certain nombre de
critiques que je me permettrai de ne pas toujours trouver justes.
Je lui ai rendu jusqu'à trois visites, et j'ai pris soin d'en faire le
tour pour lavoir sous tous ses aspects; elle se soutient parfaite-
ment et laisse l'œil satisfait, de quelque point qu'on la regarde. Le
manteau militaire jeté sur l'épaule du maréchal n'est peut-être pas
attaché assez solidement, car on ne voit pas comment il tiendrait
si l'on suppose un léger mouvement du corps ; mais , cette petite
critique faite, il faut reconnaître qu'il retombe en beaux plis et
qu'il forme une noble draperie. La figure est bien campée, dans
une attitude ferme sans raideur, et martiale sans démonstration
extérieure. L'artiste a judicieusement évité toute pantomime mi-
litaire du geste et toute expression dramatique de physionomie
comme contraires à cette énergie concentrée et à cette tranquillité
presque implacable, tant elle est profonde, qui sont les caractères
les plus prononcés de l'illustre homme de guerre. Il n'est pas fa-
cile de faire comprendre par le bronze que le génie militaire du
prince d'Eckmûhl était encore plus dans la pensée que dans l'ac-
tion, qu'il consistait dans une méditation profonde de la guerre
plutôt que dans l'entraînement passager et dans l'accès de fièvre
belliqueuse des jours de bataille. Pour qu'une statue du maréchal
Davout fût parfaite, il faudrait que tout spectateur pût dire en la
voyant : l'homme dont voici l'image était le maître de son art ter-
rible, il n'en était pas l'esclave. Or un génie militaire qui relève
avant tout de l'intelligence et du caractère offrira toujours au
sculpteur des difficultés bien plus considérables qu'un génie militaire
qui relève du tempérament et de la passion. Une statue du prince
de Gondé sera toujours plus aisée à exécuter qu'une statue de Tu-
renne, une statue de Yendôme qu'une statue de Catinat ou de Vau-
ban, une statue de Murât qu'une statue de Davout. M. Dumont a
senti cette difficulté, et il s'est tourmenté pour la résoudre. Le
moyen qu'il a trouvé est ingénieux et non sans bonheur; on ne
peut lui faire qu'un seul reproche, c'est qu'il est tellement fin
qu'il sera difficilement saisi par le plus grand nombre des cu-
rieux. Une des mains du maréchal tient la lorgnette militaire à la
hauteur des yeux , l'autre repose sur son sabre, mais y repose si
légèrement qu'on peut dire qu'elle l'effleure plutôt qu'elle ne le
touche. Par là l'artiste a voulu indiquer que Davout était une in-
telligence et non un militaire de l'ordre de ceux qu'on appelle des
sabres en langage d'atelier, que son arme véritable était l'instru-
ment scientifique et non le brutal instrument de mort, que ce sabre
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'ART. 207
légèrement caressé n'était autre chose pour lui que le symbole de
l'action et l'insigne du commandement militaire. Encore une fois
cela est ingénieux, mais la pensée de l'artiste sera-t-elle comprise
de beaucoup? Je ne ferai qu'un seul reproche à cette statue; l'ar-
tiste a représenté le maréchal Davout beaucoup trop jeune. C'est
l'officier de la campagne d'Egypte et de l'aurore du consulat que
nous contemplons dans cette statue, ce n'est pas le chef militaire
d'Auerstœdt et de Wagram, encore moins le rigide organisateur
des armées du nord et le combattant héroïque de Mohilev, de Smo-
lensk et de la Moskova. Gomme il est trop jeune, il est aussi beau-
coup trop serein; la tranquillité de Davout n'était pas exempte de
tristesse, et son visage connaissait peu ce sourire heureux que lui
a donné l'artiste et qui ne convient qu'aux existences sans nuages,
ignorantes du fardeau de la responsabilité, des douleurs du com-
mandement et de la dureté des choses d'ici-bas. L'artiste, il est
vrai, a une excuse; il a été préoccupé de rendre la beauté physique
du maréchal. Mais cette beauté était assez réelle pour se passer du
secours de l'extrême jeunesse; ce n'est que pour ceux qui ignorent
en quoi consiste la vraie beauté de l'homme que Davout bronzé par
les fatigues du camp et du champ de bataille peut paraître moins
beau que Davout jeune et dameret. D'ailleurs l'artiste n'a pas à
notre avis assez respecté les caractères vrais de cette beauté, il les
a même légèrement altérés. Kous avons vu plusieurs miniatures
de Davout jeune; la tête est plus ronde, le cou un peu plus court,
les épaules plus larges. Une robuste encolure bourguignonne en un
mot dominait chez le maréchal; or la statue, ne le fait même pa^
soupçonner. Ce n'était pas le cas de sacrifier la vérité à la beauté,
puisque la beauté était réelle, et que la vérité ne pouvait lui nuire
en rien.
Le vieux général de Trobriand, qui pendant tout le temps de
l'empire ne cessa d'assister le prince d'Eckmûhl en qualité d'aide-
de-camp, racontait sur le maréchal l'anecdote suivante. Pendant
qu'il occupait les environs d'Ostende, un peintre se présenta un jour
à lui avec de bons tableaux comme échantillon de son savoir-faire,
en le suppliant de lui permettre de faire son portrait. Justement la
maréchale d'Eckmiihl réclamait en ce moment un portrait de son
mari, Davout consent. Les séances se succèdent, séances fort inter-
rompues par les allées et venues du maréchal, qui, pendant qu'il
posait, donnait ses ordres et lisait sa correspondance, et le portrait
ne s'achevait pas. Si d'ailleurs ce portrait était bon ou mauvais,
Davout n'en savait rien, car il avait promis au peintre de ne pas
regarder son ouvrage avant qu'il ne fût terminé. Enfin l'artiste de-
mande à emporter un uniforme, afin de mettre la dernière main à
son chef-d'œuvre, et rapporte bientôt une enseigne de village et
208 REVUE DES DEUX MONDES.
U113 nots de 600 francs. Furieux, le maréchal lance le portrait dans
le feu et paie la noie en s'écriant : « Eh! je vous aurais donné le
double pour ne pas me faire perdre mon temps. Au lieu de me
tromper par un talent qui n'existe pas, il fallait me dire : j'ai be-
soin d'argent, et, sacrebleu ! je vous en aurais donné. »
Profitant de la leçon de modestie contenue dans cette anec-
dote, nous nous bornerions aux observations qui précèdent sur la
statue d'Auxerre, si une toute parfaite bienveillance ne nous avait
permis de prendre connaissance d'une série de notes intimes as-
semblées par une piété filiale aussi ardente que noble. Quelques-
unes de ces notes sont des réfutations de faits avancés par différens
historiens ou des controverses sur leurs jugemens; d'autres, et c'est
le plus grand nombre, sont des anecdotes recueillies de la bouche
de divers contemporains, quelques-uns illustres eux-mêmes et tous
bien connus dans la haute société française." Certaines de ces anec-
dotes sont fort curieuses, et, bien qu'elles ne nous lévèlent pas un
Davout différent de celui que nous connaissons, elles nous font en-
trer cependant plus avant dans certaines parties du caractère de cet
homme remarquable et nous montrent en action quelques-uns des
ressorts qui faisaient mouvoir son âme.
Les plus intéressantes nous paraissent celles qui sont dues au gé-
néral de Trobriand, mort il y a quelques années plus qu'octogénaire.
Nous avons eu occasion de le rencontrer bien souvent dans la der-
nière période de sa vie, et nous l'avons nous-même entendu racon-
ter quelques-uns des récits que nous allons transcrire. C'était le
modèle des aides-de-camp et un type original de Français de l'an-
cienne école, comme disent les étrangers lorsqu'ils veulent être in-
justes ou impertinens envers les nouvelles générations françaises,
une âme entièrement mâle, sans alliage aucun de ces mièvreries
brillantes que la vie des salons enseigne mieux que l'habitude des
camps, et qui sont plus souvent des faiblesses que des qualités; mais
cette masculinité était sans rudesse et s'alliait à une extrême dou-
ceur. Son langage sans recherches ni ornemens était d'une simpli-
cité toute militaire, et le fond de son humeur était une bonhomie
franche qui, poussée à bout, était capable d'une vivacité de défense
que tout agresseur aurait regretté d'avoir excitée. Quelques-unes
de ses reparties mériteraient d'être célèbres. En 1815, un géné-
ral prussien lui disant un jour : « Vous autres. Français, vous vous
battez pour l'argent, tandis que nous, Allemands, nous nous bat-
tons pour l'honneur. — Rien de plus naturel, lui répondit le bouil-
lant officier, chacun se bat pour ce qui lui manque. » C'est une
réponse du même genre qu'il fit au général prussien Thielmann,
en cette même année 1815, un jour qu'il avait été envoyé auprès de
lui par le maréchal Davout, afin d'en obtenir certaines facilités pour
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. Î>09
îe service des blessés et de lui annoncer que l'armée avait pris la
cocarde blanche, u II faut avouer, messieurs les Français, que vous
changez souvent de cocardes! dit Thielmann, qui, après avoir long-
temps servi daiïe nos rangs, était devenu notre ennemi. — C'est pos-
sible, général, riposta M. de ïrobriand, mais en tout cas il vaut
mieux changer de cocarde que changer de patrie. » Dévoué au ma-
réchal Davout jusqu'à sa dernière heure, — il passa huit jours au
chevet de son lit de mort sans se débotter, — il avait gardé pour
sa mémoire un respect toujours vivant. Tout lui en était resté cher,
même les brusqueries, les réprimandes et les punitions, et en homme
bien né qu'il était, il aimait à citer certaine leçon de respect hiérar-
chique et de politesse militaire qu'il en avait reçue dans les premiers
jours qu'il servait sous ses ordres. Ayant eu à écrire un rapport sur
une mission dont il avait été chargé, moitié par inexpérience juvé-
nile, moitié par idolâtrie pour son illustre chef, il mit familièrement
en tête : Mon cher maréchal. Cette familiarité était cependant fort
excusable , d'abord parce que toute idolâtrie entraîne nécessaire-
ment une sorte de familiarité, ensuite parce qu'avant de servir sous
les ordres du maréchal Davout M. de Trobriand avait servi sous
ceux de son beau-frère, le général Leclerc, premier mari de Pauline
Bonaparte, et que cette circonstance pouvait lui faire croire qu'une
partie de la distance qui sépare un maréchal de France d'un simple
officier était effacée. Davout sentit à merveille cette double excuse,
et donna à sa leçon de respect militaire la charmante tournure que
voici. Au lieu de rappeler brusquement son aide-de-camp au res-
pect des convenances, il lui fit compliment sur la manière dont il
avait exécuté ses ordres ; puis, au moment de le congédier, il lui
dit gracieusement : « Vous êtes jeune et tout nouveau dans mon
corps d'armée, mon cher Trobriand; je dois vous donner quelques
conseils, qui vous seront utiles ici et même dans le monde. Ainsi,
quand vous aurez par hasard un rapport à faire ou une lettre à
écrire à un général, à un colonel, à un chef d'escadron, vous direz :
monsieur le général, monsieur le colonel, mon commandant; à un
lieutenant, mon cher camarade; et à moi enfin, mon cher Tro-
briand, vous direz comme vous voudrez. » Il est aisé de comprendre
que, bien loin d'être affaibli par cette leçon d'une si cordiale affabi-
lité, le culte du jeune aide-de-camp n'en devint que plus ardent.
Le fait d'armes le plus extraordinaire du maréchal Davout est
peut-être la journée d'Auerstœdt, où il lui fallut venir à bout de
70,000 Prussiens avec lii,000 Français. Aussi cette bataille était-
elle le souvenir favori du général de Trobriand. Sur les prélimi-
naires de cette bataille , sur les incidens qui la signalèrent ou qui
en furent la suite, entre autres sur l'inaction de Bernadotte , prince
TOME eu. — 1872. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
de Ponte-Corvo, pendant cette glorieuse journée , cette narration
contient nombre de particularités curieuses et inconnues. Nous al-
lons en placer fidèlement sous les yeux du lecteur les parties les
plus intéressantes.
« Le général de Trobriand est venu passer l'anniversaire d'Auerstaedt
avec la famille de son cher maréchal. Ce souvenir le remuait, l'ani-
mait, et il s'écriait à chaque instant : 11 faisait chaud à cette heure,
il y a cinquante-quatre ans. Ahl quel homme que le maréchal! je le
vois encore. En face de l'ennemi, nous étions comme ce petit vase (un
vase de fleurs posé sur la table) en face de ce gros canapé. Nous avions
l'air, avec nos 1Z).,000 hommes, de préparer un déjeuner à messieurs les
Prussiens, qui étaient 70,000 contre nous. Le maréchal fait former le
carré et se place au centre; puis d'une voix qui retentissait comme la
trompette, le visage illuminé, il s'écrie : a Le grand Frédéric a dit que
c'étaient les gros bataillons qui remportaient la victoire; il en a menti,
ce sont les plus entêtés. Faites tous comme votre maréchal, mes en-
fans, en avant!» Et tous de s'élancer en avant comme électrisés et ac-
clamant avec délire : viva monsieur le maréchal ! et le noble entêté a eu
raison sur le grand Frédéric. A un
moment de cette journée, le maréchal Davout resté maître du champ de
bataille, mais incapable de poursuivre ses avantages, avisant une ma-
nœuvre qui pourrait en une fois terminer la campagne, envoya, pendant
qu'il se battait encore, son aide-de-camp Trobriand auprès de Berna-
dette, en lui criant au milieu du feu : « Allez-vous-en lui dire que je
n'ai pas un homme de réserve, et qu'il poursuive mes succès. » Ponte-
Corvo, toujours jaloux et mauvais camarade, répondit au messager avec
force jurons : « Retournez dire à votre maréchal que je suis là, et qu'il
n'ait pas peur. » — « Sacrebleu, depuis huit heures du matin jusqu'à
quatre heures du soir que mon maréchal s'est battu comme un lion
contre des forces écrasantes, il a bien assez prouvé qu'il n'avait pas
peur! » La querelle s'envenima, et il ne put amener Bernadette à mar-
cher.
(c Le lendemain, l'aide-de-camp fut envoyé auprès de l'empereur par
le maréchal Davout, qui avait couché sur le champ de bataille, pour lui
annoncer son éclatant triomphe. Napoléon, un peu crispé, malgré son
contentement, interrogea vivement Trobriand sur les circonstances da
combat; enfin, impatienté de ses réponses, il s'écria : « Allons, votre
maréchal, qui n'y voit pas d'ordinaire, y a vu double hier. » — Davout
tait en effet un peu myope.
« Cependant Bernadette, au fond un peu inquiet, était venu se plaindre
à Berthier, et réclamer le châtiment de l'insolent envoyé de Davout qui
lui avait manqué de respect. Berthier, qui aimait Trobriand et l'appelait
toujours M, de Cliaîeaubriand, le manda près de lui, et, après avoir en-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D ART. 211
tendu son récit, l'introduisit auprès de l'empereur pour lui faire con-
naître la vérité. Napoléon, son pantalon sur ses bottes, pointait une
carte au moment de son entrée, et il finit de s'habiller en l'écoutant
défendre son maréchal. Comme il parlait, la porte s'ouvre brusquement,
et le maréchal Davout paraît sans être annoncé. En voyant son aide-de-
camp, qui n'était pas là par son ordre, avant même de s'adresser à
l'empereur, le maréchal, se tournant, les sourcils froncés, vers Tro-
briand, lui dit : « Que faites-vous ici, monsieur? Mes aides-de-camp
m'appartiennent; descendez m' attendre. » Le brave officier sort fort
troublé; mais, non moins curieux que troublé, pour la première fois de
sa vie il colla son oreille à la porte, afin d'assister au premier abordage,
et il entendit le maréchal entrer ainsi d'assaut dans la question : « Si
votre misérable Ponte-Corvo avait voulu faire déboucher une tête de co-
lonne, j'aurais encore dix mille hommes de plus au service de la France.»
L'empereur ne répondait pas, et Trobriand s'en allait, la tête toujours
tournée vers la porte, se frottant les mains et se disant : « Cela marche,
cela marche ! » quand son grand sabre qui traînait, s'accrochant dans les
jambes d'un jeune officier, les fit tomber tous deux. Impatiences, léger
coup d'épée et amitié ensuite. Le brave soldat racontait que son re-
tour en ivurst avec le maréchal, qui lui reprochait impérieusement sa
démarche et le mit aux arrêts, avait été rude. Pour ne pas l'irriter
davantage contre Bernadotte et craignant d'amener une affaire entre
eux, il eut la vertu de ne pas lui raconter ce qui était arrivé, et com-
ment il se trouvait chez l'empereur pour le défendre. »
]N'est-il pas vrai que la figure de Davout ressort de cette narra-
tion bien reconnaissable et bien complète? Le voici avec ses traits
si fortement accentués, son indomptable obstination, son coup d'œil
ferme et précis, son sévère souci de la discipline, son impérieuse
brusquerie. Ne trouvez-vous pas aussi qu'il y a là la matière pre-
mière d'un de ces récits militaires où la grandeur se mélange à la
familiarité, comme Mérimée et Stendhal les aimaient et savaient
les faire? La brusque entrée de Davout chez l'empereur surtout est
d'un bel effet dramatique; c'est une scène toute trouvée et qu'il n'y
aurait qu'à développer.
Plusieurs de ces anecdotes vengent Davout de la réputation de
dureté qui lui a été faite, réputation que nous avons toujours eu
peine à comprendre, ne pouvant admettre qu'une grande supério-
rité ne soit pas doublée d'une grande bonté. Toute la difficulté con-
siste peut-être à bien définir quelle est la nature de bonté qui con-
vient à un chef d'armée. Évidemment ce ne peut être celle qui
convient à un infirmier ou à une sœur de charité. Or ne serait-il
pas piquant que l'examen scrupuleux de cette question nous con-
duisît à ce paradoxe apparent : la bonté véritable d'un général en
212 REVUE DES DEUX MONDES.
chef consiste précisément dans ce que le vulgaire appelle dureté?
Quel est en somme le meilleur, d'un général qui, par négligence de
caractère ou niaise complaisance, tolère chez ses soldats un relâ-
chement de discipline qui un jour ou l'autre se traduira infaillible-
ment en dangers pour eux-mêmes , ou d'un général qui par les
mâles habitudes d'une discipline rigoureuse en tout temps les rend
invulnérables à l'heure décisive? « Va, va, mon garçon, disait le roi
Gustave-Adolphe à un soldat qu'il faisait punir pour un acte d'in-
discipline, mieux vaut que tu souffres cette correction à cette heure
que de brûler éternellement du feu de l'enfer, » et le roi Gustave-
Adolphe n'a jamais passé, que nous sachions, pour inhumain. Le
maréchal Davout, sous des formes moins pieuses, pensait au fond
exactement comme le roi Gustave-Adolphe. Pendant la campagne
de Russie, nul corps n'a été soumis à d'aussi rudes épreuves que le
corps de Davout; c'est lui qui a formé F avant -garde de la grande
armée et qui a soutenu les premiers combats, en sorte que, lorsque
les autres corps sont entrés tout frais en lice, celui de Davout avait
déjà plusieurs semaines de fatigues. Lorsqu'il a fallu sortir de Mos-
cou, c'est lui qui a été chargé de protéger la retraite pendant plus
de la moitié de cette effroyable route. Tous les autres corps d'ar-
mée fondent l'un après l'autre avec une rapidité effrayante, celui
de Davout au contraire se dissout avec une lenteur relative qui
frappe d'étonnement. Ses soldats avaient-ils donc des privilèges
physiques particuliers? Non, mais ils avaient pour résister aux élé-
mens les mâles habitudes d'une discipline plus ancienne et plus
stricte. Non-seulement l'armée se dissout, mais elle se débande, et
se précipite dans la mort par imprudence, désespoir et folie; seul
le corps de Davout, tant qu'il reste un chiffre d'hommes suffisant
pour figurer une ombre de corps d'armée, se maintient compacte et
solide; si, dans cette masse d'hommes affolés et désespérés, il y a
encore quelque part tenue, discipline, prudence, dignité et posses-
sion de soi, c'est dans le corps de Davout. Eh bien! mais savez-vous
qu'une dureté qui produit de pareils résultats mérite beaucoup
mieux le nom de bonté qu'une indulgence qui laisse ses soldats
sans défense contre des accidens qu'elle n'a pas prévus? Ses sol-
dats n'en souffraient pas moins, parce qu'ils souffraient avec ordre,
seulement ils résistaient plus longtemps aux dernières conséquences
de leurs souffrances par les ressources qu'ils puisaient dans la dis-
cipline, et enfin, quand il fallait mourir, ils en mouraient mieux,
ce qui est encore quelque chose. Concluons donc que le généra
véritablement bon est celui dont la vigilance continue, ne tolérant
jamais aucune infraction à l'ordre, protège ses soldats contre le^
sottises de leur propre incontinence dans la victoire, contre les fo-
ies de leur propre désespoir dans les grandes déroutes, et les met
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 213
à l'abri des accidens et des dangers qui naissent d'une masse
d'hommes mal contenus d'ordinaire, terreurs paniques, entassemens
désordonnés, explosions par imprudence. Un général dur à la façon
de Davout non-seulement est une providence pour les âmes de ses
soldats, dont il soutient et règle le courage, mais se trouve en fin
de compte un véritable Esculape pour leurs corps, qu'il protège
contre la maladie et l'imprudence par les habitudes d'ordre qu'il
leur donne. Cela dit, voici deux anecdotes. La première était ra-
contée par le général de Trobriand.
« Le colonel du l^'^ de chasseurs, le brillant Montbrun, après une af-
faire magnifique s'avise de lever une contribution considérable sur la
princesse de Steyer. Davout l'apprend, entre dans une fureur extrême
et s'écrie devant tout le corps d'officiers : « Si j'avais deux Montbrun,
j'en ferais pendre un. » Montbrun, mandé, nia tout avec aplomb; son
major Tavernier se dévoua pour lui et fut condamné à deux ans de cita-
delle; mais au bout de quelques mois le maréchal Davout, qui le sa-
vait innocent, Ten fit sortir avec la croix et un grade. »
Il me semble que nous surprenons assez bien ici une bonté de
l'ordre le plus élevé, seulement cette bonté est réglée par un bon
sens supérieur. Je ne connais d'analogue à ce fait dans notre his-
toire qu'un trait de Gaspard de Goligny. Un jour on lui amène un
étourdi qui s'était livré à je ne sais quel acte de maraude : « Qu'on
le pende sans délai, » dit l'amiral; puis il fait semblant de tourner
brusquement les talons, en recommandant à l'oreille d'un de ses
gentilshommes de faire couper la corde dès que le coupable sera
suspendu. C'est le même sérieux sentiment de l'ordre uni à la même
humanité.
J'extrais la seconde anecdote d'une lettre écrite par une personne
dont je ne suis pas autorisé à citer le nom, un des plus grands du
premier empire.
(( Le maréchal maintenait une très sévère discipline dans son corps
d'armée, tant dans l'intérêt de ses troupes, qui étaient admirablement
tenues, que par intégrité personnelle.
a II avait interdit le maraudage sous peine de mort. Un jour il aper-
çoit dans un champ un soldat qui avait une singulière tournure. C'était
un dragon qui avait en ceinture un mouton qu'il venait de voler. Le ma-
réchal, se l'étant fait amener, commence par lui annoncer le jugement
qui l'attend. Le pauvre mouton, qui bêlait d'une manière lamentable,
couvrait de sa voix l'admonestation. Tout à coup le dragon lui frappant
sur la tête : paix, mouton, s'écrie-t-il, laisse parler le maréchal.
« Le maréchal rit (pour la première fois peut-être de sa vie, ajoute
M. R...), et l'à-propos de l'accusé le sauva non de la mort, qui n'était
qu'une naenace, mais d'un jugement. »
214 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais, dira-t-on, il était dur envers les populations conquises et
les pays occupés, — et il me souvient que le pauvre Heine, dans
son poème sur Y Allemagne, a contribué lui-même à répandre cette
opinion. Ici encore, pour trouver l'explication de cette prétendue
dureté, il suffit de faire appel au bon sens. Comme tous les hommes
de génie, en quelque genre que ce soit, le maréchal Davout a obéi
pendant toute sa carrière à deux ou trois idées d'une extrême sim-
plicité. La plus importante de ces idées est celle-ci : « L'état de
gmerre étant un état particulier doit nécessairement avoir ses lois
propres. » Savoir quelles sont ces lois et leur obéir sont les deux
devoirs que la logique impose à tout chef d'armée, sous peine de
périr. Si dans la vie ordinaire nous voyons un homme qui prétend
se soustraire à l'action de la nature et agir contre ses lois, nous
prévoyons que l'issue de sa folie sera la mort. Nous pouvons pré-
dire le même sort au général qui serait assez mauvais logicien pour
apporter dans l'état de guerre des principes d'action qui appartien-
nent à l'état de paix. Or un de ces principes, et le plus important,
impose au chef d'armée de faire à l'ennemi non pas tout le mal pos-
sible, mais tout le mal qui est nécessaire; sur ce point il n'y a pas
à hésiter, car le salut est à ce prix. Mais l'humanité en gémit, dira-
t-on; eh bien ! qu'elle sèche ses larmes. Plaisante objection en vérité !
la guerre est-elle donc une chose humaine? Admettons cette objec-
tion cependant, quoiqu'elle ne vaille rien. En examinant les choses
à fond, nous découvrirons que les intérêts de l'humanité sont d'au-
tant mieux sauvegardés que les lois de la guerre sont plus stricte-
ment observées. Serait-ce être humain par hasard que de l'être aux
dépens de ses frères d'armes, de ses soldats, et finalement de son
pays? Voilà le principe inattaquable par la logique qui a dirigé
invariablement la conduite de Davout. Et maintenant quand on
essaie de faire le compte de ces prétendus actes de dureté on trouve
que le tout se réduit à l'occupation de Hambourg. Soit, admettons
qu'il ait été dur en cette circonstance, à qui revient la responsa-
bilité de cette dureté? Il n'est aucun des lecteurs de M. Thiers qui
ne sache quelle était la nature des instructions envoyées par Na-
poléon à Davout, qui ne se rappelle que, loin de les exécuter à la
lettre, le maréchal en retrancha précisément toutes les violences
qui blessaient inutilement l'humanité, et que le tout s'est borné à
un strict état de siège et à des contributions plus ou moins arbitrai-
rement levées selon les lois de la guerre. Il est vrai de dire ce-
pendant que la sévérité de son caractère bien connu tenait la po-
pulation dans un état de terreur extrême; mais, s'il fit grand peur,
il fit peu de mal, et d'ailleurs il entrait dans sa politique de causer
un effroi qui le dispensait d'une sévérité réelle, ainsi qu'en témoigne
l'anecdote suivante.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 215
Pendant l'occupalion de Hambourg, le général Saiilnier, grand- pré-
vôt du IS'^ corps, arriva un jour consterné, indigné, auprès du maréchal
Davout, lui apportant une caricature qu'il venait de faire saisir et qui
représentait le maréchal sous une tente soutenue par quatre pendus et
leurs potences. Il accourait lui demander d'en faire punir les auteurs;
alors Davout s'écrie en riant : « Eh, mon cher, vous n'êtes pardieu qu'un
enfant! Loin de punir l'auteur, saisissez la planche, et faites tirer cette
caricature à 60,000, à 100,000 exemplaires, qu'on la répande soigneu-
sement ensuite ! Escorté de cette réputation effroyable, terrible, j'inspi-
rerai tant de peur que je n'aurai besoin de faire pendre personne. »
Cette anecdote, si caractéristique d'un homme vraiment fait pour
commander, s'accorde exactement avec les propres paroles du ma-
réchal dans le mémoire qu'il dut adresser au roi Louis XYIII, pen-
dant la première restauration, pour justifier sa conduite. « Je pro-
voque ici, disait le mémoire, le témoignage des Hambourgeoàs ;
qu'ils citent, qu'ils nomment les individus innocens qui ont été
victimes : j'ai été sévère, il est vrai, mais d'une sévérité de paroles
qu'il était dans mon système d'afTecter dans tous les pays où j'ai
commandé, et dont j'ai laissé croître le bruit, bien loin de chercher
à le détruire, pour m'épargner la pénible obligation de faire des
exemples. » Le maréchal terminait ce mémoire en publiant une
partie des instructions de l'empereur, celle qui pouvait le moins
nuire au grand vaincu qu'il avait servi avec tant de gloire et de
fidélité. « Avouez, Davout, lui dit un jour l'empereur après le re-
tour de l'île d'Elbe, que ma lettre vous a bien servi pour vous dé-
fendre auprès des autres. — Oui, sire, répondit le maréchal, mais,
si votre majesté eût été aux Tuileries, et que j'eusse dû publier ce
mémoire., j'aurais donné la lettre entière. »
Davout avait une qualité qui, selon nous, est la qualité suprême
de tout homme appelé à exercer l'autorité, c'est qu'il aimait les
gens d'un mérite sérieux comme le sien, et qu'il ne consentait ja-
mais à se séparer d'un officier dont il avait éprouvé la solidité et
l'expérience. Il fut un jour menacé de perdre le général Gudin,
qu'il affectionnait beaucoup, — le Gudin de l'une de ces trois im-
mortelles divisions Gudin, Morand, Friant. Voici, au rapport du
général de Trobriand, de quelle humeur il prit cette menace.
(( Murât voulant garder le général Gudin , Davout reçut à Brùnn une
dépêche qui lui annonçait que le général Puthod remplacerait ce pre-
mier. Davout était alors dans la chapelle du château, et, la messe termi-
née, il trouva plus de trois cents personnes rassemblées dans la galerie
pour lui faire leur cour. Le sourcil froncé, les bras croisés derrière le
dos, il se promenait avec agitation sans rien dire à personne. On se fai-
sait petit, on l'observait, quand le malheureux général Puthod, qui ne
216 REVUE DES LEUX MONDES.
savait rien, entre, la poitrine resplendissante d'ordres en diamans. Da-
vout l'aperçoit, marche vers lui comme un tourbillon, et lui dit à haute
voix : « C'est vous, monsieur, qui prétendez remplacer le général Gu-
din? Vous croyez y parvenir? Mais, plutôt que de laisser enlever à cet
héroïque général le commandement des braves divisions qu'il a vingt
fois menées à la victoire, je briserais mon bâton de maréchal! » Le
pauvre général Puthod, innocent d'ailleurs, se prit à pleurer et s'en alla.
Il ne connaissait pas même l'ordre; Davout, détrompé, s'excusa le soir,
mais il garda le général Gudin. »
Terminons par ce croquis de Davout en 1815 , dû aux souvenirs
de M. Allart, ancien directeur des télégraphes, qui paraît avoir laissé
le souvenir d'un homme d'esprit à tous ceux qui l'ont connu.
« En 1815, lors du licenciement de l'armée de la Loire, M. Allart,
alors fort jeune, était employé au conseil d'état. Il fut chargé de porter
une dépêche importante au prince d'Eckmuhl, dont le quartier-général
était à Orléans, et il partit à franc étrier.
« L'armée française, qui occupait la rive gauche de la Loire , n'était
séparée que par le fleuve de l'armée ennemie, qui campait sur la rive
droite, et la tente du maréchal était dressée tout près du pont d'Or-
léans, dont l'artillerie française défendait les abords, tandis que de l'autre
coté la rive et la tête du pont étaient garnies de l'artillerie ennemie.
M. Allart, ayant atteint la rive gauche et le quartier-général, fut immé-
diatement introduit dans la tente du prince d'Eckmiihl , auquel il remit
les dépêches dont il était porteur.
« Pendant que le maréchal lisait, le jeune messager l'observait avec
attention, et il éprouvait une impression étrange et, disait-il, un grand
désappointement. Il se trouvait en présence d'un des plus illustres
guerriers de ces temps héroïques, et rien, dans l'apparence du maré-
chal, ne révélait un des vainqueurs de l'Europe. Il était assis devant
une table de travail, le front soucieux, courbé, on pourrait dire affaissé,
et son regard impassible parcourait lentement la dépêche. Après l'avoir
lue, et sans lever la tête, il dit : « C'est bien, reposez-vous, et dans deux
heures soyez prêt à repartir. » M. Allart ne bougeait pas. « Est-ce que
vous ne m'avez pas entendu? reprit le maréchal, mais cette fois d'un
ton brusque accompagné d'un regard sévère. — Je vous demande par-
don, monsieur le maréchal, lui répondit le jeune courrier improvisé,
qui pouvait à peine se tenir sur ses jambes; mais je prendrai la liberté
de vous faire observer que je ne suis pas militaire, encore moins cava-
lier, et que je suis incapable de repartir à cheval. — Eh bien! dit le
maréchal, on vous donnera une voiture. »
« En ce moment un grand tumulte se fait entendre autour de la tente.
Uh aide-de-camp entre précipitamment, tout essoufflé : « Monsieur le ma-
réchal, s'écrie-t-il, un bateau rempli de blessés français descend la Loire,
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 2l7
se dirigeant vers le quartier-général. Les Prussiens lui ont ordonné de
s'arrêter, lui défendent le passage et menacent de le couler bas, s'il fait
un pas de plus. »
<( Alors, dit le narrateur, je fus témoin d'une scène que je n'oublierai
jamais. Le maréchal se lève, d'un bond il est hors de sa tente, il me
semblait qu'il avait dix pieds de haut; il s'avance tête nue, et d'une
voix de stentor : « Canonniers, à vos pièces ! » Monsieur, dit-il à l'aide-de-
camp, franchissez le pont sans perdre une seconde, sans formalité quel-
conque, criez au bateau de continuer sa route, et dites aux Prussiens
que, si le moindre obstacle lui est opposé, je commence le feu. u
« Quelques minutes après, disait M. Allart, tout bruit avait cessé. Les
canonniers avaient éteint leurs mèches, le bateau ayant passé sans plus
d'obstacles; le maréchal était rentré chez lui, et j'attendais ses dépêches,
mais j'étais moi-même tellement surexcité que je crois que, s'il l'eût
fallu, je serais remonté à cheval. »
Arrêtons-nous sur cette scène, qui nous montre Davout à la der-
nière heure de sa grande vie militaire. Nous n'avons pas la préten-
tion de faire en quelques pages rapides une étude sur un pareil
homme; tout ce que nous avons voulu, c'est saluer sa renommée
au passage, puisque nous la rencontrions sur notre chemin, et pro-
fiter de cette occasion pour faire partager à nos lecteurs une partie
de l'intérêt que nous avait inspiré la lecture de documens intimes
assemblés par une pieuse affection. Rien n'est indifférent de ce qui
regarde une vie héroïque, et le plus petit détail, quand il s'agit
d'un homme illustre, perd aussitôt toute insignifiance et prend une
portée qu'on n'aurait pu soupçonner. Qu'il nous soit permis en ter-
minant d'exprimer à la fois un regret et un vœu. Nous savons qu'il
reste du maréchal Davout des documens de la plus extrême impor-
tance, de nombreuses pièces militaires, une abondante correspon-
dance, et surtout un récit détaillé de l'occupation de Hambourg
écrit en partie sous la dictée du maréchal, en partie de sa propre
main. Les documens intimes dont nous venons de faire usage con-
tiennent de ce mémoire des citations assez nombreuses et une ana-
lyse qui pique vivement la curiosité. L'occupation de Hambourg
est un des épisodes de l'empire qui sont le moins connus ; or cette
histoire existe, et écrite précisément par l'homm.e qui en fut le prin-
cipal acteur. Nous ne savons quelles causes ont pu retarder jusqu'à
ce jour la publication des papiers du prince d'Eckmiihl, mais nous
les regrettons en les ignorant, et nous espérons que le jour est pro-
cjiain où la voix de ce mort glorieux rompra enfin le silence qu'elle
a trop longtemps gardé pour nous apporter son témoignage que
l'histoire réclame et que la France attend.
Emile Montégut.
DEPUIS L'ANNEXION
I. L'Alsace et les prétentions prussiennes , par un Alsacien, M. Edouard Sohuré; GenèTe.
— II. Le Protestantisme et la rjimre de i870, par M. Lichtenberger, professeur à la Faculté
de théologie et au séminaire protestant de Strasbourg ; Strasbourg. — III. Was fordern
tvir. von Franlireich, par Heinrich von Treitschke; Berlin.
Plus d'un récit a été publié sur les iucidens qui ont accompagné
la séparation de l'Alsace- Lorraine de la patrie française. Ceux qui
y ont assisté sont fondés à dire qu'aucun de ces récits n'approche
de la réalité. C'est qu'il était bien difficile de rendre, dans de
telles circonstances, la noblesse du sacrifice et la grandeur des
émotions. Que demandait-on à ces provinces, en butte alors à la
plus douloureuse alternative? On leur demandait de répondre à
bref délai aux questions suivantes : voulez-vous rester Français ?
voulez- vous devenir Allemands? Dans ce dernier cas, le silence
suffisait; il signifiait un acquiescement au régime imposé par la
conquête, et supprimait toute autre formalité. C'était une porte
opverte aux indifférens, à ceux qu'un acte épouvante et qui se ré-
fugient volontiers dans l'inertie; mais dans l'autre cas, c'est-à-dire
pour rester Français, il fallait agir et agir avec diligence. Dans
cette sorte de consultation, on ne s'adressait pas à la masse, dont les
voix, presque sans exception, auraient été l'écho du sentiment réel;
c'était individuellement, nominativement, qu'il y avait lieu d'opter.
Ni l'âge, ni le sexe n'exemptaient d'une déclaration directe ou in-
directe, et cette déclaration équivalait à un arrêt d'exil à jour ^ix^^
sans délai ni appel. Pendant des semaines et des mois, on a pu as-
sister dans ce malheureux pays à la plus cruelle des tortures, la
l' ALSACE-LORRAINE DEPUIS l' ANNEXION. 219
torture des consciences. Pour combler la mesure, on disait aux po-
pulations d'un air railleur qu'au fond elles étaient plus allemandes
qu'elles ne se l'imaginaient, allemandes par la théorie historique,
allemandes par les mœurs comme par la langue, et qu'il y aurait
tout honneur, tout profit pour elles à quitter «une nation déchue et
infectée de vices pour une nation glorieuse et douée d'un bel assem-
blage de vertus. » C'était, ajoutait- on, non pas un changement de
patrie, mais un retour à la patrie naturelle.
Voilà au milieu de quels assauts et de quels troubles d'esprit ont
vécu ces provinces dans les dernières semaines qui ont précédé
l'annexion. J'en parle pour en avoir été le témoin et quelquefois le
confident; il est des scènes qui ne sortiront jamais de ma mémoire,
surtout celles qui se passaient dans l'une des rues de Mulhouse, à
la porte du Kreîs-direcior, l'équivalent d'un sous-pr(*fet, chargé du
contrôle et de l'enregistrement des options. Invariablement, chaque
matin, entre neuf et dix heures, le trottoir était envahi par un ras-
semblement qui, de minute en minute, prenait des proportions plus
considérables et ne cessait de s'accroître jusqu'à la clôture des bu-
reaux. Comment assister de sang-froid à ce défilé de plus en plus
significatif? C'étaient autant d'hommes qui venaient opter pour la
France, autant de compatriotes recouvrés. J'en ai interrogé plu-
sieurs; ils auraient eu cent raisons non-seulement plausibles, mais
souvent impérieuses, de se résigner au régime allemand, — raisons
d'intérêt, de famille, de propriété, d'établissement d'industrie. Au-
cune de ces considérations n'avait tenu devant l'abjuration qui y
était attachée. Plutôt tous les sacrifices, si onéreux qu'ils fussent,
qu'un changement de drapeau. Pour les jeunes gens, porter les
armes contre ceux à côté de qui hier encore ils combattaient, —
pour les hommes mûrs ou les vieillards rompre les liens politiques
qui étaient la trame môme de leur vie, voilà des perspectives qu'ils
n'envisageaient pas les uns et les autres sans révolte et sans frémis-
sement. Les moins susceptibles disaient avec amertume qu'on au-
rait pu user de plus de ménagement vis-à-vis de ces vaincus qu'on
espérait s'identifier et qu'on affectait d'appeler des « frères. » Ainsi
pensaient et ont agi la plupart de ceux auxquels leur fortune ou
leur carrière laissaient quelque liberté de détermination.
Il convient pourtant d'ajouter que, même parmi ces privilégiés,
une scission a eu lieu et qu'elle compte plusieurs hommes influens
par leur position et par leur fortune, — non pas que cette minorité
soit animée d'un moindre regret de ce qu'elle perd et d'un moindre
désir de le recouvrer; ce n'est point sur le but, c'est sur les moyens
seulement qu'elle diffère. Elle prévoit malgré tout que la séparation
sera longue, et que de longtemps l'Allemagne ne lâchera pas sa
220 REVUE DES DEUX MONDES.
proie : d'ici là, il y a donc à imaginer un moyen de vivre et à choisir
le meilleur. Ce moyen n'est pas l'exil, qui anéantit toute action, c'est
la résidence et l'exercice des droits qui y sont inhérens. La con-
duite à suivre serait alors de reconstituer l'Alsace-Lorraine avec
des élémens qui lui soient propres, autonomes comme ils disent, et
de tenir surtout à l'écart les colons allemands qui en convoitent les
dépouilles, puis, cette reconstitution achevée, de demander réso-
lument aux chambres de l'empire qu'à une dictature de circon-
stance, qui a encore quinze mois à courir, succédât un régime ré-
gulier d'une application immédiate. — Point d'illusions, disent ces
dissidens, elles seraient funestes, et rendraient notre absorption
irrévocable; les exilés n'emportent pas le sol à leurs pieds, les
vides, si grands qu'ils soient, ne déplacent pas une population, le
gros restera sédentaire, d'où il faut conclure que l'Alsace, quoi
qu'on en ait, ne peut exister que chez elle, et qu'il est bon de res-
ter avec ceux qui ne peuvent pas partir. Toute réflexion faite, ajou-
tent-ils, gardons-nous et serrons nos rangs, demeurons Alsaciens-
Lorrains quand même ; rien ne serait pire que l'excès de visages
nouveaux. Comme Alsaciens-Lorrains démembrés, l'Allemagne ne
peut nous refuser les institutions dont jouissent les autres parties
de l'empire; c'est notre force, et, s'il plaît à Dieu, ce sera un jour
notre indépendance . Que le mot d'ordre soit : rester en nombre,
faire corps, et, si peu de liberté qu'on nous laisse, agir, exister par
nous-mêmes, nous gouverner nous-mêmes. — Tel est le langage de
cette minorité. Autant qu'il m'a semblé, elle n'est point obéie. C'est
que la population, sous ces motifs plausibles, craint des malen-
tendus, une pensée de ralliement par exemple, qui n'est pas du
goût même de ceux qui restent. La masse ne veut pas de compro-
mis, pas d'acte non plus qui de près ou de loin y ressemble; elle
entend garder intacte sa force d'inertie, la seule dont elle puisse
et veuille se servir. Elle a subi une violence morale, elle se réserve
de voir avec une patiente et persévérante fermeté si cette violence
s-era définitivement justifiée par le succès politique.
I.
Un autre problème s'est agité en Alsace-Lorraine dans le cours de
ce changement de régime, c'est, en perspective du moins, une ré-
volution économique. Aucune épreuve n'aura manqué à ces pro-
vinces, troublées par la paix autant que par la guerre. Peu d'années
auparavant, elles étaient en plein essor et en pleine prospérité ;
françaises alors, rien ne laissait prévoir qu'elles pussent cesser de
l'être : leurs industries nous faisaient honneur; elles comptaient
L'âLCACE-LORRAINE DEPUIS l'aNNEXION. 221
pour un appoint considérable clans notre fortune, et tenaient le
premier rang dans l'échelle de notre production, la Lorraine pour
ses fonderies et ses forges, ses glaces et ses cristaux, l'Alsace pour
ses filatures et tissages de coton et de laine, et surtout par ses ira-
pressions de tissus, où depuis près d'un demi-siècle elle demeurait
inimitable. Qu'allaient devenir ces grands ateliers d'industrie et
d'art créés sur notre territoire et inspirés par notre goût? Une rude
épreuve les attendait, bien rare dans la vie des peuples et capable
d'y ébranler les existences les plus solides, un changement complet
de marché. Se rend-on bien compte de ce que ces mots représen-
tent? C'est-à-dire qu'il fallait ici, et dans des conditions nouvelles,
tourner le dos à une clientèle acquise, éprouvée et douée de discer-
nement, pour courir après une clientèle incertaine, prise au hasard
et dont l'éducation était à faire , quitter des débiteurs sûrs pour
des débiteurs inconnus, de vieilles relations pour des relations im-
provisées, un débouché constant pour un débouché aléatoire, pour
tout dire, s'adresser à l'Allemagne là où auparavant on s'adressait
à la France, et déplacer le siège de l'échange en dépit des contrastes
qui régnent d'un pays à l'autre dans les préférences et les habi-
tudes. Voilà ce que signifiait et ce que signifie encore un change-
ment de marché. Comment les provinces annexées en ont-elles
supporté les effets? C'est à examiner. Occupons-nous d'abord de
l'Alsace, qui est un pays d'exception.
Deux circonstances ont amorti pour elle les suites du premier
choc, l'impulsion acquise et d'heureux compromis. Par l'impulsion
acquise, il faut entendre ce courant commercial qui poussait et
pousse encore l'Alsace vers la France, et qui n'eût été interrompu
qu'au prix d'une catastrophe. Les deux gouvernemens se sont en-
tendus pour la conjurer. A l'aide de tarifs modérés, on a maintenu,
pour un certain temps, l'activité habituelle des relations, et ménagé
par des dispositions particulières le débouché de l'exportation, qui
tient une si grande place dans les tissus de luxe. Ainsi le Haut-Rhin
a pu conserver à Paris ses dépôts ordinaires, convertis en entrepôt
fictif pour une partie de leur approvisionnement : des estampilles mo-
biles apposées à chaque pièce d'étoffe en suivent pour ainsi dire la
destination; la marchandise qui entre dans la consommation inté-
rieure paie les droits cotés au tarif, celle qui traverse seulement
notre territoire cÎKCule sous acquit à caution et sort en franchise de
droits; l'estampille constate et spécifie les deux cas. C'est sous ce
régime de faveur que le Haut-Pihin vit depuis deux saisons, et jus-
qu'ici son étoile ne l'a point abandonné. 11 est resté ce que nous
l'avons connu, l'arbitre de la mode pour les vêtemens légers, plus
ingénieux, plus élégant que jamais, nous conviant sans cesse à de
222 REVUE DES BEUX MONDES.
nouvelles surprises. Dans son deuil politique, il a eu cette compen-
sation, que ni ses industries, ni son commerce n'en ont souffert. La
fabrique d'impressions n'est pas la seule qui ait eu cette chance;
on cite d'autres industries qui l'ont partagée et même dépassée,
notamment la filature et le tissage de la laine, qui sont pour la
Haute-Alsace d'introduction récente. On signale en ce genre des
établissemens qui au bout de peu d'années ont pu reconstituer
avec leurs bénéfices l'équivalent de leur capital d'émission. Il y a
donc là, pour plusieurs détails, une veine d'abondance qui succède
à la disette des mauvais jours.
Mais qu'on ne s'y trompe pas, ces succès tiennent à un traitement
de faveur qui peut cesser d'un jour à l'autre. A l'heure qu'il est, l'Al-
sace jouit du bénéfice de deux marchés, l'un à droit réduit, l'autre
sans droits. Tôt ou tard cette situation sera contestée, non pas qu'il y
ait beaucoup à craindre des réclamations que pourront élever quel-
ques-uns de nos centres industriels : une question de sentiment,
d'affection et on peut dire d'honneur domine ici les considérations
d'intérêt; mais on n'aura pas aussi bon marché des susceptibilités
allemandes. L'empire d'Allemagne ne souffrira pas longtemps que
l'Alsace appartienne à la France par un lien aussi étroit, et reste à
ce point identifiée à sa fortune. Supérieur dans les arts de la guerre,
il voudra le devenir dans tous les arts. Avec la puissance, l'or-
gueil lui est venu, et en mauvais conseiller pousse le génie national
vers les entreprises auxquelles il est le moins propre. On a pu le
voir dans cet embryon de marine qu'il va promener autour du
monde, comme un avis donné à l'Angleterre et aux États-Unis. Vis-
à-vis de la France, toute mutilée qu'elle est, il lui reste une der-
nière victoire à poursuivre dans le domaine de l'élégance et du
goût, dans les industries auxquelles l'art donne un certain relief.
Il l'essaiera certainement, de beaucoup de côtés on l'y pousse;
Berlin est jaloux de Paris, de la supériorité que Paris conserve
dans l'ajustement, dans l'ornement, dans la décoration. Peut-être
les populations du Brandebourg n'arriveront-elles jamais, si bien
qu'on les y exerce, à ces habiletés de la main : leur meilleur outil,
elles l'ont prouvé, c'est le glaive [das schiverl), — à chacun son lot;
mais les Alsaciens sont là, des annexés de fraîche date, de nouveaux
frères auxquels la grâce française a communiqué une partie de ses
dons, et qui l'emploieront à donner ce dernier complément à la
supériorité allemande. Tels sont les plans et les calculs.
Discuter là-dessus, de la part d'un Français, serait peine per-
due : nous avons si tristement défailli dans Faction que nos paroles
ont gardé peu de crédit. C'est donc avec des Allemands que désor-
mais il nous faut battre les Allemands. La prétention de prendre la
l'alsace-lorraine depuis l'annexion. 223
mode d'assaut et de mettre la main sur l'élégance et la grâce a
rencontré chez eux plus d'un contradicteur; il en est même qui ont
la bonne foi de douter que Berlin puisse en tout suppléer Paris.
Écoutons ce qu'en dit M. Charles Muller, de Halle. A son avis, la
Prusse a beaucoup à faire pour se mettre en matière d'art au niveau
des peuples qui depuis longtemps en ont reçu et transmis la tradi-
tion; elle manque de collections de modèles et surtout d'écoles de
dessin. « Ce que savaient des esprits prévoyans, ajoute- t-il, s'est
révélé à nous comme une découverte dans la dernière exposition
de Paris, et une découverte des plus significatives. Nos industries
qui font à l'art quelques emprunts végètent dans une honteuse mé-
diocrité : point de caractère, point de goût, point d'originalité; rien
de saillant ni dans la forme, ni dans le décor; on est de beaucoup dé-
passé par l'industrie française et même par l'industrie anglaise. Pa-
reille révélation doit donner à réfléchir. Se traîner dans l'ornière des
peuples étrangers, rester l'esclave de leurs modèles, de leurs dessins
et de leurs modes, n'y a-t-il pas là de quoi inquiéter non-seule-
ment tout ami de son pays, mais tout homme d'état? Pour l'ami de
son pays, ces signes d'infériorité sont affligeans; l'homme d'état
doit se dire que, dans de telles conditions, cette branche de l'in-
dustrie allemande peut être évincée d'un moment à l'autre du mar-
ché universel. »
La plainte est formelle : point d'originalité, point de goût, et il
faut qu'elle soit bien générale pour qu'on la retrouve chez tous les
faiseurs de pamphlets allemands. C'est parmi eux à qui décochera
son épigramme, témoin ce passage d'une brochure de Wolfgang
Menzel, un humoriste, celui-là! « Jusqu'où ne va pas chez nous,
dit-il, la déification de ce qui est étranger, la singerie des modes
étrangères! On s'y habitue si bien que, s'il prend un jour à la na-
tion allemande la fantaisie de se regarder dans une glace, elle y
verra non pas un être allemand, mais un singe français. » Un
membre de la chambre de commerce de Bielefeld, M. Gustave
Meyer, reprend la même idée sur un ton plus sérieux, avec des
preuves à l'appui. M. Meyer a pour nous un titre qui n'est pas
commun : au fort des passions qui régnaient dans cette Allemagne
enfiévrée, il s'est résolument prononcé contre l'annexion ; il a vu
clair là où la multitude voyait trouble, il a compris mieux qu'un
autre ce qu'était la Haute-Alsace à la France, et à quel point ces
deux fractions d'un même état se complétaient par une affinité] de
services. Entre elles, il y avait comme un pacte et un secret; elles
possédaient en commun, et chacune dans le cadre assigné à son
génie, inspiration et exécution, ce je ne sais quoi, comme dit Prou-
dhon, qui nous plaît tant dans les choses, et qui s'impose partout
224 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ il paraît. C'est ce je ne sais quoi qui fraie aux tissus de Mul-
house le chemin des grands débouchés, Londres, Vienne, Saint-
Pétersbourg, Berlin, et qui renvoie aux Américains, malgré des
droits et des frais énormes, leurs propres cotons filés, tissés et im-
primés chez nous. Voilà ce que constate M. Gustave Meyer, et il
entre dans quelques détails pour donner à ses compatriotes une
plus juste notion de l'état des industries d'art en France et en Al-
lemagne.
« Unie depuis tant d'années à la France, dit-il, l'Alsace s'est d'au-
tant mieux assimilé le goût et l'esprit français que l'excédant de sa
production industrielle est destiné à la France. C'est en effet à Pa-
ris, où la plupart des grands établissemens ont leurs dépôts, que se
concluent les grandes transactions, et c'est de là que partent la re-
cherche constante et l'effort soutenu du renouvellement de la fabri-
cation. Les tissus de coton allemands ont leurs mérites, notamment
la solidité et le bas prix, mais comme beauté d'exécution dans la
filature et le tissage, dans la teinture, dans l'impression, même
dans les détails secondaires du pliage et de l'apprêt, ils restent
fort en arrière de l'industrie alsacienne : encore moins peuvent-
ils lutter pour l'originalité dans l'invention. En un mot, nous man-
quons d'une industrie d'art véritablement allemande. Les sor-
ties contre le goût français et les marchandises françaises ne sont
que pures déclamations : au fond, le gouvernement prussien n'a
point d'illusions là-dessus; il a vu par où ses industries .péchaient
et s'est efforcé d'y porter remède. Il a procédé à une organisation
complète des écoles d'arts et métiers et des écoles de dessin qui y
sont annexées. Aux créations officielles se sont jointes des créations
privées, à Stuttgart un dépôt de modèles, à Garlsruhe le conserva-
toire des arts et métiers, enfin à Berlin un musée où figurent des
collections choisies d'objets anciens et nouveaux d'art industriel. »
Qu'en pensent les Allemands, et leur faut-il d'autres témoi-
gnages? Ne sont-ce pas là des aveux et des actes qui attestent une
infériorité formelle en même temps que le désir et la volonté de
s'affranchir de cette infériorité? S'en affranchir, soit; mais ce n'est
pas fait, c'est seulement ce qu'on veut faire, et il y a loin de la
coupe aux lèvres. On insiste, et l'on invoque l'exemple de l'Angle-
terre; les auteurs allemands en abusent surtout; il serait bon, puis-
que l'occasion s'en présente, de réduire les choses à leur juste va-
leur. Le fait est que le bruit qui se fit, il y a vingt ans de cela, à
propos des industries d'art chez nos voisins et de la fondation à
grands frais du musée de South-Kensington, ne fut pas tout à fait
désintéressé. Il devint de mode alors, dans les salons et dans les
ateliers, de proclamer bien haut que l'art français était menacé, et
l' ALSACE-LORRAINE DEPUIS l' ANNEXION. 225
qu'il ne lui restait plus qu'à s'incliner devant un art supérieur qui
se préparait en Angleterre. A qui la faute? Aux maîtres français,
disait-on, qui s'obstinaient dans la routine et allaient par leur entê-
tement nous exposer à déchoir. De là des disputes d'écoles et un
feu croisé d'intrigues, si bien qu'un beau jour notre Académie des
Beaux- Arts fut jugée à huis-clos, condamnée sans avoir pu se dé-
fendre et privée de la meilleure partie de ses attributions. Son hé-
ritage fat dispersé à tous les vents, ballotté de main en main, et
c'est d'hier seulement qu'elle a pu en recueillir quelques débris.
Si la réforme des écoles anglaisés et le musée de Kensington ne
sont pas nés de ce petit coup d'état, on peut affirmer qu'ils l'ont
merveilleusement servi. Une fois l'acte accompli, le bruit qu'avaient
fait ces institutions d'outre-Manche s'est graduellement éteint; les
pronostics favorables ou fâcheux sont tombés dans le même oubli.
En réalité, l'Angleterre n'a retiré qu'un fruit assez médiocre des
dépenses qu'avaient couvertes de larges souscriptions: au premier
engouement, on a vu succéder une certaine lassitude. Ces écoles,
en augmentant le nombre de leurs élèves, n'en ont pas vu s'amélio-
rer la qualité; sur beaucoup d'appelés, peut-être y a-t-il eu moins
d'élus, les facilites offertes ont multiplié seulement les vocations
douteuses; enfin Kensington, à bien suivre sa clientèle, est aujour-
d'hui moins un foyer d'études qu'un objet de curiosité. D'un autre
côté, la France n'a pas eu à essuyer la déchéance dont on la me-
naçait : elle tient encore, sur les sommets de l'art, un rang qu'on
ne saurait lui disputer; elle excelle toujours dans les industries qui
en dépendent, les toiles peintes, les bronzes, les émaux, la céra-
mique, l'orfèvrerie, les tapis et tapisseries de luxe; elle a même avec
ses qualités conservé ses défauts, qui sont une exécution à outrance
et les exagérations de la jeunesse. Ni l'abondance des écoles, ni la
richesse des collections, n'ont donc changé les proportions qui exis-
taient entre l'Angleterre et nous quand elle a engagé ce duel d'art
au bout duquel tant de voix présageaient notre abaissement.
Il y a cependant un fait à noter dans cette expérience, et qui
peut donner à réfléchir aux Allemands : tant qu'elle a duré, un
courant assez vif d'émigration a régné parmi nos artistes et nos
ouvriers d'art; on le devait encore à la notoriété entretenue par les
otTicieux, si prompts à prendre l'alarme. Il semblait que l'Angleterre
allait devenir pour les hommes que l'art nourrit une sorte de terre
promise, et qu'on ne pourrait aller jouir assez tôt des avantages
qui leur seraient dévolus. Une petite colonie française passa donc
le détroit, et par aventure trouva le terrain préparé, des logemens
à des prix discrets et des installations faciles. Voici comment, à la
suite des désordres et des proscriptions de 18A8, un premier convoi
lOME en. — 1872. 13
226 REVUE DES DEUX MONDES.
d'artisans, et dans le nombre quelques sujets de choix, s'était réfu-
gié à Londres. Les uns maniaient le pinceau, d'autres l'ébauchoir;
ceux-ci traitaient la figure, ceux-là l'ornement. La plupart avaient
réussi; ils formaient ainsi des cadres dans lesquels les nouveau-ve-
nus étaient libres d'entrer. Dans cette combinaison, tout était profit
pour ces derniers ; ils trouvaient là des compagnons sachant leur
langue, des guides, des interprètes et au besoin des cautions. Tout
alla bien au début; mais au bout d'une certaine période de séjour
ils firent tous ou à peu près tous , anciens et nouveaux , une dé-
couverte , c'est qu'au lieu d'avancer dans leur art ils se sentaient
gagnés par un invincible déclin. Était-ce une impression morale
ou une disposition physique? Ils ne s'en rendaient pas compte;
mais l'effet était constant et les frappait , ils vivaient de ce qu'ils
avaient acquis, et ne faisaient plus de progrès. L'inspiration ne
leur venait plus, leur main les servait mal. Involontairement ils
se tournaient alors vers la France, et l'esprit de retour les gagnait.
Peu y ont résisté, un à un ils sont revenus à Paris, les uns pour
toujours, les autres pour y renouveler leurs provisions d'idées et
de forces, se remonter l'imagination ou retrouver leur dextérité.
Ce qui restera en Angleterre après ces éliminations est voué au
goût anglais, et bon gré mal gré subira l'influence des milieux.
C'est que l'art ne se naturalise pas au gré des conquérans; ni le
fer ni l'or ne peuvent rien sur lui, il ne se fixe que là où il lui plaît
d'aller; c'est une plante délicate à laquelle il faut une exposition de
choix, un sol, un climat et une culture appropriés. User de violence
avec lui, qu'on l'essaie donc! plus la main est brutale, moins elle a
de chance de le posséder. Ce n'est pas non plus la grandeur des
états qui l'attire; des villes comme Florence, des républiques
comme la Grèce, ont été pour lui des asiles de prédilection où il a
répandu ses prestiges. Il ne s'accommode pas davantage du bruit
des armes; c'est dans les loisirs de la paix qu'il se plaît le plus vo-
lontiers. Voilà bien des obstacles, des incompatibilités dont Berlin
ne triomphera pas aisément. Ses soldats ont pu franchir l'enceinte
de nos remparts, ils ne franchiront pas cette autre enceinte, inacces-
sible aux profanes, dont l'art environne ses initiés. L'art n'est pas
tout d'ailleurs pour une ville qui aurait la prétention de devenir ce
qu'est Paris, l'un des plus grands marchés de luxe qui soient au
monde. Les conditions alors deviendraient bien plus lourdes; il fau-
drait une variété d'assortimens à laquelle il est difficile d'atteindre,
l'éclat des produits, la renommée acquise, le choix éprouvé de la
matière, la perfection de la main-d'œuvre; il faudrait par-dessus
tout l'homogénéité du marché, que Paris réalise au plus haut point.
Là-dessus il a discipliné non-seulement nos provinces, mais les
l'alsage-lorraine depuis l'annexion. 227
pays étrangers. Ses fournisseurs en renom sont partout bien clas-
sés ; c'est un fonds de clientèle, puissant par le nombre, influent
par l'universalité, et qui s'est formé par les mêmes préférences et
les mêmes goûts, quoiqu'il ne parle pas la même langue. L'Alle-
magne peut-elle prétendre à ce rôle, et en remplit-elle les condi-
tions? D'abord l'homogénéité du marché lui manque, et probable-
ment lui manquera toujours. Elle n'est point en réaUté un état, c'est
une marqueterie d'états qui hier encore avaient une existence sé-
parée, et en gardent l'empreinte. De là des différences de mœurs,
de coutumes, de traditions, qui laissent un champ ouvert à des
industries locales et affaiblissent, quand elles ne les suppriment
pas, les grandes concentrations. On aura beau faire, ni le Souabe,
ni le Westphalien ne puiseront aux mômes dépôts que les ha-
bitans de la Poméranie, et il y aura toujours un autre courant
d'approvisionnemens pour l'Allemand du midi, auquel sourit le so-
leil et que la terre comble de ses largesses, et l'Allemand du nord,
qui plonge dans les brumes et cultive péniblement ses tourbières.
Ces contrastes ne suffiraient pas qu'un autre empêchement se pré-
senterait. Berlin est trop mal situé pour se permettre tous les
déplacemens de fantaisie; l'esprit militaire peut y condescendre,
l'esprit commercial ne s'y prêterait pas.
Toute récapitulation faite, l'empire d'Allemagne n'a pointa offrir
au monde, comme marché de luxe, une ville qui puisse supplanter
Paris. Aux expiations qu'il nous a infligées, il n'ajoutera pas cel'e-là,
et l'Alsace, dont il veut se faire un auxiliaire, n'acceptera pas cette
complicité. Pourtant nos vainqueurs ne la tiendront pas quitte : les
résistances qu'ils y rencontrent les piquent au jeu, eux à qui depuis
dix ans rien n'a résisté; ils essaieront sur elle tous les moyens
possibles de captation pour en obtenir au moins les apparences d'un
consentement. Coûte que coûte, il faut, pour employer leurs ex-
pressions, que l'Alsace se germanise. C'est l'œuvre à laquelle ils
travaillent avec cet art persévérant qu'ils ont montré dans tout ce
qu'ils entreprennent, et comme d'habitude avec une grande vigueur
d'exécution. Nous allons voir quels moyens ils emploient, et ce qu'ils
en attendent.
II.
C'est contre Mulhouse surtout que sont dirigées les visées se-
crètes de l'Allemagne, et à ce propos une question se présente. De
quel droit historique s'appuient donc ses érudits pour en reven-
diquer la possession? Ce serait curieux à connaître. Mulhouse doit
tout à la France et ne doit absolument rien à l'Allemagne , sa re-
228 REVUE DES DEUX MONDES.
nommée et sa fortune datent de ce siècle. Lorsqu'on 1793 cette pe-
tite république se donna volontairement à nous, elle ne comptait
que 5,000 âmes, dispersées dans des ateliers de médiocre impor-
tance; en 1872, avant les derniers vides, Mulhouse et sa banlieue
contenaient 60,000 âmes au service des plus magnifiques ateliers
qu'ait pu créer le génie mécanique. Yoilà l'une des surprises de
la grande industrie et le bénéfice d'une vie commune qui a duré
quatre-vingts ans. Dira-t-on encore cette fois que les Allemands
ne font que reprendre leur bien?
Ceux qui pourraient revendiquer ce bien, ce sont les descendans
des hommes qui, il y a cent ans, constitués en une sorte de patri-
ciat, ont imprimé à Mulhouse l'élan sur lequel il vit, les habitudes
d*une existence active servie par le goût des arts. Ils étaient à l'ori-
gine cinq ou six dont les noms sont dans toutes les bouches, et qui, se
multipliant par des alliances de famille, ont transmis à leurs héri-
tiers, avec l'influence et la richesse, le respect de la tradition. Pour
les nouveaux comme pour les anciens, l'industrie est le principal, le
vrai patrimoine, et le but que de père en fils ils se proposent, c'est
de la féconder et de l'ennoblir. De là deux règles invariables de
conduite : le perfectionnement incessant de la fabrication, un pa-
tronage attentif exercé envers les ouvriers. Ces deux conditions
n'ont été remplies qu'à titre onéreux : c'est par millions qu'il faut
compter ce qu'elles ont coûté à Mulhouse; elle les a donnés de
bonne grâce, et ne s'est jamais refusée ni à une œuvre d'assistance,
ni à un progrès. Nulle part on n'avait à ce point l'œil tourné vers les
inventions étrangères, ni la main plus largement ouverte pour
s'en emparer quand l'utilité en était démontrée. Il faudrait des
pages pour citer ce que Mulhouse s'est approprié en ce genre et a
livré ensuite au domaine commun par une notoriété et une généro-
sité sans limites. C'est à ce service que répondait une Socicté in-
dustrielle dont les travaux intérieurs et les publications ont été de-
puis près d'un siècle des moniteurs et des guides pour nos grands
centres manufacturiers. Physique, chimie, mécanique, statique,
tout y était signalé, éclairé par des descriptions précises avec figures
à l'appui et contrôlé ensuite par des expériences de fabrique. Dieu
sait que de lumières ont été ainsi répandues et quels coups d'ai-
guillon ont été donnés aux branches de notre production que les
privilèges du marché frappaient de langueur!
C'est surtout dans les œuvres d'assistance morale que cette asso-
ciation s'est montrée incomparable. Tout était à faire ou à réfor-
mer, instruction, mœurs, habitudes, manière de vivre; les témoi-
gnages contemporains sont d'accord là-dessus; il fallait prendre ces
liommes au plus bas de l'échelle et les relever. C'est ce qu'a fait un
l' ALSACE-LORRAINE DEPUIS l' ANNEXION. 229
patronage, de cinquante ans souvent ingrat, mais suivi avec autant
de persévérance que de désintéressement. Les écoles ont été mul-
tipliées, écoles de grammaire et de science appliqu 'e, écoles de
dessin, conférences du soir, bibliothèques populaires, lectures pé-
riodiques. Comme encouragement à l'épargne, les combinaisons les
plus variées ont été essayées, — entre autres celle qui associe dans
une proportion considérable les cotisations des entrepreneurs d'in-
dustrie aux versemens des ouvriers qu'ils emploient, — des primées
assez fortes attachées aux heures supplémentaires de travail dans
les jours de presse, l'établissement de boulangeries et de bouche-
ries qui, en diminuant le coût des objets, laissent entre les mains
de l'ouvrier plus d'argent disponible, enfin des largesses qui varient
d'un atelier à l'autre avec des succès quelquefois équivoques, mais
que relevait toujours la droiture des intentions. Ce qui, on le sait,
réussit le mieux, ce fut la construction de maisons d'un prix ré-
duit et qui pouvaient être acquises au nioyen d'annuités. Ici les
résultats frappent les yeux ; une ville nouvelle s'est élevée près de
l'ancienne avec des rues tirées au cordeau, des façades symétriques
et des chaussées bien entretenues. Chacune de ces maisons renferme
un ménage d'ouvriers qui en solde le prix par des versemens com-
binés avec ses loyers, et au bout de dix-huit ans en devient pro-
priétaire. D'autres détails seraient encore à citer : des temps de re-
pos assignés, imposés même, aux femmes en couche sans que leurs
salaires cessent de courir, surtout les appareils destinés à prévenir
les accidens des machines, si perfectionnés aujourd'hui qu'on peut
en tirer pour l'avenir l'augure d'une sorte d'immunité. Comme per-
fectionnemens d'industrie, comme moyens d'assistance, comme pa-
tronage judicieux, tel est donc le résumé sommaire et certainement
incomplet de ce qu'a fait Mulhouse dans le cours de ce siècle pour
venir en aide à ses laborieux enfans et justifier sa fortune.
Ajoutons ceci : les chefs, en fait d'activité, ont donné l'exemple;
toujours les premiers au travail et aussi les derniers, ils n'ont re-
cours à des services étrangers que là où ils ne peuvent pas s'em-
ployer eux-mêmes; les fonctions se distribuent entre les membres
de la famille dans des cadres assignés par la vocation et les études,
de façon que chacun fasse ce qu'il sait le mieux faire, soit pour
l'action, soit pour le conseil. C'est en industrie l'analogue de ces
tribus antiques où la richesse demeurait commune, même quand
le nombre des enfans et des alliés s'était accru. Ici encore, dans
une certaine proportion, le fonds reste commun ou tout au moins
n'emprunte rien au dehors : ainsi en est-il des immeubles et du ter-
rain sur lequel ils reposent, ainsi du mobilier, des instrumens, des
outils, des fonds de roulement, du matériel des ateliers 'accessoires;
230 REVUE DES DEUX MONDES.
dans l'ensemble et dans le détail, c'est strictement bien de famille,
propriété de famille. Pom' la recette comme pour la dépense, la
maison n'a point d'intérêts mêlés, de compte à rendre à personne;
dans ce qu'elle ordonne ou ce qu'elle défend, dans ses promesses
comme dans ses refus, quand elle s'engage ou se dégage, rien ne
la détermine que sa propre inspiration et sa propre volonté.
J'ai insisté sur cette situation, parce que c'est celle-là que di-
rectement ou indirectement les Allemands prétendent troubler. Ils
l'ont troublée d'abord par la violence morale qu'ils ont exercée sur
les consciences individuelles. Dans ces hauts rangs de l'industrie,
plusieurs chefs, et des plus considérables, ont été placés entre le
bien qui leur restait à faire et le mal, pour ne pas forcer le mot,
qu'on leur imposait, la responsabilité qu'ils encouraient en aban-
donnant, après de longues années passées ensemble, des auxiliaires
qui les avaient loyalement servis, et cette autre responsabilité en-
vers soi-même qui relève de sentimens d'un ordre supérieur. Plus
d'un cœur a saigné à l'aspect de ces visages depuis longtemps fami-
liers et qui exprimaient un regret mêlé de reproches, plus d'une
hésitation a dû naître en songeant qu'il y avait là un devoir à rem-
plir, et que par la force des choses il fallait y manquer. Ces auxi-
liaires n'étaient pas les seuls; il y en avait d'autres encore, nombreux,
intéressans, dans les bureaux, dans les comptoirs, même dans les
cliens habituels. Tel est le premier coup très direct, très grave que
les Allemands ont porté à ces sièges d'industrie, qui n'avaient connu
jusque-là que des encouragemens dans leur bonne fortune; ils enri-
chissaient le pays en s' enrichissant eux-mêmes, — qui donc en eût
pris ombrage et payé par des persécutions l'honneur et le profit que
la communauté en retirait? Et que serait-ce si, en optant pour la
France, ces chefs de maison s'étaient en même temps condamnés
à un exil qui les éloignerait du siège de leurs affaires !
Yoilà un premier trouble, le trouble direct; l'Allemagne en mé-
nage d'autres, non moins profonds, quoique indirects, à cette por-
tion du territoire alsacien. Par un retour d'opinion, elle commence
à sentir de quel poids pèseront sur des annexions irréfléchies les
industries considérables dont vivent les populations. C'est là, après
tout, une puissance qu'une occupation, si forte et si habile qu'on îa
suppose, n'ébranlera pas. Ce sont des relations, des habitudes
d'obéissance, des besoins de tutelle qui laisseront pour de longues
années encore, peut-être pour des siècles, le conquérant isolé dans
le pays conquis. Il n'y aura pas de révolte, point de conspiration,
non, il y aura une protestation silencieuse et une sorte d'affectation
de la part des natifs à se préserver de tout mélange. L'effet en est
déjà sensible; s'il persiste, ce sera deux peuples au lieu d'un, celui
l' ALSACE-LORRAINE DEPUIS l' ANNEXION. 231
qui exploite le sol ou l'industrie et celui qui les tient sous sa garde.
Quel parti prendre alors et qu'opposer à cela? Comment vaincre
cette résistance passive? Les moyens de police, on en a usé et abusé;
les promesses, on n'y croit plus; l'intimidation, ce serait se tromper
d'adresse avec des cœurs si résolus; la camaraderie militaire, elle
est à naître, et avec le petit nombre d'Alsaciens enrôlés elle ne
naîtra pas de longtemps. Que d'échecs en perspective! et ce serait
presque à désespérer d'une conversion même superficielle, si des
esprits à ressources n'avaient songé à un autre agent qui dompte
les sentimens les plus rebelles, l'esprit de spéculation.
Personne n'ignore quels ravages l'esprit de spéculation a faits en
Allemagne : c'est le dernier de ses triomphes, et c'est le seul dont
nous ayons à la féliciter; c'est aussi le seul soulagement qu'elle ait
procuré à la France, qui en a si longtemps souffert. Les hommes
d'affaires nous ont en partie quittés pour transporter leur industrie
sur ce nouveau théâtre. C'est notre or, paraît-il, qui les attire et
grise aussi les populations d'outre-Rhin. L'or a son ivresse comme
la gloire. Toujours est-il que jamais fièvre ne fut mieux caractéri-
sée; voici quinze mois au moins que Berlin et Francfort semblent
avoir pris les fonctions de commanditaire à titre universel (1). On
compte en Italie cinq ou six entreprises qui ont mis leurs offres à
profit sans compter des projets à l'état d'instruction ; on en connaît
d'autres en Espagne , d'autres en Autriche et en Hongrie; on va
glanant partout sur les traces d'un célèbre capitaliste belge qui,
chargé d'un trop lourd bagage, a tristement succombé sous le poids.
Gomment, dans ces débauches de la spéculation, n'aurait-on pas
songé à l'Alsace? Un pays riche, une contrée de choix, une acqui-
sition toute récente! Que de motifs pour vider de ce côté les four-
gons de l'indemnité de guerre ! On l'a proposé du moins, et quel-
ques comptoirs financiers ont servi, à ce qu'il semble, de porteurs
de paroles. Il s'agissait de transformer de grandes manufactures,
(1) Un journal de Berlin, le Berliner Boersenzeitung , a publié dans son numéro
du 29 septembre dernier la liste des établissemens de crédit qui ont été fondés dans
cette ville pour prêter les mains à des combinaisons de spéculation industrielle; il y
a même ajouté le bénéfice présumé de chacun de ces établissemens. Nous donnons ces
renseigncmens sous toute réserve et sans commentaire. Voici les noms et les annota-
tions des journaux : Berliner Hoh-comptoir, premier semestre, 30 pour 100; — Dis-
conlo-Commandit, dividende pour 1872, 30 pour 100; — Elbinger Fabrik, gain déjà
réalisé, 300,000 thalers; — Léopolds-Hall, 20 pour 100 pour tout l'exercice; — Bir-
kenwerder Aktien, dividende certain, 30 pour 100; — Central- Bank, dividende,
20 pour 100; — Disconto-Commandit, 86 pour 100; — Nordend-Aklien , 200 thalers
par action; — jp/èinger Aktien, 25 pour 100; — Hamburger Wagenhall, 25 pour 100; —
Bauverein Born, 40 pour 100. — Dividendes, primes, ce sont les mêmes folies que
chez nous naguère; on sait où elles aboutirent.
232 REVUE DES DEUX MONDES.
qui appartiennent en nom à des possesseurs bien connus, en éta-
blissemens anonymes dont le capital, divisé en actions, n'aurait
soulevé aucun voile ni attribué d'importance à aucune individualité.
Çà et là ces offres furent colportées en y ajoutant, comme dernier
moyen de séduction , qu'un acquiescement serait vu avec faveur
dans le nionrle officiel. On ne se montrait d'ailleurs difficile ni sur
le prix des choses, ni sur les modes de paiement, pourvu que le
marché supprimât la notoriété des noms, et aboutît à l'anonymat.
On devine quel accueil ont fait à ces ouvertures, si tant est qu'on
ait osé les leur faire, les fils et petits-fils des hommes qui ont été
les parrains de Mulhouse, quand elle devint française. La réponse,
dans tous les cas, n'eût pas été douteuse. Leurs noms! mais c'était
pour eux un titre héréditaire et le meilleur instrument de leur for-
tune; ils auraient renié leurs ascendans et se seraient reniés eux-
mêmes ; point de recrue dès lors à enrôler de ce côté. L'esprit de
spéculation ne désarma point pour cela; il lui fallait une proie,
plusieurs proies même parmi les établisscmens de Mulhouse, et, ne
les trouvant pas dans la première catégorie, il passa à la seconde,
puis à la troisième. Ce calcul était habile; les consciences chance-
lantes et les existences douteuses capitulèrent plus aisément, et,
amplement défrayées, en passèrent par les conditions qu'on leur
imposa. L'une de ces conditions fut quelquefois de doubler, de tri-
pler même leur capital constitutif; il s'agissait, disait-on, d'ac-
croître dans une proportion égale les moyens d'exploitation des
nouveaux ateliers, d'en changer la nature ou d'en perfectionner
les élémens. On voulait les rendre plus forts, mieux armés pour la
lutte, plus menaçans pour leurs rivaux. Ces rivaux, on les devine:
ils se désignaient d'eux-mêmes comme un embarras à supprimer.
C'était le trait du Parthe lancé contre les anciens établissemens,
tenus décidément pour irréconciliables, un moyen de les amener à
merci, ou tout au moins de multiplier autour d'eux les germes de
désorganisation. La campagne commence à peine, et il faudra en
étudier les suites. Le fond des choses est un avertissement pour
ce qui est réfractaire, et une avance pour ce qui se montrera ac-
commodant.
Tous ces moyens, dans leur raffinement, ont une portée qui ne
peut échapper à personne; c'est la lutte des influences qui s'en-
gage, et elle prendra dans l' Alsace-Lorraine des formes qui se mo-
difieront suivant les lieux, suivant les temps, suivant les circon-
stances, suivant les personnes. Pour détacher les classes qui vivent
soit de la culture du sol, soit d'un travail manuel, forcément il
faudra lutter contre leurs instructeurs ordinaires, le clergé dans les
campagnes, les patrons dans les villes industrielles. Des deux côtés.
LALSACE-LORnAINE DEPUIS LANNEXION. 233
la lutte sera sérieuse, et le dénoûment n'est point f;icile à prévoir.
Tout ce que j'ai pu recueillir sur la population des campagnes s'ac-
corde en ceci, que les répugnances pour l'annexion prennent le tour
d'une querelle religieuse et en ont l'animosité. Seulement, entre
les communes catholiques et les communes protestantes, il y a plus
que des nuances, il y a des contrastes, si bien qu'à un jour donné
elles pourraient obéir à des mots d'ordre dilTérens ; mais sur tout
ceci les renseignemens ne sont encore ni bien complets ni bien
sûrs, il convient de ne les accueillir qu'avec réserve. Pour les ou-
vriers des fabriques, le cas est différent; les données sont certaines,
les informations précises, et, pour Mulhouse surtout, des plus satis-
faisantes que l'on puisse souhaiter.
Pas plus que d'autres, ces populations n'avaient pourtant résisté
aux vertiges d'ambition et à l'esprit de désordre qui se sont emparés
des ouvriers depuis une dizaine d'années, et dont le dernier mot est
venu aboutir à Paris dans des flots de sang et des amas de ruines.
Quelques mois avant la guerre, Mulhouse avait ses grèves comme
Bischwiller, et lassait en Alsace les entrepreneurs d'industrie par les
prétentions qui se produisaient sous la dictée des sociétés secrètes.
C'était tantôt sur le prix des salaires, tantôt sur les heures de tra-
vail, que s'élevaient ces querelles, où les patrons avaient constam-
ment le dessus. Presque toutes se terminaient par quelques rixes
avec la police et l'emprisonnement de quelques mutins. Au fond,
l'ouvrier n'avait guère le goût de ces échauffourées, et ne s'y prêtait
que par déférence pour ses conseillers; dès qu'il le pouvait, il si-
gnait sa paix avec le patron et reprenait le harnais de misère. Gela se
passait ainsi des semaines et des mois en brouilles suivies de rac-
commodemens. Naturellement personne ne gagnait à ces manèges.
En homme qui réfléchit et sait calculer, l'ouvrier semait bien que
tout n'était pas bénéfice dans des joutes avec plus fort que soi; il
avait vu pendant le chômage son épargne fondre à vue d'œil, sa
famille pâtir, et au bout du compte il retombait sur sa même paie
plutôt diminuée qu'accrue et sur les mêmes conditions de durée
pour son travail; mais il avait obéi au mot d'ordre donné de loin,
fait ni plus ni moins que ses camarades, et comme eux conduit
à fond la campagne ordinaire contre le capital. S'il avait dissipé
son argent, il était en règle avec l'opinion, c'était une satisfaction
suffisante, et à l'occasion il était prêt à recommencer. De combien
d'ouvriers n'est-ce pas là l'histoire, et combien de grèves n'ont pas
d'autre dénoûment!
La guerre venue, une trêve forcée coupa court à ces disputes dé-
sormais sans objet, une portion des ouvriers courut aux armes, les
autres restèrent quelque temps inoccupés. Ce fut pour tout le
234 REVUE DES DEUX MONDES.
monde l'heure des réflexions. Des deux côtés, on comprit qu'il pou-
vait s'agiter des questions plus graves que la durée du travail des
mains et la quotité des salaires. Les événemens devenaient de plus
en plus sombres. Il n'y avait plus de sécurité au dehors ni pour les
vies ni pour les biens, plus d'autre droit que la force, plus d'autre
forme de contrat que l'épée. De toutes parts éclataient les calamités
de la guerre. A ce spectacle, ouvriers et patrons furent saisis d'un
même sentiment; ils confondirent et oublièrent leurs griefs dans
une réconciliation tacite. Quand avec la paix le travail se fut ra-
nimé, il ne vint à l'esprit de personne de toucher à ce pacte, issu
d'une angoisse commune et qui n'avait de garantie que dans un
consentement qui y survivait. Il semblait qu'il n'y eût plus alors
qu'une âme dans cette population livrée naguère à beaucoup de
dissentimens, qu'un seul intérêt au lieu de tant d'intérêts qui pa-
raissaient inconciliables. Le deuil d'une défaite et le poids d'une
oppression avaient opéré ce miracle. Depuis plus de deux ans, ce
miracle dure, et on peut dire que les effets n'en sont point affaiblis.
Pas une récrimination, pas une plainte; jamais l'atelier n'a été plus
suivi, ni la place publique plus tranquille. On se sent bien d'accord,
grands et petits, pour courir en commun les mêmes chances, souf-
frir des mêmes douleurs et partager la même fortune.
Yoilà où en sont les ouvriers d'Alsace, rendus à leur bonne na-
ture par les amertumes de l'occupation allemande. Il n'est plus à
craindre qu'ils échappent aux mains des vaincus pour aller grossir
le cortège du vainqueur. A les voir dans les rues, on reconnaît sur-
le-champ où les portent leurs affections et leurs répugnances. C'est
qu'aussi les pamphlétaires de l'Allemagne ne les ont guère ménagés;
il en est même qui ont épuisé à leur sujet le vocabulaire des in-
vectives. Le parti évangélique n'y a pas mis plus de réserve que le
parti militaire; tous deux font assaut de brutalités, témoin cette
sortie de M. Henri de Treitschke : « en méprisant la volonté des
Alsaciens, nous faisons ce que nous commande l'honneur alle-
mand, » et plus loin : « la nouvelle province récalcitrante forti-
fiera la tendance unitaire de notre art gouvernemental; cet exemple
forcera tous les gens avisés à se serrer fidèlement sous notre forte
discipline autour de la couronne de Prusse; ce gain est d'autant
plus précieux qu'il est toujours possible qu'un nouvel essai de
république à Paris attire les regards admiratifs de nos radicaux
allemands. » Notez que les gens avisés dont parle l'auteur sont
les Bavarois et les Wurtembergeois, et qu'on se propose de fus-
tiger l'Alsace pour mettre ces deux peuples à la raison. Il est vrai
que, si M. de Treitschke accommode ainsi les Alsaciens, M. Schrœ-
der, premier prédicateur de la cour, ne nous épargne pas da-
l'alsace-loreaine depuis l'annexion. 235
vantage. Écoutons ce parallèle entre les Prussiens et nous. « Le
peuple allemand s'est montré comme le peuple de Dieu. Suivant
l'exemple donné par son chef, l'empereur allemand, il est parti
pour la guerre avec Dieu, après s'être humilié devant lui dans la
pénitence et dans la prière. Sur le champ de bataille et de victoire,
il a entonné ses vieux cantiques. Chaque soldat porte sur lui son
petit livre de cantiques de campagne... Dans les havre-sacs de la
plupart des Français vaincus ou tués, on n'a trouvé que de sales
écrits ou des lettres lascives; jamais un livre sérieux, moral, et en-
core moins un livre de prières (1). » Que cette modestie et cette
charité sont évangéliques, et que ce langage sied bien à un prêtre!
Quelle conclusion tirer de tout ceci? Une espérance qui nous est
commune avec M. Schuré, auteur d'une protestation éloquente
contre les annexions, c'est que tôt ou tard on sentira que l'Alsace-
Lorraine, dans son démembrement, manque à l'Europe autant
qu'à la France. Unie à nous, elle représentait la fusion des deux
races, elle était la preuve vivante de l'alliance possible entre leurs
génies si divers, entre leurs langues et leurs littératures. L'Alsace
ouvrait à la France une perspective sur l'Allemagne, et à l'Alle-
magne une perspective sur la France. Elle était en même temps une
garantie que la distribution des forces en Europe ne subirait pas
de trop graves altérations. Dans l'état actuel, quelle puissance pe-
tite ou grande peut se dire en sûreté? Où est la garantie qui existe
pour la Belgique, la Hollande, la Suisse, le Luxembourg plusieurs
fois menacé? Il est vrai que l'enfant terrible des annexionistes ,
M. de Treitschke, s'est efforcé de rassurer tout ce monde en ajou-
tant d'un ton protecteur : « Nous daignons souffrir que la Suisse
reste indépendante. » C'est un fier langage et une condescen-
dance bien hautaine; mais où est la caution? Le mot de la v-eille
peut être démenti le lendemain. L'évidence du moment, c'est que
les faibles restent à la merci du fort, dont la main ne quitte pas
la garde de son épée, et qui en est toujours, dans son allure et ses
préparatifs, à la veillée des armes. La menace est là comme un des
satellites de la paix pour en donner la vraie signification. L'Europe,
pour son repos comme pour sa dignité, est mise en demeure d'y
réfléchir; si elle persiste dans son système de désistement, il n'y
restera bientôt plus debout que les états auxquels, dans sa magna-
nimité, l'empire d'Allemagne aura fait grâce, ou, comme dit avec
un dédain de gentilhomme M. de Treitschke , qu'il aura daigné
souffrir.
Louis Reybaud.
(1) Le Protestantisme et la guerre de 1S70, par M. Lichtenberger,
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 octobre 1872.
Le déclin de l'automne, d'un automne pluvieux et froid, va marquer
la fin des vacances politiques. D'ici à peu de jours, l'assemblée, qui est
la représentation souveraine de la France, va se retrouver à Versailles,
où le gouvernement l'a déjà devancée et l'attend. Tout est calme en
définitive, rien ne révèle une agitation menaçante. Des pérégrinations
démocratiques qui ont fait un bruit momentané sans émouvoir sérieu-
sement le pays, il n'en est plus même question ; c'est à peine si on
s'occupe encore des élections qui ont eu lieu tout récemment. La der-
nière lettre que M. le comte de Chambord a cru devoir écrire date de
quelques jours tout au plus, et elle est déjà oubliée. Épîtres, discours,
factums, manifestes, se sont succédé; ils ont tourbillonné comme les
feuilles d'automne et ont disparu comme elles. On ne peut pas dire que,
pendant ces trois mois qui viennent de s'écouler, la situation générale
ait sensiblement changé, qu'il se soit produit dans le pays un mouve-
ment précis, déterminé, impérieux, et cependant, on en a le pressenti-
ment vague, on le comprend, cette session nouvelle qui va s'ouvrir doit
avoir une importance particulière; il y a des questions qui se présente-
ront nécessairement d'elles-mêmes et qui devront être résolues, parce
que les jours et les semaines s'écoulent, parce qu'on marche à grands
pas vers l'heure où l'occupation étrangère cessera de peser sur nos
malheureuses provinces, parce qu'enfin il est de la plus simple pré-
voyance patriotique de ne pas attendre le dernier instant, au risque
d'être surpris par les événemens et de tomber dans l'imprévu. Les
députés sont partis il y a trois mois, ils vont revenir maintenant re-
posés et éclairés. Ceux qui n'ont pas un parti pris d'avance et des idées
systématiques ont pu étudier le pays, interroger les mouvemens de
l'opinion; ils savent ce qui est possible, ce qui répond aux intérêts,
aux instincts publics. Assurément, même en admettant un concours suf-
REVUE. — CHRONIQUE. 237
fisant de bonnes volontés sincères et désintéressées, ce ne sera pas fa-
cile d'arriver à des combinaisons qui puissent mettre d'accord tant
d'opinions diverses; mais il y a une chose qui domine tout : c'est la
nécessité, et le patriotisme doit faire le reste.
Qu'est-ce donc après tout que la politique, si ce n'est la recherche de
ce qui est possible dans une siiuaiion aussi complexe et aussi doulou-
reuse que celle où se débat notre pays depuis deux ans? Ce qui est
possible aujourd'hui, on le sent, on le voit, c'est évidemment la régu-
larisation de ce qui existe, c'est l'affermissement d'un régime qui a
donné à la France la paix extérieure, la paix intérieure, et qui au mi-
lieu des dilficLillés les plus inextricables a entrepris cette œuvre im-
mense de la libération du teniioire. Comment ce régime peut-il être
affermi et régularisé? C'est l'assemblée qui l'a créé sous l'influence des
plus pressantes nécessités publiques, c'est par l'assemblée qu'il peut
prendre un caractère plus précis ou plus définitif, si l'on veut. Qu'il s'ap-
pelle la république conservatrice ou la république sans épithète, cela
importe vraiment assez peu. L'essentiel est que ce soit un régime pro-
tscteur de toutes les sécurités et de tous les intérêts, ayant en lui-même
une force de préservation contre tous les entraînemens et tous les excès.
Tel qu'il est, tel qu'il peut être constitué, ce régime a cela pour lui qu'il
est le seul possible au moment où nous sommes, qu'il existe déjà, qu'il
n'y a qu'à se servir des moyens dont on dispose pour l'organiser sans
secousse, sans ébranlement, sans exposer le pays à des crises nouvelles
en face de l'étranger, sans braver le péril d'une dissolution prématurée
de l'assemblée.
Est-ce qu'on peut faire autre chose aujourd'hui? Est-ce qu'il y a un
autre mo^eii séiieux et pratique de procéder dans les conditions où se
trouve la France? Oui, sans doute, disent les uns, le moyen existe, on
peut faire mieux que la république, on peut restaurer la monarchie. La
question est de savuir comment on ferait pour restaurer cette monarchie,
qui depuis deux ans s'épuise à se discréditer par son impuissance que-
relleuse et à gaspiller les chances qu'elle a paru avoir un instant. D'hon-
nêtes légitimistes ont souvent accusé M. Thiers et ils l'accusent encore
d'être le plus grand obstacle au rétablissement de la royauté tradition-
nelle. M. Thiers, il esi vrai, ne s'est jamais donné pour un légitimiste
d'une irréprochable orthodoxie, et au milieu des travaux qui l'assiègent
il n'a peut-être pas eu le temps de songer beaucoup à une restauration
de la monarchie traditionnelle; mais sûrement ce n'est pas lui qui de-
puis deux ans a fait le plus de mal à la cause de la royauté. Si cette
cause a été compromise, elle l'a dû surtout aux royalistes ei à M. le
comte de Chambord lui même. Personne au monde ne peut mécou naître
la loyale honnêteté, l'élévation des sentimens d'un prince qui supporte
si noblement l'exil depuis quarante-deux ans. Il faut bien l'avouer ce-
238 REVUE DES DEUX MONDES.
pendant, chacun de ses manifestes est une bataille perdue pour sa cause,
et la dernière lettre qu'il vient d'adresser à un de ses amis, membre de
l'assemblée de Versailles, n'est point certes de nature à lui ramener la
victoire. Voilà un prince qui ne dirait pas, à l'exemple de son aïeul
Henri IV, que la France et Paris valent bien une messe, ou, si l'on veut,
un mot d'amitié à la société moderne; il ne transige pas quant à lui, il
s'enferme dans le droit, dans le sentiment religieux de la mission pro-
videntielle qu'il s'attribue. Il reste immuable, impassible sur son haut
promontoire de la légitimité, attendant que la mer vienne le reprendre;
mais la mer ne monte plus jusque-là. La France, telle que ce prince hon-
nête et aveuglé croit la voir, telle que ses amis la lui représentent sans
doute, cette France n'existe pas; cette royauté sacerdotale dont il garde
l'idéal n'a plus de place dans notre monde, et M. le comte de Chambord
semble le comprendre, puisque visiblement il ne croit plus aux moyens
humains pour une restauration , qu'il désire peut-être moins que ses
partisans, « Le jour du triomphe est encore un des secrets de Dieu, »
dit-il, et il est certain qu'il n'y a rien à objecter à cela. M. le comte de
Chambord a écrit sa lettre pour protester une dernière fois contre les
tentatives d'organisation constitutionnelle qui se préparent; mais il ne
dit ni ce qu'on pourrait faire, ni comment on pourrait le faire. Le
manifeste d'Ebenzweyer est une protestation, ce n'est pas une solution
au milieu des difficultés qui nous pressent.
Cette solution nécessaire, où est-elle cependant? Est-ce qu'on peut la
chercher dans une crise intérieure imprudemment provoquée, dans un
appel au pays lui-même par une dissolution de la chambre, par l'élection
d'une assemblée nouvelle qui arriverait avec la mission particulière da
constituer, d'organiser un gouvernement? Où donc est la nécessité de se
jeter dans de telles aventures au moment où nous aurions besoin de
mettre la plus extrême mesure dans nos actions et même dans nos paroles?
Assurément l'assemblée qui existe aujourd'hui n'est point éternelle, elle
ne vivra pas au-delà du terme qui lui est naturellement assigné. Sa rai-
son d'être est dans les circonstances d'où elle est sortie et avec lesquelles
elle disparaîtra. Jusque-là, elle doit rester à son poste, elle doit vivre,
son existence est liée à cette œuvre de la libération du territoire qui se
poursuit laborieusement. Voulût-elle se dissoudre, elle ne le pourrait
pas sans déshonneur pour elle, sans danger pour le pnys. Qu'on y ré-
fléchisse un instant : imagine-t-on une crise électorale s'ouvrant au-
jourd'hui ou dem.ain, le gouvernement battu en brèche dans la lutte,
toutes les passions se donnant rendez-vous, tous les partis relevant leurs
drapeaux, l'agitation survivant sans doute au scrutin, et tout cela pen-
dant que les Allemands sont dans nos villes et dans nos campagnes, at-
tendant la fin de cette meurtrière aventure! M. Louis Blanc, qui tient à
r^^prendre son rang dans le radicalisme agitateur, juge celte considération
REVUE. — CHRONIQUE. 239
fort puérile, il trouve que c'est une insigne faiblesse de se préoccuper des
Prussiens, qui n'ont pas le droit de se mêler de nos affaires. Ce qui est
puéril, malavisé, c'est de ne pas tenir compte des circonstances, c'est
de s'imaginer naïvement que la France aujourd'hui peut perdre im-
punément trois mois en agitations stériles. Sans doute, comme le dit
M. Louis Blanc, le crédit de la France est considérable, il a suffi à
tout, il doit jusqu'au bout suffire à tout; mais ce crédit lui-même ne
vit et ne se soutient que par le travail, par la sécurité, et ce n'est pas
au milieu des incertitudes, des confusions d'une crise toujours redou-
table, que le pays peut travailler, que le gouvernement peut combiner
tous les moyens nécessaires pour hâter ou assurer la libération du ter-
ritoire. Quelle raison y a-t-il d'aller au-devant de ces périls? Les radi-
caux se défient de l'assemblée actuelle, voilà toute la question; déjà ils
s'étudient à mettre en suspicion tout ce qui pourra être fait par elle,
même pour l'établissement de la république, et ils ne voient pas qu'en
déclinant l'autorité de cette assemblée librement élue, c'est l'autorité
même de la souveraineté nationale qu'ils déclinent. La chambre de Ver-
sailles peut ne pas leur plaire, c'est possible; croient-ils par hasard
qu'une chambre où ils domineraient ne soulèverait aucune protestation
et serait considérée par tout le monde comme la représentation fidèle
de la volonté nationale? La vérité esi qu'entre l'impossibilité d'un re-
tour à la monarchie et le danger des agitations où le radicalisme cherche
une victoire de surprise, il n'y a qu'un moyen pratique, efficace, c'est
que l'assemblée elle-même se décide prudemment à régulariser le ré-
gime que les événemens ont fait à la France, en l'entourant de toutes
les garanties qui peuvent lui imprimer le caractère d'un régime de libé-
rale conciliation.
Au fond, c'est là visiblement la direction de l'opinion. Le pays ne de-
mande rien de plus ; il se rattache par instinct, par bon sens à ce qui
existe, et les élections qui viennent d'avoir lieu, qui ont été un instant
l'objet de tant d'interprétations, de tant de commentaires, ces élec-
tions , interrogées en toute impartialité , n'ont point un autre sens.
N'est-il pas clair d'abord qu'elles ne révèlent aucune tendance parti-
cuhèrement monarchique? Même dans le Morbihan, où le candidat de
l'opposition a triomphé, le vote semble avoir eu un caractère religieux
encore plus que politique. Dans les autres départemens, les nouveaux
élus sont républicains, ils se sont présentés comme tels ou ils ont fait
acte d'adhésion à la république. Le résultat est-il cependant aussi simple,
aussi décisif qu'on le dirait, et les radicaux ont-ils surtout le droit de
triompher du dernier scrutin? Il faudrait s'entendre. Qu'on remarque
ce fait au moins caractéristique : ce sont des républicains qui ont été
nommés, mais tous, ou presque tous, ils ont commencé par protester de
leur adhésion au régime actuel, au gouvernement de M. Thiers, à la ré-
2/l0 REVUE DES DEUX MONDES.
publique conservatrice. M. Nioche, élu dans l'Indre-et-Loire, a renou-
velé ses protestations même après le vote. L'élu du Calvados, M. Paris,
s'était prononcé dans sa profession de foi avec une vivacité des plus
énergiques. Le nouveau député de l'Oise, M. Gérard, ancien représen-
tant de 1840, avait marqué d'avance sa place dans le centre gauche.
Dans la Gironde également, un candidat qui n'avait d'autre titre que
d'avoir été exilé en 1852 et qui a été soutenu par les radicaux, M. Ca-
duc, a cru devoir se mettre sous le pavillon de M. Thiers.
A Alger, M. Crémieux a pris la cocarde de républicain conservateur,
de sorte qu'on ne voit pas bien en quoi consiste cette victoire électo-
rale que les radicaux ont revendiquée si bruyamment. S'ils ont triomphé,
comme ils l'ont dit, ils n'ont certainement pas triomphé par eux-mêmes,
ils se sont glissés à la suite du gouvernement, dont ils se sont proclamés
les amis et les défenseurs, en dissimulant leur propre drapeau. Ce n'est
pas là le seul fait significatif dans les élections. Si modérés qu'ils soient,
ces nouveaux députés républicains n'ont pas réussi sans quelque diffî-
cujté. Dans l'Indre-et-Loire, M. Nioche a élé serré de près par M. Paul
Schneider; un déplacement de quelques centaines de voix changeait le
résultat. Dans le Calvados, les concurrens de M. Paris ont réuni plus de
suffrages que M. Paris lui-m.ême. Jusque dans la Gironde , le scrutin a été
assez étrange. M. de Forcade La Roquette, malgré les souvenirs qui le
rattachaient au régime impérial, malgré son titre d'ancien ministre de
l'empire, M. de Forcade est arrivé au chiffre de 50,000 voix. Ces résultats
ne laissent pas d'être assez curieux; on peut les méditer avec fruit et
voir surtout le danger d'offrir par des divisions des facilités inespérées
au bonapartisme.
Qu'en faut-il conclure? C'est évidemment une illusion de triompher
ou de s'alarmer d'un vote qui n'est après tout que l'expression de l'in-
cerlitude des esprits et des opinions. En réalité, c'est un pays assez per-
plexe, qui vote ou qui croit voter pour un gouvernement auquel il doit la
paix et la sécurité. Fatigué, excédé de révolutions, il ne se met pas à la
suite d'un parti dont la victoire serait le signal de révolutions nouvelles,
il se prononce par une sorte d'instinct pour ce qui existe; il n'éprouve
pas le besoin de changer de condition, surtout quand on lui parle de re-
venir à une monarchie qui représente à ses yeux tout un ordre évanoui,
il demande tout simplement qu'on lui donne un régime régulier et sensé
qui le ))rotége dans son repos, dans son travail. Voilà ce que veulent
dire les élections dernières; elles signifient le repos dans la république,
puisque la république existe, et ce que le pays demande, il faut le
lui donner. Comment le lui donnera-t-on, si ce n'est par un certain
nombre de mesures, qu'on appellera constitutionnelles si l'on veut, qui
dans tous les cas tranchent des questions toujours irritantes, toujours
menaçantes, en imprimant un caractère plus définitif à ce qui n'a été
REVUE. — CHRONIQUE. 2A1
depuis deux ans qu'une trêve souvent agitée, quoique volontairement
acceptée?
Et d'abord on a l'avantage d'entrer dans cette voie avec un esprit
éclairé par une longue et cruelle expérience. On sait désormais ce que
valent ces constitutions écrites qui ont la prétention de tout résumer en
quelques articles et de fixer irrévocablement l'avenir. La France a eu
depuis quatre-vingts ans une douzaine de constitutions de toutes les
couleurs, de toutes les nuances, de toutes les dimensions, constitutions
impériales, royales, consulaires, républicaines, despotiques, libérales.
Qu'en est-il resié? Elles ont disparu comme elles étaient venues, dans
un coup de vent. Elles forment aujourd'hui une assez curieuse collec-
tion pour ceux qui veulent faire des études rétrospectives sur le droit
politique. Où donc est aujourd'hui la nécessité de recommencer cette
histoire? La vraie constitution de la France est dans nos mœurs, dans
nos institutions civiles et sociales. Le reste n'est que l'organisation d'un
mécanisme de gouvernement adapté au principe de la souveraineté na-
tionale, et qu'est-ce qui empêche de coordonner ce mécanisme en dé-
brouillant un peu la confusion oii l'on se débat depuis près de deux ans?
On sent bien que le moment approche où ces questions s'imposeront,
déjà des projets de toute sorte se préparent; en définitive, ils tournent
autour de deux ou trois idées. La présidence, telle qu'elle existe, a besoin
évidemment d'être modifiée. On est allé au plus pressé, on a remis le
pouvoir entre les mains de l'homme que tout désignait à la confiance pu-
blique, dont l'expérience, le patriotisme, la fertile activité, étaient des ga-
ranties pour la France. On l'a nommé chef du pouvoir exécutif, président
de la république; mais cette présidence est en quelque sorte une situa-
tion personnelle, une prééminence consulaire plutôt qu'une autorité dé-
finie : elle n'a aucune durée précise, et à la rigueur, d'après la loi Rivet,
elle devrait disparaître avec la chambre dont elle est l'émanation, de
telle sorte que le pays pourrait se trouver un jour sans assemblée et
sans gouvernement. Voilà le fait. On a parlé de décerner la présidence
à vie à M. 7'hiers. Cette idée, on peut l'assurer, ne vient point de M. le
président de la république, et elle ne lui sourit nullement malgré tout
ce qu'elle peut avoir de flatteur. Elle ne remédierait à rien, et elle
risquerait de créer des confusions qui ne seraient peut-être pas sans
danger. Ce qu'il y aurait de plus simple sans doute, ce serait de don-
ner à la présidence une durée de quatre ans avec faculté de réélection,
et de compléter l'institution présidentielle par une vice-présidence qui
écarterait d'avance tout péril d'interrègne et de crise en cas d'accident.
Dans quelles conditions pourrait-on établir cette vice-présidence? Celui
qui l'exercera sera-t-il élu expressément par la chambre, ou bien le
président même de l'assemblée restera-t-il chargé de prendre éventuel-
lement le pouvoir exécutif? Ces questions peuvent avoir quelques côtés
XOME cil. — 1872. li)
2à2 REVUE DES DEUX MONDES.
délicats; elles ne sont point insolubles dès qu'on les abordera sans ar-
rière-pensée, et, cette constitution du pouvoir exécutif une fois définie,
un grand pas, un pas décisif sera fait dans la voie d'une organisation
sérieuse.
Ce n'est pas tout évidemment. Il y a deux questions qui se présen-
tent d'elles-mêmes, dont la solution est peut-être un peu moins pres-
sante, mais qui devront nécessairement être résolues. La première de
ces questions est la constitution d'une seconde chambre. Un jour, sous
l'empire, nous nous entretenions justement de cette question d'une se-
conde chambre avec un homme qui est aujourd'hui dans le parti radi-
cal, qui a toujours été républicain. 11 avouait qu'en ISkS il était partisan
d'une chambre unique, niais que depuis ses idées s'étaient modifiées,
qu'il admettait l'utilité d'une seconde assemblée, et, comme on lui de-
mandait pourquoi il avait changé d'opinion, il répondait simplement :
« parce que j'ai vingt ans de plus. » Il disait vrai, c'est la raison la plus
naturelle et la plus philosophique à la fois de la nécessité d'une seconde
assemblée, parce qu'on ne voit pas les choses de ce monde du même
œil à tous les âges. II y a une expérience que donnent le temps, l'étude,
le maniement des intérêts du pays, et cette expérience, cette maturité
si l'on veut, c'est justement une seconde chambre, de quelque nom
qu'on la nomme, qui peut la représenter dans les grandes délibérations
sur les affaires publiques. La difficulté est toujours sans doute de trou-
ver les élémens de cette seconde assemblée dans un pays où il n'y a pas
des traditions d'aristocratie politique comme en Angleterre, des condi-
tions particulières de vie locale comme aux États-Unis ou en Suisse. Il
n'est pas moins vrai que c'est la seule garantie qui existe jusqu'ici contre
les entraînemens et les tyrannies possibles d'une assemblée unique.
D'ailleurs, une fois le principe admis, cette difficulté n'est point elle-
même insoluble. Les élémens d'une seconde chambre, ils existent dans
les conseils-généraux, dans la haute magistrature, dans l'armée, dans
les compagnies savantes, même dans la grande propriété ou dans l'in-
dustrie, dans tout ce qui peut offrir en un mot la triple garantie de
l'indépendance, de l'expérience et du savoir.
La seconde question qui reste à résoudre et qu'il faudra bien abor-
der, c'est la loi électorale : non pas que par un excès de susceptibilité
conservatrice on puisse songer à revenir à quelque chose comme la loi
du 31 mai 1850, qui a si étrangement servi de prétexte au coup d'état
du 2 décembre 1851. Nullement, le suffrage universel existe, et ce
qu'il y a de mieux c'est de vivre avec lui, en l'éclairant autant que
possible, en le mettant en garde contre les pièges où il peut tomber;
mais ce qui est essentiel, ce qui ne ressemble en aucune façon à une
violation directe ou indirecte du droit de suffrage, c'est de ramener la
vérité, la sincérité dans la représentation publique, et de ne point lais-
REVUE. — CHRONIQUE. 243
ser le pays exposé à ces coups de vent des scrutins de liste, qui met-
tent le hasard dans les élections, qui ne sont, à tout prendre, que le
plébiscite, sous une forme un peu moins violente, dans le cercle d'un
département. En définitive, de quoi s'agit-il? Les républicains sincères
et prévoyans devraient être les premiers à demander cette réforme et
toutes celles dont on parle aujourd'hui, car enfin, si l'on veut que la
république vive, il faut qu'elle cesse d'être un ouragan comme elle Ta
été si souvent dans son passage à travers notre existence nationale; il
faut qu'elle devienne une institution paisible et pratique, qu'elle entre
dans les faits et dans les mœurs, qu'elle offre des garanties contre les
dangers de mobilité et de perturbation dont elle porte en elle-même le
redoutable germe.
Une des choses les plus plaisantes, c'est le t!bn mélancolique que pren-
nent, depuis quelque temps surtout, les chefs et même les dieux infé-
rieurs du radicalisme, pour se plaindre de tout ce qu'ils ont eu à dévorer,
des déboires qui leur ont été infligés pendant ces deux dernières années.
M. Louis Blanc le disait, il y a peu de jours encore, avec un attendris-
sement des plus touchans. Les radicaux sont malheureux, ils ont été
obligés plus d'une fois de réprimer leurs intempérances, de retenir leurs
programmes, leurs discours, leurs propositions, leurs interpellations; ils
se sont vus condamnés à se taire quand ils avaient tant envie de par-
ler! Mais ne voient-ils pas que, si la république vit encore, c'est peut-
être justement parce qu'ils ne l'ont pas gouvernée, parce qu'ils ont été
contraints par les circonstances à cette modération qui leur pèse ? Vrai-
semblablement, s'ils avaient eu toute liberté, c'eût été bientôt fini; la
crise eût été violente sans doute, elle aurait fini comme toutes les crises
de ce genre. L'anarchie eût enfanté quelque dictature, et une fois de
plus la république aurait été perdue par ceux qui se prétendent ses vrais
et uniques serviteurs. Elle vit, parce qu'elle a été sagement protégée
contre ses excès, parce qu'il s'est trouvé là un homme qui a su se ser-
vir de ce régime pour relever, autant qu'il l'a pu, un pays qui venait de
tomber mutilé et sanglant dans la poussière. Elle ne s'est maintenue, en
un mot, et elle ne peut se maintenir que par cette politique de ména-
gement et de prudence que rendent nécessaire les circonstances exté-
rieures autant que les complications intérieures. C'est assurément un
fait curieux et qui dénote la singulière idée que les radicaux se font de
la vie d'un pays. Dès qu'ils aperçoivent un certain calme, une certaine
paix, dès qu'ils voient qu'on se remet à traiter les affaires pour elles-
mêmes, à résoudre simplement les questions sans mettre partout l'agi-
tation et la violence, il leur semble que ce n'est plus la république,
qu'on leur a pris leur régime préféré. Pour que la république existe à
leurs yeux, il faut qu'ils puissent se déchaîner, remuer les passions, se
répandre en discours enflammés, sans s'inquiéter des résultats de cette
2Ml REVUE DES DEUX MONDES.
politique de sédition et d'excitation. Malheureusement, si ce système a
souvent de désastreuses conséquences dans notre vie intérieure, il est
parfois plus dangereux encore au point de vue de notre situation exté-
rieure.
Il faudrait bien se dire que nous ne sommes pas dans des conditions
ordinaires, que toutes les polémiques ne sont pas sans péril. On vient
de s'en apercevoir tout récemment encore par un incident des plus pé-
nibles, par cette lettre que M. le maire de Nancy s'est vu obligé d'é-
crire à notre plénipotentiaire au camp allemand, M. de Saint-Vallier,
pour se plaindre de la situation cruelle où les polémiques de certains
journaux placent les habitans des départemens occupés qui « paient sans
se plaindre la rançon de la France en restant jusqu'au bout le gage de
cette rançon, » et en demeurant exposés aux contre-coups de l'irritation
produite chez les Prussiens par des articles irréfléchis. M. le maire de
Is'ancy dit avec tristesse une parole qu'on devrait avoir toujours pré-
sente. « Le seul moyen en ce moment pour la France de nous témoigner
ses sympaihifs, c'est de nous aider par une sage prudence à supporter
jusqu'au bout, sans secousses violentes, les charges d'une occupation
que l'exagération de certains sentimens ne ferait que prolonger. » Aussi
tout nous rappelle à chaque instant une situation douloureuse, et ce se-
rait bien le moins que l'administration de la guerre ne se mît pas, elle
aussi, de la partie, pour nous faire sentir ce cruel déboire en envoyant
sans précaution siiflisante à Châlons des soldats qui se trouvent exposés
à être désarmés par les Prussiens. C'est bien assez que des articles de
journaux nous attirent des mésaventures par des polémiques inutile-
ment provocantes.
Quelle étrange et malfaisante manie, en effet, de S'épuiser si souvent
en disputes dangereuses ou en déclamations passionnées lorsqu'il y a
tant à faire de toute façon, lorsqu'il n'y a point une heure à perdre pour
préparer la reconstitution morale et nationale de la France! Puisque le
malheur nous a fait sentir son aiguillon, il faudrait au moins profiter de
cette dure expérience pour se recueillir avec une patriotique sincérité,
pour étudier résolument, virilement, les causes de tous ces désastres ac-
cumulés, et pour chercher les moyens de les réparer. C'est là une œuvre
bien autrement sérieuse, bien autrement salutaire que toutes les agita-
tions factices des partis, qui ne font qu'aggraver nos misères en aigris-
sant les esprits, en détournant l'attention des seuls objets dignes d'oc-
cuper une société qui n'a plus le droit de se flatter elle-même, qui a trop
cruellement expié ses illusions, ses fantaisies ou ses défaillances. Les
questions politiques ont toujours de l'importance sans doute; il y a des
questions bien plus graves encore, qu'il faut savoir aborder simplement,
qu'on ne peut résoudre que par le travail, par l'étude, par une action
attentive ne tous les jours et de toutes les heures.
RETUE. — CHRONIQUE. 2Û5
L'admiaistration française a tous les mérites qu'on voudra, elle a
surtout l'avantage d'être un instrument aussi ingénieux que puissant,
docile à tous les pouvoirs, merveilleusement combiné pour tous les ser-
vices utiles ou inutiles qu'on peut lui demander. Il n'est pas moins vrai
qu'au moment où nous sommes, en dépit de tous les événemens et de
toutes les leçons, cette administration revient plus que jamais, si on n'y
prend garde, à ses triidiiions d'immobilité et de routine. Au lien de sim-
plifier et d'expédier les affaires, elle les complique et les ralentit. Elle a
aujourd'hui comme autrefois ses formalités minutieuses et découra-
geantes, ses habitudes lentes et obstinées qu'il est si difficile de vaincre,
qu'on ne changera qu'en y mettant un peu énergiquement la main, en
introduisant quelque ressort nouveau dans cette machine confuse et pa-
resseuse. La réforme administrative, c'est là une de ces choses sérieuses
et pratiques dont il faudrait s'occuper. Certes le gouvernement a déjà
fait beaucoup pour l'armée, pour cette armée qui a été si justement sa
première et sa plus vive préoccupation au lendemain de nos revers.
M. le président de la république a trouvé là une douloureuse occasion
de déployer son expérience, de satisfaire son ancienne et très noble
passion pour tout ce qui touche à la grandeur militaire de la France. Il
s'occupe avec une sollicitude jalouse de tous ces détails, il veille à la
formation de ces camps où nos soldats vont se discipliner et puiser une
instruction nouvelle sous la direction de nos plus vaillans hommes de
guerre, et cependant, on le sent bien, ce qui a été fait n'est qu'un c«m-
mencement. Que d'efforts patiens et persévérans il faut encore pour re-
mettre un peu partout l'ordre, l'exactitude, le sentiment du devoir, la
vigilance, pour remonter cette administration de la guerre de façon
qu'elle nous épargne tout au moins des accidens comme celui de Châ-
lons! Voilà certes qui vaudrait mieux que toutes les préoccupations et
les conversations politiques, comme celle qu'on prête à un aide-de-camp
de M. le ministre de la guerre récemment en voyage à La Fère. Nous
sommes à un de ces moinens où l'esprit de réforme, éclairé par le mal-
heur, doit s'efforcer de rendre à la France tout ce qui peut reconstituer
son existence nationale, une administration vigilante et expédiiive, une
armée vigoureusement réorganisée, un enseignement plus sérieux et
plus efficace. M. le ministre de l'instruction publique, il faut lui rendre
cette justice, a voulu pour sa part mettre la main à cette œuvre de
réformation nécessaire, et montrer son zèle : il a publié à la rentrée
des classes une circulaire qui résume ses idées et ses méditations sur
l'enseignement secondaire, qui est tout un programme soigneusement
étudié, aussi bien coordonné que possible.
Qu'un certain mouvement de décadence se soit fait seniir dans les
études en France, et que cette décadence des études, de l'éducation
tout entière, ne soit point étrangère aux dernieri désastres de notre
246 REVUE DES DEUX MONDES.
pays, rien n'est plus évident. Ce mal ne date ni d'aujourd'hui ni d'hier,
il remonte bien plus haut, il tient à bien des causes générales sans
doute. Le fait est que peu à peu , sous une multitude d'influences,
l'aptitude même au travail semble s'être affaiblie, et qu'il s'est formé
par degrés une jeunesse impatiente et promptement fatiguée, n'ayant
plus que des connaissances vagues et superficielles, perdant avec les
habitudes de la discipline le sens et le goût des fortes études. Tout est
dans l'apparence; on a un vernis d'éducation, un semblant de culture,
un à-peu-près de toute chose, avec le dégoût de ce qui fait justement
la force de l'esprit, la méthode et la précision. Disons le mot : depuis
longtemps, on a pratiqué l'enseignement un peu comme tout le reste,
avec un certain abandon, avec de la complaisance pour toutes les fai-
blesses, en se gênant le moins possible, en sacrifiant l'intégrité de l'é-
ducation publique, de la véritable instruction, tantôt à des fantaisies,
tantôt à de prétendues innovations qui étaient des chimères quand elles
n'étaient pas des dangers. Les enfans n'ont pas demandé mieux que de
sentir se relâcher la sévère discipline de l'étude, les parens y ont aidé,
les maîtres n'ont pas toujours assez résisté ; le résultat a été funeste.
Voilà le mal qui est allé en s'aggravant d'année en année et auquel il
faut remédier aujourd'hui, si l'on veut préparer des générations plus
viriles, mieux armées de force morale, d'instruction et de savoir. La
circulaire de M. Jules Simon, nous nous hâtons de le dire, est semée de
bonhes intentions, et parmi toutes ces bonnes intentions la meilleure,
la plus sage, est de ne vouloir procéder que par des améliorations suc-
cessives, d'éviter les expériences précipitées et hasardeuses. L'essentiel
en effet est de s'appuyer sur une étude attentive des faits, de ne rien
bnisquer, u d'agir à coup sûr, » selon le mot de la circulaire, comme
aussi la première condition est de ne point se faire illusion, de ne pas
prendre pour un système d'innovations graduées et réparatrices ce qui
ne serait peut-être ni bien nouveau, ni même en rapport avec le mal
qu'on veut guérir.
Quelle sera la portée pratique du programme de M. Jules Simon? La
pensée qui a inspiré ce programme aura-t-elle tous les résultats qu'en
attend celui qui l'a écrit? Allons droit au fait essentiel. Que M, le mi-
nistre de l'instruction publique recommande aux professeurs de se réunir
périodiquement, de mettre en commun leurs lumières et leur expérience
pour préparer par leurs délibérations les réformes qui pourront être ac-
complies, c'est là certainement une mesure aussi libérale qu'intelli-
gente. Ces maîtres, occupés chaque jour à façonner la jeunesse, peuvent
dire souvent le mot le plus juste, le plus décisif sur une méthode, sur
un système d'enseignement. Les consulter, les appeler à donner leur
avis, c'est s'assurer un concours précieux. Rien de plus prévoyant et de
mieux entendu assurément que toutes les précautions minutieuses de
REVUE. — CHRONIQUE, 2Ù7
M. le ministre de Tinstruction publique au sujet de la gymnastique, des
exercices militaires, de l'équitation, de la natation, des promenades in-
structives des enfaiis. Si ce programme est suivi, l'éducation physique
est complète; elle fortifie le corps et prépare à l'âme une saine habita-
tion, lîien de mieux encore que tout ce que dit M. le ministre de l'in-
struction publique au sujet de l'enseignement de la géographie, de l'his-
toire. Ici cependant il resterait à savoir ce qu'entend M. Jules Simon
lorsqu'il veut que, pour enseigner la géographie, on commence « par la
description de la commune, de l'arrondissement, du département, pour
n'arriver qu'en dernier lieu à la carte d'Europe et à la mappemonde. »
Qu'on ne veuille pas tout d'abord inculquer à un enfant les notions
transcendantes de la physique terrestre, nous le comprenons bien; qu'on
simplifie pour lui les élémens de la science géographique et qu'on ne lui
dise que ce qu'il peut saisir, ce sera au mieux. En dehors de ceci, que
peut bien être au juste ce genre de géographie recommandé par la cir-
culaire ministérielle, et qui consiste à décrire aux enfans « les cam-
pagnes voisines de leur ville ou de leur village? » M. Jules Simon s'est
peut-être laissé tromper par un mirage de simplicité et de logique, et les
enfans à qui on voudrait enseigner ainsi la géographie pourraient bien
ne pas la savoir du tout; c'est comme si l'on voulait les initier à l'étude
de l'histoire en commençant par leur raconter les annales de leur ville
ou de leur village. Ce n'est là, si l'on veut, qu'un point secondaire dans
le programme ministériel; le point délicat, épineux, c'est ce qui touche
à l'enseignement classique, à ce qu'on appelait autrefois du beau nom
d'humanités.
Il a été de mode pendant bien des années de jeter la pierre à ces
malheureuses études classiques, de les représenter comme une vieillerie
scolastique bonne à faire perdre du temps , à détourner les enfans de
ce qui peut leur être le plus utile, des langues vivantes, des études pro-
fessionnelles, des connaissances spéciales. Qu'on favorise, qu'on déve-
loppe tant qu'on voudra ces études nouvelles, qui sont en effet néces-
saires dans un siècle d'industrie, de démocratie laborieuse, de grand
mouvement matériel : soit, on répond à des intérêts, à des instincts qui
ont besoin d'une satisfaction. Il n'est pas moins vrai que tout ce qui
affaiblit cette vieille et nourrissante instruction classique est une atteinte
à la civilisation française elle-même, et, s'il y a cette sorte de décadence
des forces intellectuelles dont on s'aperçoit aujourd'hui, c'est que l'en-
seignement classique n'est pas resté ce qu'il devait être. Les novateurs
à courte vue se figurent qu'en mettant des enfans au régime de Virgile
et de Cicéron on fait simplement des latinistes; pas du tout, l'on fait
bien autre chose que des latinistes, on fait des hommes, et l'objet de
l'éducation est apparemment de faire des hommes avant de faire des
magistrats, des ingénieurs, des soldats, des industriels. M. Jules Simon
248 REVUE DES DEUX MONDES.
ne veut pas toucher à cet enseignement classique, il s'en défend avec
vivacité, bien au contraire il voudrait le relever, et il condamne cet
étrange système qui s'est appelé un jour du nom barbare de bifurca-
tion. Il s'agit de savoir si les mesures qu'il propose n'iront pas malgré
lui au même but, si elles n'exposeront pas les éludes au même danger.
Sans doute M. le ministre de l'instruction publique prétend se borner
à simplifier, à supprimer des exercices inutiles ou fasiidieux, à dégager
l'enseignement des broussailles qui l'encombrent, et il ne voit pas que ces
exercices qu'il croit inutiles sont une gymnastique pour l'esprit de l'en-
fant. C'est dur, c'est rebutant quelquefois, mais cela fait entrer dans de
jeunes intelligences des notions et des idées qui n'en sortent plus. On
croit avoir perdu le temps, il n'en est rien; l'esprit s'est formé peu à peu,
l'enfant est devenu un jeune homm.e dont l'intelligence est désormais
préparée à un travail supérieur. Qu'il y ait des routines surannées, des
méthodes vieillies, c'est possible; on peut les réformer avec prudence
sans toucher au fond de cet enseignement classique qu'il faudrait bien
plutôt fortifier et remettre en honneur par tous les moyens. Si les me-
sures que propose M. Jules Simon, et qui n'ont point eu d'ailleurs jus-
qu'ici la sanction du conseil supérieur de l'instruction publique, si ces
mesures, contre l'intention du ministre, devaient avoir pour résultat
indirect d'affaiblir encore l'enseignement classique, cet affaissement ne
profiterait ni à l'étude des langues vivantes, ni à l'étude de la langue
française elle-même; il conduirait à un demi-savoir qui ne serait qu'un
déguisement de l'ignorance, et voilà pourquoi il faut y regarder à deux
fois avant d'aller plus loin. On veut à juste titre relever la France, ce ne
serait pas le moment de compromettre pour l'avenir cet ascendant intel-
lectuel qu'elle a exercé avec tant d'éclat et qu'elle peut, qu'elle doit re-
trouver encore. en. de mazade.
ESSAIS ET NOTICES.
LES ÉCOLES DE COMMERCE AUX ÉTATÇ-UNIS.
Dans une étude sur les Écoles de commerce en France et à l'étranger pu-
bliée dans la Revue du 1" avril dernier, l'auteur s'étend sur les institu-
tions de ce genre qui existent aux États-Unis. Appartenant depuis plu-
sieurs années à la principale école commerciale des Étals-Unis, qui est
le PackarcCs Business Collège, je crois qu'il ne sera pas sans intérêt de
donner quelques détails sur l'état de ces écoles en Amérique.
REVUE. — CHRONIQUE. 249
L'idée dominante des Américains est d'aller droit au but; leur go
ahead n'aime pas à se préoccuper des théories, ils veulent voir le ré-
sultat; aussi sont-ils loin d'accorder à leur instruction le même temps
que les Européens, et ces études abrégées doivent suppléer par de
bonnes données pratiques aux études approfondies.
Ce problème n'est pas facile à résoudre, mais, en Amérique comme
en Europe, l'Instruction tend tous les jours à occuper un rang plus im-
portant; aussi depuis une dizaine d'années le programme des études
s'est-il considérablement augmenté, et il faut d'une à deux années pour
acquérir les rudimens d'une instruction commerciale.
Les Américains ont pour maxime qu'il faut enseigner aux enfans ce
qu'ils pratiquent dans la vie. Dans les écoles publiques, qui sont fré-
quentées par la majorité des enfans, le passage d'une classe à la classe
supérieure n'est autorisé que lorsque l'élève a passé des examens satis-
faisans en arithmétique. Ainsi l'arithmétique est prise pour critérium;
ce n'est pas qu'elle indique mieux que toute autre étude le degré d'in-
telligence des élèves, mais une bonne connaissance de l'arithmétique
est plus appréciée des Américains. Les écoles de commerce ontdià tenir
compte de cette opinion pour l'organisation de leurs cours.
Depuis une trentaine d'années que les écoles de commerce, business
collèges, ont été introduites aux États-Unis, elles se sont beaucoup mul-
tipliées, et elles constituent aujourd'hui une branche très importante
des établisscmens spéciaux d'enseignement. L'instruction classique n'est
pas tenue malheureusement en très haute estime, par la raison que les
personnes qui ont fait les plus grandes fortunes ne doivent pas leur suc-
cès à la supériorité littéraire. Les jeunes gens élevés dans un tel milieu
ne tiennent pas aux diplômes; ils vont droit à l'apprentissage commer-
cial, qui doit les conduire à la fortune, et ils fréquentent les écoles oîi
ils peuvent se procurer en peu de temps les notions nécessaires pour
leur faciliter l'exercice des professions lucratives.
Pour perfectionner cet enseignement, MM. Bryant et Stratton sont en-
trés en relation avec les institutions semblables qui existent dans les
différentes villes de l'Union, et ils ont fondé des succursales, formant
ainsi The International business Collège Association. Cette société ne com-
prend pas moins de quarante collèges dans les États-Unis et au Canada,
de Portland à San-Francisco, et de Montréal à la Nouvelle-Orléans. Elle
est coopérative quant à l'instruction, mais chaque collège ne dépend
pour son existence que de lui-même. Plusieurs éiablissemens reçoivent
des subventions des états; dans ce cas, il y a des trustées ou fidéicom-
missaires nommés par l'état qui accorde la subvention; mais on peut
dire que l'intervention de ces commissaires est le plus souvent une gène
pour les directeurs intelligens et un obstacle aux améliorations dans le
système d'enseignement.
250 REVUE DES DEUX MONDES.
Les études comprennent : la tenue des livres, lé droit commercial,
l'arithmétique, la correspondance, l'économie politique et l'administra-
tion civile. Dans la plupart de ces institutions, les langues française, al-
lemande et espagnole sont enseignées; il est regrettable de dire combien
l'introduction de cette branche d'enseignement rencontre de difficultés.
Cependant on ne se rebute pas, et l'on espère pouvoir entrer en relation
avec les écoles de commerce en Europe. La correspondance joue un
grand rôle dans les écoles américaines ; le collège Packard de New- York
reçoit en moyenne, par jour, une centaine de lettres des collèges provin-
ciaux. Ces lettres contiennent des expéditions de marchandises qui doi-
vent être vendues soit au compte de l'expéditeur, soit au compte du
consignataire, des ordres d'achat à exécuter, des comptes d'opérations
commerciales accompagnés de lettres de change, billets à échéance, en
un mot tous les détails qui entrent dans la correspondance commerciale
des grandes maisons. Cet exercice permet de juger des progrès et des
aptitudes des élèves, et il établit une saine émulation entre les jeunes
gens des différentes écoles, tout en étendant le cercle de leurs idées.
On ne peut donner une meilleure idée du caractère et de la portée
des études qu'en résumant les opérations quotidiennes de l'école de
New-York. Il y a cinq jours de classe par semaine, et les cours durent
de neuf heures du matin à deux heures de l'après-midi. La moyenne des
élèves est de 300. Les règlemens sont sévères sous le rapport de l'exac-
titude. Tous les élèves sans distinction doivent prendre une leçon d'écri-
ture d'au moins une heure; une très grande importance est attachée à
l'écriture par les maisons de commerce américaines, et l'école de New-
York produit, sous ce rapport, d'excellens élèves; c'est une des causes
de son succès.
L'école est divisée en deux classes, l'une pour la théorie, l'autre pour
la pratique. Dans la première, toutes les opérations commerciales sont
analysées et démontrées; on y enseigne le droit commercial et les lan-
gues vivantes. La seconde classe, oii l'élève ne peut entrer qu'après six
mois d'études, n'est autre chose qu'un monde d'affaires en miniature ;
elle est exclusivement consacrée à la pratique. L'élève commence comme
un petit négociant, avec un capital fictif, dont il doit diriger tous les
mouvemens. Il y a une banque ; on sait quels immenses avantages les
États-Unis ont tirés de ces institutions. Or, dans cette banque, l'élève
négocie ses emprunts, dépose ses recettes et entretient un compte-cou-
rant. Au terme de ces opérations simulées, il fait son inventaire, et il
arrête ses écritures pour passer à une autre branche de commerce. Il se
familiarise ainsi successivement avec les divers négoces. 11 entre ensuite
dans une m.aison de commission oii il traite avec les manufacturiers,
reçoit des marchandises de pays étrangers, les passe en douane, ce qui
n'est pas une petite affaire, surtout à New-York ; en un mot, il fait les
REVUE. — CHRONIQUE. 251
affaires en grand, remplissant tous les rôles depuis la fonction de com-
mis inférieur jusqu'à celle de chef d'établissement. Pendant le cours de
ces dernières études, l'élève acquiert des idées générales sur la loi de
l'offre et de la demande, sur la protection douanière, sur l'achat et la
consommation; il étudie les grandes voies de communication, les frets,
les opérations de banque dans tous leurs détails, la tenue des livres, le
maniement d'une caisse. Pour que son instruction soit complète, il faut
qu'il soit en mesure de diriger chaque service et de remplir sans hési-
tation toutes les fonctions dans une maison de commerce ou de banque.
En un mot, cette école pratique est un monde d'affaires en miniature :
chaque élève y déploie toute son énergie; il prend son rôle au sérieux,
il calcule, il écrit, il parle comme un négociant expérimenté ; il s'habi-
tue à la dignité dans les relations, à la clarté du style, à la précision
des combinaisons. Lorsque, sorti des bancs de l'école, il entre dans la
vie réelle, rien n'est plus nouveau pour lui ; il connaît les affaires et
même les hommes, et il a acquis, tout jeune encore, une maturité de
raisonnement qui lai permet de se diriger à coup sûr dans ce vaste
monde commercial où il est appelé à vivre.
Ainsi s'explique le succès des écoles commerciales des États-Unis. Ces
établissemens, qui répondent aux intérêts de la nation américaine, se
multiplient et se perfectionnent sans cesse. Ils étendent et améliorent
leurs programmes. Chaque année voit augmenter le nombre de leurs
élèves. Il est donc permis de les signaler comme des modèles à l'estime
et à l'imitation des pays européens. g.-h. gaulier.
Essais d'histoire religieuse et mélanges liltcraires, par D.-F. Strauss, traduits par M. Charles Ritter,
avec une introduction par M. Ernest Renan; 1872, Michel Lévy.
Le nom de M. Strauss, connu surtout par la Yie de Jésus, personnifie
aux yeux du plus grand nombre une méthode hardie, originale selon
les uns, téméraire selon les autres, qui soumet les récits évangéliques
aux règles de la critique historique (1). Les vues habituelles de l'auteur
de la Vie de Jésus et les questions d'ordre religieux qui se rattachent à ce
sujet reviennent fréquemment dans le volume que nous avons sous les
yeux; mais elles ne dominent point exclusivement. Le traducteur a
pensé, non sans raison, que les fragmens sur lesquels son choix s'est
fixé feraient connaître M. Strauss sous un aspect nouveau pour la plu-
part des lecteurs. On pourra dans ces morceaux apprécier en lui un pu-
bliciste original, un critique délicat en matière littéraire et un excellent
(1) Voyez, dans la Revue du 1" février, la remarquable étude que M. Victor Cherbu-
liez a consacrée à M. Strauss.
252 REVUE DES DEUX MONDES.
biographe, habile à intéresser par la familiarité des détails et à en re-
lever la valeur par des vues supérieures. La verve du publiciste se dé-
ploie dans la spirituelle étude sur Julien, où l'auteur, faisant le portrait
du restaurateur du paganisme discrédité, dessine avec malice, tout au
travers de son érudition, la figure d'un souverain de nos temps trop
épris de romantisme. Ce fut, selon M. Strauss, le tort de Frédéric-Guil-
laume IV. Le romantisme, doctrine religieuse et littéraire à la fois, se dis-
tinguait par un excessif enthousiasme pour les choses du moyen âge; il
reportait les imaginations vers un passé que d'illustres écrivains et poètes,
en Allemagne comme en France, se plaisaient à parer de vives couleurs.
M. Strauss possède trop le sens historique pour se fâcher contre le moyen
âge; cependant il n'aime pas non plus les résui'rections factices, il n'ap-
prouve point, on le voit dans le dialogue consacré à ce sujet, qu'on re-
construise les cathédrales restées inachevées, A un faux enthousiasme cor-
respond un art de convention. Mieux vaut respecter l'œuvre du temps et
laisser les choses telles qu'il les a faites. Les monumens gothiques ne
perdront rien de leur imposant caractère à porter sur leur front la marque
de leur destinée. On a été assez habitué en France à rattacher au mot
de romantisme l'idée d'innovation. M. Strauss, en plusieurs points, est
moins novateur qu'on n'est tenté de l'imaginer; c'est en tout cas un es-
prit très peu prévenu en faveur du romantisme. Ses goûts le portent
vers l'époque classique; il l'avoue nettement. Souabe comme Schiller, il
se souvient avec admiration du poète son compatriote avec lequel il se
sent en étroite c mformité de pensée. Ami de la littérature qui éclaire
et qui fortifie la raison, il a aussi une prédilection marquée pour Les-
sing; il consacre au drame de Nathan le Hage. une étude de critique so-
lide et judicieuse. A propos d'un polémiste du xvni« siècle, il vante l'es-
prit de justice qui inspira les écrivains de cette époque, et il salue en
eux les héritiers de l'œuvre de la réforme. Dans la remarquable préface
sur Ulrich de Hutten, l'auteur, reir.ontant aux jours de la réforme, fait
le compte des progrès acquis et des pertes éprouvées; il insiste sur la
liaison étroite par laquelle la pensée large et émancipatrice des écrivains
du xvni'^ siècle se relie à l'esprit même du protestantisme, tout en fran-
chissant sur plusieurs points les limites tracées par les réformateurs et
maintenues jusqu'alors parles croyances établies. On le voit donc, nous
avons affaire à un écrivain qui se rend compte de ses origines; c'est au
mouvement du xviu« siècle qu'il aime à rapporter la direction de son
ftropre esprit.
Dans tous les fragmens que nous venons d'indiquer, il y a largement
à recueillir pour tous ceux qui s'occupent de critique et d'histoire.
D'autres fragmens, plus spécialement littéraires, nous paraissent devoir
être goiiiés par un public moins restreint. Les détails personnels, les
souvenirs d'enfance et d'études, la peinture des affections que les évé-
REVUE. — CHRONIQUE. 253
nemens de la vie font éclore et qu'ils brisent parfois, c'est là une source
d'intérêt qui ne s'épuise pas. Beaucoup d'écrivains ont abusé de ce genre
de peintures; si elles ne contribuent pas à nous faire mieux connaître
l'âme humaine, les influences auxquelles elle cède, les sollicitations aux-
quelles elle résiste, l'esprit de l'époque s'insinuant dans les relations de
la vie privée, on est en droit de n'y voir qu'un puéril commérage. Les
fragmens choisis par M. Ritter ne méritent point ce reproche, ils ont leur
signification, et nous font mieux connaître l'auteur et le milieu dans le-
quel sa pensée s'est développée.
Un souvenir d'affection, une pensée tendre et pieuse ont dicté le
fragment intitulé 7na Mère. Cette biographie a été composée en vue
d'un jour solennel, pour la confirmation de la fille de l'auteur, et ce-
lui-ci s'est proposé avant tout de maintenir au sein de la famille une
tradition de respect et de reconnaissance. Il a désiré que sa plume
s'employât à graver dans l'esprit de ses enfans les traits de leur grand'-
mère. En un tel sujet, on le conçoit, il est des convenances supérieures
à l'art du styliste. De nos temps, on a tracé des portraits de famille où
ne manquent ni l'art, ni l'attrait : ici la grâce daiiS les contours, la poé-
sie dans les reflets n'ont guère préoccupé l'auteur. 11 ne s'agit point
d'ailleurs d'une noble dame, comme les mères de Chateaubriand et de
Lamartine. Leurs fils ont pu les peindre dans une attitude pleine de dis-
tinction ou parées d'une grâce touchante. M. Strauss s'est dispensé d'un
tel soin. Il n'avait à décrire ni château féodal, ni élégante villa. C'est,
dans un passé déjà bien reculé pour les enfans conviés à ces souvenirs,
le presbytère d'une petite ville, à peine entrevu par la fille du pasteur,
bientôt orpheline; puis la boutique d'un honnête aiarchand qui accueille
sa petiie-fille et s'inquiète de son éducation, la modeste maison où s'é-
coulent les années d'adolescence, partagées entre les soins domestiques
et les leçons de l'école du bourg, où l'on n'apprenait ni l'histoire, ni
les sciences naturelles, ni la littérature. C'est enfin le comptoir où Chris-
tiane Strauss, après un mariage de convenance autant que d'inclination,
vient exercer sa vigilance, goûter les joies et éprouver les chagrins qui
attendent la mère de famille. Christiane, animée de cette piété pratique
qui inspire la force morale et soutient contre les revers, s'empare avec
fermeté de la direction des affaires; par son labeur, par sa prévoyance
active, elle prévient une ruine imminente et rétablit le crédit de la mai-
son. Au milieu de ces vicissitudes, que rendent attachantes le naturel du
récit et la sincérité du sentiment de piété filiale, on rencontre une heu-
reuse et vive description d'abeilles, d'essaims attentivement considérés
par le chef de famille initiant ses fils aux travaux et aux migrations de
la colonie ouvrière et développant ainsi leurs facultés d'observation.
Aux souvenirs de la maison paternelle succèdent ceux de la classe.
M. Piitter les a empruntés à la biographie de Maerklin, condisciple de
25Ù REVUE DES DEUX MONDES.
M. Strauss, par lui estimé et vivement regretté. Le fragment est inti-
tulé Années de jeunesse, et dans cette jeunesse, est- il nécessaire de
le dire ? il n'y a point de place pour les illusions légères ou les aima-
bles erreurs. Le séminaire, l'université, les cours, les professeurs,
l'influence qu'ils ont exercée sur la pensée, les transformations que
celle-ci a subies, voilà les principaux traits du tableau. Cette adoles-
cence sévère ne connaît pas les émotions de l'imprévu. Il s'y rencontre
des moraens de crise, des incidens inattendus, — mais c'est l'appari-
tion d'un nouveau livre de philosophie; les correspondances secrètes ont
pour sujet ce qu'il faut penser de la personnalité de Dieu. Les détails
dans lesquels Fauteur entre sur le séminaire de Blaubeuren et le ré-
gime de l'établissement, la distribution des leçons, ne seront peut-être
pas du goût de chacun ; nous regretterions qu'il eût renoncé à nous
initier aux rigueurs de ce cloître protestant, aux sévérités de ce noviciat
pendant lequel l'emploi de chaque journée est réglé, le nombre des
heures de travail fixé, les heures du lever et du repos marquées par la
cloche, les jours se suivant dans leur monotonie, sans nulle trêve,
puisque le dimanche ne fait pas même exception.
Il est possible que cette claustration ait eu des inconvéniens. Il appa-
raît néanmoins par le récit de l'auteur, par les détails qu'il donne sur
ses condisciples, que l'on sortait de là avec une instruction solide, une
connaissance réelle des langues et de l'antiquité, un esprit préparé aux
problèmes de la philosophie et de l'histoire. La biographie de Mserklin,
dont le traducteur a détaché plusieurs fragmens, suit au-delà des études
et dans les fonctions pastorales une de ces carrières commencées au
séminaire. Rien de saillant dans la vie extérieure de ce pasteur d'une
petite ville, ecclésiastique dévoué à ses fonctions, prédicateur écouté, et
heureux de se sentir soutenu dans son office par son talent naturel d'o-
rateur, de plus homme de science consacrant aux études supérieures
les heures que lui laisse le soin de sa paroisse. Un seul incident trouble
la régularité de cette vie, — le pasteur résigne ses fonctions et s'engage
dans une autre carrière. Cette résolution fut la suite d'une crise morale
et intellectuelle. L'intérêt principal du récit repose encore sur le tra-
vail intérieur accompli dans un esprit qui se développe et mûrit dans
la solitude, sans précipitation et sans passion. Involontairement on s'in-
téresse à ce pasteur faisant tous ses efforts pour concilier sa prédication
avec ses vues philosophiques et, à un certain moment, persuadé qu'il
est arrivé au but. S'attachant aux doctrines d'un philosophe berlinois
qui a exercé, il y a quelques années, une autorité considérable sur les
esprits, il crut avoir découvert une solution aux incertitudes qui trou-
blaient sa tranquillité. La difficulté, en effet, se trouvait singulièrement
atténuée par la distinction établie entre la vérité essentielle et univer-
selle contenue dans les documens bibliques, et le récit des faits et des
REVUE. — CHRONIQUE. 255
actes des personnages qui avaient exprimé la vérité religieuse. En son
essence, la vérité chrétienne est féconde et légitime; c'est ce qu'il im-
portait d'enseigner et de proclamer. Quant au second élément, c'est la
forme selon laquelle la pensée religieuse a été conçue, et la forme est
accessoire; elle se lie à des circonstances de temps, de lieu, de nationa-
lité, qui sait? même à des préjugés; elle emploie des figures créées par
l'essor d'une imagination naïve, s'ignorant elle-même et dupe de ses
propres créations. II serait possible par exemple, pensait Maerklin, de
représenter avec force l'empire du mal et ses ravages, d'entretenir ses
auditeurs de l'esprit d'erreur et de vertige, de la perversité menaçante
pour chacun et trouvant des alliés dans notre pauvre cœur, sans que
pour cela on affirmât l'existence du diable ou la réalité de mauvais es-
prits prenant possession des corps et des âmes.
Nous devons maintenant le reconnaître , les pensées de cet ordre se
rencontrent souvent dans ce livre, et c'est bien de là qu'il emprunte
son caractère original. Les vues familières à l'auteur de la Vie de Jésus
s'y retrouvent en maint endroit; elles sont succinctement résumées dans
le fragment sur Reimarus et surtout dans les extraits delà préface d'Ul-
rich de Hutten. Quelle que soit l'appréciation qu'on en fasse, avant tout
on devra comprendre comment ces vues diffèrent de la polémique an-
tichrétienne du xvm"^ siècle. Ce n'est pas une distinction de nuance.
M. Strauss insiste sur ce point : rien n'est plus étroit et plus faux que
de prétendre que la religion n'est qu'une invention des prêtres et un
tissu de fictions chimériques. Il s'éloigne souvent, et sur des matières
graves, de la doctrine orthodoxe, mais il y est toujours conduit par des
considérations oii l'intérêt religieux a la part principale. Je ne sais si
l'on est bien préparé en France à comprendre cette classe d'esprits qui
ne nient pas, mais qui interprètent, qui ne prennent point la cognée
pour renverser l'arbre, mais qui, remarquant les branches sèches et
flétries, se demandent s'il n'est pas possible de ranimer la sève alanguie
que recèle encore l'intérieur du tronc.
Quoi qu'il en soit, cet ouvrage représente avec une parfaite netteté
une certaine manière d'envisager les questions qu'agite de nos jours la
conscience religieuse. — Il paraît de plus en plus évident qu'une solu-
tion de continuité s'est établie entre la pensée propre à notre temps et
les formes dont jusqu'ici les doctrines chrétiennes ont été revêtues. Il
n'est pas moins évident que la question n'est point résolue, et que nul
ne saurait dire comment elle le sera. En tout cas, la génération qui s'é-
lève, des signes manifestes l'annoncent, se fera des choses religieuses
une conception différente, et il faut s'y préparer. L'empire des tradi-
tions n'est plus possible qu'à la condition qu'elles soient fécondées et
transformées par une salutaire interprétation. Chacun pourra profiter
des vues de M. Strauss sur ce point. Les partisans de la conservation
256 REVUE DES DEUX MONDES.
Stricte y apprendront par l'exemple de Maerklin que, s'il y a illusion ou
erreur de la part des novateurs, il y aurait injustice à leur refuser les
lumières, l'esprit d'investigation et de méthode, la droiture de cœur; ils
cesseront d'attiibuer à des motifs bas et vils des divergences fondées
sur une réflexion mûrie et amenées par la très honorable intention de
concilier la vérité religieuse avec l'histoire, avec la science des corps et
avec celle des esprits, enfin avec les principes logiques qui gouvernent
la raison. Ceux du parti opposé apprendront à quel prix on acquiert le
droit de formuler une affirmation quelconque en ces sujets. La parfaite
connaissance des textes originaux y est à peine suffisante; la connais-
sance des langues, celle de l'histoire des sociétés et des religions anti-
ques, la familiarité avec les spéculations philosophiques, sont indispen-
sables. Ce n'est point assez; il faut y joindre le tact, qui est le signe
d'une culture large, et la délicatesse, qui sait ménager les scrupules. Il
faut encore demander aux partisans de la libre pensée qu'ils élaguent
tout ce qui dans ces questions serait affirmé en vue de choses étran-
gères, dans l'intérêt de certaines doctrines politiques, sociales ou éco-
nomiques, et qu'ils n'hésitent pas à signaler, en de tels procédés, une
pure et simple falsification. Maerklin, nous dit le biographe, ne souffrait
pas moins de l'intolérance des orthodoxes que des légèretés et des in-
convenances de leurs contradicteurs. Il déplorait amèrement les impru-
dences par lesquelles on compromettait la libre pensée; il gémissait de
la voir accablée par les lourds pavés que lui jetaient ses amis, « Notre
manière de penser, disait-il, doit avoir la force, après s'être fixée dans
le domaine intellectuel, de se montrer vivante aussi dans celui du sen-
timent et de la volonté. Nous n'aurons gagné notre cause que lorsqu'on
verra chez ceux qui partagent nos convictions une haute et solide mora-
lité; aussi longtemps que notre philosophie ne sera pas devenue chez
ses adhérens une puissance efficace , elle n'aura aucun droit à faire
sentir son action dans le cours des événemens et dans la marche histo-
rique de l'humanité : le gouvernement du monde appartiendra encore
aux vieilles doctrines. »
Il se dégage de ce livre une pensée de tolérance largement comprise;
le traducteur a droit à des remercîmens pour le goût dont il a fait preuve
dans le choix des fragmens, comme pour sa traduction claire et facile.
A. BÉRANGER.
Le directeur-gérant, G. Buloz.
¥
LA PRESSE ALLEMANDE
ET
L'ENTREVUE DES TROIS EMPEREURS
I.
Le soir du 18 octobre 1813, lorsque le prince de Schwarzenberg
vint annoncer à l'empereur de Russie, à l'empereur d'Autriche et
au roi de Prusse, réunis sur une colline aux environs de Leipzig,
que l'effroyable lutte engagée depuis trois jours se terminait enfin
par la victoire de leurs armes, les trois souverains descendirent de
cheval et s'agenouillèrent pour rendre grâce à Dieu. L'empereur de
Russie Alexandre I" était une âme religieuse et un esprit chimé-
rique; c'est dans ce moment solennel, au bruit des derniers coups
de canon, en face de ce champ de bataille où étaient couchés plus
de cent mille morts et blessés, qu'il conçut l'idée de la sainte-
alliance. Consacrer à Dieu l'amitié des trois puissances unies pour
renverser le géant, faire de cette consécration le point de départ d'un
monde nouveau, opposer ou plutôt substituer cette ère meilleure
à celle que la révolution française avait promise à l'univers, enfin
confier la magistrature suprême de l'Europe à trois souverains qui
représentaient les trois églises de la chrétienté, c'était là un rêve qui
devait séduire l'imagination de l'empereur orthodoxe. Cette idée vrai-
ment russe ne pouvait d'ailleurs que trouver un bon accueil auprès
de l'empereur d'Autriche François I" et du roi de Prusse Frédéric-
Guillaume 111. Elle ne se réalisa pourtant que deux années plus
tard. Napoléon, au lendemain de Leipzig, était encore assez redou-
table pour troubler les rêves de ses ennemis. Sur la route de Cham-
paubert et de Montmirail, il y avait d'autres combinaisons à pour-
suivre. Même après la victoire, des intérêts plus pressans réclamaient
les soins des souverains alliés. Les discussions du congrès de Vienne
TOME cil. — 15 NOVEMBRE 1872. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
firent éclater entre les vainqueurs de tels dissentimens qu'une rup-
ture paraissait inévitable. On eût vu alors tout autre chose qu'une
sainte-alliance entre l'Autriche, la Prusse et la Russie. Le retour de
l'île d'Elbe, la reprise de la guerre, la nécessité d'un suprême effort
des trois souverains contre le perturbateur de l'Europe, enfin la
journée de Waterloo et la chute définitive de l'ernpereur, tous ces
prodigieux et terribles événemens de la période des cent jours as-
surèrent une séduction nouvelle à la mystique conception d'A-
lexandre 1". C'est ainsi que la sainte-alliance, née d'une inspiration
soudaine, le 18 octobre 1813, sur le champ de bataille de Leipzig,
fut conclue et signée à Paris le 26 octobre 1815.
Ce souvenir s'est représenté en Allemagne à tous les esprits quand
on a su que l'empereur de Russie et l'empereur d'Autriche devaient
rendre visite dans Berlin même au nouvel empereur d'Allemagne.
Un tel rapprochement ne souriait pas à tout le monde. S'il flattait
l€S uns, il inquiétait les autres. C'était une promesse ou une me-
nace, suivant le parti politique auquel on appartenait. Nous ne
nions pas sur ce point la diversité des impressions; nous constatons
seulement que l'image lointaine évoquée par les circonstances,
agréable ou fâcheuse suivant le point de vue de chacun, obsédait
tous les esprits. 11 y avait pourtant bien des raisons de l'écarter. Les
analogies qui avaient pu autoriser un instant celte assimilation
n'étaient que superficielles et fortuites; au fond, que de différences
dans les situations réciproques ! L'expérience n'avait-elle pas mon-
tré depuis soixante ans ce que valent en politique des alliances de
cette nature? Les héritiers des souverains qui ont signé ce contrat
n'ont-ils pas été divisés par les intérêts les plus graves? Singulière
alliance signée au nom de Dieu, consacrée à Dieu comme une of-
frande, bien plus, destinée à devenir pour les imaginations du nord
l'image terrestre de la très sainte trinité, et qui devait aboutir à
Sadowa ! Les trois monarques avaient écrit ces mots dans l'acte
signé à Paris le 26 septembre 1815 : « Nous nous obligeons à
prendre la religion chrétienne pour règle de notre politique. A cette
règle chacun de nous conformera et le gouvernement de son propre
empire et ses rapports avec les deux autres. Tous les hommes, les
princes surtout, doivent se traiter en frères. Nous devons nous con-
sidérer comme les pères de nos sujets. Nos états formeront à l'ave-
nir les rameaux d'un même peuple chrétien ne reconnaissant qu'un
maître. Dieu, à qui seul appartient toute gloire, toute puissance,
et dont nous ne sommes que les ministres. » Un demi- siècle s'écoule;
supposez les trois signataires de cet acte extraordinaire revenus un
instant dans cette Europe qu'ils croient avoir mise à l'abri des révo-
lutions; quel est le spectacle qui frappe leurs yeux? La Prusse écra-
sant l'Autriche sous les yeux de la Russie indifférente ou satisfaite.
l'entrevue des trois empereurs. 259
Si l'on avait sérieusement examiné la condition nouvelle des prin-
cipaux états de l'Europe, on aurait vu sans peine combien il était
impossible, — je ne dis pas de constituer une autre sainte- alliance,
mais seulement d'y songer. Les piiblicistes qui se sont décidés à
faire cet examen n'ont eu que l'embarras du choix parmi tant de
preuves péremptoires. La sainte-alliance de 1815 n'avait eu qu'une
visée : détruire la révolution. Elle avait espéré d'abord la détruire
en la remplaçant, ce qui est la seule manière de détruire; elle
avait espéré qu'une politique bienfaisante , une politique patriar-
cale ferait oublier à tous les peuples les promesses de 89, ces
promesses qui avaient eu pour dernier résultat le bouleversement
de l'Europe et d'épouvantables tueries. Quand elle fut obligée de
s'avouer à elle-même que son espérance était une chimère , elle
ne songea plus qu'à détruire la révolution purement et simple-
ment, à la détruire sans la remplacer par quelque chose de meil-
leur, à la poursuivre partout, à l'extirper à jamais. C'est même
par suite de cette résolution que la sainte-alliance, accueillie d'a-
bord comme une inspiration d'une âme religieuse et tendre, ne
tarda guère à devenir odieuse à tous les peuples. Le congrès de
Vérone marque le point culminant de cette transformation (1).
C'est la sainte- alliance qui étouffait partout les idées libérales,
qui poursuivait comme des attentats les réclamations les plus lé-
gitimes, qui assimilait les chrétiens de la Turquie à de vulgaires
démagogues et les condamnait pêle-mêle au nom des mêmes prin-
cipes. La sainte- alliance ne reconnaissait que l'ancien ordre de
choses, les institutions consacrées par le temps, les trônes établis
depuis des siècles; à ce titre, elle voulait protéger le sultan contre
les Grecs, comme elle protégeait les petits despotes italiens contre
les carbonari. Intervenir partout où besoin était pour raffermir l'an-
cien régime et décourager les espérances libéi'ales, intervenir par
la diplomatie ou par les armes, par l'insinuation ou la menace, ce
fut sa règle inflexible. Elle faisait la police politique de l'Europe.
Elle prétendait guérir d'autorité ce qu'elle appelait la maladie du
siècle, l'esprit de réforme et le goût des monarchies constitution-
Ci) Chateaubriand a écrit deux volumes tout exprès pour expliquer son rôle d'am-
bassadeur au congrès de Vérone et pour justifier sa guerre d'Espagne, comme il dit.
On sait qu'il était ministre des affaires étrangères en 1823 et que la responsabilité de
cette guerre lui appartient. A ce propos, il s'efforce de réfuter les reproches irrités de
M. Duvergier de Hauranne, les protestations éloquentes du général Foy, la noble phi-
losophie politique du duc de Broglie, les pages vigoureuses û'Armand Carrel. Il a beau
dire qu'il ne s'excuse pas de la guerre d'Espagne, le grand événement de sa vie, on
voit que ce souvenir l'obsède. Il désire qu'on sache à quelles vues élevées, à quelles
inspirations patriotiques il a obéi en prenant cette décision hasardeuse. Il tient sur-
tout à prouver qu'il n'a pas été l'huissier à verges de la sainte-alliance. Voyez Congrès
de Vérone, t. II, p. 290, — Mémoires d'outre-tombe, t. MI, p. 455.
260 REVUE DES DEUX MONDES.
nelles. A Naples, à Turin, à Madrid, comme à Francfort ou à Saint-
Pétersbourg, elle veillait sur le mouvement des idées. 11 est vrai
qu'après avoir longtemps comprimé les aspirations du xix* siècle,
elle essuya plus d'un revers; l'esprit nouveau emportait tous les
obstacles. Les monarques alliés virent l'Angleterre en 1823, à pro-
pos de la guerre d'Espagne, poser résolument le principe de non-
intervention, ce qui était en réalité un démenti formel au premier
article de leur credo, et si la révolution de 1830 est demeurée
populaire pendant plusieurs années et chez nous et en Europe, c'est
qu'elle a été la plus éclatante défaite de la sainte-alliance. Malgré
ces échecs, on peut dire que la sainte-alliance a maintenu, même
en face de la révolution de 1830, même en face de la révolution de
1848, le dessein primitif, le principal dessein de son programme.
Si elle n'a pas empêché l'établissement des monarchies constitu-
tionnelles en Europe, elle a empêché que les changemens accom-
plis en France n'eussent leurs contre-coups au-delà de nos fron-
tières. La France avait pu passer des Bourbons de la branche aînée
aux Bourbons de la branche cadette, de ceux-ci à la république et
de la république à l'empire, sans que les monarchies du reste de
l'Europe fussent sérieusement ébranlées. A part la Belgique et l'Es-
pagne, qui après 1830 avaient placé sur le trône des dynasties
nouvelles, les anciennes familles souveraines avaient maintenu leurs
droits. La légitimité, — c'était avant tout le drapeau de la sainte-
alliance, — la légitimité n'avait pas subi d'atteinte.
Mais qu'est devenu tout cela depuis une quinzaine d'années? La
révolution a reparu sous une forme extraordinaire. Au lieu de la
révolution par en bas, c'est la révolution par en haut. Qui dit ré-
volution dans le langage de la sainte -alliance dit le mépris des
droits séculaires, la ruppression des trônes, la dépossession des fa-
milles souveraines, tous les bouleversemens que Napoléon I" avait
introduits dans l'Europe centrale au nom de la révolution française.
La mission que s'était donnée la sainte-alliance consistait précisé-
ment à restaurer ces pouvoirs légitimes et à ne plus permettre
qu'ils fussent amoindris. Eh bien ! ce que la sainte-alliance voulait
restaurer et défendre, ce principe de la légitimité qu'elle se propo-
sait de rendre inviolable, c'est une des puissances signataires du
mystique traité de 1815 qui l'a foulé aux pieds avec une audace
sans exemple. Un monarque légitime, le propre fils de celui qui
avait contracté de si religieux engagemens au nom de la fraternité
des rois et des peuples, renverse des trônes, détruit des souverai-
netés, subordonne et médiatise des princes dont le droit, au point
de vue de la sainte-alliance, est égal au sien. Yoilà ce qu'on peut
appeler la révolution par en haut. Quand Napoléon I" rendait et
exécutait de pareilles sentences, c'était la révolution par en bas,
L ENTREVUE DES TROIS EMPEREURS.
puisque le conquérant, même couronné, agissait d'après les prin-
cipes révolutionnaires. Invoquer la légitimité pour soi-même et y
porter ailleurs de si terribles atteintes, c'est le spectacle que la
Prusse de 1866 a donné à l'Europe monarchique. Et c'est chez elle,
c'est à Berlin, c'est entre les mains du roi de Prusse, devenu empe-
reur d'Allemagne, que l'empereur d'Autriche et l'empereur de Rus-
sie iraient signer le contrat d'une nouvelle sainte-alliance !
Un journal autrichien, dont je n'ai fait ici que résumer les obser-
vations, s'écrie à ce sujet : « Est-ce que l'Autriche et la Russie
pourraient jamais prendre part à une telle œuvre, elles que leurs
traditions, leurs intérêts, je dis leurs intérêts les plus graves et les
plus impérieux, des intérêts de vie ou de mort, obligent à repré-
senter en Europe la politique conservatrice ? La Prusse a créé par la
force un établissement d'une tidle nouveauté et d'une telle nature
qu'elle sera obligée de recourir à de nouvelles conquêtes pour le
soutenir. C'est là une conséquence inévitable, et en vérité il suffit
de jeter les yeux sur une carte d'Europe pour reconnaître que cette
menace s'adresse d'abord, s'adresse principalement à l'Autriche et
ensuite à la Russie. Ce n'est pas tout : cette nouvelle sainte- alliance
serait en contradiction ouverte avec les principes de religion et de
morale que l'ancienne sainte-alliance avait placés si haut, car elle
devrait sanctionner les résultats d'une politique de conquête et
d'usurpation, politique qui n'a jamais été considérée comme reli-
gieuse et morale. La sainte-aliiance avait dit : La loi chrétienne sera
l'étoile lumineuse qui guidera ma politique. Assurément ce n'était
là qu'une phrase, car sous le régime de la sainte-alliance les pro<-
testans d'Autriche ne furent pas libres, les catholiques de Prusse
subirent comme avant le joug de l'esprit protestant, et aux catho-
liques comme aux protestans de l'empire russe il ne fut rien accordé
de plus que l'ancienne tolérance. Après tout, la sainte-alliance était
conséquente avec elle-même; dans les affaires de l'église comme
dans celles de l'état, elle n'admettait aucune innovation, elle main-
tenait scrupuleusement l'ancien état de choses. Depuis cette époque,
des améliorations se sont produites, mais seulement en Autriche, et
seulement pour les protestans. Au contraire, en Autriche comme en
Prusse, la situation des catholiques est devenue bien pire. Or on
vient nous annoncer, on vient nous signifier aujourd'hui que le but
principal ('.e l'entrevue de Berlin est d'établir la souveraineté de
l'état sur le for intérieur, de constituer la césaropapie, toutes choses
contraires à la liberté de conscience et à cette loi du Christ : rendez
à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à
Dieu. »
Le journal ou plutôt le recueil hebdomadaire auquel j'emprunte
262 REVUE DES DEUX MONDES.
cette page est un des plus sérieux organes de la presse politique en
Autriche. Voilà certes un exposé assez clair. Les raisons qui de-
vaient écarter tout rapprochement entre la sainte-alliance et le con-
grès impérial de Berlin sont aussi nombreuses que décisives. Il est
évident que, si les empereurs de Russie, d'Autriche et d'Allemagne
se sont réunis en 1872, ce n'est pas pour préparer quoi que ce soit
d'analogue à ce que leurs prédécesseurs ont fait en 1815. N'im-
porte; on oublia tout, les souvenirs de Sadowa s'effacèrent un in-
stant devant les souvenirs de Leipzig, bien des gens furent persuadés
qu'une nouvelle sainte-alliance allait prétendre au gouvernement
de l'Europe. L'ardeur même avec laquelle une partie de la presse
allemande rejetait ces conjectures indiquait assez combien l'image
subitement évoquée avait obsédé les inteUigences.
Quand on s'aperçut pourtant que cette manière de voir était inad-
missible, on essaya de deviner quel était le but du congrès. Les
imaginations avaient beau jeu pour se donner carrière. La situation
de l'Europe est telle qu'un événement comme celui-là devait faire
travailler tous les esprits. Chacun jugeait la chose suivant son in-
térêt, chacun aimait à se persuader qu'il y avait là quelque com-
binaison profitable à sa cause. En un mot, c'était une occasion pour
tous les partis de manifester leurs espérances ou leurs craintes.
Étudiées à ce point de vue, les explications de la presse allemande
offrent un caractère instructif. Quand nous parcourions, au moment
de l'entrevue, les principaux journaux de l'Allemagne, ceux-là sur-
tout qui, se préoccupant des idées générales, s'appliquent à cher-
cher la philosophie des faits, il nous semblait voir se dérouler sous
nos yeux un tableau de l'Europe centrale et des questions qui l'a-
gitent. Ce sont les traits les plus importans de ce tableau que nous
voudrions rassembler ici; nous nous occupons beaucoup moins de
l'entrevue elle-même que des appréciations dont elle a été l'objet
et des conjectures qu'elle a fait naître. Le point de départ de notre
sujet est à Berlin; le sujet même est plutôt à Leipzig et à Francfort,
à Munich et à Vienne, à Prague et à Pesth. Comment savoir avec
une parfaite exactitude ce qui s'est passé entre les trois monarques et
même entre leurs ministres ? 11 est clair qu'il faut y renoncer. Nous
y renonçons sans trop de peine, ayant en vue une étude toute diffé-
rente. Que les renseignemens donnés par la presse allemande soient
plus ou moins dignes de foi, ce n'est pas là notre principal souci;
nous ne cherchons pas de nouvelles, nous voulons seulement pro-
fiter de ces rumeurs, de ces conjectures en divers sens, de ces
explications contradictoires pour en faire jaillir quelque lumière sur
la situation présente de l'Europe.
l'entrevue des trois empereurs. 263
II.
On a déjà, vu la première idée qui s'est produite à l'annonce de
l'entrevue des trois empereurs, ce souvenir confus de la sainte-
alliance, la pensée bizarre que les trois monarques, par cela seul
qu'ils étaient les héritiers des trois signataires de l'acte de 1815,
et comme si tout n'était pas changé entre eux de fond en comble,
allaient se concerter pour gouverner l'Europe. Un examen attentif
ayant écarté cette chimère , on se demanda quelle avait été tout
d'abord l'inspiration du cabinet de Berlin, si les empereurs de
Russie et d'Autriche avaient été invités en même temps, si l'un et
l'autre avaient dû accepter cette invitation avec des sentimens
pareils.
A ces questions, un journal viennois fait une réponse d'une net-
teté singulière. Ce journal, un des recueils politiques les plus esti-
mables de l'Autriche, est intitulé la Reforme. J'ai déjà eu l'occa-
sion, il y a quelques années, à. propos des luttas de la Bohême
contre le dualisme austro-hongrois, de signaler le rare mérite du
rédacteur en chef de la Réforme y M. Franz Schuselka; depuis les
désastres de la France, M. Schuselka s'est acquis de nouveaux titres
à l'estime de tous les esprits indépendans. Il n'a pas craint de
rompre en visière à ses compatriotes. Les Allemands de l'Autriche,
éblouis par les victoires de la Prusse, se laissent attirer ou plutôt
se précipitent aveuglément vers l'empire d'Allemagne; ]\L Franz
Schuselka est fidèle à l'Autriche. Allemand d'origine, de langue, de
culture, il est dévoué avant tout à cette monarchie autrichienne que
tant de périls menacent, et qui pourrait rendre, si elle se relevait,
de si grands services à l'indépendance de l'Europe. Il cherche ar-
demment par quelle voie elle pourra se sauver. Le système actuel
du dualisme lui paraît une cause de ruine; il l'attaque sans relâche
et lui porte de terribles coups. Les passions prusso-germaniques
lui font horreur, il ne manque pas une occasion de les flétrir. In-
ti'épide en face des Allemands fanatisés, il a montré un courage plus
grand encore : il est impartial pour les Français. Au mois de sep-
tembre 1870 , au moment où les Prussiens commençaient le siège
de Paris,, la Réforme publiait un article sur les sympathies qui
s'attachaient en Europe à l'une ou à l'autre des puissances belligé-
rantes, et il établissait que presque dans toute l'Europe les peuples
faisaient des vœux pour nous, tant les Prussiens excitaient de ré-
pulsion. On n'était pas fâché de voir nos vanités punies, notre or-
gueil humilié; mais voir la France, la nation humaine et généreuse
entre toutes, écrasée par la Prusse au point de ne plus pouvoir
tenir sa place dans le monde, non, non, disait la Reforme; on n'y
26h • REVUE DES DEUX MONDES.
peut consentir! « La France, dût-elle succomber en ce suprême ef-
fort, dût-elle subir la paix que lui dictera le vainqueur, restera
toujours grande et puissante; bien plus, des malheurs mêmes de
cette guerre elle sortira purifiée et moralement plus forte (1). » Un
journal qui parlait ainsi le 29 septembre 1870, au moment où com-
mençait la résistance de Paris, un journal qui nous témoignait de
telles sympathies à l'heure où nous nous croyions abandonnés du
monde entier, n'a pas seulement droit à nos remercîmens, il mé-
rite la confiance que commandent toujours la droiture et l'impar-
tialité. Dans cet examen de la presse allemande, je m'attacherai
donc de préférence aux renseignemens et aux considérations poli-
tiques de la Réfoi^me. Que je m'appuie sur elle ou que je la con-
tredise, je serai sûr de me fier à un bon guide ou de combattre un
loyal adversaire.
Yoici donc ce que la Réforme répondait sans hésiter aux ques-
tions qui tenaient l'esprit public en suspens; elle écrivait le 12 sep-
tembre dernier : a Aujourd'hui le monde entier s'occupe des fêtes
de Berlin; dans quelques jours, personne n'en parlera, et tout cela
aura disparu sans laisser de trace. L'histoire sérieuse aura grand'-
peine à mentionner seulement cette pompeuse entrevue. L'appa-
rence est brillante, la réalité n'est rien. Oui, que cette conférence
ait pour but d'importantes conversations politiques, comme disent
les uns, des traités même, comme d'autres le prétendent, c'est une
apparence et pas autre chose. En réalité, il ne s'est agi d'abord et
avant tout que de procurer un nouveau triomphe à la Prusse, c'est-
à-dire à la maison de Hohenzollern. C'est en vue de ce triomphe
que l'empereur Guillaume P"" a invité l'empereur d'Autriche à venir
le voir à Berlin. Le fait seul de cette invitation était le premier acte
du triomphe que la Prusse se préparait aux dépens de l'Autriche,
car cela signifiait manifestement : on sera péniblement affecté à
Vienne de notre invitation, mais on ne pourra pas la refuser. L'ob-
servateur impartial est obligé de dire que cette invitation a été une
offense. »
C'est surtout à la presse austro-hongroise, c'est aux journaux de
Vienne et de Pesth, de nous renseigner sur l'effet produit en Au-
triche par cette invitation extraordinaire. L'avis si franchement ex-
primé par M. Schuselka est-il conforme au sentiment de ses con-
frères? Il s'en faut bien. Les journaux qui soutiennent le dualisme
austro-hongrois sont placés à un tout autre point de vue que le ré-
dacteur de la Réforme. Allemands et Hongrois, dans le système
(1) « Wenn auch Frankreich gânslich unterîiegt und sich den Frieden diktiren
lassen muss, so wird es doch gi'oss und mdchtig bleiben, ja aus dem Ungluck dièses
Krieges gelâutert und moralisch gekràfligt hervorgehen. » — Die Refoi'm, 29 sep-
tembre 1870. Voyez l'article intitulé die Sympathien fur Frankreich.
l'entrevue des trois empereurs. 265
actuel de la monarchie autrichienne, sont les ennemis irréconci-
liables des Slaves; séparés eux-mêmes autrefois par des haines sé-
culaires, ils se sont réunis pour opprimer des peuples qui repré-
sentent la moitié de l'empire. Les Allemands de la Gisleithanie
étouffent les Tchèques de Bohême et les Polonais de la Gallicie,
comme les Magyars de la Transleithanie étouffent la voix des Slaves
du sud, Croates et Transylvains. Quand M. de Beust imagina le
partage de la monarchie entre les Allemands de l'archiduché et les
Magyars de la Hongrie, on crut que c'était le commencement d'une
organisation fédérale qui, donnant satisfaction à tous les droits,
transformerait l'Autriche pour la sauver. Aujourd'hui que les Alle-
mands d'une part, les Hongrois de l'autre, prétendent faire de cet
arrangement la loi définitive de l'empire et résistent avec injure à
toute idée de fédération, les Slaves, poussés à bout, ont toujours
involontairement les yeux tournés vers la Russie. On peut dire qu'il
y a là un danger de mort pour la monarchie autrichienne. Selon le
tour que prendront ces luttes intestines, il peut en sortir du soir au
lendemain des événemens qui disloqueront l'empire. Une question
capitale surtout, ce sont les tentations que l'Allemagne et la Russie,
chacune de son côté, offriraient à l'Autriche. Suivant les circon-
stances, une moitié de l'Autriche peut tendre vers l'Allemagne, tan-
dis que l'autre moitié tendrait vers la Russie. C'est précisément ce
qui a lieu en ce moment même, et l'on devine aisément quelles
émotions devait produire dans. un pays si agité une nouvelle con-
çue en ces termes : sur l'invitation de l'empereur d'Allemagne, l'em-
pereur d'Autriche va se rendre à Berlin.
Les Hongrois et les Allemands de l'Autriche en poussaient des
cris de joie; les journaux du comte Andrassy triomphaient. On sait
que le comte Andrassy, l'habile homme d'état magyar, est chargé
aujourd'hui de faire fonctionner ce système du dualisme imaginé en
1867 par M. le comte de Beust et M. Franz Deak. Exécuteur fidèle
du plan politique des Hongrois, M. le comte Andrassy est l'adver-
saire résolu des Slaves d'Autriche; il est obligé par conséquent de
surveiller de très près la politique russe, toujours tentée de prendre
les Slaves sous son patronage, ou du moins toujours soupçonnée
de céder à une tentation si naturelle. Si l'entrevue de l'empereur
François-Joseph avec l'empereur Guillaume P' annonçait une al-
liance entre l'Autriche et l'Allemagne, le comte Andrassy pouvait
être rassuré pour longtemps; le gouvernement austro-hongrois se
trouvait en mesure de dédaigner l'opposition des Slaves sans rien
craindre du cabinet de Saint-Pétersbourg. En un mot, l'entrevue
des deux empereurs était une victoire pour les Allemands et les
Hongrois de l'Autriche, elle était un échec et un échec très-mena-
çant pour les Slaves.
266 REVUE DES DEUX MONDES.
Il fallait voir avec quel enthousiasme la presse magyare saluait
ce grand événement. C'était à M. le comte Andrassy qu'en revenait
tout l'honneur. C'était lui qui avait préparé les voies, qui avait sug-
géré à M. de Bismarck l'idée de cette alliance, qui l'avait rendue
possible et saurait la rendre bienfaisante. N'était-ce pas déjà un
bienfait que d'avoir découragé les Slaves? et comment pouvait-on
les décourager d'une manière plus efficace qu'en s' assurant contre
eux l'appui du nouvel empire d'Allemagne? Ainsi parlaient les jour-
naux de la Transleithanie, c'est-à-dire de cette A.utriche hon^groise
où les Croates et les Esclavons sont opprimés par les Hongrois.
Dans la Cisleithanie, c'est-à-dire dans l'Autriche allemande, où les
Tchèques et les Polonais sont opprimés par les Allemands, la même
haine des Slaves excitait les mêmes clameurs. Vainement quelques
esprits élevés, et parmi eux le rédacteur de la Réforme, s'effor-
çaient-ils d'avertir ces politiques aveugles. Vainement leur criaient-
ils : « Prenez garde! vous croyez servir l'Autriche, vous préparez
sa ruine. Vous, Hongrois, à force d'être injustes pour les Slaves, à
force de leur fermer toute issue, de leur enlever toute espérance,
vous en faites bon gré mal gré des Russes, 16 milUons de Russes
au cœur de l'Autriche. Et vous, Allemands de la Cisleithanie, ne
sentez-vous pas que votre haine des Slaves vous est un piège? ne
sentez-vous pas qu'en courant ainsi, les bras ouverts, au-devant
de ces Prussiens qui vous ont écrasés il y a six ans, vous détruisez
vous-mêmes votre dignité, cette force que rien ne remplace ? » Tout
cela était inutile; ni les remontrances de l'honneur, ni les conseils
de l'intérêt ne pouvaient les amener à vaincre leur passion. Une
seule idée les animait : étouffer les Slaves, les faire disparaître
comme peuple, les obliger à se fondre dans les deux races domi-
nantes, les contraindre à devenir, ceux-ci des Allemands et ceux-
là des Hongrois. L'invitation adressée à l'empereur François-Joseph
par l'empereur Guillaume P'' leur paraissait l'annonce d'une alliance
avec l'Allemagne prussienne; ils la saluaient. Allemands et Hon-
grois, comme la défaite définitive des Slaves.
Y avait-il quelque chose de vrai dans ces interprétations? Les
Hongrois et les Allemands de l'Autriche avaient-ils raison de pous-
ser des cris de triomphe? les Slaves avaient-ils sujet de considérer
l'avenir avec inquiétude? En d'autres termes, l'invitation impériale
venue de Berlin renfermait-elle la signification qui a si vivement
agité tous les partis, de Pesth à Vienne et de Prague à Trieste? 11
st bien difficile de répondre à ces questions. Ce sont là les secrets
u cabinet de Berlin. Nous avons déjà dit que, loin de prétendre
apporter ici des renseignemens sur d^s choses qui nous échappent,
nous cherchions surtout ce qui est matière à observation et à ré-
flexion, c'est-à-dire l'impression produite par l'événement dont il
l'entrevue des trois empereurs. 267
s'agit et l'idée qu'on s'en faisait. Ce serait pourtant montrer trop
de scrupule que de ne pas mentionner au moins l'opinion la plus
répandue sur ce point. Or on croit fermement à Vienne et ailleurs
que le projet primitif de M. de Bismarck consistait à préparer une
alliance entre l'Allemagne et l'Autriche. On ajoute que M. de Bis-
marck, mettant à profit la haine des Austro-Allemands et des Aus-
tro-Hongrois pour les Slaves, espérait entraîner l'Autriche dans une
guerre contre la Russie. Eùt-il été difficile à un homme tel que lui
de faire briller aux yeux de l'Autriche les avantages de cette guerre?
Insister sur le danger perpétuel que causent à la monarchie des
Habsbourg ces 16 millions de Slaves revendiquant leurs droits,
prouver que l'occasion serait bonne d'en finir, montrer d'avance la
Russie vaincue, amoindrie, et destituée pour longtemps de ce pro-
tectorat des Slaves du sud qui la rend si redoutable à l'Autriche et
à la Turquie, tout cela eût été un jeu pour le chancelier de l'em-
pire d'Allemagne. 11 est bien entendu que l'empire d'Allemagne
avait aussi sa part de bénéfices dans une telle entreprise. M. de Bis-
marck n'était pas inspiré seulement par le désir fraternel de sauver
l'Autriche. Supposez que cette combinaison ait été réellement faite,
on devine aisément quelle place devaient y trouver les plans ulté-
rieurs de M. de Bismarck. La Russie vaincue aurait été contrainte de
se laisser arracher ses provinces allemandes, la Courlande, l'Estho-
nie, la Livonie. — Provinces allemandes, ai-je dit? Oui, allemandes
d'origine, de langage, mais profondément russes de cœur et d'âme,
aussi russes que l'Alsace et la Lorraine sont françaises. Après cela,
que serait devenue l'Autriche? Les Allemands de l'archiduché n'eus-
sent-ils pas été attirés de plus en plus par la fascination de l'em-
pire germanique? Les Slaves de Bohême et de Croatie n'eussent-ils
pas été pour l'empire germanique un moyen de désintéresser la
Russie? Le panslavisme, de façon ou d'autre, eût été la conséquence
inévitable du pangermanisme. De cette réunion de peuples qui com-
posent l'empire des Habsbourg, et qui, sous des institutions libres
fortement établies, auraient pu former une fédération monarchique
si puissante, la Hongrie seule serait restée debout, l'Autriche eût
disparu de la carte.
H est probable que les Hongrois, malgré la haine aveugle qu'ils
portent aux populations slaves, n'auraient pas tardé à comprendre
dans quel abîme une telle politique les eût précipités. Après avoir
prêté l'oreille aux propositions de M. de Bismarck, -M. le comte
Jules Andrassy se serait-il tout à coup ravisé? lîst-ce lui qui aurait
demandé à Ai. de Bismarck que l'empereur de Russie assistât aussi
à l'entrevue de Berlin? Est-ce l'empereur d'Autriche qui aurait per-
sonnellement exprimé ce désir? ou bien enfin est-ce l'empereur de
Russie en personne qui, soupçonnant de son côté l'ambition insa-
268 REVUE DES DEUX MONDES.
tiable de la Prusse et flairant un danger à Berlin, se serait, comme
on l'a dit, invité lui-même?
Ces différentes conjectures ont été discutées par la presse alle-
mande avec une vivacité singulière (1). En Autriche, les partis les
plus soupçonnés d'avoir désiré ardemment une alliance avec l'Alle-
magne contre la Russie étaient aussi les plus empressés à soutenir
qu'ils avaient obtenu de M. de Bismarck l'invitation du tsar. Il y a
en effet, pour les Austro-Allemands comme pour les Austro- Hon-
grois, deux moyens de décourager les Slaves d'Autriche : vaincre la
Russie et l'empêcher de rien pouvoir en faveur des Tchèques et des
Croates, ou bien se l'attacher par une alliance et la détourner de
rien vouloir. Le premier plan ayant offert de très graves dangers,
on s'est rabattu sur le second. C'est ainsi que les journaux du comte
Andrassy le félicitaient d'avoir contribué à faire inviter le tsar
Alexandre II, — c'est ainsi que, dans les deux parties de l'Autriche,
Hongrois et Allemands se disputaient pour ainsi dire l'honneur de
cette victoire diplomatique.
Nous en étions là de notre étude, nous cherchions ce qu'il fallait
admettre ou rejeter parmi tant de conjectures inquiétantes, nous
nous demandions s'il n'y avait pas dans le nombre quelques rêves
de malade comme en peut provoquer la situation fiévreuse de l'Eu-
rope, quand des indications d'un autre ordre vinrent éclairer notre
route. Ayant eu l'occasion de rencontrer un homme d'état autri-
chien, aujourd'hui retiré de la scène politique, mais toujours très
attentif à ce qui s'y passe, je l'interrogeai à ce sujet, et j'obtins des
informations très logiquement déduites. Je les donne comme je les
ai reçues. On verra qu'elles confirment et expliquent ce qui pré-
cède, on verra surtout qu'elles révèlent la fin de ce singulier épi-
sode.
Oui, d'après le récit qui m'a été fait, c'est bien le comte Jules
Andrassy, le successeur de M. de Beust, qui a eu la première pensée
de l'entrevue, laquelle n'intéressait d'abord que deux empereurs
au lieu de trois. Le comte Andrassy, justement alarmé des périls
qui menacent la monarchie autrichienne, plus spécialement préoc-
cupé toutefois des périls de sa patrie particulière, c'est-à-dire de
la Hongrie, a raisonné de la mapière suivante. — « Ministre au-
trichien, mais surtout homme d'état hongrois, j'aperçois dans un
avenir prochain deux grands ennemis possibles, deux ennemis re-
doutables pour les intérêts que je défends, l'Allemagne et la Rus-
sie. La politique nous conseille de les diviser en nous alliant avec'
(1) Un recueil prussien, le Messager de la frontière, dans sa livraison du 6 sep-
tembre 1872, affirme que ce sont là, des inventions françaises; on voit par les débats
résumés ci-dessus qac ces conjectures avaient occupé la presse allemande longtemps
avant de pénétrer chez nous.
l'entrevue des trois empereurs. 269
l'un contre l'autre. Empire d'Allemagne ou empire de Russie, le-
quel des deux a le moins d'intérêt à nous nuire? Evidemment c'est
l'empire d'Allemagne. De deux choses l'une : ou bien M. de Bis-
marck jugera prudent de conserver l'empire austro-hongrois comme
un tampon entre l'Allemagne et la Russie, ou bien il en convoitera
la partie allemande. Dans le premier cas, il laisserait subsister
l'Autriche tout entière; dans le second cas, c'est-à-dire en mettant
les choses au pire, il aurait intérêt à maintenir au moins la Hon-
grie pour empêcher la Russie de s'étendre jusqu'au port de Fiume,
à quelques lieues de Trieste. Au contraire, la Russie est intéressée
à la suppression totale de l' Autriche-Hongrie, car dans la disloca-
tion de l'empire des Habsbourg non -seulement elle nous pren-
drait les provinces slaves du nord et de l'est, comme l'Allemagne
nous prendrait les provinces allemandes du nord-ouest, mais elle
voudrait absorber la Hongrie afin de tendre la main aux Esclavons,
aux lilyriens, à tous les Slaves du sud, et de s'établir sur l'Adria-
tique. L'Allemagne ne consentira jamais à ce voisinage. Nous avons
donc, nous, Hongrie, le même intérêt que l'Allemagne sur ce point;
c'est à l'Allemagne que nous devons offrir notre alliance. Les deux
empires se garantiront réciproquement leurs possessions actuelles.
L'Allemagne y gagnera l'assurance de ne pas être inquiétée par
l'alliance possible de la Russie et de la France, surtout si elle trouve
une occasion d'attaquer la Russie avant que la France ait achevé
de réparer ses ruines; l'Autriche-Hongrie y gagnera une sécurité
qui lui manque aujourd'hui, elle n'aura plus à redouter ni le pan-
slavisme ni le pangermanisme, elle pourra se livrer tout entière à
œuvre de sa consolidation intérieure. »
Ces idées, soumis;iS au prince de Bismarck par le comte Andrassy,
auraient été accueillies avec une joie secrète; M. de Bismarck en
effet voyait plus loin que son interlocuteur, et découvrait dans cette
combiraaison beaucoup d'autres avantages que le ministre hongiois
n'avait pas soupçonnés. Il y avait là pour le grand joueur d'échecs
une occasion de faire coup double, et même quelque chose de plus.
Son plan fut bien vite combiné : s'unir à l'Autriche contre la Russie,
infliger à la Russie des défaites assez graves pour la mettre hors
d'état de rien entreprendre pendant bien des années, telle était la
première partie du programme. M. de Bismarck détruisait ainsi
d'avance la possibilité d'une alliance franco-russe. L'Autriche y
trouvait son compte en haine de la Russie, comme l'Allemagne en
haine de la France. Seulement M. Andrassy avait eu tort de ne pas
prévoir la suitj de l'aventure. Le programme avait un second point :
une fois la Russie hors de cause, M. de Bismarck était libre de par-
tager l'Autriche selon ses propres vues sans avoir à compter avec
personne. On s'étonne parfois que ce partage de l'Autriche ne soit
270 REVUE DES DEUX MONDES.
pas encore opéré, la malheureuse Autriche étant ce qu'elle est au-
jourd'hui. Quoi de plus facile, à ce qu'il semble? L'Allemagne pren-
drait les provinces allemandes, qui déjà réclament cette annexion;
la Russie prendrait les provinces slaves, qui n'opposeraient pas
une bien vive résistance; la Hongrie resterait seule, formant un état
libre. Eh bien! non; cela est impossible. La Hongrie disparaîtra si
l'Autriche disparaît, la Hongrie sera dévorée par la Russie, car la
Russie, réclamant tous les Slaves d'Autriche, ira nécessaiiement
jusqu'à l'Adriatique. C'est précisément ce que redoute M. de Bis-
marck. Yoilà pourquoi il voudrait mettre la Russie hors de combat
et partager l'Autriche à lui seul. L'Allemagne recueillerait la partie
allemande de l'Autriche; l'autre partie, la partie slave et hongroise,
formerait un royaume qui pourrait être donné à un prince de Ho-
henzollern et placé sous le protectorat du nouvel empire.
C'est ainsi que les deux ministres, M. le comte Andrassy avec
une imprudence aveugle, M. de Bismarck avec une habileté ef-
frayante, se seraient rais d'accord pour amener une entrevue de
leurs souverains. Ce n'étaient là toutefois que des conceptions de
ministres ; le difficile était de les faire accepter aux maîtres. L'em-
pereur d'Allemagne et l'empereur de Russie sont unis par des li-ens
étroits de famille et d'amitié personnelle. Comment obtenir de Guil-
laume I" qu'il déclarât la guerre à Alexandre II? De quel prétexte
couvrir à ses yeux ce plan machiavélique? Au nom de quel grief, à
l'aide de quel sophisme l'engager en de si violentes entreprises?
D'autre part , entre l'empereur d'Allemagne et l'empereur d'Au-
triche, il n'y a depuis la journée de Sadowa que des souvenirs em-
barrassans et amers. Comment décider François-Joseph à faire une
visite solennelle à Guillaume P'? Comment demander au vaincu
d'aller saluer le vainqueur au milieu de sa cour? Sous l'impression
de ces répugnances, l'empereur d'Autriche a bien pu, en réponse à
l'invitation allemande, exprimer le désir de rencontrer à Berlin l'em-
pereur de Russie. Il évitait ainsi la douleur de paraître s'humilier
devant le conquérant; il se rendait 4 un congrès de souverains,
à une réunion de princes revêtus d'un même titre; la démarche,
si pénible qu'elle fût, ne ressemblait plus à un acte de vassalité. De
son côté, l'empereur de Russie, soupçonnant sans doute quelque
péril, a pu se faire inviter-directement par l'empereur d'Allemagne.
Yoilà comment les sentimens personnels des souverains ont déjoué
les calculs des ministres. La dignité de François-Joseph ne lui a
pas permis de se rendre seul à Berlin; l'amitié de Guillaume P'pour
Alexandre II l'a empêché d'accepter les vues de M. de Bismarck.
C'est donc M. de Bismarck qui a eu le dessous dans toute cette
affaire, — résultat heureux pour la Russie, dont la fortune a
échappé aux plus graves échecs, heureux surtout pour l'Autriche,
L ENTREVUE DES TROIS EMPEREURS. 271
que l'imprudence du comte Jules Andrassy exposait aux dernières
catastrophes. On a remarqué à Berlin, paraît-il, que M. de Bis-
marck, pendant le congrès impérial, se tenait volontiers à l'écart,
dans une attitude presque chagrine, et comm« s'il assistait à un
spectacle qui ne le regardait pas.
A ces renseignemens d'un homme très initié aux choses de l'Au-
triche, j'ajoute une remarque fort curieuse : précisément à l'heure
où se terminait l'épisode que nous venons de raconter, vers les
derniers jours du mois d'août, les journaux officiels et officieux
de l'empire d'Allemagne opérèrent tout à coup une volte-face qui
semble confirmer notre récit. Jusque-là, ces journaux ne s'occu-
paient en rien de la France; ce n'est pas de la France qu'il pouvait
être question à propos de l'entrevue des empereurs; la France avait
reçu l'assurance officielle des senlimens pacifiques qui animaient
les souverains du nord, et, comme elle a besoin de paix avant tout,
elle se trouvait hors de cause. Le congrès de Berlin n'avait pas à
s'occuper d'elle, elle n'avait pas à s'inquiéter du congrès de Berlin.
Telle était la situation, tel était le mot d'ordre, lorsque tout à coup
ces mêmes journaux commencèrent une campagne contre la France.
On s'inquiétait de voir ses finances se relever, ses forces militaires
se réorganiser; on lui demandait compte de cette reprise énergique,
on voulait savoir dans quelle vue elle augmentait son armée. Là-
dessus certains publicistes prenaient feu, et aux interrogations cu-
rieuses succédaient les dénonciations hostiles. Que signifiait ce ta-
page? Assurément le succès de l'emprunt avait bieii pu irriter ces
passions allemandes, toujours prêtes à se déchaîner contre nous;
mais ici l'explication ne suffit pas. Il y avait déjà plusieurs semaines
que le résultat prodigieux de l'emprunt avait été examiné, discuté,
commenté dans tous les sens par la presse des deux mondes, lorsque
se produisit chez les journaux de l'empire d'Allemagne le revirement
subit dont nous parlons. De très bons esprits en ont conclu que ces
colères soudaines étaient des colères factices, qu'elles tenaient à une
cause qu'on ne pouvait avouer, et cette cause à leur avis, c'était la
nécessité pour M. de Bismarck de masquer l'échec de son plan de
campagne. « Nous avons essayé, se disait-on, de nouer une al-
liance avec l'Autriche pour faire la guerre à la Russie ; nous avons
échoué. L'empereur de Russie assistera au congrès où devaient être
prises les résolutions qui le concernent. Hâtons-nous d'attacher à
l'entrevue des trois empereurs une signification toute spéciale. Fai-
sons croire qu'il s'agit de maintenir l'ordre européen contre la
France, soit que la France ait l'intention de se dégager par les
armes du traité qu'elle subit, soit qu'elle n'ait pas la force de do-
miner la démagogie qui la menace. En Allemagne et en Europe,
beaucoup de gens vont crier à la sainte-alliance. Les libéraux de
2 72 REVUE DES DEUX MONDES.
a Bavière et du Wurtemberg s'inquiéteront, et ce n'est pas chose à
dédaigner dans ces pays, où déjà les catholiques sont contre nous.
N'importe; laissons-les crier. L'essentiel, pour le moment, c'est
d'effacer les impressions de ceux qui ont deviné notre plan et l'ont
mpêché de réussir. »
Nous ne donnons pas ces conclusionstcomme acquises à l'histoire;
seulement, si nous comparons les conjectures diverses, si nous com-
binons entre eux les récits et les jugemens contradictoires de la
presse germanique, nous avouons que cet exposé des faits offre
une grande vraisemblance. Dans tous les cas, les controverses dont
nous avons indiqué le résumé ont l'avantage de mettre en lumière
plusieurs des questions qui agitent les Allemands et les Slaves.
Elles nous montrent que , si en Bavière et dans le Wurtemberg la
dureté du joug prussien a fait éclater des symptômes de résistance,
les Allemands de l'Autriche, éblouis, aveuglés, incapables de voir
ce joug, qu'ils maudiraient plus tard, n'aperçoivent qu'une chose :
l'Allemagne, l'empire d'Allemagne, l'unité de l'Allemagne reconsti-
tuée par la Prusse !
Ainsi à propos de ce seul point': quelle a été la pensée première
du cabinet de Berlin en provoquant cette entrevue? comment ont
été faites les invitations? les deux empereurs d'Autriche et de Bus-
sie ont-ils été invités en même temps ou l'un après l'autre? — à
propos de ce seul point, nous avons vu les questions en suspens, les
intérêts en jeu, les passions toutes prêtes. Cas renseignemens ont
bien leur valeur historique. Youlez-vous cependant résumer tout
cela dans une conclusion plus précise ou du moins le réduire à ce
qui paraît certain? Je conclurais volontiers comme la Réforme.
Selon M. Franz Schuselka, la pensée primitive est plus simple. Il
peut y avoir du vrai, beaucoup de vrai dans les plans relatifs à la
Russie; le prince de Bismarck a pu faire entrer en ses calculs les es-
pérances du comte Andrassy, le comte Andrassy a pu compter sur
les hardiesses du prince de Bismarck; ce sont choses particulières
aux deux chanceliers, simples ébauches d'idées qui pouvaient
aboutir ou ne point laiss&r de traces. Quant à la pensée primitive,
celle du personnage prépondérant, l'empereur d'Allemagne, voici
manifestement ce qu'elle a été. Guillaume I"" a voulu deux choses :
premièrement, faire reconnaître solennellement le nouvel empire
d'Allemagne par l'héritier des souverains qui ont possédé pendant
des siècles l'ancien empire d'Allemagne; deuxièmement, avertir la
France qu'il n'y avait rien à tenter pour elle du côté de l'Autriche,
qu'elle devait renoncer à tout espoir d'alliance avec les vaincus de
Sadowa, devenus les soutiens du vainqueur.
Ce plan a-t-il réussi? La Réforme répond sans hésiter : — non,
ce plan n'a pas réussi. La Prusse est allée trop vite. Elle a blessé
L ENTREVUE DES TROIS EMPEREURS. 273
l'empereur d'Autriche. François-Joseph ne pouvait refuser l'invita-
tion de l'empereur d'Allemagne, mais il est impossible qu'il ne l'ait
pas considérée comme une offense. Dignement, courageusement il a
Lu le calice; il s'est rendu à Berlin. Remarquez toutefois qu'il s'y est
rendu seul ; l'empereur d'Allemagne désirait ardemment que l'im-
pératrice d'Autriche accompagnât l'empereur. La signification de
cette démarche eût été bien autrement favorable au nouvel empire;
l'idée d'une entrevue purement politique, l'idée d'une contrainte
morale silencieusement subie aurait aussitôt disparu. On n'a pu
l'obtenir; l'impératrice d'Autriche n'a pas accompagné l'empereur.
Quant à l'autre partie du programme, l'avertissement donné à la
France de ne plus avoir à compter désormais sur les sympathies de
l'Autriche, il est clair que ce second point dépendait absolument du
premier. Une alliance durable entre l'Allemagne et l'Autriche serait
assurément une difficulté très grave pour la France le jour où la
France se serait assez relevée de ses ruines, assez débarrassée de
ses périls intérieurs, pour songer à reprendre dans le monde la place
qui lui est due; mais si cette alliance n'est qu'apparente, si elle
laisse subsister des ressentimens amers, qu'importent les démon-
strations de Berlin?
On parle des hommages particuliers rendus par le peuple berli-
nois à l'empereur François-Joseph, on dit qu'il y a eu là de véri-
tables transports d'enthousiasme; l'empereur François-Joseph n'a-
t-il pas dû se demander si ces manifestations ne s'adressaient pas
au représentant des Allemands de l'Autriche beaucoup plus qu'au
chef de la monarchie autrichienne? N'a-t-il pas dû se rappeler que
neuf années auparavant il avait fait en Allemagne une visite bien
différente de celle-là? C'était au mois d'août 1863. Tous les souve-
rains de la confédération germanique étaient réunis à Francfort-
sur-le-Mein, dans l'antique ville libre où se célébrait autrefois le
couronnement des empereurs; François-Joseph, l'héritier des Habs-
bourg, les y avait convoqués pour délibérer avec eux sur l'organi-
sation d'une nouvelle Allemagne. Un seul, le roi de Prusse Guil-
laume I", avait formellement refusé de se rendre à l'invitation de
l'empereur d'Autriche. En vain l'empereur avait-il insisté pour que
le roi se fît représenter au moins par un membre de sa famille, si
des raisons de santé ne lui permettaient pas de faire le voyage;
cette seconde invitation fut déclinée comme la première (l). Il avait
donc fallu se passer du roi de Prusse dans ce congrès de Franc-
fort, et maintenant l'empereur d'Autriche, exclu de la confédéra-
(1) Le roi de Prusse se trouvait alors aux bains de Gastein, dans le Tjrol. Ces faits
sont racontés avec précision dans l'histoire de M. Edouard Arndt, Geichichte der
Jahre 1S60 bis 1867, Leipzig 18C8; 2 vol. — Voj'cz premier volume, p. 14.
TOME cil. — 1872. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
tion, exclu de l'Allemagne, s^en venait trouver à Berlin ce même
roi de Prusse Guillaume I", empereur d'Allemagne ! La politique a
beau faire fléchir les caractères les plus fermes sous des nécessités
impérieuses, l'humanité fmit toujours par réclamer ses droits. Lcl
Réforme a raison de le dire, une invitation comme celle-là, une
invitation faite en de telles circonstances et dans une telle vue a
dû être considérée comme une offense. Ce n'est pas l'amitié qui
doit sortir de là. L'avenir est donc réservé en ce. qui concerne les
alliances futures de la monarchie autrichienne.
IH.
Nous avons parlé de la pensée première de l'eiatrevue des empa-
reurs; arrivons à l'entrevue elle-même, je veux dire aux interpré-
tations qu'elle a provoquées, aux intentions qu'on lui prête, aux
conséquences qu'on lui attribue.
Un sentiment qui paraît unanime, c'est que le premier résultat
de ce congrès impérial sera l'affermissement de la paix européenne;
assurances officielles, assurances officieuses, sont d'accord sur ce
point. Les chancelleries ont fait cette promesse au monde, les pu-
blicistes les plus autorisés la répètent avec joie. La paix, n'en dou-
tez pas, est assurée pour longtemps. Pas de question qui soit de
nature à troubler le repos de l'Europe, pas de difficulté qui ne
puisse être écartée par l'union des trois empereurs. Les trois em-
pereurs veulent la paix, ils sauront la maintenir. — Qu'en savez-
vous? répond avec un hardi bon sens le publiciste que nous avons
plusieurs fois cité. Les trois empereurs peuvent désirer sincèrement
la paix; ils ne sont pas maitres des événemens. Les voilà d'accord
aujourd'hui; qui donc leur assure un lendemain pareil? Est-ce que
ces rencontres solennelles de princes souverains sont un gage in-
faillible de durée pour les bonnes dispositions qu'on y apporte?
Est-ce que l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse n'avaient pas
eu de longs entretiens aux bains de Gastein peu de temps avant la
campagne de 1866? Est-ce que le roi de Prusse n'avait pas été reçu
aux Tuileries trois ans avant la guerre de 1870? Il n'y a là aucune
espèce de gage. Admettons que les trois empereurs, loyaux et fidèles
amis en ce moment, soient animés du plus vif désir de maintenir
ces bons rapports; tel événement imprévu, sans compter ceux qu'on
prévoit trop biea, peut tout à coup faire naître pour chacun d'eux
des intérêts opposés et à chacun d'eux par conséquent imposer des
devoirs contraires. En supposant même que l'amitié personnelle
des trois monarques ne dût pas être mise à cette épreuve, n'y
a-t-il pas lieu de se demander ce que deviendraient ces rapports
d'amitié eu égard au reste de l'Europe? La politique n'échappe pas
l'entrevue des trois empereurs. 275
aux conditions de l'humanité; la raison d'état ne supprime pas les
sentimens individuels. Politiquement et même humainement, l'em-
pereur François-Joseph a pu se résigner à son sort, il a pu étouffer
en lui tout ressentiment, écarter toute idée de vengeance contre
son heureux rival; croit-on poar cela qu'il fût jamais disposé à
prendre les armes pour prêter appui au souverain qui l'a dépos-
sédé? Se figure-t-on l'empereur d'Autriche allant en guerre pour
défendre cet empire d'Allemagne d'où on l'a exclu? Tout cela est
contraire aux conditions humaines. Le même raisonnement s'appli-
que à l'empereur de Russie, bien qu'à un moindre degré, et en te-
nant compte des différences qui sautent aux yeux. Admettre que la
Russie a pu voir sans déplaisir le prodigieux élan de la Prusse, ce
serait méconnaître la nature humaine. Jusqu'à ces dernières années,
la Prusse gardait vis-à-vis de la Russie une attitude modeste, l'at-
titude presque soumise, non pas d'une vassale assurément, mais
d'une protégée reconnaissante, et tout à coup la voilà au premier
rang des puissances européennes! Ni politiquement, ni humaine-
ment, l'empire de Russie ne se sentii-a désormais enclin à tirer
l'épée pour soutenir une grandeur qui l'offusque. Ainsi, malgré
toutes les protestations échangées à Berlin, la pensée se refuse à
croire que l'empereur d'Allemagne puisse jamais trouver un appui
soit chez l'empereur de Russie, soit chez l'empereur d'Autriche,
dans le cas où il aurait besoin d'eux pour se maintenir à la hau-
teur où l'ont élevé ses conquêtes. 11 n'y a pas d'amitié personnelle
qui tienne contre les raisons et les sentimens dont nous venons de
parler. L'empereur d'Allemagne, dans l'état où est aujourd'hui
l'Europe, ne peut compter sur aucune alliance.
Cette argumentation vigoureuse renferme un détail que nous avons
laissé de côté afin de ne pas interrompre la suite du raisonnement.
Quel est ce danger que l'auteur prévoit pour l'empire d'Allemagne?
A quel propos mentionne-t-il le cas où Guillaume P"" aurait besoin
du secours de l'Autriche ou de la Russie ? 11 le dit très nettement ;
ce danger, c'est la France. En vain le gouvernement de la répu-
blique française est-il uniquement occupé de guérir nos blessures,
en vain tous les esprits sages ont-ils imposé silence à leurs colères
patriotiques, en vain ces récriminations et ces injures, aussi con-
traires à la dignité qu'à la politique, ont-elles disparu de la con-
troverse; les représentans les plus sérieux de l'opinion à l'étranger
ne peuvent admettre que l'organisation actuelle de l'Europe soit
définitive. Il y a là un symptôme à noter. Qu'une certaine presse
allemande, tout enfiévrée de haine, affecte de ne pas croire à notre
sincère désir de prolonger une paix dont nous avons tant besoin,
rien de plus naturel. Le jeu qu'elle joue est facile à comprendre.
Les hommes qui nourrissent de mauvais desseins contre la France
276 REVUE DES DEUX MONDES.
ne seraient pas fâchés d'avoir un prétexte pour consommer sa
ruine avant qu'elle eût pu se relever. Ce qui est frappant ici, c'est
que le sentiment du publiciste n'a rien de malveillant à notre
égard. Il ne nous attribue pas des pensées imprudentes, il se garde
bien de nous adresser des excitations périlleuses; il examine sim-
plement la situation actuelle de l'Europe, et il lui paraît impossible
que cette situation se consolide. Bornons-nous à noter ce point en
passant et reprenons la suite de la discussion.
Le publiciste de la Reforme a déjà fait voir l'impossibilité d'une
alliance effective entre l'empereur d'Allemagne et ses augustes
hôtes. Il poursuit maintenant sa démonstration, il passe en revue
les sujets déterminés auxquels pourrait s'appliquer une action en
commun de la part des trois empires. Des journaux prussiens ont
dit que les trois empereurs se réunissaient à Berlin pour se garan-
tir mutuellement leurs possessions actuelles, et tous les journaux
de l'Allemagne ont répété cette déclaration. Faut-il la répéter à
notre tour? Non certes. Il suffît d'un examen tant soit peu attentif
pour comprendre à quel point elle est inadmissible. De qui donc
serait venue cette pensée? L'attribuer au cabinet de Berlin, ce se-
rait bien peu connaître la Prusse. La Prusse est trop fière depuis
ses conquêtes pour en demander la garantie à qui que ce soit. On
aurait beau déguiser la chose sous les formules les plus complai-
santes, il faudrait toujours arriver à ceci : la Prusse demandant la
garantie de ses conquêtes à la Russie, qui en est jalouse, et à l'Au-
triche, qui en est victime ! Un victorieux de la veille n'avoue pas si
vite et si clairement qu'il doute lui-même de la durée de son
œuvre. D'autre part, la Prusse est à la fois trop prévoyante et
trop économe de ses ressources pour s'engager à maintenir l'in-
tégrité territoriale de ses voisins. L'intégrité de la Russie, passe
encore, puisque nul danger ne la menace; mais l'intégrité de
l'Autriche, dont la situation est si précaire! Ce n'est donc pas la
Prusse qui aurait eu l'initiative de ce projet. Croit-on que la Russie
l'aurait prise? Autant dire que sa fierté est morte, et qu'après avoir
longtemps accordé une espèce de protection à la Prusse, elle se ré-
signe désormais au rôle de protégée. Il faudrait ajouter qu'elle re-
nie toutes les traditions de sa politique, qu'elle renonce au long
espoir et aux visées lointaines, qu'elle se renferme dans le cercle
des situations nouvellement créées par la Prusse, enfin que son
principal souci désormais, au lieu d'être la perspective éblouis-
sante de l'Orient, serait le maintien des conquêtes mal assurées de
la Prusse et des possessions chancelantes de l'Autriche. Quant à
l'Autriche, que ses périls intérieurs obligent à une circonspection
particulière, ce n'est pas sa fierté peut-être, c'est assurément sa
prudence qui lui aurait interdit une conception de ce genre, a Mal-
l'entrevue des trois empereurs. 277
heur à l'Autriche, s'écrie M. Schuselka, s'il arrivait un jour que la
Prusse eût à lui garantir son territoire ! Garantie prussienne, inva-
sion prussienne, ce serait tout un. La Russie en 18/i9 a noblement
sauvé l'empire des Habsbourg; si la Prusse avait à remplir le même
office, elle ne montrerait pas la même noblesse. »
Après avoir affirmé que ce projet de garantie réciproque était
absolument impossible, le hardi publiciste viennois termine par ces
paroles : « On ne pourrait traiter à Berlin qu'une seule question de
garantie, non pas question de garantie réciproque, mais question
de garantie spéciale adressée à la Prusse. Le gouvernement de la
Prusse a été un tel perturbateur et destructeur de l'ordre légitime
des états, il a été un tel usurpateur de la propriété d' autrui, que
l'Autriche et la Russie auraient bien le droit, qu'elles auraient
même à certains égards le devoir d'exiger caution de la Prusse, afm
d'être assurées qu'elle n'a pas la volonté de poursuivre sa politique
de violence, sa politique de bouleversement et de conquête. Ces
garanties devraient concerner d'abord les provinces allemandes de
l'empire d'Autriche et les provinces baltiques de l'empire de Rus-
sie. » L'éloquente ironie de ce langage prouve que tous les Alle-
mands autrichiens ne se prosternent pas devant le droit de la force.
La pensée est fière, et le coup porte haut. Certes on n'a pas traité,
on n'a pu songer à traiter une pareille question dans l'entrevue de
Berlin; qui oserait dire pourtant que les paroles du publiciste ne se
soient pas présentées plus d'une fois à l'esprit du tsar et de l'em-
pereur d'Autriche?
Une idée plus singulière encore que celle des garanties réci-
proques s'est produite dans une partie de la presse allemande. 11 y
a une école en Allemagne qui est impatiente de compléter les vic-
toires de 1870 par l'abaissement du catholicisme. Cette école ayant
décidé que la race latine doit disparaître devant la race germanique
a décidé en même temps que l'église catholique doit partout céder
la place aux églises protestantes. Au sud de l'Allemagne aussi bien
que dans le nord, en Autriche comme en Prusse, le parti qui se dit
libéral sacrifie sans hésiter la liberté de conscience afm d'assurer la
prépondérance du germanisme. Il applaudit à l'expédition de M. de
Bismarck contre les jésuites, il pousse le gouvernement à des me-
sures de rigueur contre les évêques ultramontains. Naturellement
aux yeux de ces ennemis enragés du monde latin, les trois empe-
reurs n'avaient rien de plus pressé à faire que de se liguer pour la
destruction du catholicisme. 0 clairvoyance merveilleuse ! le monde
est en proie à d'affreuses maladies morales, l'idée du devoir dispa-
rait, les consciences s'affaissent, l'égoïsme est partout, et trois
grands souverains, les yeux ouverts sur cette société défaillante,
conspireraient la ruine d'une église à qui ses adversaires même
278 REYUE DES DEUX MONDES.
ne refusent pas l'honneur d'être la plus grande école de respect!
J'admire en vérité avec quel sérieux des hommes d'esprit se sont
donné la peine de réfuter ces billevesées. Non, disent-ils grave-
ment, vous voyez bien que cela est impossible. Supposé qu'il s'agît
seulement de faire la guerre aux ultramontains, les convenances ne
permettraient pas à des souverains de s'en mêler personnellement;
ce sont là de ces besognes qu'on abandonne aux ministres. Ne sait-
on pas que l'empereur d'Allemagne est, de sa personne, bien autre-
ment réservé que ses ministres dans les affaires ecclésiastiques? Ne
sait-on pas que le tsar est préoccupé du désir de renouer ses rela-
tions avec Pie IX? Quant à l'empereur catholique d'Autriche, à qui
donc fera-t-on croire qu'il est capable de conspirer contre sa propre
église avec l'empereur protestant et l'empereur schismatique?
Qu'on n'essaie pas de refaire la sainte-alliance, fort bien; mais faire
une sainte-alliance en sens contraire, la sainte-alliance de l'irréli-
gion et de la persécution, est-ce possible? L'idée est si monstrueuse
que la langue se refuse à l'exprimer; il y a là des accouplemens de
mots qui révoltent le bon sens. — Ainsi raisonne l'honnête publi-
ciste de la Réforme, et, comme si ce raisonnement ne le rassurait
pas, comme si ces réflexions, dont le seul défaut est d'être trop
vraies, n'écartaient pas suffisamment l'idée de cette conjuration
impossible, il s'écrie : « Après tout, si l'on conclut à Berlin une
anti-sainte-alliance, une ligue impie et funeste contre la liberté de
l'église, cette ligue est condamnée d'avance au plus misérable
fiasco, car il y a quelqu'un dans les choses de l'église qui est plus
puissant que tous les empereure et tous les rois, c'est Dieu, à qui
seul appartient le gouvernement des consciences. »
C'est seulement une partie de la presse qui avait attribué aux
trois empereurs des projets hostiles à l'ultramontanisme; il était
plus naturel de penser que les dangers de l'ordre social dans l'Eu-
rope entière attireraient leur attention. L'ennemi des gouvernemens,
quels qu'ils soient, l'ennemi de l'ordre et de la liberté, l'ennemi de
tous les droits et le perturbateur de tous les devoirs, c'est l'esprit
de révolution qui, ne sachant plus où porter ses coups dans une
société fondée sur la justice, s'attaque à la société elle-même. Ne
serait-ce pas à l'organe de cet esprit de ruine, ne serait-ce pas à
l'Internationale que l'empereur d'Allemagne a pensé quand il a
réuni à Berlin ses augustes hôtes? Presque tous les publicistes alle-
mands ont donné cette explication comme certaine. L'écrivain vien-
nois que nous avons déjà cité ne saurait se ranger à cet avis. Qu'il
•ait dû être question de ririternalionale dans les entretiens des trois
monarques, assurément cela n'est pas douteux; mais que le congrès
impérial ait eu lieu principalement en vue de cette affaire, rien
n'est moins probable. Au fond de ces questions sociales, exploitées
l'entrevue des trois empereurs. 279
par de criminelles passions, il y a des problèmes dignes de l'at-
tention la plus sérieuse. Ce sont choses à examiner de près et à
traiter l'une après l'autre. Il y faut des enquêtes sincères, des rap-
ports approfondis, des résolutions prudentes. On ne supprimera
jamais les vagues aspirations du socialisme; on en diminuera peu à
peu le péril au moyen d'améliorations successives. C'est la tâche de
chaque jour imposée à tous les gouvernemens. S'imaginer qu'on
résoudra de pareilles difficultés dans une réunion de souverains, au
milieu des fêtes, au milieu des parades militaires, c'est une pré-
tention qui fera sourire les hommes d'état. Une telle idée n'a pu
venir qu'à ces publicistes, enivrés de la fortune de la Prusse, qui
voient déjà l'empire d'Allemagne dictant la loi à l'univers.
Quand on parcourt les discussions de la presse allemande à pro-
pos de l'entrevue des empereurs, on est frappé d'un symptôme qui
mérite d'être noté; il y a deux courans très distincts dans les idées
que les publicistes allemands se font des victoires de la Prusse et
de la mission du nouvel empire. Les uns, attachés à la tradition,
voudraient que l'empire de 1871 fût relié à l'antique empire dis-
paru en 1806. Les autres, plus hardis, rejettent ces souvenirs du
passé; le nouvel empire, disent-ils, marque l'avènement d'un monde
nouveau. Le premier groupe exprime une pensée qui semble d'ac-
cord avec les sentimens personnels de Guillaume P'" et de la plus
grande partie de la noblesse prussienne; le second serait plutôt
l'organe de M. de Bismarck. Une polémique fort curieuse du mois
d'août dernier a donné un corps à ces dissentimens. On sait que
l'ancien empire d'Allemagne possédait tout un trésor d'insignes qui,
transmis de dynastie en dynastie à travers les siècles, était devenu
l'apanage des Habsbourg. C'était le trône, le sceptre, la couronne,
le globe, la main de justice et le manteau impérial, ce que le poète
Henri Heine, en ses fantaisies irrévérencieuses, appelle le bric-à-
brac du moyen âge. Ces reliques vénérables, dont quelques-unes,
assure-t-on, remontent aux premiers temps de l'empire, c'est-à-dire
à un millier d'années, étaient autrefois une des curiosités de la
ville de Francfort. Pendant les guerres de la république, à l'époque
du siège de Mayence, en 1796, elles furent transportées à Vienne.
H paraît qu'elles y sont restées, même depuis que les Habsbourg
ont perdu l'empire d'Allemagne. Le dernier empereur d'Allemagne,
François il, devenu en 1806 le premier empereur d'Autriche sous
le nom de François P'', aurait dû rendre à Francfort ces insignes
dont il n'avait que le dépôt; mais Francfort en 1806 faisait partie
de la confédération du Rhin, placée sous le protectorat de Napo-
léon; pouvait-on lui confier le trésor du vieil empire allemand?
Asile pour asile. Vienne valait mieux que Francfort. Vienne conserva
donc, quoique sans titre, le gothique appareil des Othon et des
280 REVUE DES DEUX MONDES.
Barberousse. Il semble même qu'elle y ait pris goût, comme si elle
réservait ainsi les chances de l'avenir. En 1848, au moment où fut
convoqué le parlement de Francfort chargé de constituer l'unité de
l'Allemagne, les députes viennois voulaient absolument rapporter
à la vieille ville impériale le trésor du vieil empire. M. le comte de
Fickelmont, ministre des affaires étrangères, et son altesse l'archi-
duc Jean, déjà désigné pour les fonctions de lieutenant de l'empire,
en attendant le vote du parlement, eurent toutes les peines du
monde à contenir les représentans autrichiens, férus de cette ma-
gnifique idée. Enfin, après cette guerre de 1866 qui a exclu l'Au-
triche de l'Allemagne, il était clair que l'Autriche n'avait plus ni
droit ni titre qui l'autorisât à garder le trésor de l'empire germa-
nique. Elle le gardsk pourtant sans que personne réclamât. Bref, il
semblait que ce fût là une question abandonnée, lorsque tout à
coup, au mois d'août 1872, les impériaux de Berlin prirent feu pour
la revendication des insignes.
Il faut résumer la querelle en peu de mots. Une dépèche télé-
graphique, envoyée de Prusse aux journaux de Vienne, annonça un
beau jour que l'empereur François-Joseph, en se rendant à Berlin,
remettrait lui-même à l'empereur Guillaume les précieux objets
dont le dépôt ne pouvait plus rester entre les mains de l'Autriche.
Ceux qui donnaient la nouvelle de cette résolution en faisaient
honneur, bien entendu, au bon goût de l'empereur François-Jo-
seph. L'insinuation n'eut point de succès; la nouvelle fut immédia-
tement dém.entie. Là-dessus, vifs débats dans les journaux de Ber-
lin, contestation du droit de l'Autriche, appel au gouvernement de
l'empire. La CorrespomUmce provinciale , organe de M. de Bis-
marck, trouve ce zèle déplacé, et fait savoir d'un ton bref que la
nouvelle dynastie impériale n'attache aucune importance à la pos-
session de ces insignes. La discussion continue plus vive, plus
pressante; des brochures viennent seconder les journaux. M. le
comte Stillfried publie un travail intitulé les Attributs du nouvel
empire (T Allemagne ^ où la question est étudiée sous toutes ses
faces. Evidemment l'Autriche a tort. Est-ce une raison pour faire de
cela une difficulté au moment où l'empereur François-Joseph ac-
cepte l'invitation de l'empereur Guillaume? « Non, certes, — ré-
pond la Correspondance provinciale, s'appuyant sur l'élude du
comte Stillfried, — non, certes, lorsque l'empereur Guillaume, dans
un de ses discours, a dit que la dignité impériale, après une inter-
ruption de soixante ans, était restaurée en Allemagne, il n'a pas
voulu dire que le nouvel empire d'Allemagne était la continuation
du saint-empire romain de la nation allemande. » Il est difficile de
ne pas voir ici un avertissement de M. de Bismarck à son auguste
maître; il explique, il corrige les imprudentes paroles de l'empe-
l'entrevde des trois empereurs. 281
reur. « Et M. de Bismarck a raison, reprend avec sa franche ironie
le journal autrichien la Réforme. Être le chef du saint-empire ro-
main, ce serait déjà chose malaisée pour un prince protestant;
mais ce serait absolument impossible à l'ami du roi d'Italie, du roi
qui a mis la main sur l'héritage de saint Pierre. »
La Corresjjondance provinciale y répondant à ceux qui voudraient
continuer le saint- empire et en reprendre les insignes, déclare, il
est vrai, de la façon la plus nette « qu'il n'a jamais été question
dans les cercles politiques sérieux de revendiquer les joyaux de
l'ancien empire pour l'usage de l'empire nouveau ; » il faut pour-
tant donner satisfaction à ceux qui contestent le droit de l'Autriche,
et la Correspondance ajoute : « Le trésor dont il s'agit appartient à
l'empire, il n'a donc plus de propriétaire légitime depuis l'année
1806, et personne ne peut le regarder comme sien, personne, pas
même le nouvel empire d'Allemagne. » Ainsi voilà un trésor sans
maître et qui ne doit plus en avoir. Ceux qui pouvaient seuls le pos-
séder légitimement sont morts; il n'y a plus qu'à le ranger dans
une nécropole. Ces sortes de choses appartiennent à la cité des sou-
venirs. Telle est la sentence du chancelier, et la conclusion de ce
singulier procès. — Réjouissons-nous! s'écrie la Nouvelle presse
libre, journal publié à Vienne, mais prussien d'esprit beaucoup plus
qu'autrichien; l'empereur Guillaume ne veut pas que la question
des insignes devienne une cause de conflit entre l'Allemagne et
l'Autriche. — Réjouissons-nous! reprend la Réforme, la Prusse
nous laisse les insignes impériaux, elle ne nous prend que l'em-
pire!
Pour nous, qui cherchons surtout la signification la plus vrai-
semblable de l'entrevue des empereurs à Berlin, quelle conclusion
tirer de cet incident? Tout simplement celle-ci : les Allemands
pourront discuter longtemps sur la mission de la nouvelle Alle-
magne; c'est affaire à eux. La question de savoir si l'empire de
1871 doit être le renouvellement de l'ancien empire ou l'inaugura-
tion d'un monde nouveau pourra mettre aux prises les hobereaux
et les libéraux, les politiques de cour et les savans d'université. Ce
débat ne nous regarde point. Quant à l'empereur Guillaume 1",
dans un cas comme dans l'autre, que ce soit l'idée de la tradition
qui l'emporte ou bien l'idée de l'innovation, son intérêt personnel,
sa préoccupation personnelle a été manifestement de faire consa-
crer l'empire des Hohenzollern par l'héritier des Habsbourg. Une
seule visite, la visite solennelle de l'empereur François-Joseph,
avait bien autrement de valeur à ses yeux que la couronne et le
sceptre, et la main de justice, et la bulle d'or, et le manteau , et
toute la garde-robe du vieil empire.
2S2 REVUE DES DEUX MONDES.
IV.
Ainsi tout nous ramène à la conclusion que nous avons déjà
énoncée, d'accord avec la meilleure partie de la presse allemande,
au début de ce travail. Nous avons écarté la première idée qui s'était
présentée aux esprits, l'idée d'une nouvelle sainte-alliance formée
par les héritiers des souverains qui avaient conclu celle de 1815;
nous avons débrouillé les conjectures si diverses auxquelles ont
donné lieu les invitations parties de Berlin; enfin nous avons discuté
l'un après l'autre les cas déterminés qui pouvaient être l'objet d'une
action en commun de la part des trois empereurs. Chacune de ces
études affermit en nous la même conviction : l'empereur Guillaume
n'a eu qu'une visée incontestable, il a voulu obtenir de l'emp'Sreur
François-Joseph une visite solennelle qui fût, aux yeux du monde,
la reconnaissance de l'empire des Hohenzollern par l'héritier dépos-
sédé de l'empire des Habsbourg. Comment ne pas ajouter avec la
Réforme : « Une telle invitation, à laquelle la politique ne permet-
tait pas de se soustraire, n'a pu être acceptée qu'avec un profond
sentiment d'amertume; elle a consacré le triomphe du vainqueur; il
n'en sortira aucune alliance sincère! »
Les publicistes allemands auraient voulu découvrir dans les mo-
tifs de l'entrevue de Berlin quelque chose de bien plus considé-
rable. Si l'on démontre que tel ou tel plan imaginé par eux est
contraire à toute vraisemblance, ils se rejettent sur les généralités.
Les uns, dans leur exaltation , croient déjà voir Berlin devenue la
capitale du monde; Vienne et Saint-Pétersbourg ne sont que ses sa-
tellites. L'empire qui s'y élève sera forcément un empire d'un ordre
intellectuel supérieur, une sorte de césarisme hégélien, qui trans-
formera les destinées du genre humain. Les autres, plus modestes,
se bornent à célébrer la paix européenne assurée à jamais par l'a-
mitié des trois puissans monarques. Tous d'ailleurs, amis du passé ou
rêveurs de je ne sais quel avenir, s'unissent dans un même enthou-
siasme. La nouvelle carte d'Europe leur donne des éblouissemens,
la statistique les enivre. «Le continent européen, dit le Messager de
la frontière , embrasse une étendue de 181,700 lieues carrées et
renferme 296 millions d'habitans; dans ce chiffre total, il y a
121,500 lieues carrées et lâ7 millions d'habitans pour les trois
empires d'Allemagne, de Russie et d'Autriche. Les trois empires
peuvent mettre sur pied plus de 3 millions de soldats et imposer la
paix à l'Europe. » Après cela viennent les dénombremens homéri-
ques, la revue des princes, des maréchaux, des brillans états-ma-
jors qui accompagnent les trois souverains, une contre-partie d'Er-
l'extrevue des tpxOis empereurs. 283
furt. « Fort bien, répond la Réforme de Vienne; mais suffit-il de
citer les puissances qui prennent part aux fêtes militaires de Ber-
lin? Comptons, s'il vous plaît, celles qui n'y figurent pas. » Ici, les
paroles sont trop intéressantes; je ne veux plus résumer, il faut ci-
ter le texte même.
(( Et d'abord la France n'y est pas représentée. Ahl nous le savons
bien, on croit aujourd'hui pouvoir ignorer absolument la France, on
croit qu'il n'en faut pas tenir compte. On s'abuse, on se trompe et d'une
façon dangereuse. La France avant peu se sera relevée assez vigoureu-
sement pour avoir le droit d'exiger comme autrefois que sa parole sodt
entendue dans toutes les affaires importantes. Plus on combine d'arran-
gemens, plus on fait d'innovations sans se soucier de la France, avec la
pensée hostile et arrogante qu'elle n'a plus le droit de parler dans les
conseils de la grande politique, plus haut et plus puissamment retentira
un jour son vélo. L'Angleterre non plus n'a pas de représentant au con-
grès impérial de Berlin. On dit bien, il est vrai, que l'Angleterre s'est
désintéressée des affaires du continent; elle les examine pourtant avec
une attention pénétrante et les soumet à une critique précise. L'Angle-
terre, ii y a un demi-siècle, a marché d'accord avec l'ancienne sainte-
alliance jusqu'au jour où Castlereagh, le ministre réactionnaire, se coupa
la gorge avec son canif. L'Angleterre d'aujourd'hui, bien loin de se
mettre au service d'une sainte-alliance nouvelle, lui fera opposition de
la manière la plus décidée. L'Angleterre a sa place dans la pentarchie,
comme on dit, dans le concert des cinq grandes puissances dirigeantes;
elle n'admettra jamais une triarchie composée de l'Allemagne, de l'Au-
triche, de la Russie, et dont la direction serait à Berlin. L'Italie non
plus n'est pas représentée au congrès des empereurs. C'est un fait ca-
ractéristique. Victor-Emmanuel est pourtant l'allié de Guillaume V en
même temps qu'il est l'ami très loyal de l'Autriche; de plus, une des
questions principales dont on doit s'occuper à Berlin est une question de
vie ou de mort pour l'Italie, nous parlons de la question romaine, et
Victor-Emmanuel, le nouveau roi national, n'assiste pas au congrès! Tout
cela est de nature à faire réfléchir. Et les rois de l'Allemagne du midi
sont-ils allés au congrès princier de Berlin? Non. Permis de railler là-
dessus aux Prussiens et à tous les partisans de l'Allemagne prussienne;
mais l'amertume de ces railleries montre qu'il y a des points très noirs
dans le ciel momentanément si radieux de la fortune des Hohenzollern.
« Si l'on pense à tous les autres états qui ne sont pas représentés à
Berlin, il est impossible de ne pas trouver parfaitement ridicule la pré-
tention de ceux qui ont déclaré que le congrès dont il s'agit est un con-
grès princier européen, et qu'il y serait pris des résolutions obligatoires
pour l'Europe entière. D'autant plus ridicule est cette prétention que
284 REVUE DES DEUX MONDES.
les peuples ne sont pas représentés à Berlin, et que tous, sauf une par-
ie de la nation allemande, considèrent avec défiance ces négociations
accomplies au milieu des parades et des démonstrations militaires. »
Il n'y a donc rien d'inquiétant ni pour nous ni pour l'Europe
dans l'entrevue de Berlin; il n'y a rien de rassurant non plus ni
pour l'Europe ni pour nous, car nul ne peut répondre, malgré tant
de promesses de paix, que l'état actuel de l'Europe présente des
conditions de durée. La seule chose à dire, c'est que pour les états
les plus menacés, l'Autriche et la France, le plus grand péril n'est
pas au dehors, le plus grand péril est au dedans. Le péril de l'Au-
triche, on l'a vu, c'est ce dualisme allemand-hongrois qui détruit
l'idée de la grande association autrichienne, qui tient J6 millions
de Slaves en dehors du droit politique, qui peut les pousser au
désespoir et disloquer l'empire. Le péril de la France, c'est l'in-
certitude de nos destinées et la menace croissante du radicalisme.
Il est évident qu'on a dû souvent parler de la France au congrès
de Berlin. Dans quel sens? On le devine. L'empereur de Bussie et
l'empereur d'Autriche n'ont certainement dissimulé ni leurs sym-
pathies ni leurs appréhensions. Lorsque l'ambassadeur de France à
Berlin, accompagné du personnel de l'ambassade, est allé présenter
ses hommages à l'empereur Alexandre II, l'empereur a exprimé des
sentimens qui peuvent se résumer en ces termes : « Je ne serais pas
venu à Berlin si on avait dû y prendre des résolutions hostiles à la
France. Nous faisons des vœux pour que la France se relève; mais
si elle se perd elle-même, si elle s'abandonne aux passions subver-
sives, si elle tombe aux mains du radicahsme, notre bienveillance
sera paralysée; nous ne pourrons plus qu'assister aux événemens. »
Assister aux événemens, c'est laisser passer la justice de Dieu,
quelles que soient les mains à qui sera remis le glaive. Et plus
viles seraient les mains, plus cruel serait le châtiment. L'empereur
d'Autriche avait bien des raisons pour ne pas tenir un pareil lan-
gage. Si menacé lui-même, en proie à des difficultés bien différentes
des nôtres, mais également terribles, il n'a pu parler d'une façon
aussi précise; comment douter cependant qu'il ait partagé cette ma-
nière de voir? C'est le mot de la situation pour l'Autriche comme
pour la Bussie : nous ne pourrons qu'assister aux événemens.
Faisons donc en sorte que les événemens tournent à notre hon-
neur et concourent au relèvement de la France. Si critique que
soit la situation, il dépend encore de nous de prévenir toutes les
catastrophes. Que les honnêtes gens ne renoncent pas à se dé-
fendre, que l'abstention soit flétrie comme une trahison, que l'as-
semblée nationale veille au salut de tous. Il ne faut pas voir les
l'entrevue des trois empereurs. 285
choses pires qu'elles ne sont et se résigner lâchement à l'idée que
tout est perdu. Gardons-nous cependant des pensées trop con-
fiantes. Ni pusillanimité ni forfanterie; ni pessimisme ni optimisme!
Le danger est grand, la victoire n'est pas au-dessus de nos forces.
L'essentiel est de regarder la réalité en face, nettement, virilement,
sans illusion comme sans défaillance.
Notre devoir, à nous qui étudions l'Allemagne, est de fournir à
notre pays des renseignemens vrais, dussent ces renseignemens
lui déplaire. C'est pourquoi nous lui disons : Ne comptez plus sur
le prestige des idées de progrès, des principes de rénovation poli-
tique et sociale, que la France a gardé si longtemps avant et
après 89. Ne comptez plus sur la sympathie des peuples. Il n'y a
plus de révolution à faire, et ce que veut l'Europe, l'Europe des
peuples comme l'Europe des gouvernemens, c'est l'ordre, un ordre
durable, assurant la transmission légale du pouvoir et condamnant
à l'impuissance l'esprit démagogique. Tant que la France n'aura
pas donné ces gages à la société européenne, n'espérez pas que
l'Autriche et la Russie puissent vous tendre la main malgré leurs
griefs secrets contre l'Allemagne; ce serait une politique d'enfans.
Compter sur l'Allemagne du midi serait plus puéril encore. Les
états de Saxe, de Bavière, de Wurtemberg, auraient beau nour-
rir (ce qui n'est vrai qu'à demi) des ressentimens amers contre la
Prusse, le jour d'une lutte avec la France ils ne verraient que le
drapeau allemand. Quand noas disions autrefois qu'à l'heure de la
querelle suprême entre la Prusse et l'Autriche la victoire serait du
côté de la Prusse, on nous reprochait de ne pas servir les intérêts
de la France. Servaient-ils leur pays, ceux qui le berçaient d'illu-
sions? J'affirme que nous le servions en lui donnant des informa-
tions exactes; c'était aux politiques à tracer leurs plans en consé-
quence. Aujourd'hui nos avertissemens sont bien autrement graves.
11 y a en Allemagne, en Russie, en Autriche, des esprits sérieux qui
nous apprécient, et j'ai pris plaisir à montrer l'indépendance d'un
éminent publiciste autrichien, M. Franz Schuselka. Ne l'oublions
pas cependant, l'élite seule parle ainsi, et cette élite n'est pas nom-
breuse. Au fond, tout ce qui est Allemand, même en Autriche, ne
songe qu'à consommer notre ruine. On nous épie, on guette nos
fautes, on prévoit et on appelle nos bouleversemens intérieurs, on
se prépare à en profiter. Si l'entrevue des trois empereurs n'aggrave
pas cette situation, elle n'y apporte aucun remède. Notre ennemi
le plus redoutable n'est pas au-delà de nos frontières. Tout dépend
de nous et de nous seuls. C'est aux Français de sauver la France.
Salnt-René Taillandier.
Celui qui, porté par un frêle esquif, glisse sur la mer calme et
sereine, laissant l'élément liquide jouer avec lui» pendant que les
contours diffus des côtes s'évanouissent peu à peu dans un voile de
brume, et que son regard rêveur sonde l'océan aérien au-dessus de
lui, celui-là me comprendra peut-être quand je parle de la plaine
galicienne, de cet océan de neige à travers lequel vous emporte en
hiver le traîneau fugitif. Comme l'onde, la plaine attire l'âme et la
pénètre d'une mélancolique langueur. Pourtant l'allure du traîneau
est vive et leste comme le vol de l'aigle, tandis que la barque roule
dans l'eau comme le canard qui s'enlève pesamment. La couleur
aussi de la plaine sans bornes est plus sombre, et son langage plus
morne, plus menaçant ; c'est la nature implacable qui s'y montre
sans voiles, et la mort y semble plus près de vous, elle vous effleure
du bout de son aile, on entend frémir dans l'air ses mille voix.
La clarté transparente d'une après-midi d'hiver m'avait séduit;
ma résolution était prise d'en profiter. Tous les chevaux ne sont
pas bons pour trotter dans la neige; mon alezan était malade, je fis
donc venir Mosche Leb-Kattoun, un grand cocher devant le Sei-
gneur, dont les deux noirs sont connus pour avoir le pied sûr. Le
temps était magnifique, l'air semblait immobile et la lumière aussi,
les ondes dorées du soleil ne tremblaient point dans la légère va-
peur terrestre; air et lumière ne formaient ensemble qu'un seul
élément. Le village était silencieux, aucun bruit ne trahissait les
habitans des chaumières, les moineaux seuls voletaient le long des
haies en piaillant. A quelque distance était arrêté un petit traîneau
attelé d'un petit cheval baiteux, pas plus haut qu'un poulain; c'était
un paysan qui avait été chercher du bois dans la forêt ; sa fillette
l'interpellait, et elle courait pieds nus dans la neige profonde pour
ramasser une bûche qu'il avait perdue.
. Comme nous descendions la penLo de la montagne dénudée en
FRINEO JBALA.BAN. 287
faisant joyeusement tinter nos clochettes, la plaine s'étendait devant
nous sans limites, majestueuse sous le manteau d'hermine dont la
couvrait l'hiver; les troncs des saules rabougris, dépouillés de leurs
feuilles, dans le lointain quelques cabanes enfumées, étaient les
seules taches noires sur cette fourrure blanche. Mosche Leb-Kattoun
se secoua en poussant un cri. La première vue de ce désert de neige
avait agi sur lui comme un poison rapide; son imagination orientale
commençait à parler en phrases bibliques, un coup d'aile l'avait
transportée de la région des ours dans celle des palmiers et des
cèdres. Il s'agitait sur son siège comme un fiévreux; il creusait sa
cervelle, cherchant des images pour exprimer cette chose inexpri-
mable qui l'obsédait, il crachait les similitudes par douzaines jus-
qu'au moment où je lui dis de se taire. Alors il ne fit plus que mar-
motter dans sa barbe. Continuait-il son monologue? priait-il?
avait -il enfin trouvé sa comparaison? C'était comme un papier
blanc sans fin où il alignait ses chiffres interminables, comptant,
comptant toujours.
Nous glissions sur le chemin durci. Voici une ferme, et plus loin
un village. La neige argenté tous les objets; elle a couvert d'argent
les misérables toits de chaume, brodé des fleurs d'argent sur les
vitres exiguës, accroché des houppes argentées à chaque gouttière,
à chaque puits, à chaque arbre dans les jardins. Des remparts de
neige entourent les habitations; l'homme y a pratiqué des galeries
comme le blaireau ou le renard. La légère fumée qui monte du
toit semble se figer dans l'air. Autour de la ferme sont rangés des
peupliers en argent massif. De ci, de là, des poussières de givre se
soulèvent et voltigent , semblables à des essaims de moucherons
diamantés, et passent lentement en lançant mille éclairs comme des
orages en miniature. Sur la place devant le village, des gamins
aux joues vermeilles, à la toison blanche, se pourchassent dans la
neige, à peine vêtus. Ils en forment un bonhomme, et lui mettent
dans la bouche béante une longue pipe comme celle où fume le
seigneur. Un jeune paysan fait une course échevelée dans un léger
traîneau tiré par deux jolies filles aux longues tresses brunes, au
corsage rebondi sous la chemise bouffante. Les ris partent et mon-
tent vers le ciel comme des alouettes en allégresse. Elles pouffent
de rire, lui rit plus fort^ et il perd son bonnet de fourrure.
Nous côtoyons la forêt. Qu'est devenu son langage mélodieux?
Abois rauques du renard , croassemens des choucas ! Le feuillage
mort laisse entrevoir ses tons rouges sous une couche uniforme de
neige. Une vapeur roaa, humide, enveloppe la forêt et le ciel. De-
vant nous, plus rien que des collines neigeuses, semblables aux va-
gues figées d'une mer blanche. Là où cette nappe éblouissante se
soude au ciel blanchâtre, l'éclat est tel qa'il faut,poar le supporter,
288 REVUE DES DEUX MONDES.
(les yeux qui peuvent impunément regarder le soleil. Derrière nous
disparaissent et le village et la rouge forêt; les cimes lointaines des
montagnes dégarnies s'éclairent une dernière fois, puis s'évanouis-
sent ainsi que les collines et les arbres isolés. Nous sommes entrés
dans la plaine indéfinie. De la neige devant nous et derrière nous,
un ciel blanc sur nos têtes, — et autour de nous la solitude abso-
lue, la mort, le silence.
Nous sommes emportés comme dans un rêve. Les chevaux nagent
pour ainsi dire dans la neige, le traîneau les suit sans bruit. Une
petite souris grise court sur la neige durcie; pourtant l'œil ne dé-
couvre nulle part ni cheminée, ni arbre creux, ni taupinière, et elle
trotte là d'un petit air affairé et déterminé. Où donc va-t-elle? Dojà
ce n'est plus qu'un petit point noir , puis nous sommes seuls de
nouveau. On dirait que nous n'avançons plus; rien ne change au-
tour de nous, pas même le ciel, qui demeure complètement fixe,
sans nuages, d'une teinte uniforme comme s'il était blanchi à la
chaux, immobile et sans éclat. On s'aperçoit seulement que le froid
devient plus aigu, plus pénétrant; c'est un froid qui cingle. Mosche
Leb-Kattoun a senti une douleur; il ramasse, effrayé, une poignée
de neige pour s'en frictionner l'oreille, puis rabat avec soin les
oreillettes de son bonnet fourré. E&t-ce donc que notre traîneau
serait arrêté comme un navire au milieu d'un calme plat, qui s'agite
sans changer de place? Peut-être croyons-nous seulement avancer,
— de même que nous croyons vivre; car au fond vivons-nous réelle-
ment? Vivre, n'est-ce pas être? Or cesser d'être, c'est n'avoir ja-
mais été.
Voici un corbeau qui arrive; il fend l'air de ses ailes sinistres, le
bec ouvert et silencieux. II s'approche, il voltige autour d'une butte
de neige. Est-ce un monceau de gravois, est-ce une meule de foin
oubliée, perdue, où il devine des souris? Il en fait le tour en sautil-
lant et en voletant, puis, l'inspection terminée, se perche dessus et
joue du bec. C'est une charogne. Il ne reste pas seul longtemps :
c'est maître loup qui montre déjà sa nuque velue ; il lève le mu-
seau, prend le vent et accourt au trot. Arrivé au but, il flaire, il
regarde l'oiseau, gémit et frétille de la queue comme un chien qui
retrouve son maître. Le corbeau est debout, sa voix rauque est
joyeuse, il bat de l'aile. « Viens, frère, il y en a pour nous deux! »
Comme ils se comprennent, les deux filous!
A mesure qu'il descend, le soleil devient visible à l'horizon sous
la forme d'une boule vaporeuse et brillante. Il ne se couche pas, il
se dissout dans la neige; il fond comme de l'or liquide, des ondes
dorées coulent jusqu'à nous, des traînées de lumière irisée se jouent
sur la nappe blanche, qui semble aspergée d'argent fondu. Enfin tout
disparaît; les jets de lumière rentrent, pâlissent; un moment, une
FRINKO CALADAN. 289
légère vapeur rose plane encore dans l'atmosphère, puis elle s'éva-
nouit à son tour, et tout retombe dans une morne et froide immobi-
lité. Cela ne dura qu'un instant. Soudain du côté de l'est une bise
glacée nous fouetta le visage. Un traîneau passait au loin, le vent
nous apportait le tintement plaintif de ses clochettes; mais bientôt
tout fut englouti dans un brouillard cendré qui surgit à l'horizon,
s'aggloméra et se mit à onduler. L'obscurité augmentait rapide-
ment. Des nuées grises, informes, envahissaient le ciel, redoutable
armada aux mille voiles. Déjà le vent les saisit, les gonfle; elles
viennent au-devant de nous, et nous y entrons en plein. Le Juif ar-
rête ses chevaux. — C'est une tempête qui se lève, dit-il d'un air
soucieux. Nous pourrions nous perdre dans la tourmente. Toulava
n'est pas bien loin d'ici; ce serait moins long que de retourner chez
nous. Qu'en pensez-vous, monsieur?
— Allons à Toulava.
11 fît claquer son fouet sur les têtes de ses deux noirs, et la course
reprit. Des traînées de brouillard flottaient dans l'air comme des
oiseaux monstrueux. Voici la sainte image sur son piédestal de
pierre; c'est là que le chemin de Toulava tourne à droite. Déjà je
commence à sentir dans la nuque les coups de poing de l'ouragan,
j'entends ses mille voix furieuses et ses plaintes lamentables; de ses
hauteurs, il plonge dans la neige, la fouille et la disperse, il brise
les nuages, les jette à terre par lambeaux floconneux, et menace de
nous y ensevelir. Les chevaux baissent la tête et s'ébrouent. La
neige remonte vers le ciel en immenses tourbillons ; l'ouragan ba-
laie la plaine avec des balais blancs, et sous ses balayures il en-
terre les hommes, les animaux, des villages entiers. L'air semble
brûlant au contact : on dirait qu'il s'est vitrifié; le vent le pulvé-
rise, et les fragmens pénètrent dans nos poumons comme des éclats
de verre.
Les chevaux n'avancent plus qu'à grand'peine, en coupant l'air
et la neige. Cette neige est devenue un élément dans lequel nous
nageons avec elFort pour ne pas nous noyer, que nous respirons, et
qui menace de nous brûler. Au milieu de la plus formidable agita-
tion, la nature se glace et s'engourdit; on fait soi-même partie de
cet engourdissement universel. On conçoit que la glace puisse de-
venir le tombeau d'un monde, que l'on puisse cesser de vivre sans
mourir, sans tomber en pourriture. Des mammouths monstrueux y
gisent intacts depuis des millions d'années, et attendent le jour où
ils alimenteront le pot-au-feu d'un paléontologue. Cela fait songer
à certain dîner antédiluvien, et on ne peut s'empêcher de rire. Mal-
gré tout, on a envie de rire; le froid vous chatouille avec une per-
sistance cruelle. — Tout se gèle. Les pensées se suspendent en
TOME en. — 1872. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
glaçons sous le crâne, l'âme se fige, le sang tombe comme la co-
lonne de mercure. On ne raisonne plus, on n'a plus de senlimens
humains, ia morale n'est p4us qu'un frimas dans vos chevaux, les
forces élémentaires se réveillent en vous. Comme on s'emporte lors-
qu'un c]ou indocile ne veut pas entrer dans un mur, comme on lui
écrase la tête d'un grand coup de marteau en l'accablant d'injures!
Ici la lutte est muette, sérieuse, patiente, presque résignée. Cette
vie que nous aimons et qu'il s'agit de disputer à l'ennemi est en-
gourdie, on est devenu pierre, glaçon, quelque chose qui résiste
par sa force d'inertie.
Un ritîeau blanc nous cache nos chevaux. Le traîneau nous em-
porte comme une barque sans rames et sans voiles; il semble par
momens immobile. L'ouragan hurle toujours, la tourmente nous
enveloppe; le temps et l'espace ont cessé d'exister pour nous. Avan-
çons-nous? restons-nous en place? fait-il nuit? fait-il jour?
Lentement les nuages glissent du côté du couchant. Les chevaux
ronflent, ils redeviennent visibles, on aperçoit leurs dos chargés de
neige. Cela tombe à flocons pressés et s'amoncelle devant nous
en couche épaisse, mais au moins on y volt de nouveau, et l'on peut
avancer. L'ouragan ne fait plus que râler et se roule sur le sol en
gémissant, les brouillards sont tombés à terre comme des tas de
gravois. Où sommes-nous?
Autour de nous, tout a été enseveli; nul vestige de la route,
nulle croix de bois pour nous l'indiquer. Les chevaux enfoncent
jusqu'au poitrail; la voix de la tempête expire au loin. Nous ar-
rêtons, avançons de nouveau; le Juif balaie le dos de ses bêtes
avec le manche de son fouet. Deux corbeaux passent, silencieux, re-
muant à peine leurs ailes noires; ils disparaissent dans la chute de
neige. Les chevaux se secouent, et ils vont plus vile. Il ne tombe
plus que des flocons légers, fondans; mais au loin tout est encore
ténèbres. Nous arrêtons de nouveau pour tenir conseil.
La nuit approche; nous sommes enveloppés dans un crépuscule
çombre et brumeux qui s'étend sur le pays. Le Juif fouette ses che-
vaux, qui jouent des jambes. Enfin voici une bande d'un rouge
ardent qui se montre à l'horizon; nous y courons tout ('roi t. On di-
rait que la lune est tombée dans la neige et qu'tlle s'y éteint; une
grande flamme monte tout à coup, éclairant vivement des ombres
noires. — C'est le bivac de la garde rurale, près du petit bois de
bouleaux, dit le Juif; derrière le bois est Toulava.
A mesure que nous nous rapprochions, les arbres se dressaient
en face de nous comme un mur sombre où se projetaient les lueurs
fugitives de l'immense brasier que la garde avait dis[)osé en demi-
cercle sur la lisière du bois et qu'elle entretenait avec soin. La fumée
montait lentement vers les bouleaux, et s'y suspendait en voiles gri-
FRINKO BALABAN. 291
sâtres qui se dissolvaient peu à peu; une vapeur chaude et lumi-
neuse flottait autour de la fournaise. Les paysans qui étaient cou-
chés auprès du feu se dressèrent tout à coup comme des démons
noirs. Le Juif les interpella : aussitôt ils se replongèrent dans
l'ombre; un seul se détacha et vint à nous. — C'est Balaban, me dit
Leb-Kattoun. Ne le connaissez-vous pas? C'est le capituhml (1).
C'était un ancien troupier, le garde champêtre de la commune
de Toulava; il jouissait d'une grande considération, car on le savait
esclave de la consigne. J'avais entendu parler de lui plus d'une fois
déjcà, mais je n'avais pas encore eu l'occasion de faire sa connais-
sance. Je l'examinai avec intérêt. Sa taille élevée, son port droit, sa
tête, ses allures à la fois aisées et réservées, indiquaient très nette-
ment un caractère ferme, déterminé. Son salut fut poli, mais rien
de plus. — Est-ce que la tempête vous a causé beaucoup d'ennui?
demanda-t-il en regardant les chevaux. J'espère que le cocher a
fait son devoir? — Il parlait comme un gentilhomme qui reçoit son
hôte, il y avait de la gtâce et de la dignité dans ses façons. D'un
signe de la main, il m'invita à venir près du feu. — Les chevaux
sont fatigués et en sueur, reprit-il, et il est nuit noire; il vous
faudra faire une halte.
— C'est bien là notre intention, répondis-je. — La société de ces
paysans, surtout celle du capitulant, n'était pas sans attrait pour
moi. Comme il me précédait pour me conduire, un petit gars ac-
courut au-devant de lui. Il lui passa doucement la main sur ses
cheveux d'un blond de filasse; ce n'était déjà plus le même homme.
Je vis bien que celui-là n'était pas de ceux que l'on connaît tout de
suite dès le premier mot.
Les paysans se levèrent. — Que faites- vous donc là? leur de-
mandai-je.
Tous les yeux se tournèrent vers le capitulant. — Les proprié-
taires du voisinage, répondit-il d'un ton grave, et peut-être encore
d'autres Polonais se lendenf, aujourd'hui chez le seigneur de Tou-
lava. Ils y trouveront probablement des émissaires et des corres-
pondances, et se concerteront entre eux. Beaucoup vienntnt sans
passeport; c'est à nous d'ouvrir les yeux. Peut-être qu'il se décou-
vrira quelque chose. Voilà tout.
— Oui, nous faisons bonne garde, dit le petit.
— Par un temps pareil !
— Dame I on tait ce qu'on peut, repartit ie capitulant. S'ils nous
échappent dans la tourmente, au moins on aura été à son poste. —
11 n'avait pas compris que le mauvais temps aurait pu l'empêcher
(11 Vétéran de l'armée autrichienne qui a fait deux congés ou même trois; re-
prendre service s'appelle en Autriche capituler.
292 fiEVUE DES DEUX MONDES.
d'être là. — Il saisit les chevaux par la crinière du front, amena le
traîneau tout près du feu, en tira une couverture et l'étala pour moi
sur le sol. — La terre est sèche, dit-il. Nous sommes là depuis le
matin, et nous avons allumé un bûcher qui suffirait à rôtir un bœuf
entier. — La cendre chaude était en effet répandue autour du feu
jusqu'à une distance de deux ou trois pas. Les flammes s'élançaient
droites, ou bien se penchaient hors du cercle qui nous enfermait,
chassées par les rafales que nous renvoyait le bois. Les flocons
arrivaient semblables à des papillons d'argent, et disparaissaient
dans la flamme, qui les dévorait.
— Ceux de Zavale en sont, fit observer le petit gars.
— Nécessairement, dis-je, les jolies femmes aiment à tremper
dans les complots.
— Doit-elle venir aussi, la dame? demanda le Juif en tambouri-
nant avec ses doigts sur l'épaule de Balaban.
— Est-ce que je sais? répliqua celui-ci, et il secoua la tête
comme un cheval qui veut chasser une mouche importune. — Je
surpris dans ses yeux un éclair, tandis que ses traits restaient im-
mobiles et impassibles. 11 se prit à considérer la fumée qui montait
vers les bouleaux.
Le silence était profond; on n'entendait que le souffle léger du
vent qui attisait le feu. Je m'étendis de mon long, et me mis à
examiner mes compagnons. Je connaissais le paysan qui était en
faction au coin du bois avec sa faux, et qui venait montrer son nez
de temps en temps, moins pour se chauffer que pour écouter la
conversation. Il s'appelait Mrak, et il avait cet air sérieux, déter-
miné, qui est habituel à nos paysans. Près de moi était accroupi
un bonhomme maussade, vêtu d'un sierak (1) gris de souris à long
poil, dont la tête ressemblait à un parachute, pointue par le haut,
large par le bas, et coiffée d'un petit bonnet en peau de mouton d'un
blanc sale. Yu de profil, on eût dit qu'il avait été découpé grossiè-
rement dans un vieux morceau de mauvais carton : un nez long,
mince, pointu, feutré; la bouche avait été oubliée, le menton se
perdait dans le cou. Même les plis de son visage incolore étaient
gauches : tout dans sa pauvre personne semblait raté, manqué; sa
silhouette, que le feu dessinait, avait quelque chose d'irrésistible-
ment grotesque.
A côté de lui était couché à plat ventre un gaillard que le petit
Your aux cheveux de filasse appelait le compère mongol. Tout près
de là est un ancien champ de bataille où une horde tartare a éprouvé
une sanglante défaite, il y a plus de deux siècles : les prisonniers
furent employés à repeupler des villages dévastés; je" parierais que
(1) Vêtement de Lure à capuchon.
FRINKO BALABAN. 293
notre Mongol est un de leurs descendans. 11 est de moitié moins
long que l'homme de carton complètement développé, mais ce na-
bot est solide sur ses jambes comme un pot de fer. Il montre un
cou de taureau, couché comme il est dans son pantalon de toile et
sa vieille blouse, la poitrine nue dans la cendre chaude, les jambes
nues dans la neige. — Toi aussi, mon camarade, tu es de l'ouvrage
bousillé. Comment a-t-on fait pour tasser ainsi tes reins puissans ?
Et ton visage, ou ce qui t'en tient lieu ! Deux trous percés à la
vrille pour tes yeux noirs, tandis que la peau trop ample fait de vi-
lains plis autour de ta bouche; les coins des yeux descendent, et
le nez trop petit se retrousse, avec deux trous dont un seul suffi-
rait pour tes deux yeux. Aussi tu es jaune comme l'envie, et tu en-
fonces ta tchapka de tricot par-dessus tes crins noirs jusqu'à tes
oreilles longues et pointues.
Le personnage principal était sans conteste Frinko Balaban. Son
âge, qui eût pu le dire? mais c'était un homme. En quel lieu qu'on
le rencontrât, dans les rangs, dans sa commune, ici dans ce bivac,
on ne pouvait ne pas le voir. Sa taille svelte était serrée dans une
redingote de couleur chamois par une ceinture de cuir noir verni.
Il était boutonné jusqu'en haut, et lui seul avait un vieux foulard
autour du cou et son pantalon militaire, en drap bleu déjà usé, re-
tombant sur la botte selon la mode de la ville. A la ceinture étaient
accrochés un long couteau et une blague à tabac qui lui servait à
bourrer sa pipe courte. Les autres étaient tous armés de faux ou de
fléaux; Frinko tenait sur ses genoux un fusil à un seul coup. Outre
deux médailles de service, il en avait une troisième sur la poi-
trine. Un bonnet pointu en peau d'agneau donnait à sa tête fine la
dignité d'un rabbin et l'air féroce d'un janissaire; ce bonnet con-
courait avec les cheveux bruns taillés en brosse à encadrer un visage
remarquable, aux lignes douces, au nez droit, à la bouche fine,
que la vie militaire avait couvert de cette belle teinte de bronze
qui, avec les deux plis mélancoliques de la bouche et les mous-
taches pendantes, donne à nos soldats un cachet si particulier. Sous
l'arc rigide des sourcils, ses yeux honnêtes et profonds semblaient
mouillés de larmes; leur regard calme, expressif, allait au cœur.
C'était cela, — puis sa voix. A le voir d'abord, cet homme parais-
sait si solide, si entier; puis, à l'écouter, on devinait une fêlure. Sa
parole était grave, monotone, il y vibrait comme une sourde dou-
leur.
Les paysans avaient avec eux un chien; c'était un chien de berger
ordinaire, de couleur indéterminée, avec un collier de poils noirs et
une jolie tête de renard. Il dormait dans la cendre, le museau pointu
appuyé sur les pattes de devant, et il remuait la queue chaque fois
que la voix triste du capitulant frappait son oreille. Tout le monde
294 REVUE DES DEUX MONDES.
parlait bas et. sur un ton sérieux, le Juif seul plaisantait tout haut.
— J'ai trouvé une femme pour vous, Balaban, — une veuve, très
jolie, je sais que vous y tenez, et qui a du bien au soleil, ce qui ne
gâte rien. Qu'en pensez-vous? Elle m'a déjà parlé de vous. — Il
regarda successivement tous les assistans, mais personne ne fit at-
tention à lui. Leb-Kattoun se préparait évidemment à devenir tout
à fait communicatif. — Juste Dieu ! dit-il à Balaban en lui passant la
main sur le dos, j'oublie que vous avez renoncé aux femmes. — Il
cligna de l'œil gauche en s'adressant aux paysans d'un air d'intelli-
gence. — Il l'a juré, cet homme, il l'a juré : il ne se mariera point!
Le capitulant lui lança un regard par-dessus l'épaule, à la suite
duquel le Juif se retira en toussant et alla se jucher sur son siège,
où il tournait le dos à la société. Pendant quelque temps, on le vit
brandiller les jambes en comptant à haute voix, puis il fit sa prière
et finit par s'endormir. Le bruit de ses talons, qui frappaient contre
le bois, avait éveillé le chien, qui vint me sentir en étirant pares-
seusement ses jambes de derrière; il alla ensuite examiner le traî-
neau, flaira les chevaux, et, comme ils penchèrent leurs têtes vers
lui, il se mit à lécher le givre de leurs bouches en remuant la
queue avec un petit gémissement amical. Ensuite il leva le nez,
s'approcha du Juif, le sentit, se retourna immédiatement et leva
la jamba, puis il revint, éternua en reniflant l'air froid, et se re-
coucha près du feu, le nez dans la cenrlre.
— Attention! cria tout à coup le paysan qui montait la garde au
coin du bois, voici quelqu'un qui court dans la neige.
Tout le monde regarda dans la direction qu'il nous indiquait, le
ca, itulant seul ne bougea point. — Ce n'est pas la peine de vous
d^rvUiger, dit-il avec un sourire; c'est une vieille connaissance.
— Ah! c'est Ko^anko, dit l'homme de carton d'un ton larmoyant
et en se grattant l'oreille.
— Celui-là nous manquait encore! s'écria ce petit effronté de
Your, les bras croisés sur la poitrine.
Le capitulant fit un geste d'impatience. — Il faut vous dire, mon-
sieur, reprit-il gravement, que c'est un vieillard de plus de cent
ans, un homme bien étrange, bien expérimenté, d'un bien grand
esprit, seulement un peu bavard maintenant, comme on l'est quand
on vit trop vieux; il rit sans motif, il lui arrive même de pleurer
sans motif; il est tombé en enfance.
Là-dessns, le centenaire était déjà au milieu de nous : un petit
homme agile avec des jambes branlantes, une poitrine étriquée,
un cou jaune desséché, qui n'avait de vivant dans sa figure ra-
cornie que ses petits yeux gris, enfoncés dans leurs orbites, d'où
ils semblaient tout guetter et tout aspirer avec avidité. Il avait de
bonnes bottes, un pantalon bien épais, une ample fourrure de mou-
FRINKO BALAEAN. 295
ton assez sale et un bonnet en peau de chat de trois couleurs; il
serrait dans ses bras un traversin rayé de rouge, el parlait si vite
avec sa bouche édentée qu'on ne le comprenait pas toujours. —
Ah! je vous tiens, mes petites anguilles! s'écria-t-il avec un petit
rire: — puis je l'entendis se plaindre de quelque chose que j'^ ne pus
saisir; enfin il vint s'asseoir à côté du capitulant. Ses yeux firent le
tour de la société, s'arrêLant successivement sur chacun de nous;
lorsqu'il fut arrivé à moi, il avança son cou ridé, haussa les sour-
cils, se leva, s'inclina trois fois, et se rassit. — Monsieur se de-
mande peut-être qui est ce bonhomme, murmura-t-il d'une voix
à peine iîifpHigible. Je suis un homme très vieux, qui a perdu tous
les siens. Tel que vous me voyez, je suis seul sur la terre. L'an-
née dernière, il me restait encore un corbeau : celui-ci, me di-
sais-je, ira jusqu'au bout avec moi; mais un jour ça l'a pris au
collet, lui atjssi. Maintenant il n'y a plus personne dans ma cabane
que moi. Qui voudrait rester avec un vieillard?.. Et puis je ne dors
pas. Quand on est vieux, hélas ! il vous vient tant de choses à l'es-
prit; j'ai peur d'être seul la nuit, oui, oui, — il eut un accès de
rire, — le brouillard a tout à coup des pieds, et la neige a des
mains, et ils viennent frapper aux fenêtres, à la porte, et la lune
ouvre de giands yeux et me fait la grimace et me pose des ques-
tions auxquelles je ne puis pas répondre. — Il cracha énergique-
ment. — Alors je me sauve de chez moi, mon bon monsieur, et
je cours où il y a du monde.
Le bonhomme m'amusait. — Ainsi, lui demandai-je, vous vous
sentez à l'aise dans la société des hommes?
— Au foufl, lépondit-il, je m'y ennuie souvent.
L'homme de carton le regarda indigné.
— Ne vous fâchez pas, reprit Kolanko; il n'y a rien que je n'aie
déjà entenflu. Je connais tout, tout. Et s'il y a du nouveau une
fois par hasard,... qu'est-ce que cela me fait par exemple que Basile
s'y soit pris un peu plus bêtement qu'Ivan lorsqu'il a tenté de sé-
duire la femme de son ami? Belles nouveautés, cela! Le capitulant
est encore le seul qui vaille la peine d'être écouté; c'est pour cela
que je suis venu m'asseoir à votre feu.
— La vie vous ennuie donc?
— Sans doute.
— Et vous souhaitez la mort ?
— La vraie mort? Oui.
— Qu'est-ce que vous appelez la vraie mort?
— Une mort, monsieur, qui serait la fin des fins, par laquelle
un homme vivant mourrait pour toujours, et non pour rester quel-
que temps en terre, après quoi il peut ramasser ses quatre mem-
bres et recommencer sur nouveaux frais!
296 REVUE DES DEUX MONDES.
— Il a peur de la vie éternelle, dit l'homme de carton en se pen-
chant vers moi.
Tous les yeux s'étaient portés sur le vieillard. J'étais curieux de
l'entendre, car nos paysans, qui n'ouvrent jamais un livre, sont des
politiques et des philosophes-nés; il y a de la sagesse orientale en
eux, comme dans les pauvres pêcheurs, pâtres et mendians des
Mille et une Nuits auxquels Haroun al Raschid demande l'hospitalité.
— Au fond que vaut donc cette vie? reprit le centenaire d'une
voix basse, mais distincte. Vous autres, béjaunes, vous ne demandez
pas mieux que de continuer. Celui qui a tout vu, tout vécu, tout
souffert, celui-là... Il s'abandonna quelque temps à ses réflexions.
— La vie éternelle, dit-il enfin, serait peut-être terriblement en-
nuyeuse; mais je sais quelque chose qui m'inspirerait encore plus
d'effroi.
— Et ce serait?
— Ce serait de naître une seconde fois. — Il se mit à rire.
— Cette idée ne m'était jamais venue, dit l'homme de carton en
pesant sur les mots; le vieux a raison.
Le capitulant regardait dans la flamme avec des yeux vitreux.
Kolanko le poussa du coude. — Eh bien! ton avis là-dessus?
— Que Dieu m'en préserve, repartit gravement Frinko Balaban,
je ne voudrais pas naître une seconde fois!
— Voici ce que je me dis, mon bon monsieur, poursuivit le vieil-
lard. Je me dis : Tu t'ennuies assez de traîner le fardeau de tes cent
ans; cependant ceci aura une fin, mais, si tu commences à t' ennuyer
dans la vie éternelle, tu es un homme perdu. Supposons, mes amis,
que tout ce qu'on nous dit par rapport au ciel soit vrai. Bien. D'abord
ça ne manque pas de charme, on a des conversations agréables qui
vous amusent. Saint Sébastien me raconte comment les Turcs ont
tiré sur lui avec des flèches et l'ont cloué comme un hibou, mais
sans le tuer tout à fait, comment il a été sauvé par une veuve qui
l'a pris dans sa maison, puis comment il est retourné chez l'em-
pereur des païens pour l'appeler vile engeance et se faire tuer cette
fois pour de bon. Ou le saint évêque Polycarpe me raconte la fa-
meuse réponse qu'il a faite à un maréchal romain et pour laquelle
il fut rôti sur un bûcher, ou saint Vincent me décrit comment il fut
couché su?r des tessons aigus; mais saint Sébastien vous reparle de
ses flèches pour la millième fois, et saint Vincent pour la millième
fois de ses tessons, — et puis ne pouvoir pas dormir!
— Vous êtes encore assez vert, lui dis-je ; croyez-vous que vous
dépasserez de beaucoup la centaine?
— Malheureusement oui, répondit-il. Mon bon monsieur, quand
on a vu pendant cent ans ce qui se passe sur cette terre, on en a
assez, et on ne désire plus qu'une chose, c'est de pouvoir s'endormir
FRIXKO BALATÎAN. 297
d'un long sommeil ! — Il s'absorba dans ses rêveries. — La vie cé-
leste, monsieur, je pense que c'est une plaisanterie. Ici-bas tout ce
qui respire doit faire les cent coups pour sustenter sa pauvre exis-
tence, et on me fera croire que là-haut seront nourris tant de fai-
néans! S'il y a une vie au-delà du tombeau, c'est que nous recom-
mencerons de peiner et de souffrir.
— Est-ce que vous ne croyez pas à une autre vie? demanda
doucement le cajutulant, et sa voix tremblait.
— Moi, je n'affirme rien, répliqua Kolanko en se grattant le nez. Le
diak (1) doit savoir ce qui en est, il a étudié les saintes Écritures. Et
il est écrit : « C'est pourquoi les hommes meurent comme les bêtes,
et leur sort est égal. Et tout tend en un même lieu. Ils ont tous été
tirés de la terre, et ils retournent tous dans la terre. Qui connaît si
l'âme des enfans des hommes monte en haut, et si l'âme des bêtes
descend en bas? Et j*ai reconnu qu'il n'y a rien de meilleur à
l'homme que de se réjouir dans ses œuvres, et que c'est là son
partage. Car, qui le pourra mettre en état de connaître ce qui doit
arriver après lui? » C'est mot pour mot dans la Bible.
— Le meilleur pour l'homme, c'est de se réjouir dans ses œuvres!
s'écria le capitulant. Faire son devoir, il n'y a que cela.
— Ainsi, repris-je en m'adressant au vieillard, vous voudriez
mourir pour toujours, et la mort ne vous effraie point?
— Si, si, mon bon monsieur, — il hocha la tête en ricanant, —
j'ai une peur atroce de la mort.
— Comment cela?
— Eh bien ! tant que je vis, je puis espérer qu'il y aura une fin
à tout ceci, n'est-il pas vrai? — ses petits yeux gris semblaient pé-
nétrer jusqu'au fond de mon âme; — mais, si la mort vient, la
mort que j'attends depuis plus de cent ans, et si alors je n'ai pas cessé
d'exister,... tout est perdu ! — Les assistans éclatèrent de rire. —
Je vous en prie, monsieur, continua- t-il avec volubilité, regardez-
moi : je ne suis pas un malheureux à bout de ressources, un paysan
ruiné ou un scribe sans ouvrage; je suis fatigué de vivre, oh! bien
fatigué ! Et les gens s'étonnent lorsqu'ils trouvent un homme qui
s'est pendu !
11 se tut pendant quelques instans. Le feu pétillait, la fumée mon-
tait lentement vers les bouleaux, le vent était tombé tout à fait. Le
centenaire regarda Balaban en dessous. — En voilà encore un qui
en a, dit-il tout bas. Pas vrai?
Le menton de l'ancien troupier touchait sa poitrine, et il se tai-
sait. — Raconte-nous quelque chose, Balaban!
(1) Chantre d'église, sacristain et maître d'école à la fois, le rf/'a/c jonc un rôle im-
portant dans la paroisse.
298 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous devriez en effet nous faire un récit, clis-je à mon tour.
On prétend que vous racontez bien.
— Voulez -vous un conte de fées? répondit-il avec un empresse-
ment poli.
— Non, des choses qui vous sont arrivées à vous-même.
Le centenaire approuvait de la tète. — Il en sait plus long que
bien des gens, dit-il de sa voix éraillée.
Le capitiiîant se passa la main sur le front. — Que pourrais-je
vous raconter?..
— Mais qu'est-ce donc que le Juif voulait dire tout à l'heure?
demanda l'homme de carton en avançant le cou et en clignant ses
yeux moroses.
— Ah! mon Dieu! c'est toute une histoire, repartit le capitulant
d'un ton bas; ses regards se fixèrent sur le feu, une expression de
tristesse navrante se répandit sur ses traits.
— Une histoire? dit avidement Kolanko.
— Une histoire comme il y en a beaucoup; tout cela est bien
vieux déj'i, et nullement intéressant.
— C'est une histoire d'amour, ajouta l'homme de carton à mi-
voix, d'un air pudique, et il regarda l'ancien soldat en dessous.
— Ça doit être curieux, s'écria Kolanko.
— Point curieux du tout, répondit le capitulant; des choses qui
arrivent tous les jours. J'aime autant vous parler de la guerre de
Hongrie... Mon régiment s'était donc mis en marche...
— J'espère que tu ne vas pas nous faire marcher encore une fois
de Doukla à Kaschau (1)? interrompit le vieillard avec humeur. Ce
serait la septième fois, si j'ai bonne mémoire. J'aimerais mieux
autre chose.
— Dis-nous plutôt ton histoire, insista l'homme de carton.
— Quelle histoire?
— Eh bien ! celle de la Catherine qui demeure là-bas, de la com-
tesse enfin, reprit l'homme de carton à voix bassa, mais avec une
nuance d'amertume méprisante, et dans ses yeux brilla un éclair
où se lisait la haine invétérée de nos paysans pour les nobles.
— L'avez-vous connue? demanda Frinko Balaban sans lever les
yeux. — Personne n'osa prendre la parole. — Eh bien! moi, je
l'ai connue.
Sa voix vibrait , douce et triste comme la dernière note de nos
chants populaires. Lentement il levait la tête, il était pâle, ses
yeux s'ouvraient grands et fixes comme ceux d'un visionnaire.
— A présent, il va raconter, chuchota le Mongol en poussant du
coude l'homme de carton.
(1) La première marche du corps de Schlick dans la campagne d'hiver.
FRINKO BALABAN. 299
Tous se mirent à leur aise pour écouter. Mrak, qui montait la
garde comme une vraie sentinelle, interrompit sa promenade et
s'arrêta derrière nous, appuyé sur sa faux.
— Où donc l'ai -je vue pour la première fois? commença le capi-
tulant. Ah! oui, j'y suis, c'était dans les aulnaies de Toulava; elle
cueillait des noisettes, et il lui était entré une é])ine dans le pied,
une longue épine; elle était assise sur la lisière du bois et pleurait.
Comme je vis cette jolie fille tout en larmes, je fus pris de pitié; je
m'arrêtai et lui demandai ce qu'elle avait. Elle ne me répondit pas;
elle n'était occupée qu'à tirer cette épine qu'elle avait dans le pied,
et sanglotait de plus belle. Alors je vis ce que c'était; je m'assis à
côté d'elle et lui dis : — Attends, laisse-moi faire! — Elle cessa de
pleurer, m'abandonna son pied de bonne grâce, me regarda seule-
ment en dessous. Ça ne fut pas long, j'eus tout de suite cette épine,
et comme je la retirai, elle siffla un petit entre ses dents, puis elle
rabattit son foulard sur sa figure, bondit et s'en fut sans me dire
merci.
A partir de ce jour, quand elle m'apercevait de loin, elle se sau-
vait comme devant un monstre ou un haidanvik (1). Et moi, j'étais
content de la rencontrer. Un jour, je reviens de la ville avec ma
voiture chargée lourdement, et marchant à côté de mes chevaux;
elle est debout denaère une clôture. Comme je l'aperçois, elle fait
le plongeon, et je vois ses yeux noirs briller à travers la claie d'o-
sier comme ceux d'un petit chat.
— Pourquoi te cacher, Kassya (2)? lui criai-je; je ne te ferai pas
de mal. — Eu même temps j'aiTêtai les chevaux. La fille ne souf-
flait mot. — Quelle idée as-tu donc, lui dis-je encore, de te sauver
ainsi chaque fois? Je ne cours pas après toi.
Elle reparut, se couvrant la figure avec son bras et riant de bon
cœur, la friponne. Ah! ce bec mignon, et ces dents, du corail
blanc! — Vous venez de la foire, Balaban? me dit-elle d'un petit
air timide.
— C'est la vérité, Catherine.
— Ah! si je pouvais courir le monde comme vous!
— Et où iriez -vous bien, Catherine?
— Mais à la foire donc! Et je verrais toutes les villes, et la Mer-
Noire, et tout d'abord Kolomea, dit-elle.
— Vous n'avez pas encore été à Kolomea?
— Jamais.
— Jamais!
(1) Brigand ou plutôt rebelle.
(2) Diminutif de Gatheriae.
300 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je n'ai encore vu aucune ville, continua-t-elle, et elle me re-
gardait maintenant en face. Est-il vrai qu'on y voit des deux et
trois maisons posées les unes sur les autres, que les nobles s'y font
voiturer dans des boîtes à quatre roues, qu'il y a une maison toute
remplie de soldats?
Je lui expliquai tout cela, et elle me fit une foule de questions
bien plaisantes , Dieu sait ! La pauvre fille ne connaissait rien
alors. Je ne pus m'empêcber de rire de ses drôleries : ça l'effraya;
elle cacba de nouveau sa tête sous son bras comme une poulette.
Le soleil se couchait à ce moment; je revois tout cela comme si
c'était d'aujourd'hui, la route, la clôture et la jolie fille. Le ciel
était tendu derrière elle comme un immense drap couleur de feu
dont l'éclat me faisait baisser les yeux, et je restais là, une main
appuyée sur ma voilure, et de l'autre frôlant le sable avec le manche
de mon fouet.
Le dimanche suivant, je rencontre ma Catherine,... pardonnez-
moi si je dis ma Catherine, c'est une bête d'habitude,... je la ren-
contre donc à l'église; je fais ma prière en conscience, la regarde
seulement en dessous de temps en temps. Après la messe, au mo-
ment où la foule va sortir, il y a une presse extraordinaire autour
du bénitier; j'y arrive en jouant des coudes, et j'apporte à la jolie
Catherine l'eau bénite dans le creux de ma main. Elle sourit, trempe
ses doigts, se signe, m'asperge ensuite, la petite coquine, et se
sauve en courant.
Depuis lors, je ne pus la chasser de ma pensée; voilà mon mal-
heur. Je m'étudiais à trouver des occasions de la rencontrer sans
avoir l'air de le faire exprès. Mon Dieu, une histoire d'amour comme
tant d'autres! Un jour, j'avais été appelé au château pour la ro-
bot (1); je la vis qui sortait de la grande porte. Le seigneur était à
sa fenêtre, en robe de chambre, et il fumait son tchibouk. Cathe-
rine vint se faire une occupation à côté de moi; je n'y fis pas atten-
tion. Au bout de quelques minutes: — Je m'en vais maintenant,
Balaban, me dit-elle.
— Tant mieux, répondis-je à mi-voix. Que venez-vous chercher
au château? Ce n'est pas la place d'une jolie fille comme vous.
Elle rougit, je ne sais si ce fut de dépit ou de honte. — Qu'est-ce
que cela peut vous faire? reprit-elle d'un ton dégagé.
Je me troublai. — Ce que cela peut me faire? lui dis-je sévère-
ment. Le diable est toujours à la porte, et je regrette toute âme que
perd le bon Dieu.
— Je suis une fille pauvre, dit-elle. Qui s'intéresse à moi? qui
voudra m'épouser? Il faut pourtant que je vive, et ce qui plaît aux
(1) Corvée; abolie depuis 1848.
FRINKO BALAI5AN. 301
autres femmes me plaît aussi. Au château, je puis gagner de belles
nippes, un foulard neuf, un collier de corail, voire une pelisse...
— Qu'as-tu besoin de collier, m'écriai-je, ou d'autres parures?
— Telle que je suis, je ne plais à personne! répondit-elle.
— Celui-là ment, qui ose dire cela! — Et le feu me monta au
visage. J'étais déjà épris d'amour ; je savais maintenant ce qui me
restait à faire. Je me rappelai les vieilles légendes et les chan-
sons, où le tsar aborde la tsarevna et le pauvre pêcheur la pê-
cheuse, les mains pleines de beaux présens, et je mis sou sur sou
en attendant le jour des Rois.
Ce soir-là, je fus le premier à me barbouiller de noir. Le diak
m'avait prêté une nappe d'autel rouge qui me fit un beau man-
teau , et je me coiffai d'une immense couronne de papier doré à
pointes; je représentais le roi more, et j'avais avec moi deux bons
camarades, Ivan Stepnouk et Pazorek, qui étaient les deux rois blancs,
très bien attifés aussi, puis mon cousin Yousef, celui qui est mort de
la petite vérole, et qui faisait notre valet, un vrai moricaud. C'est lui
qui portait les présens des rois mages. Nous nous mîmes donc en
route, entonnant à tue-tête notre chanson, et Pazorek nous précé-
dant avec l'étoile au bout d'une longue perche. Comme nous en-
trâmes chez la Catherine, ce furent des cris! Les filles se dispersè-
rent comme une bande de perdrix; mais le père, le vieux, riait, et
il prit sur la planche la bouteille d'eau-de-vie pour nous régaler.
Pendant que les autres trinquaient avec lui comme il convient, je
pris Catherine poliment par la main, lui fis ma révérence, et débitai
mon discours. « Je te bénis, fleur d'Occident. Nous, les rois d'O-
rient, suivant l'étoile qui nous conduit vers notre Sauveur, nous
sommes venus dans ce pays, oii nous avons entendu parler de ta
beauté et de ta vertu , et nous sommes entrés dans ta chaumière
pour te saluer et t'ofl'rir nos dons. » A ces mots, je fis signe à notre
moricaud d'approcher, et je tirai de sa lorba (1) un large et beau
foulard rouge que je présentai à Catherine, puis j'en tirai encore
trois magnifiques fils de corail rouge, que je lui présentai égale-
ment. J'avais acheté tout cela de mes deniers comptans à KoJomea,
Ma Catherine baissait la tête en rougissant jusqu'à la racine des
cheveux, et d'un air embarrassé serrait les deux mains entre ses
genoux ; mais elle dévorait le foulard et le collier des yeux. Je l'at-
tirai près de moi sur la banquette du poêle, je déposai gentiment
mes présens sur son tablier, et nous échangeâmes de beaux dis-
cours. « Belle tsarevna, lui disais-je, l'année prochaine je vous ap-
porte une pelisse de zibeline ou d'hermine blanche, comme vous
l'ordonnerez. » Et elle répondait : « Grand roi des Mores, je ne suis
(1) Besace.
302 REVUE DES DEUX MONDES.
pas une fille de tsar, je ne suis qu'une pauvre paysanne, et je me
contenterai d'une fourrure de mouton. » Puis moi : « Tu es belle
comme une fille de roi, voilà la vérité vraie. Chez nous là-bas, c'est
un autre monde, un autre peuple : chaque homme a cent femmes
et tout loi en a mille; mais moi, je ne connais qu'une seule femme
dont je voudrais pour toute ma vie! »
Les autres s'étaient mis en gaîté, ils sautaient et criaient. Pazo-
rek vint bravemi^nt arracher Catherine de son banc, et la fit tour-
ner en rond; mais moi, je les regardais faire sans dire un mot, et
ce fut comme une soufi"rance étrange qui alors pour la première
fois me serra le cœur. Le monde revêtit pour moi un ar.tre aspect,
tout bizarre. De même qu'il y a des gens qui perdent la vue pen-
dant la nuit, moi je devins pour ainsi dire aveugle en plein jour. Le
monde que je voyais n'était pas celui qui nous enîoure; je regaj:-
dais en quelque sorte en dedans de moi-même, et la nuit je retrou-
vais mes yeux et voyais des visions étranges dans les champs et
les bois. Dans l'air et dans l'eau, au clair de lune, je voyais des
choses que personne autre ne voyait, j'entendais ce (\ue personne
n'entendait, et ce que j'éprouvais,... bien des années se sont écou-
lées depuis, et je n'ai pu encore trouver les mots qu'il faudrait pour
vous expliquer ce que j'éprouvais alors. Mon cœur se dilatait si
étrangement, se serrait tout à coup, palpitait à éclater, puis s'arrê-
tait... Sottises que tout cela! — Un sourire mélancolique vint sur
ses lèvres, et il balança lentement la tête pendant quelques instans.
Le surlendemain, je rencontrai Catherine sur la route. — Ah!
cria- 1- elle du plus loin qu'elle m'aperçut, le More a été mis à la
lessive! — Je courus pour l'attraper, mais elle m'échappa cette
fois.
Nous avions toujours maintenant de longues conversations en-
semble quand le hasard nous mit en présence, et j'allais aussi la
voir chez elle. Les voisins commençaient à jaser. — Sais-tu ce que
disent les gens? demandai-je un jour à Catherine.
— Comment le saurais-je?
— Ils disent que tu es ma maîtresse.
— Eh bien ! ne le suis-je point? dit la pauvre petite en ouvrant
de grands yeux étonnés. We m'as-tu pas donné un foulard et un
collier de corail?
Je ne répondis pas. Les voisins étaient en effet convaincus que
nous en éiious là, et on acceptait la situation... Ce fut d'ailleurs
bientôt la vé:iié, «jouta le capitulant tout bas, en baissant les yeux
et en regardant la braise à ses pieds; sou visage était comme illu-
miné, ses prunelles semblaient transparentes, on eût dit qu'elles
étaient éclahées en dedans.
Les paysans avaient écouté en silence. Kolanko, les sourcils fron-
FRINKO BALABAN.
303
ces et les lèvres serrées, ne perdait pas un mot; l'homme de carton
et le petit Your, qui étaient assis derrière son dos, s'appuyaient l'un
contre l'autre comme deux gerbes de blé; le Mongol était couché
dans la cendre comme un poisson sur la phige, tellement absorbé
qu'il oubliait de respirer et ne faisait que pousser de temps à autre
un grand soupir.
— G'étiiit une jolie fille, et très bonne, cette Catherine, dit
l'homme de carton en se tournant vers moi, et quelle grands dame
maintenant! Une démarche de tsarine, mcnsleur, et la beauté du
diable !
— Encore à présent?
— Mais sans doute.
— Je lui ai une fois baisé la main, s'écria le petit gars, dont les
yeux brillèrent; elle ôta son gant pour me présenter la main nue,...
oh ! une main de princesse, si blanche, si douce, une petite main
comme on n'en voit pas 1
— C'était une fille jolie et très bonne, reprit à son tour le capi-
tulant, travailleuse, gaie; elle chantait pendant qu'elle faisait son
ouvrage, et elle dansait, vous auriez dit une maïka (1). Toujours
prête à la riposte, elle avait parfois des idées bizarres comme une
devineresse (2)!.. Elle était plutôt grande que petite, — des che-
veux bruns avec des yeux bleus, des yeux si doux, un peu endor-
mis, et en même temps étonnés, timides, comme ceux d'un che-
vreuil. Lorsqu'elle me regardait, son regard me pénétrait jusqu'à la
plante des pieds. Sa tête avait quelque chose de... comment di-
rai-je? de si noble! Dans le parc du château, il y avait une femme
de marbre, une déesse des anciens temps : c'était la même tête,
c'étaient les mêmes traits sévères..., ah! une femme bcille et gaie
comme les eaux de la Czernahora (3) pendant l'été. 11 était difficile
de ne pas l'aimer. Elle était vraiment l'être que j'aimais le plus au
monde. Je pouvais lui parler comme j'eusse parié à ma mère, lui
dire tout, lui confier tout; avec elle, je n'avais ni crainte, ni honte,
ni oigueil. Parfois, la voyant à l'église, immobile comme une sainte,
calme et recueillie, une ferveur inconnue s'emparait de moi, j'au-
rais voulu prier, je me confessais à elle de tout ce que j'avais sur
le cœur. Elle connaissait chaque repli de mon âme : à Catherine
et à Dieu, aucune de mes pensées n'était cachée. Et elle, elle était
pour moi comme mon enfant, comme un oisillon que j'aurais pris
dans son nid pour l'élever. Je n'avais qu'à la regarder, elle lisait
dans mes yeux ma pensée, ma volonté... Catherine m'embrassait
(1) La sylphide des Karpathes.
(2) Une vidma, celle qui sail, la sorcière des Petits-Russiens.
(3; Montagne-Noire, le plus haut sommet des Karpathes, situé dans le pays des
Roucoules.
304 REVUE DES DEUX MONDES.
comme si ma mère m'eût eu baigné dans le miel, et plus d'une fois
elle me mordit, le petit serpent... J'étais iieureux alors. — 11 se
mit à sourire. — Je veux dire que, si j'y pense maintenant, j'étais
alors un homme heureux ; mais je n'en avais point conscience. Il
m'était impossible de me figurer que jamais il pût en être autre-
ment.
L'hiver se passa ainsi, et le printemps approchait. Depuis quelque
temps déjà je sentais que Catherine n'était plus la même; elle le
prenait sur un ton un peu haut. Un soir, je conduis mes chevaux à
l'abreuvoir, là-bas, vous savez, près du puits, derrière les saules.
Elle se fit attendre; c'était la première fois que cela lui arrivait.
Puis tout à coup je la vois traverser la prairie, gentille comme
un-e bergeronnette, balançant les cruches sur ses épaules, et fre-
donnant une chanson frivole (1) :
Ce n'est point pour prier que je vais à l'église,
Je n'y vais, s'il vous plaît, que pour voir mon amant;
Aux pieds du saint patron modestement assise,
Je regarde le pope une fois seulement,
Et trois fois mon amant.
Elle chantait d'une voix franche, faisait des trilles comme une
alouette, et moi, j'eus le cœur gros. Je l'embrasse, je lui parle sans
amertume ; elle ne trouve pas une bonne parole à me donner. Elle
se dépêche de remplir ses cruches, je les lui présente, et elle les
accroche à sa perche, puis les dépose de nouveau à terre. — Bah !
dit-elle enfin en jouant avec le bout du pied dans l'eau, autant que
tu le saches tout de suite ! Le seigneur me fait la cour.
— Le seigneur du village? — Je me sentis pâlir.
Elle inclina légèrement la tête. — Il m'appelle sa petite Kassya,
il me prend la taille,... et une fois il m'a déjà embrassée...
La colère me saisit; je frappai du pied.
— Ne me battez pas! s'écria-t-elle. Il me promet de belles robes,
des pierres fines; à cette heure au contraire, bien souvent je n'ai
pas de quoi m'acheter un ruban. Je pourrais rouler carrosse, si je
voulais, à quatre chevaux comme une princesse; mais je ne veux
pas... — Elle n'osait pas encore lever les yeux.
— Regarde-moi! lui dis-je.
Elle m'obéit, mais son regard était froid, craintif, incertain. —
Je ne l'écoute pas lorsqu'il me parle, reprit-elle avec volubilité; je
l'ai aussi menacé de le frapper, s'il m'embrasse.
— Il ne t'en a pas moins embrassée, répondis-je, et tu ne l'as
point frappé.
— Je ne veux pas de lui, s'écria-t-elle; il le sait, et il s'en venge.
(1) Chanson populaire du pays des Houçoules.
FRINKO BALABAN. 305
Maintenant mon père ne peut plus le contenter en rien; il finira par
lui retirer son bail, et par nous chasser du village comme des
mendians, comme des voleurs.
— Il n'en a point le droit. — Je lui expliquai ce qui en était. —
Ne perds pas courage, lui dis- je. Si le bon Dieu nous donne la bé-
nédiction, peu importe que le diable serve la messe. N'aie pas peur,
ma mignonne, ma chère âme, ma petite caille ! M'aimes-tu tou-
jours? Tiens bon, reste ferme !
Alors elle fondit en larmes, et se mit à sangloter si éperdument
que le cœur me fendait de pitié. — Je ne pourrai pas, s'écria-t-elle.
— Une alouette s'éleva du champ voisin. — Vois-tu l'alouette? me
dit-elle tristement : elle monte au ciel; hélas! si je pouvais la
suivre !
— Je t'en prie, ma petite Kassya, répondis-je, ne me dis pas ces
choses-lcà; reste avec moi.
— Ce n'est guère possible, dit-ella avec un soupir et en s' es-
suyant les yeux, je ne pourrai jamais résister!
Mon cheval me tirait par le pan de mon habit comme s'il eût
quelque chose à me dire; je le caressai, pauvre bête ! et les larmes
me vinrent aux yeux. — Au fait, pourquoi te forcer? lui dis-je. Per-
sonne ne peut rien contre sa nature.
Catherine, pendant ce temps, avait contemplé son image dans
l'eau. Ah ! qu'elle était belle en ce moment ! C'était une roussalka (1)
qui me guettait dans ce miroir mouvant. — Me resteras-tu fidèle ?
— lui demandai-je tout bas. Une peur terrible de la perdre s'em-
parait de moi; j'aurais voulu la supplier à genoux de ne pas me
quitter... Que Dieu lui pardonne!
— Je ne t'abandonnerai pas ! s'écria-t-elle en se jetant à mon
cou. Ah ! si j'étais belle comme l'aurore, je me lèverais sur ces
champs pour éblouir tous les yeux;... mais, telle que je suis, je ne
sais ce qui peut lui plaire en moi. Nous nous convenons mieux, nous
deux, n'est-ce pas, Balaban?
J'inclinai la tête en signe d'approbation, et j'emmenai mes che-
vaux sans répondre un mot.
Balaban s'arrêta. Pendant qu'il parlait, sa pipe s'était éteinte; il
souleva le couvercle, déblaya les cendres avec son couteau, ajouta
une pincée de tabac frais; ensuite il plaça un fragment d'amadou
sur la pierre qu'il portait à la ceinture, et se mit à battre le briquet
avec le dos du couteau. Les étincelles jaillirent sur l'amadou, qui prit
feu en dégageant une agréable odeur acre; il l'introduisit dans la
pipe, et en tira deux ou trois bouffées légères. — Je revis Cathe-
(1) Ondine des Slavons.
TOME cii. — 1872. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
rine quelques jours après chez elle. Le vieux père était absent pour
la robot^ nous étions seuls. Pendant que je la serrais dans mes
bras, elle tremblait, et elle m'embrassait à me faire saigner les
lèvres. Tout à coup elle sourit. — Songe un peu, dit-elle; si je
tenais là devant moi un haut et puissant seigneur comme je te tiens
en ce moment, et s'il soupirait en roulant les yeux comme tu fais!
— Lorsqu'elle parlait ainsi, elle joignait ses deux mains sur sa
nuque, se penchait en arrière et regardait le plafond, comme en
rêve. — Il y a de quoi être fière, murmurait-elle.... un tel sei-
gneur! Pour les autres, le fouet,... mais moi, il me baise les
mains. Tu ne me crois pas, peut-être?
Oh! je la crus sans peine. Elle vit que les larmes m'étouffaient,
et elle fut touchée sans doute; elle m'écarta doucement les cheveux
du front, et essaya de sourire. Voyant que je me taisais toujours,
elle se leva enfin, et se mit àpeigner sa longue chevelure. — Qu'as-tu
donc? s'écria-t-elle. Prends garde de me lâcher... — Ses yeux étin-
celaient de colère.
— Catherine, lui dis-je, pense à l'éternité.
A ces mots, le vieux Kolanko s'agita sur son siège improvisé, et
jeta sur le capitulant un regard de pitié.
— J'y pense justement, répondit-elle. Ici-bas, la vie est courte,
là-haut nous aurons du temps devant nous.
— Et tu crois à ces choses? interrompit le centenaire.
— Elle vint s'asseoir près de moi, continua le capitulant. — Que
dirais-tu, Balaban, commença-t-elle, si j'étais au seigneur ici-bas,
et là-haut à toi, rien qu'à toi? Là-haut nous serons tous des esprits
purs, mais ici-bas je ne suis qu'une femme. — Ses yeux s'étaient
contractés, et sur ses lèvres rouges errait un sourire méchant qui
me donna le frisson. — Si tu avais un château, si tu pouvais me
donner des servantes et des valets, une voiture avec quatre che-
vaux, me rapporter de la ville des pierreries et de la zibeline, comme
en portent les femmes des nobles, ou même si tu étais seulement
un paysan aisé, eh bien! je ne voudrais être qu'à toi seul... Tu es
l'homme que j'aime le plus au monde. — Elle se pendit à mon cou,
m'embrassa en pleurant.
J'étais anéanti par la douleur: je songeais comme un malheureux
qui est dans les fers, qui va être exécuté, et qui ne voit de salut nulle
part. — Sais-tu ce que je vais faire? lui dis-je à la fin, j'irai parmi
les haïdamahs, je me ferai brigand, et tu auras des pierreries, de
l'or, de l'argent, des fourrures de zibeline et d'hermine, tout ce que
tu voudras...
— A quoi bon? reprit- elle en hochant la tête. Tu finiras par
être pris et pendu. Le seigneur au contraire peut tout me donner
sans courir aucun risque. Est-ce que cela ne vaut pas mieux, dis?
FRINKO BALABAN. 307
— Tu es bonne, Catherine! lui répondis-je.
— Certes je suis bonne; je ne veux pas que tu meures à cause
de moi. — E'Ie me saisit par le cou et m'embrassa doucement sur
les yeux, qui étaient gonflés de larmes. A ce moment, son père ren-
tra; il nous regarda, déposa son fléau dans un coin. J'échangeai
avec lui quelques paroles de politesse, et je sortis. La soirée était
belle, les étoiles brillaient au ciel; Catherine marciiait à mes côtés
silenciense. A la fin, je doublai le pas : elle resta en arrière; je me
mis à sifll'T, mais ce n'était pas de bon cœur.
Tout ceci S'.^ pa-îsa longtemps avant iShS; les servitudes et la cor-
vée existaient encore, et le paysan souffrait beaucoup d 'S caprices
du seigneur. 11 arriva une fois que je fus chargé de conduire une
voiture de sel, et le voyage me prit plusieurs jours. C'était contraire
à la patente impériale (1), contraire à tout droit : je ne l'ignorais pas;
cependant je me soumis, et j'eus tort. Ce fut mon malheur, l'origine
de mes maux. On ne doit rien faire par faiblesse; celui qui cède
malgré sa raison, en dépit de sa volonté, de ses senti mens, devient
insouciant de son devoir, n'est plus bon à rien. Dieu soit loué! je
me suis corrigé à temps. Il faut faire son devoir : tout est là.
— Mais qu'est-ce donc que tn aurais voulu faire? dit d'un ton
maussade l'homme de carton en haussant les épauljs.
— Ah! que ces temps étaient durs! gémit le vieux Kolanko.
Lorsqu'on parlait de ses droits, le seigneur répondait en levant le
bâton. Des temps terribles! Vous autres jeunes gens, vous n'en
savez pas grand'chnse.
— Eh bien! dis-je à mon tour, qu'advint-il pendant que vous
étiez dehors avec la voiture de sel ? — Je crus nécessaire d'inter-
venir, car je savais que nos paysans, une fois qu'on les a mis sur ce
chapitre de la j^obot, ne s'arrêtent plus.
— Je fis donc une absence assez longue, continua Balaban. Quand
je fus de retour, le mandataire (2) m'accabla de besogne, et Cathe-
rine évita de me rencontrer. Je me doutai de quoi il retournait. A
la fin, le hasard nous mit un jour en face l'un de l'autre à l'église.
Elle avait un foulard de soie sur la tète, à son cou un triple collier
de corail, et une fourrure de mouton toute neuve, que l'on sentait
à vingt pas. Elle n'osait lever les yeux sur moi, et elle était blanche
comme un fourniment qu'on vient d'astiquer.
— En voilà de belles ! lui dis-je. Où donc est mon foulard?
— Cherche-le ! répliqua-t-elle, moitié en colère, moitié effrayée.
Je la regardai dans le blanc des yeux.
— Est-ce que tu oserais me toucher? s'écria-t-elle en éclatant.
(1) Patente de Joseph II sur la robot, qui restreignit beaucoup les droits seigneuriaux.
(2) Le mandataire ou régisseur remplace le seigneur dans l'adiniaistraiioa de ses
propriétés et dans les affaires qui ressortissent à sa juridiction.
308 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oh non! répondis-je; va-t'en au diable!
Parfois aussi je fus envoyé à la forêt pour abattre du bois. Là
j'étais à mon aise. Quand le souille du vent secouait les cimes et
faisait ployer les herbes, que les pics frappaient sur l'écorce en
mesure, qu'un milan planait sur ma tète, remuant à peine l'aile de
loin en loin et poussant un cri rauque, alors je restais couché sur le
dos, regardant le ciel, et n'avais plus de chagrin. Il y eut pourtant
des jours où je broyais du noir; j'avais creusé un trou sous les ra-
cines d'un chêne, j'y enterrais mes économies, sou par sou, afin
d'acheter un fusil. Il m'aurait fallu attendre longtemps!
Une fois dans la forêt, je fis la rencontre d'une vieille baba (1),
la Brigitte de Toulava, qui venait cueillir du thym. Lorsqu'elle
m'aperçut, elle joignit les mains. — Gomment? vous êtes là, Bala-
ban, à couper les arbres, pendant que le seigneur fait de votre Ca-
therine sa meniresse?
— Ah çà! répondis-je, est-ce qu'il l'aurait prise chez lui par
hasard ?
— Sans doute, reprit-elle. Mon doux Jésus, quelle histoire ! La
femme de charge a dû quitter la maison dès le premier jour, le
seigneur l'a chassée. C'est cette Catherine qui commande à pré-
sent. La semaine dernière, j'apporte des champignons à la cui-
sine, quand je la vois entrer avec des papillotes plein la tête
comme une belle dame, et une robe à traîne, et une cigarette à la
bouche. Je la regarde, et ne lui baise point la main. — Est-ce
qu'elle t'écorche les lèvres? crie-t-elle aussitôt, et elle me frappe
du revers sur la bouche, par deux fois. — Voilà ce que me raconta
la vieitle, et bien d'autres choses encore : que la Catherine était lo-
gée comme une princesse, qu'elle portait des robes splendides,
mangeait dans de la vaisselle d'argent, montait à cheval, et faisait
fouetter les gens à cœur-joie. — Tout cela ne l'empêche pas d'être
une mentrésse, dis-je.
A cette époque, quand je me trouvais tout seul dans la forêt, je
songeais plus d'une fois à me faire brigand, Dieu me pardonne le
péché ! à devenir un haidamak qui met le feu aux châteaux et
cloue les nobles par les pieds et les mains aux portes de leurs
granges, comme des oiseaux de proie. Ma conscience ne voulut
pas se soumettre; une voix intérieure me répétait nuit et jour : —
A quoi prétends-tu, toi, paysan, fils de paysan? Qu'as-tu besoin
d'un fusil? Youdrais-tu seul déclarer la guerre aux hommes? — Je
finis par m' apaiser, et je restai au village; mais je pris une résolu-
tion, celle de faire mon devoir strictement, et de ne rien souffrir de
contraire à mon droit.
(I) Vieille sorcière, — gâteau de Pâques.
FRINKO EALABAN. 309
Bien, voilà qu'un jour je rencontre Kolanko, qui se traîne dans la
neige comme un clïien blessé. Ma Catherine l'avait fait fouetter,
parce qu'il ne l'avait pas saluée avec le respect qu'elle exigeait. Je
m'arrêtai, et il m'apprit...
— Figurez- vous, interrompit le centenaire, impatient de placer
son mot, figurez-vous qu'elle régnait déjà en maîtresse absolue.
Le seigneur avait fait venir pour elle deux professeurs; l'un était
un Français. Elle apprenait tout ce que peut apprendre un scribe
ou même un curé. Chaque semaine, la poste apportait un paquet
de livres, et elle lisait tout, jusqu'aux gazettes, et il y en avait!
Dans sa chambre était une grande boîte en bois fin, là-dessus elle
apprenait à jouer de la musique; le soir, les gens s'arrêtaient sous
ses fenêtres pour écouter.
Le Mongol se mit à ricaner en tisonnant avec une bûche qu'il
tenait à la main. — Et dire que ces gens oublient qu'il y a une jus-
tice divine ! murmura-t-il entre ses dents. — Kolaiiko eut un accès
de toux, et on l'entendit grogner en dedans comme un chat furieux.
Le capitulant regardait devant lui, son visage demeurait toujours
impassible, morne, désolé. Le petit Your aux cheveux de filasse
dévisageait le Mongol d'un air insolemment étonné. — Eh bien!
qu'est-ce que tu as donc à me regarder ainsi? dit celui-ci d'un ton
de défiance, en plissant sa face jaune et levant son nez fendu.
— Je me demande comment tu peux faire, compère mongol, qu'il
ne te pleuve pas dans le nez? répliqua le gars.
Toute la bande éclata de rire. Le Mongol attrapa le petit Your
par l'oreille, l'attira lentement à lui, puis le lâcha de même.
— L'avez-vous regrettée, votre Catherine? demandai-je à Bala-
ban. Avez- vous beaucoup souffert?
— Pas trop, répondit-il en tirant quelques bouff'ées de sa pipe. Je
ne songeais guère non plus à me venger; seulement, chaque fois
que j'eus affaire aux gens du château, ma tête s'échauffait... Je vou-
lus m'élever au-dessus de ma condition; j'appris à lire, à écrire, à
compter. Me trouvant trop vieux pour aller à l'école, je me fis don-
ner des leçons par le diak-, en retour, je lui apportais soit un pou-
let, soit une oie grasse, ou encore du tabac de contrebande de Szi-
geth (1). J'avais toujours le nez dans les livres, je lisais l'Écriture,
la légende des saints, la vie du tsar Ivan le Terrible, les patentes
de l'impératrice Marie- Thérèse et celles de l'empereur Joseph et
de l'empereur Frantsichek (2) ; je lisais aussi une foule de lois, et je
rédigeais pour les paysans les plaintes qu'ils allaient déposer au
(1) A cette époque, la douane existait encore à la frontière de Hongrie, et la contre-
bande allait son train.
(2) François.
310 REVDE DES DEUX MONDES.
bailliage. Oh ! personne ne savait alors comme moi exciter le peuple
contre les nobles, contre ces Polonais! Dans la Galicie entière, il
n'y eut pas autant de procès que clans notre seul village, et tout
cela me passait par les mains. — Quand M. le starosia (i) faisait sa
tournée, les gens étaient déjà postés sur la route avec leurs re-
t^uêtes. Je ne perdais pas une occasion de nuire aux seigneurs; c'é-
tait ma joie. A la fin, il est vrai, on m'appelait gratte-papier^ mais
l'on me craignait, personne n'osait s'attaquer à moi.
— Il rossait les cosaques (2) du château ! s'écria le Mongol en
riant aux éclats. Il les rossait sans aucun motif, à tout propos, au
cabaret, sur la grande route. — C'est parce que vous êtes de la mi-
sérable valetaille! leur disait-il. — Voyons, Balabaii,... — Ètes-
vous du château, oui ou non? — Cependant... — Le niez-vous? —
Non. — Eh bien! alors vous méritez des coups. — Permettez,
criaient les cosaques, s'il fallait donner des coups à tous ceux qui
les méritent, avant la fia du mois il ne resterait plus un coudrier
dans l'empire!
Le capitulant ne put s'empêcher de sourire. — A la fin pourtant,
le mandataire me fit venir; il me reprocha d'exciter les paysans,
m'appela giibouilleur, rebelle, haidamak. — Qu'on l'étende sur le
banc ! hurla- t-il, le visage gonflé de sang, et en se retirant derrière
ses gens. — Nous serons bien avancés, répondirent les cosaques,
quand il aura assommé un de nous ! — Et personne n'osait me tou-
cher. Alors le mandataire se précipite, soufllant de rage, les che-
veux hérissés, les yeux tout blancs, et lève lui-môme le bâton sur
moi. Je l'attrape encore à temps, et lui tords le bras, qui craque
comme une tète de pipe que l'on retire pour faire écouler le jus;
je lui enlève le bâton, le dépose dans un coin, tout cela poliment,
bien entendu, car enfin c'était mon supérieur.
On me laissa maintenant tranquille pendant quelque temps, jus-
qu'à ce que le diable me fit rencontrer sur la route sa grâce M""^ la
mentresse. Sa voiture était embourbée, le cocher, du haut de son
siège, fouettait inutilement ses chevaux. Lorsqu'elle m'aperçut,
elle se blottit dans un coin comme une chatte, et je vis qu'elle
tremblait. Je regardais sans rien dire. — Viens donner un coup de
main! me cria le cocher. — Je m'approchai, soulevai le train de
derrière, poussai à la roue, puis je saisis le fouet du cocher et lui
administrai une raclée pour avoir si mal conduit la dame. — A par-
tir de ce jour, elle n'eut de repos, je l'ai su plus tard, qu'elle ne
m'eût fait enrôler.
(1) Bailli de cercle.
(2) Les anciens seigneurs polonais avaient leur garde armée, généralement des co-
saques; encore aujourd'hui l'uniforme des cosaques est porté par quelques-uns des ser-
viteurs de la maison.
FRINKO BALABAN. 311
— Elle rougissait de l'avoir toujours devant les yeux, ajouta
Kolanko; alors elle le fit partir pour l'armée.
— Eiî ce temps, c'étaient les propriétaires qui fournissaient les
recrues, continua le capitulant. Je fus donc empoigna par les co-
saques et traîné dans la cour, où il y avait un piquet de bois; on
me fît mettre nu comme un ver, on me toisa; le médecin me tapota
sur la poitrine, me regarda dans la bouche, pais je fus in crit; c'en
était fait de Inoi ! Ma mère se tordait aux pieds du mandataire, mon
père dévorait ses larmes, et elle, elle était là -haut à sa fenêtre,
et d'un œil sec me voyait debout dans sa cour, en ma mi: jre, tel
que Dieu m'a fait. Je pleurais de rage : cela ne servait de rien; il
aurait fallu de l'argent, et je n'en avais pas. On m'assermenta séance
tenante, et on me mit sur la tête un bonnet de police. J'étais sol-
dat. Au départ, tout le monde pleurait après nous, et les recrues
pleuraient aussi. Chacun avait une croix suspendue sur la poitrine
et un sachet rempli de terre qu'il avait prise sous le seuil de sa mai-
son. Le tambour battit aux champs, le caporal dit : « En avant,
marche! » et nous partîmes comme des chiens couplés. Ils chan-
taient tous en chœur une chanson bien triste. Moi, je me taisais.
Quand nous fûmes dr'jcà loin, que le village, la forêt, le c'ocher,
eurent disparu à l'horizon, mon parti était pris; je me disais : —
Eh bien ! tu serviras l'empereur; c'est un métier comme un autre.
— Et la vie de soldat, vous convenait -elle? lui demandai-je.
— Je n'ai pas eu à me plaindre, monsieur, me répondit-il avec un
regard d'une douceur infinie. On ne me demandait que de faire mon
devoir, rien de plus: c'était tout ce qu'il me fallait. Je fus d'abord
envoyé à Kolomea, où j'appris l'exercice. Quand je sus manier le
fusil, je n'avais plus qu'un désir, c'était qu'on se battît quelque
part. Enfin je compris maintenant que l'ordre n'est pas absent des
affaires de ce monde; nous étions traités avec sévérité, mais avec
justice. Et quand je montais la garde devant le bailliage, et que j'en-
tendais causer entre eux les paysans qui trouvaient là aide et pro-
tection contre les Polonais, je levais les yeux sur l'aigle qui était
au-dessus de la porte, et je pensais ; tu n'es qu'un chétif oiseau, et
tes ailes ne sont pas bien grandes; elles suffisent cependant pour
abriter tout un peuple! Puis, les jours de parade, quand je voyais
flotter sur nos têtes le drapeau jaune avec l'aigle noire au milieu, je
n'avais qu'à le regarder pour me sentir tout fier.
Au régiment, comme chez nous au village, nous tenons ferme
ensemble : tous pour chacun, et chacun pour tous ! On aide les
braves gens, et les gredins sont punis, mais cela se passe en fa-
mille. La nuit, quand les officiers sont couches dans leurs quartiers
et messieurs les sergens auprès de leurs femmes, on s'assemble en
catimini pour juger les voleurs, les filous, les grecs, les ivrognes,
312 KEVUE DES DEUX MONDES.
qui déshonorent la compagnie, et je vous jure que cette justice est
plus efficace que les fers du prévôt.
Une année se passa ainsi; alors il fallut un beau jour faire nos
havre-sacs et nous rendre en Hongrie, puis de Hongrie en Bohême,
et de Bohême en Styrie. Sous les drapeaux, on finit par voir de la
sorte une foule de pays, qui tous sont à notre empereur, et des
hommes très divers; on devient modeste en découvrant que tout
n'est pas parfait à la maison. Je trouvai là plus de bien-être, plus
de justice et d'humanité, plus de civilisation (1) que chez nous.
J'appris à connaître l'Allemand et le Tchèque, dont le langage res-
semble au nôtre. Je vis saint Népomucène couché dans son cercueil
d'argent, et le rocher où le roi l'avait tenu enfermé, et le pont de
pierre d'où il fut précipité dans l'eau : on dit qu'au-dessus de sa
tête on vit nager cinq étoiles flamboyantes. En Styrie, j'ai rencon-
tré des hommes qui ont deux cous...
Je ne pus m'empêcher de rire à ce détail : Balaban s'en aperçut,
et devint silencieux.
— Je me rappelle encore le jour où vous êtes revenu pour la
première fois au village en congé, dit Kolanko. La veste blanche à
paremens bleus vous allait diablement bien; les fem.mes vous sui-
vaient des yeux et chuchotaient... Mais ce Balaban ne se souciait
pas des femmes!
— Vous savez, monsieur, dit le capitulant en s'adressant à moi,
qu'en ce temps- là nos soldats pleuraient lorsqu'ils partaient en
congé. Au régiment, on les avait habitués à l'ordre, à la justice, au
point d'honneur; à la maison, ils retrouvaient la servitude, la robot,
l'arbitraire. Le jour de la distribution des congés, personne ne ré-
pondit à l'appel; moi seul, je ne sais ce qui me prit, je sortis des
rangs : tout le monde me regarda. Enfin je partis donc pour mon
village. — Lorsque j'entrai chez mon père avec mon manteau gris
et mon bonnet de police, il leva les yeux et approcha sa main trem-
blante de ses cheveux de neige. Je lui baisai la main. — Je suis
content que tu sois venu, me dit-il. — Puis vint la mère, qui poussa
un cri, riant et pleurant tout à la fois. Je leur parlai du régiment
et des pays où j'avais été en garnison; ils me donnèrent des nou-
velles du village. Les voisins arrivèrent; on but beaucoup d'eau-
de-vie ce jour-là.
Tout m'était indifférent; je me promenais comme un homme
malade. Personne ne me dit rien; de mon côté je n'osais pas ques-
tionner. Ce silence me disait que le comte devait avoir chassé Ca-
therine; en tout cas, il ne tarderait pas à le faire. Je le souhaitais
(1) Ce mot est familier aux paysans de la Galicie; à la diète de 1861, il se rencon-
trait souvent dans la bouche de leurs députés.
FRINK.0 BALABAN. 313
presque. J'aurais voulu la voir dans la détresse, accablée de misère
et de honte, et alors, malgré tout, je lui aurais tendu la main.
Le dimanche, pendant la grand'messe, je lève par hasard les yeux
vers le chœur, — j'y aperçois Catherine en toilette. Elle était tou-
jours belle, plus belle même qu'autrefois, mais pâle, maladive, fati-
guée, avec des cercles noirs autour des yeux comme une mourante.
— La figure du capitulant s'était étrangement illuminée d'un éclat
tranquille. — Le sang s'arrêta dans mes veines, continua-t-il. — Qui
est cette belle dame? — demandai-je à un jeune homme qui ne me
connaissait pas. Il me regarda d'un air hébété. — C'est la dame du
château, la femme de notre seigneur, — me répondit-il. C'était la
vérité : le comte l'avait épousée en bonne forme, à l'église; il avait
raison, ma foi! — Il eut un sourire. — Je pouvais la rencontrer à
chaque instant; à quoi bon? J'allai donc travailler dans un autre
village. Tout n'était-il pas fini entre nous?
Il se tut. Ses bras pendaient inertes, sa tête s'était penchée en
avant, et il regardait fixement le brasier; ses traits de bronze avaient
repris leur expression de sévérité impassible, dans ses yeux brûlait
un feu contenu. Le silence était profond autour de nous; la nuit
couvrait le paysage de son voile mystérieux. — Est-ce que votre
histoire se termine là? demandai-je après une pause.
— Oui, répondit timidement le capitulant.
— Et vous n'avez jamais cherché à vous venger?
— Pourquoi? dit-il à demi-voix. Cela devait arriver. A qui vou-
lez-vous que je m'en prenne, si je suis un homme et si elle est
femme?
— Alors vous n'avez jamais eu votre revanche?
— Si, dit-il, après avoir réfléchi un peu. Ce fut en àQ, au mois
de février, l'année où notre pays a tant souffert par suite de la révo-
lution polonaise. Je me trouvais encore en congé. L'hiver était
rude; dans la nuit, il était tombé beaucoup de neige, et il n'y avait
plus de route... Attendez! cela vient plus tard. Il faut d'abord re-
monter un peu plus haut. Depuis longtemps, le pays était en émoi;
les propriétaires allaient et venaient dans leurs voitures, on parlait
d'armes cachées. Un jour, il y avait pas mal de paysans réunis au
cabaret de Toulava, parmi eux le juge, lorsqu'on voit entrer le sei-
gneur, qui leur dit : — Voulez-vous prendre parti pour nous autres,
ou de quel bord êtes-vous? Si vous êtes pour nous, réunissez-vous
tous cette nuit derrière l'église; je vous amènerai des tireurs avec
des carabines, et je marcherai à votre tête. — Le juge répondit :
Nous ne sommes pas pour vous ; nous sommes avec Dieu et avec
notre empereur ! — Là-dessus, le seigneur s'en va, et le juge dit
aux paysans : — Mes enfans, que personne de vous n'aille soutenir
ces bourreaux, ces nobles !
Mh REVUE DES DEUX MONDES.
Notre seigneur, — le même qui avait épousé ma Catherine, —
avait aussi laissé un papier sur la table du cabaret. Tous l'exami-
nèrent, mais personne ne savait lire. Alors le juge leur dit : — Allez
chercher Balaban; c'est un vieux troupier, il n'ignore pas sans doute
de quoi il retourne là dedans. — J'arrivai donc, et je leur en fis la lec-
ture. En tête, il y avait : A tous les Polonais qui savent lire (1). Gela
me fit rire aux éclats, car d'abord il n'y avait pas un Polonais parmi
nous, et ensuite pas un qui sût lire, moi excepté. Vous vous rappe-
lez sans doute ces comédies. « La servitude et la robot, nous di-
sait-on, avaient eu pour origine la violence et l'injustice, car autre-
fois tous les hommes avaient été égaux, et les nobles avaient été des
cultivateurs comme nous; ils nous avaient assujettis et avaient fini
par vendre la terre au Moscovite, au Prussien et à l'empereur, dont
les fonctionnaires allemands, de concert avec les nobles, écorchalent
et pressuraient le paysan. L'empereur ne connaissait point le paysan
polonais, et lui vendait fort cher le sel et le tabac, afin de vivre gras-
sement à Vienne. Il n'y avait plus d'espoir qu'en Dieu, mais il fallait
que tout le monde prît les armes. Les nobles reconnaissaient leurs
torts, ils étaient prêts à marcher avec les campagnes contre l'em-
pereur pour chasser tous ses fonctionnaires. »
Il y avait du vrai dans ces raisonnemens, et cela nous plut; ce-
pendant, nous disions-nous, qui est-ce qui nous opprime, sinon les
nobles, et qui nous protège tant bien que mal, si ce n'est les fonc-
tionnaires et notre empereur? Et personne ne voulut avoir affaire
aux Polonais. — Si vous écoutez les nobles, leur disais-je, vien-
dront-iis labourer avec vous comme vous labourez maintenant avec
vos bœufs ? A tout hasard, prenons rendez- vous pour ce soir au ca-
baret.
La nuit arriva. J'ai déjà dit que l'hiver était rude, à peu près
comme cette année, et qu'il était tombé beaucoup de neige de-
puis quelques jours. Plus de routes, plus de chemins, les forêts
seules se détach;;ient comme des murailles noires dans la nuit
blanche et claire. Nous étions réunis à l'auberge, et chacun avait
apporté son lléau ou sa faux redressée. Sur le minuit, je pris avec
moi une troupe de paysans pour faire la patrouille. — Tenons ferme,
leur disais-je pour les rassurer, et nous n'aurons rien à craindre
de ces rebelles. — Là-dessus arrivaient déjà plusieurs traîneaux avec
des nobles et des fermiers et d'autres gredins qui se rendaient tous
au château. En nous apercevant, ils arrêtent, et l'un d'eux nous
crie de faire cause commune avec eux, que la révolution a éclaté,
que le paysan est libre et la robot abolie, enfin qu'on nous livre les
caisses impériales et les Juifs. — Il n'y a point de traître ici, répli-
(1) Titre d'un manifeste du comité national de 1846.
FRINKO BALABAN. 315
quai-je d'une voix éclatante; nous restons fidèles à Viqu et à l'em-
pereur. — Je n'avais pas fini que déjà les Polonais tirèrent sur
nous; je reçus plusieurs grains de plomb dans le corps, un paysan
eut une balle dans le pied. — Hardi ! criai- je, hardi, camarades! en
avant! — iNous courons sus aux Polonais, nous les arrachons de
leurs traîneaux et les faisons tous prisonniers; un seul d'entre eux,
qui voulut résister, reçut de moi un coup sur la tète, il n'y eut pas
d'autres blessés. On entendait aussi une fusillade du côté de l'au-
berge. J'y courus en toute hâte, mais, lorsque j'arrivai, tout était
déjà terminé. Un noble, du nom de Bobroski, gisait dans la neige
ensanglanté; notre seigneur était debout au milieu des paysans, qui
tapaient sur lui à bras raccourcis : sans moi, ils l'auraient assommé,
le sang lui coulait déjà par la figure. Je le sauvai.
— Vous?
— Moi, monsieur. J'avoue que je regrettais que les paysans ne
l'eussent pas tué; mais, une fois là, je ne pouvais pas le permettre.
Les Polonais auraient dit que c'était une vengeance; c'eût été une
vilaine tache pour notre cause. On se contenta de lui lier les pieds
et les mains comme aux autres, puis on les jeta dans leurs traî-
neaux, et on transporta toute la noble racaille au bailliage de Ko-
lomea, où je délivrai une vingtaine de prisonniers, ainsi que leur
argent, leurs montres et leurs bijoux... Ah! monsieur, quels souve-
nirs! La guerre du pauvre contre ses oppresseurs, mais partout
l'ordre et la discipline; nous gardions tous les carrefours; au bail-
liage, on voyait entrer des paysans en sarrau troué, qui tiraient de
leur poche des billets de mille et les déposaient fidè'enu nt. On es-
suyait les coups de feu et on se bornait à désarmer les seigneurs.
Chacun de nous eût volontiers donné son sang, chacun croyait qu'à
l'avenir il n'y aurait plus de distinctions, que tous les hommes al-
laient être égaux!.. Puis, dans l'ouest, les paysans polonais com-
mencèrent d'assassiner, et il vint beaucoup de troupes dans le pays;
tout tourna autrement que nous ne l'avions pensé. Deux ans plus
tard cependant la servitude a été abolie, et à cette heure le paysan
est un homme libre.
— Et votre seigneur, qu'est-il devenu? demandai- je.
— 11 fut enfermé dans une forteresse, répondit Kolanko; sa
femme se consola pendant son absence avec un voisin, puis en 18/18
il fut relâché avec les autres rebelles polonais.
— C'est vers ce temps que je pris ma seconde capitulation (I),
dit Balaban. Je fis la guerre de Hongrie; au cœur de l'hiver, nous
passâmes les monts Rrapacks; on se battit à Kaschau, à Tarczal;
(1) Que je repris du service après avoir fait deux congés.
316 REVUE DES DEUX MONDES.
puis nous gagnâmes la grande bataille de Kapolna et celle d'Isze-
szeg. Ensuite il fallut nous replier; l'hiver fut terrible, beaucoup de
nos hommes restèrent sur le bord des chemins, engourdis par le
froid, et s'y endormirent, le sourire aux lèvres. Enfin nous donnâmes
encore une fois la chasse aux Magyars, jusqu'à ce que Kossuth s'é-
chappa de la Hongrie comme un écureuil s'échappe de la forêt...
Des temps mémorables, monsieur! Les camarades tombèrent les
uns après les autres, celui-ci par la balle, celui-là sous un coup de
sabre; tel autre s'est noyé ou est mort-sur la route après avoir em-
brassé son sachet de terre natale. Les survivans se félicitaient, moi
seul je ne tenais point à la vie, et je me pris à douter de tout. Où
donc y avait-il une justice?.. Puis je revins au village avec mon
congé quand mon père était mort.
— Ce n'est pas pour elle que vous êtes revenu?
— Gomment? dit-il en haussant les épaules. Moi, un soldat li-
cencié, et elle, une grande dame!.. J'avais donc perdu mon père,
et ma mère aussi; j'étais seul. La terre était libre; mais tout était
vendu, il me restait la chaumière et quelques arbres fruitiers. Bel
héritage, hein? Qu'y faire pourtant?
J'avais toujours eu un faible pour l'éducation des bêtes. Je me
mis à étudier les abeilles, et j'eus un beau rucher derrière ma mai-
son, — vous le connaissez; puis j'élevai deux superbes chiens,
de vrais loups, — le père d'ailleurs est un loup véritable, je l'ai
connu, — deux beaux crocottes gris avec des yeux d'où sortent des
flammes la nuit, et j'acceptai le poste de garde-champêtre de ma
commune. J'ai aussi un beau chat, — il se mit à sourire, comme
fait tout paysan galicien lorsqu'il parle des chats, — je l'ai sauvé
de l'eau; vous le connaissez bien, mon Matchek.
— C'est ses chiens qu'il faut voir, monsieur ! dit l'homme de
carton d'un air d'admiration où perçait l'envie.
— Il les mérite bien, le capitulant! s'écria Kolanko. Jamais la
commune n'avait encore eu un garde comme lui !
— Je vous en prie, interrompit Balaban, n'importunez pas mon-
sieur avec ces choses-là.
— Mais non, m'écriai-je, tout ce qui vous concerne m'intéresse
beaucoup.
— C'est trop d'honneur.
— En voilà un qui sait faire son devoir, dit gravement l'homme
de carton; je ne flatte personne, mais ce qui est vrai est vrai. Les
voleurs le craignent comme le feu, les ivrognes son-t dégrisés, s'ils
le rencontrent la nuit. Lorsqu'il se présente pour faire rentrer l'im-
pôt, il obtient plus que ne ferait un exécuteur avec vingt hommes.
— Aux élections pour la diète, c'est lui qu'on écoute plutôt que
FP.INKO BALABAN. 317
le juge ou le commissaire, appuya le Mongol. Si vous voulez être
député du cercle, monsieur, adressez-vous au capitulant; il fait des
paysans ce qu'il veut.
— Je vous en prie, mes amis, interrompit encore Balaban avec
humilité; faire notre devoir, n'est-ce pas la seule chose qui nous
reste finalement?
— Moi, je ne dis rien, glapit Kolanko; mais il faut voir les
femmes ! Oh ! io! io! Par malheur, Balaban est un inouraliste. Nous
avons au village une rousse, belle comme l'étoile du matin, qui
pourrait facilement passer pour une comtesse, mais un peu légère.
Un soir donc, il la rencontre qui s'échappe du village au clair de
lune. — Tu cours encore après quelqu'un, lui dit-il en l'abor-
dant; où cela te mènera-t-il ? S'il arrive un malheur, il te lâchera.
Tu ferais bien mieux de te marier. — Elle de rire : elle ne pren-
dra pas le premier venu; mais si lui, Balaban, veut l'avoir pour
femme, il n'a qu'à dire un mot.
— Et lui?
— 11 hoche la tête et continue son sermon.
— Puisqu'il ne veut pas se marier, dit Mrak, qui avait jusque-là
écouté en silence, et qui reprit maintenant sa faction.
— Aïe! aïe! il aime encore Vautre, — s'écria tout à coup le Juif,
qui avait fini par s'éveiller et s'était approché en sourdine. Sa face
bêtement astucieuse grimaçait un vilain sourire.
— Mon cher, répliqua le capitulant, ta tête est un bain de va-
peur où ta langue sue des sottises.
Tout le monde riait; mon Juif me jeta un regard de reproche,
tira ses manches, passa la main sur ses genoux, puis, contre son
habitude, alla tarabuster ses chevaux, qui n'en pouvaient mais.
— Est-ce vrai ? dit gravement Kolanko à Balaban en le touchant
du coude.
— Est-ce vrai que tu ne peux pas l'oublier? répéta l'homme de
carton d'une voix hésitante.
' Le capitulant ne répondit pas. Un voile de tristesse était sur sa
douce et honnête figure; ses yeux avaient de nouveau ce regard
humide, profond, qui vous remuait étrangement. Il y eut une pause,
pendant laquelle on n'entendait que le pétillement de la flamme. —
Bêtises que tout cela! s'écria enfin le Mongol.
— Tu devrais lui cracher au visage, à cette jolie comtesse de
Zavale, éclata l'homme de carton.
— Qu'est-ce qui vous prend donc? dit froidement le capitulant.
— Il était très pâle, et l'émotion avait contracté ses sourcils. —
Tout cela n'a rien que de naturel... La pauvre fille avait trop de
mal; elle vit qu'elle pouvait tout à coup passer grande dame,... et
puis notre seigneur était un bel homme. Je n'étais qu'un pis-aller.
318 REVUE DES DEUX MONDES.
Il ne faut pas prendre ces choses du côté du cœur : entre l'homme
et la femme, le cœur ne vient qu'en seconde ligne. Raisonnons un
peu. Lorsqu'une femme vous plaît, que préférez-vous? Qu'elle soit
à vous, même en résistant un peu? ou posséder son cœur pendant
qu'elle se donne à un autre? Allez! j'ai eu le temps de méditer sur
toutes ces questions. Ce n'est pas le cœur qui parle le plus haut.
Ensuite, dites-moi, entre l'homme et la femme, comme partout,
de quoi s'agit-il au fond? Tout uniment de la vie! comprenez-vous?
— Non.
— Eh bien ! voyez-vous, la seule chose que m'ait apprise ma car-
rière de soldat, c'est de mépriser la mort; mieux vaudrait encore
apprendre à l'aimer, à la souhaiter. C'est l'amour de la vie qui est
la source de tous nos malheurs; si misérable que soit cette vie, pour
vivre, on fait tout. Fusillez-moi, si un mot de ce que je dis n'est
pas vrai. Or la femme ne vit que de l'amour de l'homme.
Kolanko approuvait de la tête. — Laissez-moi dire un mot à mon
tour, s'écria-t-il en brandissant son traversin rayé; vous parlez
toujours, vous autres. Laissez-moi aussi placer mon mot.
— Eh bien ! parle.
— Ah çà! qu'est-ce que je voulais déjà?..
— A présent, il ne sait plus ce qu'il veut dire.
— Je disais donc... — Le bonhomme resta court encore une fois.
On riait. — Oui, oui, riez toujours! J'y suis maintenant, reprit-il
avec une visible satisfaction. C'est cela. Il faut que la femme vive,
elle aussi; comment faire? La nature ne l'a pas douée pour le tra-
vail; alors elle cherche à vivre à nos dépens. Que ne faut-il pas
qu'un homme fasse pour arriver! Une jeune fille n'a qu'à montrer
son minois et le reste, et petite paysanne devient grande dame.
Est-ce la vérité?
— Oui, oui, c'est la vérité !
— La femme est notre perdition, reprit le capitulant. Ce n'est
pas elle qui cherche l'homme, c'est l'homme qui cherche la femme;
voilà l'avantage qu'elle a sur lui, car ce sera elle qui dressera le
compte. Si quelqu'un est dans l'eau jusqu'au cou, en train de se
noyer, et vous pouvez le sauver, et il a sur lui une bourse garnie
d'or, il vous la jettera bien volontiers. Une femme avisée ne se con-
tente pas de la bourse, elle traîne l'homme devant l'autel. Y êtes-
vous? Voilà aussi pourquoi deux femmes ne s'entendent pas mieux
que deux tailleurs ou deux vanniers; chacune voudrait placer sa
petite marchandise le plus avantageusement possible, — et elle
n'a pas tort. Est-ce que la femme n'est pas estimée selon le mari
qu'elle a? Une paysanne qui épouse un comte ne devient-elle pas
comtesse? Comprenez-vous maintenant?
— Tout cela ne m'explique pas, dit Mrak d'un air maussade,
FRINKO BALABAN. 319
comment tu peux toujours aimer la dame de Zavale, cette Cathe-
rine qui t'a si lâchement trahi.
— Tu ne le comprendras jamais, répondit le capitulant d'un
ton sec.
— Pourtant, dis-je à mi-voix, aucune femme ne vaut ce qu'un
homme souffre pour elle!
— Sans doute, monsieur; aucune femme ne mérite le sentiment
qu'elle inspire, — excepté une mère; mais, pour levenir à l'autre,
— quel est donc son crime? Je ne suis pas né sous une heureuse
étoile, voilà tout. Et puis d'ailleurs tant d'autres, qui ont aimé et
ont pu se marier, où en sont-ils à présent? Si elle était devenue ma
femme, j'aurais peut-être fini par la battre... L'un vaut l'autre...
Je hochai la tète.
— Qu'est-ce qui vous étonne, monsieur ?
— Que vous ne parlez que de cet amour matériel, tandis que
vous donnez vous-même l'exemple d'un sentiment bien différent.
— Je n'ai rien dit contre l'amour désintéiessé; ce n'est pas moi
qui le blcâmerai. Un homme peut bien donner son cœur, si cela lui
fait plaisir; pourquoi pas? Une femme ne le peut pas. Mon cheval
aussi me regarde avec des yeux presque humains, comme s'il vou-
lait me parler, mais il ne peut que me caresser; il en semble tout
attristé, et pourtant demain il portera tout aussi gaîment un autre
cavalier. Faut -il leur en faire un crime?.. C 'lui qui a un pareil
amour au cœur doit se résigner à temps, ou bien s'attendre à être
dupé de la belle façon, car la femme traite l'amour comme le Juif
son commerce.
— Qu'est-ce vous dites là des Juifs? chevrota mon cocher.
Balaban le regarda et cracha. — Toute notre sagesse, dit-il enfin,
se résume dans ces mots : renoncer, souffrir, se taire. Et ne vous
étonnez pas, si je n'ai pu oublier cette Catherine. L'amour ne se
raisonne pas : il supporte tout et il résiste à tout, à la raillerie, aux
coups, à la cruauté et à l'indifférence ; le temps, qui détruit tout,
ne peut pas le détruird.
— Vous auriez fait un excellent mari, dit le centenaire après une
pause. Pourquoi ne vous décidez-vous pas à prendre femme? Cha-
cun serait heureux de vous donner sa fille avec du bien au soleil
et des deniers comptans.
— Comment pourrais-je me marier? repartit Balaban. Pour la
première fois, je viens de vous parler à cœur ouvert; vous me con-
naissez à présent: puis-je aimer une autre femme ? et, si je ne l'aime
pas, à quoi bon une femme?
— A y regarder de plus près, tu as raison, ajouta Kolanko; d'au-
tant que tout passe avec le temps!
320 REVUE DES DEUX MONDES.
— Tout ne passe pas! dit le capitulant avec un beau regard lu-
mineux... Et pourtant, ajouta-t-il un moment après en soupirant,
vous avez dit vrai. Même nos sentimens s'affaiblissent; ce qui
d'abord nous a fait de la peine nous réjouit presque plus tard. C'est
une triste découverte lorsqu'on se dit enfin : Ce que tu éprouves ne
doit pas durer. Ai-je assez pleuré quand j'ai enterré mes parens !
Et maintenant il m'arrive de rêver que je bois de l'eau-de-vie avec
mon père, et qu'il est gris... Qu'en pensez-vous?.. Ou bien savoir
d'avance que ce qui est aujourd'hui ne sera peut-être plus l'année
prochaine ! Tout passe, comme ces nuages qui disparaissent au cou-
chant,... et nos maux aussi. La volonté peut tout, mais elle ne peut
rien contre la maladie et la mort. Quand le samedi, après le rap-
port, le sergent-major effaçait une semaine du calendrier, cela
m'attristait toujours, et pourtant plus triste que la vanité de la
vie et la fuite du temps est le changement qui se fait en nous-
mêmes; n'est-ce pas mourir en détail? Tout change autour de
nous : les yeux de l'enfant voient un autre monde que celui que
verra l'homme fait; comment pourrions -nous rester toujours les
mêmes? et de quel droit reprocher aux autres de changer?
Il se tut. Un moment, le silence fut complet; puis on entendit
tout au loin le tintement faible et plaintif d'une clochette. — C'est
quelqu'un qui se meurt, dit le vieillard, et il se signa.
— Où avez-vous l'esprit? s'écria Mrak; c'est la szlachta (j) qui
revient de Toulava, où ils ont encore conspiré. Attention !
Le capitulant se leva, éteignit sa pipe et la cacha dans sa botte;
ensuite il s'éloigna de quelques pas, s'arrêta, ôta son bonnet, aspira
l'air frais, étendit la main. La clochette se rapprochait de plus en
plus. Il remit son bonnet. — Le temps s'adoucit, dit-il, le vent a
tourné. — 11 revint vers le feu, saisit son fusil. — Eh bien! mes
amis, faisons notre devoir!
Tous furent debout en un clin d'œil et se groupèrent autour du
capitulant avec leurs fléaux et leurs faux.
— Un traîneau ! Garde à vous ! cria Mrak, qui était à son poste.
Le tintement désolé résonnait tout près de nous, on entendait
claquer le fouet du cocher et hennir les chevaux. — Halte-là ! cria
la sentinelle.
— Halte-là ! répétèrent les autres, et ils arrivèrent en courant.
Le traîneau s'était arrêté. Écartant les peaux d'ours qui la cou-
vraient, une femme vêtue d'une riche pelisse se dressa sur ses
pieds. Lorsqu'elle eut soulevé la voilette de son capuchon, je pus
voir qu'elle était très belle, mais horriblement pâle. Ses yeux bleus
(1) Noblesse.
FRINKO BALABAN. 321
étincelaient de colère. — Que me voulez-vous? s'écria -t-elle d'une
voix étouffée.
— Passeport !
— Je n'en ai pas.
— Légitimation !
— Je n'en ai pas.
— Alors je vous arrête, dit Mrak, et il saisit les chevaux par la
bride.
A ce moment, le capitulant s'avança, le fusil sur l'épaule, et tira
Mrak à l'écart. On l'entoura, les têtes se rapprochèrent. — Laissons-
la partir! dit à mi-voix Balaban.
— La laisser... sans passeport... pourquoi?
— Je la connais, reprit-il ; laissez-la partir.
— Je crois sans peine que tu la connais ! dit alors le vieux Ko-
lanko avec un regard singulier. Vous pouvez la laisser partir, mes
enfans.
Le capitulant était retourné près du feu, et tisonnait dans la
braise. Les autres le S'iivirent un à un.
— Allez ! dit d'un ion railleur la sentinelle.
La dame retomba dans ses fourrures, le cocher fit claquer son
fouet, le traîneau s'envola sur la nappe de neige. Mon Juif riait
dans sa barbe.
— Qui était-ce? demandai-je à voix basse à mes voisins.
— Elle.
— Elle?
L'homme de carton répondit oui par un signe de tête en tour-
mentant une bûche.
— C'était la femme du seigneur de Zavale, murmura Kolanko,
celle qu'il a aimée et qu'il aime encore.
Il y eut un long silence; puis, l'homme de carton dit : — On pré-
tend qu'elle n'est pas heureuse avec lui; elle est toujours entourée
de courtisans. Avez-vous vu comme elle était pâle?
— Regardez-moi son traîneau, et l'attelage! dit le capitulant.
N'a-t-elle pas ses krakouses (1) et ses cosaques? Les grands sei-
gneurs lui baisent la main. Pourquoi ne serait-elle pas heureuse ?
Sacher-Masoch.
(i) Chez les propriétaires polonais, le cocher et le palefrenier portent généralement
le coquet costume des paysans de Gracovie.
1872. 21
LES RÉFORMES
DANS
L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE
L'arrêté de décembre 1802, qui constituait les lycées de l'empire,
portait ces mots : « on enseignera essentiellement dans les lycées
le latin et les mathématiques. » Ainsi au commencement de ce
siècle, et il en a été ainsi pendant tout le siècle dernier, l'éduca-
tion se bornait presque exclusivement au latin, auquel s'ajoutaient,
vers la fin des études, les mathématiques et la philosophie; on ne
croyait pas à cette époque qu'il fût nécessaire d'apprendre tant de
choses pour devenir des hommes utiles, et il est certain que c'est à
cette école que se sont formées les générations vigoureuses de la
révolution et de l'empire : quelques-uns même des plus illustres de
la restauration n'ont pas appris beaucoup plus; mais il y a des be-
soins dilTérens suivant les temps. Il n'est pas toujours nécessaire
d'apprendre les mêmes choses, et il devient souvent nécessaire
d'apprendre des choses nouvelles. L'arrêté de 1802 a paru bientôt
trop simple pour les temps où nous vivons, et les matières ensei-
gnées se sont depuis notablement et progressivement accrues.
C'est d'abord dans l'enseignement classique même que ce mou-
vement d'expansion a commencé. Le grec, qui n'était point con-
tenu dans le plan primitif, y fat bientôt ajouté. I! avait été autre-
fois enseigné dans l'université de Paris : RoUin en recommandait
l'étude, Port-Royal s'en était beaucoup occupé, et c'est à ce soin
que l'on doit le goût de Racine pour la poésie grecque et les admi-
rables inspirations qu'il en a tirées ; mais dès Ja fin du xvii" siècle
l'enseignement du grec était déchu dans l'Université, et tout le
xviii® siècle l'a complètement négligé. La nouvelle université tint à
honneur de renouer en cette matière les traditions de l'ancienne, et
l'enseignement classique fut doublé.
LES llÉFORMES DANS l' ENSEIGNEMENT. 32S
Bientôt un autre enseignement était appelé à prendre une place
considérable dans nos études : ce fut l'enseignement de l'histoire.
Considéré jusqu'alors comme un appendice aux classes latines,
borné presque exclusivement à l'histoire ancienne, cet enseigne-
ment fut confié à des professeurs spéciaux : il eut son indépen-
dance, son individualité, et se développa sur une large échelle;
d'abord s'arrêtant à Louis XIV, il fut ensuite poussé jusqu'à la ré-
volution, puis jusqu'en 1815; récemment enfin on l'a continué un
peu imprudemment jusqu'à nos jours. On vient de le faire rétro-
grader jusqu'en 1848 : cela est suffisant; mais c'est encore, il faut
le reconnaître, une bien vaste carrière. Ce n'est pas tout : les
sciences, qui dans l'idée primitive devaient se borner aux mathé-
matiques et, suivant les traditions de l'ancien régime, être ajour-
nées à la fin des cours, les sciences réclamèrent une part plus
large, non-seulement pour la préparation aux écoles spéciales,
mais dans l'enseignement littéraire lui-même. Il fallut que toutes
fussent enseignées : histoire naturelle, physique, chimie, cosmo-
graphie, s'ajoutèrent aux mathématiques, et s'introduisirent classe
par classe à côté de l'histoire au cœur des langues anciennes, aux-
quelles elles prirent nécessairement une portion de leur temps. Un
autre besoin se fit blenLôt sentir, celui des langues vivantes. Il pa-
rut impossible, comme autrefois, de les exclure absolument. On
leur fit une place telle quelle entre les classes, on les réduisit à
la portion congrue; elles furent facultatives et non obligatoires.
Néanmoins, si réduites qu'elles fussent, elles prenaient encore une
part sur la somme des heures, toujours la même, dont les enfans
pouvaient disposer; elles partageaient nécessairement l'attention et
la force de travail des écoUers.
Je crois que l'on peut encore compter parmi les nécessités nou-
velles de l'université moderne l'étude et l'analyse de nos classiques
français. Il est évident que celte étude était nulle au xvii* siècle.
Racine et Boileau ne durent pas avoir de modèles fiançais à lire
dans les classes, car c'étaient eux-mêmes qui devaient être plus
tard les classiques. Quoique Rollin, dans son Traité des études,
conseille déjà la lecture de nos grands écrivains, la part du fran-
çais dans l'université du xviii^ siècle ne dut pas être grande, si
nous jugeons, par nos propres souvenirs de classe, de ce qu'elle
était il y a trente ans. C'est seulement en 1840 que M. Cousin in-
troduisit les auteurs français dans le programme du baccalauréat
es -lettres. Ils eurent dès lors ou durent avoir une place offi-
cielle dans notre enseignement; si faible que soit cette part, et
il serait à désirer qu'elle fût beaucoup plus grande, c'est cepen-
dant une étude de plus que nos pères n'ont pas connue. N'ou-
blions pas maintenant la part très grande aussi et très nécessaire
324 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ont prise ou que devraient prendre dans nos lycées les exer-
cices physiques, si négligés jusqu'ici, et il ne sera pas exagéré de
dire que le cadre de nos études est aujourd'hui le double, le triple
peut-être de ce qu'il était au xviii^ siècle et de ce qu'il devait être
dans l'institution originaire de l'Université.
En même temps que se produisait ce mouvement d'accroissement
progressif dans les matières, il se faisait en sens inverse un mou-
vement décroissant dans le temps du travail. En effet, les sorties ainsi
que les récréations devenaient de plus en plus fréquentes. L'an-
cienne éducation, tout ecclésiastique à son origine, partait de cette
idée, que l'école doit se substituer à la famille. Il n'était pas rare
de voir des institutions où les enfans ne sortaient qu'aux vacances,
et j'ai encore connu de vieux débris de ces temps antiques gémis-
sant sur nos mœurs dégénérées et se vantant qu'autrefois, du temps
de leurs études, ils ne voyaient leurs parens qu'une fois par an.
Encore aujourd'hui l'éducation ecclésiastique, quoique moins sé-
vère, est animée au fond des mêmes sentimens, et elle sépare le
plus qu'elle peut l'enfant de la famille. L'Université ne pouvait
avoir de telles prétentions : composée de laïques, eux-mêmes pères
de famille, elle n'avait aucune autorité pour prétendre se substi-
tuer à la famille môme; elle a donc dû faire une part très large aux
congés et aux sorties. Puis sont venues les plaintes sur le peu de
soins donné à l'éducation physique, sur les longues études et l'exa-
gération des travaux intellectuels, et par conséquent récréations
plus fréquentes et, si je ne me trompe, lever retardé, au moins
en hiver. Je ne blâme aucune de ces mesures, bien loin de là; mais
il est permis de constater que le temps du travail décroissait en rai-
son même de l'accroissement des matières.
A qui la faute d'une situation si préjudiciable à tant d'égards? A
personne. C'est la force des choses qui a tout fait. Il n'y a pas à in-
voquer ici le lieu-commun de la routine universitaire, car c'est au
contrah'e pour avoir voulu satisfaire aux besoins croissans de la so-
ciété environnante, c'est pour s'être prêtée timidement, il est vrai,
mais sérieusement, à toutes les innovations qu'exigeait l'esprit du
temps, c'est en un mot pour avoir été progressive, sans être des-
tructive, que l'Université s'est trouvée conduite peu à peu à la
crise actuelle.
Si l'on veut bien comprendre cette crise et la juger froidement,
on peut la résumer ainsi. Notre éducation, dans l'Université, se
compose aujourd'hui en réalité de deux enseignemens associés en-
semble, mais qui pourraient séparément fournir déjà la matière
d'une éducation solide et très étendue, d'une part l'enseignement
classique, — de l'autre ce que l'on peut appeler l'enseignement
moderne, qui se compose du français, des langues vivantes, de
LES RÉFORMES DANS l'eNSEIGNEMENT. 325
l'histoire et de la géographie, des sciences et des exercices du
corps. Si par hypothèse on supprimait (ce qu'à Dieu ne plaise!)
le latin et le grec, il resterait encore un enseignement complet, tel
qu'on le donne par exemple dans les écoles secondaires spéciales;
et en supposant que l'on attribuât à cet enseignement un carac-
tère à la fois plus savant et plus esthétique, que l'on fît dans les
langues vivantes des compositions d'imagination semblables à celles
qu'on fait en latin, il ne serait pas difficile de maintenir les élèves
huit ans sur ces études, comme on le fait aujourd'hui et comme
on le faisait autrefois avec le latin. Nos élèves reçoivent donc de
fait deux enseignemens, qui, sauf quelques matières communes,
pourraient être entièrement séparés, et dont l'un, l'enseignement
classique, est le double de ce qu'il était primitivement.
Encore une fois, ce n'est la fantaisie de personne, c'est une né-
cessité absolue et toujours croissante qui a conduit à un tel état de
choses, et qui a contraint l'Université à faire une part de plus en
plus grande à l'enseignement moderne dans nos études. Quelque
effort que fassent en tout temps les écoles pour se maintenir intactes
en dehors du monde, elles ne peuvent cependant échapper à l'in-
fluence des milieux au sein desquels elles sont établies. Notre édu-
cation classique elle-même a été dans son temps une éducation ré-
volutionnaire ; elle est née du mouvement de la renaissance contre
la scolastique. Le grec, le latin même comme langue littéraire, n'é-
taient pas au xvi'' siècle des traditions, c'étaient des nouveautés.
Le cicéronianisme, contre lequel s'insurgent aujourd'hui nos philo-
logues germanisans, a été lui-même, à son jour, une généreuse in-
surrection contre la barbarie , et Ramus payait de sa vie à la Saint-
Barthélémy le tort d'avoir voulu donner à la logique un tour littéraire
et élégant.
S'il a été nécessaire à la société moderne, lors de la renaissanc
des lettres, de se retremper et de se polir dans l'étude des grandes
littératures classiques et de renouer par elle cette chaîne de civili-
sation que l'invasion des barbares avait interrompue, il n'est pas
moins nécessaire aujourd'hui, sans rompre cette tradition sacrée,
de se préparer aux conditions nouvelles de la civilisation contem-
poraine. Trois faits généraux caractérisent cette civilisation; ce sont
le développement prodigieux des sciences et de l'industrie depuis
un ou deux siècles, — l'établissement d'institutions politiques plus
ou moins libérales dans les pays les plus civilisés de l'Europe, —
l'extension des voies de communication et par conséquent des rela-
tions entre les peuples. Ces faits ne sont pas absolument nouveaux
dans le monde, car ce sont eux qui constituent en quelque sorte la
civilisation elle-même; mais ils ont pris de nos jours de telles pro-
portions qu'ils suffisent à caractériser notre société. Comment la
326 REVUE DES DEUX MONDES.
jeunesse de nos écoles pourrait- elle rester absolument étrangère
au mouvement de faits et d'idées qui entraîne le monde autour
d'elle, et où elle doit trouver sa place à son tour? Les sciences par
exemple, considérées pendant longtemps comme un exercice tout
à fait spécial, sont devenues aujourd'hui un élément nécessaire de
la culture générale. Comment admettre ce préjugé, qu'on puisse
être un esprit cultivé sans rien savoir du système du monde et des
admirables découvertes qui ont été faites dans les sciences depuis
deux siècles? Sans doute, il faut beaucoup compter sur la lecture
et sur l'étude personnelle; mais ces études personnelles sont im-
possibles sans une préparation précise et sans une solide instruction
élémentaire.
De même l'histoire est aujourd'hui une étude d'une absolue né-
cessité : ce n'est pas seulement parce que l'esprit historique est l'un |
des traits caractéristiques de notre siècle, c'est encore, c'est sur-
tout parce qu'un pays politique ne peut ignorer l'histoire. Sous le
régime du pouvoir absolu, l'histoire est inutile et dangereuse; on
remarquera qu'au xvii^ siècle, dans nos écrivains classiques, rien
n'est plus rare qu'une allusion aux événemens et aux noms de l'his-
toire natiomle; mais aussitôt qu'il existe des institutions, que les
sujets sont devenus des citoyens, l'histoire du pays et celle de ses
voisins est une partie indispensable du patriotisme. Comment com-
prendre quelque chose à la politique de son temps sans connaître
les événemens qui ont précédé et amené les temps où nous sommes?
Enfin l'histoire est particulièrement en France une nécessité de pre-
mier or 're, un contre-poids de l'esprit excessif de généralisation et
de philosophie qui nous caractérise, et qui nous pousse au radica-
lisme.
D'autres faits et d'autres nécessités nous ont conduits à l'étude
des langues vivantes. Pendant les deux derniers siècles, on peut
dire que la civilisation française a été prédominante en Europe. La
cour de Louis XIV et les salons du xviii'^ siècle, la littérature et la
philosophie, rayonnaient dans le monde entier, et nous pouvions
considérer les autres peuples comme nos tributaires. Ce serait une
grande illusion de croire qu'il en est encore ainsi. Il s'est formé
en Allemagne un vaste foyer de science et de littérature, une natio-
nalité puissante, qui ne relève plus de nous, tant s'en faut, qui as-
pire à son tour au rôle prépondérant que nous avons joué. D'un
autre côté, l'Angleterre, la race anglo-saxonne, s'est répandue
dans le monde entier. Elle a envahi l'Amérique, l'Hindoustan, l'Aus-
tralie, elle parcourt en maîtresse les mers de la Chine et du Japon.
Ses audacieuses entreprises ont pénétré au cœur de l'Afrique e,t
dans les glaces du pôle nord; nous ne l'avons suivie que de loin
dans ces explorations. Il y a donc deux mondes nouveaux, le monde
LES RÉFORMES DANS l'eNSEIGNEMENT. 327
germanique et le monde anglo-américain, qui l'un et l'autre ont à
peine cent ans d'existence. Pouvons-nous, comme une nouvelle
Chine, rester étrangers à des faits si importans, si prodigieux? Et
n'y resterions-nous pas étrangers, si nous ignorions les langues de
nos voisins?
Toutes ces raisons, et bien d'autres qui se présenteront à l'esprit
de tout le monde, ont amené peu à peu l'Université à donner droit
de cité à ces différentes études; mais, tout en leur faisant une
part, on maintenait intact l'enseignement des langues anciennes.
On ajoutait toujours sans rien retrancher; les choses se tassaient
comme elles pouvaient. On grapillait un peu sur tout. Les élèves
d'ailleurs, malgré les programmes, n'en prenaient guère que ce qui
leur plaisait. Les choses auraient pu durer ainsi longtemps, car au-
cun peuple ne se met de gaîté de cœur à changer son système d'é-
ducation. Il fallait une circonstance déterminante qui, donnant à la
crise un caractère aigu, appelât les esprits et amenât l'administra-
tion elle-même sur le terrain d'une sérieuse réforme. Cette circon-
stance a été la guerre de 1870.
I.
On se demandera quel rapport il peut y avoir entre la guerre ré-
cente et les vers latins : ce rapport si peu apparent n'en est pas
moins réel. L'éducation était encombrée, le vase était comble; il
suffisait d'une goutte d'eau pour le faire déborder. Cette goutte
d'eau a été la nécessité où l'on s'est trouvé de rendre l'étude des
langues vivantes obligatoire. Le jour où cette obligation a été dé-
crétée, et elle ne pouvait pas ne pas l'être, nous avons prévu que
dans un temps plus ou m.oins proche une modification profonde
serait apportée à nos études classiques. M. Jules Simon, qui est un
esprit circonspect et conservateur, a voulu se donner le temps de
réfléchir; mais, comme c'est aussi un esprit net et judicieux, il a vu
qu'on ne pouvait introduire cette grande nouveauté et la faire
réussir que par des sacrifices d'un autre côté. C'était inévitable, et
tout ministre dans la même situation, quelles que fussent ses sym^
pathies personnelles, eût été inévitablement entraîné aux mêmes
conséquences. La France en effet, la France, à tort ou à raison,
regarde aujourd'hui la connaissance des langues vivantes comme
une condition de sa sécurité et de son salut. Tout le monde a été
frappé de ce fait saîsis.^ant dans la guerre de 1870, c'est que les
Allemands savaient le français, et que les Français ne savaient
pas l'allemand. Je veux bien que ce fait ait été exagéré : il n'en
est pas moins vrai dans sa généralité; il est vrai que, longtemps
avant d'en avoir honte, nous en tirions vanité. 11 n'est personne qui
328 REVUE DES DEUX MONDES.
n'ait dit ou entendu dire que, puisqu'on parlait partout notre lan-
gue, il nous était bien inutile d'apprendre celle des autres. On re-
connaissait donc alors, puisqu'on s'en vantait, le fait dont on n'est
plus si fier aujourd'hui. Les examinateurs qui ont occasion d'appré-
cier le savoir des élèves dans les langues vivantes, même là où elles
sont obligatoires, peuvent dire ce que valait ce savoir. En réalité,
sauf le cas exceptionnel où un jeune homme a pu parler anglais ou
allemand dans sa famille, les résultats dans l'enseignement de ces
langues étaient absolument nuls.
Etait-il possible à la France de rester dans cet état d'infériorité
sur un point aussi essentiel? N'est-il pas évident qu'entre deux ri-
vaux dont l'un sait ce qui se passe chez son voisin, tandis que ce
dernier ignore ce qui se passe chez le premier, l'avantage manifeste
est p9ur celui-ci? Or comment pénétrer chez le voisin sans la con-
naissance de sa langue? Nous ne savons pas si l'Allemagne et la
France sont destinées à être toujours ennemies; mais à coup sûr
elles sont rivales, et nous nous devons à nous-mêmes de ne céder
en rien à de tels rivaux. Comment lutter avec l'Allemagne sur le
terrain de la science, si nous ne savons pas lire les savans alle-
mands? Comment lutter sur le terrain des inventions techniques ou
de l'organisation administrative, militaire, pédagogique, si tous ces
faits nous sont inconnus? Enfin comment lutter politiquement avec
des peuples dont nous ignorerions l'histoire, les mœurs, les institu-
tions? Et quand nous parlons de rivalité, c'est pour ménager notre
orgueil saignant, car il s'agit pour la France de bien autre chose :
il s'agit de son existence, il s'agit d'être ou ne pas être. Qu'une
lutte recommence entre ces deux rivaux (et qui oserait dire qu'elle
ne recommencera jamais?), et la France, si elle était vaincue, se-
rait anéantie pour jamais. Comment, devant de telles éventùahtés,
ne pas s'armer de tous les moyens possibles et mettre de son côté
toutes les chances de succès! Or l'une de ces armes, l'une de ces
chances, c'est la connaissance de la langue rivale. Encore une fois,
devant de telles raisons aucun ministre de l'instruction publique
n'eût pu s'empêcher de rendre obligatoire l'usage des langues vi-
vantes (1).
Ce point une fois accordé, les conséquences sont inévitables et
plus fortes que toute volonté, que tout regret, que toute conviction
personnelle, quelque respectable qu'elle soit. Comment jusqu'ici
avait-on pu concilier l'étude des langues vivantes avec celle des
langues classiques? Par un moyen bien simple, c'est que la pre-
(1) Il est inutile de dire que des raisons différentes, mais analogues, peuvent être
données en faveur de l'anglais, de l'italien, de l'espagnol, une seule de ces langues
<!'taiit obligatoire. Le point essentiel , c'est que la France ne devienne pas une Chine
su milieu môme de l'Europe.
LES RÉFORMES DANS L'ENSEIGNEMENT. 329
mière était illusoire. La pratique est plus forte que la théorie. Vous
voulez donner un enseignement très v.iste, plus vaste que des cer-
velles d'enfans ne peuvent le supporter; qu'arrivera-t-il? L'ensei-
gnement ne sera qu'une étiquette. 11 n'y a proviseur ni ministre qui
tienne, les enfans ne prendront jamais que la même somme d'éiudes,
ils perdront seulement leur temps h (les études auxquelles ils ne
s'appliqueront pas sérieusement; mieux vaudraient des jeux et des
récréations. Voici cependant ces mêmes Langues vivantes devenues
obligatoires, ou du moins l'une d'entre elles, ce qui est suffisant :
on veut des résultats réels, des effets palpables, un enseignement
vraiment efficace; comment cela sans prendre sur les matières voi-
sines ? Il faut par exemple que l'allemand ou l'anglais s'enseigne
aux heures des classes régulières; comment serait-ce possible sans
prendre sur le temps du professeur de latin? Il faut des exercices
fréquemment répétés; comment cela sans diminuer les exercices
classiques? Eu un mot, ce dilemme s'impose d'une manière inévi-
table : ou point de langues vivantes, ou réduction des langues clas-
siques.
Tel est le problème qui s'est présenté à l'esprit du ministre de
l'instruction publique. On peut le critiquer sans doute; mais alors
qu'on résolve le problème, et qu'on nous dise comment une langue
de plus, si elle est réellement enseignée, pourrait s'introduire par
surcroît sans rien déranger. Les raisons générales et excellentes
données en faveur des langues classiques sont ici insuffisantes, car
nous sommes en présence d'un fait fatal et nouveau, fait brutal, si
vous voulez, qui s'impose à nos enfans ainsi que d'autres choses
plus dures encore : ce fait, c'est de parler la langue de nos ennemis.
Personne n'y peut rien. Rollin et Lhomond reviendraient au monde
avec tout leur art pédagogique, avec leur vieille expérience, avec
leur tendre amour de l'enfance, avec leur haute et docte connais-
sance de l'antiquité, eux-mêmes seraient les premiers à nous dire :
Apprenez l'allemand, apprenez l'anglais, et sacrifiez quelque chose
de nos vieilles méthodes.
Quoi qu'il en soit, le ministre a vu le problème ; voici comment
il l'a résolu. Il est parti de ce principe, que, si l'on apprend les
langues vivantes pour les parler, on apprend les langues mortes
pour les lire, principe qui paraît évident, mais qui n'avait pas en-
core passé dans l'application ; c'est qu'en effet ce n'est que depuis
assez peu de temps qu'on peut dire du latin qu'il est une langue
tout à fait morte. Il n'y a guère plus d'un siècle ou deux, on
pouvait encore se faire une réputation dans le monde des lettres
par des œuvres écrites en latin. Santeul, le cardinal de Polignac,
le père Vanière , ont leur place dans l'histoire littéraire par des
poésies latines. Le latin était encore la langue commune entre
330 REVUE DES DEUX MONDES.
les savans; enfin, depuis la chute de l'antiquité latine jusqu'à nos
jours, on a continué sans interruption à parler latin dans les écoles.
Les compositions latines n'étaient donc pas alors des exercices pu-
rement artificiels; on s'exerça'it au latin comme à une langue vi-
vante, au moins dans un ordre spécial d'études. Or les institutions
durent toujours beaucoup plus longtemps que les faits qui leur ont
donné naissance. Il n'est pas extraordinaire que l'habitude ait main-
tenu ce que l'utilité et une tradition remontant jusqu'à Rome même
avaient suscité; mais, aujourd'hui que des nécessités nouvelles
nous forcent de faire du jour dans nos études, le moment n'était-il
pas venu de se demander si les exercices latins répondent encore
à un besoin réel et sérieux? Si l'on ne parle plus latin nulle part,
si l'on n'écrit plus en latin ni dans les lettres, ni dans les sciences,
sauf de rares exceptions, toutes les études coivent-elles converger
vers ce point culminant et dominateur : un chef-d'œuvre juvénile
de latinité oratoire ? Si l'on doit apprendre le latin , non pour
l'écrire, ni pour le parler, mais pour le lire, les exercices de lec-
ture ne doivent-ils pas l'emporter sur les exercices de composi-
tion? Les jeunes gens, au moins pour la grande majorité d'entre
eux, ne devront-ils pas être exercés à lire plutôt qu'à écru'e, et
n'apprendront-ils pas à lire plus sûrement et plus rapidement en
lisant, c'est-à-dire en expliquant beaucoup, qu'en composant péni-
blement dans des exercices qui demandent un temps infini pour y
être même médiocrement habile ?
N'oublions pas notre point de départ : il s'agit de faire une place
aux langues vivantes. Cette place, on espère la trouver au moyen
d'un sacrifice, moindre peut-être en réalité qu'en apparence, mais
qui enfin est nécessaire, à moins qu'on n'en propose un autre : c'est
de sacrifier l'art d'écrire en latin, au moins pour la majorité des
élèves, comme on a sacrifié depuis un siècle l'art, autrefois si cultivé,
de parler latin. Dans ce système, si on le supposait absolument ap-
pliqué, tous les exercices d'invention, d'imagination, de style, se
feraient en français; les langues anciennes seraient exclusivement
des exercices de lecture. Le but serait de faire lire les anciens, de
rendre accessibles à tous ces grands modèles littéraires, répertoire
inépuisable de vérités morales et philosophiques et de faits sociaux
d'un si vif intérêt pour nous, qui nous trouvons dans des conditions
de société si analogues à celles que l'antiquité a connues. On ré-
pète sans cesse que l'on élève les jeunes gens dans l'étude et l'ad-
miration des sociétés antiques, qui n'ont rien de commun avec les
nôtres. Ceux qui parlent ainsi prouvent bien qu'ils ne connaissent
guère les écrivains anciens, et aussi qu'on ne les leur a guère fait
connaître. C'est au contraire une circonstance très favorable à
l'étude des lettres anciennes que les monumens de l'antiquité se
LES RÉFORMES DANS l'eNSEIGNEMENT. 331
trouvent être une préparation éminemment propre aux temps où
nous nous trouvons. Les anciens en effet ont connu toutes les pé-
ripéties (le la vie politique dans laquelle nous sommes encore si no-
vices. Ils ont connu les crises de la guerre étrangère, de la guerre
civile, de la guerre sociale; ils ont connu les luttes de la démocra-
tie, de l'oligarchie, de la tyrannie, les révolutions et les réactions;
leurs livres sont plus vivans pour nous que les livres modernes.
Démostliène et Gicéron sont plus près de nous que Bossuet; Platon
et Aristote en savent plus sur nos affaires que Montesquieu lui-
même et Jean- Jacques Rousseau; Tacite hier encore était un livre
d'opposition. C'est cette mine de richesse qu'il faut ouvrir à nos
écoliers; on peut supposer qu'ils prendront plus de goût à l'étude
quand ils auront- une familiarité plus grande avec les textes eux-
mêmes, quand ils seront arrivés à expliquer à livre ouvert, ou
même à comprendre des yeux, sans avoir besoin de les expliquer,
les chefs-d'œuvre des anciens (1).
Bien entendu, M. Jules Simon n'a pas osé appliquer jusqu'au
bout cette rigoureuse réforme. Entre les exercices latins, il n'a pas
touché au plus important de tous, à celui qui est le couronnement
de nos exercices scolaires, à savoir le discours latin. C'est avec rai-
son que le ministre s'est arrêté devant cette réforme prématurée,
même inutile, espérons-le, si l'expérience tentée suffit et réussit;
mais à quoi reconnaîtra- t-on que cette expérience aura réussi? Le
voici. Il y a trois conditions de succès. Il faut d'abord que l'on s'as-
sure que l'enseignement des langues vivantes est efficace, et que
les élèves apprennent réellement soit à parler (2), soit à lire et à
écrire dans une de ces langues ; — en second lieu, il faut qu'il
soit constaté que les enfans lisent le latin aussi facilement et même
plus facilement qu'autrefois, — en troisième lieu enfin que les
exercices d'imagination ou de style que l'on fera en français ne
soient en rien inférieurs à ceux que l'on faisait en latin. Ces trois
expériences peuvent être faites en peu d'années. Des inspections
ad hoc peuvent être organisées pour s'assurer des résultats obte-
nus : or il nous semble qu'il n'y a réellement aucune laison pour
que ces expériences ne réussissent pas, et, si elles réu: sissaient, de
quoi se plaindrait-on ? Quel inconvénient y aurait-il à bien savoir
une langue vivante, si l'on arrive à savoir aussi bien le latin, et
(1) Pour éviter tout malentendu, disons qu'il y aura deux sortes d'explications dans
les classes, — les unes très approfondies et où l'on mettra beaucoup de temps à expli-
quer très peu de lignes, — les autres au contraire très rapides et très ([tendues, et qui
auront pour but d'exercer à la lecture et à la prompte intelligence des textes.
(2) Beaucoup de bons esprits doutent que dans des classes nombreuses, comme
elles le sont nécessairement, on puisse arriver réellement à parler les langues vivantes.
Peu importe. Si on ne parvient pas à les parler, ce sera déjà beaucoup que de par-
venir à les comprendre et à s'en servir la plume à la main.
332 REVUE DES DEUX MONDES.
peut-être mieux, sans rien perdre des facultés de l'iinagination ?
On ne voit pas pourquoi les facultés de composition et d'invention
ne s'exerceraient pas en français aussi bien qu'en latin, et, s'il y a
quelque chose de vraisemblable, c'est qu'une lecture plus fréquente
et plus étendue des textes doit donner une connaissance plus libre
et plus familière de la langue. C'est d'ailleurs sur ces deux points
que l'expérience prononcera; on ne peut en préjuger le résultat.
Examinons cependant quelques-unes des objections que l'on op-
pose à la réforme nouvelle.
La principale de ces objections est celle-ci : on n'apprend pas le
latin seulement pour savoir le latin, on l'apprend pour se culti-
ver l'esprit, pour développer ses facultés. Cette doctrine est très
vraie; mais il semble que ce soit précisément celle que le ministre
veut exprimer lorsqu'il dit : a On n'apprend pas le latin pour le
parler, ni même pour l'écrire; on l'apprend pour le lire, » car c'est
la lecture des anciens qui est un véritable aliment pour notre es-
prit; c'est à la condition de les lire qu'on en tirera tous les fruits
qu'ils peuvent donner. Or on peut lire les auteurs anciens soit pen-
dant les études, soit après les études. Un grand nombre ne con-
naîtront jamais des anciens que ce qu'ils auront lu au lycée; un
petit nombre, les plus distingués, pourront continuer plus tard.
Pour que l'on puisse dire que l'on a lu les classiques anciens au
lycée, il faut évidemment que les explications soient très amples
et très fréquentes; il faut que la lecture des textes devienne un
exercice capital dans les classes. Tout le monde est d'accord sur
ce point : il n'y a pas assez d'explications, on ne lit pas assez d'au-
teurs, on ne les lit que par fragmens; mais comment augmenter
les explications sans diminuer les exercices écrits? Quant à la lec-
ture des auteurs classiques après le lycée, elle ne sera possible
qu'à la condition d'y avoir été exercé dès le collège même, car ce
n'est qu'en lisant les auteurs qu'on s'habitue à les lire; ici encore,
et pour la même raison, il faut faire la part la plus large à l'expli-
cation des textes, et par suite sacrifier d'un autre côté. On ne di-
minue donc en rien la culture de l'esprit lorsqu'on met les élèves plus
en mesure qu'auparavant de lire les monumens de l'antiquité.
Mais, dira-t-on encore, ce n'est pas uniquement par la lecture
que les devoirs latins cultivent l'esprit , c'est encore à deux points
de vue : 1° comme exercices de langue, 2° comme exercices d'ima-
gination. — Pour ce qui est du premier point, on ne voit pas en
quoi la nouvelle réforme affaiblirait l'utilité du latin comme exer-
cice de langue et comme gymnastique d'esprit. La comparaison
des deux langues continuera de se faire comme par le passé, seu-
lement elle se fera un peu plus fréquemment par la voie orale, un
peu moins fréquemment par la voie écrite ; qui peut soutenir qu'il
LES RÉFORMES DANS l' ENSEIGNEMENT. 3â3
y ait là un bien grand inconvénient? Sans doute, de deux épreuves
dont se compose l'étude d'une langue, la version et le thème, l'une,
à savoir le thème, est supprimée à partir de la quatrième. — Le
thème écrit, oui ; le thème oral, non. — Or les meilleurs éducateurs,
Rollin et Port-Royal, recommandent les thèmes de vive voix de pré-
férence au thème écrit : celui-ci môme n'est pas supprimé; il s'en
faut, puisqu'on eu fera encore pendant quatre années. Supposez
quatre ans de thèmes anglais, faits d'une manière Lien régulière,
bien continue, bien sérieuse; qui pourrait dire que c'est peu de
chose? Un même exercice répété pendant huit années de suite finit
par perdre toute son utilité, toute son efficacité. Cette préférence
de la version sur le thème a été la méthode des meilleurs et des
plus illustres éducateurs, Port-Royal et Rollin. Celui-ci ne mécon-
naissait pas l'utilité des thèmes, mais à la condition u qu'ils ne
soient pas trop fréquens (1). » Quant à Port-Royal, on y excluait
les thèmes dans les basses classes, « car, disait-on , n'est-ce pas
un ordre tout renversé et tout contraire à la nature que de vouloir
qu'on commence par écrire en une langue, laquelle non-seulement
on ne sait pas parler, mais même qu'on n'entend pas? » Ici à la
vérité, se plaçant à un autre point de vue que Port-Royal, le mi-
nistre a supprimé le thème dans les hautes classes et l'a maintenu
dans les petites. Nous préférons pour notre part la mélhode de Port-
Royal ; mais dans tous les cas il semble que quatre années de thème
soient suffisantes, soit qu'on commence, soit qu'on finisse par là (2).
Il est donc permis de dire qu'au point de vue de la gymnastique
linguistique la réforme ne met rien en péril et laisse les choses
comme auparavant; l'expérience fera voir si elle les a améliorées.
Ce n'est pas tout, dira-t-on : il faut faire une part à l'invention,
à l'imagination, à la composition littéraire. On ne doit pas toujours
se borner à traduire; il faut que l'esprit des écoliers travaille. Fort
bien; mais pourquoi ces exercices d'imagination ne se feraient-ils
pas en français aussi bien qu'en latin? C'est le point où il y a le
plus de débat. Cependant le bon sens indique que, si les jeunes gens
sont capables de composer en latin, ils doivent être encore plus
facilement capables de composer en français, et, s'ils sont inca-
pables de composer en français, on ne voit pas comment une diffî-
(1) Rollin, Traité des études, 1. II, c. iir.
(2) La question da thème latin présente toutefois, nous le reconnaissons, de sé-
rieuses difficultés et est très controversée dans l'Université. Si, comme nous le propo-
sons plus loin, l'étude du latin était ajournée de deux ans, c'est-à-dire de huitième
en sixième, cette question serait résolue facilement. En effet, les quatre années de
thème qui sont conservées par la réforme nous conduiraient de sixième en troisième
et viendraient ainsi rejoindre les narrations latines et les discours latins, qui sont
conservés également en seconde et on rhétorique, de sorte que l'ancien et le nouveau
système se concilieraient très bien.
33Zl REVDE DES DEUX MONDES.
culte de plus les rendrait plus capables de composer dans une
langue étrangère. Tout ce qu'on peut dire, c'est que la platitude
se voit moins en latin qu'en français, et qu'elle est peut-être moins
choquante parce qu'elle est tempérée par l'incorrection. Les barba-
rismes et les solécismes qui sautent aux yeux permettent de ne pas
trop faire attention à la sottise du fond. Autrement il n'est per-
sonne, ayant composé dans les deux langues, qui ne reconnaisse
que l'on a d'autant moins d'idées que l'on a moins de mots à sa
disposition. A priori, il parait donc évident que les jeunes gens
auront plus de facilité à composer dans leur langue maternelle que
dans une langue étrangère, et surtout dans une langue morte.
C'est cette facilité même que l'on craint pour les compositions
françaises. Il semble que les jeunes gens, par cela seul qu'ils trou-
veront un peu plus aisément les mots et les tournures, feront moins
d'eiforts pour trouver les idées. La réponse est fournie par l'expé-
rience elle-même. En effet, nos élèves composent en français dans
les classes de rhétorique; voit-on que les discours français soient
inférieurs, quant aux idées, aux discours latins? C'est aux profes-
seurs de rhétorique à répondre. A-t-on plus d'imagination en latin
qu'en français, a-t-on plus d'esprit, plus de logique, plus de bon
sens, plus d'invention (1)? Ne soyons pas d'ailleurs ici dupes d'une
illusion d'optique. Lorsque nous lisons des travaux écriis en fran-
çais par les élèves, nous les comparons involontairement à ce que
nous avons l'habitude d'exiger d'un écrivain; de là vient que nous
sommes très sensibles à la pauvreté et à la platitude de la plupart
de ces travaux juvéniles. En latin au contraire, pour peu que les
travaux aieiit quelque analogie lointaine avec les modèles, nous
sommes disposés à en savoir gré aux auteurs : de Là vient qu'un
vers latin médiocre nous paraîtra charmant, tandis qu'un vers fran-
çais médiocre nous paraîtra déplorable. Il est évident qu'il faut
avoir beaucoup plus d'esprit en français qu'en latin pour se rendre
supportable; mais il ne s'agit pas de plaire à son professeur : expri-
mer ses idées en français, même de la manière la plus pauvre et la
plus plate, est encore un exercice utile, puisque tout le monde a
besoin de savoir, tant bien que mal, écrire ^a langue ; la platitude
en français, pourvu qu'elle ne soit pas la sottise, a donc encore sa
valeur, tandis que la platitude en latin est d'une absolue inutilité.
jN'oublions pas d'ailleurs que les exercices français n'ont jamais
(1) Pour notre part, nous ne poavons répondre qu'au point de vue de la philosophie.
Or nous pouvons déclarer, ayant assez fait de classes dans notre vie pour avoir sur
ce point une opinion arrêtée, qu'il n'y a pas l'ombre de comparaison, pour la force
d'invention et la fécondité des vues développées par les élèves, entre la dissertation
française et la dissertation latine. Celle-ci pourrait être absolument supprimée sans
aucun inconvénient.
LES RÉFORMES DANS l' ENSEIGNEMENT. 335
été cultivés dans l'Université d'une manière méthorlique, systéma-
tique, continue. Oa n'a jamais admis qu'un seul exercice français,
le discours; cependant il y en a beaucoup d'autres, les lettres, les
récits, les descriptions, les jugemans historiques, les dialogues, les
analyses d'auteur, les dissertations, les vers français eux-mêmes, que
je ne vois aucune raison d'interdire, sans compter les rédactions,
qui sont déjà en usage, mais qui devraient être réduites, sinon tout
à fait supprimées. Que de formes différentes de l'art de composer et
d'écrire, que d'exercices variés pour l'imagination, le jugement et le
goût! Supposez, comme le demande le ministre, qu'on réussisse à
graduer ces différens exercices suivant les âges et les classes, suppo-
sez que les professeurs arrivent à réunir pour ces travaux un réper-
toire de matières et de sujets comme ils en ont pour les discours et
les vers, supposez enfin plusieurs années d'efforts concentrés dans
cette voie, et, quoi qu'on en dise, nous ne croyons pas du tout que
la haute éducation intellectuelle de la France soit en aucune façon
compromise. Bien loin de considérer l'exercice de la composition
française comme supérii^ur à la capacité moyenne des élèves, je
suis porté à croire qu'il nous est aussi naturel d'écrire que de
parler, pourvu qu'on entende par écrire exprimer correctement et
clairement ses pensées, et non pas avoir du talent, ce qui n'est pas
absolument nécessaire. Je pense même que ces exercices de français
devraient commencer dès les premières classes, car les petits enfans
y ont une singulière facilité. Ici encore nous pouvons nous autoriser
de l'exemple et du précepte de Port-Royal : a on pourra même
commencer à les faire écrire en français avant d'écrire en latin, en
leur donnant à composer de petits dialogues, de petites narrations
ou histoires, de petites lettres, et en leur laissant choisir les sujets
dans les souvenirs de leurs lectures. » Au reste, il faudra s'en rap-
porter à l'expérience; mais le principe paraît incontestable : c'est
que dorénavant, au moins pour la masse des élèves, la culture des
facultés inventives doit se faire par le français et non par le latin.
lî.
Nous avons exposé le système du ministre de l'instruction pu-
blique; nous avons loué ce système dans son ensemble et dans ses
principes, sauf discussion pour le détail des applications. Ce sys-
tème peut se résumer ainsi : nécessité d'introduire une langue vi-
vante dans l'enseignement, nécessité corrélative d'une réduction
proportionnée, réduction portant sur les devoirs écrits en général
et les compositions latines en particulier. Ce système est simple et
clair : il a surtout le mérite d'aborder le problème nettement et
hardiment; mais peut-être ne va-t-il pas encore jusqu'au bout de
33(3 REVUE DES DEUX MONDES.
la difficulté, car en allégeant l'enseignement il le laisse encore bien
chargé. Si l'on supprime certains exercices, on en met d'autres à
la place; si l'on réduit le nombre des devoirs, on augmente les ex-
plications orales, — tout cela est bon et utile, mais la proportion est
toujours à peu près la même, et il faut encore trouver du temps
pour les langues vivantes et pour la géographie. Quelques mesures
plus décisives paraissent donc nécessaires. Que l'on nous permette
en conséquence d'exposer ici nos idées personnelles sur la ques-
tion, sous notre propre responsabilité. Il est bien entendu d'ailleurs
que ce sont des vues que nous soumettons à l'examen et à la critique
plutôt que des projets que nous proposons. Chacun aujourd'hui es.t
appelé à donner son avis; nous usons de ce droit en demandant que
tous ceux qui ont quelque autorité en fassent autant. Ce n'est pas
trop du concours de tous pour résoudre de pareils problèmes.
Nous l'avons dit déjà, la question qui se débat aujourd'hui n'est
qu'un cas particulier du grand conflit qui s'agite sourdement depuis
un siècle, dans toutes les écoles de l'Europe, entre l'enseignement
classique et ce que nous avons appelé l'enseignement moderne. En
général les partisans aussi bien que les adversaires de ce second
enseignement ont l'habitude de le représenter sous des traits qui
ne sont peut-être pas complètement justes. Ainsi par exemple, tan-
dis que l'éducation classique est considérée comme une éducation
libérale, générale, philosophique, ayant pour objet la culture des
hautes facultés, l'éducation moderne au contraire est représentée
comme utilitaire, pratique, professionnelle, positive : la première
ferait des hommes, la seconde des machines propres à telle ou telle
profession. Il n'y a, ce semble, nulle raison d'établir une telle op-
position. Si l'on considère en effet que l'enseignement moderne
comprend les grandes littératures modernes, en particulier la litté-
rature française, l'art d'écrire dans la langue maternelle, l'histoire
de la civilisation antique et moderne et la comparaison de l'une et
de l'autre, la philosophie, y compris le droit public et l'économie
politique, les sciences dans leurs principes les plus généraux et les
plus féconds, il serait difficile de faire croire que ce ne soit là qu'un
ensemble de notions serviles et mercenaires servant à un but pro-
chain et immédiat, comme l'apprentissage des arts mécaniques. On
ne voit pas pourquoi la littérature moderne serait une étude moins
libérale que la littérature ancienne, pourquoi l'art d'écrire en sa
propre langue aurait quelque chose de moins noble que l'art d'écrire
en latin, pourquoi les sciences étudiées dans leurs théories générales
seraient moins dignes d'une haute culture que les lettres elles-
mêmes, pourquoi les études morales et philosophiques ne seraient
qu'une préparation à l'atelier. L'enseignement moderne n'a donc
été tenu à distance et à un rang inférieur que parce qu'on se le
LES RÉFORMES DANS l' ENSEIGNEMENT. 337
représente sous les couleurs les plus fausses, et que ses défenseu s
eux-mêmes ne se sont jamais placés qu'au point de vue de l'utilité.
L'histoire de l'éducation explique aussi très bien et pourquoi cet
enseignement moderne a été presque partout subordonné à l'ensei-
gnement classique, et pourquoi il a commencé à réclamer sa part
en l'exigeant de plus en plus grande. A l'époque où l'éducation
classique, constituée à peu près telle qu'elle l'est aujourd'hui, a
pris naissance, la civilisation moderne n'existait point encore; elle
sortait du moyen âge, et s'efforçait d'en secouer le joug, qui n'é-
tait pour elle que celui de la barbarie. Où pouvait-elle trouver une
source de culture et de lumières, si ce n'est dans les lettres an-
ciennes? Elle n'aspirait qu'à retourner à l'école ; le retour aux an-
ciens était alors une délivrance. Ce mouvement libérateur fut appelé
la renaissance, tant on était éloigné alors de songer à autre chose
qu'à une restauration du passé; mais depuis cette époque, c'est-
à-dire depuis bientôt quatre siècles , la civilisation moderne est
passée de l'enfance à la jeunesse et à la maturité. Les grandes lit-
tératures modernes sont nées, et elles ont aujourd'hui leurs classi-
ques. Pétrarque et le Tasse, Racine et Corneille, Shakspeare et Mil-
ton, Goethe et Schiller, n'ont plus à faire leurs preuves, et sont les
rivaux d'Homère et de Virgile, d'Eschyle et de Sophocle. — Les
grandes nations modernes se sont constituées, elles ont subi et elles
attendent des révolutions auprès desquelles les luttes politiques
d'Athènes et de Rome semblent des querelles de village : enfin la
science est devenue la maîtresse du monde; tout relève d'elle, et
l'art de nourrir et l'art de détruire. Le mot de Bacon, savoir, c'est
jjouvoir, se réalise chaque jour avec une merveilleuse vérité. Sup-
poser qu'avec de tels états de services et le sentiment croissant
de ses forces la civilisation moderne consentira toujours à rester,
comme au xv i»^ siècle, tributaire et dépendante à l'égard de l'anti-
quité, c'est aller au-devant de cruels démentis. Évidemment elle
cherchera à pénétrer de plus en plus dans le temple de l'éducation,
elle voudra que la jeunesse soit élevée pour elle et par elle, et, si l'on
ne veut s'exposer dans un temps donné à une révolution radicale,
il faut par une série de réformes judicieuses faire la part nécessaire
à des besoins nouveaux.
TNous sommes précisément à l'un de ces momens critiques où le
passé et le présent luttent pour la prépondérance dans nos écoles,
aussi bien que dans la société. La crise actuelle n'est qu'un cas
particulier de la crise générale que nous traversons. Sans nous
perdre dans cos hautes généralités , et pour revenir à quelques
points précis, examinons quelques-unes des conséquences que pa-
raît devoir entraîner l'introduction définitive des langues vivantes
TOME eu. — 1872. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
dans nos études. Nous en signalerons deux principales : la pre-
mière est l'ajournement des études latines de huitième en sixième,
ou, si l'on veut, de dix ans à douze ans; — la seconde est que des
deux langues anciennes une seule, le latin, soit obligatoire, et la
seconde facultative (i).
Pour ce qui est du premier point, il nous semble évident que, si
l'on commence les langues vivantes dans les classes élémentaires,
il faut ajourner le latin dans les classes de grammaire. On ne peut
exiger des enfans qu'ils apprennent en même temps et d'une ma-
nière utile deux langues différentes, l'une ancienne, l'autre mo-
derne, sans compter la langue maternelle. De deux choses l'une :
ou vous les chargerez pour les faire travailler efficacement, et alors
vous tuez la poule aux œufs d'or en épuisant d'avance la sève de
ces jeunes intelligences, qu'il faut au contraire si précieusement
ménager, — ou bien vous ne les chargez pas, vous leur mesurez
avec économie le travail et les efforts; mais alors, disséminé sur un
trop grand nombre d'exercices, ce travail réduit devient stérile et
insuffisant. Sans exag-'-rer le nombre des devoirs, on sait cependant
qu'il faut que ces dt^.voirs soient assez fréquens et assez rapprochés
pour être vraiment utiles. On ne peut donc réduire le nombre des
devoirs au-delà d'une certaine limite; autrement il ne reste rien
qu'un travail apparent. Pour les langues vivantes en particulier,
qu'on a eu raison de placer dans les basses classes, car c'est là ou
jamais qu'on les apprendra, pour ces langues, dis-je, il faut de
fréquens exercices, si on veut que l'étude en soit efficace, car c'est
précisément par le retour fréquent des mots et des tournures qu'une
langue s'apprend au point de vue pratique. Une langue vivante doit
s'apprendre vite. Si vous traînez pendant des années avec deux ou
trois heures par semaine, je doute, sauf expérience contraire, d'un
résultat bien utile. Chacun sait qu'on peut passer sa vie ainsi à
apprendre une langue sans jamais la savoir, tandis qu'en un an ou
deux, si on est en quelque sorte saisi tout vif, on en devient maître,
et le reste n'est plus que perfectionnement et entretien. J'imagine
donc que c'est pendant ces deux années de classes élémentaires,
quand les organes sont encore souples et quand l'esprit, moins ira-
patient des idées, est plus propre à retenir des mots, c'est en hui-
tième et en septième fju'on devra apprendre l'allemand et l'anglais,
— non pas tout à fait, bien entendu, puisqu'il reste encore tout le
temps des études, mais assez pour que le plus fort soit fait, pour
que l'esprit soit rompu à entendre la langue étrangère, et qu'on
(l) Quelques-uns proposent encore, et nous ne serions pas éloigné d'être de cet
avis, l'ajournement clfs sciences à la fin des études, pendant deux ans, comme c'était
dans l'ancien régime; mais il y aurait là un remaniement de nos classes assez difficlB
à opérer. Cependant toutes les idées doivent être mûries et examinées.
LES RÉFORMES DANS l' ENSEIGNEMENT. 33'9
puisse ensuite enseigner dans cette langue même. Pour obtenir un
tel résultat, il faut que, dans les classes élémentaires, les langues
vivantes prennent la place du latin et occupent par conséquent la
moitié du temps total. C'est un temps que l'on retrouvera plus tard
avec bénéfice.
Il est une seconde raison qui justifierait à nos yeux l'ajournement
du latin en sixième. L'enseignement élémentaire dans nos collèges
n'est autre chose, à vrai dire, que l'enseignement primaire; les en-
fans qui suivent ces classes n'en savent pas beaucoup plus, et sou-
vent même en savent moins que ceux des écoles primaires. Or une
forte instruction primaire doit être la base d'une solide instruction
littéraire; la culture de f esprit n'est possible qu'à la condition d'une
instruction pratique antérieure. Orthographe, calcul, notions élé-
mentaires d'histoire sainte et d'histoire de France, géographie, telies
soHt les matières indispensables de toute instruction primaire; mais
ces matières ne peuvent s'introduire dans l'esprit et y subsister
que par des exercices très fréquens, ce qui est impossible, si vous
commencez tout de suite par les occuper au laiin, lequel, dans nos
traditions universitaires, devient bien vite le principal et même le
tout, aussitôt qu'il apparaît. Je ne m'insurge point contre ce fait,
au contraire je persiste à croire que le latin doit rester le principal
dans nos études; c'est précisément à cause de cela que je voudrais
ne le voir paraître que lorsqu'il ne ferait plus concurrence à une
instruction élémentaire indispensable et qui n'est pas encore soli-
dement établie.
Ne serait-il pas possible cependant qu'en ajournant le latin en
sixième on affaiblît nos études, et en particulier les études clas-
siques, qui sont et doivent rester la base de notre éducation natio-
nale? Le ministre a eu cette crainte, et il a hésité devant une me-
sure qui lui était, dit- il, demandée de difïérens côtés; il n'a pas
voulu porter une trop grave atteinte à l'économie du système uni-
versitaire. Nous pensons que ces craintes sont exagérées. D'un côté,
un retard de deux ans imposé aux études latines sera amplement
compensé par un surcroît de maturité chez les enfans. Deux ans de
plus ont une valeur inappréciable. A douze ans, les enfans ont une
plus grande force d'attention qu'à dix ans; ils ont une compréhen-
sion plus exercée et doivent comprendre plus vite les choses diffi-
ciles. On a souvent constaté que les élèves qui commencent les
sciences trop tôt sont inférieurs à ceux qui les commencent plus
tard après de bonnes études littéraires, et c'est ce fait surtout qui
a décidé de la chute de la bifurcation : c'est la force de l'esprit
beaucoup plus que le temps qui importe ici. On peut donc admettre
avec certitude qu'une année de latin commencée à douze ans pourra
facilement en valoir deux à partir de dix. Ajoutez à cela que, les
340 REVUE DES DEUX MONDES.
deux premières classes ayant donné une base élémentaire très so-
lide, les enfans seront plus aptes à s'élever à la connaissance plus
abstraite des langues, et qu'enfin, ayant appris déjà l'allemand ou
l'anglais, l'allemand surtout, ils seront préparés à la grande diffi-
culté de la comparaison d'une langue avec une autre. De plus, je
suis tellement frappé de la nécessité d'une réduction et simplifica-
tion dans nos études, que je serais tout prêt (j'y reviendrai tout à
l'heure) à proposer la simplification du cours de philosophie, de
manière à restituer par semaine un certain nombre d'heures à l'ex-
plication de textes et à retrouver à la fin des études une partie du
temps qu'on aurait dû sacrifier en commençant. Enfin nous ferons
observer que le temps nécessaire à l'étude des langues vivantes
sera toujours pris de quelque façon sur le temps des langues an-
ciennes. Si l'on en fait moins dans les classes élémentaires, il en
faudra faiie plus dans les classes suivantes, et par conséquent ré-
duire dans la même mesure l'enseignement latin. Réciproquement,
si vous faites porter tout l'effort des langues vivantes sur les deux
premières années, vous regagnerez ce temps dans les années sui-
vantes, et vous le regagnerez au-delà. Ce n'est donc point l'ajour-
nement du latin en sixième qui peut faire difficulté, c'est l'introduc-
tion d'une langue de plus; mais, comme c'est là un fait inévitable,
il faut s'y résigner et chercher le meilleur moyen de le rendre
profitable. Ce moyen, selon nous, est de graduor l'étude des langues
au lieu de les cumuler. De là la réforme que nous avons proposée.
Notre seconde réforme est d'un caractère beaucoup plus grave,
car ce n'est plus seulement un changement de distribution, c'est
une suppression au moins dans l'ordre des études strictement obli-
gatoires. Cette réforme, déjà méditée par un ministre de l'instruc-
tion publique, M. Duruy, c'est le grec facultatif. Ici encore, sans
faire valoir aucun système, nous nous plaçons sur le terrain de la
stricte nécessité. Il est impossible d'exig-er trois langues d'une ma-
nière obligatoire; la conséquence inévitable sera qu'on n'en appren-
dra plus aucune. Pour maintenir l'étiquette, il n'est pas raison-
nable de sacrifier le fond des choses. Encore une fois, l'introduction
des langues vivantes est une nécessité absolue : personne, absolu-
ment personne n'y peut rien; ce serait vouloir l'impossible que de
continuer à exclure ces langues de notre enseignement, ou du moins
de ne leur donner qu'une place dérisoire et inutile, car tout le
temps qu'on emploie à ne pas apprendre une chose est perdu pour
le reste. Ainsi le sort en est jeté : on apprendra l'anglais et l'alle-
mand, et le sentiment patriotique lui-même y entraînera les jjunes
gens; mais dès lors point d'illusion ! Impossible d'apprendre une
langue de plus sans en apprendre une de moins; je parle pour le
plus grand nombre et non pour les plus distingués : pour ceux-ci,
LES RÉFORMES DANS l'eNSEIGNEMENT. 3/il
l'étude du grec resterait une étude de libre choix; pour les autres,
elle cesserait d'être obligatoire.
On s'insurge d'ailleurs bien à tort contre l'hypothèse du grec fa-
cultatif, comme si c'était un état de choses bien différent de celui
qui existe aujourd'hui. Est-ce que de fait le grec n'est pas faculta-
tif? Est-ce que chez l'immense majorité des élèves il est autre chose
qu'un exercice matériel, ne laissant aucune trace et ne portant au-
cun fruit? Est-ce que les examens ne témoignent pas de l'absolue
inefficacité de l'enseignement grec? On fait valoir que les élèves
paresseux ne sauront jamais rien, de quelque manière qu'on s'y
prenne et quelque chose qu'on leur retranche. Je réponds : il n'y
a pas seulement les élèves paresseux, il y a encore un grand nom-
bre de bons esprits, ients et médiocres, qui sont accablés par le
nombre de choses à apprendre, et qui tireraient peut-être meil-
leur parti d'un enseignement plus restreint. Les paresseux eux-
mêmes ne le sont pas absolument : ils finissent toujours par ap-
prendre quelque chose; si donc à la place d'un enseignement.
rudimentaire de grec, oîi ils ne peuvent jamais aller assez loin pour
qu'il leur soit vraiment profitable, on leur fait apprendre un peu
plus de latin qu'auparavant, ce sera tout bénéfice. Soit un élève
qui apprend passablement le latin et faiblement le grec, c'est bien
là le cas de la moyenne; — supprimez le grec, il est évident qu'au
lieu de passable il deviendra bon ou assez bon en latin. Supposez
même que sa force en latin reste la même, mais qu'il apprenne
une langue vivante : cette langue vivante lui sera plus utile que le
grec informe où il s'est consumé. Des rudimens d'allemand ou
d'anglais peuvent toujours être utiles, car on peut perfectionner ce
qu'on a appris; au contraire celui qui sort du lycée avec des rudi-
mens de grec n'en tirera plus aucun parti.
De très bons esprits ne seraient pas éloignés d'admettre que l'une
des deux langues anciennes fût facultative; mais, comme langue
obligatoire, ils préféreraient le grec au latin. Les deux raisons prin-
cipales de ce choix, c'est que la langue grecque est la plus belle et
la plus riche qui ait existé, et surtout que la littérature grecque
offre des ressources incomparables, infiniment plus variées que
celles de la littérature latine. Ce système peut très bien se soute-
nir; on pourrait même laisser le choix entre les deux langues (1).
Cependant cette préférence très légitime pour le grec est plutôt
justifiable au point de vue esthétique et scientifique qu'au point de
vue pratique. Il y a quelque chose d'étrange à supposer que quel-
(I) Toutes ces hypothèses, bien entendu, soulèvent de grandes difficultés pratiques
dans l'organisation actuelle de nos lycées; mais nous les étudions ici au point pure-
ment théorique.
dA2 REVUE DES DEUX MONDES»
qu'un sache le grec sans savoir le latin; il semble que ce soit comme
celui qui se parerait du superflu sans avoir le nécessaire. Les rap-
ports de filiation entre le latin et le français sont tellement intimes
que l'on conçoit difficilement une étude approfondie du français
sans la connaissance du latin. Enfin la langue du droit est toute
latine, et ce serait là, je crois, une raison déterminante en faveur
du latin en cas de concurrence entre les deux langues.
On demandera si l'on peut laisser aux élèves le choix des ma-
tières de l'enseignement; nous répondons oui sans hésiter. Comme
il s'agit de matières que par hypothèse nous supposons des ma-
tières de luxe, il n'est pas nécessaire qu'elles soient choisies par
les mauvais écoliers, et elles seront inévitablement choisies par les
bons. Tous ceux qui composent une tête de classe tiendront à hon-
neur, on peut en être assuré, de savoir du grec; ils y seront encou-
ragés par les concours et les prix. On peut d'ailleurs en outre assu-
rer, à l'examen du baccalauréat ès-lettres, un coefficient supérieur (1)
à celui qui présenterait l'étude du grec. En général, il est permis de
croire que le principe du facultatif doit jouer dorénavant un rôle
important dans nos études. Dans un système aussi encombré que
le nôtre, le bon sens indique qu'il viendra un moment où l'on fixera
un certain nombre de matières strictement obligatoires, en laissant
le reste au libre choix des écoliers. A l'aide de ce principe, on pour-
rait maintenii- l'art d'écrire en latin, au moins pour les élèves dis-
tingués et pour ceux qui se destinent à une profession savante.
Si ces vues étaient admises, voici comment je me représenterais
l'organisation future de nos écoles. Comme bases fondamentales,
deux langues obligatoires, l'une ancienne, l'autre moderne, soit par
exemple le latin et l'allemand, le grec et l'anglais, comme on vou-
dra. La langue moderne serait étudiée au point de vue de l'utilité
pratique, pour être comprise et parlée, si possible était. La langue
ancienne serait étudiée au point £le vue moral et esthétique, et di-
rigée surtout vers la lecture des auteurs : l'une et l'autre langue
d'ailleurs serviraient, bien entendu, par voie de comparaison à
perfectionner la connaissance du français. Tous les exercices d'ima-
gination et d'invention se feraient en français et seraient obligatoires
pour tous, car, si tous ne sont pas tenus d'avoir du talent, tous doi-
vent arriver à exprimer leurs idées avec correction et naturel. 11
nous semble que l'enseignement ainsi hmité ne serait pas trop
chargé lors même qu'on y ajouterait, comme il est juste, l'histoire,
la géographie et les sciences, le tout dans une mesure convenable
et sans développemens exagérés. A côté et au-delà de ces matières
(1) Ce qui serait mieux encore, ce serait deux degrés de baccalauréat, l'un stricte-
ment obligatoire, le second ad honores, comme en Angleterre.
LES RÉFORMES DANS l' ENSEIGNEMENT. 843
rigoureusement obligatoires, on appliquerait le principe du faculta-
tif: d'abord aux exercices de style en latin, par exemple aux vers
latins et aux discours latins, ensuite à la langue grecque. Les élèves
forts et très distingués pourront en effet sans inconvénient, et en
proportion de leurs forces, cumuler toutes ces études; mais les
élèves ordinaires en sont accablés.
En même temps que, par la distinction du f icultatif et de l'obli-
gatoire, on déchargerait la masse des élèves d'études qui les sur-
passent, il faudrait encore que tout le monde, historiens et géo-
graphes, savans et philosophes aussi bien que lettrés, se fît un
devoir de conscience de ramener au strict nécessaire (sauf aux plus
brillans de pousser plus loin) la matière de leurs études. Pour notre
part, nous n'hésiterions pas à donner l'exemple et à préparer un
plan de réduction et de simplification de la philosophie qui laisse-
rait place aux explications latines (et même grecques, si le grec
reste obligatoire) portant sur les grands philosophes et moralistes
de l'antiquité (1). Dj cette manière, la philosophie compterait en-
core pour une classe littéraire et décharg^^rait d'autant les classes
antérieures. Le système Fortoul avait autrefois révolté tous les pro-
fesseurs de phi'osophie, nous le premier, parce qu'il avait été in-
stitué dans l'intention d'abaisser et d'humilier la philosophie. Il avait
été accompagné de la suppression de l'agrégation de philosophie, et
par conséquent de toute vocation philosophique; enfin on avait
rempli les classes de philosophie de tous ceux qui étaient incapables
d'en faire d'autres, et les proviseurs, renchérissant sur le tout,
poussai nt les professeurs à n'être autre chose que des préparateurs
au baccalauréat. Aujourd'hui, il nous semble- qu'une simplification
de l'enseignement philosophique qui se rattacherait à un plan gé-
néral ^de réduction et de simplification de l'enseignement serait
certainement bien accueillie par les professeurs de philosophie ,
eux-mêmes trop chargés et qui ont à peine le temps de traiter
toutes les matières de leurs cours. Ils seraient les premiers à sup-
primer, pour le renvoyer à l'enseignement supérieur, tout ce qui
touche par exemple aux controverses de la métaphysique, se bor-
nant à la psychologie expérimentale, à la logique praticfue, cà la mo-
rale sociale, à la théodicée populaire, et en général tournant l'en-
seignement philosophique aux applications pratiques, en logique et
en morale.
Il ne nous appartient pas de décider quelles réductions pourraient
être opérées en histoire : c'est l'œuvre des hommes compétens;
(1) Pourquoi n'en ferait-on pas de même en histoire? — Les classes d'Iiistoire et de
philosophie viendraient ainsi au secours des classes de lettres, en compensation de ce
que celles-ci perdraient par les langues vivantes.
Z!lh REVUE DES DEUX MONDES.
mais nous sommes portés à croire qu'elles pourraient être très
larges. Il faut enseigner solidement les grandes époques histori-
ques, et laisser à l'étude personnelle le soin de combler les lacunes,
car c'est une grande erreur de croire qu'il faille tout apprendre aux
écoliers, comme si cela était possible. Il faut surtout leur inspirer
le goût d'apprendre. Accumuler indéfînim.ent les matières d'ensei-
gnement, c'est semer l'ignorance. Pour la géographie, qui avait été
trop négligée, on a eu raison de lui faire sa part, et de lui attribuer
un enseignement spécial. Rien de mieux; cependant ici encore il
faudrait de la mesure et de la sobriété. Une bonne géographie phy-
sique est la base de tout le reste. Celui qui auia dans les yeux et
dans l'imagination la configuration précise du globe, notamment
celle de l'Europe et de la France, — pourra y caser pkis tard tous les
faits géographiques particuliers. La géographie ujilitaire et la géo-
graphie commerciale, qui sont les deux plus grandes applications
de la géographie physique, n'ont pas besoin d'être enseignées au
collège, et ressortissent aux écoles spéciales. Enfin chacun doit
se borner; tel est le principe fondamental que tout le monde doit
avoir devant les yeux. Que chacun veuille bien faire des sacrifices
dans l'intérêt commun; ces sacrifices seront moins pénibles quand
ils seront faits par tous à la fois, et quand le but bien démontré
sera l'utilité publique.
On remarquera que dans les pages qui précèdent nous ne nous
sommes pas placés au point de vue d'un système pédagogique plu-
tôt que d'un autre. Nous n'avons pas opposé l'esprit scientifique à
l'esprit littéraire, l'Allemagne à la France, la philologie à la rhéto-
rique, nous n'avons pas pris part dans ces disputes où l'on s'irrite
sans profit; nous sommes partis d'un fait positif, palpable, accessible
à tous, supérieur à toute discussion, à savoir la nécessité d'apprendre
les langues vivantes dans nos collèges, — fait qui lui-miême est né,
non d'une théorie quelconque, mais d'un autre fait implacable, la
conquête et l'invasion. Il est inadmissible pour tout homme sensé
que l'on puisse introduire une langue de plus dans nos études sans
qu'on s'en aperçoive. La nécessité de certaines réductions était
donc une conséquence inévitable. On peut contester au ministre
de l'instruction publique telle ou telle suppression en particulier,
on ne peut lui contester le principe. Pour nous, nous aurions peut-
être été hardiment jusqu'à la suppression du grec comme obli-
gatoire, nous fussions revenus à l'état de l'Université primitive
ou à celle du xyiii*" siècle; mais, si l'on reculait devant une telle
mesure, il ne restait rien autre chose que de réduire les exercices
écrits, du moins les exercices latins. On craint que la culture libé-
rale ne soit sacrifiée aux études matérielles, — il faut commencer
LES RÉFORMES DANS l'eNSEIGNEMENT. 345
par reconnaître qu'il y avait eu exagération dans le sens purement
littéraire. Le peuple français est cultivé, mais il n'est pas instruit
clans le sens réel du mot; on y manque généralement de notions
positives et de raisonnement exact. Il n'y a donc nul inconvénient
à ce que nos études fassent une part plus large que par le passé à
rin?>truction utile et pratique, et par compensation il est nécessaire
de faire quelques sacrifices sur le snperOu; je ne dis pas qu'il faille
le faire sans regrets, mais il arrive bien souvent dans la vie qu'on
est condamné à faire ce qui vous est pénible, et, parmi les sacrifices
que les circonstances nous imposent, avouons qne celui des vers
latins n'est pas le plus douloureux.
Quant à ceux qui jettent un cri d'alarme, comme M. l'évoque
d'Orléans, et déclarent la culture intellectuelle perdue en France,
c'est une exagération tellement évidente qu'on ne peut l'expliquer
que par la passion politique, heureuse de trouver un grief de plus
contre le gouvernement de la république. Il serait en effet difficile
de faire comprendre cà quelqu'un de sang-froid que l'esprit sera
moins cultivé en France parce que les auteurs anciens seront plus
lus et mieux étudiés, et parce que l'esprit s'exercera un peu plus
en français, im peu moins en latin. Ce sont là les deux points es-
sentiels de la future réforme. Lecture des textes et exercices fran-
çais, est-ce là de quoi crier à la barbarie? La culture intellectuelle
ne s'est pas faite dans tous les temps de la même manière. Platon
ne composait pas de vers latins; lui-même, s'il revenait parmi nous,
serait peut-être profondément surpris que la musique ne fût plus
la base de l'éducation, et de la trouver réduite au rôle si secon-
daire d'art d'agrément, tandis qu'elle était pour lui une des co-
lonnes de l'état. L'argumentation a été considérée pendant des siè-
cles comme la forme essentielle de l'éducation; c'est à l'école même
de la scholastique qu'avaient été formés les vigoureux esprits du
xvii^ siècle qui l'ont renversée. Toucher à l'éducation sans besoin
et par système, c'est témérité; mais y toucher sous l'empire d'une
nécessité impérieuse, c'est prudence et sagesse. Est-il quelqu'un
qui oserait prendre aujourd'hui la responsabilité de laisser la France
dans l'ignorance des langues vivantes? Non, sans doute; mais qui
veut la fin veut les moyens. Trois langues sont plus que deux; c'est
une vérité difficile à contester. On ne saurait mettre dans un panier
plus qu'il ne peut contenir; si vous y ajoutez d'un côté, vous ôterez
de l'autre. Nous en sommes là aujourd'hui. Le problème ne peut
être nié par personne : c'est à le résoudre que doivent d'un com-
mun accord s'appliquer tous les bons esprits.
Paul Janet.
LE
DEPARTEMENT DES ESTAMPES
A LA BIBLIOTHÈOIIE NATIONALE
IL
LE CABINET DES ESTAMPES DEPUIS LE BÈGNE DE LOUIS XV
jusqu'à la FIN DU XVIII^ SIÈCLE (1).
I.
Depuis le jour où, grâce au zèle et à l'influence de l'abbé Bignon,
la Bibliothèque du roi s'était vu assurer la possession sans trouble
des lieux dont on avait d'abord travaillé si activement à l'évincer,
— depuis que, maîtresse à l'hôtel de Nevers d'elle-même et de la
place, elle n'avait plus qu'à poursuivre au grand jour les travaux
d'installation presque furtivement commencés, le cabinet des es-
tampes, plus qu'aucun des autres départemens peut-être, se trou-
vait en présence de graves difficultés à résoudre et d'un arriéré
considérable à régler. Non-seulement sa récente indépendance lui
imposait le devoir de substituer, dans la théorie aussi bi m que
dans la pratique, des lois fixes aux usages ou aux expédiens qui
avaient pu suffire jusqu'alors, mais, avant même qu'elle fût séparée
du département des imprimés, la collection des estampes s'était
accrue de certaines séries dont il avait fallu, en raison des circon-
stances, ajourner le classement ou tout au moins la communication
au public. C'est ainsi qu'une belle et volumineuse suite de dessins
de botanique, transportée depuis 1718 du palais de Versailles à la
Bibliothèque, attendait encore vers 1724 qu'une place lui fût faite
(1) Voyez la Revue du l"' novembre.
LE CABINET DES ESTAMPES. 347
parmi les recueils en état d'être journellement consultés. Et pour-
tant, par la perfection du travail comme par l'intérêt scientifique
qu'ils présentaient , ces dessins méritaient bien qu'on les mît au
plus tôt en pleine lumière.
Après avoir appartenu à Gaston d'Orléans, aux frais de qui Nicolas
Robert et quelques autres habiles peintres de fleurs les avaient exé-
cutés en prenant pour modèles les plantes cultivées dans le jardin
du château de Bîois, ils étaient devenus en 1660 la propriété du
roi, et depuis lors, par une sorte de droit d'habitude, la propriété
temporaire de son premier médecin. Fagon, qui, comme dit Saint-
Simon, « aimait la botanique et la médecine jusqu'au culte, » et qui
en outre n'était pas d'humeur à « lâcher facilement ce qu'il tenait, »
Fagon avait fini par user si bien et si complètement de ce privilège,
que, même après la mort de Louis XIV, par conséquent après la
fin de ses propres fonctions à la cour, il crut pouvoir transporter
avec lui au Jardin des Plantes, dont il était resté le directeur, tous
les dessins autrefois légués au roi par Gaston d'Orléans. Il continua
d'en disposer pour ses études personnelles ou pour celles de ses
amis sans s'émouvoir, à ce qu'il semble, des réclamations qu'on lui
adressait parfois de Versailles, encore moins des plaintes provo-
quées dans le monde des savans et des artistes par cette longue
confiscation. Sa mort seule put changer l'état des choses, mais le
public en réalité n'y gagna rien, bien qu'après un court s'jour dans
le palais de Versailles la collection dont il s'agit eût été envoyée
en 4718 par le roi à la Bibliothèque. Ce ne fut guère qu'à l'époque
où le cabinet des estampes cessa d'occuper dans l'hôtel de Nevers
les chambres où on l'avait d'abord relégué que chacun put libre-
ment examiner ces précieux dessins, dont le roi voulut en outre que
la plus grande partie fût reproduite par la gravure. P'us 1a«'d, d'au-
tres pièces du même genre, provenant de la collection du pè' e Pla-
mier, s'ajoutèrent h la série, et servirent à leur tour de modèles hvl
graveurs pour les grands ouvrages sur la botanique publiés sous le
règne de Louis XV.
Ainsi, dans un nouvel ordre d'intérêts scientifiques, s'amassèrent
à la Bibliothèque des documens aussi abondans, aussi sûrement in-
structifs que ceux dont les libéralités de Clément et de Gaignières
avaient eu pour objet de populariser l'étude. Le cabinet des es-
tampes, assez bien approvisionné déjà pour subvenir aux recherches
archéologiques, se trouvait maintenant en mesure de pourvoir à
d'autres besoins, et, quoiqu'une partie de ses collections primitives
sur l'histoire naturelle ait cessé de lui appartenir depuis la fin du
siècle dernier (1), ce qui lui reste sur la matière, tant en dessins
(1) ConformérDcnt à un décret de la convention en date du 10 juin 1793, 48 volumes
3Ù8 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'en recueils gravés, suffît pour le maintenir de ce côté encore au
niveau, sinon au-dessus, des plus riches dépôts publics.
Cependant la part faite à la science dans les accroissemcns du
cabinet des estampes ne s'élargissait pas si bien que l'art propre-
ment dit dût en subir quelque préjudice. Tandis qu'en vue d'études
toutes spf'ciales des séries nouvelles étaient constituées, celles qui
existaient déjà s'augmentaient en proportion, se complétaient par
l'adjonction de certaines pièces à l'œuvre d'un maître, quelquefois
même par tout un ensemble d'estampes réunies ailleurs à force de
soins et cà grands frais. C'est ainsi qu'en 1731 la plus nombreuse
collection de gravures qu'un curieux eût formée à Paris depuis Ma-
rolles, la collection du mnrquis de Béringhen, vint ajouter un appoint
magnifique à la somme des richesses amassées déjà sur les rayons
de la Bibliothèque, et renouveler à plus d'un demi-siècle d'inter-
valle l'admiration qu'avaient suscitée les raretés ou les chefs-
d'œuvre livrés pour la première fois par Colbert aux regards des
connaisseurs et du public.
Il semble d'ailleurs que la nouvelle collection qui prenait place
parmi les recueils du cabinet du roi eût été, dans la pensée du pre-
mier possesseur, prédestinée de tout temps à ce voisinage. Sauf
une centaine de portefeuilles ou de paquets contenant quelques mil-
liers de pièces volantes, tout ce qui avait fait partie du cabinet de
Béringhen se trouvait, au moment même où la Bibliothèque en reçut
livraison, revêtu par avance de l'étiquette royale et pour ainsi dire
de la livrée officielle. Quoi de plus simple dès lors et de plus facile
que de ranger ces 579 volumes in-folio, reliés en maroquin rouge
et aux armes de Fr^ince, à la suite des volumes absolument pareils
dans lesquels on avait réuni les estampes acquises de l'abbé de Ma-
rolles? Telle était, entre autres considérations, celle que Bignon
faisait valoir avec une insistance particulière auprès du cardinal de
Fleury, alors premier ministre, pour le déterminer à accepter l'offre
de cession faite par l'évêque du Puy, fils et héritier de Béringhen.
Quant à Béringhen lui-même, en habillant ainsi les recueils qui lui
appartenaient, avait-il voulu épargner dans l'avenir à la Biblio-
thèque une dépense de temps et d'argent, — ou bien n'avait--il fait
qu'user, pour l'ornement d'objets à son propre usage, du droit que
lui conférait son rang dans la maison du roi, son titre de premier
écuyer? Quoi qu'il en soit, ces volumes dont Bignon pressait le car-
dinal de Fleury d'ordonner l'acquisition se trouvaient prêts pour
une mise en service immédiate et comme consacrés en fait par
de plantes peintes sur vélin et 620 feuilles représentant des types zoologiques furent,
au mois d'août de la même année, livrés au Muséum d'histoire naturelle. En outre,
quarante ans plus tard (le 22 octobre 1834), le même établissement acquit, par voie
d'écliange avec la Bibliothèque, la collection presque tout entière du père Plumier,
LE CABINET DES ESTAMPES. 349
leurs dehors. Restait à en utiliser le contenu, les conditions d'achat
une fois réglées, et à proposer environ 80,000 pièces à l'étude sans
encourir le reproche d'un double emploi avec celles que le cabinet
des estampes possédait déjà.
Un pareil reproche eût en réalité porté à faux, le caractère des
pièces composant la collection de Béringhen n'ayant en général au-
cune analogie avec le genre d'intérêt qa'oflrt; la collection de l'abbé
de Marolles. Il semble même que le successeur de celui-ci, en se ha-
sardant à son tour dans la carrière de curieux, ait eu à cœur d'éviter
tout ce qui aurait pu servir de prétexte à une comparaison entre
l'entreprise de l'abbé de Marolles et la sienne, et laisser soupçonner
chez lui une arrière-pensée de rivalité. Rien de plus naturel d'ail-
leurs que cette diversité des résultats. Elle s'explique de reste, en
dehors de tout parti-pris systématique, par la diflerence même des
milieux où vécurent les deux iconophiles et par les inclinations
propres à chacun d'eux.
Le premier écuyer du roi, ou, comme on disait par abréviation,
« M. le premier, » n'avait ni les goiits ni les coutumes d'un éruciit
de profession. Saint-Simon, qui raconte tout au long sa querelle
avec « M. le grand, » au sujet de la dépouille de la petite écurie et
le procès qui s'ensuivit devant le conseil de régence, parle de lui
comme d'un homme « aimé, estimé, considéré de tout temps et
ayant beaucoup d'amis; » mais il ne donne nulle part à entendre
qu'il cherchât dans l'étude du passé autre chose que des argumeus
favorables aux privilèges de sa charge et au succès de ses affaires
présentes. Aussi Béringhen, en rassemblant des estampes à ses mo-
mens de loisir, ne songeait-il guère à faire acte d'archéologue. II se
préoccupait uniquement des jouissances que pouvait lui procurer
l'art de son temps, soit qu'il satisfît en lui la curiosité du dilettante^
soit que, par l'exacte représentation des personnages ou des choses,
il alimentât ou ravivât les souvenirs de l'homme de cour. De là
tant d'images des princes, des prélats, des grands seigneurs ou des
gentilshommes français au xvii® siècle, tant d'estampes sur des su-
jets de mœurs ou d'histoire recueillies à mesure qu'elles sortaient
des ateliers des artistes, et pour ainsi dire à l'heure même où
ceux-ci venaient de les achever ; de là aussi l'incomparable beauté
des épreuves et l'éclat avec lequel tous les grands talens dej'é-
poque sont représentés, depuis leurs débuts jusqu'à leurs derniers
efforts, dans cette collection formée par un homme qui ne marchan-
dait pas plus sur la quantité des objets dignes d'être acquis que sur
le prix dont il fallait les payer.
Sauf un certain nombre d'estampes appartenant aux écoles étran-
gères et an xvr siècle, on peut dire que les pièces provenant du ca-
binet de Béringhen résument tous les travaux, tous les progrès
350 REVUE DES DEUX MONDES*
accomplis dans notre école sous le règne de Louis XIV et pendant
les premières années du règne de Louis XV. Elles permettent de
suivre sans lacune comme sans équivoque l'histoire de cet âge d'or
de la gravure nationale, et si quelques-unes d'entre elles ont en
réalité une origine un peu antérieure, si les œuvres, par exemple,
de Gallot et de Michel Lasne figurent à côté de celles qu'ont signées
plus tard Nanteuil et ses successeurs jusqu'à Drevet, le tout atteste
d' autant mieux chez Béringhen la prédilection que lui inspirait à si
juste titre l'habileté de nos graveurs.
Gardons-nous donc de voir dans les choix faits par Béringhen une
preuve d'étroite intolérance. Ne devons-nous pas, après tout, à un
amateur de cet ordre la même gratitude qu'à ceux dont les recher-
ches ont été plus savantes ou les goûts plus éclectiques? Sans la
clairvoyance et le zèle de l'abbé de Marolles, les moiuimeos primi-
tifs de la gravure que la Bibliothèque possède ne nous auraient pas
été conservés; sans les soins pris par le marquis de Béringhen, sans
sa bonne volonté tout au moins, les plus beaux spécimens de la
gravure moderne auraient couru le risque d'être disséminés à leur
tour ou de ne figurer dans la collection publique particulièrement
intéressée à les mettre en lumière que sous des apparences impar-
faites ou en nombre incomplet.
Les trente premières années du xviii* siècle, marquées coup sur
coup par les donations ou les acquisitions auxquelles les noms de
Clément et de Gaignières, de Gaston d'Orléans et de Béringhen, sont
restés attachés , ces années, plus fécondes encore que les années
précédentes, avaient été pour le cabinet des estampes une période
trop favorisée pour qu'un temps de stérilité relative ne succédât
pas forcément à tant d'abondance. C'est ce qui arriva en effet. Pen-
dant un quart de siècle, non-seulement aucun événement renou-
velé de ceux dont nous avons indiqué fimportance ne vint, du jour
au lendemain, ajouter le surcroît de quelques milliers d'estampes
aux séries déjà constituées ou peupler en bloc les rayons vides,
mais les occasions d'acquisitions, même partielles, se présentèrent
aussi peu que les occasions de recueillir les dons de la munificence
royale ou de la générosité privée. Tandis que les autres départemens
s'enrichissaient de collections achetées par le roi ou léguées dans
leur ensemble par ceux qui les avaient formées, tandis que le ca-
binet des manuscrits de Colbert, payé 100,000 écns au peiit-fils du
grand ministre, entrait tout entier à la Bibliothèque, ou lorsqu'un
peu plus tard le département des manuscrits recevait à titre gratuit
les précieux documens sur l'histoire de France légués par Lancelot,
et le département des imprimés 11,000 volumes ayant appartenu à
un autre men;bre de l'Académie des Inscriptions et B '.lies-Lettres,
le médecin Falconet, — le cabinet des estampes n'avait guère à
LE CABINET DES ESTAMPES. 351
enregistrer que des emplettes sans conséquence, ou les cadeaux plus
modestes encore que quelque employé ou fonctionnaire lui faisait
de loin en loin.
Hélas! il faut bien ajouter que tout le mal pour le cabinet des
estampes ne venait pas de ce temps d'arrêt dans les libéralités du
dehors. Ce qui se passait à l'intérieur compromettait plus grave-
ment le présent et l'avenir, puisqu'ici le déficit portait sur les biens
acquis, sur les collections déjà formées, et que l'appauvrissement
du cabinet était l'œuvre frauduleuse de celui-là même qui avait le
devoir d'en conserver et d'en augmenter les richesses.
L'homme coupable de cette indignité se nommait Claude de
Chancey. Prêtre du diocèse de Lyon et prieur de Sainte-Madeleine,
il avait été nommé en 1731 garde des planches gravées et es-
tampes, nous ignorons en reconjpense de quels services ou en vertu
de quelles recommandations. Ce que nous savons seulement, c'est
que cjuatre ans plus tard, le 2 juin 1735, on l'enfermait à la Bas-
tille, sous l'accusation « d'avoir diverti quantité de planches et
d'estampes, » et de les avoir « vendues à vil prix à dilférens par-
ticuliers en France et à l'étranger, » qu'au mois d'août suivant
une décision souvei aine convertissait cette détention préventive en
un emprisonnement définitif, — qu'enfin le 13 novembre 1736 le
prisonnier sortait de la Bastille, non pour recouvrer la liberté, mais
pour être transféré aux Petites-Maisons.
Le choix d'un ])areil lieu de réclusion n'explique-t-il pas jusqu'à
un certain point les méfaits commis, et ne semble-t-il pas en carac-
tériser le mobile? Pcut-être cet abbé de Chancey n'avait-il été un
voleur que parce qu'il était en réalité un fou. L'effronterie même
avec laquelle il trafiquait presque publiquement du dépôt confié à
ses mains permettrait de supposer qu'il n'avait pas plus conscience
du châtiment qui pouvait l'atteindre que de sa propre déloyauté.
Quoi qu'il en soit, et pour en finir avec ce triste épisode d'une his-
toire où nous n'aurons plus. Dieu merci, aucun souvenir de même
sorte à consigner, on répara le mieux qu'on put les pertes subies,
soit en saisissant les objets volés chez ceux qui s'en étaient faits les
receleurs, soit en remplaçant par des acquisitions nouvelles les es-
tampes isolées ou les recueils qu'on n'avait pas réussi à retrouver.
Sauf un certain nombre de cuivres provenant originairement de la
succession de Callot et vendus par l'abbé de Chancey en Angleterre,
d'où ils passèrent, vers la fin du xviii« siècle, dans les mains de di-
vers marchands du continent qui les firent grossièrement retoucher,
— sauf ausbi quelques eaux-fortes hollandaises, — la plupart des
planches gravées ou ( stampes si impudemment dérobées ne tardè-
rent pas à être réintégrées dans les collections de la Bibliothèque.
Quant à la place devenue vacante par la révocation de l'abbé de
352 REVUE DES DEUX MONDES.
Chancey, elle fut donnée à un homme que sa probité, heureuse-
ment beaucoup plus sévère que son talent, rendait digne de l'occu-
per, — au peintre Charles-Antoine Coypel, déjà garde des dessins
du roi, et qui se trouva ainsi cumuler avec ses anciennes fonctions
celles que lui imposait son nouveau titre.
C'était la première fois d'ailleurs qu'un artiste de profession était
appelé à prendre la direction du cabinet des estampes. Depuis 1720,
époque de la constitution de ce cabinet en un département séparé
de ceux qui comprenaient les livres imprimés et les manuscrits,
trois gardes, — Le Hay, Ladvenant et l'abbé de Chancey, — s'é-
taient succédé dans la charge confiée maintenant à Coypel; mais,
comme Cléoient, qui l'avait remplie avant eux, bien qu'avec des
attributions un peu différentes et dans des conditions d'indépen-
dance moins formelles, comme tous les fonctionnaires attachés au
service des autres départemens, ils avaient été choisis en consi-
dération de certains mérites d'un ordre purement scientifique ou
littéraire (3). Aucun d'eux ne possédait, au moment de sa nomina-
tion, l'expérience de fart, j'entends les connaissances spéciales que
donne la pratique. Si des études préalables avaient familiarisé
chaque nouveau titulaire avec les questions de chronologie et
d'histoh'e, ce qui concernait expressément la partie technique,
l'authenticité ou la valeur intrinsèque des monumens recueillis,
pouvait bien, le cas échéant, trouver sa clairvoyance en défaut.
Or Coypel, en sa double qualité de peintre et de graveur, offrait
à cet égard des garanties dont on avait raison de tenir compte,
quelque peu conformes aux traditions des maîtres que fussent
d'ailleurs ses œuvres personnelles et sa manière. Ajoutons que le
peintre à! Advienne Lecouvreur et des Aventures de don Quichotte
s'était donné à ses heures les apparences d'un homme de lettres, et
qu'une vingtaine de tragédies, de comédies ou de poèmes sortis de
sa plume pouvaient à la rigueur lui servir de laisser-passer dans la
docte compagnie que présidait l'abbé Bignon. Il ne paraît pas néan-
moins que le séjour de Coypel à la Bibliothèque ait rien produit du
bien que l'on s'en promettait. Soit que les occupations ordinaires
du garde des dessins aient nui forcément à la tâche que devait
accomplir le garde des estampes, soit que les efforts pour effacer
les traces des dilapidations commises par l'abbé de Chancey aient
absorbé tout le temps et tout le zèle de son successeur, celui-ci ne
(1) Avant de prendre la direction du cabinet des planches gravées et estampes, — le
premier en 17'20, le second en 1723, — Le Hay avait appartenu au département des
imprimés, et Ladvenant était commis sous les ordres de Do Buze, au cabinet des mé-
dailles, alors établi dans le palais de Versailles. Quant à lahbé de Chancey, il est pré-
sumable qu'il ne fit partie du personnel de la Bibliothèque qu'à partir de 1731,
époque de sa nomination aux fonctions de garde du cabinet des estampes.
LE CARINET DES ESTAMPES. 353
laissa pas après lui le souvenir d'une réforme quelconque, d'une
tentative de progrès même partielle. Coypel, avec son iiicnn-^tance
ordinaire, se dégoûta- t-il des fonctions dont il s'était trouvé inopi-
nément revêtu? Quelque diflîculté administrative survint-elle, qm
troubla ou compromit la bonne intelligence entre lui et ses col-
lègues? Toujours est- il qu'après une seule année d'exercice, il se
démettait de sa charge, et, comme si l'épreuve une fois faite on eût
craint de la renouveler, ce ne fut pas un artiste qui recueillit son
héritage. Par un retour aux anciennes coutumes, on fit choix d'un
érudit, d'un simple bibliophile même, employé depuis quelqu3s
mois au cabinet des estampes, et les choses n'en allèrent ni pis ni
mieux. Delacroix, qui avait remplacé Coypel au commencement do
1737, se contenta de maintenir les collections du cabinet dans l'é-
tat où ell 'S se trouvaient au moment où il en reçut la garde. Bieii
que sa gestion ait duré plus de treize années, les résultats en de-
meurèrent à peu près nuls, ou se léduisirenttoutau plus à quelques
améliorations de détail, à quelques innovations timides dans le clas-
sement des recueils et dans l'organisation du service.
Ce n'est qu'à partir de l'époque où Hugues-Adrien Joly entre en
fonctions (mai 1750) que la vie semble se réveiller là où Coypel et
Delacroix l'avaient, volontairement ou non, laissée s'engourdir. Un;^
ère de progrès continu s'ouvre alors pour le cabinet des estampes
sous la direction la plus féconde dont nous ayons, dans l'histoire
de ce cabinet, à enregistrer les souvenirs, et bientôt des acquisitions
judicieusement faites, des donations habilement provoquées, vien-
nent accioître la collection royale, tandis que de sages mesures, en
modifiant ceitains règlemens intérieurs, achèvent d'assurer le clas-
sement exact des pièces, d'en faciliter la communication et d'étob'ir
partout le bon ordre.
II.
Le nouveau garde des estampes n'était pourtant ni un artiste hn-
tié par ses propres travaux à tous les secrets du métier, ni un sa-
vant rompu de longue main aux difficultés archéologiques. Homme
du monde tout juste assez lettré peut-être pour rédiger en termen
à peu près corrects une lettre officielle ou un rapport, mais très
certainement homme de goût et d'esprit, Joly avait dû sa nomina-
tion à la bienveillance générale qu'inspirait sa personne, à l'amitié
particulière de Coypel et à ses relations avec quelques personnages
en haute situation à la cour. Restait maintenant pour lui à justifier
par son zèle une faveur d'autant plus exceptionnelle que la jeunesse
môme de celui qui l'obtenait en dissimulait moins l'origine et le ca-
TOME en. — 1872. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
ractère (1). C'est ce à quoi Joly s'appliqua tout d'abord avec un plein
succès. iNous avons dit dans la première partie de ce travail que, grâce
à lui, les planches gravées et les estampes furent transportées de la
salle à rez-de-chaussée, où elles se détérioraient depuis douze ans,
dans un local plus vaste et plus salubre. En même temps une im-
pulsion nouvelle était donnée aux travaux des graveurs chargés au
nom du roi de reproduire les dessins de botanique qui avaient ap-
partenu à Gaston d'Orléans, — en attendant que les planches déjà
gravées, et « retenues, écrivait Joly, on ne sait pourquoi à l'impri-
merie royale, » fussent, en 1768, réintégrées à la Bibliothèque,
« leur véritable chef-lieu. » Les prêts au dehors, qui d'abus en abus
avaient fini par être accordés presque à tous les solliciteurs, furent
restreints à un petit nombre d'écrivains, de savans ou d'artistes,
parmi lesquels il suffira de citer Buffon, Diderot, Daubenlon et le
peintre Bachelier. Un peu plus tard, il est vrai, Joly se verra obligé
de satisfaire aux demandes d'autres emprunteurs, et de prêter tan-
tôt « à M. le chevalier de La Ferrière, sous-gouverneur des enfans
de France, et pour les princes deux volumes de portraits des an-
ciens philosophes, » tantôt « à M"* d'Ossun, sœur de M. l'ambassa-
deur d'Espagne, deux figures pour aider au costume dans la tra-
gédie de Tancrcde, que doit faire représenter cet ambassadeur, »
— tantôt enfin « à M. le chevalier de Tourampré huit dessins des
Modes de France pour une comédie anglaise à laquelle s'intéresse
M^'" le duc d'Orléans; » mais, tout en s'exécutant de bonne grâce,
tout en répondant avec déférence à certain billet entre autres par
lequel Madame Victoire, fille de Louis XV, lui demande sans mar-
chander d'envoyer à Versailles « toutes les estampes qu'il pourra
trouver » pour l'amusement de son neveu malade, le jeune duc de
Bourgogne, Joly prend minutieusement ses précautions pour assu-
rer à la Bibliothèque la prompte restitution des objets prêtés, et,
contrairement aux usages passés, il exige de ceux à qui il en fait la
remise des reçus détaillés portant avec la description des pièces
l'engagement de les rendre a au garde du cabinet, à sa première
réquisition. »
La série de ces récépissés conservés aujourd'hui dans les papiers
du département des estampes n'atteste pas seulement l'active solli-
citude et la vigilance personnelle de Joly : elle constate aussi et
photographie en quelque sorte le mouvement des esprits dans cha-
cune des périodes dont se compose la seconde moitié du xviii" siè-
cle. Au commencement, c'est-à-dire à l'époque où les encyclopé-
(1) Joly, né en 1718, n'était âgé que de trente-deux ans lorsqu'il fut nommé garde
du cabinet.
LE CABINET DES ESTAMPES. 355
distes sont à l'œuvre et où VEssai sur les mœurs a déjà paru, les
demandes de prêt, — qu'elles viennent de la cour ou de la ville, —
expriment en général le goût des recherches scientifiques et une
ardente curiosité pour tout ce qui se rattache à l'histoire de la phi-
losophie et des philosophes. C'est à qui se munira avec le plus
d'empressement de documens propres à élucider les questions tech-
niques ou à consacrer la mémoire des savans, des moralistes, des
métaphysiciens de tous les temps. Puis, quand le succès de la Nou-
velle Hcloise et les premiers essais de jardins -anglais ont popularisé
du même coup le culte de la « passion » et celui de la « nature, »
l'intérêt se détourne des images austères pour se concentrer sur les
œuvres qui retracent les aventures des « amans illustres » ou les
scènes de la campagne. Aux portraits d'Archimède et de Galilée, de
Socrate et de Ltibuiz, succèdent les portraits, vrais ou supposés,
d'Héloïse et d'Abeilard, de Laure et de Pétrarque; les recueils de
pièces sur VArt de, fondre les statues équestres et sur l'Art de tour-
ner, voire sur le Métier à bas, qu'avait tour à tour consultés Di-
derot, la Physique sacrée et les Coutiwies des nations anciennes,
que l'on expédiait naguère à Versailles, demeurent maintenant sur
les rayons, d'où l'on retire incessamment, pour la satisfaction des
grands seigneurs et des grandes dames, force paysages ou jjasto-
rales. Viennent les années voisines de la révolution et les tragédies
patriotiques de Marie-Joseph Chénier, ce n'est pas seulement ïalma
qui, pour les besoins du théâtre, demande au cabinet des estampes
le prêt des « figures représentant le roi Charles IX » ou « les habille-
mens du roi Henry YIII; » bien d'autres ennemis de la tyrannie veu-
lent avoir sous les yeux les images des oppresseurs du peuple ou
celles de ses libérateurs, et des graveurs à court de travaux, des
marchands en quête d'une bonne opération commerciale, se dispu-
tent, suivant les cas, les modèles dont ils pourront se servir pour
raviver, aussi bien que les odieux souvenirs de Sylla et des organi-
sateurs de la Saint-Barthélémy, les souvenirs bienfaisans des Grac-
ques et de Rienzi, de Guillaume Tell surtout, le mieux famé, le
plus classique à ce moment des héros de la démocratie. Il va sans
dire que, lorsque la terreur règne, les cliens du cabinet des es-
tampes comme les œuvres qu'ils empruntent représentent de moins
en moins des idées d'art et d'étude désintéressée. Tout se borne à
quelques informations sollicitées ou fournies sur les personnages
politiques contemporains, et le « citoyen garde, » qui, bien en-
tendu, n'est plus Joly, n'a encore affaire aux amateurs ou aux cu-
rieux que pour leur livrer tantôt les portraits de Marat et de ses
pareils, qu'il inscrit sur son registre comme ayant été « tirés du
portefeuille des Hommes de la révolution, » tantôt le portrait de
d'Espréménil, qu'un classement conforme à la justice de l'époqu*
356 REVUE DES DEUX MONDES.
avait naturellement relégué dans le portefeuille des Scélérats (1).
Il serait trop long de relever ici toutes les innovations utiles,
toutes les prudentes mesures qui signalèrent l'administration du
successeur de Delacroix; nous nous contenterons de choisir et d'in-
diquer celles qui eurent pour eflet un accroissement notable; des
richesses du cabinet. L'acquisition en 1753 de la collection Lalle-
mant de Betz mérite à ce titre d'être mentionnée, et, vu sa date
même comme en raison de son importance, elle doit l'être^en pre-
mier lieu.
La collection dont il s'agit est aujourd'hui généralement connue
sous le nom de Collection d'Ilitxelles, bien qu'aucune preuve histo-
rique, que je sache, aucune probabilité même, ne justifie cette dé-
signation. Leprince, il est vrai, dans son Essai sur la Bibliothèque
du roi, publié en 1782, dit en parlant des estampes cédées trente
ans auparavant à cet établissement par Lallemant de Betz, qu'elles
« avaient appartenu au maréchal d'Huxelles; » mais comment con-
cilier une pareille assertion avec Yavis très explicite imprimé lors
de la mise en vente de ces estampes en 1727, — avis portant en
propres termes que la collection proposée aux amateurs avait été
H formée par M. Rousseau, auditeur des comptes, » et qu'elle était
« restée dans la bibliothèque du même M. Rousseau jusqu'à sa mort?»
D'où vient enfin que Joly, lorsque la Bibliothèque fut mise en pos-
session de cette collection, dont il devait assurément connaître l'ori-
gine et l'histoire, ait écrit en tète du catalogue qu'il en dressa une
note constatant que « M. Lallemant de Betz l'avait achetée 20,000 li-
vres de M. Rousseau, » et qu'il n'ait dit mot du maréchal?
Peu importe au surplus. Que la tradition, à tort ou à raison, ait
fait intervenir en ceci le nom du maréchal d'Huxelles, ce qui de-
meure hors de doute, c'est la cession directe au cabinet des es-
tampes ou plutôt le don par Lallemant de Betz des recueils qui lui
avaient appartenu, c'est par conséquent le droit que l'on a, quant à
l'exposé des choses, de s'en tenir à ce souvenir principal. Cependant,
comme les mœurs du temps ne permettaient pas qu'un cadeau fût
offert au souverain par un de ses sujets autrement qu'à titre de
legs, on convint que la donation proposée prendiait les apparences
d'un échange, et que le donateur recevrait, en compensation des
objets dont il faisait l'abandon, « le recueil des figuies du cabinet
du roi, » plus quelques exemplaires « des éditions imprimées au
Louvre. » Il y avait loin du chilTre que représentaient alors ces ou-
vrages à la somme de 20,000 livres payée autrefois par Lallemant
{\j Le prêt au dehors des recueils ou des pièces appartenant au cabinet des estampes
continua d'être autorisé pendant les pn mières années du xix' siècle. Vers la fia du
premier empire, il devint le privilège exclusif de cinq ou six a'tisies ou hauts fonc-
tioauaires. Aux termes des règlemens actuels, il est absolument interdit.
LE CABINET DES ESTAMPES. 357
de Betz pour acquérir l'ensemble de sa collection, et si l'on songe
que celui qui sacrifiait ainsi ses déboursés était un fermier-général,
un homme accoutumé par état au respect superstitieux de l'argent,
on ne peut qu'honorer davantage le désintéressement singulier dont
il fit preuve et la libéralité de son procédé.
Les 80 volumes in-folio cédés au roi par Lallemant de Betz ont
été conservés tels qu'ils étaient à l'époque où ils vinrent prendre
place sur les rayons de la Bibliothèque. Ils ne contiennent pas moins
de 7,300 estampes distribuées en deux séries, l'une de « portraits
des hommes illustres qui ont vécu depuis le paganisme jusques et y
compris l'an 1660, » — l'autre de pièces géographiques ou topogra-
phiques sur « les quatre parties du monde, » depuis les « états du
Turc de Perse » et ceux du « Turc d'Afrique » jusqu'aux « antiquités
et singularités » des diverses villes de France et de la « généralité
de Paris. »
La première de ces deux suites, on le voit, ne faisait qu'ajouter
un supplément à la série du même genre que Clément avait lé-
guée au cabinet vers le commencement du siècle; mais la seconde
lui apportait un ensemble de documens absolument nouveaux, re-
cueillis en vue d'études toutes différentes de celles qu'avait en-
tendu favoriser Gaignières lui-même, et par conséquent d'autant
plus précieux. Aujourd'hui, à côté des riches collections topogra-
phiques que possède le département des estampes, et dont nous
aurons l'occasion de parler plus loin, à côté de ces 5 ou 600 volumes
dans lesquels on n'a cessé, depuis plus de cinquante ans, d'intro-
duire des dessins ou des gravures de tout âge et sur tous les pays,
la collection Lallemant de Betz peut paraître un peu chétive dans
quelques-unes de ses parties, tout à fait insuffisante dans certaines
autres. A l'époque oij elle fut formée, elle avait au moins ce mérite
de présenter réunis, suivant un classement méthodique, tous les élé-
mens d'information dont les publications antérieures permettaient
de disposer, tous les renseignemens plus ou moins sûrs qu'avaient
légués à la génération présente les savans ou les artistes appartenant
aux deux siècles précédens. Les cartes géographiques de Nicolas
Sanson et de ses descendans, la Cosmographie d'André Thevet ou,
dans l'ordre de la topographie et de l'architecture, les suites de
pièces publiées par Châtillon et par Ducerceau , par Mérian et par
Israël Silvestre , quelques autres recueils encore édités en Alle-
magne, dans les Pays-Bas ou en Italie, — tels étaient, il est vrai,
en tant que corps d'ouvrages, les seuls travaux à peu près que l'on
pût utiliser; mais en ajoutant aux estampes détachées de ces ou-
vrages celles qui, aux différentes époques, avaient paru isolément,
en les rapprochant les unes des autres conformément à la nature
des lieux ou au caractère des monumens représentés, le créateur de
k
S58 REVUE DES DEUX MONDES.
la collection avait à la fois singulièrement élargi sa tâche et résolu,
dans la mesure que comportaient le temps et le milieu où il vivait,
un problème dont personne avant lui ne s'était même avisé de poser
les termes.
Est-ce assez d'ailleurs de ne reconnaître aux pièces rassemblées
ici que cette valeur et cette importance relatives? Quelque incom-
plète qu'on la juge et qu'elle soit en effet à certains égards, la col-
lection Lallemantde Betzn'en fournit pas moins, même aujourd'hui,
sur plusieurs points des éclaircissemens qu'on chercherait vaine-
ment dans des collections beaucoup plus vastes, et nous pourrions
citer telles estampes rares, comme la Grand' Salle du Palais, à
Paris, et la Cité de Lyon, gravées par Ducerceau, telles antres à
peu près introuvables, comme les Tableaux astrologiques d'Anto-
nio Garrarino, dont les épreuves se sont conservées dans ces vo-
lumes au grand profit de l'érudition moderne, ou tout au moins de
notre curiosité.
Les études scientifiques, auxquelles la collection Lallemant de
Betz ne devait cependant pourvoir qu'en attendant mieux, ont
trouvé depuis et trouvent encore tout l'aliment nécessaire dans
l'immense série de pièces historiques réunies par Fevret de Fon-
tette, et lorsqu'en 1770 ces pièces, au nombre de plus de douze
mille, devinrent la propriété du cabinet des estampes, elles y con-
stituèrent d'emblée un fonds d'enseignement assez riche pour que
les acquisitions faites depuis, — excepté, bien entendu, en ce qui
concerne les événemens de la fia du dernier siècle, — ne l'aient pas
très sensiblement augmenté.
Comme dans les recueils qui avaient appartenu à Lallemant de
Betz, la part des portraits est considérable dans la collection de
Fontette, sauf cette différence pourtant que les images admises ici
sont exclusivement celles de personnages français. Quoi de plus
naturel, puisque c'est l'histoire nationale, non pas une histoire
universelle, que Fontette prétendait raconter aux yeux, pour ainsi
dire, en la composant de la série chronologique des divers docu-
mens fig^urés? Les portraits de tous les hommes ayant joué un rôle
quelconque dans cette histoire de notre pays, les estampes repro-
duisant tous les événemens militaires ou politiques, les laits épiso-
diques même, se rattachant au règne de chacun de nos rois, tels
étaient les souvenirs qu'il voulait consacrer et les élémens qu'il se
proposait de mettre en œuvre. Le plan arrêté par lui différait donc
complètement de celui qu'avaient successivement adopté Clément
et le premier possesseur de la collection Lallemant de Betz; il ne
se rapprochait pas davantage du projet qu'avait réalisé Gaignières
de dresser avec le crayon et le pinceau une sorte d'inventaire des
monumens de la sculpture ou de la peinture nationale actuelle-
LE CABINET DES ESTAMPES. 359
ment existans dans les églises ou dans les palais. D'une part, Fon-
tette s'en tenait aux œuvres de la gravure; de l'autre, les progrès
ou les variations de l'art français avaient beaucoup moins d'intérêt
à ses yeux que les annales de la France même, que l'histoire de sa
vie générale, de sa civilisation, de ses mœurs. En un mot, tout en
cherchant ses informations et ses preuves ailleurs que dans les do-
cumens écrits, il procédait à la manière des bénédiclins de Saint-
Maur, et rc'nouvi'iait sous une autre forme quelque chose de l'en-
treprise accomplie par les savans éditeurs de la Collection des
historiens de France et de la Gallia christiana.
Par ses origines comme par ses aptitudes personnelles et les ha-
bitudes laborieuses de toute sa vie, Charles-Marie de Fontette était
mieux que personne en mesure de mener à bonne fin une pareille
tâche. Né à D'jon en 1710 dans une famille où se perpétuait depuis
plus d'un siècle la tradition des études sérieuses et du généreux
emploi de la richesse (l), pourvu dès l'âge de vingt-six ans d'une
charge de conseiller qui, en le maintenant au rang qu'avaient oc-
cupé ses pères, lui imposait aussi le devoir d'allier à leur exemple
les mérites de l'éruditet du lettré aux mœurs sévères du magistrat,
enfin possesseur d'une admirable bibliothèque et doué d'une im-
perturbable mémoire, — il n'avait, pour édifier le monument au-
quel il devait attacher son nom, qu'à combiner les matériaux pla-
cés les uns à portée de sa main, les autres à des distances d'où sa
fortune, aussi bien que son propre savoir, lui permettait de les at
tirer à lui.
Fontette toutefois, en composant sa collection, ne se bornait pas
à rassembler de^ estampes et à les classer dans un ordre chronolo-
gique. A ces pièces historiques, collées sur des feuilles de papier
portant chacune l'indication et la date du fait représenté, il ajoutait,
en forme de commentaires, d?s observations manuscrites dont les
termes peuvent quelquefois paraître un peu surannés, mais qui le
plus souvent révèlent chez l'annotateur un jugement aussi sain
qu'une connaissance approfondie des choses ou des personnages en
cause. De plus, tout en poursuivant ce vaste travail d'iconologie, il
préparait une nouvelle édition de la Bibliothèque historique du père
Lelong, il en complétait ou en modifiait le texte suivant ce qu'il avait
lui-même appris ou découvert, et, après quinze années d'applica-
tion et de recherches, il publiait le premier volume de ce grand
ouvrage ainsi refondu, — sauf à regretter modestement dans la
préface, à s'accuser presque de n'avoir pas su faire mieux.
(1) Le bisaïeul de Fontette était ce Cliarles Fevret, conseiller au parlement de Bour-
gogne, dont un livre, le Traité de Vabiis, est resté célèbre. Le fils de Charles Fevret,
conseiller au parlement de Bourgogne comme son père et sous-doyen de sa compagnie,
fonda la bibliothèque publique de la ville de Dijon.
360 REVUE DliS DEUX MONDES.
Cette extrême probité scientifique ou plutôt cette humilité est au
reste une des qualités distinctives de Fontette, une de celles qui ca-
racLéiisent en toute occasion ses travaux. 11 y a quelque chose de
touchant dans la simplicité avec laquelle l'inscription placée par lui
en tête de sa collection d'estampes rappelle l'honnête passion de
l'homme et le dévoûment patriotique du savant. En parlant de son
amour, de sa « tendresse » pour l'histoire de France et des « longs
efforts » que son travail lui a coûtés, Fontette ne songe qu'à l'utilité
des résultats, au profit qu'en pourra tirer autrui. Gomme un de ses
plus illustres devanciers dans la double carrière de magistrat et
d'ôrudit, comme Etienne Pasquier lorsqu'il publiait ses Reclierches
uu XVI® siècle, il aurait pu dire : « J'écris ici pour ma France et non
pour moi, » et certes ces deux mots « ma France » n'eussent fait
qu'indiquer avec une stricte justesse l'objet des constantes préoc-
cupations de sa pensée, des plus chères affections de son cœur.
Faut-il C'nclure de là que tout mérite la même confiance dans
les documens dont se compose la collection de Fontette? Nous ne le
prétendons nullement. Si les pièces gravées à partir de la seconde
moiiié du xvi** siècle et représentant des faits ou des personi^ages
contemporains ont par cela même une autorité, une authenticité
incontestable, celles qui retracent des événemens survenus à des
époques bien antérieures ne peuvent guère être considérées que
comme des œuvres de fantaisie, des allusions plus ou moins ingé-
nieuses aux sujets dont elles sont censées consacrer les souvenirs.
Il est évident par exemple qu'une vignette executive à douze cents
ans d'intervalle en mémoire du baptême de Clovis ne saurait nous
renseigner fort utilement sur la vraie physionomie de la scène, ou
qu'un portrait de saiiit Remy, donné pour tel par Crispin de Passe,
n'est bon tout au plus qu'à nous apprendre comment au temps du
graveur un évêque était vêtu. En outre, systématiquement ou non,
Fontette supplée parfois au témoignage direct par l'interprétation
détournée, au document qu'il n'a pu se procurer sur tel point his-
torique par quelque équivalent de rencontre. C'est ainsi qu'une
estampe de GoUzius représentant en réalité le Jugement de Salo-
7)7on devient, faute de mieux, u Clotaire, roi de Soissons, faisant
massacrer les enfans de Clodomir, son frère, » et que l'image ano-
nyme d'un guerrier allemand du xvi*" siècle se convertit en un por-
trait de Samon, marchand franc, natif de Sens, « lequel, ajoute phi-
losophiquement Fontette, élu roi des Sclavons en 650, renonça à la
religion chrétienne pour s'accommoder au goût de ses nouveaux
sujets. ))
On pourra çà et là, surtout en ce qui concerne les premiers siècles
de la monarchie française, rencontrer d'autres témoignages erronés
ou suspects, mais on sera d'autant plus mal venu à s'y arrêter que
LE CABINET DES ESTAMPES. 361
les conséquences en sont naturellement moins dangereuses. Per-
sonne ne sera tenté d'ajouter plus de foi qu'il ne convient à des
compositions qui n'ont d'historique que le titre, à ces fantaisies de
l'imagination ou du goût moderne sur des sujets empruntés tantôt
aux âges légendaires, tantôt à des époques où, l'art de la gravure
n'étant pas né encore, aucune information authentique, aucune
image contemporaine ne pouvait être transmise à la postérité. En
revanche, les renseignemens que la collection de Foniette contient
à partir du règne de François ]'"■ sont de nature à persuader les
plus incrédules, à contenter les plus curieux. Estampes reproduisant
les événemens de la place publique ou les cérémonies de la cour,
sujets de guerre ou scènes de mœurs, satires politiques ou pièces
d'imagerie populaire, tout ce qui peut faire revivre le passé et en
divulguer jusqu'aux moindres sec! ets se trouve ici en pleine lumière
et à sa juste place. Lorsque, près de cent ans plus tard, une autre
collection formée sur un plan plus rigoureux encore et d'ailleurs
riche de toutes les pièces postérieures au règne de Louis XV, lors-
que la collection Hennin sera venue s'ajouter à celle-ci, il n'y
aura plus dans Y Histoire de France par estampes constituée à la
Bibliothèque aucun fait de quelque importance, aucun souvenir de
quelque intérêt dont le public ne puisse trouver une image instruc-
tive ou tout au moins une utile mention.
IIL
L'entrée au cabinet des estampes des recueils qui avaient appar-
tenu à Fevret de Fontette est un des épisodes les plus notables de
l'histoire de ce calîinet au xvm* siècle; mais la mémoire doit être
conservée d'autres bienfaits et d'autres bienfaiteurs, de Michel Bé-
gon particulièrement, dont le nomi mérite d'être associé à celui que
nous avons rappelé dans les pages qui précèdent. Le rapproche-
ment d'ailleurs est d'autant plus légitime que la colleclion Bégon
et la collection Fontette prenaient place presque simultanément en
1770 sur les rayons de la Bibliothèque, et que les deux hommes
qui les avaient possédées l'une et l'autre, qui maintenant en do-
taient leur pays avec la même libéralité, s'étaient trouvés dès leur
jeunesse également sollicité^ aux studieuses recherches par leurs
propres goûts et par les traditions de leurs familles.
L'origine de la collection dont Bégon se séparait ainsi au grand
profit du cabinet des estampes remontait à une époque assez éloi-
gnée déjà. « A force de mettre tous les jours quelque chose de nou-
veau dans mon cabinet, je m'aperçois qu'il commence fort à se
remplir et que j'ai bien des choses fort belles, » écrivait en 1689
362 REVUE DES DEUX MONDES,
l'aïeul de celui qui devait un jour transmettre à la Bibliothèque ces
mêmes « belles choses, » devenues successivement la propriété de
son père et la sienne (1). Pendant vingt années encore, le premier
possesseur de ce cabinet s'occupa sans relâche d'en augmenter les
richesses, et après lui son fils et son petit-fils s'y étaient à leur
tour si bien appliqués que, suivant l'état dressé au mois de mars
1770, Michel Bégon se trouvait en mesure de « transporter à la Bi-
bliothèque du roi 24,7/i6 pièces, dans le cas où sa majesté agrée-
rait l'offre qu'il lui avait fait faire » par l'intermédiaire du comte de
Saint-Florentin, et surtout à l'instigation de Joly. Le roi, bien en-
tendu, n'eut garde de refuser; mais, pour sauver les apparences et
pour procéder comme on avait agi déjà dans des circonstances à
peu près pareilles, il voulut qu'une pension annuelle de 2,000 livres
fût, aux termes d'un brevet en date du h mai 1770, « accordée audit
sieur Bf^gon non à titre de paiement de sa collection, mais comme
une récompense due au mérite et à la vertu. »
Les 25,000 pii'ces à peu près provenant de la collection Bégon n'ont
pas été, comme les estampes qui avaient appartenu à Lallemant de
Betz et à Fontette, conservées à la Bibliothèque dans leur ordre pri-
mitif, c'est-à-dire à l'état de série une fois constituée et formant un
tout par elle-même. Distribuées aujourd'hui dans les œuvres des dif-
férens maîtres, elles sont reconnaissables encore à l'estampille que
porte chacune d'elles et qui reproduit les trois premièn's lettres du
nom du donateur; mais, sauf ce certificat d'origine, rien ne les si-
gnale à l'attention plus particulièrement que les gravures au milieu
desquelles on les a introduites. Qui pourrait regretter d'ailleurs
cette reparution de la collection Bégon dans les divers recueils
dont se compose la collection générale? Les pièces qu'avait rt'unies
Bégon, aussi bien que celles qui appartenaient autrefois à Bérin-
gben, intéressent surtout notre école et l'histoire des talens qui
l'ont honorée. Rapprochées des autres témoignages de ces talens
en raisou des lacunes qu'il s'agissait de combler, elles ont ainsi
complété ou utilement accru l'œuvre de chaque peintre, de chaque
graveur, tandis qu'elles seraient restées à peu près perdues pour
une étude suivie comme à peu près stériles pour la gloire des
(1) Ce premier des Bégon, intendant de la marine à Rochefort, comme son fils le
fut plus tard au Havre et sou petit-fils à Dunkerqae, ne consacrait pas seulement à la
recherche des belles estampes les loisirs que lui laissaient ses fonctions. Il travaillait
tout aussi activement à rassembler des médailles, des spécimens botaniques ou miné-
ralogiques, bien d autres curiosités encore, à ce point môme que les événemens les
moins propres en apparence à entretenir sa manie devenaient pour lui des occasions
de la contenter. « Une femme, écrivait-il en 1695, étant accouchée d'une fille à deux
têtes, je l'ai fait apporter ici et accommoder de manière qu'elle se conservera long-
temps. J'en ai fait faire une ligure de cire très ressemblante à, l'original. » C'était, on
en conviendra, pousser loin l'impartialité scientifique et le zèle pour toutes les raretés.
LE CABINET DES ESTAMPES. 363
maîtres, si on les avait isolées des travaux dus aux mêmes mains
et signés des mômes noms.
Parmi les portefeuilles ou les volumes que Bégon cédait au roi,
plus d'un néanmoins contenait autre chose que des planches gra-
vées par des artistes français d'après les tableaux de leurs compa-
triotes. C'est ainsi que, par le fait même de cette cession, la
Bibliothôqu'e s'enrichissait d'une bien précieuse suite de dessins
« tirés par les soins de M. de Nointel, ambassadeur du roi à la Porte,
d'après les bas-reliefs du temple de Minerve, à Athènes, dans le
temps que ce temple, renversé depuis par une bombe des Vénitiens,
était encore dans son entier (1) : » recueil inestimable non pas,
tant s'en faut, à cause de l'habiîeté du dessinateur employé par
M. de Nointel, mais en raison des renseignemens qu'on ne trouve-
rait nulle part ailleurs sur certaines figures ou certains groupes au-
jourd'hui anéantis et sur la disposition architectonique des sculp-
tures qui décoraient le Parthénon avant que ce chef-d'œuvre fût
ruiné au xvii" siècle par la guerre, au xix" par ce que Byron a jus-
tement appelé un acte de « rapacité sacrilège (2). »
Si exceptionnelle qu'en fût l'importance, le don de ces dessins
n'était pas d'ailleurs le premier que le cabinet des estampes eût
reçu dans l'ordre des raretés archéologiques, le seul dont pussent
profiter dès cette époque les artistes ou les amateurs spécialement
voués à l'étude de l'antiquité. Depuis plusieurs années déjà, la libé-
ralité du comte de Caylus avait assuré à la Bibliothèque la posses-
sion d'un grand nombre d'objets précieux. Tandis que le cabinet
des médailles héritait en 1765 de la plupart des monumens que le
savant antiquaire avait réunis dans sa riche collection, le cabinet
des estampes, outre beaucoup de pièces isolées, recevait du même
bienfaiteur certains beaux recueils formés ou acquis par lui. Les des-
sins d'après les sculptures du Parthénon entrés au cabinet des es-
tampes avec l'ensemble de la collection Bégon s'ajoutaient donc en
réalité à plus d'un document de même espèce. Si le moment n'était
pas arrivé encore où le goût de quelques-uns pour l'art antique
deviendrait , sows l'influence de David , une passion générale et
presque une religion d'état, si, vers la fin du règne de Louis XV,
les occasions d'étudier les exemples grecs ou romains ne laissaient
pas, à la Bibliothèque comme ailleurs, de demeurer assez rares, ces
(1) Tels sont les termes d'une note manuscrite en tête du volume dans lequel
ces dessins sont conservés. — Le marquis de Nointel remplit les fonctions d'ambas-
sadeur du roi de France près la Porte de 1670 à 1678. On sait que la dévastation du
Parthénon par les troupes vénitiennes que commandait le comte de Kœnigsmark eut
lieu en 1687.
{'2) Les spoliations auxquelles lord Elgin a eu le malheur d'attacher son nom ont
été commises en 1814.
36à REVUE DES DEUX MONDES.
occasions du moins ne faisaient pas complètement défaut, et même
de ce côté le cabinet des estampes était en mesure de fournir des
renseignemens utiles aux artistes ou aux curieux.
Cependant la vente prochaine de la plus belle collection de gra-
vures que depuis l'abbé de Marolles et Béringhen un amateur eût
réussi à se fonner, la vente, annoncée pour le mois de novembre
1775, de la célèbre collection Mariette préoccupait trop justement
le garde du cabinet des estampes pour qu'il pût songer dès lors à
élargir beaucoup la nouvelle voie ouverte aux études par les dons
de Bégon et de Gaylus. Il s'agissait en effet d'empêcher au profit de
la France, et, comme l'écrivait Joly, « pour l'honneur de la na-
tion, )) la dispersion d^s trésors accumulés pendant plus d'un siècle
par trois générations d'iconophiles, dont le dernier, Pierre-Jean
Mariette, mérite encore aujourd'hui le renom du connaisseur le plus
délicat, de l'écrivain technique le plus savant que notre pays ait vu
naître. 11 fallait toutefois convaincre qui de droit de la nécessité
d'un gros sacrifice pécuniaire, combattre d'avance la fm de non-re-
cevoir que les ministres d'alors pourraient, à l'imitation du cardi-
nal de Fleury, opposer aux sollicitations (1); Joly ne manqua pas
de s'y employer de tout son cœur. Mémoires adressés au ministre de
la maison du roi sous le titre de « raisons puissantes pour acquérir
le cabinet de feu M. Mariette et le réunir à celui de sa majesté, »
— rapports à Turgot, qui venait d'être nomn^ié contrôleur-général
des finances, — conférences quotidiennes avec le directeur de la
Bibliothèque pour entretenir ou stimuler son zèle, — démarches
personnelles auprès de Pierre, premier peintre du roi, auprès de
Cochin et du graveur Lempereur, chargés tous trois d'examiner la
collection et d'entrer en pourpaiier avec les héritiers de Mariette,
— tout ce qu'il est possible d'écrire, de dire ou de faire en vue
d'une heureuse solution, Joly le fait, le dit ou l'écrit, non sans
quelque excès parfois de lyrisme dans l'expression ou tout au moins
d'indépendance gram.maticale, mais toujours avec une ardeur in-
telligente et une conviction qui rachètent amplement les imperfec-
tions de la forme. « On peut, écrivait-il au ministre Lamoignon de
Malesherbes, on peut acquérir un diamant, une statue, un tableau,
mais on ne pourra jamais, même à prix d'argent, rassembler un
cabinet de dessins et d'estampes tel que celui de M. Mariette. S'il
venait à être divisé ou transféré chez une puissance étrangère, la
France perdrait pour toujours ce que le hasard, la fortune et le goût
avaient pris plaisir à recueillir... Enfin, ajoutait Joly, quant à ce
(1) Lorsque, trente-cinq ans auparavant, l'acliat pour le roi de la magnifique collec-
tion de dessins anciens formée par Crozat avait été proposé au cardinal de Fleury,
celui-ci s'était contenté de répondre avec autant de naïveté au moins que de mauvaise
hHmeur : « Le roi a bien assez de fatras; je n'irai pas encore en accroître la quantité. »
LE CABINET DES ESTAMPES. 365
qui constitue la gravure, ses progrès, sa conservation, en un mot
ce qu'elle a d'unique et de rare, M. Mariette a rassemblé ces mi-
racles. Son cabinet passant dans celui du roi, il faudrait, pour ainsi
dire, ne le communiquer que par permission expresse de sa ma-
jesté. » Par malheur, ni le roi, ni le garde du cabinet des estampes,
n'eut cà prendre ces précautions. Il fallut s'arrêter devant les préten-
lious des héritiers de Mariette que le succès d'une première vente
composée seulement des doubles de la collection avait mis en goût
de rêver, quant au prix qu'ils tireraient de cette collection même,
fort au-delà du vraisemblable et du juste, et bien qu'au dernier mo-
ment les mandataires du ministre eussent été jusqu'à offrir la somme
énorme pour l'époque de 300,000 livres, la vente en détail qu'on
avait voulu prévenir fut irrévocablement décidée (1).
L'unique ressource était donc l'obtention d'un crédit qui permît
à la Bibliothèque de s'approprier au moins une partie des pièces les
plus importantes et d'enlever aux compétiteurs ces chefs-d'œuvre
de la gravure, comme de son côté l'administration du Louvre de-
vait s'efforcer de conquérir les principaux dessins. En réponse aux
pressantes sollicitations de Joly, Turgot décida qu'une somme de
50,000 livres, serait mise à la disposition du garde du cabinet des
estampes, « alin d'augmenter ce cabinet des morceaux de pre-
mière rareté qui se trouveraient manquer ou de ceux qui mérite-
raient d'être acquis à cause de la beauté supérieure des épreuves; »
mais, quelque diligence qu'il crût avoir faite, Turgot accordait
cette autorisation trop tard. Lorsque Joly reçut la lettre qui lui en
donnait avis, huit jours s'étaient écoulés déjà depuis l'ouverture de
la vente, et l'on devine avec quelle douleur le pauvre homme, durant
ces huit premières vacations, avait vu adjuger à autrui, sans pou-
voir même en disputer une seule, tant d'estampes précieuses dont
il s'était promis d'enrichir notre dépôt national. Ce qui lui échappe
ainsi pendant ces jours funestes, c'est un exemplaire, unique dans
les conditions où il se trouve, des Triomjyhcs de V empereur Maxi-
milien, « ce chef-d'œuvre, écrit tristement Joly, de la gravure en
bois par le célèbre peintre Albert Durer, w et qui n'est vendu que
900 livres; c'est un œuvre de Marc- Antoine, composé de plus de
700 estampes, « toutes de la plus grande beauté et en perfection
d'épreuves; » ce sont encore bien d'autres morceaux de choix poin-
tés d'avance sur le catalogue connue le butin réservé au cabinet
(1) La vente des doubles, qui eut lieu en janvier et en mai 1775, ne produisit
pas moins de ri9,000 livres. Quant à l'ensemble des dessins et des estampes que les
héritiers de Mariette avaient refusé de céder au roi pour la somme d's 3;i0,()0U livres,
la rente qui en fut faite à partir du 15 novembre 1775 ne produisit qu'un chiffre infé-
rieur de 11,500 livres à cette somme.
366 REVUE DES DEUX MONDES.
des estampes, et que le hasard des enchères dispersait maintenant
entre toutes mains.
Passe encore lorsque ces admirables pièces ne quittaient la salle
de vente que pour entrer dans quelque collection particulière. Tout
espoir de les reconquérir un jour n'était point par cela même abso-
lument perdu, et plus d'une fois en effet, avant la fin du dernier
siècle comme dans le cours de celui-ci, certains monumens anciens
de la gravure provenant du cabinet de Mariette ont pris à la Biblio-
thèque la place dont un fâcheux concours de circonstances les avait
d'abord éloignés (1); mais pour les estampes devenues le lot d€ quel-
ques grandes collections publiques, pour toutes celles par exemple
qui, au lendemain de la vente, étaient allées s'immobiliser dans les
musées de Dresde et de Vienne, qu'attendre de la fortune et de l'a-
venir? Le mal de ce côté restait sans remède, le préjudice irrépa-
rable. Bien qu'une fois maître du crédit que Turgot lui avait tardi-
vement ouvert Joly se soit efforcé de regagner quelque chose du
temps et des occasions perdus, bien que, entre autres acquisitions
précieuses, il ait assuré à la Bibliothèque la possession de magni-
fiques épreuves, retouchées par le peintre lui-même, des principales
planches gravées d'après les tableaux de Rubens (2), — la privation
de l'ensemble des trésors qu'avait laissés Mariette n'en est pas
moins la plus cruelle déception, la plus grande mésaventure dont
le souvenir se rattache à l'histoire du cabinet des estampes. Si l'on
jette les yeux sur le catalogue dans lequel figurent tant d'articles
d'élite, tant de belles œuvres ou de raretés dignes de s'ajouter à
celles qu'avait autrefois recueillies l'abbé de Marolles, on appréciera
l'étendue de ce que Joly pouvait sans exagération appeler un « dé-
plorable malheur pour le pays. »
A défaut d'une compensation aussi introuvable d'ailleurs dans
l'avenir que dans le présent, y eut-il du moins pour le cabinet des
(1) Ainsi en 1784 la mise en vente de la bibliothèque du duc de La Vallière permit
au cabinet des estampes d'acquérir ce bel exemplaire des Triomphes de Maximilien,
que Joly, huit ans auparavant, se lamentait d'être condamné à laisser passer. De nos
jours encore, bon nombre d'estampes ayant appartenu à Mariette, et dont la prove-
nance est constatée par la signature apposée sur le verso de chacune d'elles, ont été
et continuent d'être ressaisies pour le cabinet des estampes au fur et à mesure des oc-
easions. Toutefois combien d'autres pièces de même origine transportées en 1775 à
l'étranger n'ont fait depuis lors ou ne feront que changer de destination sur place et
ne repasseront jamais nos frontières!
(2) Les acquisitions faites à la vente Mallette par le cabinet des estampes donnèrent
un total de 12,504 pièces.
LE CABINET DES ESTAMPES. 367
estampes, vers la fin du xviii* siècle, des dédommagemens à la
perte qu'il venait de subir? Sans doute l'acquisition si involontaire-
ment manquée de la collection Mariette ne découragea pas Joly à
ce point qu'il négligeât les occasions favorables qui pouvaient en-
core se présenter; mais ces occasions devenaient de plus en plus
rares, et les résultats, si bons qu'ils fussent, de moins en moins
comparables aux éclatans succès passés. Sauf Zi/i gravures italiennes
du xv" siècle qu'un amateur, M. Bourlat de Montredon, avait eu
l'heureuse fortune de découvrir à Constantinople, et qui, mises en
vente après sa mort, furent acquises pour la Bibliothèque presque
en même temps que la collection de plantes dessinées connue sous
le titre de Ilorlus Cellensis, et plusieurs suites d'estampes ou de
miniatures ayant appartenu au duc de La Yallière, — sauf encore
un recueil des eaux-fortes de Rembrandt coinposé de plus de
700 épreuves, et acheté en 1784 au peintre Peters pour la somme
de 2/i,000 livres, — on ne trouverait guère à citer des pièces d'un
haut intérêt ou des œuvres d'art d'un grand mérite parmi celles
qui entrèrent au cabinet des estampes depuis l'année 1776 jusqu'à
la fin du règne de Louis XVI.
A plus forte raison, les années qui suivirent ne devaient-elles pas
faciliter les transactions ou stimuler les libéralités privées. Le gou-
vernement d'alors , il est vrai , ne se fit pas faute de suppléer aux
unes Pt aux autres par les confiscations et les saisies ; mais on eut
beau, à l'intention du cabinet des estampes, faire main basse sur
les recueils, presque tous lacérés d'ailleurs, qui se trouvaient aux
Tuileries ou à Versailles, sur J 0,000 ou 12,000 gravures provenant
des émigrés, et sur plus de 40,000 autres conservées dans divers
couvens de Paris (1), — le tout n'arriva guère qu'à encombrer de
doubles ou d'ouvrages sans valeur l'établissement qu'on prétendait
enrichir.
Il en fut à peu près de même de ce que les victoires sur l'étran-
ger lui procurèrent pendant les dernières années du siècle. Si plu-
sieurs belles pièces faisant partie du cabinet du stathouder et rap-
portées de Hollande en 1795 ajoutèrent momentanément un appoint
assez notable aux œuvres de certains maîtres, parmi les 21,700 es-
tampes ayant appartenu aux jésuites établis à Cologne et les 3,000 es-
tampes envoyées d'Italie, à peine, — suivant le témoignage de Joly
fils, qui à cette époque avait succédé à son père, — s'en tiouva-t-il
quelfjues centaines qu'on pût considérer comme ne faisant pas
double emploi avec celles que le cabinet possédait de longue date.
Encore ces pièces d'élite ou du moins relativement utiles étaient-
(1) Nous ne comprenons pas dans ce chiffre les estampes formant la collection que
M. de Tralage avait léguée à la bibliothèque de l'abbaye de Saint- Victor, et dont la
translation à la Bibliothèque nationale sera mentionnée un peu plus loin.
368 UEVUti DES DEUX MONDES.
elles souvent en aussi mauvais état que le reste, c'est-à-dire « ta-
chées, déchirées ou très faibles d'épreuve. » On ne saurait donc
regretter beaucoup pour le cabinet des estampes l'obligation que
les événemens lui imposèrent, vingt ans plus tard, de restituer à
leurs anciens propriétaires les biens dont les conquêtes de nos ar-
mées l'avaient pendant quelque temps rendu détenteur. Sans par-
ler de la question d'équité, il y avait là en réalité plutôt un allége-
ment qu'un préjudice, la plupart des objets réclamés n'ayant guère
fait qu'envahir la place réservée jusqu'alors aux œuvres d'un intérêt
sérieux ou aux belles œuvres.
Pour nous en tenir d'ailleurs à ce que le département des es-
tampes possède encore du contingent fourni par les réquisitions
pendant la période révolutionnaire, deux collections seulement
parmi toutes celles dont l'entrée remonte à cette époque nous sem-
blent exiger une attention particulière, ou mériter au moins une
mention. L'une, qui avait appartenu à l'ancien ministre émigré Ber-
tin et que celui-ci avait exclusivement conjposée de pièces chi-
noises ou japonaises, est devenue le fonds d'une importante série à
laquelle d'autres dessins ou d'autres gravures en bois originaires
des mêmes pays ont ajouté et ajoutent encore d'année en année
des supplémens précieux. L'autre, plus considérable par le nombre,
puisqu'elle ne comprenait pas moins de 33,000 pièces, avait été
formée par un conseiller au parlement de Paris, M. Nicolas de Tra-
lage, et léguée par lui à la bibliothèque de Saint- Victor, où on l'avait
prise avec le reste à l'époque de la suppression des couvens. Trans-
portée au cabinet des estampes, cetts volumineuse collection y
introduisait un principe nouveau en ce sens que la classification en
avait été faite non, comme d'ordinaire, au point de vue de l'art, de
l'archéologie ou de l'histoire, mais dans l'intérêt des études rela-
tives à la mythologie. Toute image de dieu, de déesse ou de héros
fabuleux, qu'elle procédât du génie antique ou de la fantaisie d'un
maître moderne, toute représentation allégorique, quels qu'en fus-
sent la date, les mérites ou les formes, avait sa place dans ce vaste
répertoire des fictions figurées, dans ce dictionnaire pittoresque de
la fable, conçu à peu près et, sauf la différence des élémens, éta-
bli sur le même plan que le recueil historique de Fontette. En
rassemblant ;insi des documens de toute provenance et d'une au-
torité fort inégale, la main de Tralage, il est vrai, se montrait
plus active qu'intelligente, et préparait en réalité pour l'avenir une
provision de matériaux bien plutôt qu'elle n'édifiait un monument;
mais le travail iccompli n'en avait pas moins une utilité véritable.
La part une fois faite des doctrines plus impartiales que de raison
qui l'ont inspiré, ce n'est que justice de reconnaître ce qu'il a en
soi de profitable à un certain ordre d'études, et quels secours il
LE CABINET DES ESTAMPES. 369
offre encore aujourd'hui à ceux qui savent en interroger les résul-
tats avec discernement.
Tout ne s'était pas borné pourtant, durant la période révolution-
naire, à ces mesures prescrites par les lois nouvelles, à ces confisca-
tions et à ces envois du dehors. Les terribles secousses qui, sur k
sol de la France entière, venaient de jeter bas tant d'hommes et de
choses, avaient eu leur contre-coup à l'intérieur de !a Bibliothèque,
et parmi les anciens fonctionnaires de l'établissement restés à leur
poste comme parmi ceux qu'installait à tour de rôle l'administration
girondine ou montagnarde, plus d'un était tombé victime de son
passé ou de la situation que les événemens récens lui avaient faite.
Tandis que Chamfort et le conventionnel Carra, revêtus tous deux
après le 10 août du titre de bibliothécaire national , payaient de
leur vie, au bout d'une année seulement d'ex jrcice, la modération
relative de leurs opinions ou de leurs actes (1), tandis qu'à la même
époque Girey-Dupré, sous-garde au département des manuscrits,
était condamné à mort par le tribunal révolutionnaire, — le docte
Van-Praët, alors au début de sa carrière, l'illustie abbé Barthélémy
lui-même, malgré l'éclat de ses services et la majesté de ses soixante-
dix-sept ans, son neveu, Barthélémy de Courçay, adjoint à la garde
du cabinet des médailles, d'autres employés supérieurs encore
étaient jetés en prison. Plus tard, c'est l'orientaliste Lefèvre de Yil-
lebrune, nommé bibliothécaire national sur la recommandation de
Robespierre, que la chute de son sinistre patron et ses propres es-
sais à la Bibliothèque de dictature terroriste entraînent à une démis-
sion trop bien justifiée aux yeux de tous, en attendant l'arrêt de
proscription qui devait le frapper sous le directoire. Partout l'insta-
bilité dans les procédés administratifs aussi bien que dans l'in-
fluence des hommes appelés à les employer, partout un régime
d'anarchie, de violences contre les individus, remplaçant la sage
discipline de l'ancien temps, et au milieu de ces perturbations ou
de ces vengeances quelques efforts seulement tentés par d'obscurs
survivans du passé pour défendre ce qui peut être préservé encore,
(1) Chamfort, arrêté une première fois en 1792 et relâché après une détention de
quelques jours, fut de nouveau décrété d'accusation l'année suivante. A la vue des
gendarmes chargés de s'emparer de sa personne, Chamfort, sous prétexte de quelques
préparatifs, passe dans une pièce reculée de son appartement et décharge à bout por-
tant sur son front un pistolet dont la balle lui fracasse une partie du crâne et lai
crève un œil sans atteindre la cervelle. Désespéré de vivre encore, il se saisit alors
d'un rasoir et se déchire la gorge à coups redoublés; mais la mort continue de se re-
fuser à l'appel de ses mains furieuses. Elle ne vint pour lui qu'au bout de trois mois
d'horribles souffrances. — Quant à Carra, on sait que, traduit devant le tribunal révo-
lutionnaire avec vingt de ses collègues appartenant comme lui au parti de la Gironde,
il les suivit sur l'échafaud, où ils montèrent le 31 octobre 179J.
TOMB ciu — 1872. 24
S70 REVUE DES DEUX MONDES.
pour maintenir un reste d'ordre à mesure que la tyrannie ou la
sottise démagogique tend à bouleverser chaque service, à le désor-
ganiser de plus en plus.
II va sans dire que le département des estampes et le digne chef
qui le dirigeait depuis près d'un demi-siècle ne pouvaient échapper
ni aux agitations, ni aux périls survenus à cette époque dans les
autres départemens et pour les autres fonctionnaires de la Biblio-
thèque. Naturellement désigné aux défiances du nouveau pouvoir
par l'indépendance de son caractère comme par ses liaisons avec
plusieurs personnages de l'ancienne cour, Joly avait été frappé l'un
des premiers, et il n'eût pas même été besoin pour cela qu'un in-
grat et un lâche attaché depuis quelque temps, grâce à lui, au ca-
binet des estampes, qu'un employé nommé Tobiezen-Duby prît la
peine de le dénoncer. Ses antécédens bien connus suffisaient; mais
le délateur avait ses raisons pour travailler à précipiter les choses.
En provoquant dès le mois de septembre 1792, par une lettre
adressée à M'"® Roland, la destitution de Joly « comme un juste châ-
timent de son aristocratie, )> il n'entendait pas, une fois le coupable
puni, se contenter de cette satisfaction stérile. Il fallait pour ache-
ver la justice que la place devenue vacante lui fût donnée, à lui, et
non à un autre. « Vertueuse citoyenne, écrivait-iî, cette place
m'appartient de droit. Je suis orphelin,... je suis marié; mais je n'ai
pour tout bien que 300 livres de rente et mon emploi de 800 livres.
Mon père a été interprète à la Bibliothèque nationale... et je suis le
continuateur et l'éditeur de plusieurs ouvrages nationaux qu'il a
laissés... Enfin je suis patriote avant le 10 août, Brissot le sait. Ci-
toyenne, avec ces titres, mériterais -je le passe-droit dont je suis
menacé? »
Il ne paraît pas que la valeur de ces titres ait été jugée, par la
femme du ministre de l'intérieur ou par ses amis, aussi rare que
l'aurait voulu faire croire celui qui les présentait. D'ailleurs le plus
considérable des ouvrages « nationaux » dus à la plume da Tobiezen-
Duby le père et aux soins de son fils n'était autre qu'un livre publié
deux ans auparavant par le solliciteur lui-même sur les monnaies
des barons et des prélats de France. Peut-être n'y avait-il pas là de
quoi démontrer très clairement le républicanisme prématuré d'un
patriote qui se vantait d'avoir fait ses preuves au temps de la
royauté. Quoi qu'il en soit, ce triste intrigant n'obtint que la moi-
tié du succès qu'il s'était promis. 11 réussit bien à faire expulser
Joly, il eut la consolation encore de voir le fils de cet « aristocrate »
perdre, en sa qualité de complice des crimes reprochés à son père,
la place d'adjoint à la garde du cabinet des estampes qu'il occupait
depuis plusieurs années et même aller grossir le nombre des pri-
LE CABINET DES ESTAMPES. 371
sonniers de la Conciergerie; quant à lui, il n'en demeura pas moins,
malgré tout, simple employé comme devant. Pour se dédommager
de sa déconvenue, Tobiezen-Duby ne manqua pas, il est vrai, d'in-
jurier dans d'ignobles pamphlets la « vertueuse citoyenne » dont il
avait en vain recherché la protection, et qui maintenant n'était plus
pour lui que « la femme Roland; » mais la succession de Joly et
même celle de Joly fils, sur laquelle Tobiezen-Duby s'était rabattu
en désespoir de cause, furent recueillies par d'autres mains que
les siennes. "Voilà en somme à quels résultats tous ses efforts
avaient abouti, et, pour comble d'infortune, l'héritier qu'on lui
préférait appartenait comme lui à la classe des employés inférieurs
de la Bibliothèque, sans se recommander d'ailleurs par des apti-
tudes personnelles beaucoup plus remarquables, ni par de plus
brillans états de service.
Le nouveau garde toutefois avait sur son compétiteur évincé l'a-
vantage d'être un honnête homme. Si, pendant les trente mois à
peu près que dura la gestion de Bounieu, le successeur de Joly, on
ne trouve à relever aucun progrès notable, aucune tentative même
digne d'être mentionnée, on ne peut non plus y découvrir l'indice
d'une témérité ou d'une négligence quelconque dans l'administra-
tion et dans la surveillance du dépôt « confié par la naiion. » Le
soin scrupuleux au contraire avec lequel Bounieu inscrit sur son re-
gistre, jour par jour et presque heure par heure, jusqu'aux moindres
incidens qui se [)roduisent, jusqu'à la plus minime dépense qu'exi-
gent les besoins du département, — d'autres témoignages matériels
encore attestent chez lui, à défaut des hautes qualités de l'intelli-
gence, beaucoup de bon vouloir et de bonne foi. A peine pourrait-on
lui reprocher le naïf mouvement d'amour-propre qui le porte, aus-
sitôt qu'il est entré en fonctions, à faire rechercher et acquérir pour
en composer son œuvre une douzaine de mauvaises estampes en
manière noire d'après ses propres tableaux : à cela près, tout,
pendant ces deux ans et demi de direction négative ou, si l'on
veut, d'interrègne, se borna fort heureusement au maintien des
choses, telles que l'ancien régime les avait établies. Jusqu'aux
ornemens et aux emblèmes réputés ailleurs séditieux, jusqu'à ces
reliures aux armes que dans d'autres collections publiques on
avait commencé de détruire avant qu'un décret de la conven-
tion défendît « de mutiler les livres imprimés ou manuscrits sous
prétexte de faire disparaître les signes de la royauté ou de la
féodalité (1), » — tout fut préservé, tout demeura dans son état
normal et à sa place. Aussi lorsqu'on 1795 Joly fils, par une sorte
(1) Loi du 24 octobre 1703.
372 REVUE DES DEUX MONDES.
de restauration domestique, se vit appelé au poste que son père,
déjà presque octogénaire et à demi frappé de cécité, ne pouvait
plus reprendre, il se trouvait et il retrouvait le déparlement lui-
même dans les conditions matérielles où ils eussent été l'un et
l'autre si nul changement politique ne fût survenu. Il semblait que
ce qui s'était passé dans l'intervalle n'avait eu d'autre résultat que
de substituer une nouvelle étiquette à l'inscription autrefois placée
sur la porte du cabinet des estampes du roi, et quand deux ans
plus tard, en 1797, Joly acquérait, pour la somme de 3,000 livres,
l'œuvre fort peu démocratique assurément du graveur Jacques-
Philippe Lebas, que faisait-il, sinon continuer l'application des
principes dont il avait depuis sa jeunesse reçu la tradition?
GepemJant cette même année 1797 allait être marquée par un
événement tout autrement mémorable, par une découverte aussi
importante pour l'histoire de l'art lui-même que pour l'honneur du
cabinet des estampes. On sait avec quelle passion l'Allemagne et
l'Italie se disputaient la gloire d'avoir donné naissance à l'inven-
teur de la gravure, et dans combien d'écrits, surtout depuis la se-
conde moitié du xviii" siècle;, ces revendications en sens contraire
s'étaient poursuivies sans néanmoins aboutir à aucun résultat dé-
cisif, à la production d'aucune preuve. Forts du témoignage de
Vasari, les érudits italiens tenaient pour l'orfèvre florentin Maso
Finiguerra, et pour la tradition qui lui attribuait la découverte de
l'art (1). De leur côté, les Allemands, et Heinecke avec plus de hau-
teur que personne, s'étonnaient qu'on défendît une pareille cause
sans pouvoir avec certitude « présenter au public la moindre es-
tampe de ce fameux Finiguerra, » tandis qu'on n'avait en Allemagne
que l'embarras du choix entre les pièces authentiques gravées par
Martin Schoëngauer et par quelques-uns de ses contemporains ou
de ses prédécesseurs. La question était de savoir toutefois si ces
estampes, dont les plus anciennes portent le millésime 1A66, avaient
en réalité précédé les estampes italiennes non datées, et si quelques-
unes de celles-ci ne devaient pas, en raison des caractèi es mêmes
du travail ou par le rapprochement de certains témoignages his-
toriques, faire justice des prétentions de l'Allemagne.
Les choses en étaient là lorsque, au commencement de son séjour
à Paris en 1797, le garde du cabinet de Parme, le savant abbé
Zaïii, crut reconnaître parmi quelques vieilles estampes italiennes
(I) Il va sans dire qu'il n'est question ici que de l'impression des planches gravées
en creux. Le secret de tirer des épreuves sur un bîoc de Lois gravé en relief était
populain^ dt''s les premières années du xv* siècle, ainsi que le prouvent, entre autres
monumens datés, la Vierge de 141S, à la bibliothèque de Bruxelles, et le Saint Chris-
tophe de 14S3 dans la collection de lord Spencer.
LE CABINET DES ESTAMPES. 373
conservées dans notre Bibliothèque nationale une épreuve sur pa-
pier d'une plaque d'argent, d'une paix (1) représentant le couron-
nement de la Vierge, gravée et niellée par Maso Finiguerra pour
le baptistère de Saint-Jean, à Florence. Or cette paix, — les regis-
tres du baptistère en font foi, — avait été livrée en l/i52 par l'or-
fèvre florentin, qui avait reçu alors le prix fixé pour la rémunération
de son travail. Zani se rappelait le fait, et de plus il avait eu l'oc-
casion de voir assez récemment à Livourne, dans la collection Se-
ratti, une contre-empreinte en soufre de la composition gravée sur
la plaque originale. L'épreuve sur papier qui venait de frapper ses
regards avait donc, à quelques jours près, le même âge que cette
épreuve en soufre. Il fallait nécessairement que Finiguerra l'eût
tirée avant l'opération de la niellure, c'est-à-dire avant l'introduc-
tion dans les tailles de l'émail noir qui devait s'y incruster; il fal-
lait qu'il l'eût prise au moment où les travaux de gravure nropre-
ment dite étaient seuls terminés, par conséquent à une époque
antérieure à la fin de cette année 1452, signalée dans l«s archives
du baptistère com^me la date de l'achèvement et de la livraison de
l'ouvrage. Il fallait enfin que cette petite feuille de papier, d-^jà
vieille de plus de trois siècles, eût été imprimée à Florence qua-
torze ou quinze ans plus tôt que l'estampe allemande au burin la
plus ancienne, de l'aveu même de Heinecke et des siens.
On devine l'empressement de Zani à rechercher tout ce qui pou-
vait convertir ses suppositions en argumens positifs et sa secrète
espérance en certitude. Quelle joie pour lui, qui n'avait cessé de
soutenir la cause de Finiguerra avec plus de zèle et de conviction
qu'aucun de ses compatriotes, mais avec une conviction tout in-
stinctive, quel surcroît d'honneur pour l'Italie, s'il arrivait à pro-
duire la preuve irrécusable de la justesse de ses pressentimens et
de la vanité des prétentions élevées par les Allemands 1 Le moyen
pourtant dans une conjoncture aussi grave de se fier uniquement à
ses souvenirs? D'ailleurs crier victoire avant l'heure, n'eùt-ce pas
été s'exposer au danger de recevoir plus tard quelque péremptoire
démenti ou de céder involontairement ses droits à quelque surve-
nant en humeur de se faire valoir? Zani sut attendre en silence le
jour où il pourrait sans péril proclamer sa découverte: mais lorsque
ce jour fut arrivé, lorsqu'un dessin fait sur sa demande à Florence
d'après la paix même du baptistère lui eût permis de constater
l'identité absolue de l'épreuve avec l'œuvre originale, — sauf la
reproduction de celle-ci en sens inverse et par conséquent dans le
(1) Il est d'usage de désigner ainsi une plaque de métal que, dans les n?esses solen-
nelles, le célébrant, pendant qu'on chante VAgnus Dei, donne à baiser aux membres
ia clergé et aux fidèles en adressant à chacun d'eux ces paroles : Pax t^cum.
37à REVUE DES DEUX MONDES.
sens nécessaire d'une impression directe, — adieu la possession de
son secret et de soi-même, adieu toute précaution conseillée d'abord
par la prudence, toute crainte de susciter des compétiteurs ou
d'être arrêté par une objection! Rien de plus naïvement enthou-
siaste, mais d'un enthousiasme bien légitime après tout, que le ré-
cit fait par Zani lui-même de ses émotions au moment où, toutes
les preuves recueillies, il se sentit enfin en mesure de divulguer sa
découverte. « Ma plume, dit-il, est impuissante à décrire ce que
j'éprouvai pendant cet instant fortuné... Mon cœur nageait dans un
océan de félicité inconcevable... Je fis part de ma trouvaille à
M. Joly, l'homme le plus aimable que je connaisse et le très digne
garde du calânet de Paris, aux employés sous ses ordres, à plu-
sieurs amis parmi lesquels se trouvait le célèbre M. Denon, qui vou-
lut dessiner mon portrait dans l'attitude même où il m'avait vu, la
loupe à la main et les yeux fixés sur cette chère petite feuille de
papier (1). »
Un employé alors très jeune du département des estampes, qui
devait, quarante-trois ans plus tard, en devenir le conservateur,
M. Duchesne, assistait à cette scène des confidences finales, et il i'a
racontée à son tour, a II serait difficile, écrivait-il dans son Essai
sur les nielles, de peindre la joie de l'estimable abbé Zani au mo-
ment où, ayant acquis la certitude de sa découverte, il s'empressa
de nous en faire part. Cet excellent homme était tellement sourd
qu'il entendait à peine les complimens qu'on lui faisait;... s'expri-
mant avec beaucoup de difficulté en français, il cherchait par mo-
mens à se faire mieux comprendre en parlant italien; puis, pour
s'exprimer mieux encore, il se servait de phrases latines que sa
prononciation rendait presque inintelligibles, ou d'expressions tech-
niques,... iddlo, niellarCy niellatore, dont le sens ne nous était pas
connu, — le tout entremêlé d'exclamations joyeuses... L'agitation
dans laquelle était l'abbé Zani devait paraître d'aïaant plus singu-
lière que depuis six mois qu'il venait, tous les jours, travailler à la
même place, son infirmité le rendait semblable à un terme, et l'em-
pêchait de prendre part à rien de ce qui se passait autour de lui...
Je n'oublierai jamais la scène que produisit l'état d'enthousiasme
où se trouvait ce digne abbé Zani. Elle m'a frappé si fortement
qu'après plus de vingt-cinq ans elle est encore parfaitement pré-
sente à mon esprit. »
Un paieil événement était en effet de nature à laisser de profonds
souvenirs. Grâce à la découverte de Zani, cette question de priorité,
si longtemps débattue, se trouvait définitivement tranchée, et la re-
(1) Mdteriali per servire alla storta delV incisione, p. 49 et suiv.
LE CABINET DES ESTAMPES. 375
nommée légendaire de Finiguerra désormais fondée sur un témoi-
gnage irréfragable. Dira-t-on que, depuis le jour où le chef-d'œuvre
conservé au cabinet des estampes a reçu cette consécration éclatante,
deux ou trois autres découvertes ont été faites, qui tendraient à dé-
dommager l'Allemagne de l'échec qu'elle avait subi? Nous ne son-
geons nullement à nier que la gravure, en tant que procédé matériel,
ait pu être pratiquée par des artisans de Nuremberg ou d'Augsbourg
à l'époque ou même un peu avant l'époque où Finiguerra travaillait
à Florence. Certains essais de grossière imagerie assez récemment
remis en lumière (1) ne laissent pas en ce sens de mériter quelque
attention ; mais qu'y a-t-il là qui intéresse l'art à proprement par-
ler? La curiosité tout au plus ou le rigorisme archéologique y
trouverait son compte. Qu'importent donc les trouvailles de cette
espèce faites ou à faire, les démentis que la production de quelque
méchante image antérieure à l'année lZi52 aura pu ou pourra
donner en apparence à la gloire du maître florentin et à la sagacité
de Zani? L'épreuve de la paix que possède la collection de France
n'en est et n'en demeurera pas moins le plus ancien monument de
l'art, comme Finiguerra est en réalité l'inventeur de la gravure,
puisqu'il a su le premier en deviner, en révéler les ressources et
élever un simple procédé industriel à la hauteur d'un moyen d'ex-
pression pour le beau. Que la paix de Florence, si l'on n'a égard
qu'à la stricte chronologie, ne doive pas être considérée comme une
œuvre absolument sans précédens, comme le spécimen unique des
essais primitifs du métier, cela est possible; toujours est-il qu'au-
cune des tentatives antérieures ou contemporaines, aucune pièce,
allemande ou non, appartenant à l'époque des incunables, ne per-
mettrait de soupçonner ce que nous montre cette estampe si juste-
ment célèbre. Donc celui qui l'a faite, loin de rien usurper, a légi-
timement tout conquis.
En ôtant ainsi tout prétexte aux hostilités présentes aussi bien
qu'aux contestations futures, Zani ne faisait pas seulement que ré-
tablir les titres d'un grand artiste, ou qu'assurer à notre collection
nationale un privilège dont aucune collection rivale n'arriverait ja-
mais à la déposséder. Grâce à lui, les pièces analogues par le carac-
tère du travail à cette estampe précieuse entre toutes se trouvaient
désormais former une classe à part dans la série des monumens
anciens de la gravure, et les nielles, confondus jusqu'alors au ca-
binet des estampes avec les premiers ouvrages exécutés suivant les
procédés de la taille-douce, devenaient pour les artistes comme
(1) One Flagellation par exemple, portant la date de 144C, décrite par M. Renonvier,
et nne Vierge de 1451, qui faisait partie de la collection Weigel, vendue il y a quel-
ques mois à Leipzig.
376 REVUE DES DEDX MONDES.
pour le public un objet d'études toutes nouvelles, une source de
révélations d'autant plus intéressantes que, depuis l'abbé de Ma-
rolles jusqu'à Mariette lui-même (1), aucun curieux, aucun érudit
ne s'était avisé de porter son attention sur ce point. La lumière une
fois faite, n'était-ce pas un devoir pour le garde du cabinet de dis-
traire des divers recueils où elles figuraient ces pièces de nature
homogène, de les rassembler comme on avait déjà rapproché les
unes des autres les vieilles pièces xylographiques ou les estampes
en camaïeu?
De là l'inappréciable suite qui, avec les acquisitions faites plus
tard, ne comprend pas aujourd'hui moins de 136 nielles. Composée
ea majeure partid de ceux qui avaient appartenu à Marolles et dans
lesquels il n'avait pas su reconnaître les produits d'un art particu-
lier, augmentée depuis le commencement du siècle où nous sommes
par les soins de M. Duchesne, qui s'était spécialement appliqué à
la recherche et à l'étude de ces œuvres primitives, enfin enrichie
tout récemment de plusieurs pièces dignes d'avoisiner les délicates
raretés recueillies à d'autres époques, — la collection des nielles
conservés à la Bibliothèque nationale est sinon la plus nombreuse,
au moins la plus belle et la plus variée que l'on ait encore réunie.
Même sans compter la j^aix de Finiguerra, qui suffirait à elle seule
pour mettre hors pair le cabinet où elle se trouve, une pareille
série défie toute comparaison avec les collections du même genre
que l'on a formées ailleurs, à rimitaiion de la nôtre et à la lumière
des enseignemens publiquement fournis par Zani après sa décou-
verte. Ce n'est pas un mince honneur pour le cabinet de France
d'avoir été à la fois le théâtre prédestiné à cette découverte ^et le
premier centre des efforts qui devaient la féconder.
Les dernières années du xviii^ siècle, bien qu'elles n'aient été
signalées par aucune acquisition importante au dehors, marquent
donc dans l'histoire du département des estampes une phase de
progrès et en un certain sens d'accroissement, puisque des ri-
chesses si longtemps ignorées ou négligées viennent, à partir de ce
moment, s'ajouter à celles dont le prix et l'utilité avaient été re-
connus dès l'origine. Est-ce pour compléter de ce côté les récentes
conquêtes, est-ce dans l'espoir de découvrir encore quelque filon
caché que Joly fils entreprit de dresser à nouveau un inventaire dé-
taillé de tout ce que possédait le département? Toujours est-il que
(1) La correspondance de Mariette avec le chevalier Gaburri nous apprend qu'il
faisait de son mieux pour se procurer quelques renseignemens sur Finiguerra et sur
ses travaux, mais elle ne prouve pas qu'il songeait à établir une distinction entre les
épreuves de nielles et les épreuves tirées sur des planches formellement gravées ea
vue de l'impression.
LE CABINET DES ESTAMPES, 377
le remaniement des anciens répertoires, inventaires ou catalogues,
et la vérification rigoureuse de chaque recueil à porter sur le nou-
vel état occupèrent à peu près exclusivement le temps qui s'écoula
depuis la réintégration de Joly jusqu'aux premières années de
l'empire. Quelque profitable au bon ordre que pût être une pareille
besogne, elle ne suffisait pas cependant pour prévenir désormais
toute incertitude dans les procédés de répartition et par conséquent
dans les recherches. Restait à établir un classement méthodique
permettant de grouper, en raison des services particuliers qu'ils
étaient appelés à rendre, les ouvrages de chaque espèce actuelle-
ment existans et de rattacher à telle série fixe les volumes ou les
pièces qui pourraient survenir. Sans doute on n'avait pas attendu
ce moment pour subordonner à certaines règles la distribution des
différens recueils composant l'ensemble de la collection. Pour ne
parler que des tentatives les plus récentes, on avait senti, vers
1783, la nécessité de mettre en pratique les principes posés par
Heinecke dans son livre sur la matière (1), et Hugues- Adrien Joly
avait essayé à cette époque de faire prévaloir dans le département
qu'il administrait un système de classification moins arbitraire ou
moins équivoque que celui dont ses prédécesseurs et lui-même
s'étaient à peu près contentés; mais, à peine entreprise, la réforme
n'avait pu être poursuivie, et il avait fallu que vingt années se pas-
sassent avant qu'elle arrivât à produire tous ses fruits. Par une
coïncidence singulière, c'est précisément ave.c le xix® siècle que
s'ouvre pour le département des estampes cette ère de perfection-
nement, d'achèvement en quelque sorte, et que la réorganisation
dont nous avons à indiquer l'esprit vient compléter, au point de
vue de la discipline intérieure et du service, les progrès qui avaient
eu jusqu'alors pour effet principal l'accroissement numérique ou la
richesse intrinsèque des collections.
Henri Delabokde.
(1) Idée générale d'une collection d'estampes, Leipzig 1771.
J.-R. THORBECKE
ETUDE HISTORIQUE
SUR LE GOUVERNEMENT PARLEMENTAIRE AUX PAYS-BAS.
Le à juin dernier, la Néerlande a perdu le plas éminent de ses
hommes d'état, celui qui a le plus contribué à l'avènement dans ce
pays du régime strictement parlementaire. J.-R. Thorbecke n'était
guère connu que de nom à l'étranger. Pour bien des raisons, la Néer-
lande est trop ignorée au dehors : le royaume est petit, la langue
difficile, rarement étudiée, et les Néerlandais ne se donnent pas
beaucoup de peine pour attirer l'attention sur eux. Peut-être ont-
ils tort, peut-être auront-ils plus tard lieu de regretter l'espèce
d'indifférence, mélange de fierté légitime et d'indolence, qu'ils
professent pour l'opinion de l'Europe, qu'ils ne secouent du moins
qu'au jour où leur intérêt national est directement en jeu. Ce que
nous pouvons affirmer, c'est que l'étranger gagnerait souvent à les
voir de près. Il y a chez eux une riche mine d'expériences politiques
et sociales à utiliser. Ils offrent à l'observateur une population con-
densée, patriotique, forte par ses mœurs et ses traditions, plus li-
bérale par instinct et sentiment du droit qu'impatiente de mettre
ses institutions en harmonie avec ses tendances, et par cela même
mieux préparée que toute autre à servir de champ d'épreuve aux
innovations dont ailleurs on redoute les conséquences. Il nous a
semblé que M. Thorbecke méritait d'être mieux connu que par la
vague renommée qui s'attache à son nom comme au chef longtemps
reconnu du parti libéral en Hollande, et d'autre part que sa vie of-
rait un cadre naturel à l'une des histoires parlementaires les moins
étudiées et les plus instructives du siècle où nous vivons.
UN HOMME d'État hollandais. 379
I.
Johann-Rudolph Thorbecke naquit à Zwolle en 1796. Sa famille
paternelle était allemande d'origine, ce qui est fréquent dans les
Pays-Bas, mais ce qui, jusqu'à présent du moins, n'a pas tiré à
conséquence. La Néerlande possède une puissance d'assimilation
qui lui a permis de rester elle-même, tout en recevant continuelle-
ment des affluens de source étrangère. Ce qui est certain, c'est que
Thorbecke fut un véritable Hollandais, et le prouva toujours plus à
mesure que l'âge, l'étude, la lutte avec les hommes et les choses,
dégagèrent son individualité réelle des formes passagères qu'elle
dut aux circonstances de sa jeunesse. Ses parens appartenaient à
la bourgeoisie commerçante de sa ville natale. Ils étaient loin d'être
riches; cependant ils surent faire des sacrifices pour son éducation.
L'un des meilleurs élèves du gymnase ou lycée de Zwolle, il com-
mença ses études universitaires à Leyde en 18 !â.
La Néerlande s'appartenait de nouveau à elle-même. Émancipée
de ce despotisme impérial que la France a le malheur d'avoir cou-
vert de son nom, et qui, dans un tel pays, était le couible de l'hu-
miliation, la nation néerlandaise renaissait à une vie nouvelle^ et sa
jeunesse surtout s'élançait avec ardeur dans le vaste champ des
espérances. En 1820, Thorbecke fut promu docteur ès-lettres à l'uni-
versité de Leyde, et il dut à ses brillans succès d'étudiant de pou-
voir visiter l'Allemagne savante avec un subside du gouvernement.
Les universités germaniques projetaient alors leur plus vif éclat.
Gœttingue, Giessen, Heidelberg, Munich, iéna, Berlin, l'attirèrent
tour à tour, et la philosophie devint son étude favorite; mais à cette
époque on n'était pas tout à fait aussi philosophe en Hollande qu'en
Allemagne, ou, pour mieux dire, on y redoutait beaucoup les au-
daces spéculatives de la nation voisine, et lorsqu'il revint à Leyde
avec une réputation précoce de savant et l'espoir d'être appelé à
une place de professeur, il se butta contre cette méfiance un peu sé-
nile des nouveautés qui devait plus tard lui susciter tant d'obstacles
sur un tout autre terrain.
Le jeune Thorbecke retourna donc en Allemagne, et ouvrit un
cours de philosophie de l'histoire comme privat-docent d'aborâ ^.
Giessen, puis à Gœttingue. H résuma les principes de sa théorie
historique dans un traité sur V Essence et le caractère organique de
l'histoire, qu'il écrivit en allemand en 182Zi et qu'il dédia au cé-
lèbre professeur K.-F. Eichhorn, un de ses maîtres préférés. Ce
traité est très digne d'être lu. Il dénote un esprit philoso)aique
supérieur, déjà expert dans l'art de saisir les lois générales qui
comm.andent la masse confuse des faits particuliers. Ce n'est pas
pour lui un vain mot que « le caractère organique » de l'histoire.
380 REVUE DES DEUX MONDES.
Il s'élève à la fois au-dessus du point de vue étroit qui ne com-
prend que le passé, ne songe qu'à le restaurer, et du point de vue
purement révolutionnaire, qui ne sait que faire table rase de ce passé
pour reconstruire un édifice de carton, ne tenant à rien et tombant
au premier souffle. Le jeune auteur voit dans Ihistoire d'une na-
tion, comme dans celle d'une personne, un développement régu-
lier dont le progrès a pour condition la continuité. Aucune période
de la vie nationale ne peut être réellement détachée des périodes
antérieures qui la contenaient en germe, aucune non plus ne doit
être considérée comme défmitive, puisqu'à son tour elle est le la-
boratoire où se forment les germes des périodes futures. Cette
théorie, dont la vérité est aujourd'hui reconnue par tous ceux qui
ont le sens de l'histoire, se rattachait aux vues originales dévelop-
pées en 181/ii par Savigny dans un ouvrage célèbre sur la philo-
sophie du droit, et l'auteur est toujours demeuré fidèle à ce point
de vue, si étroitement lié à l'aptitude organisatrice qu'il déploya
plus tard. Seulement, quand on le surprend tout enchevêtré en-
core dans les lourdeurs alambiquées de la dialectique allemande,
qui devait longtemps passer pour la forme scientifique et philo-
sophique par excellence, quand on voit cet esprit, naturellement
clair et précis, emmaillotter sa pensée dans les formes opaques oii
se délectaient alors les gens à prétentions savantes, on a de la
peine à deviner le futur ministre qui puisera l'un de ses grands
élémens de puissance dans la netteté, le caractère positif et sobre
de ses vues politiquss. Évidemment ce déguisement scolastique
était chez lui quelque chose de juvénile, un genre adopté, dont
il devait un jour s'émanciper.
Nous le voyons en effet dès 1825 dépouiller déjà en partie cette
forme allemande qui vise à la profondeur et n'aboutit trop souvent
qu'à être creuse, dans un travail remarquable que, de retour dans
son pays natal, il publia sur le Droit et VElat. 11 s'efforce de conci-
lier le droit de l'individu et celui de la société en relevant le principe
moral dont ils dérivent tous deux. Sa réputation grandissante lui va-
lut la chaire des sciences politiques à l'université de Gand, et le di-
plôme honoris causa de docteur en droit à celle de Leyde; mais les
événeniensdel8301e renvoyèrent en Hollande. Une chaire de droit
lui fut ouverte à Leyde, où il professa l'histoire du droit romain,
celle du droit néerlandais et le droit administratif. A cette période
appartient un autre ouvrage sur les changemens survenus depuis
la révolution française dans le système général des états de l'Eu-
rope (1). Là encore on ne découvrirait pas du premier coup le futur
(1) Over de verandering van het algemeen Staten-slelsel van Europa, sedert de
Fransche Oniwenteîing; Leyde 18::fl.
UN iioMMi' d'État hollandais. 381
leader des réformistes libéraux en Hollande. Ses jugemens de dé-
tail sur la révoluticn sont encore empreints d'une certaine étroi-
tesse, bien pardonnable d'ailleurs au moment où il écrivait; mais
son point de vue général est déjà tout à fait libre. Au nom du grand
principe historique dont la vérité profonde lui était apparue dès ses
premières recheiches, il s'élève contre ceux qui ne veulent voir
dans la révolution française qu'une bourrasque dévastatrice, finie,
dépassée, désormais sans valeur pour le développement de l'Eu-
rope. Non, dit-il, malgré ses erreurs et ses crimes, malgré la con-
tradiction que recèle ce principe révolutionnaire qui veut récolter
sans avoir semé et créer de rien des choses nouvelles, il faut main-
tenant reconnaître qu'à son tour la révolution est entrée dans la
série des faits historiques et qu'elle est soumise aux mêmes lois.
En ce sens, elle est devenue elle-même un antécédent pour les âges
suivans, et c'est vainement qu'ils tâcheraient de se soustraire à son
influence. Parmi les vues originales exposées dans cet écrit, nous
signalerons celle-ci : les puissances, en se coalisant contre la
France révolutionnaire, ont introduit une innovation radicale dans
le système européen. Tandis que jusqu'alors les alliances et les
guerres avaient été déterminées uniquement par les intérêts de
chaque état, — quand même on mettait parfois la religion en avant,
— on vit alors surgir une politique nouvelle qui remplnçnit sur son
programme le principe de l'intérêt national par celui de l'intérêt
général de l'Europe. Ce sont les monarchies menacées qui ont les
premières, au nom de l'intérêt conservateur, constitué quelque
chose qui ressemble à une fédération européenne, cette grande
idée de l'avenir. Le jour viendra où les peuples suivront l'exemple
donné par les rois.
C'est vers le même temps que le jeune professeur fixa de plus en
plus son attention sur son pays et ses institutions. LaNéerlande avait
vu ses meilleures foi ces absorbées pendant près de quinze ans parles
embarras croissans de la question belge. A la fin, l'orage avait éclaté,
et malgré les efforts du roi et du peuple l'issue avait été contraire
aux vœux du patriotisme hol'andais. Déjà toutefois de bons esprits
sexlemanduieut si en réalité la nation néerlandaise n'avait, pas plus
gagné que perdu à la disjonction de deux peuples qui peuvent en-
tretenir les meilleurs rapports comme voisins, mais qui se nuisent
l'un à l'autre quand ils sont soumis au même régime. Désormais
débarrassés de tout souci du côté de la Belgique, les INrerlandais
ne devaient-ils pas se consacrer entièrement au développement
normal, indigène, tout à fait libre, de leur nationalité? Le patrio-
tisme avait pu conseiller de supporter patiemment les l.icunes, les
imperfections de la charte qui les régissait, de peur de fournir des
armes à ceux qui voulaient le démembrement de la commune pa-
382 REVUE DES DEUX MONDES.
trie ; le démembrement accompli, il n'y avait plus de raison pour
se taire. D'ailleurs les faits n'avaient-ils pas prouvé que l'insurrec-
tion belge avait puisé une grande partie de sa puissance dans ces
lacunes et ces imperfections elles-mêmes? Mais, pour saisir nette-
ment le rôle toujours plus essentiel de Thorbecke en tant que ré-
formateur politique, il faut se rendre un compte clair de l'état con-
stitutionnel de la Néerlande à partir de la restauration.
En 1813, au lendemain de la bataille de Leipzig, et quand on
vit les aigles impériales se replier sur le Rhin, le peuple néerlan-
dais s'insurgea comme un seul homme contre la domination fran-
çaise. C'était justice; le jour de Némésis était venu. Là comme ail-
leurs, l'empire subissait le châtiment des violences qu'il avait
commises contre le bon droit des peuples libres. Le soulèvement du
peuple hollandais, en ouvrant à la coalition les frontières septentrio-
nales du territoire français, contribua pour une lai-ge part à la chute
du colosse. Ce n'était pas seulement contre la France impériale que
la Néerlande s'était insurgée; toutes les conséquences de la révo-
lution se trouvaient également compromises. Le retour de l'indé-
pendance s'associait dans une foule d'esprits au rétablissement des
anciennes institutions, et particulièrement à celui de la famille
stathoudérienne, exilée depuis 1795. Lorsque le prince d'Orange,
rappelé parle vœu populaire, débarqua au pied des dunes de Sche-
veningue, il se vit par le fait en possession d'un pouvoir pour ainsi
dire absolu, tel du moins qu'aucun de ses glorieux ancêtres ne l'a-
vait jamais possédé au même degré.
Heureusement pour la Néerlande, les promoteurs de la restau-
ration n'étaient pas des réactionnaires aveugles, et le prince d'O-
range était un homme d'une réelle supériorité ; les leçons de l'exil
lui avaient profité. Il connaissait trop bien le peuple néerlandais
pour s'imaginer que l'établissement d'un régime absolutiste fût
durable. La Néerlande devait à la révolution d'être devenue un
royaume au lieu d'une république confédérée; mais il était clair
que les traditions républicaines étaient toujours vivaces, que, la
passion de l'indépendance nationale une fois satisfaite, on verrait
revenir le vieil antagonisme de la bourgeoisie et de la maison sta-
thoudérienne, qui avait été si fatal à la nation tout entière, qu'en
un mot la plus simple prudence commandait de ne pas recomme-
cer les erremens du passé. En définitive, rien dans les traditions
de sa maison ne pouvait indisposer le prince contre un régime con-
stitutionnel analogue à celui dont Louis XVIII lui-même reconnais-
sait la nécessité en France; il avait même, pour l'établir, bien
d'autres précédens que la maison de Bourbon. Pourquoi n'eût-il pas
fait en Hollande ce que l'un de ses plus illustres prédécesseurs avait
fait en Angleterre? Ce fut donc en toute sincérité qu'à l'offre qui
UN HOMME d'état HOLLANDAIS. 383
lui était faite de la souveraineté il répondit par cette déclaration
solennelle : «j'accepte ce que la Néerlande me présente; mais je
l'accepte seulement sous la garantie d'une constitution sage, qui
préserve sa liberté contre les abus qui pourraient surgir plus
tard. »
Un pareil langage, au lendemain de l'autocratie impériale, son-
nait délicieusement aux oreilles de la nation ressuscitée. Bientôt le
« prince-souverain, » — c'est le titre qui lui fut d'abord décerné,
— devint le roi Guillaume P"", et les traités de Vienne adjoignirent
à son royaume ces anciens Pays-Bas espagnols, puis autrichiens,
qui font aujourd'hui la Belgique, et dont on s'imaginait que la fu-
sion avec leurs frères du nord serait facile et prompte. Le retour
de l'île d'Elbe, les terreurs qu'inspira la réapparition de l'oppres-
seur, la bataille de Waterloo, la part fort honorable qu'y prirent le
corps d'armée hollandais et surtout le prince d'Orange, fils du roi,
ces anxiétés, ces joies, ces fiertés ressenties en commun, scellèrent
de nouveau le pacte conclu entre le peuple et la dynastie. La plus
importante colonie, Java et Sumatra, avait été rendue par l'Angle-
terre, qui gardait, il est vrai, le Gap et Geylan : le commerce, la
navigation, renaissaient, tout semblait sourire au nouveau royaume.
Les quelques années de paix profonde qui suivirent devraient pas-
ser pour fortunées entre toutes dans les annales néerlandaises, s'il
était vrai que les peuples sont d'autant plus heureux qu'ils ont
moins d'histoire.
Déjà pourtant quelques sons détonnaient dans cette harmonie
qu'on eût pu croire parfaite. L'assimilation de la Belgique, par
exemple, n'allait pas aussi vite qu'on s'y était attendu. Le clergé
catholique en Europe avait généralement applaudi à l'état de choses
issu des traités de 1815; mais il faut faire une grande exception
pour le clergé belge, qui ne fut rien moins qu'édihé de se voir sou-
mis à une dynastie protestante et à une constitution proclamant
sans réserve la liberté des cultes. Guillaume I" releva le gant qu'on
lui jetait, et se fit à bon marché une réputation de prince libéral.
Lorsqu'on parcourt les journaux de l'époque,' on voit à chaque in-
stant le roi des Pays-Bas cité pat' les organes du libéralisme comme
un prince modèle, qui donne asile aux proscrits, qui maintient
scrupuleusement la constitution jurée par lui, qui surtout résiste
hardiment aux prétentions de la cabale jésuitique. Cette politique
augmentait sa popularité dans la vieille Néerlande, en majorité pro-
testante, elle lui valait aussi de chauds partisans dans les grandes
villes belges; mais cela n'empêchait pas la masse des paysans et
des ouvriers belges, alors bien plus soumise encore qu'aujourd'hui
aux influences cléricales, de se croire opprimée, lésée dans ses in-
térêts les plus chers, et, chose grave, de faire retomber sur la dy-
384 REVUE DES DEUX MONDES.
nastie hollandaise la responsabilité des abus, souvent très ima»;
naires, dont cette masse croyait avoir à se plaindre.
Guillaume l" avait tenu sa parole en donnant au pays une loi
fondamentale, acceptée par les états-généraux, et qui «^'evait garantir
à la fois les droits de la couronne et les libertés nationales; cepen-
dant il semble qu'il ne se soit jamais rendu un compte bien clair des
conditions essentielles d'un régime réellement libéral. Quant à iui,
il se sentait libéral dans ses idées et sa politique; mais il en tirait
trop aisément la conclusion que les intérêts du libéralisme et ceux
de son pouvoir personnel ne faisaient qu'un. Il voulait faire lui-
même et directement les choses dont il attendait l'accroissement
de sa popularité. Le fait est que la constitution néerlandaise de
181 A, un peu modifiée en 1815 en vue de Funioii avec la Belgique,
était rédigée de façon à laisser à la couronne une prépondérance
presque ab^^orbante. Par exemple, le roi n'avait pas voulu entendre
parler de la responsabilité ministérielle. Il n'y avait pas de cabinet
homogène, de vrai ministère, il n'y avait que des minisires du roi.
Le roi se faisait fort de traiter avec la représentation nationale et de
s'entendre à l'amiable avec elle; mais cette représentation, comment
était-elle constituée? Les états -généraux étaient formés par les
deux chambres, La première, toute semblable h notre chambre des
pairs sous Louis- Philippe, se composait de /iO à 60 membres nom-
més à vie par le roi parmi les citoyens notables; c'était donc le roi
bien plus que le pays qu'elle représentait. Les membres de la se-
conde étaient élus par les états provinciaux, nommés eux-mêmes
par des collèges électoraux dont la composition variait selon les
provinces et les villes, et dont les électnurs n'étaient renouvelés
que rarement. Assurément l'idée avait été excellente de faire appel
à l'élément provincial, si puissant dans l'ancienne confédération, et
de lui attribuer une importance marquée dans le nouvel organisme;
l'erreur était d'appliquer à la constitution d'une seconde chambre,
destinée à représenter la nation dans sa totalité indivise, une force
qui fournissait bien plutôt les élémens d'une chambre des pairs ou
d'un sénat. En fait de représentation nationale, le peuple néerlan-
dais n'en avait guère plus que l'ombre. Gela n'avait pas détourné les
auteurs de la constitution de multiplier les mesures, destinées à
empêcher cette ombre de prendre corps. Par exemple, le budget
ordinaire était voté pour dix ans, et on ne pouvait le discuter que
par ministères. Le roi, tout en se montrant toujours fort gracieux
pour les états- généraux, ne se gênait pas pour régler par simple
décret ce qui eût été de leur compétence. Les finances étaient tou-
jours fort obérées, et là surtout un contrôle indépendant eût été né-
cessaire : on iningina un syndicat d'amortissement à la nomination
du roi, et dont le fonctionnement tendait à réduire encore le pou-
UN HOMME d'État hollandais. oS5
voir direct des chambres. Ce n'est pas que Guillaume I" visât à l'ab-
solutisme, mais, fort de ses bonnes intentions, se voyant soutenu par
la confiance populaire, il s'impatientait des obst-icles que ce mini-
mum de gouvernement représentatif opposait à la prom^ote réalisa-
tion de ses vues. Il ne supportait même qu'avec peine les objections
respectueuses que lui faisaient parfois des hommes indépendans de
caractère ou de position. C'est ainsi qu'on vit successivement s'éloi-
gner des affaires des hommes éminens tels que Hogendorp, Falck,
Roëll, Janssens, que l'on eût volontiers regardés comme les con-
seillers naturels de la politique royale.
On se demande peut-être comment s'explique la placide indul-
gence du peuple néerlandais, toujours si jaloux de ses libertés, et
comment le roi demeurait populaire. 11 y a bien des raisons de cette
apparente anomalie. La principale, c'est qu'en Hollande la liberté
est beaucoup plus ancienne dans les mœurs, dans la pratique de
tous les jours, que dans les institutions. On n'y ressent pas au
même degré qu'ailleurs le besoin pressant de changer celles-ci
pour les mettre d'accord avec les théories libérales. Guillaume I",
comme presque tous les princes d'Orange, connaissait bien son
peuple. Il savait ce qu'il devait ménager chez lui, et il se gardait
bien d'y toucher. La presse, par exemple, était libre, ainsi que la
science; l'administration, la police, du moins en Hollande, n'étaient
ni oppressives, ni tracassières. Il y avait dans le gouvernement
quelque chose de paternel, laissant en réalité une très large place
à la liberté individuelle, celle à laquelle le Hollandais tient par-
dessus tout, et respectant tout ce que la révolution avait laissé de-
bout en fait d'anciens privilèges locaux ou personnels. Ajoutons que
les nombreuses déceptions qui avaient suivi la révolution, les cala-
mités dont le pays avait souffert sous le régime français, les efforts
extrêmes qu'il avait fallu faire pour le secouer et défendre l'indé-
pendance à peine reconquise, tout cela avait jeté les esprits dans
cette apathie qui suit les grandes crises et propagé un certain scep-
ticisme politique éminemment favorable aux agissemens d'un pou-
voir personnel quelconque, à plus forte raison quand la personne
qui l'exerce inspire une grande confiance. Enfin, par l'attitude qu'il
avait prise contre les prétentions intolérantes de l'épiscopat belge,
Guillaume P'' conservait au dedans comme au dehors de ses états
la réputation d'un défenseur du hbéralisme. On eût bien étonné la
plupart des Néerlandais de ce temps-là, si on leur eût dit que leur
régime constitutionnel n'était que pour la forme, et qu'en réa-
lité le mode d'après lequel ils étaient gouvernés était contraire
aux notions élémentaires du libéralisme politique. Le roi disait son
gouvernement Ubéral, et le peuple en majorité le croyait sur parole.
TOME Cil. — 1872. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est en Belgique, où il n'y avait pas les mêmes illusions opti-
mistes, que sous l'influence des idées françaises l'opposition libé-
rale prit naissance et grandit. Des voix qui ne partaient plus désor-
mais du camp clérical réclamèrent d'un ton toujours plus impérieux
la réforme de la constitution, l'introduction du principe de la res-
ponsabilité ministérielle, des élections directes, le jury, toutes les
conditions, en un mot, du gouvernement parlementaire. Bientôt,
par une coalition plu^s habile que morale, les libéraux belges et le
clergé unirent leurs efforts pQur faire brèche au gouvernement néer-
landais. Si le roi Guillaume eût été alors bien inspiré, il eût prêté
l'oreille à ceux qui lui montraient, dans la séparation politique et
administrative des deux nations, le meilleur moyen de rester roi à
Bruxelles comme à La Haye; mais le roi était absolument contraire
à une telle combinaison. Il aurait dû, dans cette hypothèse, ac-
corder à la Belgique un régime parlementaire plus complet que celui
qu'il avait établi en Hollande; cela lui paraissait inadmissible. Sa
politique personnelle l'entraîna dans de grandes fautes. Elle fut va-
cillante, variable, tantôt indulgente jusqu'à la faiblesse, tantôt sé-
vère jusqu'à la rudesse. Un jour, à la fin d'une période marquée par
de nombreuses concessions de détail, il rompt ouvertement en vi-
sière avec l'épiscopat, fonde à Louvain le « Collège philosophique, »
dont les futurs séminaristes eux-mêmes étaient forcés de suivre les
cours, et fait expulser par la gendarmerie des prêtres d'origine
étrangère qui protestaient. Un peu plus tard, il signait avec la cour
de Rome un concordat qui blessait les protestans sans contenter les
catholiques, et qui resta lettre morte. Quelque temps après il frois-
sait les provinces wallonnes et m.ême une bonne partie de la bour-
geoisie llamande en rendant l'usage de la langue hollandaise obliga-
toire, et il exaspérait les libéraux en faisant poursuivre et condamner
au bannissement plusieurs de leurs chefs marquans, ce qui ne
l'empêchait pas d'applaudir à la révolution de juillet et d'être le
premier des souverains à reconnaître la royauté de Louis-Philippe.
On sait le reste. La révolution parisienne ne tardait pas d'avoir son
contre-coup à Bruxelles, l'alliance des libéraux et des cléricaux fit
le succès du mouvement. En vain le peuple hollandais, prenant fait
et cause pour son roi, lui fournit autant d'hommes et d'argent qu'il
en avait besoin pour rentrer en conquérant dans le pays qui le ré-
pudiait comme souverain. La campagne de dix jours, vigoureuse-
ment et habilement menée par son fils, le prince d'Orange, fut inu-
tile, la France allait intervenir, l'Angleterre l'appuyait, les autres
puissances demeuraient inertes. La prise de la citadelle d'Anvers
en 1832 acheva l'œuvre de la révolution belge.
A ce moment, le roi Guillaume aurait dû se résigner devant le
fait accompli et accepter la convention arrêtée par la conférence de
UN HOMME d'État hollandais. 387
Londres. Il s'y refusa pendant sept ans, continua d'entretenir une
grosse armée en disproportion avec ses ressources, de manœuvrer au-
près des différentes cours et d'ajourner les réformes intérieures sous
prétexte que les diflicultés extérieures ne permettaient pas du s'en
occuper. Si la nation hollandaise avait chaleureusement épousé ses
intérêts dans le conflit avec la Belgique, elle avait trop de bon sens
pour ne pas voir que la séparation des deux royaumes était désor-
mais irrévocable. L'entêtement du roi à poursuivre une restauration
chimérique p;isait lourdement sur le pays, qui murmurait. La po-
pularité de Guillaume I"" avait donc notablement diminué lorsque
en 1839 il se vit enfin forcé, devant la volonté de l'Europe, à se
soumettre et à désarmsr. Même alors il ne voulut pas comprendre
combien il était à désirer que la Néerîande, sortie honorablement,
mais diminuée, mécontente, appauvrie, de cette crise prolongée,
cherchât les élémens d'une vie nouvelle dans une féconde réforme
intérieure. L'âge était venu pour Guillaume I"" avec son cortège
ordinaire d'illusions et d'opiniâtretés. La nation d'ailleurs vivotait
encore tranquillement, conformément à ses vieilles habitudes, sous
un sceptre qu'elle respectait. La malheureuse issue de la révolution
belge n'était pas faite pour rendre aux théories dites révolution-
naires le prestige qu'elles avaient perdu depuis 1813, et dans un
pays toujours volontiers conservateur tant que le mal dont il se
plaint n'a pas atteint de trop grandes proportions il n'y avait pas
de raison majeure pour que l'on sortît de cette douce somnolence
qui n'exclut pas la petite fronde, la critique anodine, mais qui re-
doute les réformes décisives.
Il y a plus. Sur ce fond d'idées moyennes, sagement médiocres,
éloignées de tout excès, qui formait le patrimoine politique et so-
cial de la grande majorité, les dernières années avaient vu surgir
une espèce de romantisme politique et religieux d'un genre tout
spécial, et dont les conclusions tendaient à restaurer la vieille or-
thodoxie calviniste, depuis longtemps très ébréchie, et à s'en re-
mettre pour le reste à la maison d'Orange comme à une race pré-
destinée au gouvernement du pays. Une sorte de mépris pour la vie
moderne, ses inventions et ses prétentions, une antipathie pronon-
cée contre la révolution et toutes ses œuvres, l'amour du moyen
âge et du paradoxe, caractérisaient ce romantisme, dont le princi-
pal ropréàeniant était le poète Bilderdyk, et qui recrutait d'assez
nombreux adhérens parmi la jeunesse universitaire. L'influence qu'il
eut sur le reste du pays, si l'on en excepte quelques cercles ortho-
doxes, était encore peu sensible; mais enfin il y avait là un mouve-
ment d'idées qui ne manquait ni d'éclat ni d'avenir, et un observa-
teur superficiel eût pu croire que l'opinion publique, si elle devait
secouer son indifférence, se laisserait plutôt entraîner dans le sens
388 REVUE DES DEUX MONDES.
de la réaction romantique-orthorloxe que ramener dans une voie
stigmatisée d'avance comme révolutionnaire.
C'est alors, c'est-à-dire en 1S39, en même temps que les affaires
belges se dénouaient d'une ûiçon définitive, que M. Thorbecke,
toujours simple professeur de droit à Leyde, publia un livre des-
tiné à ouvrir une ère nouvelle dans l'histoire parlementaire de son
pays. Sous le titre très modeste de Notes sw la Comtitution (1),
il rédigea une critique approfondie, très calme, très posée, mais
incisive, de chacun des articles de la loi fondamentale pour en
faire ressortir les contradictions et les défauts. Cet ouvrage en deux
volumes ne sacrifie pas un seul instant aux grâces; pas une ligne
ne rappelle, même de loin, le pamphlet politique. C'est froide-
ment, imperturbablement, avec une monotonie évidemment cal-
culée, que l'auteur dissèque les institutions de son temps, signale
les points qui jurent avec la saine raison, les principes proclamés
ou qui appellent un changement radical. Un pareil livre ne pou-
vait réussir qu'en Hollande, mais il devait y réussir. Tandis que
parfois ailleurs les hommes graves sont amenés à se rallier aux
systèmes que la foule passionnée a commencé par acclamer d'in-
stinct, sans bien savoir ce qu'elle faisait, en Hollande toute tenta-
tive de réforme qui ne se présente pas avec les dehors du sérieux,
de l'étude méthodique et réfléchie, est condamnée à échouer. La
modération des conclusions était un ai'gument de plus en faveur
de la thèse générale. On est même surpris de voir un esprit aussi
judicieux prendre encore si facilement son parti des élections in-
directes et provinciales pour former la chambre des députés; mais
■on n'est pas habitué partout, comme en France, à faire de la ques-
tion électorale le point central des constitutions. Le fait est que
ce livre creusa un profond sillon. La jeunesse universitaire, qui
vouait au professeur Thorbecke une sorte de vénération à la fois
affectueuse et craintive, s'éprit en mnjorité des réformes politiques
proposées avec tant de sobriété dans la forme et de décision quant
au fond. Le romantisme de l'école de Bi'derdyk fut enrayé; les
vieux conservateurs s'effrayèrent. On prétend que Van Maanen, le
ministre abhorré des Belges, mais qui avait conservé la faveur
royale et un certain prestige en Hollande, insista auprès du roi pour
que l'on poursuivît ce professeur de révolution, ce dangereux sé-
ducteur. Guillaume !"■ refusa, et fit bien. Thorbecke, dit-on, informé
des intentions terroristes de Van Maanen, ne s'en émut guère, et
il aurait déclaré qu'à son point de vue Van Maanen avait raison. Au
surplus la situation financière était si mauvaise que le gouverne-
«lent se voyait obligé d'associer sérieusement la représentation na-
(1) Aanteekening op de Grondwet, 1839.
UN HOMME d'État hollandais. 389
tionale aux mesures nécessitées par l'urgence du remède. Le 21 oc-
tobre 1839, le discours de la couronne annonça que des changemens
à la constitution seraient proposés aux chambres. Pour couvrir la
dignité royale, on ajoutait que ces cîiangemens étaient rendus né-
cessaires par la séparation définitive de la Belgique; mais par suite
de cette maladresse, trop souvent fille du mauvais vouloir, qui com-
promet les actes des gouvernemens entraînés dans une voie qui leur
déplaît, Guillaume I" perdait par une mesure arbitraire tout le bé-
néfice de son initiative réformiste. Pour parer aux embarras finan-
ciers les plus pressans, il concluait en dehors des chambres avec la
Société de Commerce un emprunt considérable. En même temps on
apprenait que le vieux roi songeait sérieusement à épouser la com-
tesse d'Otiltremont, Belge, catholique fervente, et dont riiifiuence
sur son amant couronné paraissait des plus fâcheuses. Le peuple
hollandais sentait diminuer tous les jours sa confiance dans les
intentions de son souverain. Les réformes constitutionnelles pro-
posées par le gouvernement parurent mesquines, insuffisantes, on
y soupçonnait des arrière-pensées. Le roi faisait pourtant de son
mieux pour satisfaire l'opinion. Averti de Feflet malencontreux de
ses projets matrimoniaux, il les avait fait démentir officiellement.
Il consentait à la diminution de la liste civile, au règlement de l'é-
lectorat par une loi générale, à la transmission aux états du droit de
disposer des revenus coloniaux, à la fixation pour deux ans, au lieu
de dix, du budget, qui serait désormais discuté et volé par chapitres,
et à quelques autres modifications de moindre importance. Le pays
réclamait beaucoup plus: Thorbecke et ses amis n'eurent pas de
peine à démontrer que ces réformes n'aboutiraient h rien tant qu'on
n'inscrirait pas dans la constitution le grand principe de la respon-
sabilité ministérielle, cette réforme radicale sous son apparente mo-
dération, sans laquelle les autres demeureraient une lettre morte.
Quand on revient aux polémiques de ce temps en Hollande, on les
rapproche involontairement de celles que l'opposition sous le second
empire, M. Thiers en tête, dirigeait avec tant d'insistance contre le
gouvernement impérial. Il y avait chez le vieux roi une profonde
répugnance contre tout ca qui devait lui enlever réellement le pou-
voir personnel; mais l'opinion passait de plus en plus du côté des
libéraux, le gouvernement dut encore céder, avec le consentement
apparent de Guillaume L'". Celui-ci pliait devant un orage qu'il n'o-
sait plus défier. Habitué depuis vingt-six ans à tout faire par lui-
même, il se considérait comme destitué. Il accusait le peuple hol-
landais d'ingratitude, la couronne lui était à charge, et un beau
jour, le 7 octobre IS/iO, tandis que la cour était au château du Loo,
la Néerlande fut surprise par la nouvelle que le roi abdiquait en
faveur de son fils, le prince d'Orange. Il faut désormais, disait-il,
390 REVUE DES DEUX MONDES.
des mains plus jeunes que les miennes et moins liées par le passé.
11 quitta la Hollande, se rendit en Prusse, et l'année d'après, n'ayant
plus d'opinion publique à ménager, il épousa la comtesse d'Oiil-
tremont. Les deux époux ne vécurent pas longtemps ensemble; le
12 décembre 18/13, Guillaume I" mourut à Berlin à l'âge de soixante
et onze ans.
Ce prince a laissé aux méditations des hommes politiques l'un des
exemples les plus frappans de l'impuissance finale réservée fatale-
ment de nos jours à ce pouvoir personnel que des ignorans ou des
calculateurs intéressés invoquent encore parfois comme le seul re-
mède efficace aux maux des révolutions. Il n'est pas possible d'être
plus populaire que ne le fut Guillaum.e P"', d'être arrivé au trône
par des voies plus légitimes et avec un consentement plus unanime,
d'avoir gouverné avec des intentions plus correctes et, prises en
elles-mêmes, plus libérales; il n'est pas de peuple en Europe qui
professe plus d'attachement que le peuple hollandais pour sa raai-
so^^ souveraine, ou qui supporte plus patiemment de.s institutions
défectueuses, à la condition de certains ménagemens, qui furent
observés pendant tout le temps du règne. On ne peut attribuer l'é-
vénement de 1840 ni à un péché originel de la nouvelle royauté, ni
à des abus de pouvoir exorbitans, ni à l'humeur capricieuse de la
population, et pourtant le vieux roi se vit réduit à quitter au milieu
de l'indilTérence gént'rale un pays où il avait été reçu avec le plus
vif enthousiasme, un pays qui avait vécu, au moins quinze ans, de
sa confiance en lui, et tout son système s'en allait dars la berline
qui l'emportait en Prusse. Tel est le plus grand enseignement que
nous fournisse le règne de Guillaume P% roi des Pays-Bas.
II.
Le 28 novembre ÎSliO, le prince d'Orange succédait donc à son
père sous le nom de Guillaume II. C'était un prince personnelle-
ment très aimable, chevaleresque, grand ami des arts et des ar-
tistes, à qui l'on reprochait seulement une forte propension à la
dépense, — côté par lequel il différait de son père, très économe
de ses deniers, — et son arrivée au trône fut saluée par d'unanimes
sympathies. Cependant on ne savait trop quelle ligne de conduite
il suivrait en politique. Général résolu et fort capable, sa conduite
aux Quatre-Bras la veille de Waterloo, sa campagne en Belgique,
l'avalent fait monter très haut dans l'opinion comme chef d'armée;
mais ce n'était pas d'un militaire que la Néerlande avait besoin, c'é-
tait d'un roi habile et sage. Or Guillaume II, éloigné plus ou moins
volontairement des affaires depuis les événemens de 1830, n'avait
jamais donné la mesure de sa capacité politique. Lui-même sentait
UN HOMME d'État hollandais. 391
son insufTisance, et les premières années de son règne furent mar-
quées par un système d'ajournemens, de tâtonnemens, de demi-
mesures, qui ne pouvaient fonder rien de définitif. D'an côté, il
accepta franchement le principe de la responsabilité ministérielle;
de l'autre, il se défia des hommes nouveaux, et le personnel où
il eût aimé à recruter ses ministres lui fit souvent défaut. C'est le
malheur des gouvernemens autocratiques d'épuiser assez vite ce
qu'on peut appeler le siock disponible des hommes supérieurs et
d'arrêter l'essor des jeunes talens. La plupart des conseillers de
Guillaume II avaient été élevés à l'école de Guillaume I", honnêtes
gens, incapables de tyrannie ou de dilapidation, mais très méticu-
leux, sans fortes convictions, sans grande initiative. Parmi ces mi-
nistres, il y en eut un toutefois, M. Van Hall, qui montra de la har-
diesse et du savoir-faire. La situation financière semblait désespérée,
on se voyait à la veille de la banqueroute; heureusement l'intimité
plus grande entre le gouvernement et la nation rendait possible ce
qui eût été chimérique sous le régime antérieur. Van Hall fit décré-
ter par les états-généraux un emprunt forcé de 127 millions de
florins (1), avec la clause qu'on essaierait d'abord du système des
souscriptions volontaires. L'emprunt fut couvert librement, et ce
fut un succès pour le gouvernement; néanmoins la situation poli-
tique restait mauvaise. De nouveaux découverts avaient absorbé
les ressources provenant de l'emprunt. Les libéraux, toujours gui-
dés par la parole et la plume opiniâtres de Thorbecke, insistaient
pour l'introduction des réformes dont la responsabilité ministérielle
ne devait être que le prélude. En 18/i5, Thorbecke, qui était entré
aux états-généraux, rédigea de concert avec huit de ses collègues
un projet de révision qui sembla beaucoup trop radical au roi et à
ses miijistres. On proposait deux chambres, des élections directes
pour la chambres des députés, la séparation de l'église et de l'état,
le vote annuel et détaillé du budget. De vifs débats s'élevèrent dans
les chambres, toujours nommées en vertu du vieux système, et le
projet fut repoussé.
Aux élections qui suivirent, Thorbecke ne fut pas réélu. Un souffle
de réaction avait passé sur les collèges électoraux. iNon- seulement
les royalistes quand même, les réactionnaires orthodoxes ou roman-
tiques de l'école de Bilderdyk ou du parti Groen, ainsi désigné du
nom de son éminent directeur, combattaient avec acharnement les
projets réformistes, mais de plus on voyait se constituer un parti
conservateur, qui malgré ses défaites successives est resté consi-
dérable en Hollande. Ce parti se compose en majorité d'hommes
fort honorables, libéraux tant qu'il s'agit de principes théoriques,
(1) Le florin de Hollande vaut au cours moyen 2 fr. 12 cent.
392 REVUE DES DEUX MONDES.
peu enclins à leur donner une large part dans la pratique, et
animés d'un esprit tendant à l'oligarchie yis-à-vis des hommes
nouveaux, qui penchent vers les institutions démocratiques. li n'y
a chez eux rien qui rappelle nos légitimistes partisans du droit
divin, encore moins ceux qui parmi nous ont encore quelque goût
pour les anciens privilèges féodaux; la noblesse dans les Pays-
Bas est trop faible par le nombre et la richesse pour aspirer à un
rôle quelconque en tant que classe distincte. 11 faudrait plutôt voir
chez eux les descendans de cette vieille aristocratie bourgeoise,
qui fut si puissante aux deux derniers siècles dans la république
des Provinces-Unies. Us se soucieraient peu, par exemple, de voir
la direction des affaires confiée à M. Groen et à ses amis ultra-
orangistes, ils voudraient seulement que le pouvoir fût toujours
refusé au profanimi vulgus, qu'il restât aux mains d'hommes de-
puis longtemps et bien « connus. » C'est un parti de gens comme
il faut, un peu étroits, se résignant sans trop de peine aux ré-
formes accomplies, finissant même par les trouver excellentes, mais
qui bataillent régulièrem.ent aussi longtemps qu'ils le peuvent contre
l'introduction de ces réformes, et qui, au pouvoir, sont toujours
plus disposés à maintenir qu'à changer. On trouve ou l'on trouvait
des partis conservateurs du même genre dans les vieilles répu-
bliques, à Genève par exemple, à Bâle, à Francfort, à Hambourg,
partout où une riche bourgeoisie a exercé de père en fils les fonc-
tions gouvernementales. Le sysLème en vigueur sous Guillaume I"
avait nécessairement renforcé l'influence politique de ce parti, di-
minué et transformé par la révolution; c'est lui, plus encore que
M. Groen et les siens, qui ne pouvaient lui servir que d'appoint,
c'est ce parti qui fut en réalité l'adversaire le plus redoutable de
Thorbecke. L'indifférence politique où tombe trop souvent la Hol-
lande, l'inertie qui en résulte dans la masse du corps électoral, tel
fut le second ennemi qu'il eut à vaincre.
Thorbecke persévéra. Toujours avec la même froideur tenace,
mais avec la force qu'il devait à l'énergie de ses convictions, il
ne cessa de signaler les vices qui tenaient bien moins aux hommes
qu'aux institutions. L'opinion, un moment désorientée, revint du
côté des réformes, et c'est au point qu'en 18/i7 le roi jugea pru-
dent d'annoncer aux chambres qu'on allait enfin leur soumettre
un projet sérieux de révision constitutionnelle. 11 est à présumer
que cette révision n'eût pas encore satisfait les libéraux, lorsqu'un
de ces coups de tonnerre qui éclatent le plus souvent dans notre
France, mais qui retentissent bien loin de ses frontières, vint se-
couer toutes les indolences et forcer les peureux eux-mêmes à se
mettre du côté des audacieux. La tempête démocratique de 1848
se déchaîna dans les rues de Paris, et peu de temps après l'Aile-
UN HOMME d'État hollandais. 393
magne, la Hongrie, l'Italie, l'Europe presque entière en ressentit
la commotion. Sauf quelques scènes de désordre sans importance
à Amsterdam, la Hollande resta tranquille. Guillaume II eut le
bon sens de ne pas lutter contre le torrent. Il renvoya ses mi-
nistres et appela les libéraux au pouvoir. Une commission de révi-
sion dont Ihorbecke était le président, et qu'il dominait de sa ré-
putation et de son talent, fat chargée d'élaborer la constitution
nouvelle; de ses travaux sortit la loi fondamentale qui depuis lors
régit les Pays-Bas. Nous en reproduirons ici les dispositions prin-
cipales.
Les onze provinces, — y compris le Limbourg, mais à l'exclu-
sion du Luxembourg, qui ne fait à aucun titre partie de l'état néer-
landais, — forment le royaume des Pays-Bas, dont la couronne est
et demeure attribuée à la maison d'Orange-Nassau d'après la loi de
l'hérédité masculine. Le roi jouit d'une liste civile réglée chaque
fois qu'un nouveau règne commence. En prévision des cas de mi-
norité ou d'incapacité constatée de la personne royale, les états-
généraux nomment le régent. Le roi est inviolable, les ministres
sont responsables, et une loi spéciale règle cette responsabilité.
La couronne possède le pouvoir exécutif, la direction suprême des
affaires étrangères et coloniales, le droit de déclarer la guerre,
sous réserve d'en donner connaissance immédiate aux états-géné-
raux, celui de sanctionner les traités, de commander en chef les
forces de terre et de mer, celui d'en nommer les officiers, de les
congédier ou de les pensionner conformément à une loi spéciale.
La loi règle aussi les comptes financiers des colonies. Le roi est in-
vesti du droit de grâce, mais après avoir pris l'avis du juge qui a
rendu l'arrêt, s'il sagit de peines minimes, et celui de la cour su-
prême dans les cas plus graves. Le roi propose aux états- généraux
les lois qu'il juge nécessaires, et peut approuver ou désapprouver
les propositions qui lui sont faites de leur part. Il exerce sur les
deux chambres le droit de dissolution, avec la clause que de nou-
velles élections doivent avoir lieu dans les quarante jours et que
les nouvelles chambres se réuniront dans les deux mois. Un conseil
d'état, dont la loi règle la composition et la capacité, et où le prince
d'Orange a droit de séance avec voix consultative à partir de sa
dix-huitième année, donne son avis sur tous les projt.'ts présentés
aux états-généraux ou émanant de leur initiative. — C'est le roi
qui institue les départemens ministériels, en nomme ou congédie
les titulaires. Toute décision royale est contre-signée par un mi-
nistre. — Les états-généraux représentent la totalité du peuple néer-
landais. Ils se composent d'une première et d'une seconde chambre.
La première compte 39 membres, choisis par les états provinciaux
394 REVUE DES DEUX MONDES.
parmi les citoyens les plus imposés de chaque province sur une
liste d'éligibles dressée de telle sorte qu'il y ait un éligible par
3,000 âmes de population. Les membres de la seconde chambre
représentent la population dans la proportion d'un député par
45,000 âmes, et le droit de vote est reconnu à tout Néerlandais
majeur, sauf certains cas d'incapacité, et payant un cens qui peut
varier selon les localités de 100 à 20 florins. Les députés sont élus
pour quatre ans : tous les deux ans, la moitié doit sortir de charge;
les membres sortans sont immédiatement rééligibles. Le roi désigne
le président sur la présentation de trois noms faite par la chambre
même. Une loi règle les indemnités qui leur sont dues pour frais de
voyage, et de plus il leur est alloué une somme fixe de 2,000 florins
par an. Les membres de la première chambre sont élus pour neuf
ans par les états provinciaux, un tiers sort tous les trois ans, immé-
diatement rééligible. Ils sont aussi indemnisés de leurs frais de dé-
placement, mais n'ont pas de traitement. Le roi nomme directement
leur président. Les ministres ont droit de séance dans les chambres
avec voix consultative; ils ne votent que s'ils sont membres de
l'assemblée. La seconde chambre possède le droit d'enquête et ce-
lui de proposer à la couronne les lois émanées de l'initiative des
états-généraux, mais ses propositions doivent obtenir l'assentiment
de la première chambre. — Les états provinciaux sont nommés par
les électeurs de chaque province pour six ans, la moitié de leurs
membres sort de charge tous les trois ans. C'est à eux que revient,
dans les limites d'une loi réglant leurs attributions, l'exécution des
lois et décrets concernant leurs provinces respectives. Ils gèrent les
intérêts provinciaux, en particulier les voies de communication par
eau et par terre, les desséchemens et les endiguemens, et ils nom-
ment dans leur sein une délégation permanente [ctats députés) qui
veille à l'exéciition des décisions prises. Leur budget et leurs or-
donnances doivent être revêtus de l'approbation royale. Les com-
missaires du roi dans les provinces, analogues à nos préfets, ont
droit de séance et de vote, soit aux états provinciaux, soit aux états
députés. — Les conseils municipaux, nommés par des électeurs
payant un cens moindre de moitié que celui qui est exigé pour les
élections politiques, sont présidés par des bourgmestres nommés
par le roi et que le roi peut révoquer; rien de semblable à nos sous-
préfets. Leur budget, leurs ordonnances , doivent être approuvés
par les états provinciaux, leur système local d'impôts doit l'être par
le roi.
Ce sont là les grandes lignes de l'organisme constitutionnel
de 1848. Les chapitres qui concernent la justice, les finances et
l'armée n'ont rien de spécial, et se rapprochent beaucoup de notre
UN HOMME d'État hollandais. 395
organisation française. Notons toutefois que la constitution hollan-
daise ne connaît pas le jury, que les juges sont nommés par le roi,
mais sur une liste de présentation dressée par les corps politiques
ou judiciaires, enfin que les soldats, recrutés par la voie du tirage
au sort, ne peuvent être envoyés dans les colonies que s'ils y con-
sentent. QLiant à l'instruction publique, l'état se déclare tenu de
la donner partout dans une mesure suffisante et en respectant les
croyances religieuses de tous. Du reste l'enseignement est libre,
mais tous les maîtres doivent présenter les mêmes garanties de
savoir et de moralité. Cliacun professe en toute liberté ses opinions
religieuses, la société se réservant seulement le droit de se proté-
ger, elle et ses membres, contre les entreprises prévues par le code
pénal. Toutes les églises sont également protégées. Les cérémonies
des divers cultes ne sont licites qu'à l'intérieur des édifices consa-
crés, sauf dans quelques endroits où des règlemens antérieurs en
avaient autorisé la célébration en plein air (1). L'état assure aux
diverses confessions le maintien des traitemens dont jouissent ac-
tuellement leurs ministres, il peut même créer des places nouvelles;
mais, tout en veillant à ce que chaque église reste dans les limites
tracées p-ar les lois, il s'abstient de toute intervention dans leur
régime intérieur. En fait, l'église et l'état sont séparés; le lien
des subsides, qui les unit encore, n'est plus qu'un détail budgétaire
ressortissant au ministère des finances. Enfin la presse est libre,
soumise au droit commun, et les habitans du royaume jouissent
pleinement du droit de se réunir et de s'assembler, sauf la soumis-
sion aux règlemens d'ordre public édictés par une loi spéciale.
Telle est en résumé cette constitution, qui a enfin donné à la
Néerlande des institutions en harmonie avec le libéralisme de ses
mœurs. C'est Thorbecke, cette fois encore, qui fut le promoteur le
plus actif de la réforme constitutionnelle. Il dut afl'router de vifs
débats. La première chambre surtout, qui se sentait condamnée,
se montra pleine de terreurs. La liberté d'enseignement, la sépa-
ration de l'église et de l'état, la limitation systématique du pouvoir
personnel de la couronne, les élections directes, le droit pour ainsi
dire absolu de réunion, faisaient bondir les vieux conservateurs
autour de leur table verte. Thorbecke l'emporta de haute lutte,
mais non sans de pénibles sacrifices. Depuis 1839, ses idées en ma-
tière d'élection s'étaient modifiées : non-seulement il était devenu
partisan des élections directes, ce système lui paraissant indispen-
sable à l'autorité comme à la vigueur des corps élus, mais de plus
(1) Ceci vise les communes rurales catholiques de quelques provinces, du Brabant
surtout, où il n'y avait pas de motifs d'ordre public pour interdire des processions
auxquelles la population tenait 1 eaucoup.
396 REVUE DES DEUX MONDES.
il demandait que la capacité intellectuelle fût admise à côté du
cens comme base du droit électoral. Il est fâcheux que, sur ce
point, il n'ait pu triompher des inconcevables préjugés qui presque
partout empêchèrent les censitaires d'élever cette digue inoffen-
sive et salutaire contre les débordemens du suffrage universel. Au-
jourd'hui les Néerlandais voudraient élargir le droit électoral sans
en venir à cette redoutable extrémité; mais tout ce qu'ils pour-
ront faire sans sortir de la constitution sera d'abaisser le cens dans
quelques localités. Thorbecke aurait même voulu que la première
chambre disparût de la constitution; il craignait, et la suite prouva
qu'il ne se trompait pas, qu'elle ne jouât toujours un rôle très
effacé à côté de la seconde. Cependant nous serions de ceux qui
pensent que, telle qu'elle est, les services qu'elle rend sont réels.
Il se prononça de plus contre l'obligation dont l'état se chargeait
en garantissant aux ministres des divers cultes le maintien de
leurs trailemens : sans vouloir changer brusquement une situation
à laquelle se rattachaient des intérêts respectables, il eût désiré que
l'état ne se liât pas les mains. En somme, ses vues essentielles
triomphèrent, et l'on peut bien dire que la nouvelle constitution
fut son œuvre.
L'année 18/i9 le vit ministre de l'intérieur et appelé en cette
qualité à élaborer les nombreus3S lois d'organisation nécessitées
par le nouveau régime. On se fait difficilement une idée de sa pro-
digieuse activité. Étudiant tout, voulant tout connaître à fond,
faisant travailler rude ses employés comme il travaillait lui-même,
toujours sur la brèche devant les chambres, stimulant ses collègues,
respectueusement tenace avec la couronne, imprimant une vigou-
reuse impulsion à toutes les branches d'une administration devenue
un peu somnolente sous ses prédécesseurs, Thorbecke fut pour ses
compatriotes pendant plus de vingt ans l'homme d'état par excel-
lence, et il le fut dans l'un des pays où il est le plus difficile de
s'imposer comme chef de parti ou d'école. Il parvint à dominer ses
adversaires et, ce qui peut-être lui coûta le plus de peine, ses
propres amis. Parmi les lois importantes qui lui sont dues, nous
citerons la loi électorale, la loi provinciale, la loi organique des com-
munes, celles sur la chasse, la pêche, l'expropriation pour cause
d'utilité publique, l'instruction secondaire. Cette dernière loi a cou-
vert le pays d'écoles civiles supérieures, aujourd'hui en pleine pro-
spérité. C'est à lui en grande partie que sont dus les gigantesques tra-
vaux qui ouvriront bientôt de nouvelles voies maritimes aux grandes
villes de commerce, l'organisation d.3 l'exploitation des chemins de
fer de l'état, la loi sur l'exercice de la médecine. De concert avec son
ami Betz, grande capacité financière trop tôt enlevée à son pays, il
UN HOMME DETAT HOLLANDAIS. ' 397
(Iota la Néerlande de la belle reforme qui consiste dans l'abolition
des octrois communaux ; même quand il n'était pas au pouvoir, son
influence directe ou indirecte fut toujours très grande. Par exemple,
les lois concernant le conseil d'état, la milice, l'instruction primaire,
— cette dernière proposée par un ministère conservateur, votée
par une majorité considérable, et aujourd'hui tant attaquée par
les réactionnaires de tous les cultes, parce qu'elle a constitué l'é-
cole populaire tout à fait en dehors des églises, — ces lois portent
les traces évidentes de la part toujours très active qu'il prenait aux
discussions politiques. Il avait renoncé à sa chaire de professeur
pour se vouer enlièrement aux affaires publiques, et il y portait
cette passion froide qui avait déjcà fait la puissance de ses écrits et
qui lui valut son autorité comme orateur et législateur. Il avait son
genre à lui d'éloquence parlementaire. Il ne brillait ni par les
grands mouvemens oratoires ni par les appels aux passions; c'est
tout au plus si, dans la série de ses innombrables discours, on
peut relever deux ou trois expressions suggérées par un moment
d'indignation ou de colère. Toujours maître de lui-même, sobre de
formes, très clair et très précis, il démolissait tranquillement les
objections de ses adversaires, et les pulvérisait sous les coups mé-
thodiquement assénés de son érudition administrative. Le state-
menl of fuels, comme disent les Anglais, était la partie forte de ses
raisonnemens. C'est qu'il ne s'aventurait sur aucun terrain sans
l'avoir soigneusement étudié d'avance ; alors, armé de chiffres et
de données positives, ramenant les discussions dans le règne du
réel et de la pratique, il brisait comme verre les argumens que ses
antagonistes cherchaient trop souvent dans le domaine des généra-
lités déclamatoires ou inapplicables. Il faut connaître ce qu'il y a
de frondeur, souvent même d'ergoteur, dans le caractère hollan-
dais, pour bien comprendre la force que le genre oratoire de l'ex-
professeur de droit lui prêtait dans les débats parlementaires. Il
y joignait le talent spécial de se défendre en faisant ressortir,
avec une pointe d'ironie, sans qu'on eût le droit de se sentir of-
fensé, l'inconvenance ou l'absurdité des objections qui lui étaient
faites. Cela cinglait sans faire saigner et clouait sans qu'on osât
crier. On retrouvait bien un peu du professeur morigénant, sans
nommer personne, un auditoire d'étudians indisciplinés. Nous cite-
rons un spécimen de cette éloquence sans grand éclat, mais inci-
sive et portant coup; nous le choisissons au milieu des très vifs dé-
bats que souleva dans la première chambre la présentation de la loi
électorale. Cette loi, qui pèche bien plutôt par excès de prudence
que par trop de concessions au principe démocratique, avait été at-
taquée de la manière la plus violente. On l'accusait d'ouvrir la porte
398 REVUE DES DEUX MONDES.
au suffrage universel, au socialisme, au communisme; la probité
politique du ministère avait même été mise en doute, et l'on avait
crié à la violation de la constitution. Après deux jours de discussions
passionnées, Tliorbecke prit la parole pour défendre le projet.
« Je crois, monsieur le président, que ceux qui ont assisté sans parti-
pris aux délibérations d'hier et d'aujourd'hui auront eu l'occasion de
faire deux remarques. La première, c'est que, si nous avons encore à
envier plus d'une chose aux assemblées représentatives de l'étranger, ce
n'est pas précisément le ton des discussions (1). J'ai toujours pensé que,
dans une assemblée comme la vôtre, ce ton ne doit jamais s'écarter de
la politesse qui caractérise une compagnie d'hommes comme il faut,
discutant ensemble une question sérieuse en se portant un respect réci-
proque. Si, dans une telle compagnie, quelqu'un s'oublie au point de
perdre de vue ce qu'il doit à la gravité du sujet discuté et à ceux qui
l'écoutent, on ne tient pas compte de ce qu'il a dit. Voilà ce qui con-
vient selon moi dans une assemblée telle que la vôtre, ce qui convient
surtout au gouvernement. Une parole acerbe est plus facile à trouver
qu'une bonne raison, mais il n'y a que les bonnes raisons qui restent.
« Ma seconde remarque est celle-ci. Quand on découvre, comme on a
pu le découvrir hier et aujourd'hui, que sur un même point des hommes
également raisonnables et modérés diffèrent largement de manière de
voir, il convient d'être modeste. Et j'applique sur-le-champ cette obser-
vation à ce qu'on a dit sur l'interprétation de la constitution. Plus que
beaucoup d'autres peut-être, j'ai été dans le cas d'entendre parler de
la constitution en rapport avec le projet de loi qui vous est soumis; mais,
lorsque j'entends, comme aujourd'hui, celui-ci déclarer que la constitu-
tion est violée par des règlemens qui font à l'autre l'effet d'en être la
stricte, application, aloi's je conclus que l'on a toute sorte de motifs de
se défier de sa propre opinion, et qu'on doit s'interdire de l'imposer
d'autorité aux autres. »
Cette leçon donnée à des adversaires qui avaient dépassé les
formes de la discussion honnête, l'orateur reprend l'un après l'autre
les articles de la loi proposée. 11 arrive à la fixation du cens élec-
toral.
« Le cens, a-t-on dit, est trop bas; mais a-t-on fait, messieurs, ce
que j'avais instamment demandé? On ne m'a pas cité une seule localité,
pas un seul district, oii le cens serait trop bas. Et moi, depuis la pré-
sentation de notre projet, j'ai constaté le contraire. Depuis qu'il est
(1) Ces paroles font allusion aux délais tumultueux dun les chambresen France
et en Allemagne étaient alors le théâtre.
UN HOMME d'État hollandais. 399
connu du public, j'ai beaucoup entendu et beaucoup lu sur cette ques-
tion du cens, et je déclare que pas un district, pas une localité n'a dé-
clare qu'il était trop bas ; au contraire on m'a reproché en beaucoup
d'endroits qu'il était trop haut. Des magistrats municipaux de la
Nord-Hollande, où le cens est fixé de 40 à 50 florins, m'ont écrit que,
s'il était abaissé à 20 florins, cela ne ferait pas inscrire un seul électeur
incapable. Un des premiers propriétaires fonciers de la Gueldre, qui
connaît cette province mieux que personne, m'a aflirmé que les paysans
gueldrois payant 10 florins de contribution directe seraient encore des
électeurs très acceptables. Quand je pèse tout cela, quand j'observe
surtout que pas une plainte ne nous est parvenue d'aucun district, d'au-
cune localité déterminée, alors je crois pouvoir maintenir que le prin-
cipe adopté est bon. La seule chose dont on ait argué dans toute cette
discussion pour prouver le contraire serait que, si l'on adopte le cens
proposé, il y aura 100,000 électeurs dans le royaume, et que ce nombre
est trop grand. Messieurs, s'il se trouve 100,000 électeurs capables dans
notre pays, c'est à mon avis une raison de nous réjouir et non pas de
nous plaindre. »
Cela continue sur ce ton ; des faits, des calculs positifs, la froide
réalité présentée de manière à montrer l'inanité des craintes ou des
objections émises, telle est la méthode constante. Ajoutons que la
loi fut votée à une majorité de plus des deux tiers.
III.
Kotre intention n'est pas de suivre Thorbecke tout le long de sa
carrière parlementaire; le détail, pour d'autres que des Hollandais,
offrirait peu d'intérêt. Il suffu'a de rappeler les principaux événe-
mens qui signalèrent la période de 18^9 à 1872.
Thorbecke n'était ministre que depuis quelques mois quand le
roi Guillaume II fut frappé d'une apoplexie suivie d'une prompte
mort. On ne sait trop ce que fussent devenues ses relations avec lui,
si elles avaient dû se prolonger. Son fils Guillaume III, le roi actuel
des Pays-Bas, fut couronné le 12 mai 18^9 à Amsterdam, et prêta
serment à la nouvelle constitution. Ce n'est pas manquer au respect
dû à une tête couronnée que de constater l'honnêteté scrupuleuse
avec laquelle le roi Guillaume III a tenu le serment prêté par lui à
une loi fondanïentale que, selon toute apparence, il n'aimait pas. Il
est impossible de se montrer plus correct dans sa conduite comme
roi constitutionnel, et cela fait d'autant plus l'éloge de ce prince
qu'avec moins de loyauté, spéculant sur l'espèce de dévotion reli-
gieuse qu'inspire la maison d'Orangî au peuple néerlandais, il au-
AOO REVUE DES DEUX MONDES.
rait pu essayer de briser violemment des entraves antipathiques à
son caractère, essentiellement militaire et même, paraît- il, facile-
ment emporté. 11 n'est donc pas étonnant que, dans les premières
années de son règne surtout, il ait subi son ministre Thorbecke plus
qu'il ne l'a aimé. Les échos de la résidence retentirent plus d'une
fois du bruit des scènes qui se passaient entre le jeune et bouillant
souverain et son flegmatique conseiller. Celui-ci ne se laissait pas
aisément désarçonner, mais il dut souvent faire appel à toute sa té-
nacité pour ne pas fléchir sous le poids des irritations royales. Ses
adversaires politiques tâchaient de tirer profit de cet antagonisme
personnel en le dépeignant à la population comme un tyran du roi
et même comme un républicain latent, ennemi secret de la maison
d'Orange. C'était le calomnier. Thorbecke voyait dans le maintien
de cette famille sur le trône des Pays-Bas la pierre angulaire de la
constitution, et il jugeait avec grand sens que, si la république est
le seul gouvernement stable là où il n'y a pas de famille royale in-
contestée, universellement désirée, la monarchie constitutionnelle
en revanche est de toute nécessité, si l'on veut vivre libre dans un
pays où l'assentiment unanime décerne la primauté permanente du
rang et du pouvoir à une famille historique. En pareil cas en effet,
la république ne peut avoir qu'une existence précaire, et, pour se
maintenir, elle doit recourir aux mêmes procédés arbitraires et op-
pressifs auxquels sont fatalement condamnées les dynasties forcées
de lutter pour leur existence (i). Au reste, avec les années, les an-
gles s'adoucirent entre le roi et son principal ministre, et même on
peut dire que, dans les derniers temps, leurs relations étaient de-
venues très faciles, presque cordiales; mais évidemment cette posi-
tion de persona ingrata ne facilitait pas la tâche du ministre. Sou-
tenu par une majorité décidée, il se maintenait toutefois avec succès
au pouvoir, lorsqu'on 1853 un incident imprévu vint le forcer
brusquement à se retirer, et c'est de Rome que le coup partit. Ceci
demande explication.
Parmi les divers élémens qui composent la population néerlan-
daise, il en était un qui avait singulièrement profité des changemens
survenus depuis la révolution, et surtout depuis l'avènement d'un
régime foncièrement libéral : c'était l'élément catholique. Tenus à
l'écart sous l'ancienne république, suspects de nourrir des senti-
(1) N'est-ce pas faute d'avoir fait cette importante distinction que tant de hons
esprits en France se sont complu récemment dans le rôve d'une restauration monar-
chique? Ils eussent probablement adopté une autre solution, si, au lieu de se deman-
der : la monarchie constitutionnelle n'est-elle pas le meilleur régime qu'on puisse
souhaiter à la France? ils eussent envisagé d'abord cette question préalaljle : les condi-
tions indispensables d'une monarchie ccnstitutionnellc existent-elles en France?
UN HOMME d'État hollandais. ZiOl
mens peu patriotiques et ne comptant qu'un petit nombre de fa-
milles aisées ou d'hommes instruits, les catholiques avaient vu na-
turellement avec joie tomber les barrières élevées contre eux et leur
église par les anciennes constitutions. L'adjonction sur le pied de
la plus parfaite égalité du Brabant et du Limbourg aux anciennes
Provinces-Unies avait beaucoup accru leur importance numérique
dans le nouveau royaume, dont ils fermaient les deux cinquièmes.
Ils s'étaient constamment unis aux protestans libéraux dans les ba-
tailles politiques livrées par ceux-ci aux conservateurs et aux réac-
tionnaires, et plus d'une fois Thorbecke avait dû recourir à leur
appoint pour former ou conserver sa majorité. En un sens, il était
pleinement dans son droit, et les catholiques, en revendiquant éga-
lité complète, entière liberté, étaient pleinement dans le leur; seu-
lement on doit se demander jusqu'à quel point il n'y avait pas
malentendu des deux parts. Les catholiques comprenaient-ils bien
que les institutions et les lois libérales, une fois leur émancipation
accomplie, seraient plus dangereuses pour leurs croyances que les
vieilles lois d'exception dont ils avaient longtemps souffert? Il est
permis d'en douter quand on les voit aujourd'hui se retourner en
masse compacte contre les principes et les hommes du libéralisme.
De son côté, Thorbecke avait-il une notion claire de la différence
qu'on est bien forcé de faire en politique entre l'église catholique
et les autres églises chrétiennes? Rien dans ses écrits ni dans sa
manière d'agir ne prouve que son intelligence, si pénétrante et si
lucide partout ailleurs, eût serré de près cette question, aujourd'hui
si impérieuse. Ce qui, selon les circonstances, fait la faiblesse ou la
force de l'église catholique, c'est qu'elle est internationale, et même
par sa hiérarchie, comme dans l'esprit de ses membres fervens,
siq)ra-nalionale. C'est une fort belle théorie que celle de la sépara-
tion de l'église et de l'état, et rien de plus facile que de l'appliquer
à des populations protestantes, juives ou même grecques; mais
toutes les théories du monde ne pourront empêcher que là où la
croyance de la masse est restée profondément catholique, où par
conséquent le clergé tient la clé des consciences et se croit lui-
même tenu d'obéir sans réserve à la hiérarchie dont le chef est à
Rome, là aussi c'est l'épiscopat qui règne et gouverne au nom du
pape, dont il est le délégué. Gela sera surtout vrai, si le citholicisme
est professé sous cette forme ultramontaine qui est aujourd'hui sa
forme officielle et qui était déjà celle du cathoUcisme néerlandais
depuis le dernier siècle (1). C'est pour cela que notre ancienne mo-
(1) Dans la Bévue da 15 mai dernier, nous avons raconté comment l'ancien épi-
scop.it national de la Hollande fut suppri':né par un molu proprio du pape.
TOME Cil. — 1872. 2G
Zl02 UEVUE DES DEUX MONDES.
narchie français^, pourtant si catholique, était en même temps très
gallicane. En général, les libéraux hollandais de la génération qui
nous précède considéraient le catholicisme comme une puissance
du passé dont il était inutile de se préoccuper beaucoup. La saine
politique, la justice, la tolérance, ordonnaient d'assurer à ceux qui
le professaient encore la môme protection, les mêmes droits, qu'aux
adhérens des autres confessions; il n'y avait plus rien de sérieux à
craindre, pensaient- ils, d'une croyance battue en brèche par tous
les vents et tous les courans de la pensée moderne. Thorbecke et
ses amis ne devaient pas tarder à voir qu'ils avaient compté sans
leur hôte.
Le pape Pie IX avait résolu de rétablir l'épiscopat néerlandais.
En elle-même et à son point de vue, cette décision n'avait rien que
de légitime. L'église catholique est épiscopale, et il est tout natu-
rel qu'elle veuille établir des évêques dans les régions où il n'y en
a pas. Â ce même point de vue, le pape ne devait pas s'arrêter de-
vant les réclamations du vieil épiscopat national d'Utrecht, con-
damné par ses prédécesseurs, et dont la légitimité, si facile à dé-
montrer d'après les principes gallicans, ne pouvait un seul instant
se soutenir clans la théorie ultramontaine. Puisque la nouvelle con-
stitution néerlandaise tendait h séparer de plus en plus l'église de
l'état, il eût été facile, en s'y prenant avec quelques ménagemens,
d'habituer les esprits en Hollande à l'idée d'une reconstitution
épiscopale; mais il ne fallait rien brusquer. Si quelque chose était
de nature à réveiller contre les catholiques les anciens soupçons,
c'était tout ce qui eût ressemblé à un acte de pouvoir direct posé
par la cour romaine en pleine terre hollandaise. Le gouvernement,
averti par des rumeurs plutôt que par des communications offi-
cielles, avait pris les devans, et il croyait avoir obtenu de la corn-
papale la promesse que rien ne se ferait sans son aveu. Qu'arriva-
t-il? Pie IX, cédant à cet esprit d'absolutisme qui l'a si souvent
poussé à procéder par de grands éclats, lança un beau matin le dé-
cret de constitution épiscopale, découpa le royaume en diocèses,
nomma des titulaires, et dans l'allocution publique par lui pro-
noncée à cette occasion , la nation néerlandaise comme telle, son
histoire, son indépendance, ses plus glorieuses traditions, furent
traînées dans la boue.
Ce qu'il était facile de prévoir ne manqua pas d'arriver. Les
griefs que les adversaires du nouveau régime avaient tirés contre
Thorbecke de sa condescendance pour les catholiques et de son
indépendance vis-à-vis de la couronne devinrent tout à coup une
arme formidable. La majorité protestante se sentit blessée, humi-
hée, et n'entendit pas que les choses S3 passassent ainsi sans qu'elle
UN HOJIME d'État hollandais. i03
eût son mot à dire. Des adresses revêtues de milliers de signatures
furent envoyées au roi pour lui demander de maintenir l'honneur
et les libertés du pays contre le vieil ennemi qui prétendait de nou-
veau lui faire la loi. Le roi, lors d'une visite qu'il fit à Amsterdam,
s'exprima de manière à montrer qu'il épousait les griefs de la
nation, et Tlioibccke se vit forcé de donner sa démission. Sa posi-
tion en effet n'était plus tenable. Beaucoup de ceux qui l'avaient
suivi jusqu'alors hésitaient ou reculaient. Se mettre à la tête du
mouvement anticatholique, il n'y pouvait songer. Il se retira donc,
la seconde chambre fut dissoute, et les élections qui suivaient en-
voyèrent à La Haye une chambre, non pas réactionnaire, mais con-
servatrice et, si l'on peut ainsi dire, marquant le pas.
A moins de se lancer dans une voie d'oppression antipathique à
l'esprit national, il n'y avait guère autre chose à faire, une fois la
protestation enregistrée, qu'à s'accommoder à la situation nou-
velle. Une loi assez anodine , qui déniait toute valeur officielle aux
titres épiscopaux et assujettissait toutefois les titulaires à certaines
conditions de résidence, fut tout ce qui résulta de l'agitation soule-
vée par le décret pontifical. Thorbecke rentra comme député à la
chambre, et ce qui est caractéristique, c'est que, précisément pen-
dant cet interrègne conservateur, un ministère composé de ses ad-
versaires politiques présenta et fit passer cette loi sur l'instruction
primaire qui compte parmi les plus libérales qu'il y ait en Eu-
rope, et que frappent aujourd'hui les anathèmes de tous les partis
rétrogrades. Beaucoup de députés catholiques aidèrent à la faire
accepter, sans prévoir, il est permis de le penser, l'opposition fu-
rieuse que peu d'années après leur clergé devait lui déclarer.
A scn tour, le parti conservateur était trop peu uni, l'appui que
lui prêtait l'orthodoxie protestante trop coûteux et trop dangereux,
pour qu'il pût jouir d'une longue possession du pouvoir. Il en était
un peu de lui comme du parti tory en Angleterre, qui, lorsqu'il est
rappelé au gouvernement, ne peut revenir sur les progrès accom-
plis, et se voit obligé d'appliquer des principes qui ne sont pas les
siens, si même il n'est pas forcé de devancer les whigs dans l'in-
troduction des réformes populaires. Peu à peu le corps électoral et
la chambre virent se reformer une majorité libérale décidée, et en
1862 Thorbecke, qui du reste n'avait pas cessé, comme chef de
l'opposition gouvernementale, d'exercer sur la chambre une in-
fluence que ses adversaires eux-mêmes devaient subir, redevint le
chef du cabinet. Il resta quatre ans à la tête des affaires. Ce qui le
força à une nouvelle retraite, ce furent les dissensions du parti li-
béral. Sa majorité lui échappait trop souvent dans les occasions im-
portantes. Il aurait pu mainte fois dire à plus d'un député libérai
A04 REVUE DES DEUX MONDES.
qui avait voté contre lai ce que Casimir Parier, ministre de Louis-
Philippe, disait à un membre de la majorité qui s'abritait derrière
sa conscience contre le reproche de défection : « Vous dites que
vous avez voté contre moi dans cette affaire , parce que vous pen-
siez que j'avais tort; mais croyez -vous donc que nos adversaires
votent pour moi quand ils trouvent que j'ai raison? » C'est peut-
être la plus grande difficulté du régime parlementaire que de con-
cilier l'indépendance personnelle du député sur les questions spé-
ciales avec le devoir de soutenir le gouvernement que l'on croit le
meilleur dans l'intérêt général, permanent, du pays.
On devrait probablement signaler à ce propos une autre lacune
dans le génie politique de Thorbecke. La question coloniale est de
première importance en Hollande. De sa splendeur passée, ce pays
n'a guère conservé qu'un diamant, mais un diamant de première
grandeur et de la plus belle eau : c'est son empire colonial, et sur-
tout Java, la reine de l'Océan indien. Les Néerlandais ont eu l'art
de tenir soas leur sujétion au sud de l'Asie un territoire vingt ou
trente fois plus grand que le leur, habité par 20 millions d'hommes,
produisant et rapportant beaucoup. Leur régime colonial, quoi qu'on
en ait dit, a été en somme un bienfait pour les populations indi-
gènes; ce n'était pourtant qu'un bienfait relatif. Basé sur le tra-
vail forcé, il devait engendrer fatalement des abus et des iniquités
dont notre conscience moderne ne supporte pas la prolongation. De
là de vifs débats entre les libéraux, qui voudraient, au nom de la
justice, abolir ce régime quasi-féodal, et les conservateurs, qui
craignent que cette abolition ne prive la mère-patrie des avantages
qu'elle a jusqu'à présent retirés de sa belle colonie, et qui préten-
dent que le système en vigueur est au fond le plus approprié aux
idées et aux mœars des indigènes. Depuis plusieurs années, c'est
dans le sens d'une série de réformes partielles que s'est prononcée
la politique néerlandaise; mais on ne peut pas dire que Thorbecke
ait hâté ce mouvement d'émancipation. Il semble qu'il se défiait un
peu de lui-même dans une question où il serait aussi imprudent de
vouloir tout décider d'après nos maximes européennes qu'injuste
d'abuser de l'état de minorité de toute une race pour faire peser
sur elle un joug inique. C'est à propos de la question coloniale qu'il
vit sa majorité se dissoudre en 1866. Le ministère qui lui succéda
sous la conduite de M. Fransen van den Putte, que sa spécialité
coloniale, son libéralisme avancé et ses talens personnels désignent
comme le futur réformateur des colonies néerlandaises, ce ministère
ne put longtemps se maintenir, la majorité lui fit aussi défaut. Sui-
vit un nouvel inteiTègne conservateur, qui donna une preuve nou-
yelle de l'impossibilité d'une réaction sérieuse; puis la formation
UN HOMME d'État hollandais. A05
d'un ministère libéral sans Thorbecke, enfin le retour du vieux mi-
nistre à la tête d'un cabinet composé par ses soins. C'était en 1870.
En 1872, l'échec du projet d'impôt sur le revenu amena une nou-
velle dislocation; Thorbecke ne devait pas y survivre. Ses forces
trahissaient son ardeur au travail. Une toux opiniâtre lui enlevait
le repos des nuits, et enfin le h juin dernier, il rendit le dernier
soupir. Quatre jours après, ses funérailles furent célébrées à La
Haye de la manière la plus simple, conformément à ses volontés;
mais l'affluence d'hommes appartenant à l'élile du pays et venus de
toutes les parties du royaume montra combien sa perte était vive-
ment sentie. Des comités se sont formés depuis lors dans la plupart
des centres politiques et recueillent en ce moment des souscriptions
destinées à lui ériger une statue monumentale. Les chambres vien-
nent de voter une pension viagère à ses deux filles.
IV.
Cette étude ne serait pas complète, si nous n'ajoutions quelques
traits de l'homme privé à l'exposé de sa carrière publique.
Thorbecke était grand, maigre, laid, mais d'une laideur plus
que rachetée par une physionomie de grand caractère. Le sourire
légèrement sardonique qui errait ordinairement sur sa lèvre infé-
rieure, un peu avancée, le feu concentré de son regard, son grand
front mince et bombé, vrai symbole de pensée pénétrante et de
travail opiniâtre, avaient rendu depuis longtemps ses traits popu-
laires, si l'on entend par là reconnaissables entre tous. Quant à la
popularité de sa personne, elle n'alla jamais loin. Il était, excepté
dans le cercle de ses amis intimes, plus craint et respecté qu'aimé.
Quelque chose de sec et d'âpre repoussait aisément ceux qui ne
pouvaient le connaître de près. Il aimait le pouvoir, et nous sommes
loin de lui en faire un reproche; où en serions-nous, si dans
chaque pays il n'y avait pas des hommes supérieurs, assez ambi-
tieux pour endurer toutes les fatigues, tous les ennuis des hautes
positions, et persister malgré tout à diriger la politique nationale!
mais il lui arriva quelquefois de donner prise à l'accusation d'auto-
cratie. Son désintéressement allait jusqu'à l'austérité. Arrivé pauvre
au premier rang, il est mort pauvre, ne laissant à ses enfans qu'un
nom honoré de tous. Grand travailleur lui-même, il exigeait beau-
coup des autres, et, comme les hommes très occupés qui savent le
prix du temps, il avait le commandement bref et les procédés par-
fois rudes. On a pu regretter, dans l'intérêt de son parti et de sa
personne, qu'il ne sût pas mettre plus d'huile dans les roues. Les
ilOQ REVUE DES DEUX MONDES.
étudians de Leyde, qu'il avait forcés de travailler et de penser
comme personne avant lui, le désignaient par abréviation sous le
nom de Thoi\ Lorsqu'il fut appelé à déployer ses talens sur une
plus vaste scène, il fit toujours un peu l'efTet du dieu germanique
aplatissant son monde à coups de marteau.
C'était pourtant un homme plein d'abandon et de cordialité dans
la vie privée. Il avait épousé une Allemande digne de lui par la dis-
tinction de son intelligence, et à laquelle il dut, pendant de longues
années, le bonheur domestique le plus complet. Plusieurs enfans,
dont il ne reste que deux filles et un fils, jeune avocat d'avenir,
furent le fruit de cette union cimentée des deux côtés par une pu-
reté de mœurs qui défia toujours la médisance. Les personnes ad-
mises dans l'intimité de ce simple intérieur disent qu'autour de
la table à thé ou du bocal de mahvyn (1), thé et vin qu'il préparait
lui-même avec le plus grand soin, on ne reconnaissait plus le Thor-
becke austère et toujours sérieux de la scène publique. Il aimait la
conversation enjouée, la provoquait lui-même, et s'amusait comme
un enfant des historiettes, des bons mots, des petites nouvelles
qu'on avait à lui narrer. A certains égards, il avait gardé une sim-
plicité touîe juvénile. Il ne comprenait rien aux entraînemens ni
aux raffmemens du vice au sein de notre civilisation déjà vieille;
parfois même il se trompa gravement sur le compte de quelques
personnes en qui sa confiance était grande, et dont la conduite pri-
vée était telle que tout le monde, excepté lui, s'en défiait.
Il était sincèrement religieux, bien qu'étranger aux pratiques
ecclésiastiques et même aux plus récentes évolutions de la pensée
religieuse. La philosophie de sa préférence était celle de Krause,
théisme spiritualiste très élevé et très opposé au déisme dualiste
fondé sur le principe d'une séparation objective de Dieu et du
monde. G'ila suffisait pour que les ennemis de Thorbecke l'accusas-
sent de panthéisme, ce qui était fort injuste. Une de ses idées favo-
rites était qu'il y avait un christianisme transcendant, supérieur
aux diverses églises, dont aucune législation moderne ne pouvait
se défaire, auquel personne de nos jours ne pouvait au fond se
soustraire, et l'on peut voir, à l'occasion de plusieurs pertes dou-
loureuses qu'il eut à subir, que ce christianisme philosophique
était pour lui plus qu'une théorie. La veille de sa mort, il voulut
voir près de son lit sa vieille domestique, restée à son service de-
puis les jours de Leyde. Ses dernières paroles furent pour son pays,
ses enfans et ses bons amis. Il envisagea le redoutable passage avec
(1) Boisson bien connue en pays germanique pendant les longs soirs de printemps,
composée de vin blanc, de sucre et d'herbes aromatiques infusées.
UN HOMME d'État hollandais. h07
une fermeté stoï |ue. « La mort est pour moi, dit-il à son fils, le com-
mencement d'une vie nouvelle. »
Outre ses écrits déterminés par les circonstances politi7ues, il
avait publié des esquisses liistoriqujs sur plusieurs personnages
éminens dj l'histoire néerlandaise, Jean De Witt, Schimmelpen-
ninck, Falck, l'amiral Ver Huell, etc. Ses jugemens dénotent une
très grande largeur de vues, et en particulier, quand il apprécie le
rôle de la France en Hollande au temps de la révolution et de l'em-
pire, il est d'une impartialité qui touche à la sévérité poir ses com-
patriotes. Il est souvent d'avis que, si la France républicaine et
impériale eut des torts graves envers un peuple qui l'avait accueil-
lie en alliée et non en conquérante, les Hollandais doivent s'accu-
ser tous les premiers de les avoir en quelque sorte provoqués par
leurs propres fautes. C'est un genre de vérités qui n'a bonne grâce
que dans la bouche d'un Hollandais dj naissance. H s'occupa aussi
de quel jues hommes d'état étrangers, entre autres de M. Giiizot,
dont il admirait beaucoup le talent, mais dont il censura en termes
très vifs le système politique. On n'a rien trouvé dans ses papiers
qui puisse fournir la matière d'un livre posthume, si ce n'est pour-
tant un cahier sur lequel, à différentes époques, il avait consigné
des pensées détachées sous forme de maximes. Une obligeante com-
munication de son_fi!s nous permet de reproduire quelques spéci-
mens de ces pensées inédites, dont il faut espérer que la piibhcation
complète ne se fera pas trop attendre.
« Le mal, comme la maladie, est possible et même à prévoir dans un
monde où, en vertu de la loi divine, chaque être et chaque organe doit
se développer de lui-même avec une puissance qui ne croît qu'avec
lenteur. En ce sens, on peut dire que la création recommence avec
chaque être particulier, mais avec un pouvoir limité. En vertu de la
même loi divine, à mesure que le développement de l'ensemble et de
ses parties se rapproche de l'harmonie parfaite, le mal est vaincu.
« Le monde et l'humanité, — une création continue, recommençant
avec chaque individu, m'ais en rapport nécessaire avec la société con-
temporaine aussi bien qu'avec les générations qui précèdent et celles
qui suivent.
«Qu'on se représente un instrument de musique, un 'piano par
exemple, animé d'une vie intérieure, et dont chaque ton devrait se
former graduellement lui-même et en môm.c temps chercher à réaliser
les intervalles, l'accord, la mélodie et l'harmonie avec chacun [des
autres et avec leur totalité', — on aura une faible idée de ce qui se
passe dans le monde.
AOS REVUE DES DEUX MONDES.
« La tolérance, vertu non-seulement individuelle, mais aussi poli-
tique, se fonde sur la loi générale d'après laquelle chacun de nous a
son chemin à lui qui le conduit à la vérité et doit pouvoir le suivre
sans obstacle, en toute indépendance. Lors donc que nous sommes in-
tolérans, nous péchons contre l'ordre éternel du monde, et nous dimi-
nuons d'autant la force de la société où nous vivons.
<( Esprit d'exclusion dans l'église, dans l'état, dans la science, dans
la politique, dans l'industrie (monopoles). — L'industrie, quand elle
est encore à son plus bas degré, ne croit pas pouvoir se passer de mo-
nopoles et de prohibitions. La même chose a lieu pour la connaissance
de la vérité. »
Si je ne me trompe, ces memhra disjccta d'une pensée, remar-
quable surtout par l'unité qui présidait à ses rayonnemens divers,
démontrent que ie ministre d'état n'avait pas cessé d'adhérer à ce
principe à la fois historique et philosophique dont ses premiers
écrits étaient tout pénétrés. L'organisme dans lequel chaque partie
concourt à la formation du tout, mais où le tout en revanche est
nécessaire à la vie de chaque partie, telle est la forme fondamen-
tale de cette pensée. En politique, ce principe se traduira par la
recherche d'une pondération aussi juste que possible entre les
droits de l'individu et ceux de la société. Dans l'administration, le
même principe inspirera des organisations complètes, bien propor-
tionnées dans les rouages qui les composent, mais n'étouflant pas
les aptitudes individuelles, ou plutôt les provoquant pour les utili-
ser. Si l'on ex.amine toute la carrière politique de Thorbecke, on
voit qu'au fond c'est le jeune philosophe qui a engendré et qui n'a
cessé de diriger l'homme d'état.
Peut-être Thorbecke est-il mort à temps pour son bonheur. Les
dernières années de sa vie avaient été assombries. La perte qu'il
fit de sa femm.e, qui le précéda de près de deux ans dans la tombe,
lui avait été cruelle. Le jeu des partis politiques en Hollande lui
inspirait des inquiétudes. Il voyait les catholiques en masse s'al-
lier contre le libéralisme à leurs vieux ennemis, contre lesquels il
avait dii si longtemps lutter pour la revendication de leurs droits.
D'un autre côté, le parti libéral se scindait. Les jeunes libéraux
n'appréciaient pas toujours à leur valeur les services qu'il avait
rendus au principe, et s'impatientaient des ajournemens ou des hé-
sitations que le vieux ministre opposait à leurs vœux en faveur de
réformes plus radicales que celles dont l'introduction lui avait coûté
tant de peines. Enfin les événemens qui se déroulaient à l'extérieur
lui paraissaient gros de résultats fort inquiétans pour l'avenir de sa
UN HOMME d'État hollandais. â09
patrie. S'il avait désapprouvé fortement la guerre déclarée par
l'empire français à l'Allemagne, il ne fut pas plus édifié par le
genre de paix que l'Allemagne victorieuse imposait à la France.
La Hollande n'avait pas autre chose à faire qu'à observer la plus
stricte neutralité, et elle s'acquitta de ce devoir avec une loyauté
qui fut reconnue des deux côtés; pourtant, sans avoir lieu d'accu-
ser les intentions des maîtres actuels de l'Allemagne, Thorbecke
était trop expert en histoire politique pour ne pas songer au lende-
main. Ce qui le confondait surtout, c'était la passivité de l'Angle-
terre, assistant presque sans rien dire, et en tout cas sans rien faire,
à regorgement de son alliée de la veille. Cette abdication de la
puissance européenne la plus intéressée au maintien de l'équilibre
général et la plus opposée d'intérêt et d'idée à toute conquête op-
pressive lui paraissait incompréhensible.
Quant à lui, son œuvre était faite. Il était enfin parvenu à doter
son pays d'institutions vraiment libérales et en harmonie intime
avec l'esprit national. La force de résistance de la Hollande est
double; d'un côté, elle est matérielle et repose sur la configuration
et la nature de son sol, si facile à défendre dès que la population y
est bien décidée ; de l'autre, elle est morale et tient à cet esprit
d'indépendance carrée, qui a toujours été dans les mœurs, mais qui
pendant longtemps fut en quelque sorte banni de la constitution.
Mettre d'accord le génie national et les institutions fondamentales
d'un pays, ce sera toujours augmenter sa puissance défensive en
rendant son assimilation plus diflicile. Nous ne savons ce que l'ave-
nir réserve à la Hollande, il serait même téméraire de vouloir pré-
dire à cette heure les évolutions que vont accomplir dans les pro-
chaines années les partis politiques entre lesquels sa population se
partage; mais on peut affirmer sans imprudence que, si l'œuvre de
Thorbecke doit être continuée et prolongée, on ne reviendra pas en
arrière. Le sillon qu'il a tracé est de ceux qui ne se referment plus,
et lorsqu'il se vit condamné à une mort prochaine dans un mo-
ment où il aurait encore voulu consacrer ses dernières forces à la
solution de plusieurs questions importantes, il aurait pu s'appro-
prier dans toute sa valeur le mot bien connu d'un ancien : eœegi
monumcntum.
Albert Réville.
MŒURS FINANCIERES
DE LA FRANGE
II.
LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT.
Quand on parle de sociétés de crédit, la chose et le nom sem-
blent familiers à tout le monde. Il n'en était pas de même il y a
quelques années. La génération actuelle a vu en effet se fonder
chez nous presque toutes ces associations de capitaux, connues
déjà en Angleterre, en Ecosse surtout, qui sous la garantie d'une
raison sociale et tl'un capital collectif reçoivent l'argent du public
et le tiennent à sa disposition pour ses besoins journaliers avec
un léger intérêt. Or ces établissemens, que l'on peut appeler les
réservoirs et les distributeurs du capital, jouent dans nos mœurs
financières un rôle de plus en plus important. Aussi n'est-il pas
sans utilité de rechercher les services qu'ils ont rendus au com-
merce et à l'industrie , de comparer leurs progrès en France avec
ceux d'institutions semblables au dehors, surtout de montrer com-
ment ils ont fonctionné dans deux circonstances récentes, pendant
les cruelles années de 1870-1871, au moment de l'émission de nos
deux derniers emprunts.
Le développement que ces sociétés ont pris chez nous en si peu
de temps a été facilité surtout par la forme de la société anonyme,
dont on peut dire que la France, malgré quelques insuccès, a tiré
la première un merveilleux parti, entraînant les nations mêmes qui
l'avaient devancée sous d'autres rapports à la suivre dans cette
voie. Déjà les premiers de nos établissemens de crédit, la Banque
de France, le Comptoir d'escompte, le Crédit mobilier, ont été dans
LES SfOCIÉTÉS DE CRÉDIT, A 11
la Revue VohjPA d'une série d'études de M. Eugène Forcade; nous
avons, nous aussi, étudié à plusieurs reprises le mécanisme des
sociétés financières, dont le but est d'aider à la circulation ou à la
création du capital. Nous pouvons dès lors, sans discuter les prin-
cipes universellement acceptés, nous borner à relater le résultat
des applications qui en ont été faites.
Il est juste de rappeler que les écrivains financiers n'ont pas
seulement vulgarisé les entreprises qui ont si largement modifié
les habitudes du public; ils ont eux-mêmes quelquefois contribué
à les fonder ou à les administrer. Le contrôle de la presse a pro-
fité aux directeurs des sociétés comme à leurs cliens; les règles,
mieux discutées, ont été plus utilement suivies, et l'on a pu sur-
monter ainsi des difficultés que d'autres temps avaient trouvées
insolubles. Dans la comparaison que nous faisions naguère entre
les événemens de 18â8 et ceux de 1870-1871, nous remarquions
que tous les établissemens de crédit existant à Paris en 18/i8 avaient
dû entrer en liquidation (1), tandis que les années 1870-1871
présentaient un résultat tout contraire. C'est donc dans un es-
pace de vingt et quelques années, puisque après la révolution de
février il a fallu recommencer à nouveau toutes les entreprises de
ce genre, que l'éducation universelle s'est faite, que les mœurs
financières se sont transformées, que les sociétés de crédit ont re-
pris une marche toute nouvelle, et c'est principalement dans les
derniers temps de cette période que les résultats les plus significa-
tifs ont été obtenus.
I.
A l'exception de deux ou trois sociétés de crédit fondées à Lyon,
Lille et Marseille, qui sont, à proprement parler, des annexes d'é-
tablissemens parisiens, c'est dans la capitale que toutes les insti-
tutions financières ont leur siég;3, c'est à la Bourse de Paris que les
titres se négocient. La cote officielle en présente, à commencer par
la Banque de France, une liste de dix-neuf ou exclusivement fran-
çaises O'i mi-partie françaises et étrangères, et de trois étrangères
seulement. Les titres de ces vingt-deux sociétés (2) se négocient au
(1) Sauf la caisse Bécliet, qui par prudence se hâta de rembourser à ses actionnaires
la moitié de leur capital, mais continua honorablement les affaires avec l'autre moitié
jusqu'en 1870, terme statutaire de son existence.
(2) Voici la liste des dix-neuf sociétés de crédit dont les titres sont négociés à terme
à Paris et suivant l'ordre où elles figurent sur la cote : la Banque do France, la Banque
de Paris et des Pa}'3-Bas, le Comptoir d'escompte, le Crédit agricole, le Crédit foncier
colonial, le Crédit foncier de France, la Société algérienne, le Crédit industriel et
commercial, le Crédit lyonnais, la société de Crédit mobilier, la Société des dépôts et
comptes courans, la Société financière de Paris, la Société générale pour favoriser le
hi'2 REVUE DES DEUX MONDES.
comptant ou à terme, et composent l'aristocratie de l'espèce. Au-
dessous d'elles, et ne donnant lieu qu'à des transactions au comp-
tant, on trouve mentionnées parmi les valeurs diverses neuf ou dix
sociétés françaises et deux étrangères consacrées aux opérations de
crédit territorial ou autres; enfin sur la cote du marché libre figu-
rent quelques sociétés de crédit étrangères, surtout celles qui ont
été créées avec le concours des sociétés françaises, dont elles sont
les correspondans nécessaires et les satellites. Après la Banque de
France, notre grand établissement national, qui est un véritable
instrument de gouvernement, une institution d'état, dont on sait
le rôle patriotique et l'influence souveraine dans ces deux der-
nières années, la plus ancienne de nos grandes sociétés de cré-
dit, le Comptoir d'escompte, a été fondée en 18/Î8 pour venir en
aide au commerce et à l'industrie française à la suite de la crise
provoquée par la révolution de février. Les premières années du
régime politique inauguré en 1852 ont vu successivement se fonder
le Crédit foncier, le Crédit mobilier, le Crédit agricole, la Société
industrielle et la Société générale, etc.; la Société des dépôts et
comptes- courans et le Crédit lyonnais ont été les derniers venus de
cette première période, qu'on peut dire celle de la création des
grandes affaires industrielles, et dont l'histoire a été si souvent faite
ici même.
Au sortir d'années de langueur, suite de la crise de 18/i8, la
France, comme l'Europe entière, s'était sentie possédée d'un im-
mense besoin d'activité et de travail. Les théories les plus auda-
cieuses et les plus séduisantes se produisirent alors; des hommes
dont il ne faudrait pas oublier le rôle prépondérant poursuivirent
chez nous et à l'étranger la réalisation de leurs conceptions. C'était
le moment où se fondaient le Crédit foncier, le Crédit mobilier, qui
servit de type à tant d'établissemens semblables en Italie, en Es-
pagne , en Autriche mêm^e, et se réunissaient d'énormes associa-
tions de capitaux pour construire les grands réseaux de chemins de
fer, en France d'abord, dans plusieurs des autres états de l'Europe
ensuite. Les établissemens de crédit qui se fondèrent alors sem-
blaient avoir des visées plus hautes que ceux dont nous avons vu la
constitution récente. Le Crédit foncier aspirait à libérer la propriété
territoriale de la dette hypothécaire; il a surtout servi à subvention-
ner les constructions de Paris. Le Crédit mobilier ne tendait à rien
moins qu'à substituer à tous les titres de valeurs négociables à la
commerce et l'industrie en France, le Sous-Comptoir du commerce et de l'industrie
(en liquidation), la Banque franco- autrichienne-hongroise, la Banque franco-égyp-
tienne, la Banque franco-hollandaise, la Banque française et italienne, la Banque
de l'union franco-belge. — Les trois sociétés de crédit purement étrangères sont : la
Banque ottomane, le Crédit foncier d'Autriche, la société de Crédit mobilier espagnol.
LES SOCIÉTÉS DE CREDIT. Zil3
Bourse un papier qui les représentât tous, une sorte de lettre de
gage toujours circulant, ses propres obligations en un mot, devenues
le signe représentatif des valeurs émises par lui ou déposées dans
ses caisses. Pour avoir oublié une seule fois le principe de la mobi-
lisation de son capital social, le Crédit mobilier a vu sa fortune dé-
croître et son influence disparaître. C'est au contraire en se bornant
presque exclusivement au rôle de caissier du public, d'escompteur
des effets de commerce, que les autres établissemens ont prospéré;
enfin c'est tout récemment, pour grouper les capitaux en vue des
émissions d'emprunts d'état, que les plus nombreux et les derniers
se sont fondés. Ces sociétés, franco-autrichienne, hongroise, égyp-
tienne, hollandaise, italienne, belge, etc., improvisées en une seule
année et à l'occasion de nos emprunts de 5 milliards, dont l'objectif
est non pas de créer des industries internationales, mines, chemins
de fer, transports maritimes, m.ais d'établir des comptoirs financiers
pour y recevoir des capitaux destinés aux emprunts, aux arbitrages
de place à place, sont-elles destinées toutes à une longue et fruc-
tueuse carrière? 11 est permis d'en douter. Cependant les services
qu'elles ont rendus à l'occasion de nos émissions ne sauraient être
méconnus. Cette cause même de la naissance de quelques-unes
mise de côté, les intérêts à desservir sont si grands, il y a sous ce
rapport un tel chemin à parcourir pour atteindre aux résultats ob-
tenus en Angleterre 'par exemple et en Ecosse, qu'on ne saurait
trop étudier le fonctionnement de ces diverses sociétés, ni assez
applaudir aux changemens qu'elles introduisent dans nos mœurs
financières.
La France a toujours été un pays d'économie et d'épargne : les
classes moyennes s'y sont élevées en grossissant sans cesse le ca-
pital accumulé; nulle part, le numéraire n'a été plus abondant ni
plus parcimonieusement recueilli. C'est à réunir ces trésors indivi-
duels, à leur donner un emploi, à en activer la circulation, que les
institutions de crédit ont servi et doivent servir de plus en plus.
L'escompte du papier de commerce, à l'aide duquel le producteur
liquide à bref délai une opération faite, permet à l'industrie de
multiplier les alïïdres et d'accumuler les profits : en faisant circuler
plus rapidement le capital, les banques d'escompte l'augmentent,
on peut dire, dans une proportion indéfinie. Les banques de dépôt
n'ont pas une moindre utilité, mais le mérite en apparence est plus
modeste, et nos habitudes d'économie domestique ont eu grand'-
peine à s'en accommoder. Pour persuader au public de confier ces
épargnes amassées sou à sou, ce numéraire enfoui dans des ca-
chettes, à une caisse qui pouvait en faire un mauvais emploi et qui
ne les rendrait peut-être pas à la première demande, il fallait de
grands efforts d'habileté, de patience, de désintéressement même.
^1/j REVUE DES DEUX MONDES.
L'ancienne clientèle des banquiers ne se composait que de gens
riclies, payant largement les services de leurs mandataires; le petit
public, celui qui par les minces ruisseaux fait les grosses rivières,
n'aurait jamais compris qu'il valût mieux avoir son argent dans une
banque que chez soi, et qu'on soldât tout aussi facilement les achats
de chaque jour avec un bon sur cette banque qu'avec des espèces
métalliques. Ce n'était pas le marchand, déjà habitué aux effets de
commerce, que le chèque devait étonner le plus, c'était l'acheteur
qui pouvait le trouver incommode ou dangereux. Aussi, pour ré-
pandre l'emploi des chèques et pour introduire peu à peu l'usage
des dépôts, a-t-il fallu promettre au public monts et merveilles,
d'abord lui donner de gros intérêts, se faire ensuite son serviteur
gratuit, non-seulement encaisser son argent, mais garder ses titres,
en toucher les coupons et lui payer un intérêt des semestres en-
caissés, le tout à si peu de frais que le sacrifice fût pour la banque
et non pour le client. Enfin on a dû prendre, avec les commissions
les plus réduites, le soin d'opérer les achats et ventes de valeurs
mobilières en garantissant même la solvabilité des officiers minis-
tériels chargés des opérations. Au lieu d'être simplement les cais-
siers du public sans lui payer aucun intérêt de son argent, comme
les prem'ères banques en Ecosse, nos établissemens de crédit ont ac-
cumulé les services de caisses, de titres, de nantissement, de bourse,
en servant aux dépôts des intérêts très élevés et en courant toutes
les chances des opérations auxquelles ils devaient se livrer eux-
mêmes pour couvrir leurs dépenses et rémunérer leur capital de ga-
rantie. En dépit de tous ces efforts, le mouvement n'a pas été bien
rapide. Ainsi le Crédit foncier n'avait environ que 1,200 comptes de
dépôts ouverts au 31 décembre 1871, la Société de crédit industriel
et commercial 5,500, le Crédit lyonnais 12,500, la Société géné-
rale 13,500. L'ensemble de ces dépôts atteignait liQ millions J/2 au
Crédit foncier, 16 millions au Crédit industriel, 30 millions au Gré-
dit lyonnais, et 87 millions à la Société générale. A ces comptes de
chèques et de dépôts à vue, il faudrait ajouter aussi ce que l'on
appelle les comptes de dépôts à échéances fixes, qui sont représen-
tés par des obligations payables à terme, et produisent naturelle-
ment des intérêts plus élevés. L'émission de ces obligations s'élève à
des chiffres plus ou moins considérables : au 31 décembre 1871, le
Crédit lyonnais en avait placé pour près de 21 millions, la Société
générale pour près de 30. Il faut remarquer que, dans les momens
où les valeurs pubhques et notamment les fonds d'état offrent des
placemens plus avantageux, on ne saurait attendre des capitalistes
un grand empressement à immobiliser pour un certain délai des
fonds qui ne produisent pas l'intérêt que donne la rente. C'est
le cas pour les années 1871-1872. Le 5 pour 100 français rappor-
LES SOCIETES DE CREDIT. 415
tant plus de 6 pour 100, il n'était pas facile de croire qu'on fît de
nombreux dépôts à échéance de un ou deux ans dans les sociétés
de crédit, alors qu'elles ne peuvent offrir plus de 5 pour 100 d'in-
térêt.
Il n'est guère possible d'indiquer le total des dépôts d'argent
faits dans tous les établissemens créés en France; les exemples qui
précèdent permettront au moins d'en apprécier l'augmentation pro-
gressive. De même qu'il ne suffirait pas, pour évaluer l'importance
des affaires commerciales contractées dans un an, de connaître le
mouvement du portefeuille de toutes les banques qui escomptent du
papier de commerce, à commencer par la Banque de France et le
Comptoir d'escompte, puisque toutes les opérations faites par l'in-
termédiaire des banquiers, ou directement d'acheteur à vendeur,
échapperaient à la récapitulation, de même le relevé des comptes
de chèques et de dépôts des sociétés de crédit (1) ne pourrait don-
ner qu'une idée imparfaite de l'accumulation du capital et de la
formation des réserves d'où dépend la prospérité du pays. Toute-
fois, comme l'usage des chèques entraîne plusieurs conséquences
excellentes, d'abord la sécurité pour l'encaisse du numéraire né-
cessaire aux paiemens, ensuite l'augmentation des réserves encou-
ragée par la perception d'un intérêt, enfin la direction de l'emploi
de ces réserves, il importe, en suivant les progrès de notre éduca-
tion pratique en cette matière, de les comparer avec ce qui se
passe en d'autres pays.
II.
L'Angleterre est de tous les pays celui où les institutions de cré-
dit sont les plus anciennes, les plus florissantes et les plus nom-
breuses. En dehors de la Banque d'Angleterre, dont les billets n'ont
pas cours forcé en Ecosse et en Irlande, un certain nombre de ban-
ques dans chacun des trois royaumes peuvent émettre du papier-
monnaie. Seulement, depuis l'acte de 18/i5, dû. à sir Robert Peel et
intervenu après une crise effroyable, les banques provinciales alors
existantes en Angleterre et en Irlande ou en Ecosse, outre les ban-
ques royales, quelques établissemens particuliers purent seuls conti-
nuer à jouir du privi'ége d'émission, mais dans des limites établies
suivant la circulation moyenne de l'année iSlih-hb, avec interdic-
(l) Le compte des dépôts faits à la Banque de France ne peut être invoqué au
point de vue de ce travail comme un renseignement à consulter : il ne représente en
général que des ressources do trésorerie pour faire face à dc3 paiemens journaliers de
la part des particuliers ou sociétés qui ont un compte-courant ouvert à la Banque,
lequel ne rapporte aucun intérêt aux déposans. La Banque joue à cet égard le rôle de
caissier, destiné à faciliter la liquidation des transactions, mais sans encourager à
l'épargne, à la production du capital, objet essentiel des sociétés de crédit.
416 REVUE DES DEUX MONDES.
tion formelle d'en créer d'autres et retrait du privilège à mesure de
la liquidation de ces établissemens.
L'acte de 18/i5 a limité à 15 millions de livres sterling l'émission
de la Banque d'Angleterre, à 8 millions 1/2 celles des banques pro-
vinciales (par suite de la fermeture de quelques-unes, cette limite
est abaissée aujourd'hui à moins de 7 millions), à 9 millions envi-
ron la circulation de billets des banques d'Ecosse et d'Irlande. Pour
les billets de la Banque d'Angleterre, la plus petite coupure est de
5 livres, pour toutes les autres de 1 livre. De plus chaque banque,
à commencer par la Banque d'Angleterre, peut émettre des billets
jusqu'à concurrence de la somme dont elle a dans ses caisses la re-
présentation en numéraire, un quart en argent et trois quarts en or.
La limitation et la fin éventuelle du privilège d'émission coïn-
cidaient avec d'autres mesures également favorables à la bonne
organisation des sociétés de crédit. Avant 1833 et en raison du
monopole concédé à la Banque d'Angleterre, les banques particu-
lières ne pouvaient compter plus de six associés. La responsabilité
des actionnaires était indéfinie et solidaire. Peu à peu la respon-
sabilité bornée à l'apport individuel prévalut, le nombre des asso-
ciés s'étendit, et les banques par actions purent ainsi se multiplier.
A Londres même, la London and Westminster Bank, la London
joint stock Bank, V Union Bank et la London and country Bank se
fondèrent par actions, mais sans f^iculté d'émission de papier, de
1833 à 1839. Dans les provinces, c'est à partir de 18"25 que le par-
lement autorisa, au-delà de 65 milles de l'église Saint-Paul, les
banques par actions, avec faculté de compter plus de six associés;
celles qui furent créées après 18A5 ne jouirent plus du droit d'émis-
sion. L'Irlande a suivi l'exemple de l'Angleterre; d'abord soumise
au monopole de la banque royale, qui interdisait la création de toute
banque par actions, elle vit s'établir au-delà de 65 milles de la ca-
pitale plusieurs banques provinciales dont l'émission de billets fut
limitée par l'acte de 18â5 comme en Angleterre et en Ecosse.
L'Ecosse est la terre classique des banques. Le fondateur de la
Banque d'Angleterre, William Paterson, était Écossais, et créait en
1795 une banque nationale à Edimbourg en même temps qu'à Lon-
dres. Tandis que le privilège de la Banque de Londres d'emprunter,
de pouvoir lever des fonds sur ses billets à présentation, était in-
terdit par une clause spéciale à toute société composée de plus de
six personnes, dès 1807, dans une pensée politique, le gouvernement
anglais constituait, à côté de la Banque d'Ecosse, la Boyal bank of
Scotland par actions dont les souscripteurs n'étaient responsables
que pour le montant de leur versement; c'est cette banque qui inau-
gura le système des Cash crédits ou avances par caisses. Londres
revendique l'honneur d'avoir ouvert pour la première fois une salle
LES SOCIÉTÉS DE CREDIT. 417
d'échange [clearing house), sur l'exemple donné déjà au xvi« siècle
par les négocians, qui à Lyon, lors de la foire annuelle, liquidaient
au moyen de bons leurs engagemens réciproques, soldant ainsi,
sans un sou en métal, des transactions dont Boisguilbert portait le
total à 2 milliards; mais c'est à l'Ecosse qu'est due l'initiative des
prêts faits autrement que sous forme d'escompte d'effets ou de gage
matériel à des hommes n'ayant d'autre garantie de leur solvabilité
que leurs aptitudes et leur moralité. Ainsi la lîoyal Bank offrait
d'avancer à toute personne laborieuse et honnête , sous la caution
de deux citoyens connus, toute somme dont l'emprunteur aurait à
faire un utile emploi. Le système des Cash ci'édits a fait la prospé-
rité de cette nation écossaise, probe, austère entre toutes.
Il n'y a en Ecosse que des banques par actions. Bien que de 1765
à 18/i5 le papier n'ait jamais été au-dessous du pair, l'acte de 1SA5
en a limité la circulation comme en Angleterre et en Irlande, où
cette mesure a été nécessitée par des catastrophes chroniques. La
solidité de toutes les banques d'Ecosse a été si grande qu'une seule,
VAyr Bank, dans le siècle dernier, et deux autres dans la crise de
1857, la Western Bank et la City of Glasgow Bank, ont suspendu
leurs paiemens; encore celle-ci s'est-elle reconstituée et a-t-elle re-
conquis tout le terrain perdu.
A la fin de 1871, Londres comptait vingt et une banques par ac-
tions; cinq sont antérieures à 18^0. La plus ancienne a été fondée
en 1833, V Union Bank. La London and Westminster a été créée
en 1834 au capital de 10 millions de livres sterling (250 millions
de francs), dont le cinquième versé. U Union, la Joint-stock Bank,
n'ont qu'un capital nominal de h millions de livres. Il y avait aussi
à la même date quatre-vingt-onze banques provinciales par actions,
dont soixante- trois antérieures à 1840. La banque de Liverpool,
créée en 1831, et celle de Manchester, en 1862, ont le capital le
plus élevé, 5 millions de livres. L'Ecosse compte douze banques par
actions, et l'Irlande huit. La Banque d'Ecosse a 1 million 1/2 st. de
capital et la Royal Bank 2 millions st. Si l'on ajoute à cet ensemble
vingt-sept banques coloniales (Indes, Australie, Canada) et douze
banques diverses dont le siège est à Londres, on aura le total des
institutions de crédit qui reçoivent, gèrent et distribuent le capital
employé dans le commerce et l'industrie de l'autre côté de la
Manche. En 1872, six nouvelles banques ont été créées à Londres
seulement (1). N'oublions pas toutefois de rappeler qu'à côté de ces
associations par actions existent en province et à Londres un grand
(1) Voyez la publication intitulée The London banks, crédit, discounts and finan-
cial companies, qui donne les détails statistiques, capital, dividendes, etc., sur chaque
établissement.
TOME Cil. — 1872. 27
A18 REVUE DES DEUX MONDES.
nombre de banquiers dont la richesse et les ressources sont énormes»
Les banquiers à l'ouest et à l'est de Temple-Bar -se livrent à l'es-
compte du papier dans des proportions encore inconnues en France,
et leurs moyens d'action sont si puissans qu'ils se font une loi inva-
riable de ne jamais user des facilités du réescompte. Si l'on veut
s'en faire une idée, il suffira de dire que la maisan Glyn Mills Garrie
et G% une des premières maisons particulières de Lombard-street,
passe pour avoir compensé, en une seule journée au Clearing-house,
pour 12 millions de livres ou 300 millions de francs.
La statistique du Clearing-house de Londres, qui sert à toute l'An-
gleterre, — des salles de compensation ou d'échange d'Edimbourg,
Glasgow et Dundee pour l'Ecosse et du Clearing de Dublin pour l'Ir-
lande serait intéressante à consulter pour apprécier ce mouvement
d'affaires commerciales dont la grandeur défie toute comparaison. En
1871, les règlemens des effets et chèques faits par le seul Clearing-
house àe Londres ont dépassé 4,000 millions de livres, soit 100 mil-
liards de francs. En décomposant par nature d'affaires ces règlemens,
on a constaté que, si ceux qui ont trait aux affaires de bourse avaient
considérablement augmenté par rapport aux années précédentes, ce
qui concerne les affaires commerciales proprement dites conservait
la plus large part. La question du marché de l'escompte en Angle-
terre, dont les habitudes diffèrent sensiblement des nôtres, mérite-
rait une étude spéciale; il en est de même du Clearing-house (1),
dont on vient de tenter un essai à Paris, et qui est la clé de voûte de
tout le système de banque en Angleterre, puisque c'est là que toutes
les maisons et sociétés de banque de Londres et celles de province,
parleurs représentans, échangent journellement leurs engagemens,
dont le solde se paie par des viremens sur leurs comptes à la Banque
d'Angleterre. Aujourd'hui nous ne voulons nous attacher qu'aux
opérations spéciales de crédit en tant que dépôts et emploi des
fonds reçus. L'importance des uns, le chiffre des bénéfices obtenus
pour les autres, montreront à quel point toutes ces banques contri-
buent à accroître la fortune publique. Dans les banques par actions
de Londres, les cinq plus importantes ont donné à leurs actionnaires
en 1870 de 16 à 22 pour 100. Parmi les banques provinciales, il
n'en est presque pas qui aient distribué moins de 5 pour 100, la
moyenne est supérieure à 10. Les Joint-stock banks de Birmin-
gham, Garlisle, Manchester et Liverpool, du Yorkshire, du Dorset-
shire, ont donné 20 pour 100-, la banque de la ville de Bury a dis-
tribué 25 pour 100. Les bénéfices des banques d'Ecosse et d'Irlande
ne sont pas moindres; celles qui rapportent le moins donnent encore
8 pour 100.
(1) Voyez à ce sujet l'étude de M. Esquiros dans la Revue du 15 février 1863.
LES SOCIÉTÉS DE CREDIT. 419
Or ce qu'il importe de noter, c'est que les banques anglaises ne
se mêlent point de spéculation; les opérations de bourse, celles qui
consistent à former des syndicats pour lancer des opérations finan-
cières, à faire des émissions de valeurs, ne leur sont pas seule-
ment étrangères, mais porteraient atteinte à leur crédit., Elles se
bornent aux affaires de banque proprement dites, elles senties cais-
siers du public, elles prennent l'argent de ceux qui en ont, et l'em-
ploient en escomptant les billets du commerce ou en ouvrant des
crédits aux industriels et aux agriculteurs. Ce dernier genre d'opé-
rations se fait sur une échelle immense, sans analogue chez nous.
Les banques de Londres font le service de caisse de toutes les mai-
sons respectables de la métropole, dont elles gardent sans intérêt
un solde plus ou moins important. L'emploi qu'elles en font consti-
tue leur bénéfice. Elles reçoivent aussi du public, comme toutes les
banques de province, des dépôts d'argent dont elles donnent un
intérêt inférieur au taux légal, et dont elles disposent pour des
escomptes, des prêts sur nantissemens ou des reports sur valeurs
de bourse. Comment se fait-il que ces opérations, qui passent chez
BOUS pour ne pas procurer à nos institutions de crédit des béné-
fices suffisans, assurent de l'autre côté du détroit aux banques par
actions une prospérité si grande? Cela tient à la différence des
mœurs financières des deux pays. Dans le royaume-uni, aucun par-
ticulier ne garde chez lui la moindre somme de numéraire; toute
épargne est confiée aux banques et toute avance leur est demandée.
Les opérations les plus importantes se soldant presque sans bourse
délier, le capital, qui ne sert plus à payer les consommations faites,
s'emploie à surexciter l'activité de la production. L'argent moins né-
cessaire d'un côté se paie moins cher d'un autre, ou on le prête plus
souvent. La multiplicité des affaires et la rapidité de la circulation
substituent aux gros bénéfices des bénéfices renouvelés. Le crédit
obtenu avec moins de difficulté rend le gain plus facile; aussi les
avances consenties rentrent avec exactitude, les effets se paient
avec une grande régularité, et les banques de Londres, dont le
portefeuille est rempli des effets de la province, ne les réescomptent
jamais. Il arrive donc que les ressources mises à leur disposition
par les dépôts dépassent énormément leur capital, et que l'emploi
fréquent de ces ressources procure des bénéfices assurés. Pour la
London and Westminster Bank en 1871, les dépôts et acceptations
ont dépassé 23 millions de livres contre 3 millions seulement de
capital, pour la Joint-stock Bank lU millions contre 1,600,000 liv.,
pour la London and County et l'Union 17 et 16 millions contre
1,500,000 livres de capital. Par conséquent, lorsque la première n'a
gagné que 1 . 39 pour 100 sur fensemble de ses ressources employées,
la seconde 1.7Zi, la troisième 0.97 seulement et la quatrième l.iO
A20 REVUE DES DEUX MONDES.
pour JOO, ce mince bénéfice, rapporté au capital versé, représente
18.48, — 23.55, — 18.02 et 20.21 pour 100 (1). Notons encore, à
l'avantage des banques anglaises sur les nôtres, que les frais géné-
raux y sont beaucoup moins élevés. On n'y connaît point ces soins
minutieux pris pour la conservation des titres, l'établissement des
comptes particuliers, le paiement des coupons, etc. Nos établisse-
mens, et la société générale de Crédit mobilier en a offert le plus
remarquable exemple, sont des modèles de contrôle, de prompti-
tude, de régularité : le public y est conduit pas à pas et, comme
dans nos chemins de fer, avec un souci incessant de sa sécurité. Un
tel ordre est admirable sans doute, mais il se paie cher, et comme
en dehors de ces services, qui ne coûtent presque rien aux cliens,
on alloue aux dépôts un intérêt bien plus élevé qu'en Angleterre,
il est difficile que nos établissemens produisent pour leurs action-
naires les mêmes avantages en se bornant aux mêmes opérations.
Après l'Angleterre, c'est l'Allemagne qui présente le tableau des
sociétés de crédit les plus nombreuses, et dont la création, à vrai
dire, est la plus récente. La cote de Berlin, à l'article Bank-und
Industrie-Actien, donne une liste de soixante-neuf sociétés dont les
titres sont l'objet de transactions de bourse, et parmi lesquelles ne
figurent d'autres établissemens étrangers que ceux dont l'ambition
allemande revendique déjà la nationalité, tels que les banques d'Am-
sterdam , d'Anvers et de Luxembourg. Les dividendes donnés par
ces associations de capitaux sont pour la plupart satisfaisans ; pour
l'exercice 1871 , la moyenne est certainement supérieure à 10
pour 100 (2).
L'Autriche, qui semble vouloir reconquérir par le travail la situa-
tion que ses armes lui ont fait perdre, est loin de présenter un en-
semble d'institutions aussi imposant. Il y a cependant douze banques
par actions à Vienne, la plupart avec un caractère international, et
cinq à Pesth; Trieste en compte trois, et Prague deux. Le capital
de ces sociétés est en général peu élevé, et n'atteint pas souvent
10 millions de florins en capital nominal , soit moins de 25 millions
de francs; le Credit-anstalt ou Crédit mobilier, dont le siège est à
"Vienne, a seul un capital de hO millions de florins tout versé; les
plus élevés sont ensuite la Banque anglo-autrichienne, qui figure
(1) Nous extrayons la plupart de ces chiffres d'un intéressant travail sur les ban-
ques anglaises fait par M. Rabino , directeur de la succursale du Crédit lyonnais à
Londres, sur la demande de l'administration de cette société. C'est pour nous un devoir
de louer sans réserve le soin avec lequel celle-ci étudie et fait étudier ce qui con-
cerne la situation de tous les états et de toutes les grandes entreprises au dedans et
au dehors.
(2) Les banques de Brème, Lûbeck, Worms, ont donné 7 pour 100, la Norddeutsclie,
la Preussische, la Schlesische, la Dessauer Landesbank, plus de 12, la Darmstàdter
et la Berliner 15 pour 100, le Bank-Vei'ein 16.
LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT. A2Î
pour 28 millions, dont la moitié a été versée, et la Banque austro-
ottomane pour 25.
En Italie, on peut au moins citer vingt-cinq banques par actions,
réparties inégalement dans les diverses capitales de la péninsule;
Gênes à elle seule en a dix, dont le capital est très peu élevé, sauf
pour deux, qui se sont fondées avec un chiffre nominal de 25 mil-
lions. Florence n'en compte que cinq, parmi lesquelles la Banque
nationale, dont tout le capital de 200 millions est versé, de même
que celui de 50 millions pour le Crédit mobilier. La Banque de
crédit italien n'a que 12 millions versés sur 60, et la Banca toscana
di credito h sur AO. L'Italie est la terre privilégiée des crédits mo-
biliers; il y en a encore un à Naples, un à Venise, un à Milan. Turin
n'a plus conservé qwe la Banca di Torino, avec un capital de 120 mil-
lions, dont 10 versés; Rome a trois banques, la Banca générale,
la Romana, Y Iiali:a- Germanica. — Citons enfin la Russie, où,
sur quatorze banques, trois seulement n'ont pas versé la totalité de
leur capital. La plupart, ayant été créées au capital de 17 millions
de roubles, soit 68 millions de francs, peuvent prêter un appui sé-
rieux au commerce, dont elles ont pour objet principal de favoriser
les progrès. Telles sont la Banque internationale de commerce à
Saint-Pétersbourg, et les banques de commerce à Moscou, Varsovie,
Odessa et Riga.
II resterait, pour compléter cette rapide revue des sociétés de
crédit à l'étranger, à mentionner celles des deux pays dont la répu-
tation financière est faite depuis longtemps, nous voulons dire la
Hollande et la Belgique; mais, par cela même que les institutions
de crédit y datent de loin, les dernières années n'ont pas vu se
produire un mouvement analogue à celui qu'ont présenté l'Alle-
magne et la France en particulier. Sur la cote officielle d'Amster-
dam ne figurent que les actions de la Banque et celles de la Société
de Commerce, et sur la cote de Bruxelles dix-huit établissemens,
parmi lesquels plusieurs dont les opérations ne rentrent pas dans
notre cadre; nous nous bornerons à quelques détails sur la Sociélé
générale pour favoriser Vindustrie nationale en Belgique. Fondée
en 1822, sous le patronage spécial du roi de Hollande, avec un
capital composé en partie de propriétés depuis lors vendues ou res-
tituées à la Hollande et en partie d'actions de 500 florins (1,058 fr.),
dont le nombre a été arrêté en 1853 à 31,000, la Société générale a
passé par des phases diverses. Après avoir subi le contre-coup des
événemens de 1830 et de 1848, elle est arrivée à la situation la plus
prospère que l'on puisse citer en ce genre. Grâce à la loi que la
direction s'est faite de constituer en réserve les bénéfices extraor-
dinaires, elle a, depuis plus de dix ans, formé un capital dit de ré-
serve de 31 millions de francs, dont l'importance est égale à celle
422 REVUE DES DEUX MONDES.
du capital social (32,800,000 francs); de plus une nouvelle réserve
est en voie de formation au moyen d'un prélèvement spécial de
15 pour 100 sur les bénéfices annuels. A la fin de 1871, cette nou-
velle réserve dépassait déjà 11 millions de francs. Ce double capital
est représenté par des titres différens : un titre d'action, qui ne
donne droit qu'à un intérêt de 5 pour 100, un titre dit part de ré-
servcy qui donne droit au partage de tous les bénéfices qui dépas-
sent cet intérêt. Les parts sont au nombre de 31,000 comme les
actions, nominatives ou au porteur, et se négocient avec elles ou
séparément. Pour 1871, l'action a reçu son intérêt de 52 francs
91 cent., la part de réserve un dividende de 97 francs 50 cent.,
et la nouvelle réserve a été accrue d'une somme de 17 francs â8 cent,
par titre. Pour un capital primitif de 1,058 francs, c'est un bon pla-
cement. La moyenne des dix dernières années est un peu inférieure
à ces chiffres; à la cote officielle de Bruxelles fin septembre 1872, les
actions de la Société générale valaient 1,167 francs 50 cent., et les
parts de réserve 2,730 francs.
Si l'on veut résumer en quelques traits l'histoire de cette société,
on peut dire qu'elle a eu trois phases : avant 1830, elle a surtout
placé ses ressources en fonds publics; aussi subit-elle cette année
une perte de plus de 8 millions, ce qui ne l'empêcha point, après la
séparation de la Belgique et de la Hollande, de contribuer à î'afi'er-
missement du crédit public du nouvel état en souscrivant aux em-
prunts. Elle n'eut pas à s'en plaindre; elle réalisa ainsi de gros
bénéfices et prit à ce moment la sage mesure de mettre à la ré-
serve les profits provenant de ces sortes d'opérations. Ce n'est qu'à
partir de 1835 que la Société générale s'occupa sérieusement de
remplir sa mission industrielle; mais tout d'abord elle n'agit que
par intermédiaires, créant deux sociétés, l'une du Commerce, l'autre
des Entreprises industrielles, qu'elle subventionna, et qui fondaient
et géraient elles-mêmes les entreprises nouvelles. La liste de ces
entreprises est très longue, elle renferme un grand nombre de
hauts-fourneaux, de charbonnages, de mines, etc. A partir de 18/i9
et à la suite de désastres commerciaux, la direction reconnut que
la Société générale, laissant à d'autres le soin de gérer des affaires
où elle était la principale intéressée, faisait fausse route, et courait
les plus grandes chances de perte sans avoir les plus gros bénéfices.
Les sociétés du Commerce et des Entreprises industrielles furent
liquidées, et la Société générale s'intéressa directement dans toutes
les entreprises qui réclamèrent son appui. C'est à partir de cette
troisième période qu'elle prit surtout une part active dans la créa-
tion des chemins de fer.
Aujourd'hui la situation du grand établissement belge est des
plus solides; les actionnaires n'ont qu'à jouir d'une fortune on ne
LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT. i23
peut mieux assise. Il est aussi une habitude prise par la direction
dans la rédaction des rapports présentés aux assemblées générales
des actionnaires, faite pour gagner toute leur confiance. On y donne
la liste très exacte de toutes les actions et obligations des sociétés
industrielles que la Société générale possède, du revenu qu'elles
rapportent, et on les évalue dans le bilan au prix de revient. Cet
exposé sincère, qu'aucune de nos sociétés n'a encore entièrement
imité, présente un résultat d'autant plus satisfaisant que presque
toutes les entreprises dans lesquelles la Société générale s'est in-
téressée sont entrées dans la période des profits; il donne lieu aussi
de remarquer avec quel scrupule la direction n'emploie dans des
placemens industriels ou de réalisation différée que le capital même
de la société, actions et réserves, ayant soin de représenter par son
encaisse, son portefeuille ou des placemens en fonds publics, les
ressources que le public lui procure à échéance plus ou moins
courte. Cette prudence de conduite et cet équilibre maintenu entre
les exigibilités et les disponibilités méritent d'être proposés comme
un bon exemple à suivre.
Nous ferons aux procédés de la Société générale belge deux lé-
gères critiques. D'abord, dans la création de titres différens pour
l'action et la part de réserve, il semble que c'est à celle-ci que de-
vrait être attribué l'intérêt de 5 pour 100, variable selon l'impor-
tance de la réserve même, et à l'action le dividende variable selon
l'importance des bénéfices. La réserve représente l'économie, l'amor-
tissement du capital primitif. Qu'un intéressé veuille réaliser son
bénéfice passé et néanmoins rester associé aux chances de l'avenir,
il le pourrait, si après la vente de sa part de réserve l'action lui
gardait des éventualités autres que la perception d'un intérêt fixe.
Nous remarquerons enfin que peut-être la Société générale belge,
trop fière de sa fortune, s'endort un peu dans cette brillante situa-
tion. Après avoir tant fait pour l'industrie nationale, pour le crédit
de l'état, après avoir sauvé l'institution des caisses d'épargne en
1831 en se chargeant de remplir les engagemens que les caisses
particulières, à commencer par la caisse d'épargne de Bruxelles,
ne pouvaient tenir, — après avoir inauguré le système des chèques
et celui de l'émission des obligations à vue et à intérêt journalier, il
y a lieu de s'étonner aujourd'hui que la Société générale ne soit pas
avec le public dans des rapports plus étendus. Au bilan de 1871, les
engagemens de la société envers les tiers n'atteignent pas la somme
représentée par ses ressources sociales proprement dites; elle n'a-
vait en dépôt que 12 millions pour le compte des caisses d'épargne,
31 millions en émission d'obligations et promesses, tandis que l'avoir
seul des actionnaires s'élevait à plus de 75 millions. Cette proportion
à2U REVUE DES DEUX MONDES.
diffère bien de celle que présentent les banques anglaises et même
les nôtres.
En Angleterre, nous avons vu que les banques par actions ne
jouent qu'un rôle, celui de caissier du public, et n'emploient géné-
ralement leurs ressources qu'en papier de commerce ou en crédits
personnels ouverts à des personnes reconnues solvables et caution-
nées. Il n'en est pas de même pour les autres sociétés de crédit en
Europe; dans presque toutes, une grande part est faite à la spécu-
lation, à l'émission des fonds d'état, à la subvention des entreprises
industrielles. En Italie et en Allemagne notamment, la création des
banques a coïncidé avec l'essor de l'industrie et y a puissamment
contribué. Tous ceux qui ont comparé l'état nouveau de la péninsule
italienne avec ce qu'elle était avant la guerre de 1859 ont été émer-
veillés de ses progrès. Le travail de l'homme s'y montre aujour-
d'hui à la hauteur de la fertilité du sol. En Allemagne, c'est plutôt
la matière qui fait défaut à l'activité humaine : usines, mines, che-
mins de fer, entreprises de navigation, fabriques de tout genre,
appellent et font fructifier les capitaux avec une rapidité surpre-
nante. Tandis qu'en Angleterre le portefeuille des banques est tou-
jours la contre-partie des dépôts, et qu'il existe peu de chances de
pertes, mais que les bénéfices sur chaque opération sont restreints,
■ailleurs les banques courent la chance de plus gros profits, mais
•aussi risquent de voir leurs capitaux compromis ou au moins im-
mobilisés. Or c'est à ces dernières que ressemblent davantage nos
propres institutions de crédit. Sans doute il eût mieux valu qu'elles
suivissent la fortune des banques anglaises; nos habitudes s'y sont
opposées. Recherchons au moins par quelques exemples les résul-
tats obtenus et ceux que l'avenir peut produire.
III.
Nous prendrons pour spécimen des sociétés de crédit en France
la banque de Paris et des Pays-Bas, la Société générale et le Crédit
lyonnais; chacune répond à un ordre d'idées particulier, et semble
jouer un rôle spécial. Ce n'est pas à, dire que d'autres sociétés, le
Crédit foncier par exemple et le Comptoir d'escompte, ne mérite-
raient pas de fixer l'attention des lecteurs ; mais c'est chose depuis
longtemps faite pour tous les deux, rappelons seulement qu'un des
principaux services rendus au public par le Crédit foncier a été de
vulgariser pour sa part l'usage des chèques. La Banque de Paris et
des Pays-Bas est un grand comptoir de prêts d'états. La Société
générale pour favoriser le développement du commerce et de l'in-
dustrie en France a un vaste cadre, qu'elle a considérablement
LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT. A25
élargi comme banque de dépôts à Paris et dans les départemens.
Le Crédit lyonnais est une institution provinciale qui est venue uti-
liser sur la place de Paris, où le capital trouve toujours emploi, les
ressources de Lyon, où l'argent abonde toujours, et qui a conquis
bien vite une situation supérieure à son nom.
La Banque de Paris et des Pays-Bas a été formée au commence-
ment même de cette année des deux sociétés de la Banque des
Pays-Bas et de la Banque de Paris. La première avait son siège no-
minal à Amsterdam et sa direction véritable à Paris, avec succur-
sales à Genève, Bruxelles et Anvers. Grâce à l'initiative de ses fon-
dateurs belges et allemands, après moins de dix années d'existence
elle était très prospère; quand elle s'est liquidée, les actions de
500 fr., toutes versées, entrèrent pour pareille somme dans la nou-
velle société et touchèrent un remboursement de 210 fr. La Banque
de Paris était une institution unique jusqu'alors, avec des comman-
ditaires possesseurs de parts de 10,000 fr. non transférables sans
l'aveu du conseil d'administration, ne recevant pas de dépôts, n'ou-
vrant guère de crédit, ne publiant pas de comptes-rendus, consti-
tuant un syndicat ou une réunion de financiers habiles, prêteurs or-
dinaires des états qui paient de gros intérêts. Elle fut fondée au
capital nominal de 25 millions, dont le quart seulement fut versé,
ce qui n'empêcha point les administrateurs, grâce à leur nom et à
leurs propres ressources, de traiter de puissance à puissance avec
les gouvernemens étrangers. Elle a été, elle est encore la caisse
qui fournit aux besoins du trésor espagnol dans des proportions
considérables, les actionnaires savent avec quel fruit. Le nom de
MM. A. Deîahante et Edmond Joubert est attaché à la Banque de
Paris, comme celui de MM. Bamberger et Bischofsheim à la Banque
des Pays-Bas. Dans la réunion des deux sociétés en une seule, on
a vu figurer parmi les nouveaux administrateurs un représentant de
la maison Stern frères, qui occupe un rang si élevé en France, en
Angleterre et à Francfort.
La Banque de Paris et des Pays-Bas, qui s'est constituée au ca-
pital de 125 millions de francs en actions au porteur de 1,000 fr.,
dont la moitié est versée, n'a pas abandonné les erremens de la
Banque de Paris. Elle ne reçoit pas de dépôts, n'ouvre pas de cré-
dits, et n'a que des correspondans en compte. C'est surtout une
association financière pour l'émission des emprunts d'états et des
valeurs négociables à la Bourse. Le groupe des hommes qui la diri-
gent se recommande par son habile appréciation des forces ou des
défaillances des grands marchés européens. On peut dire que c'est
un établissement international où Télément allemand n'est pas le
moins fort, utile combinaison certes à l'époque où nous sommes;
dans les deux emprunts nécessités pour le paiement de notre rançon
A2S REVUE DES DEUX MONDES.
à la Prusse, les hommes dont nous parlons ont rendu de vrais ser-
vices à la Bourse de Paris et à la France elle-même. Toutefois la
Banque de Paris et des Pays-Bas ne peut encore être considérée
comme une des sociétés de crédit dont le rôle doive devenir per-
manent, qui puisse espérer en un mot une existence séculaire sem-
blable à celle des grandes banques d'Ecosse ou d'Angleterre. Sans
doute elle répond à un des besoins actuels , le placement des em-
prunts; mais que d'autres nécessités surgissent, elle modifiera pro-
bablement son organisation pour y satisfaire.
La Société générale date de 186â; fondée principalement par les
soins de MM. Schneider, Bartholony, Pinard et Paulin Talabot,
l'élément financier et l'élément industriel s'y combinaient. Le se-
cond en France n'offrait pas les mêmes chances de succès que le
premier. Le concours donné à l'industrie sur une trop large échelle
n'eût pas tardé à immobiliser une partie des ressources sociales;
la direction a dû chercher dans les participations financières des
profits plus immédiats. Bientôt, et c'est particulièrement l'œuvre
de l'administration actuelle, présidée par M. |Denière, elle a trouvé
dans l'extension de son action hors Paris le but principal à pour-
suivre. Sans renoncer à venir en aide à l'industrie, elle veut être
le mandataire du plus grand nombre pour les affaires de Bourse et
les emplois des capitaux, et jouer sous ce rapport pour toutes les
classes de la société le rôle que la Banque de France et le Comptoir
d'escompte jouent spécialement pour le commerce. En étendant ses
agences, comme la première ses succursales et l'autre ses comp-
toirs, dans toutes les villes principales de France, elle offre à cha-
que citoyen une caisse pour recevoir son argent, pour garder ses
titres, pour toucher ses coupons; elle accepte des dépôts payables
à vue ou à échéance plus ou moins longue moyennant un intérêt
plus ou moins élevé; elle délivre des chèques remboursables dans
toutes ses caisses de Paris et de la province. A l'heure qu'il est, la
Société générale a établi à Paris seize bureaux de quartiers, et dans
les départemens cinquante-cinq agences; elle a une succursale à
Londres. Le nombre des comptes de chèques et de dépôts, qui n'é-
tait pas à la fin de décembre 1871 de plus de 13,500, dépasse à pré-
sent 18,000 : avec des circonstances favorables, il s'élèverait par une
progression arithmétique en quelques années à 100,000; pour que
ce résultat se réalise promptement, il suffira que la clientèle ait foi
de plus en plus dans le crédit de l'établissement. Or dans les an-
nées 1870 et 1871 la Société générale a donné la preuve d'une soli-
dité incontestable; elle n'a jamais fait attendre un de ses créan-
ciers, elle a remboursé 130 millions du commencement de la guerre
aux événemens de la commune : aussi dès le retour du calme la
confiance du public est revenue. Jamais les comptes de chèques ne
LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT. 'A27
se sont élevés aussi haut, les sommes reçues des tiers à divers titres
dépassent 136 millions, et cela est surtout remarquable alors qu'en
même temps la clientèle achète plus que jamais des valeurs de
Bourse, et fait ses versemens anticipés sur nos derniers emprunts. —
Quelles ressources inépuisables présente donc notre pays, qui peut
payer, dépenser et économiser à la fois dans des proportions gigan-
tesques, et de quels progrès le travail est-il susceptible en France, si
la paix se maintient au dedans et au dehors ! — La Société générale,
pour devenir notre première société de crédit, n'a qu'à persévérer
dans la régularité des services qu'elle rend ; mais on comprend tout
ce qu'une action aussi disséminée exige de vigilance dans l'admi-
nistration. Ajoutons que la partie la plus difficile de la tâche est celle
qui consiste dans l'emploi même des ressources affluant de toutes
parts, comme dans la rémunération du capital social, signe le plus
irrécusable de la prospérité d'un établissement financier. Avec son
organisme puissant, la Société générale ne peut pas se contenter de
succès médiocres; dans notre pays, la défiance vient trop vite, et le
moindre ébranlement de ce grand corps serait un danger public. II
lui faut de toute nécessité atteindre à la fortune de certaines ban-
ques anglaises ou de la Société belge son homonyme. Heureusement
on peut dire qu'elle est en bon chemin.
Le Crédit lyonnais doit son origine, ses développemens et sa for-
tune au président de son conseil d'administration. M. Henri Ger-
main, aujourd'hui député de l'Ain et l'un des orateurs de l'assem-
blée les plus écoutés dans les discussions financières, n'était qu'un
jeune homme riche, intelligent et instruit, quand il voulut doter sa
ville natale d'une caisse de dépôts pour les petites bourses et de
crédits pour les petites gens. Lyon possédait, comme il possède en-
core, de grandes puissances financières capables de gérer toutes les
épargnes : il n'avait pas une banque ouverte presque gratuitement
pour recevoir les plus petites sommes, toucher les coupons les plus
faibles et garder les moindres titres.
Le Crédit lyonnais a été formé sur le modèle des banques pro-
vinciales d'Angleterre, en y ajoutant toutes les facilités que réclame
le pub'ic français. Les succès, lents d'abord, se sont accélérés : à
l'heure présente, il a 12,000 comptes de chèques ouverts à Lyon
seulement; la somme que lui confie le public à divers titres dé-
passe 100 millions, soit 200 pour 100 de son capital, récemment
porté de 20 millions à 50 millions, et dont la moitié seulement est
versée. Ce nombre de comptes ouverts dans une seule ville indique
bien la nature du but poursuivi et atteint par le Crédit lyonnais, à
savoir la constitution de l'épargne populaire. Comme il n'y a pas de
minimum de chiffre de dépôt, les plus petits versemens peuvent
servir à ouvrir un compte : aussi les ouvriers, les domestiques, les
4*28 REVUE DES DEUX MONDES.
femmes surtout, y apportent leur argent et forment la très grande
majorité de la clientèle. En outre l'administration de la société a
tenu à diriger l'emploi des capitaux disponibles, elle a recommandé
les placemens qui peuvent le mieux convenir au public de Lyon,
c'est-à-dire, outre les rentes françaises, même les valeurs des pays
étrangers avec lesquels le commerce est en relations habituelles;
c'est ainsi que les fonds américains, italiens, les actions et obligations
des chemins autrichiens y ont été en faveur. Rien n'est plus intéres-
sant que de voir se succéder dans la grande salle des paiemens, au
rez-de-chaussée que le Crédit lyonnais occupe dans le Palais du
Commerce, cette foule de cliens et de clientes, modestement vê-
tus, qui discutent leurs affaires avec une véritable intelligence.
Dans aucun établissement de Paris, l'affluence n'est plus considé-
rable. Ce progrès de l'instruction populaire est très remarquable ;
il est à souhaiter qu'il se répande partout.
Enfin le Crédit lyonnais a déjà su se composer une réserve du tiers
de son capital versé, laquelle au terme de l'exercice courant en at-
teindra peut-être la moitié. De tous nos établissemens financiers, le
Crédit lyonnais est non le plus important, mais celui qui se rapproche
le plus du type dont la Société générale belge est jusqu'ici le meil-
leur modèle à certains égards. Il doit la confiance dont il jouit à la
règle invariablement suivie de ne jamais considérer comme une
valeur active des rentrées plus ou moins reculées, et de tenir au-
tant que possible toutes ses ressources réalisables immédiatement.
Ce qu'on appelle en style du métier un trou, c'est-à-dire une
créance douteuse, de paiement différé, est comblé dans les inven-
taires et figure pour zéro au bilan; d'autre part, et après quelques
expériences coûteuses, la mobilisation du capital est devenue la
pratique constante de la société. On en a eu la preuve dans les
événemens de 1870-1871, où le Crédit lyonnais a eu toujours en
caisse plus que ses exigibilités de toute nature, et dans les em-
prunts de 1871 et de 1872, où il a pu verser les sommes néces-
saires aux grosses souscriptions qu'il n'a pas craint de faire pour
lui-même (1).
(1) L'emploi du capital social (non des dépôts, dont le portefeuille et la caisse sont
la contre-partie nécessaire) en rentes françaises n'est certes pas une infraction à la
règle de la mobilisation du capital, au contraire. Si mobile qu'on le veuille, il faut
toujours l'utiliser. Or il suffit qu'il soit employé en titres de négociation immédiate,
de rapport certain et rémunérateur. Les rentes françaises ont assurément ce carac-
tère, et le placement du capital entier et des réserves du Crédit lyonnais, s'il eût
été fait en 5 pour 100 français, n'aurait pu qu'augmenter encore la confiance du pu-
blic envers lui. Au reste, la proportion des dépôts avec le capital, plus forte que pour
toute autre, montre bien le crédit de cette société. Le capital est de ÎO millions,
tandis que celui de la Société générale s'élève à 120, et celui de la Banque de Paris
«t des Pays-Bas à 125.
LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT. A29
Les trois sociétés dont nous venons de parler sont appelées du
même nom, société de crédit; en réalité, elles se livrent à des opé-
rations très différentes, et il est sans doute utile d'entrer à cet
égard dans quelques détails. Il faut avant tout distinguer deux
sortes d'opérations, les opérations financières proprement dites et
les opérations de crédit, de même que parmi les hommes d'affaires
on appelle les uns financiers, les autres banquiers. La vraie société
de crédit, telle que des habitudes récentes l'ont constituée, est
celle qui reçoit les ressources du public, qui s'adresse directement
à lui, encaisse son argent et ses titres, et les fait fructifier. En An-
gleterre, les sociétés qui reçoivent l'argent du public ne gardent
point les titres, ne touchent pafs les coupons et paient peu ou point
d'intérêt; comme contre-partie de ces ressources encaissées, elles
font de l'escompte et des prêts. Les banques de crédit en France
s'emploient bien mieux au service du public; mais, comme cette
tâche est onéreuse, elles sont obhgées, pour payer les intérêts aux
tiers et rémunérer leurs actionnaires, de recourir à des opérations
qui constituent des aléas redoutables; elles rentrent ainsi dans le
cercle d'activité des sociétés financières proprement dites. Celles-ci
se livrent aux négociations avec les gouvernemens et les corpora-
tions civiles ou industrielles : elles abordent les spéculations sur les
fonds publics ou autres; comme elles fuient toute responsabilité vis-
à-vis du public en général, qu'elles ne sont pas exposées aux rem-
boursemens immédiats des avances faites, ces sociétés financières
ne craignent pas d'immobiliser dans les spéculations et les engage-
mens à terme des ressources considérables avec l'espoir de gros
bénéfices. La fortune, en les trompant, ne frapperait que leurs ac-
tionnaires; le désastre d'une grande société de crédit aurait des con-
séquences bien plus funestes, puisqu'on dehors des actionnaires il
atteindrait un nombre plus ou moins élevé de déposaos. Là où les
administrateurs de sociétés financières ont surtout besoin d'habi-
leté, ceux des sociétés de crédit doivent déployer tout à la fois de
l'habileté et de la prudence. Le rôle d'une société comme la Banque
de Paris et des Pays-Bas peut avoir plus d'éclat, celui de la Société
générale présente bien autrement de difficultés.
Les détails que nous avons donnés plus haut sur l'administration
de la Société générale belge permettront au lecteur de faire des
comparaisons utiles avec ce qui se passe chez nous et de discerner
quelles mesures utiles on pourrait lui emprunter. Il est vraisem-
blable, en dépit de la résistance que des habitudes anciennes op-
posent ici aux innovations, que les progrès de notre éducation
financière marcheront d'un pas plus rapide. JNous avons eu déjà
sujet de regretter que, pour un des modes de crédit les plus recom-
mandables, la pratique des assurances sur la vie, notre pays fût tel-
REVUE DES DEUX MONDES.
lement en retard sur l'Angleterre et les Ëtats-TJnis surtout; depuis
quelques années, et malgré les difficultés créées par les circonstances,
le nombre des assurances sur la vie tend à augmenter. 11 en sera de
même de l'usage des chèques, des viremens, des compensations; rien
ne l'activera davantage que la bonne administration et la solidité des
institutions de crédit; rien ne l'arrêterait plus qu'une défaillance de
ces établissemens, dont la prospérité est d'intérêt public. Tout ce
qui peut augmenter la valeur de leurs titres, la constitution de
fortes réserves et la représentation de ces réserves par des titres
spéciaux, l'intérêt proprement dit séparé des dividendes, la publi-
cation des valeurs qui représentent le capital et les réserves, ce
sont autant de mesures bonnes à introduire chez nous comme en
Belgique.
Ces observations sur les perfectionnemens à introduire dans l'ad-
ministration des sociétés fmancières ont d'ailleurs une portée géné-
rale plus opportune qu'à aucun autre moment. Les dépenses consi-
dérables de la guerre de 1870 et l'énorme rançon payée à la Prusse
ont diminué le capital de roulement du pays, de même que les
intérêts à payer pour les deux emprunts récens et la surcharge des
impôts nouveaux se résument en prélèvemens sur le revenu de
chaque citoyen. Il faut que le travail national augmente ses efforts
pour supporter ces charges, et, comme la production ne peut s'ac-
croître qu'avec un accroissement correspondant de consommation
au dedans ou au dehors, il faut que les dépenses privées augmen-
tent en même temps que le budget des dépenses publiques grossit.
D'autre part, en attendant que l'épargne annuelle ait reconstitué le
fonds de roulement nécessaire au travail national, il faut aussi que
des moyens de crédit y aient pourvu et que la circulation ne soit ni
amoindrie ni ralentie. Les établissemens de crédit peuvent et doi-
vent jouer ce grand rôle. Quand on voit, comme en Angleterre, tant
de transactions se liquider par de simples viremens de comptes, on
comprend à quel point la bonne organisation des sociétés de crédit
peut aider à la circulation et se prêter à l'activité des affaires, de-
venue pour nous une nécessité sociale. La multiplicité des comptes
de dépôts, en agglomérant de grandes ressources, permet en outre
aux sociétés financières de venir en aide, par des spéculations qui
méritent d'être encouragées, au placement d'emprunts que le pu-
blic recherche d'autant plus volontiers qu'il a plus de concurrens,
et dont il n'acquitte le prix que par des paiemens successifs. En
attendant ces rentrées, souvent éloignées, la spéculation les es-
compte selon les besoins du trésor, dans l'intérêt môme des sou-
scripteurs, dont elle prend momentanément la place.
A coup sûr, le spectacle donné par notre pays en 1872 a dépassé
toutes les prévisions; nous ne voulons pas seulement parler du suc-
LES SOCIÉTÉS DE CREDIT. Ô31
•ces inespéré du dernier emprunt, où, moins d'un an après un pré-
cédent appel au crédit de 2 milliards 1/2, lorsque 3 milliards 1/2
étaient de nouveau demandés, les souscriptions se sont élevées à
Û3 milliards. Deux ou trois mois après cette émission, le trésor, par
voie de libération anticipée, avait déjà reçu la moitié de la somme
demandée ; en même temps, toutes les sociétés de crédit voyaient
leurs comptes de dépôts s'élever, et le comptant sur les différentes
bourses enlevait les titres de la rente dans des proportions inusitées.
Il ne faut pas cependant s'abuser sur ces premiers symptômes; beau-
coup de ces libérations anticipées cachent des opérations d'arbi-
trages qui ne constituent point des achats définitifs de rentes, il fau-
dra les liquider un jour, et pour cela il importe que la spéculation à
la baisse ne prévale point; on doit ensuite reconnaître que ce sont
les dernières portions des emprunts qui se classent le plus difficile-
ment. En finance comme en guerre, notre premier élan est admirable
et le plus fort; la réflexion le refroidit. Aujourd'hui c'est d'un effort
continu que notre pays a besoin : intérêts des emprunts, dépenses
publiques, dépenses privées, reconstitution du capital de roule-
ment, le travail national doit suffire à tout. Heureusement que le
champ est vaste, presque illimité, que les besoins individuels sont
loin d'être satisfaits, et qu'après cette explosion d'activité et de ri-
chesse qui vient d'étonner le monde la France n'est ni épuisée ni
même lassée, — au contraire on peut dire que l'ère de l'industrie
commence pour elle. Le travail sous toutes les formes, à tous les
degrés, n'est-il pas sa ressource suprême, son honneur, sa loi, le
devoir inflexible de chaque citoyen? Non-seulement le travail nous
permettra d'obtenir ces trois résultats matériels, en apparence con-
tradictoires, de dépenser plus afin d'être contraints de produire da-
vantage, de payer plus à l'état et de refaire par nos économies le
capital de roulement qui nous a été enlevé; il peut aussi seul donner
à nos mœurs politiques la force qui leur manque, et réunir par un
lien commun les classes divisées. Sur les questions politiques ou
religieuses, on peut douter que l'accord se fasse aisément, l'avenir
ne se montre pas sans nuages; en tout cas, produire sans relâche
est le seul moyen d'oublier ces divisions cruelles et peut-être d'en
prévenir les effets. Que dans les arts, les sciences, les lettres, comme
dans l'industrie, l'agriculture et le commerce, un mouvement uni-
versel éclate, que l'oisiveté soit non-seulement proscrite par la mo-
rale, mais encore par l'opinion, que chacun soit soucieux d'accroître
son capital, de multiplier ses aptitudes, cet égoïsme bien entendu
tournera au profit de tous, et les vertus patriotiques du travail nous
auront refait de belles destinées.
Bailleux de Marisy.
LES ORIGINES ET LA FORMATION
DE
L'EMPIRE BYZANTIN
Tableau de l'empire romain, 1 toI. in-S» ; — Trois ministres des fils de Théodose, 1 vol. in-8»
— Saint Jean Chrysostome et l'impératrice Eudoxie, 1 vol. in-8», par M. Amédée Thierry.
I.
La révolution de 1789 a favorisé le développement de deux
genres d'écrits bien divers, le roman et l'histoire. Si d'une part le
besoin d'expliquer les événemens contemporains portait les esprits
sérieux à faire un retour vers les temps passés, de l'autre le spec-
tacle de tant de choses imprévues et invraisemblables entraînait les
imaginations ardentes vers un monde complètement chimérique. On
sait la part légitime qui a été faite à l'histoire dans l'éducation de
la jeunesse; mais l'on sait aussi que le roman est pour le peuple,
comme pour les gens du monde, la principale et presque l'unique
nourriture intellectuelle. Plus d'un historien s'est, avec les années,
transformé en un romancier plein de séduction. Notre histoire de
France elle-même, celle que nous avons vue et vécue, n'était plus
guère vers la fin qu'un mauvais roman.
Il faut bien vivement regretter que les historiens n'aient pu pré-
valoir sur les romanciers. Il y a là tout au moins un phénomène qui
mérite d'être expliqué. Sans doute on peut accuser le tempérament
même du peuple, que l'étude patiente et minutieuse des faits ne
captive guère ; mais on doit également s'en prendre aux historiens,
ORIGINES DE l'eMPIRE BYZANTIN. 433
qui ont méconnu la nation à laquelle ils s'adressaient. Une école
historique s'était formée vers 1825. Elle se proposait d'épuiser les
recherches de tout genre sur un sujet préféré. Elle le méditait lon-
guement; elle vivait avec lui et en lui pour ainsi dire, elle le com-
posait avec le soin raffiné de l'artiste, elle ne l'exposait aux regards
du public qu'après avoir supprimé complètement l'échafaudage.
Cette école évitait les dissertations; elle avait une prédilection par-
ticulière pour le récit, où elle excellait. Elle débuta par deux œuvres
remarquables : Y Histoire de la conquête de V Angleterre par les Nor-
mands et V Histoire des Gaulois, Si on avait suivi la voie tracée par
elle, non-seulement on aurait atteint le vrai, mais on l'aurait fait
goûter. On eût combattu victorieusement le roman. L'esprit même
de la nation eût subi une heureuse transformation.
Par malheur, cette école eut peu de disciples; ce fut parfois une
mode de la dénigrer. Ceux qui excellent à dresser des échafaudages
et qui jalousent quelque peu l'architecte contestèrent la solidité de
l'édifice, dès qu'ils ne virent plus l'appareil entier de la construc-
tion. Une erreur qui s'était glissée dans un long travail était si-
gnalée avec aigreur et avec éclat; on était heureux de triompher de
l'art à peu de frais, de le déclarer nuisible et de reconduire. Tandis
que des milliers d'écrivains sacrifiaient la pensée à la forme, nos
critiques affectaient une complète indifférence pour la forme et
pour la pensée.
La France se glorifie à juste titre de posséder des épigraphistes,
des numismates, des paléographes de premier ordre. Ce sont là, je
ne dirai pas des historiens, mais des préparateurs nécessaires de
l'histoire. W ne faudrait pas toutefois qu'une certaine archéologie
préférât sottement les moindres informations tirées d'une mon-
naie, d'une médaille, aux œuvres les plus parfaites et les plus vé-
ridiques de l'antiquité. Il ne faudrait pas non plus que les habiles
interprètes des monumens défigurés par les siècles déclarassent
qu'il n'y a aucun secours à espérer d'un panégyrique ou d'un
poème, quelque défectueux qu'il soit. A travers la phraséologie et
la fiction, on peut, on doit atteindre la vérité. Que ce soit là une
œuvre difficile, où un moraliste seul réussira, nous ne le nions pas;
mais la prétention de stériliser les annales du genre humain ne
saurait être sérieusement discutée. Si elle venait à prévaloir, il ne
nous resterait plus qu'à dresser des généalogies, des catalogues et
des inventaires. Qu'on ne nous objecte pas que l'Allemagne, — que
l'on copie d'une façon ridicule dès que l'on consent à ne point l'i-
gnorer, — nous a donné l'exemple en cette matière. — Les Alle-
mands sont de hardis métaphysiciens et d'habiles psychologues. Ils
ne méprisent ni l'analyse morale, ni les systèmes transcendans. Ce
TOME eu. — 1872. 28
li^ll REVUE DES DEUX MONDES.
serait bien mal les imiter que de leur emprunter exclusivement la
critique, très précieuse à coup sûr, des textes originaux.
Recueillir et classer tous les documens qui concernent une époque
déterminée, voilà la première partie de notre tâche, celle où les
purs érudits nous doivent leur concours. De tous ces matériaux bien
digérés tirer un organisme vivant, voilà l'œuvre spéciale de l'his-
torien. L'antiquité ne s'y était pas trompée. Si elle a décerné à Hé-
rodote le titre glorieux de père de l'histoire, c'est qu'après avoir
vu et étudié tant de choses ignorées de ses contemporains, il les
leur avait rendues présentes dans d'inimitables récits. Thucydide
acquit une renommée encore plus solide en expliquant des événe-
mens qui avaient eu la Grèce entière pour témoin. Dans des condi-
tions presque identiques, Tacite put être préféré à ses devanciers,
parce que dans ses écrits l'histcire avait enfin une âme, une con-
science. Certes l'érudition moderne a ses légitimes et salutaires exi-
gences, mais le but suprême de l'histoire reste le même : elle est
tenue de faire revivre les personnages; autrement elle mériterait le
surnom de nécropole que lui donnait un critique malveillant ou
trop sévère.
Les véritables historiens se reconnaissent à ce signe, qu'ils pro-
clament dignes d'étude tous les âges et tous les peuples. Cette
largeur de vues est bien rare. Nos humanistes ne soupçonnent
rien au-delà des siècles de Périclès, d'Auguste et de Louis XIV. Na-
guère nos érudits eux-mêmes avaient pour certaines époques un
profond dédain. C'est le bas-empire qui de tout temps a eu le pri-
vilège d'éveiller la haine et le mépris dans les cœurs les plus géné-
reux. Il est de bon ton encore aujourd'hui de l'injurier et de ne
l'étudier point. Ces répugnances, on le reconnaîtra un jour, sont
en grande partie injustes. Pour les atténuer, constatons les services
rendus à notre civilisation par le bas-empire. C'est le bas-empire
qui a divisé, arrêté, retardé ou limité les invasions germanique,
arabe et tartare. Quatre siècles avant que l'Occident, plongé dans
le chaos de ces invasions, pût oublier les querelles de race qui le
déchiraient, l'Orient, le bas-empire avait organisé une croisade
perpétuelle où le feu grégeois et la diplomatie, habilement combi-
nés, accomplissaient des merveilles. Jusqu'à Mahomet (632), Con-
stantinople fut la capitale de la plus vaste domination de l'univers.
Jusqu'à Charlemagne (SOO), elle fut le centre de la civilisation. Jus-
qu'au schisme d'Orient (1057), elle disputa la suprématie religieuse
à Piorae. Jusqu'à la croisade vénitienne (120/i), elle demeura l'en-
trepôt général du monde. Elle avait alors tout pour elle, tout d'une
façon exclusive , les arts , l'industrie, la marine , le numéraire.
Qu'elle ait occupé un rang élevé dans l'ordre intellectuel, cela ne
ORIGINES DE l'eMPIRE BYZANTIN. 435
saurait être contesté. Au vi® siècle, Byzance achève, sanctionne et
promulgue le droit romain. Au viii% elle tente une réforme reli-
gieuse d'une haute portée : elle a dans Léon l'Isaurien et dans Con-
stantin Copronyme son Luther et son Calvin. Au xiii* siècle, c'est
elle qui provoque la renaissance italienne. Durant tout ce temps,
cette nouvelle Rome a consolidé, converti, civilisé, organisé le
monde slave. L'empire russe est sa plus grande, mais non sa seule
création. Déjà frappée par la rude main des Occidentaux, dans un
état de faiblesse extrême, elle tint en suspens l'inévitable triomphe
des Turcs. A la faveur de sa résistance inespérée, la Pologne, la
Bohême, la Hongrie, l'Autriche, s'étalent préparées à leur rôle glo-
rieux de défenseurs de la religion et de la civilisation.
En dépit de ses incontestables services, le bas-empire restera
antipathique à bien des gens; mais la sympathie et l'antipathie
n'ont rien de commun avec la science. Le naturaliste étudie sans
rancune comme sans scrupule tous les êtres. L'historien sérieux
procède de la même façon. 11 s'avoue satisfait quand il s'est rendu
un compte exact du fond constitutif et de la corrélation des parties.
C'est ce que n'ont eu garde de faire ceux qui reprochent au bas-
empire ses disputes théologiques. Or la théologie était la forme
supérieure de son activité intellectuelle. Ne voit- on pas que com-
battre l'hérésie et le schisme, c'était défendre en même temps
l'unité politique? D'autre part, plus d'une fois sous une hérésie
s'est caché un grand projet qui, s'il eût abouti, aurait notre appro-
bation. Admirer la diplomatie de Byzance et mépriser sa théologie,
la grande école et l'instrument puissant de cette diplomatie, c'est
le comble de l'inconséquence. D'ailleurs les questions sociales se
sont mêlées à la théologie, comme de nos jours elles se mêlent à
l'économie politique. Lorsque l'on compare la démagogie byzantine,
enragée de théologie, avec notre démagogie française, déchaînée par
des passions vulgaires, force est de reconnaître que l'avantage reste
plutôt à la première. Quant aux jeux du cirque, où s'étalaient tous
les vices d'un peuple turbulent et corrompu, on y retrouve le ré-
gime de Rome impériale, « du haut-empire, » panem et circenses,
transporté dans la cité de Constantin.
Ce n'est qu'à partir du xvii'' siècle que les études byzantines com-
mencèrent en France. Qui n'a nommé Du Cange, l'illustre érudit, et
le président Cousin, le vaillant traducteur? Au xyii" siècle, Lebeau
écrivit son Histoire du bas-empire, qui, revue de nos jours par
Saint-Martin, reste un guide précieux. Les philosophes de l'Ency-
clopédie et leurs disciples s'emparèrent de ces annales, où leur cri-
tique trouvait une si riche matière. L'Anglais Gibbon traita le même
sujet que le Français Lebeau, avec une plume autrement exercée et
Zi36 REVUE DES DEUX MONDES.
spirituelle. Toutefois les idées voltairiennes dont il était imbu l'em-
pêchèrent de se mettre dans le courant même de cette histoire,
d'en saisir l'économie et la raison. Il était à chaque instant rebuté
par ce despotisme formaliste et cérémonieux, par cette dévotion
chicanière, par cette diplomatie sans point d'honneur, « par cet hé-
roïsme de la servitude. » Il ne répondit pas d'une manière satis-
faisante à cette question : « comment a pris naissance une si bizarre
organisation? » et à celle-ci : « comment cet empire, toujours si
chancelant, a-t-il vécu si longtemps? » mais il sembla démontré
que le monde byzantin avait été un monde étrange et presque ri-
dicule.
Il fut de mode jusqu'au milieu du xix® siècle de se ranger à l'a-
vis de Gibbon. Les ecclésiastiques, habitués à invoquer les conciles,
les pères de l'église, réclamaient très justement, mais exclusive-
ment, en faveur des Athanase, des Basile et des Grégoire. Isolant
par système l'histoire religieuse de l'histoire civile, retraçant les
controverses dogmatiques sans les avoir préalablement replacées
dans le milieu social qui les avait produites, ils fatiguèrent le pu-
blic, ils ne l'instruisirent pas. Soustraire l'histoire byzantine à l'in-
tolérance des libres penseurs et des gens d'église, telle était l'en-
treprise à tenter. Il fallait séculariser cette histoire, et surtout
Vhumaniser. Cette tentative ne pouvait être faite que par un laïque
qui n'eût pour la théologie ni aversion ni complaisance, qui s'enquît
librement des faits de tout ordre et en cherchât le lien.
L'honneur de découvrir le côté humain des annales byzantines
était réservé à M. Amédée Thierry. Ce n'est pas le hasard qui depuis
longtemps déjà l'a fait aborder à Byzance. Après la publication de
son Histoire des Gaulois, sur le point d'entreprendre son Histoire de
la Gaule sous la domination romaine, il eut l'heureuse et féconde in-
spiration de jeter une vue d'ensemble sur l'empire romain. Au lieu
de se^faire, comme Montesquieu, le contemporain des Cincinnatus et
des Caton, il devint celui des Sénèque et des Marc-Aurèle. La conclu-
sion se trouva sensiblement modifiée : ce qui apparaissait à Montes-
quieu comme une décadence apparut à M. Amédée Thierry comme
un développement. Il saisit et décrivit l'évolution nécessaire et salu-
taire des faits et des idées. Dans son Tableau de Vejnpire romain, il
nous fit assister à la formation de la société romaine, à la marche du
monde romain vers l'unité. Quand il eut conduit son Histoire de la
Gaule jusqu'à la mort de Théodose, M. Amédée Thierry crut que,
pour assurer ses pas ultérieurs, il lui fallait approfondir l'Occident
et l'Orient, qui se séparaient à ce moment même. Il jugea également
qu'une narration massive, à la façon de Lebeau, produirait fatale-
ment, vu la diversité et l'incohérence des faits, la confusion et l'en-
ORIGINES DE l'eMPIRE BYZANTIN. hZl
nui. De cette manière de voir, qui honore le penseur et l'artiste,
sont nés ces récits de l'histoire romaine au v*" siècle, si dignes de
leurs admirables modèles, les Récits mérovingiens. On eut ainsi
deux séries, la série romaine et la série byzantine. D'un côté se ran-
gèrent Stilicon, Alaric, Ricimer, Odoacre, Théodoric, de l'autre
Rufin, Eutrope, Attila. En face du Latin Jérôme prit place le Grec
Ghrysostome.
A la lecture d'Eutrope et de Saint Jean Chrysostome, la pensée
nous est venue que dès la fin du iv® siècle les élémens constitutifs
de la société et de l'état byzantins avaient par leur amalgame pro-
duit un régime très nettement défini. D'autre part, la trame est en-
core assez lâche pour qu'on puisse distinguer les fils qui concou-
rent à la former. Ressaisir autant que possible tous ces fils , tous
ces élémens, voilà ce que se propose cette étude.
II.
Pour comprendre le bas-empire, il faut le considérer en quelque
sorte comme la synthèse de l'antiquité. La Grèce et Rome, l'Orient
et l'Occident, le despotisme et l'administration, le polythéisme et le
christianisme, la philosophie et le droit, la rhétorique et la science,
s'y sont, à doses inégales, mélangés et combinés. Le produit de cet
amalgame, c'est Byzance. Pour présenter une image moins flat-
teuse, mais plus exacte peut-être, on pourrait dire que Byzance
est le résidu qui s'est trouvé au fond du creuset où tant d'élémens
divers s'étaient précipités. Cette idée générale admise, — et on ne
peut pas ne pas l'admettre, — l'empire byzantin cesse d'être une
énigme : il apparaît comme un phénomène que la science a le de-
voir d'expliquer. Suivre dans son évolution continue la civilisation
ancienne, c'est expliquer en réalité les origines et la formation du
bas-empire. On remonte ainsi à la source des idées, des mœurs,
des institutions, dont le bas-empire a été précisément la résultante.
Gomme point de départ, nous prendrons la Grèce primitive, telle
qu'elle se montre immédiatement après l'invasion des Ioniens et des
Doriens; nous la traiterons comme un corps simple que des alliages
viennent successivement altérer. Or la Grèce primitive et simple,
c'est, si l'on veut, celle que nous révèlent Hésiode et Homère. La
poésie et le polythéisme y jaillissent d'une source unique. La rhé-
torique, la sophistique, sont des produits plus tardifs, spontanés
et nationaux néanmoins. Tel est à son origine l'arbre sur lequel
tant de greffes allaient être pratiquées. Tout le monde en a admiré
et savouré les fruits.
Nous marquerons : !• la transformation des Hellènes au contact
438 REVUE DES DEUX MONDES.
du monde oriental (ici est pour nous la tête de ligne qui conduit
à l'empire byzantin); 2° l'action des Hellènes métamorphosés sur
Rome, maîtresse de l'univers, et la réaction, non moins importante,
de Rome sur les Hellènes (à ce moment, le régime byzantin existe
déjà, mais il n'a encore ni solidité ni fixité); 3° la révolution reli-
gieuse, due à la démocratie gréco-asiatique, qui sut s'imposer aux
savants, aux patriciens, aux empereurs eux-mêmes, et qui donna
de la consistance au byzantinisme naissant. Alors fut fondée Gon-
stantinople, la tête et le cœur du nouvel empire.
Sous cette dénomination « Orient, » nous comprenons non-seule-
ment l'Asie-Minenre, la Syrie et l'Egypte, qui furent à des dates
diverses incorporées à l'empire d'Alexandre et à celui des césars,
mais encore la Ghaldée, l'Arabie, la Perse et l'Inde, restées auto-
nomes, il est vrai, mais moralement solidaires des précédentes. Sur
ce vaste territoire vivaient trois races fort bien étudiées de nos
jours, la race chamite, la race aryenne, la race sémitique. Leurs
centres principaux étaient, dans l'ordre de notre énumération,
rÉgypte, la Perse et la Ghaldée. Il y avait là trois conceptions reli-
gieuses, intellectuelles et politiques différentes : la théocratie avec
ses castes et ses mystères, l'aristocratie avec son dogme de la lutte
du bon et du mauvais principe, la royauté militaire et sacerdotale
avec ses pontifes astronomes et astrologues. N'oublions pas d'ail-
leurs que ces races, rapprochées en maint endroit les unes des
autres, donnèrent naissance par leur mélange à beaucoup de va-
riétés d'espèces et d'idées. Il suffit de citer à cet égard les Phéni-
ciens, ces Sémites unis aux Ghamites, voyageurs et commerçans
comme les premiers, idolâtres comme les seconds. Au contraire les
Juifs, Sémites purs, entourés de tous les côtés par des nations hy-
brides, parvinrent, au moyen d'un patriotisme vigilant et d'une
guerre incessante, à se préserver de tout alliage et de tout contact.
Ils se constituèrent les gardiens jaloux du monothéisme.
De très bonne heure, des relations s'établirent par la Méditer-
ranée entre l'Egypte et la Phénicie, déjà en pleine civilisation, et la
Grèce, qui n'avait pas encore conscience d'elle-même. G'est par
cette voie que vinrent les inventions les plus merveilleuses, l'écri-
ture, l'architecture, la sculpture. L'Asie-Mineure, dont la partie à
l'ouest du Taurus a toujours été une dépendance de la Grèce, com-
muniquait, à travers une couche épaisse de peuples à demi barbares,
avec la Ghaldée et la Perse. De là bien des phénomènes moraux et
intellectuels dont l'analyse est très difficile. Quoi qu'il en soit, la
Grèce, qui, réduite à ses seules forces, ne s'était pas élevée au-
dessus de la poésie et du polythéisme, créa la philosophie, c'est-
à-dire la science, dès qu'elle eut reçu les connaissances positives
ORIGINES DE l'eMPIRE BYZANTIN. 439
apportées de l'Oiient. De l'étude du monde, elle passa bien vite à
celle de l'âme; la physique la conduisit à la psychologie. Après les
sept sages vint Pythagore, dont la pensée fut si audacieuse et si
profonde.
Les guerres médiques, l'expédition des dix-mille, et surtout la con-
quête macédonienne, étendirent singulièrement l'action du monde
oriental sur le monde hellénique. Il semble avéré qu'Alexandre
voulut préparer une fusion des deux mondes. C'est ce qui explique
la vive opposition que lui firent les philosophes, qu'il châtia d'une
manière si cruelle. Ses héritiers, les Lagides et les Séleucides,
généraux grecs transformés en pharaons et en grands rois, ne
rencontrèrent plus de résistance et poursuivirent librement ses des-
seins. Les Grecs, attirés par l'appât du luxe et des plaisirs, émi-
grèrent en foule et vinrent encombrer les palais d'Antioche et
d'Alexandrie. Les armées asiatiques avaient leurs mercenaires grecs;
les cours asiatiques eurent leurs sycophantes, leurs parasites, leurs
poètes, leurs sophistes, leurs rhéteurs grecs. Les populations indi-
gènes, Coptes, Syriens, etc., avaient été expulsées des rivages
méditerranéens et reléguées dans leurs oasis ou dans leurs mon-
tagnes; mais dans les grands centres il s'opéra une sorte de trans-
action entre le polythéisme et les mystères. Ces mystères eux-
mêmes, la philosophie voulut en pénétrer le sens. L'on eut ainsi,
aux divers degrés de la société et de l'intelligence helléniques, la
magie, la théurgie, la théologie. A côté de la hiérarchie politique
se développa la hiérarchie religieuse.
C'est en présence de ce monde étrange, mais plein d'idées, que
Rome se trouva placée par le fait même de sa conquête. Elle subit
le contact de la Grande-Grèce (3i3 avant Jésus-Christ), de la Grèce
proprement dite (197), de l' Asie-Mineure (189), de la Syrie (63), de
l'Egypte (30). Elle dut accepter les arts et les usages des vaincus. Les
expéditions de Sylla, de Lucullus et de Pompée mirent fin à l'opposi-
tion très décidée et très patriotique, à coup sûr, des vieux Romains.
César est déjà un Piomain méconnaissable qui, après avoir étonné
rOccident, s'oublie en Orient. De retour à Rome, il fait craindre un
régime tout oriental, emprunté à la Bithynie ou à l'Egypte. Il est
assassiné. Antoine ose bien davantage : il abjure tout sentiment
romain, et prétend ressusciter à son profit l'empire d'Alexandre
en y rattachant Rome et l'Occident. Auguste se constitue très habi-
lement le défenseur du sénat, du peuple, des pénates et des grands
dieux. Tel il se montre à Actium, tel Virgile nous le dépeint dans
son Enéide. Il préserve l'œuvre des siècles antérieurs, cette domina-
tion romaine si menacée par Antoine. Après un service si éminent,
il pouvait prétendre à tout, sauf à la monarchie. La monarchie en
^40 REVUE DES DEUX MONDES.
effet était une conception tout orientale, dont la Grèce elle-même
n'eût pas voulu dans ses beaux jours, et contre laquelle luttèrent
les Démosthène et les Phocion. Si Antoine l'eût emporté, la mo-
narchie serait résultée de sa victoire. La victoire d'Auguste impli-
quait au contraire le maintien des anciennes formes politiques et
sociales. Effectivement on conserva d'une manière jalouse les ma-
gistratures comme les classes. Il y eut, comme par le passé, des
plébéiens et des patriciens, des sénateurs et des chevaliers, des
consuls et des préteurs. Le pj-ince ou empereur se contenta d'une
délégation multiple et temporaire : son pouvoir était illimité, mais
sans formule. Cependant cet Orient que l'on voulait éviter, même
au prix de la liberté, continua d'exercer une fascination irrésistible.
On ne peut s'expliquer le régime impérial, depuis l'avènement de
Tibère jusqu'à la mort de Néron, qu'en le considérant comme le
mélange des procédés aristocratiques, si en honneur de tout temps
chez les Claudius, et des procédés monarchiques de l'Asie grecque.
Il y avait là une étrange combinaison de l'autorité du père de fa-
mille et du patron d'une part, de celle du despote et du tyran de
l'autre. Dans cet amalgame, c'est l'Orient qui prévalait de plus en
plus sur l'Occident. Tacite nous raconte comment Vespasien fut con-
sacré par les superstitions égyptiennes et regardé à Rome comme
un être surnaturel.
Rome elle-même était envahie par les Asiatiques, depuis que les
cours d'Alexandrie, d'Antioche et de Pergame avaient disparu. Odi
grœcam urhem ! s'écrie Juvénal en parlant de la capitale de l'em-
pire; mais il faut bien se garder de la déclamation, si facile et si
habituelle dans un pareil sujet. Le satirique nous apprend lui-
même que de la Grèce et de la Syrie venaient non-seulement des
acrobates, des magiciens, des captateurs de testament, mais des
rhéteurs, des médecins, des artistes; pour être juste, il faudrait
ajouter : des historiens et des hommes d'état. Certes la renommée
d'un Arrien, d'un Appien, d'un Dion Cassius n'a pas besoin d'être
défendue. Le grec, — c'est là un fait bien significatif, — devient
la langue des sciences, de la philosophie et même de la politique;
le latin, déchu littérairement, ne conserve comme domaine propre
et inaliénable que le droit. Le droit lui-même est singulièrement
modifié par les idées grecques. L'école grecque de Béryte est une
pépinière de jurisconsultes romains. L'un d'entre eux, Papinien, est
le véritable auteur du célèbre décret, signé par Antonin Caracalla,
qui conférait à tous les hommes libres de l'empire le titre de citoyen.
Vhellémsation de Rome produit les règnes d'Adiien, de Marc-Au-
rèle et d'Alexandre Sévère. Le premier fait en personne, dans tout
l'empire, une enquête perpétuelle dont ni les proconsuls ni les em-
ORIGINES DE l'eMPIRE BYZANTIN. A4l
pereurs ne lui avaient donné l'exemple. Marc-Aurèle apporte dans
son gouvernement une générosité , une largeur de vues, que l'on
rencontre à un égal degré chez les philosophes grecs, mais nulle-
ment chez les hommes d'état romains. Alexandre Sévère, accueil-
lant tous les dieux dans son panthéon, est encore plus Grec et
moins Romain que Marc-Aurèle lui-môme. La Rome des empereurs
syriens, avec son Héliogabale, nous inspire une vive répulsion;
mais à cette époque môme, à côté d'une honteuse dépravation des
mœurs et de la démence du pouvoir, subsistent et se développent
les idées fécondes qui sont le patrimoine indivisible des sociétés
modernes.
A la mort de Philippe l'Arabe, le Syrien, ou plutôt le Grec (249),
Rome, si justement stigmatisée par Lucien, prit la résolution de
réagir contre les influences étrangères; elle demanda un censeur
qui se chargeât de l'épurer. Cette épuration se fit naturellement,
sans violence, quand le voluptueux Gallien eut laissé surgir de
tous les côtés des empereurs ou tyrans. L'Italie resta longtemps
séparée des provinces. Les Grecs quittèrent Rome, pour Palmyre
d'abord, puis pour Nicomédie. Redevenue maîtresse d'elle-même,
la ville éternelle chercha par tous les moyens à ramener les temps
de V heureux Auguste, du vertueux Trajan; il ne lui fut donné que
de s'isoler tous les jours davantage des provinces dont elle avait été
le lien. Son sénat réorganisé eut bien la satisfaction de proclamer
quelques empereurs semblables à ceux dont il conservait la mé-
moire; mais il ne fut pas en son pouvoir de les faire durer. Après
bien des efforts stériles, il dut se contenter d'administrer souverai-
nement une ville où les princes ne venaient plus guère que pour
célébrer leurs triomphes,
La Grèce asiatique n'avait jamais compris les réticences et les
nuances infinies du système impérial romain; le régime qui pré-
valait en Perse sous les Sassanides (222 après Jésus-Christ) était
plus à sa portée. De Vùtiperator, elle fit un autocrate, au jyrinceps
un despote. La domination des femmes et des eunuques, qui indi-
gnait Rome, lui sembla naturelle, parce qu'elle s'était familiarisée
avec l'histoire des Séaiiramis, des Bagoas, etc.; mais la grande
idée romaine, l'idée d'unité, si bien exprimée par ces locutions or-
bis romamis, majestas romana, pax romana, fit sur elle une du-
rable impression. Elle emprunta également à Rome ses formules
et ses procédés d'administration. — Nous venons de résumer en
quelques hgnes le système politique de Dioclétien.
Une révolution religieuse avait été la conséquence nécessaire de
la révolution politique que nous avons retracée. Les divinités égyp-
tiennes, syriennes, grecques, latines et celtiques, jadis ennemies,
442 REVUE DES DEUX MONDES.
avaient été, comme nous l'avons dit, réconciliées dans le Panthéon
par Alexandre Sévère. Bien plus, Yénus s'était identifiée avec
Astarté et Aphrodite, — Mercure avec Melkart, Hermès et Teuta-
tès ; mais cette mythologie si bien ordonnée, si régulièrement ad-
ministrée, n'exerçait plus d'empire sur les cames. L'histoire de
chaque divinité était soumise à l'examen d'une critique pénétrante
et railleuse. Le mysticisme, la théurgie, la magie, eurent beau s'in-
génier, ils ne purent pas rendre l'existence à cet olympe cosmopo-
lite. Ce monde sceptique et corrompu, que Lucien nous a dépeint,
fut menacé un instant de tomber dans l'athéisme le plus complet.
Depuis deux siècles pourtant avait surgi une religion nouvelle qui
devait s'étendre à tout l'empire. Sortie de la Judée monothéiste, elle
avait été singulièrement transformée et enrichie par l'hellénisme
avant de se propager au loin à la faveur de l'unité romaine. An-
tioche l'avait saluée des noms d'Evangile et de Christianisme. Le
christianisme avait d'abord limité son action à la démocratie des villes
asiatiques, tandis que l'aristocratie se passionnait pour le stoïcisme.
Là se formèrent ces associations fraternelles qui parurent redouta-
bles à Pline le Jeune et à Trajan. Quand la x-eligion du Christ gagna
les campagnes de la Syrie et de la Gappadoce, le monachisme, em-
prunté sans doute à la Perse et à l'Inde, s'y constitua fortement.
Pour conquérir les hautes classes, l'Évangile devait préalablement
s'accommoder aux habitudes et aux procédés pliilosophiques de
l'Orient. Saint Jean avait fait de très bonne heure une remarquable
tentative dans ce sens. Irénée, Clément d'Alexandrie, surtout Ori-
gène, furent les propagateurs philosophiques du christianisme, qui
pénétra dans l'école néo-planoticienne. Le christianisme devint lui-
même néo-platonicien, ou, si l'on aime mieux, alexandrin, théo-
logique; dès lors il n'inspira plus de répugnance qu'aux rhéteurs,
qui obéissaient à leurs préjugés littéraires. Organisé par des Grecs,
mais sur un plan tout romain, il put sans désavantage engager la
lutte avec les empereurs, qui virent en lui un ennemi avant d'y
voir un allié. Mieux avisé que Galérius, Constantin sut utiliser pour
lui-même cette grande force longtemps secrète et subitement révé-
lée. A côté du christianisme démocratique et du christianisme théo-
logique, on eut désormais le christianisme politique.
III.
Si le nom de Rome commandait toujours le respect, Rome elle-
même avait cessé d'être le centre de l'univers. Ce n'était plus de
Rome que partaient les idées élevées et fécondes; ces idées venaient
ORIGINES DE l'eMPIRE BYZANTIN. 443
plus que jamais de l'Orient. L'extension du christianisme faisait
pencher encore davantage vers l'Orient le centre de gravité. A un
monde renouvelé il fallait une capitale nouvelle, située dans la ré-
gion asiatique, à la rencontre des grands courans que nous avons
étudiés. Dioclétien avait eu comme l'intuition de cette nécessité
lorsqu'il avait établi sa résidence à ISicomédie, où se produisit fa-
talement le choc de tant d'élémens hétérogènes. Constantin, qui
voulait empêcher une nouvelle collision et préparer une fusion, se
mit à son tour en quête. On dit que Troie l'attira tout d'abord;
mais, quand il eut examiné attentivement Byzance et la Thrace, ses
hésitations cessèrent. La contrée tout entière était admirablement
défendue par les ramifications de l'Hémus et du Rhodope. La ville,
non moins bien protégée par une série de détroits, communiquait
facilement avec toutes les provinces de l'Orient. C'était une position
intermédiaire entre le Danube et l'Euphrate, enti'e l'empire goth et
l'empire perse, également menaçans.
Héritier d'une longue séiie d'augustes et de césars, Constantin
ne pouvait, ni ne voulait, en fondant Constantinople et le bas-
empù^e, répudier complètement les souvenirs de Rome. Rome fut
officiellement le type de cette création politique. On constata que
sur les bords du Bosphore, comme sur ceux du Tibre, s'élevaient
sept collines. Les chefs-d'œuvre de l'art furent transportés à grands
frais d'Athènes, de Rome même à Constantinople; les personnages
les plus distingués émigrèrent comme les chefs-d'œuvre. On établit
des jeux de cirque, des distributions gratuites de blé. Rome conser-
vait son grenier, l'Afrique; Constantinople eut le sien, l'Egypte.
Grâce à cette libéralité, on eut un démos, une plèbe, plus turbu-
lente, inoins jyolitique que celle de Rome, parce qu'elle était hel-
lénique ou, pour être plus exact, pélasgique. Aussi bien on répudia
les noms de Thraces, de Mysiens, de Phrygiens, pour adopter celui
de Romains. Les Byzantins oublièrent volontiers les Léonidas, les
Périclès, pour ne songer qu'aux Scipions et aux Césars. La nou-
velle Rome eut son capitole, sa curie, son sénat. Ce sénat, syndêtos,
privé de toute influence politique, devint la grande école de la di-
plomatie, science toute byzantine, qui procédait directement de la
théologie, et lui empruntait toutes ses subtilités comme toutes ses
ressources. Constantin ne se souciait pas moins de l'avenir que du
passé; or l'avenir, dans l'ordre religieux comme dans l'ordre poli-
tique, c'était le christianisme. Destructeur de la tétrarchie de Dio-
clétien, il voulut étayer le dogme de l'unité impériale sur le dogme
de l'unité divine. L'empereur unique et le Dieu unique, ayant cha-
cun une juridiction bien distincte, ne pouvaient se porter ombrage.
L'Évangile ne disait- il pas à ses sectateurs : « Rendez à César ce qui
hhh REVUE DES DEUX MONDES.
appartient à César? » La Bible, plus explicite, consacrait, dans les
Psaumes et l'Ecclôsiaste, l'absolutisme des rois ; mais îe christia-
nisme, qui ne reconnaissait qu'un Dieu, était, à l'époque de Constan-
tin, divisé par les hérésies et par les schismes. Constantin poursuivit
les partis religieux comme il avait poursuivi les partis politiques. Le
catholicisme fut dans sa pensée l'achèvement providentiel de la ro-
manité. Il arrêta d'une manière définitive l'organisation ecclésias-
tique et l'organisation politique de l'empire. L'état eut son consislo-
rium sacrum, ses ministres, ses préfets, ses ducs et ses comtes;
l'église, son concile œcuménique, ses patriarches, ses métropolitains,
ses évêques, ses prêtres et ses diacres. A la hiérarchie impériale
correspondit ainsi la hiérarchie divine. Le Seigneur avait son lot, son
clergé y qui se gouvernait d'une manière démocratique, mais sous le
contrôle rigoureux du souverain, investi du droit de confirmer les
évêques. Le lot exclusif de l'empereur, c'étaient les fonctionnaires
civils et militaires, qui exécutaient ses moindres volontés. Tout-
puissant et sacré, comme le Dieu unique et immatériel avec lequel il
faisait cause commune, Constantin unissait dans son gouvernement
et dans sa personne les maximes romaines, orientales et chrétiennes.
Le pouvoir impérial allait acquérir, grâce à cette fusion surpre-
nante, ce qui lui avait manqué jusqu'alors, une formule précise, et,
comme régulateur suprême, l'état possédait Constantinople, la ville
mère, la métropole. Nous voyons ici, nous touchons le byzanti-
nistne.
Néanmoins Constantinople ne put pas être dès le premier jour
une cité homogène; elle fut incapable tout d'abord d'imprimer au
monde une direction bien déterminée. Des nuées de Romains et de
Grecs, de courtisans et d'ecclésiastiques, s'y pressaient autour de
l'empereur, ourdissaient mille intrigues opposées, et empêchaient
ainsi le développement d'un plan régulier. La transition de l'an-
cien au nouvel ordre de choses commandait une extrême prudence.
Si Constantin réservait toutes ses faveurs aux ministres du christia-
nisme, il restait lui-même le souverain pontife du paganisme. Si
dans ses actes officiels il n'invoquait plus Jupiter et Apollon, il n'in-
voquait pas encore Jésus-Christ. Pour ne heurter aucune opinion
religieuse, il rendait hommage, d'une manière abstraite et peu
compromettante, à la Divinité. Ces prêtres chrétiens qui l'appro-
chaient, il constatait avec effroi leurs profonds dissentimens. Peu
versé dans la théologie, bien que très mystique, il hésitait à se pro-
noncer entre Arius et Athanase. De quel côté se trouvait l'hérésie?
d'où partait le schisme? Voilà les questions qu'il se posait. Il avait
tout d'abord accepté le symbole de Nicôe; mais vers la fin de son
existence il crut démêler que les ariens, courtisans plus obséquieux
ORIGINES DE l' EMPIRE BYZANTIN. A45
que les orthodoxes et plus disposés à entrer dans les cadres étroits
du fonctionnarisme impérial, offraient de plus sérieuses garanties.
Il voulut recevoir le baptême d'un évêque arien. Tel fut, ne l'ou-
blions pas, le premier empereur chrétien.
Sous les successeurs de Constantin, la lutte continua entre le pa-
ganisme, l'arianisme et l'orthodoxie. Trois solutions religieuses et
politiques différentes étaient en présence. Le paganisme aurait ra-
mené peut-être l'ère des Antonins, mais plus sûrement celle des
princes syriens. L'arianisme livrait sans scrupule l'église au souve-
rain, qui, dans cette donnée, ne différait plus guère des monarques
asiatiques. L'orthodoxie au contraire laissait à l'épiscopat sa forte
organisation, au peuple quelque indépendance religieuse et quelque
dignité; mais, au nom d'une théologie intolérante et étroite, elle
proscrivait la philosophie, cette mère vénérable de la théologie,
elle rétrécissait, elle mutilait la pensée humaine pour assurer la
concorde durant cette vie et le salut après la mort.
Ces trois solutions furent successivement tentées. Le paganisme
avait prévalu sous Julien, l'arianisme sous Yalens. L'orthodoxie
évinça ses adversaires sous Théodose le Grand. De ce moment, le
développement du byzantinisme fut arrêté. Son activité ne put
s'exercer que dans un champ bien délimité : la théologie au de-
dans, la diplomatie au dehors, en furent les principaux objets. Les
controverses politiques et philosophiques disparurent progressive-
ment. Basile de Césarée avait rendu un immense service en tempé-
rant la ferveur antihellénique qui, après avoir détruit les plus beaux
temples païens, aurait volontiers livré aux llammes tous les livres
païens. Grâce à ces ménagemens, Byzance put conserver, dans de
magnifiques bibliothèques, ces chefs-d'œuvre de l'esprit humain,
dont la source était à jamais tarie.
La substitution du byzantinisme théologique et diplomatique à
l'hellénisme poétique et critique est l'un des plus curieux phéno-
mènes que présente l'histoire. On laissait se développer librement
cette théologie subtile, en qui se résuma l'existence intellectuelle
de la nation : vivante elle-même par conséquent et vraiment partie
constitutive de l'état, elle entretint la vivacité naturelle des Grecs;
mais, en voulant au nom du catholicisme et de l'orthodoxie assi-
gner partout ailleurs des bornes à la pensée, on se condamna dans
les sciences profanes aux formules, aux rubriques et aux recettes.
C'est à partir du règne de Théodose que Constantinople offrit
enfin une physionomie bien arrêtée. C'est de cette époque que date
pour elle une existence diminuée sans doute, mais indépendante et
propre; jusque-là elle avait été contrainte et peu écoutée. Telle
qu'elle était en effet, — avec son monarque, son orthodoxie, sa
446 REVUE DES DEUX MONDES.
théologie, sa hiérarchie politique et religieuse, — avec ses eu-
nuques, ses courtisans et ses moines, — Byzance ne pouvait exercer
d'action puissante et durable que sur la région orientale ou gréco-
asiatique de l'empire rom-ain. Gonstantinople inspirait une profonde
répugnance à l'Occident latin , qui raillait sans pitié « ces empe-
reurs affublés de la tiare, ces impératrices régnantes, ces sénateurs
byzantins, ces quirites grecs, ces eunuques consuls. » Rome avait
bien connu tout cela, alors qu'elle était, sous les empereurs syriens,
une sorte de Byz'ance païenne; mais elle en avait perdu jusqu'au
souvenir. Elle avait dernièrement raillé Constance, impassible sous
les ornemens impériaux qui l'accablaient, elle qui applaudissait,
cent cinquante ans auparavant, aux cérémonies mystiques du pon-
tife d'Ëmèse, Héliogabale. Ainsi Constantin, contrairement à toutes
ses intentions, avait précipité la scission de l'Orient et de l'Occident.
L'empire d'Orient, qui retiendra le nom de bas-empire, présen-
tait un ensemble ethnographique et géographique harmonieux. Les
territoires étaient admirablement distribués autour d'un centre
unique, Gonstantinople : deux grandes péninsules, l'une, euro-
péenne, l'autre asiatique, unies plutôt que séparées, au nord par
une série de détroits, au sud par l'Archipel; au-delà, deux grandes
mers, la Méditerranée et le Pont-Euxin, symétriquement disposées,
facilitaient les communications avec les lointaines régions de la 1
Syrie et de l'Egypte, de la Crimée et du Caucase. Partout l'élément
grec prévalait, mais très diversement nuancé, suivant les races et
les climats.
Caractérisons brièvement les parties essentielles de l'empire by-
zantin. Il faut ici distinguer cinq groupes de populations : 1° les
Hellènes autochthones, sur les deux rivages de la mer Egée. Ils oc-
cupaient une position considérable au cœur de l'empire. Ils avaient
pour centre principal Athènes, tenue, comme toute la Grèce, en
suspicion à cause de ses rhéteurs et de ses philosophes dévoués a à
l'hellénisme. » 2° Les anciens Pélasges, dans la Thrace, la Bithynie,
la Phrygie, formant la majorité des habitans de Gonstantinople.
Ce sont eux qui fournissaient à l'Orient la plupart de ses empe-
reurs. Ils étaient impétueux et bruyans. C'est dans ces contrées
qu'avaient pris naissance les mythes des muses, des bacchantes et
de Cybèle, les bacchanales, les orgies, l'enthousiasme et les mys- .
tères des corybantes; l'exquise délicatesse « des Hellènes » leur
faisait défaut. 3° Les Cappadociens, d'origine sémitique, avaient
été de tout temps une nation superstitieuse, qui, après avoir prati-
qué une religion, mélange de mazdéisme et d'hellénisme barbare,
s'était vouée à un christianisme orthodoxe. Dès avant leur conver-
sion, ils avaient un souverain pontife investi d'un pouvoir presque
ORIGINES DE l'eMPIRE BYZANTIN. M7
absolu. Cette domination sacerdotale avait naturellement passé à
l'archevêque de Gésarée; mais le christianisme, en civilisant cette
province, sorte de Béotie asiatique, avait fait mentir les malveil-
lantes épigrammes de Lucien. C'est en Cappadoce que naquirent
les plus éloquens pères de l'église. A" Les Syriens, dont Antioche
était la métropole, s'enorgueillissaient en outre de Jérusalem, la
ville sainte, du tombeau du Christ et de la vraie croix. Ils ex-
ploitaient fort habilement tous ces avantages. De Syrie, et non
d'ailleurs, sortaient ces Grecs affamés et vantards qu'a poursui-
vis la verve indignée de Juvénal; mais les captateurs de testamens
s'étaient très opportunément transformés en captateurs d'évêchés.
Nous avons observé que les patriarches de Gonstantinople les plus
marquans venaient de Syrie; plus d'une fois leurs prétentions po-
litiques les précipitèrent dans l'hérésie. 5^ Les Égyptiens étaient le
plus instruit et le moins dépendant de tous les peuples du bas-
empire. Chez eux s'élevait et brillait Alexandiie avec sou incom-
parable bibliothèque, son école néo-platonicienne et sa théologie
mystique.
Ce n'est qu'au vii^ siècle que la Syrie et l'Egypte, conquises par
les Arabes, cessèrent de faire partie du bas -empire. C'est au
VII® siècle également que l'invasion des Slaves modifia d'une ma-
nière notable l'ethnographie des provinces que l'islamisme avait
respectées (1).
Vers la fin du iv^ siècle, on constatait dans l'ensemble de la ré-
gion orientale, au-dessus des tendances locales que nous avons si-
gnalées, des tendances générales. Toute cette région était préparée
à accepter un régime autocratique, théologique et monacal. C'est
sous Valens que l'histoire signale pour la dernière fois une réac-
tion violente, toute romaine, contre ceux « qui recherchent la pa-
resse, et qui s'enfuient dans les déserts pour se soustraire à leurs
devoirs civils. » — L'autocratie était le despotisme asiatique trans-
formé et ennobli par la conception républicaine et impériale de
Rome; la théologie était la partie survivante de la philosophie; le
monachisme était l'inertie et l'extase orientales transportées au sein
du monde grec. L'Occident formait sous ce triple rapport un con-
traste frappant avec l'Orient. Il répugnait au pouvoir absolu d'un
seul homme, et, s'il l'avait subi maintes fois, il ne l'a-vait pas érigé
en théorie; il ne se laissait pas non plus éblouir et dominer par les
controverses religieuses, et chez lui la simplicité de la foi s'alliait
même à l'intolérance; enfin, quand il accepta la vie cénobitique,
(1) Pour CCS modifications, voyez l'Empire grec au dixième siècle, par M. Alfred
Rambaud.
A 48 REVUE DES DEUX MONDES.
ce fut pour lui communiquer son activité de corps et d'esprit.
La séparation de l'Orient et de l'Occident, accomplie à la mort
de Théodose (395), mais dissimulée pendant longtemps sous le nom
d'unanimité, unanimitas, permit à Constantinople et à l'Orient tout
entier de suivre son irrésistible penchant. Les questions politiques
cédèrent définitivement le pas aux questions religieuses; du forum,
la vie publique passa dans le sanctuaire. Les disputes théoîogiques
partagèrent dorénavant avec les jeux du cirque le privilège de sou-
lever les passions. Le clergé, arbitre de la foi et des consciences,
s'éleva au-dessus de toutes les classes, sans que la moindre protes-
tation se produisît. Une ambition effrénée s'empara de lui. La guerre
sévit dans ses rangs et conséquemment dans le peuple. La capitale,
l'empire, furent profondément troublés. Au sortir de cette anarchie,
quelques traits nouveaux vinrent s'ajouter à la physionomie, déjà
nettement accusée, du régime byzantin. Nous insisterons sur ces
événemens parce qu'ils précisèrent et achevèrent ce régime.
IV.
C'est cette crise décisive que nous retrace l'historien de Saint
Jean Chrysoslome. — Elève de Libanius et citoyen d'Antioche, Ghry-
sostome était à la fois un rhéteur et un démocrate. Avec moins de
vertu et de mépris des biens de ce monde, il eût été un démagogue
et aurait entraîné derrière lui tout un peuple enflammé par son
éloquence. Son élévation au siège de Constantinople fut le caprice
du ministre Eatrope ; mais dans une capitale qui avait vu tant de
parvenus glorieux ou honteux, où un eunuque était comte de la
chambre sacrée, la fille d'un chef barbare impératrice, Chryso-
stome, supérieur à tous par son génie et par la pureté de sa vie,
n'était nullement un déclassé. Il pouvait regarder en face cette
aristocratie administrative qui peuplait les splendides demeures de
Constantinople. 11 allait demander un compte sévère à cette société,
à cette église corrompue.
Chrysostome comprit que, pour ramener au devoir cette église et
cette société, il lui fallait assurer l'autorité de son siège patriarcal
dans la Thrace et dans l'Asie-Mineure, — soumettre à son contrôle,
sinon à sa juridiction, les patriarcats d'Alexandrie et d'Antioche, et
conséquemment tous les évéchés de l'Orient, — exercer une cen-
sure sévère à l'égard des actes officiels ou privés de l'empereur, de
l'impératrice et des ministres.
Il y avait dans l'empire d'Orient trois grandes capitales ecclésias-
tiques, et par conséquent trois régimes religieux distincts, trois
ORIGINES DE l'eMPIRE BYZANTIN. àk9
clergés assez différens. A Gonstantinople , le patriarche était d'or-
dinaire un grand personnage, qui, après avoir rempli les charges
les plus élevées, venait terminer sa carrière dans la plus enviée des
retraites. Pour ne pas déroger et pour maintenir son influence, il
étalait dans l'église, comme naguère dans le prétoire, un luxe
éblouissant, conviait à sa table les hauts fonctionnaires, et fréquen-
tait le palais impérial. Le clergé qu'il avait sous ses ordres était,
comme lui, élégant et mondain ; ses membres se poussaient auprès
du prince, dont ils exploitaient la superstition et le désœuvrement;
tel était parvenu promptement à ses fins en exerçant la médecine
ou la magie. Nulle part le désordre des sœurs agapètes ou femmes
sous -introduites n'était plus invétéré et p^us honteux. — Antioche
était le théâtre des élections les plus scandaleuses et les plus vio-
lentes. Le peuple s'y divisa't en factions rivales, ayant chacune
leur candidat et l'intronisant par la force. — Le patriarche d'Alexan-
drie était en réalité l'exarque , d'autres disaient le pharaon de
l'Egypte. Il tenait dans sa dépendance une multitude de matelots
chargés du transport des blés de l'annone. Il pouvait donc, suivant
son bon plaisir, activer, ralentir ou supprimer les convois. S'il était
mécontent de l'empereur ou du patriarche de Gonstantinople, il af-
famait Gonstantinople. G'était en général un théologien retors, un
philosophe alexandrin qui s'était laissé convertir. Il conduisait son
clergé, les moines innombrables de cette contrée , avec une verge
de fer. De loin en loin, il se montrait à Byzance pour y faire parade
de ses richesses extorquées.
On voit combien de difficultés assaillaient Chrysostome. Celui-ci
s'était peut-être proposé pour modèle Ambroise, l'illustre arche-
vêque de Milan, devant lequel s'était humilié le grand Théodose;
mais il lui manquait ce qui avait été si largement départi à Am-
broise, l'énergie calme et persévérante. De l'extrême violence, il
passait, par entraînement de cœur, à l'extrême bienveillance. L'élo-
quence était pour lui un piège; il sacrifiait trop à la mise en scène.
Le premier peut-être il donna l'exemple de cette ingratitude ecclé-
siastique qui, affectant de mépriser ou rapportant à l'intervention
directe de Dieu les faveurs de ce monde, se sent dégagée de tout
scrupule à l'égard de très réels bienfaiteurs. On sait l'humiliation
cruelle qu'il fit subir à Eutrope, réfugié dans l'église de Sainte-
Sophie et presque agonisant. Il est équita])le d'ajouter que, s'il ne
ménageait pas l'infortune, il réservait ses rigueurs extrêmes pour
les heureux et les puissans de la terre. Aussi tous les gens de cour
s'éloignèrent de lui, et c'est à peine s'il conserva l'amitié de quel-
ques ecclésiastiques rigides.
Contraste touchant et instructif: dès que Jean, quittant sa de-
lOME cil. — 1812. 29
550 REVUE DES DEUX MONDES.
meure si délaissée,, entrait dans sa cathédrale, à la solitude suc-
cédait le plus nombreux et le plus sympathique des cortèges.
Autant les fonctionnaires de tout ordre évitaient tout rapport avec
Tennerai d'Augusta, autant le peuple, mû par de tout autres consi-
dérations, était irrésistiblement entraîné vers lui, voulait le voir et
l'entendre. Là il était vraiment patriarche, vraiment empereur.
C'est dans le sanctuaire qu'il pouvait librement, impunément, glo-
rifier le pauvre, seul courageux, seul désintéressé, et dénoncer le
riche, accapareur éhonté et cruel. A cette multitude fanatisée, il
redisait sans cesse : « Je vous aime comme vous m'aimez. Que se-
rais-je sans vous? Vous êtes mon père, vous êtes ma mère, mes
Irères, mes enfaiis; vous m'êtes tout au monde! » Chrysostome,
comme le fait remarquer son historien , rappelait les tribuns de
l'ancienne Rome; mais ajoutons que chez lui le prophète donnait au
tribun une physionomie singulière et surhumaine. S'il menaçait au
nom du peuple, il menaçait encore bien plus au nom du ciel. Dans
ses rares momens de calme, il résumait ainsi sa doctrine politique :
« il faut obéir aux princes, surtout quand ceux-ci obéissent eux-
mêmes aux lois de l'église, » maxime assez peu rassurante pour les
jorinces. Le peuple de Byzance, anarchique et dévot, applaudissait.
Lorsque Chrysostome sortit de sa basilique et de Gonstantmople
pour jeter,, en Europe et en Asie, les fondemens de sa juridiction-
ecclésiastique, il perdit sa base d'opération; on eut prise sur lui, et
sa perte fut jurée. L'accueil qiu'ilfit à des cénobites égyptiens sem-
bla une entreprise directe sur la juridiction du. patriarche d'Alexan-
drie. Théophile (c'était le nom cle ce personnage) résolut de sortir
de ses étais pour aller combattre, dans Constantinopîe même, cette
puissance ecclésiastique formidable qui se préparait. Il s'avança
lentement à travers la Syrie et l'Asie-Mineure, préparant avec au-
tant de dextérité que de perfidie une invasion d'évêques. Il entraîna
tous les prélats de sa faction à Chalcédoine, tandis que tes johaa-
nites se groupaient autour de leur chef dans le triclinium de l'ar-
chevêché. L'assemblée du Chêne et celle du Triclinium étaient
comme les deux faces opposées de l'épiscopat byzantin. D'un côté,
auprès du patriarche, se tenaient les évêques qui conservaient in-
tacte la ti'adition des apôtres; de l'autre, les évêques courtisans
« rompus et corrompus dans les aflaires. » La lutte était pour ainsi
dire engagée entre l'administration et l'Évangile, entre l'empereur
et le Christ. Dans cette crise, Arcadius et Théophile devaient se
trouver d'accord. Le concile du Chêne ayant excommunié Chryso-
stome, « sa majesté » mit volontiers le bras séculier au service de
l'église, si étroitement unie à l'état. Fidèles à leurs convictions, ni
le peuple ni l'archevêque ne faiblirent. Suivant l'expression du Dé-
ORIGINES I>E l'empire BYZANTIN. 551
mosthène chrétien, « la ville entière n'était pins qu'une église. »
Elle réclamait très pieusement, mais très énergiquement, « un grand,
un vrai concile. » Quant à Chrysostome, il revenait à son thème
habituel, à la vie de saint Jean-Baptiste, son patron. « Hérodiade,
s'écriait-il avec une audace inouie, danse toujours en demandant la
tête de Jean, et on lui donnera la tête de Jean, parce qu'elle danse. »
Hérodiade, on le comprend, c'était l'impératrice Eudoxie.
Exilé une première fois, puis rappelé en toute hâte par la super-
stition du monarque, il se réconcilia un instant avec Eudoxie; mais
plus que jamais il prit ses inspirations dans le peuple, qui ne ces-
sait de lui répéter : « Il nous faut un autre clergé. » 11 épura en effet
son église, mais 1« schisme s'aggrava encore. Sa protestation indis-
crète contre l'adoration de la statue d'Augusta donna lieu à un se-
cond et suprême conflit entre l'archevêché et le palais. Les évêques
égyptiens et syriens eurent le loisir de revenir plus nombreux,
mieux préparés, armés des décrets ecclésiastiques et de la force pu-
blique. Tous les moyens parurent bons contre Chrysostome. Ces
orthodoxes intolérans invoquèrent hardiment contre lui les canons
d'un concile arien.
Tout ce qu'il y avait de délicatesse et de violence dans cette so-
ciété byzantine si complexe se montra dans cette circonstance. Le
peuple, auquel on arrachait son pasteur, se vengea d'une manière
terrible. Nous n'hésitons pas à voir dans l'incendie qui consuma
Sainte-Sophie la main de ces démagogues (nom bien connu à By-
zance) qui si souvent bouleversèrent Constantinople. Cette guerre
ecclésiastique eut un dénoûment comparable en tous points à celui
de nos guerres civiles, tant l'église était alors vivante et populaire,
tant elle avait le privilège de déchaîner les passions, nobles ou per-
verses, du peuple byzantin.
« Tombe aux mains des Isaures, disait un ecclésiastique à Chry-
sostome, pourvu que tu échappes aux nôtres ! » Et lui-même écri-
vait : « Je ne redoute rien que les évêques, un petit nombre excepté. »
Poursuivi par leur implacable haine, il allait bientôt succomber sur
la route du Caucase. Cependant il en était de la composition de l'é-
piscopat byzantin comme de celle de nos assemblées politiques; dans
un laps de temps assez court, des modifications profondes s'opéraient
dans son sein, sous la pression de l'opinion publique. Des élections
successives finirent par changer la majorité des évêques. Le nom
de Chrysostome fut rétabli sur tous les diptyques, son panégyrique
prononcé dans tous les sanctuaires. On transporta en grande pompe
son corps dans l'église des Apôtres. L'empereur Théodose le Jeune,
qui assistait à cette solennité, se dépouilla de son manteau de
pourpre pour l'en couvrir. 11 implora pour son père et pour sa mère
â52 REVUE DES DEUX MONDES.
le pardon de l'évêque martyr. Cette réhabilitation et ce triomphe
de Ghrysostome, demandés par le peuple, volontairement concédés
par l'empereur, annonçaient de profondes modifications dans les
rapports de l'église, et plus particulièrement du patriarche de Gon-
stantinople, avec l'état. Avant de les indiquer, il nous reste à con-
sidérer sous un second et non moins curieux aspect la vie et les
œuvres de saint Jean Ghrysostome.
Les écrits du grand archevêque nous permettent d'étudier à fond
le caractère byzantin, objet de tant de critiques et de si peu de re-
cherches sérieuses. «Fourbe comme un Grec du bas-empire, » dit le
proverbe. « La lâcheté, la paresse, la mollesse des nations de l'Asie,
se mêlèrent dans la dévotion même, » s'écrie Montesquieu. Il a rai-
son dans une certaine mesure. A ne considérer que cette longue
série d'eunuques, de courtisans, de parasites, de sycophantes, il
est impossible de ne pas porter un jugement sévère sur le monde
oriental. La haute société s'y montre bien plus corrompue que dans
nos civilisations modernes. Où trouver ailleurs que dans l'empire
byzantin un clergé, un épiscopat tel que celui qu'on vient de dé-
crire? Gette concession faite, disons immédiatement qu'il y au-
rait injustice, ici comme partout, à tirer de faits même nombreux
une conclusion par trop générale. Si on a bien compris ce monde
gréco-asiatique , on ne s'étonnera pas de rencontrer, à côté des
vices les plus honteux, les vertus qui honorent le plus l'huma-
nité. Ges expressions : enthousiasme^ sympathie^ philanthropie ^
cosmopolitisme, sont des expressions essentiellement byzantines.
On les chercherait vainement dans le langage de Rome, si dure
envers elle-même et envers les autres. Une remarque qui n'échap-
pera pas aux lecteurs de M. Amédée Thierry, c'est que les femmes
exerçaient une influence profondément salutaire dans Gonstanti-
nople. A l'impératrice Eudoxie, à ses immodestes et intrigantes
amies Marsa, Gastricia et Eugraphia, s'opposent, dans un rang non
moins élevé, les Salvina, les Ampructé, les Pentadia, les Nicarète,
les Olympias. Qu'on les compare à leurs pères, à leurs époux, et
l'on verra que le culte rendu à Marie, à la llavayia, avait fait bril-
ler aux yeux des Grecques un idéal qui les conviait à la vertu.
Nicarète, la vertu victorieuse, devint le médecin de tout Gonstanti-
nople, qui disait avec une naïve confiance : « Les remèdes de Ni-
carète guérissent toujours. » Olympias est la parfaite Byzantine ;
c'est, à tous les points de vue, l'idéal de la femme. Une distinction
patricienne donne je ne sais quoi d'achevé à ses vertus, toutes na-
tives pour ainsi dire, mais singulièrement facilitées et développées
par le christianisme. On remarquait en elle « une beauté merveil-
leuse, un caractère affable et doux, un esprit élevé, enthousiaste
ORIGINES DE l'eMPIRE BYZANTIN. A53
des grandes choses. » Restée veuve après une bien courte union,
disposant d'une immense fortune, elle était connue de tous pour sa
charité. On peut croire que l'amitié de cette jeune femme, si natu-
rellement et si aisément modeste, charitable et clément', ne fut
pas sans influence sur l'âme enthousiaste, irascible et fière de Chry-
sostome. Elle donna au solitaire du Liban, à l'imitateur des pro-
phètes d'Israël, au prêtre démocrate d'Antioche, au patriarche in-
dompté de Constantinople, l'exemple de vertus plus douces, plus
sociables, et par conséquent plus chrétiennes. C'est cet exemple qui
le soutint dans ses plus cruelles épreuves.
Si Ghrysostome dut beaucoup à Olympias, celle-ci lui fut éga-
lement redevable des plus précieuses consolations. La noble diaco-
nesse de Sainte-Sophie, aussitôt après l'exil de Ghrysostome, fut
atteinte d'une maladie qui prenait parfois chez les Byzantins un
développement inusité. Cette maladie, c'est la mélancolie. La nos-
talgie, l'hypocondrie, la mélancolie, s'attaquent de préférence aux
individus et aux peuples chez qui domine la sensibilité.
Les lettres que le patriarche écrivit à la diaconesse sont d'un prix
inestimable pour le physiologiste et pour le psychologue, qui y
trouvent, analysés par un connaisseur du cœur humain, tous les
symptômes de l'hypocondrie byzantine. Lui-même les avait étudiés
dans la Bible et dans l'Évangile : « un cœur flétri par le chagrin,
des yeux abattus et languissans, une âme consumée de douleur, n
Élie, dans un état pathologique bien caractérisé, s'écriait : a Mon
Dieu, reprends mon âme, je te la rends. » Jésus lui-même, sous le
coup d'une odieuse trahison, disait : « Mon âme est triste jusqu'à
la mort. » Et Ghrysostome interpellait ainsi Olympias : « 0 ma sœur,
vous voulez mourir, je le vois bien! » Des symptômes, l'arche-
vêque remonte aux causes. Il en signale une toute chrétienne, le
scandale, a Le scandale; — dit M. Amédée Thierry, qui a sondé
tous les replis d'une société si différente de la nôtre, — le scandale
est l'état d'une âme qui, troublée dans sa confiance en Dieu par
des incidens extérieurs qu'elle ne comprend pas, met son jugement
faillible au-dessus de la foi, et se laisse ainsi détourner de la vraie
voie. » La seconde cause, plus générale, de tous les temps et de
tous les pays, c'est l'absence, « le plus cruel des maux, » si nous
en croyons un profond moraliste. « Je n'entendrai plus, disait Olym-
pias, la parole de Dieu descendre de ces lèvres d'or, ses plus dignes
interprètes. »
On comprend que dans de tels accidens il fallait être psycho-
logue pour être un bon médecin; mais les seuls psychologues du
bas-empire, c'étaient les confesseurs. A eux appartenait exclusive-
ment désormais ce genre dit consolatoire , où avaient excellé les
/l5/l REVUE DES DEUX MONDES.
Cicéron et les Sénèque. Au vii*^ siècle, l'empereur Héraclius est tiré
d'un abîme de tristesse et d'énervement par l'un des successeurs
et des compatriotes de Chrysostome, le patriarche Sergius. Nous
avons acquis la preuve que ce patriarche avait étudié très atten-
tivement la fameuse correspondance consolatoii^e, et que les re-
mèdes qui s'y trouvent indiqués, employés par lui, ont préparé la
croisade triomphante d'Héraclius (1). Or quels sont ces remèdes?
N'oublions pas que c'est ici un chrétien fervent qui s'adresse à
une chrétienne non moins fervente. De là ces fréquens exemples
empruntés à l'histoire de Jésus-Christ et à celle de saint Paul. A
cette lumière, le scandale s'évanouit, et il reste bien établi « qu'il
n'y a de mal que le péché et de bien que la vertu; tout le reste,
bonheur ou malheur, quelque nom qu'on lui donne, n'est que fu-
mée, fantôme et illusion. »
En ce qui concerne le fait spécial et poignant de l'absence, Chry-
sostome était tenu d'être plus humain. S'il était naturellement porté
à l'ascétisme et au mysticisme, l'apôtre des gentils le retenait heu-
reusement et l'empêchait de s'égarer. On connaît le fameux passage
de saint Paul dans son épître aux Corinthiens : « étant venu à Troade
dans l'intérêt de l'iivangile du Christ, quoique le Seigneur m'eût ou-
vert les portes de cette ville, je n'ai pas eu l'esprit en repos, parce
que je n'avais pas trouvé là mon frère Tite; prenant donc congé
d'eux, je suis parti pour la Macédoine. » Je ne sache rien de plus
éloquent que le commentaire que Chrysostome a fait de ces paroles
dans l'une de ses lettres à Olympias. « Persuadez-vous bien, Olym-
pias, disait-il en terminant, que vous me reverrez... Montrez-moi
votre affection en accordant à mes lettres le même pouvoir qu'à mes
paroles. » Ces promesses et ces espérances ne se réalisèrent pas;
Olympias survécut à son père spirituel. Dès lors son mal n'était
plus guérissable, c Olympias, dit son historien, s'arrangea de fa-
çon à mourir vivante dans son lieu de bannissement.. Elle recevait
tout avec calme et indifférence, comme si elle n'eût plus appartenu
au monde. »
Avions-nous tort de dire en commençant que vers le temps de
Chrysostome la société et l'état byzantins prenaient définitivement
tournure? On vient d'exposer comment le byzantinisme, préparé
depuis dix siècles, constitué lors du triomphe de la religion chré-
tienne, s'est successivement enrichi d'élémens nouveaux. L'un des
plus considérables de ces éîémens est la puissance politique et mo-
(1) C'est Sergius qui fit rapporter à Constantinople les cendres d'Olympias et fixer
au 14 septembre, jour de la mort de Chrysostome, la fête de l'exaltation de la croix
reconquise.
ORIGINES DE L'eMPIRE BYZANTIN. 455
raie du patriarche de Gonstantinople. Or le créateur de cette double
puissance, c'est Chrysostome, humilié durant sa vie et victorieux
après sa mort. C'est sur les souvenirs de cet épiscopat si agité et
si glorieux que s'édifia le trône des archevêques. C'est dans les ou-
vrages de ce prélat que ses successeurs puisèrent leurs inspirations.
S'ils conçurent de grands desseins, à la fois religieux et politiques,
Chrysostome leur avait montré la voie à suivre en organisant une
propagande active dans la Phénicie, dans la Chersonèse taurique
et jusque dans la Perse. La perte d'Antioche et d'Alexandrie, au
vu" siècle, contribua beaucoup à la prépondérance exclusive du
patriarche de Constantinople. Ce patriarche unique eut désormais
un rôle comparable à celui du grand-prêtre à Jérusalem. L'assimi-
lation est ici d'autant plus exacte que l'on demandait sans cesse à
la Bible des maximes d'état.
La paix et la prospérité de l'état byzantin ne purent résulter que
de l'accord permanent du patriarche et de l'empereur. Si l'un ou
l'autre oubliait cette règle, c'était à son détriment et à sa honte,
(t Lorsque le vieil Andronic, écrit Montesquieu, fit dire au patriarche
qu'il se mêlât des afi'aires de l'église, et qu'il le laissât gouverner
celles de l'empire, — c'est, lui répondit le patriarche, comme si le
corps disait à l'âme : Je ne prétends rien de commun avec vous,
et je n'ai que faire de votre secours pour exercer mes fonctions. »
Telle est la pure doctrine byzantine. Dans ce régime, la pensée
directrice revenait à l'empereur, la prière efficace au patriarche,
l'action victorieuse à Dieu. Le patriarche était l'intermédiaire né-
cessaire entre l'empereur et Dieu. Il ne faut pas par conséquent, à
propos de Byzance, abuser de ces termes despotisme, théocratie.
Une monarchie, ou, si l'on préfère, une autocratie tempérée par
l'idée de Dieu, voilà la plus simple et la plus vraie définition que
l'on puisse donner du bas-empire.
Ludovic Drapeyron.
DEMOSTHENE
ET SES CONTEMPORAINS
IL
LE PROCÈS DE DÉMOSTHÈNE CONTRE SES TUTEURS (1).
I. A. BouUée, Histoire de Démosthéne, 2« édition; 1867. — II. A. Schaefer, Demosthenes und
seine Zeil, 4 vol.; Leipzig 1856. — III. Boehnecke, Demosthenes, Lykurgos, Hyperides xind
ihr Zeilaltir; Berlin 1864. — IV. Albert Desjardins, les Plaidoyers de Démoslhène, 1862.
— V. Cucheval, Etude sur les tribunaux athéniens et les plaidoyers civils de Démosthéne,
1863. — VI. R. Dareste, Du Prêt d la grosse chez les Athéniens, étude sur quatre plai-
doyers attribués d Démosthéne, 1867.
I.
Avant même d'atteindre sa majorité, Démosthéne avait résolu
d'obtenir justice, de ne rien épargner pour punir les tuteurs qui
s'étaient enrichis à ses dépens, pour les forcer tout au moins à lui
restituer ce qu'ils avaient dérobé. Dès que cette pensée eut pris
corps dans son esprit, il ne fut pas long à comprendre qu'il ne de-
vait point compter sur autrui pour réunir les élémens de son pro-
cès, pour le suivre de juridiction en juridiction, pour le plaider
devant le tribunal. Il avait affaire à trop forte partie, trop d'obsta-
cles seraient semés sur sa route, pour' qu'un parent, un ami, un
mandataire quelconque ne perdît pas courage bien avant de toucher
le but. Chez les Athéniens comme chez tous les peuples qui ont
une législation déjà savante et complexe, on connaissait l'art de
faire durer les procès, d'user et de lasser l'adversaire.
Le nombre est petit, quoi qu'en dise le vieux proverbe, de ceux
(1) Voyez la Revue du !<="• juin 1872.
DEMOSTHÈNE ET SES CONTEMPORAINS. Ilb7
qui, voulant la fin, savent vouloir les moyens. La plupart des
hommes, faibles et molles créatures, n'ont que des désirs et des
veilléités; ils souhaitent la richesse, la puissance ou la gloire, mais
ils se gardent bien de s'imposer cette continuité d'efforts et de tra-
vaux qui seule pourrait leur assurer ou tout au moins leur mériter
le succès. C'est sur la fortune qu'ils comptent; elle les pousse en
avant et les remporte en arrière, comme le flot joue avec les épaves
d'un naufrage. Quant à Démosthène, il se montra tout d'abord,
dans ses affaires privées, ce qu'il devait être dans toute sa vie pu-
blique, un esprit net, une ferme volonté. Pour être à la hauteur du
rôle qu'il s'était tracé, il devait apprendre deux choses, le droit et
l'éloquence. Comment trouver un maître qui fût tout à la fois ora-
teur et jurisconsulte, qui pût, à lui seul, tout enseigner à son
élève? Voici ce qui paraît le plus vraisemblable. Lorsque Démo-
sthène eut compris que, pour forcer ses tuteurs à rendre gorge, il
lui faudrait les mener devant les tribunaux, l'idée lui vint tout na-
turellement de fréquenter les cours de justice. C'est ce dont té-
moigne un récit que l'imagination des collecteurs d'anecdotes a
peu à peu chargé de circonstances suspectes, mais dont la donnée
première remonte très haut, jusqu'à la génération contemporaine
d'Alexandre. Ce qu'attestent également les différentes versions de
cette histoire, c'est le grand effet qu'aurait produit sur Démo-
sthène, très jeune encore, la parole de Callistrate d'Aphidna, l'élo-
quent orateur qui dirigea la politique athénienne pendant toute la
période des victoires d'Épaminondas et de la suprématie thébaine.
Voici comment la chose est racontée par Plutarque. « Quand Callis-
trate, dit-il, fut accusé de trahison dans l'affaire d'Orope, tout le
monde attendait avec impatience les débats, autant pour le procès
lui-même que pour l'orateur, qui jouissait d'une brillante réputation.
Démosthène entendit ses maîtres et les gouverneurs de ses cama-
rades se promettre d'assister à cette lutte judiciaire. Dès ce mo-
ment, il ne cessa de tourmenter son gouverneur que celui-ci ne se
fût engagé à l'emmener avec lui. Connaissant un des portiers du
trJ!bunal, le précepteur réussit à procurer un siège à l'enfant en
un lieu d'où il pût tout voir et tout entendre sans attirer l'attention.
Callistrate, ayant fort bien réussi et provoqué une vive admiration,
fut reconduit par la foule, au milieu des applaudissemens, jusqu'à
sa porte, ce que voyant, Démosthène envia une telle gloire; mais
ce qui l'émerveilla le plus, ce fut la puissance de la parole à tout
maîtriser, à se jouer des âmes et à les apprivoiser. » Tout ceci est
fort bien combiné , et un mot de Démosthène lui-même, dans la
Midienne, semble indiquer qu'il fut en effet témoin de ces mémo-
rables débats. Il y a pourtant, à la manière dont Plutarque pré-
458 REVUE DES DEUX MONDES.
sente les faits, une objection capitale. Lors de ce procès, qui ne
peut être antérieur à 366, Démosthène était déjà majeur depuis
quelques mois au moins ; il n'avait par conséquent plus de gou-
verneur chargé de le conduire aux écoles et aux gymnases; il pou-
vait, sans en demander permission à personne, assister aux séances
des tribunaux comme à celles de l'assemblée.
Le récit d'Hermippos prête aux mêmes critiques. Selon lui, Dé-
mosthène, se rendant comme d'ordinaire à l'académie pour entendre
une leçon de Platon, aurait un jour suivi en curieux la foule qui se
dirigeait vers le tribunal ; ce serait ainsi qu'il aurait écouté Callis-
trate, et que sa vocation se serait éveillée au bruit de cette grande
voix. Cette version est un peu romanesque; au surplus Démosthène
ne"paraît pas avoir jamais été l'élève de Platon. N'est-il pas bien
plus naturel d'admettre que Démosthène, dès qu'il prévit les luttes
judiciaires qui l'attendaient, saisit toutes les occasions d'écouter
les maîtres de l'art? D'ailleurs il eut tout le teœps de suivre Gal-
listrate dans l'assemblée et devant les tribunaux. Pendant plus de
quatre années encore après que Démosthène fut devenu citoyen et
libre de ses démarches, Callistrate continuait à gouverner Athènes
par la parole; ce fut seulement en 361 qu'il dut se soustraire par
la fuite à une accusation de haute trahison. Condamné à mort par
contumace, il ne reparut à l'improviste, quelques années après,
dans cette Athènes hors de laquelle il ne savait point vivre, que
pour se voir aussitôt arrêter et mettre à mort en vertu de la
sentence jadis rendue par défaut. Démosthène conserva de son
éloquence une vive impression : toutes les fois qu'il énumère les
orateurs de la période précédente, c'est Callistrate qu'il place au
premier rang. Si, comme l'indiquent cette anecdote et le souvenir
gardé de Callistrate, Démosthène commença dès l'âge de 18 ans à
fréquenter les tribunaux, il dut y entendre débiter plus d'un plai-
doyer composé par Isée, le logographe qui dans la faveur du public
avait succédé à Lysias. Doué comme il Tétait, il eut bientôt apprécié
des mérites que lui avaient déjà signalés ceux qu'intéressaient son
malheur et son courage. Son choix fait, il ne négligea rien pour
s'assurer, de la part d'Isée, un concours efficace et sérieux.
Rien de mieux attesté dans toute l'histoire littéraire de l'antiquité
que le fait des soins donnés par Isée à l'éducation oratoire et juri-
dique de Démosthène. Quelques critiques, tels que Denys d'Hali-
carnasse, allaient même jusqu'à dire que le principal titre d'Isée à
l'attention de la postérité, c'était d'avoir été le maître de Démo-
sthène. On ne peut juger aujourd'hui du talent d'Isée que par des
discours qui appartiennent tous à un seul chapitre de son œuvre, à
ses plaidoyers en matière d'hérédité; cela suffit cependant pour re-
DÉMOSTHÈNE ET SES CONTEMPORAINS. hb9
connaître que, ne fût-il rien à Démosthène, il tiendrait encore une
belle place dans l'histoire de l'éloquence grecque (1).
Dans ce que l'on raconte des relations de Démosthène et d'Isée,
nous trouvons bien des variantes. Selon Plutarque, ce serait pen-
dant sa minorité qu'il aurait reçu les conseils du célèbre avocat.
Or ses tuteurs, on l'a vu, se refusaient à payer même ces maîtres
élémentaires dont les leçons étaient regardées comme indispen-
sables à tout adolescent de condition moyenne; à plus forte raison
n'auraient-ils pas voulu entendre parler d'honoraires tels qu'en
exigeaient les professeurs de rhétorique. Ce n'est pas tout : ce que
l'on sait des écoles des rhéteurs prouve qu'au temps de Gorgias et
d'Antiphon comme au temps d'Isocrate et d'Isée leur enseignement
s'adressait non point à des enfans ni même à des adolescens, mais
à des jeunes gens ou à des hommes faits. Ce fut donc seulement
quand il fut sorti de tutelle que Démosthène put penser à ge mé-
nager les leçons et le concours d'Isée. L'auteur inconnu des Vies des
dix orateurs affirme que, pour avoir tout à lui ce maître dont il
espérait tant, il l'aurait enlevé à son école, installé chez lui et gardé
pendant quatre ans dans sa maison; en retour du sacrifice qu'il lui
imposait, il lui aurait payé 10,000 drachmes pour ces quatre an-
nées. La somme, au premier abord, paraît bien considérable. Iso-
crate, le prince des rhéteurs, ne demandait en effet à ses élèves que
1,000 drachmes. Il semble de plus que le jeune homme, ruiné
comme il l'était par ses tuteurs, ne se trouvait pas en situation de
supporter une pareille dépense, car la somme qu'il aurait comptée
à son maître dépasserait le total de ce qu'il aurait recueilli du nau-
frage de sa fortune. Pour lever la difficulté, des grammairiens de
l'époque romaine imaginèrent que le rhéteur Isée avait donné gra-
tuitement ses leçons à Démosthène. Un pareil désintéressement ne
s'expliquerait que si le maître avait pu prévoir quelle figure son
disciple ferait dans Athènes et quel honneur en rejaillirait sur lui-
même. Le talent se signale souvent de très bonne heure; cependant,
au point de départ, le génie en diffère si peu qu'il est bien difficile
de lui tirer son horoscope. Il a parfois, dans les arts plastiques et
dans la musique, de surprenantes précocités, d'éblouissantes au-
rores qui, avec plus de charme, ont tout l'éclat du soleil de midi;
mais, dans tout ce qui tient aux choses de la pensée ou de la vie
publique, dans tout ce qui exige la connaissance des hommes, le
génie suppose tant d'étude et d'expérience, une intervention si
prolongée de la volonté, que, pour se manifester, il lui faut le
temps. C'est en pareille matière que le mot de Buffon, si con-
testable à d'autres égards, devient une vérité : pour le philosophe,
(1) Voyez l'étude sur Isée, dans la Revue du 15 février.
hôO REVUE DES DEUX MONDES.
l'historien, l'orateur, l'homme d'état, « le génie est une longue
patience, » ou du moins, sans la patience et la ^urée, n'aboutit
point et ne porte pas tous ses fruits.
Quelque contradictoires que paraissent tous ces témoignages, il
y a pourtant, ce semble, moyen de les faire concorder. Isée n'a pu
deviner que ce jeune homme qui venait lui demander son concours,
afin d'échapper à la ruine, prononcerait un jour les Olynlhiennes et
le Discours de la couronne y mais avec son coup d'œil de vieux pra-
ticien il lui était facile de former une conjecture sur l'issue pro-
bable de l'action à intenter : à ses yeux, Démosthène, bien conseillé,
avait toute chance de l'emporter sur ses adversaires. Isée se serait
donc provisoirement contenté de l'hospitalité que lui offrait Démo-
sthène, et celui-ci aurait promis, pour le cas où il rentrerait en
possession de ses biens, une somme de 10,000 drachmes, indem-
nité qui représentait à la fois le salaire du professeur de rhétorique
et les honoraires dus par le plaideur à son conseil judiciaire. S'il
est vrai que, pendant les quelques années qui précédèrent le pro-
cès contre les tuteurs, Isée, sans renoncer à composer des dis-
cours pour ses cliens, ait pourtant réservé la meilleure part de son
temps à Démosthène, la somme cesse de sembler exagérée. Quand
Isocrate et d'autres rhéteurs se contentaient de 1,000 drachmes,
c'est qu'ils avaient un grand nombre d'auditeurs à la fois; de cette
manière, tout en demandant beaucoup moins à chaque élève, ils
gagnaient encore plus qu'Isée avec son disciple unique, surtout le
paiement des 10,000 drachmes étant subordonné au succès d'une
affaire qui pouvait après tout mal tourner.
On n'a pas tous les jours à former un élève comme Démosthène.
Il serait curieux de savoir comment s'y prit Isée pour mettre à profit
la bonne volonté d'un pareil disciple, ou plutôt sa passion d'ap-
prendre ; par maïïïgur, nous n'avons pas même à ce sujet le plus
léger indice. Si Démosthène eût fréquenté quelque école célèbre,
comme celle d'Isocrate, plus tard quelqu'un de ses anciens cama-
rades aurait retrouvé dans sa mémoire des souvenirs de ces années
de jeunesse et de communs travaux; l'imagination s'en serait peut-
être mêlée, tout cela aurait été fort arrangé, mais enfin on sau-
rait ou on croirait savoir quelque chose des rapports du jeune
homme avec son maître et ses compagnons d'étude, ki, rien de
tel : Isée ne joue aucun rôle dans toutes les anecdotes, plus ou
moins authentiques, que rencontre sur son chemin le biographe de
Démosthéni3. C'est que les trois ou quatre années passées par Dé-
mosthène auprès d'isée furent entre l'élève et le maître comme un
long tête-à-tête dont le secret ne transpirait point au dehors.
Dans cette ville, tout occupée d'art, de lettres, de fêtes et d'affaires,
qui donc s'inquiétait de savoir comment employaient leurs journées
DÉMOSTHÈNE ET SES CONTEMPORAINS. 461
et une partie de leurs nuits cet avocat, toujours surchargé de tra-
vail, toujours entouré de dossiers et de textes de loi, et ce jeune
homme sans sourire et sans gaîté, que l'on pouvait prendre pour
un de ses secrétaires ? Tout au plus cela pouvait-il tourmenter un
peu Âphobos et les autres tuteurs, que leur conscience avertissait
du compte qu'ils auraient à rendre; en dehors de ces trois hommes
et de ceux que des liens de famille ou d'intérêt avaient faits leurs
confidens ou leurs complices, personne ne songeait à l'orphelin qui,
les yeux fixés sur l'avenir, travaillait en silence à le préparer. Dans
cette retraite où il s'était enfermé avec son maître, loin des plaisirs
de son âge, auprès de sa mère en deuil et de sa jeune sœur, dont il
voulait reconquérir la dot, Démosthène ne dut reculer devant aucun
labeur, quelque ingrat qu'il pût paraître. Isée avait écrit, lui aussi,
sa techné ou son manuel de rhétorique; il commença donc par sou-
mettre et par rompre son élève aux exercices ordinaires, par lui
expliquer en combien de parties se divisait le discours, quel ton et
quel style convenait à chacune d'elles, dans quel ordre d'idées et
de preuves, suivant le caractère de la cause, on devait aller chercher
ses argumens, quelles étaient, selon les cas, les figures de mots et de
pensées qu'il convenait d'employer, enfin à quelles règles obéissait,
comment s'agençait et se construisait ce que nous appelons la pé-
riode, cette phrase savante dont il avait appris les secrets à l'école
d'Isocrate. Depuis Gorgias, ces préceptes techniques se répétaient,
d'une rhétorique à l'autre, avec de légers changemens de forme et
de disposition; ils étaient le point de départ et la base de l'ensei-
gnement du rhéteur. L'élève avait à se les graver dans la mémoire;
peut-être même apprenait-il par cœur certaines parties du manuel
de son maître. G'étai*t quand ces définitions et ces règles lui étaient
familières que commençait le vrai travail; on l'habituait alors à pra-
tiquer ce qu'il avait appris, à traiter les heux-communs, à composer
d'abord des exordes, des péroraisons ou des récits, à discuter une loi
ou un témoignage, plus tard enfin à écrire un discours tout entier
dans l'un des trois genres, délibératif, judiciaire ou épidéictiqiie,
qu'avaient dès lors distingués les rhéteurs.
C'était à ce moment que les jeunes gens donnaient leur mesure;
mais surtout c'était alors que se marquait la différence entre les
maîtres. Le pur sophiste, un Gorgias ou un Alcidamas, occupait
ses disciples à faire l'éloge d'Hélène ou de la mort, à défendre Ajax
ou Palamède. Tel autre, comme Isocrate, avait de plus hautes vi-
sées : il prétendait offrir des conseils aux peuples et aux rois; ce
qu'il préférait donc, ce que traitaient surtout ses élèves, c'étaient
des lieux-communs politiques, tels que l'éloge d'Athènes ou de
Sparte, tels^qu'uo appel adressé aux Grecs pour les décider à s'unir
afin de déclarer la guerre au grand roi. Étranger d'ailleurs, lui
A62 KEVUE DES DEUX MONDES,
aussi, à la pratiqua, il retombait souvent dans les voies de ces
rhéteurs qu'il affectait de mépriser; il célébrait, devant ses dis-
ciples, Hélène et Busiris, il les invitait à s'essayer sur ces thèmes
bizarres, ne fût-ce que pour se délier l'esprit. Quant à la méthode
employée par celui qui se proposait de former des orateurs judi-
ciaires, nous sommes réduits aux conjectures; les tétralogics d'An-
tiphon peuvent pourtant nous donner quelque idée du genre d'exer-
cices auquel on avait recours en pareil cas (1). On supposait un
événement qui pût donner matière à un procès, d'ordinaire à un
procès criminel; puis on déterminait la nature de la cause, suivant
que le débat portait sur des présomptions à faire valoir ou sur des
faits incontestés, dont il s'agissait seulement d'apprécier le carac-
tère juridique. Ceci réglé, il fallait trouver les moyens d'attaque ou
de défense que fournissait la cause, travailler ensuite à les classer,
à les grouper dans le meilleur ordre et à les placer dans le plus
beau jour. Afin d'acquérir plus de souplesse et de dextérité, on
plaidait le pour et le contre, on composait parfois, comme nous le
voyons dans Antiphon, l'accusation, la défense, une réplique de l'ac-
cusation, une réplique de la délense. Dans la bouche d'un homme
tel qu'Isée, qui ne voulut jamais être qu'avocat, cet enseignement
dut piendre un caractère plus spécial encore et plus pratique. Isée
ne se contentait pas, comme ses prédécesseui's, de citer les lois; il
aimait à les comparer entre elles, à les commenter, à en dégager
les principes, à faire enfin, dans la mesure où le comportait la
cause qu'il était chargé de plaider» la théorie de la législation athé-
nienne : il fut, sans que l'on parût s'en douter autour de lui, le
premier des jurisconsultes grecs, le précurseur d'Aristote et de
ïhéophraste,
Px)ur remonter ainsi aux principes, il faut, outre l'habitude et le
goût des idées générales, une connaissance très étendue et très pré-
cise des faits particuliers. Les lofogn/phes n'avaient pas alors à
leur disposition ces grandes collections de lais et de décrets que
compileront les érudits de l'époque alexandrine; mais il est pro-
bable que ceux qui, comme Isée, avaient sans cesse à citer et à
discuter la loi s'étaient déjà fait, pour leur usage particulier, des
recueils contenant tout au moins, outre les lois de Solon, lés plus
importantes de celles qu'y avait ajoutées le travail législatif de
deux siècles.. 11 y avait à Athènes toute une catégorie de fonction-
naires subalternes que l'on appelait les écrivains (y^a.iLjxaxeu;') '^
c'étaient eux qui servaient de secrétaires ou de greffiers au magis-
trat sur son ti'ibunal, au plaideur devant le jury, à l'orateur dans
l'assemblée; c'étaâeat eux qui avaient entre les mains et qui lisaient,
(1') Voj'CT la Reme d« 15 février 1871.
DÉMQSTHÈNE ET SES CONTEMPORAINS. /i63
quand on leur en faisait signe, les formules de la procédure civile
ou criminelle, les actes judiciaires, les témoignages produits dans
l'instruction, les lois invoquées par l'une ou l'autre des parties, les
projets de décret. Ces hommes passaient dans ces emplois de lon-
gues années, souvent toute leur vie. Les services qu'ils rendaient
étaient payés, tandis que ceux des magistrats étaient gratuits; aussi
ces écrivains, dont beaucoup étaient des affranchis, jouissaient-ils
d'une assez médiocre considération, et parvenaient-ils rarement à
jouer un rôle politique. En revanche, par la pratique, ils arrivaient
à connaître mieux que personne la procédure et les lois attiques.
C'était l'un d'entre eux, Nicomaque le scribe, que l'on avait chargé
en â03, après le rétablissement de la démocratie, de diriger l'en-
treprise ordonnée par un décret de Tisamène, de faire transcrire à
nouveau toutes les anciennes lois athéniennes, sans doute en les ran-
geant par ordre de matières et en écartant celles que les événemens
ou des lois postérieures auraient implicitement abrogées. Un vote du
peuple, après examen du sénat et d'une commission spéciale de
nomothèles ou législateurs, choisis parmi les jurés de l'année, ap-
prouva ce travail, et remit en vigueur toutes les lois admises par
3>}icomaque ; les autres furent déclarées caduques. Au lendemain
de cette révision, quand elle eut fixé dans une forme authentique
les textes qui conseiTa^ient une valeur légale, on dut voir se multi-
plier, par les soins de ces scribes et à l'usage des logographes et
des orateurs, les copies de ce que l'on pouvait appeler, sinon les
codes athéniens, au moins le corps des lois athéniennes. Rien de
plus facile ensuite, quand il y eut des lois nouvelles votées, que de
les ajouter à la fin du volume, et de tenir ainsi la copie au courant,
comme on fait les éditions successives de nos codes. Si quelqu'un à
Athènes possédait alore un exemplaire complet des lois attiques,
c'était certainement Isée, et personne, j'imagine, ne le feuilletait
plus assidûment.
Cela même ne suffisait pas : à Athènes comme ailleurs, il se pré-
sentait souvent des espèces que le législateur semblait n'avoir point
prévues; c'était alors aux juges, comme le leur dit l'orateur Ly-
curgue au début de son discours contre Léocrate, de suppléer à cet
oubli et, par leur arrêt, de fixer la loi pour l'avenir. Il y avait donc
souvent intérêt à consulter la jurisprudence, comme on dirait au-
jourd'hui, et à se prévaloir devant le jury des décisions rendues
dans des affaires antérieures. Par quels moyens et dans quelle me-
sure l'autorité publique avait-elle pourvu à la conservation des
actes judiciaires ou tout au moins des jugemens? Nous l'ignorons.
En matière criminelle, la sentence rendue contre un grand coupable
était souvent gravée sur une stèle; mais en matière civile laissait-
on aux intéressés le soin de réclamer et de garder une expédition
464 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'arrêt? Quelque étrange que cela paraisse, il est possible qu'il en
fût ainsi; on écrivait bien moins à Athènes que dans la plus petite
de nos sous-préfectures, et nous voyons souvent l'issue d'anciens
procès certifiée devant le jury au moyen de la preuve testimoniale,
dans des cas où il nous semblerait beaucoup plus simple de pro-
duire un extrait du jugement. Il est probable que certains greffiers
prenaient des notes pour eux-mêmes, ou plutôt afin de pouvoir les
communiquer moyennant salaire. 11 n'est point douteux que des
avocats tels que Lysias et Isée eussent sous la main des renseigne-
mens de ce genre, classés par catégories d'actions : ils en trouvaient
la matière, pour les dernières années, dans leur expérience et dans
leurs propres souvenirs; mais, pour ce qui remontait plus haut,
c'était à des copies de ces registres des greffiers qu'ils devaient re-
courir, afin de pouvoir invoquer au besoin l'autorité de la chose
jugée.
Eu dernier lieu, l'orateur ne pouvait se dispenser de pratiquer et
de consulter sans cesse les ouvrages de ses devanciers; il y trouvait
tout à la fois des modèles et d'utiles renseignemens juridiques.
Tous les plaidoyers qui avaient été mis par écrit et conservés à
Athènes avaient leur place marquée dans le cabinet d'un émule et
successeur d'Antiphon. Ce qui rendait ces documens encore plus né-
cessaires à l'avocat, c'est qu'il était telle affaire qui se perpétuait,
pour ainsi dire, à la barre des tribunaux, comme par exemple celle
de la succession du riche Hagnias (J). En pareil cas, il importait
fort de savoir comment la question avait été présentée dans les li-
tiges antérieurs; c'était le moyen de reconnaître quelle porte restait
ouverte pour rentrer dans le débat.
Voilà, autant que nous pouvons nous la représenter par induc-
tion , ce qu'était la bibliothèque professionnelle d'Isée ; voilà de
quels instrumens de travail il enseigna l'usage à Démosthène. On
peut croire qu'il ne retint pas longtemps sur les élémens de la rhé-
torique un esprit si bien doué, si sérieux, si pressé d'agir; il l'ap-
pliqua bientôt à la science du droit et à la pratique des affaires.
Étant donnée la situation particulière du jeune homme, son maître
dut insister avant tout sur les lois relatives à la minorité et à la tu-
telle; il dut lui faire lire de préférence les plaidoyers qui avaient été
écrits soit pour des mineurs, victimes des mêmes fraudes que Démo-
sthène, soit pour des tuteurs se prétendant injustement attaqués.
D'ailleurs il était si facile à des gens retors de soulever des ïncidens
et de porter le débat sur un autre terrain, qu'il eût été téméraire
d'engager le combat avant de bien connaître tout le système de la
(1) Nous avons deux discours relatifs à cette succession, le onsième d'Isée et celui
de Démostliène, intitulé contre Macartatos à propos de Vhéritage d'Hagnias.
DÉMOSTHÈNE ET SES CONTEMPORAINS. 465
législation civile et de la procédure attique; on peut donc être sûr
que Démosthène ne borna point ses études juridiques à la connais-
sance d'une seule cafégorie d'actions. Sans doute ces études n'eu-
rent point le caractère philosophique qu'elles auraient pu prendre
à la fin du siècle, quand Aristote eut écrit sa Politique et Théo-
phraste son Traité des lois; mais pourtant Isée, tout homme de
pratique qu'il fût, avait l'esprit assez élevé, assez porté vers les
idées générales, pour faire comprendre à son élève les raisons et
les liaisons des choses, pour lui donner ces vues d'ensemble qui
aident si fort l'intelligence à entrer dans les détails et la mémoire
à les retenir. Tous ceux qui ont étudié de près Démosthène ont été
frappés de sa science des lois, de l'à-propos avec lequel il les cite,
du ferme et judicieux commentaire qu'il en donne; à cet égard, il
n'a d'autre rival que son maître. L'hommage que nous rendons à
celui-ci est donc mérité. Ce fut vraiment du temps bien employé
que les trois ou quatre années passées par Démosthène, de 366 à
364 ou 363, dans l'intimité et sous la direction d'isée; il reçut là un
fonds solide d'instruction oratoire et juridique sans lequel il aurait
risqué de n'être qu'un vide et brillant parleur, à la façon d'Eschine.
C'est un préjugé dangereux et auquel nous sommes trop enclins de
croire que le génie peu^ se passer d'étude ; il coûte cher aux peu-
ples et aux individus. Une fois qu'il s'est répandu, vous ne trouvez
personne qui ne s'imagine être assez bien doué pour n'avoir pas
besoin de travailler. Ainsi chacun établit pour lui-même le droit à
la paresse, et, grâce à cette illusion dont tout le monde est dupe,
les plus heureux talens avortent, et tel qui était né médiocre réussit
à devenir nul.
II.
Depuis le moment où Démosthène avait atteint sa majorité, plus
de deux ans s'écoulèrent dans ces lectures et ces travaux. Vers la
fin de cette période, Isée, selon toute apparence, ne se contenta
point de donner des leçons à son élève, mais il joua plutôt auprès
de lui le rôle d'un avocat et d'un conseil, l'aidant à réunir les
pièces nécessaires, à les classer, à prévoir les moyens de l'adver-
saire, à mettre en ordre ses idées et ses raisons.
Ce n'était pas trop d'un pareil secours, car la position de l'en-
nemi devenait de plus en plus formidable. Aphobos est des trois tu-
teurs celui qui semble avoir joué dans toute cette affaire le rôle le
plus en vue et le plus odieux. C'était lui f[ui, dans la pensée du
père de Démosthène, devait, en épousant sa veuve, le remplacer au-
près de son fils; or ce fut lui qui donna l'exemple de manquer aux
TOME Cil. — 1872. 30
hQQ REVUE DES DEUX MONDES.
promesses jurées auprès du lit du mourant, ce fut lui qui, dans la
gestion de la fabrique d'armes, porta le plus de négligence ou de
malhonnêteté, — pour tout dire en un mot, ce fut lui qui pilla avec
le plus d'impudence. Ainsi désigné le premier au juste ressentiment
de son pupille, il venait de fortifier sa position par une alliance qui
lui assurait le concours d'un homme influent et habitué à la parole;
il avait épousé la sœur du riche Onétor, un des plus brillans élèves
d'Isocrate. Ce qui lui donnait aussi confiance, c'était sa liaison avec
les fils de l'opulent Képhisodore d'Anagyronte, Thrasylochos et
Midias, personnages turbulens, orgueilleux et insolens, dont le nom
reviendra souvent dans la vie de l'orateur, et dont l'inimitié le pour-
suivra jusqu'au seuil même de la gloire.
Les actions que les orphelins avaient le droit d'intenter à leurs
tuteurs infidèles ne se prescrivaient que par cinq ans; mais on avait
tout avantage à ne pas attendre l'expiration de ce terme et à porter
le plus tôt possible devant la justice ce que l'on appelait le pro-
cès de tutelle (sTTtTpoxYÎç ^i/--/i). Alors même que le tuteur était
condamné à restitution, les sommes dont il était déclaré redevable
à son pupille ne portaient intérêt que jusqu'à la fin même de la
tutelle. C'est du moins ce qui résulte clairement du compte d'A-
phobos tel que le présente partout Démosthène; nulle part il ne de-
mande d'intérêts de retard pour l'intervalle qui s'est écoulé entre
le terme de la minorité et la décision que va prendre le tribunal. Il
y a là quelque chose qui nous surprend au premier abord ; à la ré-
flexion, la chose s'explique. Le législateur, voulant laisser à toutes
les réclamations sérieuses le temps de se produire, avait accordé
aux pupilles cinq années pleines pour examiner leurs comptes de
tutelle, et, s'il y avait lieu, commencer les poursuites; mais il dé-
sirait que l'on usât le moins possible de ces délais. A Athènes
comme à Rome, comme en France, c'était un fardeau, ce pouvait
toujours être une source d'ennuis qu'une tutelle, — à moins que ce
ne fût une fructueuse spéculation. S'il importait que les prévarica-
teurs fussent punis, il n'était pas moins nécessaire q!:e les honnêtes
gens, après avoir porté cette charge dix ou quinze ans, ne restas-
sent pas encore pendant quatre ou cinq autres années sous la me-
nace d'actions dirigées contre leur fortune et contre leur honneur-
Les sommes indûment perçues par le tuteur cessant, aussitôt la
majorité proclamée, de porter intérêt au profit du pupille, celui-ci
n'avait aucune raison de différer le procès.
Démosthène était devenu majeur en 366; ce fut en 364 que, se
croyant enfin prêt pour la grande lutte, il assigna ses tuteurs de-
vant le premier des archontes, celui que l'on appelait par excellence
V archonte. C'était à l'archonte, comme au gardien de la famille, de
sa religion et de son droit, comme protecteur des veuves et des or-
DÉMOSTHÈNE ET SES CONTEMPORAINS. 467
phelins, que ressortissaient toutes les actions nées de la minorité
et de la tutelle. Ce magistrat ne saisit point tout de suite un tribu-
nal; il était rare à Athènes qu'un litige lut porté devant le jury sans
que les parties eussent d'abord été devant l'arbitre (^îtairviTrlç) .
Il y avait deux espèces d'arbitres que l'on trouve sans cesse men-
tionnés dans les orateurs, et que l'on a trop souvent confondus :
c'étaient ceux que nous appellerons les arbitres publics, et ceux
qu'à Athènes on nommait les arbitres choisis (aïpsToQ et que nous
désignerons sous le titre à' arbitres jrrivés. Les premiers étaient
tous les ans choisis par le sort parmi les citoyens âgés de plus de
soixante ans qui n'avaient pas subi de condamnation infamante.
Chaque tribu avait ses arbitres pris dans son sein. L'arbitre, dans
tout le cours de l'époque primitive, avait eu sans doute un rôle
analogue à celui du judex privatus, de Varbiter, du recuperator
latin; il avait dû recevoir du roi ou de l'archonte, comme à Rome
du consul ou du préteur, le droit de mettre fin au débat par un ar-
rêt motivé. Depuis que se sont organisés au v^ siècle les grands
jurys populaires, ce n'est plus qu'une sorte de juge de première
instance. On peut porter devant lui tous les procès civils, et en fait
on n'y manque presque jamais; seulement la partie qui se croirait
lésée par sa décision conserve toujours la liberté d'en appeler au
jury. Dans ce cas, le magistrat avait à reprendre l'affaire et à en
saisir un tribunal; seulement le travail de l'instruction préliminaire
était très abrégé par le débat qui avait eu lieu devant l'arbitre. « Ce-
lui-ci, dit un grammairien d'après Aristote, déposait dans une boîte,
qu'il scellait de son sceau, la plainte, les sommations réciproques
que s'étaient adressées les parties, les témoignages qu'elles avaient
fait entendre, les lois et tous autres moyens de droit qu'elles avaient
invoqués l'une et l'autre, puis il remettait le tout au magistrat
chargé d'introduire l'instance devant les juges. » Celui des deux
adversaires, auquel l'arbitre avait donné raison se trouvait dans
cette seconde phase du débat avoir à peu près la même situation
que chez nous la partie qui se présente aux juges de l'appel avec
un arrêt de première instance conforme à ses conclusions.
Quant aux arbitres prives, ce n'étaient que de simples citoyens,
choisis par l'estime de leurs voisins ou de leurs amis pour arranger
un différend que l'on désirait n'avoir pas à porter devant les tribu-
naux. Souvent ils n'avaient que le rôle de conciliateurs : ils tâ-
chaient d'obtenir de leurs cliens des concessions mutuelles, et rédi-
geaient ensuite un compromis qui restait déposé entre leurs mains.
D'autres fois ils devenaient de véritables arbitres, dans le sens
propre de ce mot. On avait alors ce que l'on appelait un arbitrage
conventionnel (^ia-.Ta 1-%'. û-/;toî;). Les parties commençaient par
dresser un acte dont la stipulation principal était l'engagement
il68 REVUE DES DEUX MONDES.
que prenaient les deux contractans de s'en tenir à la sentence de
l'arbitre et de ne pas en appeler à un tribunal. On arrivait ainsi à
investir l'arbitre officieux, l'arbitre constitué par la volonté des
parties, d'un pouvoir que n'avait pas l'arbitre officiel, l'arbitre dé-
signé par la cité. La sentence de l'arbitre ou des arbitres (on en
prenait souvent trois), terminait alors le litige, pourvu qu'elle eût
été rendue après un débat contradictoire. Si l'un des intéressés
avait fait défaut, il avait dix jours pour former opposition; ce délai
passé, la sentence devenait définitive et sans appel. C'était au der-
nier moment, l'affaire instruite, que ces arbitres, avant de prendre
le caractère de juges, se liaient par un serment. Sous ces diverses
formes, la juridiction arbitrale a rendu chez les Athéniens, comme
chez les Romains et dans toutes les sociétés riches et civilisées, de
réels et inappréciables services.
Démosthène proposa tout d'abord de confier à des arbitres, choi-
sis parmi les membres mêmes et les amis de la famille, le soin d'exa-
miner ses griefs. Dans la forme ordinaire de Y arbitrage convention-
nel, les parties auraient pris l'engagement d'accepter l'arrêt de ces
arbitres. Les tuteurs voulaient avant tout ne point se laisser enlever
la faculté de porter le débat devant un jury, qui serait toujours
plus facile à tromper; ils refusèrent donc de constituer ce tribunal
de famille. On se rendit alors auprès de l'un des arbitres publics de
l'année. Les tuteurs n'épargnèrent aucun mensonge pour tâcher de
surprendre sa bonne foi : ce fut en vain; ils ne purent l'empêcher de
se prononcer en faveur de leur pupille. Inutile de dire qu'ils décla-
rèrent aussitôt ne point se soumettre à la sentence arbitrale. Démo-
sthène avait épuisé tous les moyens de conciliation ; il ne lui restait
plus qu'à provoquer un débat contradictoire devant le jury athénien.
Il déposa donc entre les mains de l'archonte sa plainte ou plutôt ses
plaintes : il y en avait trois, une contre chacun des tuteurs. De
chacun d'eux, Démosthène réclamait dix talens à titre de dommages
et intérêts. On s'est demandé pourquoi il n'avait pas confondu en
une seule les trois instances. 11 a répondu lui-même à cette ques-
tion : l'aiïaire était trop compliquée, dit-il , pour qu'il fût possible
de la tirer au clair en une fois; un seul de ces plaidoyers que la
clepsydre renfermait dans de si étroites limites de temps, c'était
trop peu pour étudier le rôle et définir la responsabilité de chacun
de ses adversaires. On peut soupçonner une autre raison : en sépa-
rant les trois procès, le plaignant, avec moins d'efforts, obtenait le
même résultat que s'il avait lutté tout ensemble contre ses trois
ennemis. Perdait-il contre celui des trois tuteurs qu'il provoquait le
premier, il était averti de renoncer au combat; gagnait-il au con-
traire, comme il y comptait bien, les deux autres fripons auraient
tout avantage, tant les causes étaient connexes, à ne point affronter
DÉMOSTHÈNE ET SES CONTEMPORAINS. Û69
le débat public, à s'empresser d'offrir une transaction. Ces prévi-
sions, l'événement les justifia. '•-
C'était la plainte contre Aphobos qui devait venir la première
devant le tribunal; le jour où se plaiderait l'affaire était déjà fixé.
Aphobos, qui avait ses raisons pour le craindre, fit alors un vrai
coup de partie. Ce que son calcul avait d'habile et de perfide, on
ne peut le comprendre, si l'on ne connaît le mécanisme de deux
institutions qui sont une des originalités d'Athènes, les liturgies
("XetToupytai) et V échange des fortunes (àvrif^oai;) .
Beaucoup des charges qui, dans les sociétés modernes, sont sup-
portées par le trésor de l'état pesaient à Athènes sur les parti-
culiers. Elles se distribuaient entre les citoyens aisés d'après cer-
taines règles et en proportion de leur fortune; le tour de chacun
revenait plus ou moins souvent, selon le nombre des contribua-
bles et les besoins de l'état. C'était ce qu'on appelait les liturgies
ou services publics. Ces liturgies étaient de deux sortes : les unes
fournissaient aux besoins réels de l'état, aux frais de la guerre, à
l'équipement des navires ; c'étaient celles qu'on appelait les triérar-
chies (rpi-zipapyiai) ou commandemens de navires. Les autres ser-
vaient à offrir au peuple ces divertissemens et ces fêtes qui furent
si utiles au progrès des arts, et qui donnèrent à la vie athénienne
une incomparable splendeur; c'étaient les charges de chorége, de
gymnasiarque, (Miestiateur. Les choréges faisaient instruire et ha-
billaient à leurs frais, pour les grands jeux de la cité, pour les
concours de drame et de musique, des troupes d'acteurs, de dan-
seurs et d'instrumentistes. Les gymnasiarques fournissaient l'huile
pour la palestre; l'hestiateur donnait, une fois dans l'année, un
grand repas à sa tribu. La théorie athénienne sur l'impôt, on le
voit, différait sensiblement de la nôtre. On la trouve résumée dans
un discours de Lysias fort important pour l'histoire économique
d'Athènes (1). L'orateur demande quel est pour un état la meil-
leure, la vraie source de revenus. Nous répondrions que ce sont des
impôts assez bien établis pour atteindre la richesse sociale sous
toutes ses formes sans jamais gêner l'essor de la production. Pour
Lysias, c'est la bonne volonté des citoyens, c'est leur empressement
à contribuer aux charges de l'état par des liturgies ou par des dons
en argent. Le financier athénien n'eût pas été assez habile pour
poursuivre et saisir la richesse dans toutes ses transformations,
surtout quand elle se changeait en valeurs mobilières. Or c'était là
souvent le cas dans une cité industrieuse et commerçante; il fallait
donc que le capital vînt en quelque sorte au-devant de l'état et
s'offrît de lui-même à ses prises. C'est à quoi l'on tendait par la
(1) Défense contre une accusation de corruption (XXI, 12-14).
hlO REVUE DES DEUX MONDES.
popularité et les honneurs que le peuple accordait à ceux qui con-
couraient gén^.'eusement aux dépenses et au luxe de la cité.
Un pareil Système n'eût pas été applicable dans un grand état où
beaucoup de citoyens, contens d'augmenter leur fortune et d'en
jouir en paix, se fussent volontiers passés des faveurs du peuple.
Dans un état au contraire qui n'était qu'une ville, ceux qui par na-
ture eussent été peu enclins à la libéralité n'avaient pas beau jeu
pour se perdre dans la foule. Il était malaisé de se soustraire, à l'at-
tention jalouse des orateurs, qui, par intérêt ou par patriotisme,
épousaient la cause de la république, et travaillaient à soulager le
trésor. Chacun vivait en pleine lumière, sous les yeux de tous. On
savait quels biens vous possédiez et comment vous viviez. En vain
votre capital, au lieu d'être tout en terres, consistait en argent prêté
à de gi'os intérêts çà et là, en vain vous vous étiez arrangé de ma-
nière que personne ne pût dire au juste le montant de votre fortune;
pour peu que l'on vous sût à l'aise, si vous étiez chiche de votre ar-
gent quand il y avait des liturgies à remplir, vous étiez bientôt mal
vu, vilipendé, dénoncé. Ce n'était pas tout : à la première occasion,
un citoyen plus pauvre vous provoquait à un échange de biens.
lu' échange, un des rouages les plus curieux de la constitution
financière d'Athènes, se rattachait étroitement au système des li-
turgies. Voici comment : chacun était taxé d'après la fortune qu'on
lui supposait, ou plutôt d'après celle qu'il déclarait lui-même, car
dans un pays industrieux et commerçant il n'y a guère d'autre
moyen d'asseoir un impôt sur le revenu. Ces déclarations pouvaient
être fausses, et par suite l'impôt s'égarer sur des citoyens incapa-
bles d'en supporter le fardeau. De plus il fallait éviter ce mécon-
tentement, ce dégoût qui amène si souvent la chute des institutions
libres; or cette fatigue serait devenue générale, si l'on avait senti
que ces charges, par elles-mêmes souvent fort lourdes, étaient trop
inégalement réparties. On avait donc cherché un moyen de réparer
ces erreurs et ces injustices. Un citoyen sur qui tombait une de ces
prestations pouvait signaler au magistrat tel de ses voisins qui
n'aurait pas été suffisamment imposé, et faire ainsi reporter ce
poids sur des épaules plus capables de le soutenir. Toutefois il ar-
rivait que ces réclamations venaient échouer devant les ruses ou les
dénégations de celui que l'on mettait en cause. Il était bien difficile
en effet d'évaluer les capitaux engagés dans le commerce et dans
les affaires; pour la valeur même des propriétés, on manquait sou-
vent de bases certaines. L'avare, l'homme de mauvaise foi, parvenait
à dissimuler une partie da cette fortune que prétendait atteindre
l'impôt des liturgies. L'acte juridique appelé V échange était destiné
à réprimer ces fraudes. Un citoyen, que nous appellerons, si l'on
veut, Apollodore, se trouvait plus imposé que tel autre, Nicias par
DÉMOSTHÈNE ET SES CONTEMPORAINS. Ù71
exemple, qu'il avait toujours cru le plus riche des deux. Alors il
affirmait devant l'autorité compétente que le revenu de Nicias était
supérieur au sien. JNicias était appelé à comparaître : reconnaissait-
il l'erreur commise, il prenait sur le tableau des 300 personnes qui
cette année-là concouraient à l'équipement des galères la place
d'Apollodore; niait-il, ApoUodore sommait Nicias de lui abandonner
ses biens, d'échanger sa fortune contre celle de son contradicteur.
Cette sorte de cartel, Nicias ne pouvait refuser de l'accepter; le ma-
gistrat prononçait le transfert à la condition pour le demandeur de
supporter les charges que, par son action même, il avait déclaré
devoir peser sur les biens du défendeur. Il était bien plus facile à
un particulier qu'au magistrat de constater l'état réel d'une fortune
obstinée à se dissimuler : on trouvera dans le curieux discours
contre Phénippe, qui fait partie de la collection démosthénienne,
tout le détail de l'échange des inventaires et de la remise des pa-
trimoines. Armé d'un titre légal, stimulé par l'aiguillon de l'inté-
rêt personnel, le nouveau possesseur saurait rechercher et décou-
vrir partout ces biens dont il était désormais l'unique propriétaire.
Usait-on beaucoup de cette faculté, accomplissait-on l'échange?
Il semble qu'il était bien plus souvent proposé qu'accepté. Pour
pousser les choses à bout, il fallait être deux et trois fois sûr de ne
point y perdre. Quant à celui auquel s'adressait la provocation, s'il
était vraiment le plus riche des deux, il avait tout intérêt à payer
pour garder ses biens. Ce n'était d'ailleurs qu'entre citoyens riches
qu'on pouvait s'adresser ces cartels d'échange. Dans ces fortunes
qu'il s'agissait ainsi de troquer l'une contre l'autre, il y avait tou-
jours des immeubles, maison de ville, maison de campagne, mé-
tairie, qui depuis bien des années appartenaient à la famille. On
aimait, on n'aurait pas volontiers livré à un étranger, même pour
gagner quelques mines, la rustique demeure, entourée de figuiers
et d'oliviers séculaires, où, vers le pied du Pentélique et du Parnès,
on allait fuir la ville et célébrer les dionysies des champs; on ai-
mait le bouquet de chênes verts et de pins sous lequel, vers le soir,
on s'asseyait pour respirer la fraîcheur des brises de mer.
Cette disposition de la loi n'était pourtant pas une lettre morte :
comme nous le prouvent et le discours contre Phénippe , et quel-
ques passages des orateurs, l'échange avait parfois lieu. Les choses
n'allaient pas souvent jusque-là; il y en avait pourtant assez d'exem-
ples pour que cette proposition restât suspendue, comme une per-
pétuelle menace, sur la tète de tous ceux qui se seraient sentis en-
clins à tromper l'état sur leur fortune réelle. D'ailleurs, comme
tous les moyens que la loi fournit au citoyen pour défendre son
droit, cette faculté pouvait servir à mettre injustement en péril le
472 REVUE DES DEUX MONDES.
droit d'autrui; entre les mains d'un homme hardi et sans scrupules,
elle devenait parfois une arme dangereuse et perfide.
Pendant que Démosthène se recueillait dans un dernier effort, à \
la veille de la lutte judiciaire qu'il allait soutenir, Athènes, nous ne I
savons pour quelle expédition, préparait une escadre de guerre. Les
stratèges avaient dressé la liste des triérarques; Démosthène ne
figurait point parmi ceux qui devaient concourir à l'équipement des
galères. Son père, il est vrai, était jadis de ceux qui supportaient
d'ordinaire cette charge; mais, d'après la loi, les biens des mineurs
en étaient exempts, et le magistrat, avant de comprendre le jeune
homme dans le nombre de ceux qui étaient astreints à cette contri-
bution, avait voulu lui laisser le temps de faire constater ce qu'é-
tait devenue la fortune paternelle , et quelle faible part lui en avait
été remise. L'un des triérarques désignés était Thrasylochos, le
frère de ce Midias contre lequel est dirigé un des plus célèbres plai-
doyers du grand orateur. Suivant un usage alors très répandu, |
Thrasylochos avait loué sa triérarchie, c'est-à-dire qu'il avait con-
clu un forfait avec un entrepreneur; celui-ci, moyennant le paie-
ment d'une somme convenue, se chargeait d'équiper et de maintenir
la galère, pendant la durée de la campagne, dans certaines condi-
tions d'armement et de bon entretien fixées, comme on dirait au-
jourd'hui, par le cahier des charges. Tout d'un coup, accompagné
de Midias, Thrasylochos se présente à Démosthène et le provoque,
soit à se charger en son lieu et place de la triérarchie, soit à faire
avec lui l'échange des biens. Dans cette sommation, il était facile
de reconnaître l'inspiration et la main d'Aphobos. Quelque parti
que prît son ancien pupille, la situation de celui-ci était aggravée.
Acceptait- il l'échange? Dans ce cas, il perdait le droit de continuer
le procès intenté aux tuteurs, et ceux-ci, assurés de garder leur
butin, pourraient sans de grands sacrifices indemniser Thrasylo-
chos. Au contraire Démosthène, pour ne point renoncer à poursuivre
les tuteurs, se décidait-il à supporter les frais de la triérarchie?
Alors il était tout à fait ruiné.
Le calcul était habile; on y sentait une haine implacable et in-
telligente. Dans le premier moment de surprise, Démosthène fit
fausse route. Il admit l'échange, Thrasylochos étant bien plus riche
que lui; mais il réserva, d'une manière formelle, son droit de pour-
suivre les tuteurs, réserve qu'il espérait faire confirmer, avant le
jour fixé pour le premier procès, par une décision judiciaire. Un
tribunal siégeait, sous la présidence des stratèges, pour trancher
d'urgence toutes les contestations soulevées à propos de la triérar-
chie; c'est à ces juges qu'il comptait demander la reconnaissance
de son droit. En attendant, Thrasylochos ne tenait aucun compte
DÉMOSTHÈNE ET SES CONTEMPORAINS. A73
de cette réserve. Accompagné de Midias, il s'était installé, sous
prétexte de faire l'inventaire des biens, dans la maison de Démo-
sthène : afin de pouvoir y pénétrer à toute heure, il en avait enlevé
les portes; sans respect pour l'âge et la dignité de la veuve ni pour
la pudeur de la jeune fille, il avait accablé des plus grossières in-
jures non-seulement le maître du logis, mais sa mère et sa sœur.
Enfin il avait signifié aux magistrats qu'il se désistait du procès de
tutelle, et les avait invités à effacer l'affaire du rôle.
Le temps pressait; c'était dans trois ou quatre jours que devait
venir le procès contre Aphobos. Démosthène, après bien des pas
perdus, avait fini par se convaincre qu'il ne lui serait pas possible
d'obtenir en temps utile la décision judiciaire qu'il sollicitait. Or,
pour rien au monde, il n'eût sacrifié son droit. D'abord, avec une
naïveté qu'il met lui-même, dans la Midienne, sur le compte de
son extrême jeunesse, il se figurait que non-seulement il gagnerait
son procès, mais qu'il réussirait à se faire payer par ses tuteurs
tout ce qu'ils lui devraient alors, principal et intérêt. Enfin, pour
tout dire, il voulait de toute la force de son âme tirer vengeance de
ces parens .dénaturés; en renonçant à les flétrir, il eût cru trahir la
mémoire de son père et manquer à son devoir. Il se résolut donc,
non sans une amère douleur, à décliner l'échange et à se charger
de la triérarchie; pour pouvoir s'en acquitter, dans la gêne à la-
quelle il avait été réduit, il lui fallut donner hypothèque sur sa
maison et sur tout ce qui lui restait de son avoir, sur la fabrique
d'armes et les quelques esclaves qui continuaient à y travailler. Il
put ainsi compter à Thrasylochos les 20 mines (1,850 francs envi-
ron) dont celui-ci était convenu avec l'entrepreneur chargé de sub-
venir à l'équipement et au maintien de la galère.
Quant à ia question de droit que soulevait l'intention exprimée
par Démosthène de réserver son recours contre ses tuteurs tout en
opérant l'échange, il* nous est difficile de dire dans quel sens elle au-
rait été tranchée par un tribunal athénien. D'après tout ce que nous
apprenons incidemment de Yantîdosis, quand l'échange avait lieu,
chacun des deux patrimoines passait de l'un à l'autre des con trac-
tans avec l'ensemble des droits actifs et passifs qu'il comprenait.
Nous n'entendons parler que d'une réserve : les droits que l'on
avait dans l'exploitation d'une des mines d'argent du Laurium
étaient tout per>onnels, restaient en dehors de l'échange. L'état
conservant ce que les jurisconsultes appellent le domaine éminent
sur les richesses que renfermait le sol de l'Attique, ce n'était pas,
à proprement parler, une propriété qu'une exploitation minière;
c'était une concession du domaine utile faite sous certaines condi-
tions spéciales, ce n'était presque qu'un simple droit d'usage. De
plus le produit de la mine et par conséquent la redevance dont il
hlh REVUE DES DEUX MOXDES.
était grevé au profit du trésor dépendaient de celui qui exploitait
les fosses, de son activité et de son industrie; on n'avait donc pas
admis que cette responsabilité et cette direction pussent passer,
comme un simple accessoire de la fortune, des mains d'un habile
ingénieur dans celles d'un incapable. De là cette exception, la seule
que contînt le serment prêté par celui qui, sommé de faire un
échange, remettait l'inventaire de ses biens : « je déclare loyale-
ment et justement ma fortune, en exceptant seulement les capitaux
que j'ai dans l'exploitation des mines, capitaux auxquels la loi ac-
corde une immunité spéciale. » Peut-être était-il possible de faire
réserver certains droits contestés, qui ne pouvaient encore être
comptés avec quelque précision m parmi les avantages ni parmi les
charges; c'est du moins ce que ferait supposer l'intention témoignée
par Démosthène de porter le débat sur ce terrain. D'autre part, en
le voyant céder si vite, nous inclinons à croire qu'il n'était pas lui-
même bien sûr de son droit. Les cas où ces réserves étaient pos-
sibles n'avaient sans doute pas été déterminés d'une manière bien
rigoureu>e ni par la loi ni par la jurisprudence. C'est que les som-
mations d'échange aboutissaient rarement à un débat judiciaire; on
ne les adressait guère qu'à ceux qui avaient intérêt à ne les pas ac-
cepter.
Qu'il eût ou non raison sur le point controversé, Démosthène
avait cru devoir acheter du dernier lambeau de son avoir le droit
de tiîaîner enfin ses tuteurs devant un tribunal. Peu de temps après,
le débat s'ouvrit. Nous possédons les deux discours prononcés dans
cette affaire par le célèbre orateur, et qui furent ses débuts (1); il
avait alors un peu plus de vingt ans. A défaut d'autre mérite, ces
compositions auraient déjà l'avantage de nous avoir conservé sur
l'adolescence et la jeunesse du grand homme d'état plus de ren-
seignemens que ne nous en donnent Plutarque et les autres bio-
graphes; jusqu'ici, c'est surtout à cette source que nous avons
puisé. Là pourtant n'est pas tout l'intérêt de ces discours. On y
trouve, comme en germe, les quaUtés qui feront plus tard la gloire
de Démosthène, la netteté de son exposition, la fermeté de son
raisonnement, cette discussion serrée, ces dilemmes où il aime à
enfermer son adversaire, et par-dessus tout un ton qui inspire la
confiance et commande le respect. Dans ce premier essai d'un no-
vice plaidant une juste cause, il y a déjà de l'autorité.
Le discours par lequel s'engageait le débat s'ouvre par un exorde
simple, modeste, aisé, bien calculé pour produire une impression
(1) Nous disons les deux discours, quoique l'on trouve dans la collection démosthé-
nienne un troisième discours intitulé défense de Phanos contre Apkobos, qui Va accusé
de faux témoignage. Avec Ant. Westermann et A. Schsefer, nous nous refusons à
egarder comme authentique ce discours, d'ailleurs dénué d'intérêt.
DÉMOSTHÈNE ET SES CONTEMPORAINS. Zi75
favorable sur les juges. Cet exorde a de plus le mérite de la briè-
veté. Il rappelle les efforts tentés par le pupille pour s'arranger avec
ses tuteurs. Ensuite vient ce que les traités de rhétorique appellent
la proposition , le sujet est posé et tous les griefs de Démosthène
sont résumés en quelques lignes; dès lors on comprend quel usage
les tuteurs ont fait de leur pouvoir, et comment ils ont employé ces
dix années. Les esprits ainsi préparés, l'orateur justifie ses asser-
tions; il indique de quelles valeurs se composait au moment du
décès la fortune de son père; le jury saurait encore mieux à quoi
s'en tenir, si les tuteurs n'avaient pas fait disparaître le testament.
En l'absence de ce texte, Démosthène prouve par des témoignages,
souvent par l'aveu même des tuteurs, qui ont été séparément inter-
rogés devant l'arbitre, chacun des faits qu'il avance. Pour le mo-
ment, il ne s'occupe point de Démophon ni de Thérippide, dont le
tour viendra plus tard; mais il dresse, article par article, le compte
de ce que lui doit Aphobos. Tout cela se groupe sous trois chefs :
1° les sommes reçues par Aphobos sous certaines conditions qu'il
n'a pas remplies, ainsi ces 80 mines qu'il s'est appropriées comme
dot de la veuve qu'il n'a point épousée; 2" les valeurs qu'il a détour-
nées de la succession ou laissées périr par sa négligence, comme
ces esclaves armuriers qu'il a vendus, ces ateliers qu'il a désor-
ganisés; 3° l'intérêt de ces capitaux, calculé, jusqu'au jour où la
tutelle a pris fin, au taux, très modéré pour Athènes, d'une drachme
par raine et par mois, ou de 12 pour 100 par an. Il arrive ainsi à un
total d'environ 12 talens; il en déduit la part qui revient à Aphobos
dans les impôts payés au trésor, pour le compte de son pupille,
pendant les dix années de minorité, et dans les valeurs qui ont été
remises lors de la majorité; il limite donc sa demande à 10 talens,
somme qu'il déclare être au-dessous de ce qu'il pourrait légitime-
ment exiger.
Par la faute même du sujet, il y a là bien des détails accumulés,
bien des chiffres qui risquent de fatiguer l'attention; aussi, vers le
terme de cette exposition, l'orateur amène-t-il avec adresse un ré-
sumé qui en dégage le sens. Il insiste avec raison sur cette idée,
que des legs aussi importans faits aux tuteurs à seule fin de s'assu-
rer leur reconnaissance ne se comprendraient point sans une for-
tune vraiment considérable. Ceci bien expliqué, il n'a point de
peine à réfuter les mauvaises excuses que les tuteurs ont déjà fait
valoir devant l'arbitre, et qu'ils reproduiront sans doute devant le
jury. Un jour, ils parlent de h talens que le père de famille,
voulant dissimuler une partie de sa fortune, aurait laissés enfouis
quelque part, dans une cachette dont seule la veuve connaissait le
secret; un autre jour, ils affirment que la succession était grevée de
dettes, et qu'ils ont employé presque tout l'argent liquide et le pro-
476 REVUE DES DEUX MONDES.
duit de la vente des esclaves à l'en décharger. Ils n'apportent pas,
à l'appui de ces dires, la plus légère preuve, et dès le lendemain
de la mort du père c'étaient eux qui faisaient inscrire l'orphelin
sur les rôles de l'impôt, dans la même catégorie que l'opulent Ti-
mothée, fils de Conon, et que les plus riches citoyens de la ville,
faisant évaluer ainsi à 15 talens la fortune dont la gestion leur était
confiée ! Quel tissu de contradictions ! Le discours aboutit de cette
manière à une péroraison qui s'en détache plus nettement que ce
n'est l'usage dans les plaidoyers attiques. La phrase s'y fait courte,
nerveuse, indignée : on y sent vibrer toute la juste colère qui s'était
amassée dans l'âme de Démosthène. Ne craignant pas de faire ap-
pel au cœur et à la pitié des juges, le jeune homme déplore la situa-
tion où l'a réduit la cruauté et la perfidie de ceux qui auraient dû
être ses protecteurs naturels. La partie n'est point égale entre lui
et Aphobos. Condamné, Aphobos n'aura même rien à prendre sur sa
fortune propre; il sera seulement contraint de rendre l'argent volé.
Que si au contraire ce coupable était acquitté par les quatre cin-
quièmes des voix, Démosthène, suivant la règle de tous ces procès,
aurait à payer Vépobélie, c'est-à-dire une obole par drachme, ou le
sixième de la somme qu'il réclamait à titre de dommages et inté-
rêts. Imaginée pour faire réfléchir ceux qui auraient été enclins à
intenter sans cesse à leurs concitoyens de méchans procès, cette
disposition de la loi athénienne pouvait, en cas d'erreur du tribu-
nal, consommer le désastre d'un innocent. Pour Démosthène, c'eût
été le dernier coup : surtout après le sacrifice auquel l'avait encore
forcé tout récemment l'habile manœuvre de Thrasylochos, il lui de-
venait impossible de réunir encore près de 2 talens pour acquitter
cette amende. Obligée de quitter sa maison, qui aurait été vendue
au profit du trésor, sa mère serait tombée dans le dénûment, sa
jeune sœur aurait perdu tout espoir de s'établir, et lui-même,
privé, comme débiteur de l'état, de tous ses droits politiques, au-
rait vu se fermer sans retour devant lui toute carrière ; c'en était
fait de son avenir.
On aimerait à lire la défense d' Aphobos, qu'il avait préparée avec
le concours de son beau-frère Onétor. En l'absence de ce document,
nous pouvons nous en faire une idée par la réplique de Démosthène.
Les tuteurs s'efforçaient surtout d'écarter le reproche qui leur était
adressé de n'avoir point aflermé les biens du pupille. D'après eux,
le mourant avait exprimé de la manière la plus formelle le désir
que l'on ne divulguât point le chiffre de sa fortune, son beau-père
Gylon, de qui lui venait une partie de cet argent, étant mort sans
avoir payé une amende qu'il devait à l'état; il craignait, préten-
daient-ils, qu'on n'eût l'idée de demander compte à sa succession
des sommes encore dues de ce chef au trésor.
DÉMOSTHÈNE ET SES CONTEMPORAINS. 477
Ce système de défense paraît tellement faible qu'il nous est diffi-
cile de croire qu'il n'ait point été appuyé sur d'autres argumens.
Quoi qu'il en soit, dans sa réponse, Démosthène n'introduit guère
que cette discussion nouvelle ; pris au dépourvu par ce moyen
produit à la dernière heure, il se borne à montrer qu'Aphobos est
loin d'avoir prouvé par des témoignages pertinens le fait, contraire
à toutes les vraisemblances, qu'il vient de jeter ainsi à l'improviste
dans le débat. Le reste du plaidoyer, qui d'ailleurs est très court,
n'est qu'un vif et rapide résumé des raisons invoquées, des chiffres
groupés dans le premier discours; pour mieux faire pénétrer la vé-
rité dans l'esprit de ses auditeurs, Démosthène, après avoir énoncé
en quelques mots chacun des articles du compte qu'il présente, fait
relire par le greffier les témoignages qui le confirment. Voici la pé-
roraison, dans laquelle l'orateur rassemble toutes ses forces pour
frapper un dernier coup, pour remporter cette victoire qui depuis
plusieurs années était l'unique souci de ses journées et de ses veilles
studieuses, le rêve de ses courts sommeils :
« Qui de vous, Athéniens, ne serait pas justement irrité contre
cet homme et pris de pitié pour nous en le voyant ajouter aux biens à
lui donnés mes biens personnels valant plus de 10 talens, et en nous
voyant, nous, non-seulement privés des biens paternels, mais encore dé-
pouillés par la méchanceté de ces hommes des biens mêmes qu'ils nous
ont remis? Où trouverions-nous des ressources, si vous en décidiez au-
trement? Est-ce dans les biens qui servent de gage à nos emprunts?
Mais ils appartiennent aux créanciers hypothécaires. Est-ce dans l'excé-
dant de valeur de ces biens? Mais cet excédant revient à Aphobos, si
nous sommes condamnés à l'épobélie. Gardez-vous bien, juges, de de-
venir pour nous la cause de si grands malheurs. Ne soyez point indiffé-
rens au traitement indigne que nous subissons, ma mère, ma sœur et
moi. Tout autre était l'avenir que nous réservait mon père. Ma sœur
était donnée pour épouse à Démophon avec une dot de 2 talens, ma
mère avec 80 mines à cet homme, le plus méprisable qu'il y ait au
monde, et moi je devais prendre sa place pour vous fournir des litur-
gies. Venez-nous donc en aide, faites cela pour le droit, pour vous-
mêmes, comme pour nous et pour mon père mort ! Sauvez-nous, ayez
pitié de nous, puisque ces hommes qui sont nos parens ont été impi-
toyables. C'est en vous qu'est notre refuge. Je vous supplie et je vous
conjure, par vos enfans, par vos femmes, par tous les biens que vous
possédez (que les dieux vous les conservent!), ne me regardez pas d'un
œil indifférent! Ne permettez pas que ma mère soit privée à jamais
même de ce qui lui reste à espérer, et subisse un traitement indigne
d'elle. En ce moment, elle se dit que j'ai sûrement fait triompher mon
bon droit devant vous, elle s'apprête à me recevoir dans ses bras et à
Zi78 REVUE DES DEUX MONDES.
marier ma sœur. Si vous décidez autrement (puisse cette douleur m'être
épargnée!), quelle émotion n'éprouvera-t-elle pas, dites-le-moi, lors-
qu'elle me verra non-seulement dépouillé de mon patrimoine, mais en-
core décrié, lorsque pour ma sœur elle ne pourra plus même espérer un
établissement convenable dans le dénùment où elle sera plongée ! Nous
n'avons mérité ni l'un ni l'autre, juges, moi de ne pas trouver justice
devant vous, lui de conserver injustement la possession d'une si grande
fortune. Pour ce qui est de moi, si vous ne savez pas encore par expé-
rience quels services je pourrais vous rendre, vous pouvez du moins
espérer que je ne serai pas au-dessous de mon père; mais pour cet
homme, vous l'avez vu à Fœuvre, vous savez très bien que, possesseur
d'une grande fortune, bien loin de la mettre généreusement à votre ser-
vice, il a été convaincu de s'être emparé du bien d'autrui. Ayez donc
cela devant les yeux, rappelez-vous les autres raisons, et votez en faveur
du bon droit. Vous avez des preuves suffisantes. Elles résultent de té-
moignages, de présomptions, d'inductions, de l'aveu même de ces
hommes, qui reconnaissent avoir reçu tous mes biens. Ils disent qu'ils
les ont dépensés; non, ils ne les ont pas dépensés, ils les possèdent tous.
Songez à toutes ces choses, et en même temps demandez-vous par
avance ce que fera chacun de nous. Vous le savez bien, si j'obtiens de
vous la restitution de ma fortune, je serai toujours prêt, comme de rai-
son, à supporter toutes les liturgies; mais lui, si vous le rendez maître
de mes biens, il ne fera rien de semblable. Ne croyez pas en effet que
ces biens qu'il nie avoir reçus, il veuille jamais les employer à votre
service. Il les cachera plutôt pour faire croire que sa cause était bonne,
et que vous avez bien fait de repousser mon action contre lui (1). »
Nous avons tenu à reproduire cette péroraison tout entière, quoi-
que les dernières lignes puissent paraître à un lecteur moderne en
affaiblir l'effet; il importait de montrer ainsi combien les habitudes
du barreau athénien différaient des nôtres. Aujourd'hui l'orateur
s'arrangerait de manière à laisser les jurés sous l'impression de la
supplication pathétique qu'il leur adresse, du tableau qu'il leur a
tracé des anxiétés de sa mère et de sa sœur; en ajoutant quelque
chose, il croirait commettre une faute de goût et compromettre son
succès. Devant un tribunal athénien, c'était tout le contraire : s'il
se fût arrêté après ce touchant appel à la compassion et à la gé-
nérosité des juges, le plaideur aurait risqué de paraître vouloir leur
(1) Grâce à l'obligeance de M. Rodolphe Dareste, nous avons pu nous servii" de sa
traduction, encore manuscrite, de tous les plaidoyers civils de Démosthèae. Œuvre
tout à la fois d'un helléniste consommé et d'un savant légiste, cette version nouvelle»
avec les notes qui l'accompagneront, fera connaître tout un côté, à peu près inconnu
jusqu'ici, du moins en France du talent et de l'éloquence de Démosthèae; elle rendra
un service d'un prix inestimable i ceux que commence à intéresser l'histoire, jusqu'ici
si négligée, du droit attique
DÉMOSTIIÈNE ET SES CONTEMPORAINS. h'/ 9
faire une sorte de violence morale. On craignait que le verdict pût
être soupçonné d'avoir été rendu par des âmes agitées et troublées
sous le coup d'une émotion passagère; il fiillait feindre de parler
surtout à la raison des juges, d'insister en dernier lieu sur l'intérêt
de la cité qu'ils représentaient. C'est là une délicatesse, ou plutôt
un raffinement que nous avons quelque peine à comprendre, mais
dont témoigne l'usage constant des plaidoyers attiques depuis Anti-
phon jusqu'aux contemporains de Démosthène; chez cette dernière
génération d'orateurs, qui donnent à l'éloquence des formes plus
amples, des mouvemens plus hai'dis, on voit enfin le pathétique se
déployer plus librement, animer et colorer toute la péroraison.
Alors même l'orateur attique a toujours soin de terminer par quel-
ques mots froids et calmes en apparence, où il semble,, après ces
grands élans de passion, reprendre possession de lui-même et invi-
ter les juges à suivre son exemple.
La loi athénienne avait déjà consacré un grand principe que l'on
retrouve chez tous les peuples civilisés : dans tout débat judiciaire,
public ou privé, où les rôles du demandeur et du défendeur étaient
nettement accusés, elle donnait le dernier mot à la défense. Aphobos
put donc encore répliquer à Démosthène ; nous ne savons ce qu'il
allégua pour affaiblir l'effet de la péroraison à la fois habile et pa-
thétique de son adversaire. En tout cas, le jury se prononça contre-
lui, le déclara convaincu de prévarication.
Tout n'était point fini par ce verdict; à Athènes, où le jury con-
naissait de toutes les causes, civiles ou criminelles. Tout procès
proprement dit, tout débat judiciaire où il y avait un accusateur
et un accusé supposait un double vote. Le premier décidait si
l'accusé était ou non coupable; le second fixait la peine encou-
rue. A Rome, le magistrat réglait à l'avance, par la rédaction de
la formule, la question de droit; le juge ou plutôt le juré unique
devant lequel étaient par lui renvoyées les pai'ties n'avait plus
qu'à examiner les preuves produites des deux côtés et à tran-
cher par sa sentence la question de fait. Le législateur moderne
consacre aussi cette distinction, qui est dans la nature des choses;
mais il ne sépai'e point toujours d'une manière aussi nette les deux
élémens, et, quand il les distingue, il intervertit l'ordre que suivait
le préteur romain. Ainsi chez nous, non-seulement en matière ci-
vile, mais encore en matière correctionnelle, c'est-à-dire pour tous
les délits qui n'entraînent point des peines graves, le tribunal pro-
nonce, par une seule et même sentence, sur le fait et sur le droit.
En matière criminelle, il en est tout autrement : dans ce que nous
appelons les assises, le fait et le droit n'ont pas les mêmes juges;
le premier est remis à la souveraine appréciation de jurés, ensuite
des magistrats proportionnent le châtiment à la faute. Il n'existait
hSO RE^'UE DES DEUX MONDES.
rien à Athènes qui ressemblât à notre magistrature. Beaucoup plus
élémentaire et plus courte que la loi romaine ou que la nôtre, la loi
attique semblait pouvoir être comprise et appliquée par tout citoyen
d'un esprit attentif et judicieux; il n'y avait rien là de ce qui rendit
nécessaire ailleurs l'établissement d'une corporation destinée à pé-
nétrer les mystères d'un droit subtil et compliqué, à en transmettre
la tradition, et à rendre la justice en vertu de ses connaissances
spéciales. Une pareille corporation eût été d'ailleurs quelque chose
de tout à fait contraire aux idées athéniennes; elle eût blessé les
susceptibilités démocratiques. D'autre part, dans chaque affaire
siégeaient deux cent cinquante ou cinq cents juges, quelquefois plus;
il était impossible qu'il s'établît, entre un si grand nombre de per-
sonnes , quelque chose qui ressemblât à une délibération et à une
entente sur l'application de la peine. Il aurait fallu ou que l'on fît
retirer le public et les parties, ou que chaque tribunal fût doublé
d'une salle voisine aussi spacieuse qui aurait servi de chambre du
conseil. Encore, dans ces conditions mêmes, la discussion eût-elle
risqué d'être longue et tumultueuse. On ne trouve ni chez les ora-
teurs ni chez les lexicographes grecs aucune allusion à une retraite
du jury après le prononcé du verdict. Le prévenu une fois déclaré
coupable, on lui demandait à quelle peine ou, quand il s'agissait
d'une affaire d'argent, à quels dommages et intérêts il se condam-
nait lui-même; quant à la peine proposée ou à l'indemnité récla-
mée par celui qui avait introduit l'instance, on les connaissait par
son plaidoyer et par le texte même de sa plainte. Aucune loi n'in-
terdisait au jury de prendre un terme moyen entre ces deux éva-
luations, qui d'ordinaire étaient fort éloignées l'une de l'autre; mais
il semble que dans la pratique il se soit presque toujours contenté
de choisir entre les deux solutions qui lui étaient soumises. Pour
celui qu'avait déjà frappé le premier verdict du jury, c'était affaire
de tact que de savoir deviner, d'après les dispositions qui s'étaient
manifestées dans le tribunal et même dans l'auditoire, d'après le
chiffre des voix qui s'étaient prononcées contre lui, quelle était la
mesure des sacrifices indispensables. De soi-même donner plus
qu'il n'était nécessaire, c'était sottise; d'un autre côté, ne point
offrir au jury une satisfaction qui lui parût suffisante, c'était beau-
coup risquer.
Aphobos et ses conseils n'en étaient pas à leur première affaire,
ils connaissaient le jury athénien, ses exigences et son humeur;
mais il en coûtait trop au tuteur infidèle de restituer l'argent qu'il
avait volé, et qu'il s'était accoutumé à regarder comme son bien.
Peut-être aussi, dans un groupe de gens habitués à mépriser et à
dénigrer le jeune homme contre lequel ils avaient tant osé, ne se
rendait-on pas encore bien compte de la profonde impression pro-
DÉMOSTHÈNE ET SES CONTEMPORAINS. 481
duite sur l'esprit des juges par la ferme et sincère parole de Dé-
mosthène; on se flattait d'en être quitte à bon marché. Onétor, le
beau-frère du condamné, se prévalut alors du droit que lui confé-
rait cette étroite parenté. Il aurait pu, pendant le cours des débats,
obtenir du tribunal, à ce titre, la permission d'aider Aphobos de son
éloquence, comme cuv^yopoç ou associé à la défense; c'était le seul
cas où la jurisprudence, à défaut de la loi, autorisait l'intervention
d'un véritable avocat. Il ne l'avait point fait, il s'était contenté de
composer ou peut-être de revoir le discours d' Aphobos. Au point
où les choses en étaient venues, il jugea nécessaire de donner
de sa personne; il se leva, il prit la parole; il supplia les juges,
en pleurant, de ne point accabler Aphobos sous le poids d'une
dette qu'il ne pourrait jamais payer; il les conjura de n'accorder
à Démosthène qu'un talent. Pour ce talent qu'il proposait au nom
d' Aphobos, Onétor offrait sa propre caution. C'était présenter Apho-
bos comme insolvable et dépasser le but. Athènes, quelque figure
qu'elle fît dans le monde ancien, n'était pourtant à certains égards
qu'une petite ville; elle comptait en tout quelques milliers de ci-
toyens, qui passaient presque toute leur vie, hors le temps du
sommeil, sur la place publique, au marché, dans la rue, sur les
quais du Pirée. De grandes fêtes, plusieurs fois par an, réunis-
saient au théâtre ou dans d'autres lieux publics tous les mem-
bres de la cité; des fêtes plus fréquentes mettaient en commu-
nication plus étroite les membres d'une même tribu, d'un même
dème, d'une même phratrie. Bien des juges, avant même l'ouver-
ture des débats, avaient déjà entendu parler d'Aphobos et de l'im-
pudence avec laquelle ses associés et lui avaient dépouillé le fils
d'un bourgeois riche et estimé , Démosthène de Pœanée; les plai-
doyers et les témoignages produits avaient confirmé ces rumeurs.
Tous les membres du jury savaient maintenant, à n'en pouvoir
douter, qu'Aphobos, appartenant à une famille aisée, richement
marié, s'était approprié une grosse part de la belle fortune dont
avait hérité son pupille. S'il eût offert 5 ou 6 talens, l'éloquence et
les larmes d' Onétor eussent peut-être obtenu qu'on le prît au mot;
mais un talent, c'était se moquer des juges. Le second vote eut
lieu; Aphobos fut condamné à payer les 10 talens (55,610 fr.) que
Démosthène réclamait.
III.
Il semblait que la satisfaction accordée fût complète; pourtant le
plus difficile restait à faire. Même dans la première joie d'un triomphe
inespéré, Démosthène, avec l'expérience précoce qu'il avait acquise
TOME cil. •— 1872. 31
082 REVUE DES DEUX MONDES.
à ses dépens, ne dut point s'y tromper un instant. Avoir obtenu
qu'Aphobos fût condamné à lui payer 10 talens, c'était fort bien;
mais de là à toucher les 10 talens il y avait loin. Le condamné
n'était point homme à s'incliner docilement devant l'arrêt du tri-
bunal; il ne quitterait point la partie pour si peu.
Certaines lacunes, certaines imperfections de la légistation athé-
nienne favorisaient singulièrement les débiteurs de mauvaise foi.
L'état était le seul créancier qui trouvât dans la loi une protection
vraiment efficace. Ceux qui avaient contracté des dettes envers lui
se voyaient d'abord frappés d'atimie ou de déshonneur, c'est-à-dire
privés de leurs droits politiques et parfois même, car il y avait
plusieurs degrés dans l'atimie, de certains droits civils. Ce n'était
point tout : l'état avait prise sur la personne même du débiteur; il
pouvait le jeter en prison, le faire mourir dans les fers. Le trésor par-
venait ainsi, dans la plupart des cas, à recouvrer les sommes qui
lui étaient dues. Si le débiteur se trouvait réellement insolvable,
encore l'atimie, qui le mettait pour ainsi dire en dehors de la cité,
était-elle un châtiment sévère, un avertissement à l'adresse de qui-
conque serait tenté d'encourir cette même responsabilité. S'agis-
sait-il au contraire d'une affaire entre particuliers, le créancier ne
pouvait plus compter sur aucune de ces garanties. Avant Selon, la
législation athénienne avait été, en ce qui concerne les dettes, tout
à fait semblable à la législation primitive de Rome. Elle avait at-
teint, comme le gage principal de la dette, le corps même du débi-
teur; elle lui avait imposé, en cas de non-paiement, une servitude
pénale des plus dures. Le droit du créancier allait, à ce qu'il semble,
jusqu'à la faculté de transporter son débiteur hors même du terri-
to'i 0 de l'Attique et de le vendre comme esclave en pays étranger.
La réforme de Solon, suivie sans doute d'autres lois analogues,
avait fait disparaître ces rigueurs. Dans l'Athènes du v® et du
iv« siècle, on ne trouve plus trace de rien qui ressemble à la con-
trainte par corps en matière de dette privée. Il n'y a qu'une excep-
tion, la même que comporte encore aujourd'hui la loi française :
quand le débiteur était un étranger, le créancier pouvait le faire
arrêter, s'il ne présentait un citoyen solvable qui répondait pour lui;
autrement il eût été trop facile de prendre la fuite. On peut donc
dire d'une maiûère générale qu'Athènes ne connaissait point l'em-
prisonnement pour dettes. C'était aux prêteurs de prendre des in-
formations, de bien placer leur confiance et leur argent. S'étaient-
ils trompés, ils pouvaient toujours s'adresser au jury; on avait
toute chance d'en obtenir un arrêt favorable, pourvu que la somme
eût été comptée devant témoins, comme cela se faisait d'ordinaire,
ou que le contrat eût été rédigé par écrit, comme c'était l'usage
DÉMOSTHÈNE Eï SES CONTEMPORAINS. /il83
pour les prêts à la grosse aventure. Alors même on était loin
encore d'être arrivé au bout de ses peines. On se trouvait dans la
même situation que le plaignant auquel, comme à Démosthène, le
tribunal avait alloué, en réparation d'un dommage, une indemnité
dont il fixait le chilfre; on avait le jugement, restait à l'exécu-
ter. Pour y parvenir, vous ne deviez compter que sur vous-même.
Votre débiteur avait- il réussi à mobiliser toute sa fortune, à la
rendre invisible (âcpavtCeivj, comme ou disait à Athènes, vous étiez
à peu près sûr de vous voir frustré dans vos efforts. Chez nous, en
pareil cas, le débiteur de mauvaise foi met son avoir en titres au
porteur; allez ensuite les saisir dans son portefeuille ! Chez les Athé-
niens, la richesse mobilière était déjà assez développée; le fripon
bien décidé à ne point payer pouvait ou déposer son argent chez un
ami ou même le faire valoir sous un prête-nom.
La propriété foncière gardait pourtant une importance considé-
rable. On sait le goût des Athéniens pour la terre, le plaisir qu'ils
trouvaient à passer une partie de l'année dans leur bien de cam-
pagne, à y célébrer les fêtes locales, à manger les figues et les
olives de leurs vergers, à boire le vin de leur vigne. Les maisons
de ville, à Athènes et au Pirée, étaient aussi d'un bon rapport et
fort recherchées, à ce titre, comme placement lucratif et solide.
Enfin tout citoyen aisé avait sa demeure patrimoniale, garnie d'un
mobilier plus ou moins riche; il n'y avait guère que les Athéniens
de la plus basse classe et les étrangers qui habitassent chez autrui
des appartemens pris à bail. Aussi presque toujours une partie
tout au moins de la fortune du débiteur était visible, (^a^e^x, sui-
vant l'expression athénienne; il possédait, soit en ville, soit quelque
part dans l'Attique ou dans les îles voisines, des biens au soleil.
C'étaient ces biens qui formaient la seule garantie du créancier;
c'était eux qu'il s'agissait de saisir.
Il n'était qu'un moyen d'atteindre ce résultat, il fallait se mettre
soi-même en possession. A cet effet, quand le débiteur ne s'était
point acquitté dans les délais voulus, délais dont le terme ne nous
est pas bien connu, le créancier prenait des témoins et se transpor-
tait avec eux dans la maison ou sur la terre de son débiteur; il dé-
clarait à celui-ci qu'en vertu du jugement prononcé il s'emparait
de ce champ ou de ces bâtimens, et leur attribuait telle ou telle
valeur. S'il ne rencontrait aucune résistance, il faisait tout de suite
acte de propriétaire; il enlevait les fruits, ou bien il prenait les clés
des magasins qui contenaient les récoltes, le vin, l'huile, le bois de
chauffage et de construction; il emportait les meubles, emmenait les
esclaves. Les choses ne se passaient guère d'ailleurs avec cette faci-
lité; on devine combien de contestations devait soulever ce mode
A8A REVUE DES DEUX MONDES.
d'exécution. Tantôt le débiteur réclamait contre l'estimation faite
par le créancier, il soutenait qu'elle était très inférieure à la valeur
réelle du fonds : il accusait son adversaire de vouloir par ce détour
prendre bien plus que son dû; tantôt il avait depuis le jugement
cédé à quelque compère, par une vente fictive, la propriété du fonds
sur lequel devait porter la saisie, ou bien il y avait placé une borne
hypothécaire (1), souvent antidatée, qui faisait du domaine en ques-
tion la garantie d'un emprunt antérieur et le gage d'un tiers. Dans
l'un comme dans l'autre cas, il s'indignait, il s'irritait, appuyé par
des voisins et des amis. On criait très fort, comme le font encore
à la moindre dispute les Athéniens d'aujourd'hui; on se menaçait, et
parfois des injures on en venait aux coups. Il arrivait donc que le
créancier, de son expédition, ne rapportât point d'autre profit que
des contusions et quelques dents cassées. Alors même que la dis-
cussion ne dégénérait pas en rixe brutale, il était rare que l'on par-
vînt à s'entendre et que la saisie fût tout d'abord conduite à bonne
fin. Il fallait alors envoyer au débiteur récalcitrant une nouvelle
sommation , il fallait intenter contre lui l'action dite d'expulsion
(s^ouTv-/); ^iV.vi) , analogue à Vaciio unde vi du droit romain, et le me-
ner une fois de plus devant le jury pour s'entendre condamner à
déguerpir. Sans doute, fort de la chose jugée, le créancier devait
gagner ce second procès ; encore était-ce une chance à courir. Le
débiteur retrouvait là une belle occasion de diffamer son créancier.
Plaidait-on que le fonds réclamé n'était point libre, qu'il avait été
affecté à répondre d'autres dettes, un tiers intervenait au procès, il
était facile alors d'embrouiller les esprits dans ces déhcates ques-
tions de privilèges et d'antériorité; le malheureux créancier risquait
ainsi de voir lui échapper le gage sur lequel il avait déjà mis la
main. Le débiteur ou le tiers qui ne pouvait justifier la résistance
qu'il avait opposée à l'entrée en possession du créancier s'enten-
dait, il est vrai, condamner non-seulement à déguerpir, mais en-
core à payer au trésor une amende égale à la valeur du fonds qu'il
avait essayé de détenir injustement; mais tout cela prenait du temps,
et dans l'intervalle le poursuivant ne touchait pas une obole, et, s'il
avait de son côté des charges et des dettes, pouvait se trouver dans
le plus grand embarras.
Aphobos se garda bien de payer dans les délais fixés par la loi.
Dès que ces délais furent expirés, Démosthène s'occupa de saisir
toute la partie du patrimoine d' Aphobos que celui-ci n'avait pas
réussi à dissimuler, tous ses biens-fonds. Il s'empara d'abord de sa
(1) Voyez, dans la Revue du 1" juin 1872, p. 621, les détails que noua avons donnés
sur l'organisation du crédit foncier à Athènes.
DÉMOSTHÈNE ET SES CONTEMPORAINS. ^85
maison et de quelques esclaves ; quant à l'argent, aux meubles et
aux objets de quelque valeur, tout avait déjà été déménagé et trans-
porté chez Onétor. L'immeuble ne valait guère que 2,000 drachmes;
on était encore loin de compte. Démosthène voulut alors saisir un
domaine rural évalué à un talent; mais, quand il se présenta, il se
trouva en face d'Onétor. Celui-ci l'attendait sur le terrain; il se
montra insultant et dédaigneux, il refusa de tenir compte des ob-
servations de Démosthène. Une borne hypothécaire enfoncée dans
le sol désignait le champ comme engagé pour un talent à Onétor à
titre de garantie pour la dot que celui-ci aurait comptée à son beau-
frère Aphobos quand il lui avait donné sa sœur en mariage. En
vertu de cette hypothèque, Onétor somma Démosthène de ne plus
rien prétendre sur ce domaine. L'hésitation n'était pas permise;
sous peine de perdre tout le bénéfice du succès si péniblement ob-
tenu, il fallait se résoudre à prendre Onétor en partie. L'aventure
était périlleuse; avec sa grande fortune, ses relations, son éloquence
habile et fleurie, Onétor était un adversaire autrement redoutable
qu' Aphobos. Démosthène entama contre Onétor, pour cause d'ex-
pulsion illégale, l'instance dont nous avons expliqué le principe et
indiqué le but. Pour mettre Aphobos en demeure de s'exécuter,
pour opérer les saisies, pour attaquer Onétor, pour échanger les
sommations que comportait la procédure athénienne, il avait fallu
du temps. L'affaire de Démosthène contre Onétor ne vint devant le
jury que vers la fin de l'année 362, c'est-à-dire une année environ
après que le jeune homme avait gagné son premier procès.
Rien de plus facile à résumer que la question litigieuse sur la-
quelle porte le débat. Aphobos a-t-il réellement reçu la dot de sa
femme? Tel est le problème que les juges ont à résoudre. Voici les
faits de la cause, tels du moins qu'ils résultent du plaidoyer de
Démosthène et de sa réplique. En 366, Aphobos prit pour femme la
sœur d'Onétor. Celle-ci avait épousé en premières noces un citoyen
riche et considéré, Timocrate. Timocrate fut appelé par la mort
d'un de ses parens à recueillir un héritage en épousant l'héritière;
il avait donc dû divorcer pour remplir ce que la loi athénienne con-
sidérait comme un service rendu à la famille et à la cité. De sa
maison, la jeune femme passa dans celle d' Aphobos. Il était déjà
facile alors de prévoir que Démosthène, dès qu'il serait en âge, at-
taquerait ses tuteurs. Onétor, ne voulant point compromettre la
fortune de sa sœur en la laissant entrer dans le patrimoine d'un
homme placé sous le coup d'un pareil procès, ne livra point à son
beau-frère le capital de la dot; il fut convenu par-devant témoins
que celle-ci resterait jusqu'à nouvel ordre entre les mains de Timo-
crate. Celui-ci en paierait l'intérêt au taux de 5 oboles par mine
A86 REVUE DES DEUX MONDES.
«t par mois, c'est-à-dire 10 pour 100 par an. Aphobos aurait la
jouissance de ce revenu. Dès le lendemain du mariage, dans le cou-
rant du même mois, Démosthène devenait majeur et commençait à
inquiéter Aphobos; deux ans plus tard, il déposait sa plainte, il en-
tamait l'instance judiciaire. Ce fut alors que, vers la fin de la même
année, Aphobos à son tour divorça. Aussitôt Onétor intervint comme
représentant ou, suivant l'expression usitée, comme maître (xupioç)
de sa sœur; celle-ci, par la dissolution du mariage, retombait sous
la tutelle de son frère. Gomme si dans l'intervalle Aphobos eût reçu
le capital de la dot et comme si cette dot eût été de 80 mines,
Onétor prit sur la maison d'Aphobos une inscription de 20 mines,
puis une autre de 60 mines sur le domaine de campagne. Quelque
temps après, il fit disparaître la première borne, limitant ainsi au
chiffre d'un talent la créance et l'hypothèque dotale.
Suivant Démosthène, tout cela n'est qu'une comédie concertée
entre Aphobos et Onétor. La dot, affirme- t-il, n'a jamais été comp-
tée au second mari, le divorce d'Aphobos n'a été qu'une feinte. Le
point de départ de toute son argumentation, c'est l'accord intervenu
lors du mariage pour laisser le capital de la dot entre les mains de
Timocrate, accord qui ne paraît point avoir été contesté par la par-
tie adverse. Ceci posé, il démontrait que, si le frère, par mesure de
prudence, s'était abstenu de compter la dot au mari, par cela seul
qu'au moment du contrat le procès était probable, il avait dû, à plus
forte raison, persévérer depuis lors dans cette ligne de conduite.
Aussitôt après le mariage, Démosthène faisait connaître son inten-
tion de poursuivre Aphobos, puis le procès s'engageait, puis enfin
Aphobos était condamné; lequel de ces momens Onétor, à moins
d'avoir perdu la tête, aurait-il pu choisir pour opérer ce versement
qu'il avait cru devoir suspendre quand son beau- frère était seule-
ment menacé d'une instance judiciaire? Alors en effet ce n'était
point le manque de capitaux disponibles qui avait pu empêcher Ti-
mocrate de restituer la dot, ou bien Onétor, s'il l'avait reprise, de
la remettre au mari. Timocrate a une fortune de 10 talens; Onétor
est bien plus riche encore, il possède la somme énorme de 30 talens.
L'un et l'autre ont des maisons et des terres, ils prêtent de l'ar-
gent, ils ont des fonds chez les banquiers. Les précautions qu'Oné-
tor a prises au moment du mariage ne s'expliquent donc que par la
situation particulière d'Aphobos et la crainte du procès ; or depuis
ce jour cette situation n'a fait que s'aggraver.
Cette considération devrait suffu'e à convaincre Onétor de men-
songe; mais Démosthène trouve encore, dans les dires mêmes de ses
adversaires, de nouvelles raisons de les confondre. La convention
«n vertu de laquelle la dot devait rester entre les mains de Timo-
DÉMOSTHÈNE ET SES CONTEMPORAINS. 48 7
crate avait été conclue par-devant témoins, et ce serait en secret
que les parties auraient annulé cette convention, que Timocrate et
Onétor auraient l'un restitué le capital de la dot, l'autre remis à
Aphobos ce même capital! Est-ce vraisemblable? « Jamais, ajoute
l'orateur, jamais dans uae affaire de ce genre on n'agit sans té-
moins. C'est pour cela que nous célébrons des noces et que nous
invitons nos plus proches parens. Ce n'est pas peu de chose; il s'a-
git de confier à un tiers l'existence de nos sœurs et de nos filles, et
c'est plus que jamais le cas de prendre nos sûretés ! »
Au reste, le divorce, en suite duquel Onétor prétend avoir été
conduit à réclamer d' Aphobos une garantie hypothécaire pour la
restitution de la dot, n'a eu lieu que pour la forme; en fait, la
sœur d'Onétor est encore la femme d' Aphobos, les intérêts et les
cœurs sont encore unis. En voici la preuve. Depuis que l'acte de
divorce a été enregistré par l'archonte et l'inscription prise par
Onétor sur le domaine, Aphobos a possédé et géré son bien aussi
librement que par le passé; après sa condamnation, il a pu sans
obstacle le dégarnir, emporter les récoltes et tout le matériel d'ex-
ploitation, actes frauduleux auxquels OnAtor n'aurait pas manqué
de s'opposer, si les intérêts de sa sœur eussent été vraiment sépa-
rés de ceux d' Aphobos. Ce divorce aurait dû brouiller les deux
beaux-frères; tout au contraire, Onétor, dans le procès contre Dé-
mosthène, s'était montré le plus chaud partisan d' Aphobos. Enfin,
n'était-il pas surprenant que la sœur d'un si riche citoyen, jeune
et belle encore, depuis plus de trois ans que, selon ses adversaires,
le divorce lui avait rendu la liberté, n'eût pas conclu d'autre ma-
riage? Jadis, après le premier divorce, « elle n'était pas restée un
seul jour sans époux... » Aujourd'hui, quand tout concourt à rendre
son alliance désirable, elle supporterait une solitude, un veuvage
aussi prolongé! Non, ce qui est vrai, c'est qu'Aphobos a encore
auprès d'elle tous les privilèges d'un mari. D'ailleurs on n'en fait
point mystère; c'est ce que démontre le témoignage d'un médecin,
Pasiphon, que fait entendre Démosthène. Tout récemment, Pasi-
phon a été appelé auprès de cette jeune femme. Qui a-t-il trouvé
dans sa chambre, au chevet de son lit? Aphobos en personne. Or,
ce que n'ajoute point l'orateur, parce que, dans les idées et les
mœurs athéniennes, la chose allait de soi, quel autre qu'un époux
avait le droit de pénétrer dans le gynécée, nous allions dire dans
le harem? Etait-il un plus clair indice du caractère des relations
qui subsistaient entre Aphobos et la sœur d'Onétor? Le cloute serait
encore moins permis, si Onétor avait laissé interroger les esclaves
qui servent sa sœur; Démosthène l'avait sommé d'y consentir, et
la torture n'aurait point manqué d'arracher à ces femmes des aveux
588 REVUE DES DEUX MONDES.
décisifs. L'orateur s'arrête sur cette dernière considération. Les al-
légations de mes adversaires, dit-il, ne sont ni vraies ni vraisem-
blables, et il faut qu'ils vous croient bien simples pour penser que
vous pourrez les admettre.
Nous ne savons ce que fut la réponse d'Onétor; dans sa réplique,
Démosthène insiste surtout sur un argument qu'il avait négligé
dans son plaidoyer. Onétor avait d'abord pris inscription sur la
maison de ville d'Aphobos pour 20 mines, en même temps que sur
le bien de campagne pour 60 ; puis il avait renoncé à la première
inscription. Qu'est-ce à dire? La dot était-elle de 60, était-elle de
80 mines? Dans le premier cas, pourquoi réclamer plus que son
dû; dans le second, pourquoi en sacrifier une partie? Dans ces hé-
sitations et ces contradictions, ne sent-on pas les tâtonnemens d'un
intrigant qui modifie ses plans suivant les circonstances? Si Onétor
a limité en dernier lieu l'hypothèque à un talent, c'est qu'il avait
décidé de se porter caution de cette somme pour Aphcbos devant le
tribunal ; or, avant de risquer cette offre, il avait tenu à se couvrir
du montant de cette somme; c'était aux dépens de Démosthène, dont
ce domaine formait presque la seule garantie, que ce marché avait
été conclu. A cette pensée, l'orateur ne se contient plus. « Quand
même vous auriez payé la dot que vous n'avez pas payée, s'écrie-
t-il en finissant, à qui la faute? N'est-ce pas à vous, puisque vous
l'avez payée avec la garantie de biens qui m'appartenaient? Apho-
bos ne s'était-il pas emparé de mes biens, ne possédait -il pas de-
puis dix ans entiers ces biens qu'il a été condamné à me rendre
avant de devenir ton beau-frère? Il faut que tu ne perdes rien, et
celui qui a obtenu un jugement, l'orphelin qui s'est vu indignement
traité et dépouillé d'une dot bien réelle, qui par un juste privilège
n'aurait pas dû courir même le risque de l'épobélie, tu veux qu'il
ait souffert tout cela et qu'il ne puisse rien obtenir, alors qu'il est
prêt à faire pour vous-mêmes tout ce qui est convenable, si de
votre côté vous consentez à en faire autant! »
Ici, comme dans les deux discours contre Aphohos, on sent par-
tout l'influence et l'imitation d'Isée. La manière du maître, nous la
reconnaissons dans ces véhémentes apostrophes, dans ces questions
précipitées qui servent de péroraison à cette réplique, comme nous
aurions pu déjà la signaler dans l'entrée en matière du premier
plaidoyer contre Onétor. On croirait lire un exorde d'Isée. C'est la
même simplicité honnête, le même art de se donner tout d'abord
le beau rôle et de prévenir les esprits en sa faveur. Il y a plus; sans
parler d'expressions et de tours que les commentateurs ont signa-
lés comme se rencontrant à la fois dans Isée et dans les œuvres de
jeunesse de Démosthène, on trouve dans la dernière page du pre-
DÉMOSTIlÈNt; ET SES CONTEMPORAINS. hS9
mier discours contre Onétor tout un lieu-commun sur l'efficacité
de la torture; or ce développement est empninté presque mot pour
mot à l'un des plaidoyers d'Isée qui nous sont parvenus. Comme
nous n'avons qu'une faible partie de l'œuvre de cet orateur, il nous
est permis de croire que, si nous possédions tous ses ouvrages, nous
trouverions peut-être, dans ces quatre plaidoyers contre les tuteurs
et leurs complices, encore d'autres emprunts du même genre. On
comprend que, dans l'antiquité môme, quelques critiques aient
cru pouvoir attribuer à Isée les discours contre Aphobos et Onétor;
c'est aller au-delà de la vérité. Que le maître, dans un pareil dan-
ger, n'ait point ménagé ses conseils et son concours à l'élève, qu'il
ait relu et corrigé ses discours, qu'il lui ait même fourni certains
développemens dont il connaissait l'effet, rien de plus naturel et de
plus vraisemblable; mais que Démostliène ne soit pour rien dans ces
discours, qu'il n'ait pas mis, dans cette lutte où se jouait sa desti-
née, tout ce qu'il avait de passion et de génie naissant, on ne sau-
rait le croire. Presque depuis son enfance il avait vécu dans une
seule pensée. S'il ne triomphait pas, il userait à lutter contre la
gêne, par la faute de ces hommes, les hautes facultés, la puissance
créatrice qu'il sentait frémir au plus profond de son âme, et le jour
où il lui était donné d'ouvrir son cœur, de déshonorer ces coquins
et de leur arracher l'argent volé, il se serait contenté, comme le
premier bourgeois venu, de commander un discours à qui faisait
métier d'en vendre, il n'aurait su que répéter devant un tribunal
des phrases apprises par cœur ! Cependant, dira-t-on, ce qui, bien
plus sûrement que telle ou telle expression commune, que tel ou
tel passage imité ou copié, trahit l'intervention d'Isée, c'est le ca-
ractère général de ces discours, l'absence de toute digression et de
toute déclamation, la force du raisonnement, l'art de grouper les
preuves et de réfuter d'avance tout le système de l'adversaire : en
ce genre, le premier discours contre Onétor est d'une habile et sa-
vante construction; il peut déjà servir de modèle. Ce serait fort
bien, si nous ne retrouvions pas ces qualités dans les autres ou-
vrages de Démosthène, dans les productions de son âge mûr; mais
ce sont justement celles qui l'ont mis hors pair, ce sont ses qualités
maîtresses. Avant tout, Démosthène est un esprit clair. Du premier
jour où il ouvre la bouche en public, il sait ce qu'il veut dire et
comment le dire; lorsqu'il sera devenu le défenseur de la liberté
athénienne, lorsqu'il dénoncera aux Athéniens leurs propres dé-
fauts et les dangers dont les menace le génie de Philippe, il de-
viendra éloquent à force d'avoir raison. Comme tout maître qui mé-
rite ce nom, Isée a certainement aidé son élève à développer ses
dons de nature; pourtant, sans la nature, toutes les leçons du monde
490 REVUE DES DEUX ^MONDES.
n'auraient point suffi pour donner à Démosthène cette merveil-
leuse netteté d'intelligence qui fut le secret de son empire sur les
âmes et sa véritable originalité.
Il nous paraît impossible, en lisant les deux plaidoyers contre
Onétor, qu'ils n'aient pas convaincu le jury; le résultat du procès
d'Aphobos semble d'ailleurs indiquer que l'opinion était montée
contre les tuleurs et leurs complices. Par ses procédés, Onétor avait
travaillé à détruire l'effet de la sentence rendue par un jury athé-
nien; était-ce là un titre à la bienveillance d'un autre jury? Il est
vraisemblable , quoique nous n'ayons aucun renseignement à ce
sujet, qu'Onétor fut condamné; dans ce cas, il n'aurait pas eu seu-
lement à laisser Démosthène saisir le domaine d'Aphobos, il aurait
encore dû payer au trésor, pour s'être indûment opposé à l'entrée
en possession, une amende d'un talent. Ce qui confirme cette con-
jecture, c'est la haine violente dont toute une coterie, à laquelle
appartenait Onétor, ne cessa, pendant bien des années encore, de
poursuivre Démosthène. On ne déteste à ce point que l'ennemi par
lequel on a été humilié et vaincu.
Que devinrent les poursuites annoncées par Démosthène contre
les deux autres tuteurs? Les biographes ont l'air de croire qu'une
même sentence avait frappé Aphobos, Démophon et Thcrippide;
mais ce n'est évidemment là qu'une hypothèse gratuite ou plu-
tôt qu'une erreur. Ki dans les discours, tels que la Midienne, où
l'orateur revient sur ses débuts, ni dans les nombreuses allusions
que son ennemi Eschine fait aux moindres événemens de sa vie
publique et privée, on ne trouve un seul mot d'où l'on puisse in-
duire que Démophon et Thérippide aient jamais comparu devant
le jury. Ce qui parait probable, c'est que ces deux personnages,
effrayés par l'énergie et le talent dont leur ancien pupille avait fait
preuve, allèrent d'eux-mêmes au-devant d'un compromis. La crainte
seule les y détermina, car Démosthène n'avait point trouvé d'abord,
dans cette branche de sa famille, moins d'animosité et de dureté
que chez Aphobos. Démophon, le fils aîné de son oncle Démon,
avait trempé dans toutes les prévarications où s'était engloutie sa
fortune, et son autre cousin, Démomélès, le frère de Démophon,
ne s'était pas mieux conduit à son égard. Par le compte de succes-
sion présenté dans les discours contre Aphobos, nous apprenons que
Démosthène le père, avant de mourir, avait prêté 1,200 drachmes
à son neveu Démomélès. L'héritier, dans la détresse où l'avaient
jeté les détournemens dont il était victime, puis les lenteurs du
procès, se permit-il de réclamer cette somme? On ne sait; tou-
jours est-il qu'Eschine reproche à son ennemi la manière dont il
se serait jadis conduit avec ce Démomélès. Selon lui, il se serait
DÉMOSTHÈNE ET SES CONTEMPORAINS. ZlQl
fait de ses propres mains des blessures à la tête, puis il aurait en-
tamé devant l'aréopage une instance judiciaire contre son cousin,
l'accusant d'être l'auteur de ses plaies; bientôt après il aurait, pour
de l'argent, retiré sa plainte. Il doit y avoir quelque chose de vrai
dans ces faits, que la haine d'Eschine travestit d'une manière si in-
jurieuse. Au moment du procès d'Aphobos, plus d'une fois sans
doute les parens échangèrent des reproches et des menaces; un
jour, des insultes on en sera venu aux coups, et Démomélès se
sera porté sur la personne de son cousin à des sévices graves. La
réconciliation, commandée peut-être d'abord par la nécessité seu-
lement, paraît ensuite être devenue des deux parts sincère et cor-
diale : on finit par être fier de l'orateur et de l'homme d'état dans
cette famille qui l'avait à ses débuts si cruellement repoussé. Pen-
dant la dernière guerre contre Philippe, Démomélès proposa un
décret qui honorait Démosthène d'une couronne d'or pour les ser-
vices rendus à la patrie; plus tard, ce fut un fils de ce même per-
sonnage. Démon, qui fit passer la résolution par laquelle Démo-
sthène, après la mort d'Alexandre, fut rappelé de l'exil.
Nous sommes loin encore de ce temps où le jeune homme dont
les débuts avaient été si pénibles deviendra le premier citoyen
de la république; nous aimerions à savoir avec plus de détail quel
parti il tira de ses premières victoires, quels débris de sa fortune
il réussit à recueillir. Dans la Midienne, il déclare lui-même que,
s'il crut devoir réclamer tout ce dont il avait été injustement dé-
pouillé, il fut loin de recouvrer tout ce qu'il revendiquait. D'autre
part, Eschine lui reproche à plusieurs reprises d'avoir « dissipé le
patrimoine de son père, d'avoir sacrifié (^polfAevoç) d'une manière
ridicule la fortuné paternelle. » On se demande au premier mo-
ment si l'on a bien entendu, bien lu. Comment Eschine lui-même
pouvait-il parler ainsi d'un homme qui avait été dépouillé par ses
tuteurs de son héritage, et qui pour le reconquérir avait tout tenté,
tout bravé? Il y a là peut-être une allusion aux compromis par les-
quels Démosthène crut opportun de terminer les procès pendans
contre ses tuteurs. Eschine nous apprend qu'il se réconcilia avec
Démomélès, quoique celui-ci eût porté la main sur lui; à plus forte
raison dut-ii arriver à s'entendre avec Démophon et avec Thérip-
pide, celui de ses tuteurs dont il paraît avoir eu le moins à se
plaindre. Peut-être même, après s'être, appropria le domaine dont
Onétor lui avait contesté la possession, finit-il par s'arranger avec
Aphobos. Non -seulement, cela va sans dire, il n'obtint point par
ces transactions les 30 talens qu'il avait réclamés en justice de ses
tuteurs, mais il fut loin sans doute de réaliser la somme à laquelle
s'élevait la valeur totale de la succession au moment de la mort de
492 REVUE DES DEUX MONDES.
son père. Avec ce qu'il tira de la vente des biens d'Aphobos, avec
ce que lui remirent de plus ou moins mauvaise grâce les autres
débiteurs, il recouvra sinon la richesse , au moins une certaine ai-
sance; c'est ce que prouvent les charges de triérarque et de chorége
que nous le voyons remplir par la suite.
Ses ennemis lui avaient reproché d'abord l'obstination avec la-
quelle, pour rentrer dans son bien, il s'était acharné contre ses
tuteurs. Lorsqu'il se résolut à transiger, ils trouvèrent moyen de le
poursuivre encore de leurs railleries et de leur blâme; par sottise
et par lâcheté, dirent-ils, le voici qui renonce maintenant aux droits
qu'il revendiquait tout à l'heure à si grand bruit, ie voici qui gas-
pille son patrimoine! Démosthène laissa dire, et il eut raison. En ne
s'entêtant point, en ne se lançant point dans toute une série de
procès où il se serait fait de nouveaux ennemis et où il aurait peut-
être laissé sa force et sa santé, il agissait sagement. Vers l'âge de
vingt-trois ans, il avait ainsi dégagé sa situation, il avait retrouvé
des appuis dans sa famille, un moment liguée presque tout entière
contre lui; il s'était mis à l'abri du besoin; il avait regagné une
liberté de mouvemens et d'esprit qui lui permettait de compléter
son éducation oratoire et de se tourner, quand il jugerait l'heure
venue, du côté de l'action et de la politique.
Admettons d'ailleurs qu'au point de vue pécuniaire le résultat de
la campagne qu'il avait entreprise contre ses tuteurs n'ait pas été
très brillant; il n'avait point à la regretter. Il s'y était révélé à lui-
même, sinon encore à ses contemporains, il avait compris à quoi
l'on arrivait, en dépit de tous les obstacles, avec des idées claires
et une volonté forte; il s'était assuré qu'il pourrait regarder en face
le public et parler à ses concitoyens, il avait plié son esprit et son
corps au travail et endurci son âme contre la haine et les injures.
Pour tout dire en un mot, il s'était armé et trempé pour la bataille
de la vie. « C'était un homme! » dit dans Shakspeare Antoine en
parlant de Brutus, dont il vient d'apprendre la défaite et la mort.
Ce fut dans cette lutte de quatre années contre ses tuteurs que Dé-
mosthène devint vraiment un homme, celui qui devait plus tard
porter sans faiblir, malgré tous les désaveux de la fortune, le poids
de la lutte suprême que sa patrie soutint, au nom de l'indépen-
dance hellénique, contre la puissance grandissante de la Macédoine,
contre l'irrésistible génie d'un Philippe et d'un Alexandre.
George Perrot.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 novembre 1872.
On a bien assez vécu pendant ces trois mois de discours, de mani-
festes, d'épîtres, de polémiques, c'est-à-dire de bruit, d'ombres et d'ap-
parence. Les discours de banquets et de réunions habilement préparées
sont des monologues plus ou moins retentissans qui se perdent dans
l'air. Les polémiques s'épuisent à tourner dans le même cercle de diva-
gations et de récriminations. Les lettres et les manifestes, en se multi-
pliant, ne font qu'ajouter à l'obscurité et à la confusion. A ce régime de
la contradiction universelle et stérile, on aurait fini par perdre tout à
fait le sens de la vérité des choses. C'est aujourd'hui le moment ou ja-
mais de rentrer dans la réalité, de serrer de plus près toutes ces ques-
tions qui flottent dans une sorte de vague troublé et indéfini, de savoir
ce qu'on veut et ce qu'on peut.
L'assemblée nationale est en effet de nouveau réunie à Versailles, où
elle a repris ses séances depuis trois jours. C'est à elle que tout vient
aboutir désormais, c'est devant elle que toutes les idées, toutes les po-
litiques, tous les projets sont tenus de se préciser et de prendre une
forme, c'est par elle que tout peut s'accomplir, le bien ou le mal. Les
difficultés et les problèmes sont là pressans, impérieux, il n'y a plus
moyen de les éluder, et puisque cette assemblée, qui est évidemment
une réunion de sages et de patriotes, a cru devoir, avant sa séparation
au mois d'août, ordonner des prières publiques pour la veille du jour
où elle se remettrait à l'œuvre, elle n'a pu certes mieux faire que de de-
mander au Dieu des peuples malheureux et des parlemens dans l'em-
barras de lui envoyer surtout le sentiment des responsabilités qui pèsent
sur elle. Ces responsabilités sont incontestablement redoutables, elles se
résument dans un seul fait qui caractérise l'état où la France est arrivée.
Voilà un pays calme et facile, ce qu'on peut vraiment appeler un pays
de bonne composition et de bonne volonté. 11 ne marchande ni son
494 REVUE DES DEUX MONDES.
appui à qui sait le mériter, ni ses ressources à qui sait en user patrioti-
quement. A quoi se bornent ses vœux pour le moment? Il désire qu'on
lui épargne les agitations inutiles, les égoïstes violences de partis, les
disputes jalouses et passionnées sur des ruines encore fumantes; il de-
mande qu'on lui donne la paix, qui est la grande réparatrice , après la
paix l'ordre, qui est le protecteur, le seul garant des légitimes régéné-
rations nationales, avec l'ordre et la paix un gouvernement sensé, régu-
lier, qui sache conduire ses affaires sans le jeter dans des aventures et
des expériences nouvelles. Accordera- t-on à ce pays ce qu'il demande?
Les partis consentiront-ils à lui faire la grâce d'un peu de sécurité et
de repos, les uns en retenant leurs passions et leurs fantaisies empor-
tées, les autres en sachant sacrifier leurs regrets ou leurs préférences?
Le problème est là tout entier en définitive. Ainsi M. le président de la
république lui-même définissait encore une fois la situation de la France
dans le message qu'il lisait hier à Versailles, dans ce message qui a paru
étonner ou émouvoir une certaine partie de l'assemblée, comme si
celte situation que caractérisait M. Thiers était son œuvre, comme si ces
questions qu'il faisait apparaître ne se dégageaient pas de la nature des
choses, comme s'il était possible enfin au chef de l'état d'éviter ce qui
est dans l'esprit de tout le monde.
Ce qui est dans l'esprit de tout le monde, c'est que, sans prétendre
disposer irrévocablement d'un avenir qui n'appartient qu'au pays, que
les plus habiles ne sauraient prévoir, il faut arriver à fixer un peu sur
notre sol ébranlé cette tente où s'abrite la France depuis deux ans.
Qu'on le veuille ou qu'on ne le veuille pas, le moment est venu, et
c'est pour cela justement que M. le président de la république a eu rai-
son de dire à l'assemblée, en la mettant en face de la nécessité qui
s'impose à elle : « Vous avez devant vous une grande et décisive ses-
sion. » Est-ce par hasard M. Thiers qui a créé cette nécessité? Il la
reconnaît, il la montre comme il la voit, il ne la crée pas : elle est
Tœuvre de tout le monde, d'une certaine force des choses, d'une suite
d'événemens inouis, et peut-être aussi surtout de ceux-là mêmes qui
se refusent le plus à la subir. Le grand mérite du message, c'est d'a-
border cette situation avec un art merveilleux, avec une émouvante
et persuasive sincérité qui n'exclut ni la finesse ni la fermeté d'un es-
prit supérieur, avec un sentiment de patriotisme qui s'élève sans effort
au-dessus de toutes les considérations vulgaires. Le message, c'est
M. Thiers tel qu'il est, tel qu'on le connaît, avec son bon sens, sa rai-
son, son habileté et son expérience des mouvemens publics. Ce n'est pas
le moment, sous l'impression première de cet éloquent et lumineux ex-
posé, lorsqu'un député de la droite, M. de Kerdrel, a provoqué immé-
diatement la nomination d'une commission pour répondre à M. le prési-
dent de la république, ce n'est pas le moment de s'arrêter aux parties
REVUE. — CHRONIQUE. 495
si savantes, si habilement enchaînées, qui décrivent la marche des
affaires matérielles du pays, finances, industrie, commerce. Il faut aller
tout de suite à la politique, puisque c'est sur ce point que va s'ouvrir
un débat qui aura nécessairement pour effet de mettre toutes les opi-
nions en présence, de dissiper les « malentendus » ou les « équivoques »
dont a parlé M. de Kerdrel, et peut-être de trancher le nœud des dif-
ficultés du moment. D'ici à peu de jours du reste, et même avant qu'une
commission ait eu le temps d'entreprendre l'examen délicat qu'on lui a
infligé, il va y avoir une autre discussion provoquée par M. le général
Changarnier, et les explications du gouvernement ne feront sans doute
que rendre plus sensibles le vrai caractère et la portée de la politique du
message.
Au fond, quelle est la pensée de M, Thiers? Elle n'a certes rien d'am-
bigu ni même d'imprévu ; elle est le résultat de l'expérience d'un homme
qui, par devoir, comme il le dit, a depuis deux ans les yeux sans cesse
fixés sur l'Europe, qui a bien plus encore les yeux fixés sur la France,
sur celte France dont il peut compter heure par heure les pulsations, et
qui dans les conditions où il se trouve placé cherche avant tout ce qui
est possible. A dire vrai, il y a deux choses dans le message : la première
est tout simplement la constatation d'un fait, c'est que la république
existe, qu'elle est le gouvernement légal du pays, et qu'au lieu de perdre
son temps à la proclamer il vaudrait mieux l'employer à « lui imprimer
les caractères désirables et nécessaires. » Que peut-on objecter à cela?
Est-ce que la république n'existe pas en effet? On peut aller plus loin :
est-ce que même sous la république la France n'a pas commencé à se
relever de façon à mériter cette estime de l'Europe dont M, Thiers par-
lait avec une juste fierté? Est-ce qu'il, n'y a pas eu déjà plus d'un ré-
sultat sérieux, bien des ruines réparées, l'ordre maintenu, les factions
vaincues, la possibilité d'entrevoir, de fixer l'heure oîi le sol national sera
définitivement délivré de l'occupation étrangère? Les protestations et
les manifestations de mauvaise humeur qui se sont produites hier assez
légèrement dans une partie de l'assemblée n'y peuvent rien. Que ceux
dont toutes les pensées, toutes les préférences sont pour la monarchie
voient avec quelque chagrin une situation où leurs vœux et leurs espé-
rances semblent de plus en plus ajournés, on le comprend bien. Est-ce
une raison cependant pour refuser au pays la sécurité et les garanties
qu'on pourrait lui donner dans les conditions où il se trouve, parce
qu'on ne peut pas lui donner le régime qu'on préfère? On ne veut pas
entendre parler de ce qui pourrait organiser et fixer la république; mais
peut-on restaurer la monarchie? L'a-t-on pu depuis deux ans? Est-on
mieux en mesure aujourd'hui?
Il ne s'agit plus de se livrer à des démonstrations théoriques sur la
valeur comparative des gouvernemens ou à des effusions sentimen-
496 REVUE DES DEUX MONDES.
taies; il ne suffit pas de moduler dans des réunions d'amis le cri de
nos pères : « le roi est mort! vive le roi! » Qu'on montre une bonne
fois comment on peut refaire cette monarchie. On a trop de patriotisme
pour la vouloir par l'étranger, qui d'ailleurs ne s'en inquiète guère; on
ne peut pas compter sur la force pour la ramener, puisqu'on n'a pas
cette force ; on ne peut certes pas l'attendre d'une manifestation de la
souveraineté nationale, et on ne l'espère pas même d'un vote de l'as-
semblée. Si on ne peut pas rétablir la monarchie, si on ne veut pas de
la république, que prétend-on faire alors? On n'a pourtant pas le droit
de laisser un pays dans ces énervantes perplexités devant l'inconnu,
sous prétexte de maintenir une trêve que tous les partis se sont occupés
à ruiner en croyant la tourner à leur profit. Ce n'est pas un système de
conduite de se plaindre de tout et de tout empêcher.
Ce n'est pas une politique ou plutôt c'est la politique de l'aigreur, de
la mauvaise humeur et de l'impuissance. Les légitimistes, qui auraient
pu jouer le plus honorable rôle, sont en train, s'ils n'y prennent garde,
de recommencer une vieille histoire et de céder au fatal esprit des par-
tis extrêmes, qui ne reconnaissent que ce qui répond à leurs vues ou
satisfait leur passion. Ne disait-on pas l'autre jour dans un banquet à
Bordeaux que, si on était vaincu par une majorité favorable à la répu-
blique, les royalistes auraient à délibérer avec eux-mêmes pour savoir
s'ils devraient consentir à rester une minorité dans un régime dont ils
auraient combattu l'avènement? En d'autres termes, cela veut dire que,
si la république, fût-ce une république de raison et de nécessité, res-
tait le régime de la France, les royalistes devraient se retirer dans l'abs-
tention, la fronde et la bouderie, ils ne pourraient consentir à être une
minorité, et voilà comment on entend le respect de la souveraineté na-
tionale, la soumission à la loi, la défense sociale indépendamment des
formes politiques ! Tout ou rien, c'est l'éternel mot d'ordre des partis
absolus, et c'est assurément le plus dangereux aujourd'hui. Les légiti-
mistes, avant d'aller plus avant, ont à réfléchir sur les conséquences
de cette politique qui, sans pouvoir rien fonder, emploierait ses efforts
à empêcher ce qui est possible. M. Dahirel a ouvert le feu, dès la pre-
mière séance de l'assemblée, en prenant ses précautions contre les pro-
jets de réformes constitutionnelles tendant à régulariser la république.
Hier M. de Kerdrel, avec un esprit plus politique , mais dans une inten-
tion évidemment hostile au gouvernement, M. de Kerdrel a provoqué
la nomination de cette commission qui doit examiner le message de
M. Thiers et préparer une réponse. Les légitimistes se sont-ils demandé
où pouvait les conduire cette campagne qu'ils semblent vouloir entre-
prendre? S'ils échouent, ils auront manifesté une fois de plus leur im-
puissance sans utilité pour leur drapeau, au risque d'excéder le paysj
s'ils réussissaient, s'ils provoquaient une crise, pensent-ils sérieusement
REVUE. CURONlQUfi. 497
que cette crise profiterait à leur cause? S'ils le croient, ils n'ont qu'à
relire cette éloquente et saisissante partie du message oi^i M. Thiers décrit
les oscillations d'une société malade qui a fait déjà plus d'une fois le
« triste et humiliant voyage du despotisme à l'anarchie, de l'anarchie
au despotisme, » et qui le recommencera cent fois encore, s'il le faut.
Sur cette route, il n'y a point d'étape pour la monarchie traditionnelle,
ni même pour la monarchie constitutionnelle, il n'y en a que pour le
radicalisme et pour la dictature césarienne, qui est son héritière infail-
lible. Le pays ne s'y trompe pas, et voilà pourquoi il recevra sans doute
le dernier message comme l'expression de ses propres instincts, de ses
propres pensées. Le pays fait comme M. Thiers; il ne cherche pas com-
ment la république est venue au monde, il voit qu'elle existe, qu'avec
ce régime l'ordre a pu être efficacement défendu : les ateliers se sont
rouverts, le travail a repris son activité, les capitaux sont accourus pour
préparer notre libération, et le pays se dit alors comme M. Thiers que
la république a l'avantage d'exister, que ce qu'il y a de mieux à faire,
c'est de travailler sincèrement à la régulariser et à l'organiser.
La seconde idée dominante du message, c'est que la république
n'existera, ne se soutiendra qu'à la condition d'être conservatrice.
M. Thiers le dit avec la netteté la plus décisive : « la république sera
conservatrice, ou elle ne sera pas. » On peut disputer tant qu'on vou-
dra sur cette épithète, on sent parfaitement ce qu'elle signifie; on sait
très bien que cela veut dire tout simplement une république oii il y aura
un gouvernement de bon sens et de droiture, offrant toutes les garanties,
protégeant tous les intérêts, sauvegardant tous les droits, respectant les
croyances et les traditions, maintenant énergiquement l'ordre public,
parce qu'enfin, selon le mot de M. Thiers, « la France ne peut pas vivre
dans de continuelles alarmes. » C'est dire aussi clairement que pos-
sible aux révolutionnaires et aux agitateurs qu'ils sont les premiers en-
nemis de la république, et qu'ils en seraient les maîtres les plus com-
promettans, s'ils étaient au pouvoir. Les radicaux, à qui s'adresse ce
compliment, se plaignent fort souvent qu'on les méconnaisse, qu'on les
combatte sans dire ce que c'est que le radicalisme; mais le savent-ils
bien eux-mêmes? On a pu lire tous ces programmes de M. Louis Blanc
et de tant d'autres, on n'en est pas plus avancé. De deux choses l'une :
ou bien le radicalisme se réduit à l'étude, à une solution graduelle des
questions qui s'agitent dans une société démocratique, c'est-à-dire à
ce que tout le monde peut admettre plus ou moins, et alors on ne voit
pas trop la raison de ce rôle spécial, unique et privilégié que se don-
nent les radicaux, — ou bien le radicalisme, comme on le voit souvent,
est la révolution en permanence, l'agitation érigée en système, et c'est
par là justement qu'il est redouté. Il a beau faire, l'ordre est son ennemi
particulier. Le pays a besoin de calme, ne fût-ce que pour ne pas com-
TOMB eu. — 1872. 'M
498 REVUE DES DEUX MONDES.
promettre sa libération, — les radicaux lui proposent la dissolution im-
médiate de l'assemblée. S'il y a aujourd'hui en France une nécessité
évidente, c'est d'accoutumer les esprits au respect de la loi, à une cer-
taine stabilité, et déjà les journaux du parti crient bien haut que tout
ce que fe^a l'assemblée, on le tiendra pour non avenu, on se hâtera de
le défaire à la première occasion. La révolution, toujours la révolution,
tel est le dernier mot! Sait-on ce que c'est que le radicalisme dans son
vrai sens, tel qu'il a été du moins jusqu'ici? C'est, selon la parole de
M. Thiers, la république devenue le gouvernement d'un parti au lieu
d'être le gouvernement de tous, c'est la république agitée conduisant à
la dictature d'un pouvoir qui se dit fort parce qu'il est sans contrôle. Et
voilà pourquoi les radicaux, dont le portrait est si nettement dessiné
dans le message de M. Thiers, comme il l'était récemment dans une
lettre de M. Stuart Mill, seraient certainement les plus dangereux en-
nemis du régime dont ils ont la prétention d'être les représentans pri-
vilégiés.
Ainsi la république existe comme gouvernement légal du pays, elle
doit rester essentiellement conservatrice, si elle veut vivre, c'est là tout
le message de M. Thiers; c'est dans ces termes que le problème se
présente aux esprits qui se préoccupent d'imprimer à la situation un
caractère nouveau de régularité et de durée, ce que M. Thiers appelle
les a caractères désirables et nécessaires. » La solution ne peut évi-
demment venir des légitimistes qui contestent à la république jusqu'à
son existence, ni des radicaux qui lui refusent la force conservatrice
dont elle a besoin. Chercher cette solution, c'est le rôle de ces partis
modérés des deux centres, qui sont appelés à être les médiateurs des
opinions, les introducteurs naturels de ces mesures constitutionnelles
dont la pensée est partout et dont la formule n'est nulle part jusqu'ici;
mais que ces partis modérés eux-mêmes y songent bien. Ménager de
petits rapprochemens personnels, nouer de petites combinaisons, tenir
des conciliabules, cela ne peut plus suffire désormais; il faut de la net-
teté dans les idées, de la décision dans l'action. C'est à ce prix seule-
ment qu'on peut rallier les esprits honnêtes et flottans, qui sont toujours
nombreux dans une assemblée. Le centre gauche, dans une réunion ré-
cente où M. Casimir Perler, M. Ricard, M. Béranger, ont parlé avec un
remarquable esprit politique, le centre gauche a montré qu'il avait le
sentiment de la situation. Qu'il mette donc la main à l'œuvre sans lais-
ser les questions s'égarer. M. Thiers l'a dit : « le moment est décisif; »
il est doublement décisif. D'un côté, l'assemblée ne peut plus éluder ces
questions; d'un autre côté, il est bien clair que, si on tergiverse, si
l'on ne réussit qu'à partager la chambre en deux camps presque égaux,
on arrive à une sorte d'acte d'impuissance qui peut compromettre l'exis-
tence même de l'assemblée. L'essentiel est donc de savoir clairement
REVUE. — CHRONIQUE. 499
ce qu'on veut et de marcher résolument dans la voie où il serait désor-
mais difficile de s'arrêter.
Il est au milieu de tous ces problèmes politiques qui s'agitent, qui
obscurcissent en quelque sorte l'atmosphère, il est une question qui n'a
aucun rapport avec les réformes constitutionnelles, avec le renouvelle-
ment partiel ou intégral de l'assemblée, avec la création d'une seconde
chambre, et qui ne touche pas moins aux intérêts les plus sérieux, les
plus positifs de la France : c'est cette question économique dont le traité
de commerce récemment conclu avec l'Angleterre n'est que l'expression
diplomatique. Cette négociation laborieuse et délicate est donc arrivée à
son terme. M. le président de la république a obtenu ce qu'il voulait : le
traité de 1860 est remplacé par la convention qui vient d'être signée. La
politique commerciale de la France en est-elle profondément modiûée?
Il faut parler franchement, on s'est effrayé trop vite. Lord Granville a eu
raison de le dire ces jours derniers au banquet du lord-maire, ce n'est
nullement un retour au système protecteur, c'est plutôt pour la France
un retour à l'indépendance fiscale, à la liberté des taxations. La pensée
du traité est tout entière, à vrai dire, dans l'article 5, portant que, si
l'une des parties contractantes frappe d'un droit intérieur quelque objet
de production ou de fabrique intérieure, un droit corripensateur équiva-
lent pourra être établi sur les objets de même catégorie h leur impor-
tation du territoire de l'autre puissance, pourvu que ce droit équivalent
s'applique aussi aux mêmes objets importés des autres pays étrangers.
Quel usage fructueux la France pourrait-elle faire pour le moment de
la liberté fiscale qu'elle retrouve, dans l'état de ses relations commer-
ciales avec un certain nombre de pays de l'Europe, telles qu'elles résul-
tent de traités qui doivent durer quelques années encore? C'est une
autre question. Le principe est acquis et inscrit dans le traité avec l'An-
gleterre. En échange, le gouvernement français a fait une concession
qui était dans notre intérêt autant que dans l'intérêt anglais; il a cédé
cette surtaxe de pavillons créée par une loi du commencement de 1872.
Il est certain que c'était là une invention aussi malheureuse que pos-
sible. Elle n'a nullement servi notre marine marchande, comme on se le
figurait, et elle nous a exposés à cette menace d'une surtaxe de 10 pour
100 établie par représaille aux États-Unis sur les marchandises venant
par des navires français. Elle nous a exposés par cela même à voir le
commerce de la Suisse avec l'Amérique délaisser Le Havre pour prendre
le chemin d'Anvers. Elle est encore aujourd'hui une gêne considérable
pour l'exportation de nos récoltes.
C'est une perturbation complète et une expérience nouvelle de l'inef-
ficacitô des moyens restrictifs. Le gouvernement a pu certes abandon-
ner sans crainte cette malheureuse surtaxe; il devra nécessairement en
proposer l'abrogation à l'assemblée, qui s'empressera sans doute de la
500 REVUE DES DEUX MONDES.
voter. Somme toute, le nouveau traité a cet heureux résultat de régula-
riser nos relations commerciales avec l'Angleterre, de faire disparaître
les occasions de froissement, et ce n'est pas là seulement un avantage
matériel, c'est aussi un avantage politique. Les relations faciles d'inté-
rêts conduisent à des rapprochemens, à des habitudes communes en po-
litique, et, dans l'état où est tombée la France, rien de ce qui peut la
rapprocher des autres nations, ses émules dans la civilisation, ne doit
lui être indifférent. Il y a des peuples qui ont commencé à se relever par
des traités de commerce.
Que se passe-t-il à Berlin ? M. de Bismarck ne veut plus avoir proféré
l'axiome fameux qui a fait un si grand bruit et qui lui a été tant repro-
ché : (( la force prime le droit! » Il répond ou du moins il fait répondre
à M. le procureur-général Benouard, qui, à la rentrée de la cour de cas-
sation française, a protesté dans un discours éloquent contre cette
audacieuse négation du rôle de l'idée de justice et de droit dans le
monde. Il désavoue ou il fait désavouer cette parole, qu'il s'efforce de
restituer à celui qui l'aurait effectiveraeut prononcée, au comte Schwe-
rin. C'est possible; seulement M. de Bismarck semble oublier que, lors-
que le comte Schwerin prononçait cette parole, il le faisait pour résumer
sous une forme saisissante le système de gouvernement qu'il attribuait
au chancelier lui-même, et si on a continué en Europe à laisser au premier
ministre du roi Guillaume la triste gloire d'avoir dit le mot, c'est qu'il
a trop souvent fait la chose, c'est que ses actes n'ont été que trop fré-
quemment la traduction de la maxime d'état qu'il répudie. Si le prince-
chancelier a un si pressant, un si sérieux désir de désavouer la pensée
du dangereux et redoutable axiome dont il ne veut pas être l'auteur, il
peut le prouver aujourd'hui de la manière la plus décisive en Alsace, en
Lorraine, dans ces provinces courbées sous l'infortune, toutes saignantes
encore d'une émigration douloureuse subie partant de braves gens en
signe d'attachement à la patrie française.
On ne peut pourtant pas prétendre à tous les avantages, régner par
la force et désavouer en paroles les maximes de la force. Tant que M. de
Bismarck n'aura trouvé rien de mieux que de faire adresser des lettres
à M. le procureur-général Benouard, tant qu'il n'aura pas donné des
gages plus évidens et plus sérieux de sa modération, il restera ce qu'il
est, un politique audacieux qui a réussi, mais qui ne sait pas ce que
dureront ses succès, justement parce qu'il a mis sur l'œuvre nationale
dont il s'est fait le promoteur ce mot prononcé ou non prononcé par lui :
M la force prime le droit! »
La politique prussienne en est pour le moment à vivre de ses derniers
succès. Elle ne laisse pas cependant d'avoir jusque dans ses victoires
des difficultés intérieures assez graves. Les conflits se succèdent à Ber-
lin. Après la lutte religieuse que M. de Bismarck n'a pas craint d'enga-
REVUE. — CHRONIQUE. 501
ger, qui est loin d'être finie, voici qu'une sorte de crise parlementaire
vient d'éclater. Ce n'est plus cette fois avec la chambre des députés que
le gouvernement a des démêlés; il ne s'agit plus d'une affaire religieuse
ou du budget militaire. C'est dans la chambre des seigneurs que le con-
flit a éclaté, et il s'agit d'une question intérieure de l'ordre le plus dé-
licat. Le gouvernement a pris l'initiative d'une réforme de l'adminis-
tration locale dans les provinces de l'est de la Prusse, la Poméranie, le
Brandebourg, la Silésie, la Saxe, il a fait voter par la seconde chambre
dans la session dernière une loi sur une organisation nouvelle des cer-
cles. C'est cette loi qui, portée à la chambre des seigneurs, vient d'être
repoussée par un vote éclatant où 145 voix se sont prononcées contre
le projet du gouvernement, qui n'a obtenu qu'un mince appui de
18 suffrages. En définitive, c'est une réforme libérale rejetée par la
chambre des seigneurs sous prétexte que c'était là une mesure révo-
lutionnaire. La question est doublement grave : elle est des plus sé-
rieuses en elle-même, et elle devient aujourd'hui presque périlleuse
par la crise parlementaire qu'elle suscite. Quelle est en effet la situa-
tion à ce double point de vue? Les provinces prussiennes auxquelles
s'applique la loi si fort maltraitée parla chambre des seigneurs, ces pro-.
vinces, il ne faut pas l'oublier, sont restées soumises à un régime à peu
près féodal : sans doute le servage n'existe plus, il est aboli depuis long-
temps, depuis les grandes réformes de Stein, et beaucoup de paysans
sont devenus possesseurs de terres; mais partout subsiste la prédomi-
nance des propriétaires nobles. Le seigneur est maître absolu, il règne
et gouverne. C'est lui qui nomme le pasteur, le maître d'école, le maire,
et dans certaines localités cette fonction de maire appartient encore hé-
réditairement à une famille qui possède un bien privilégié. C'est le pro-
priétaire noble qui a la charge de la police, de la bienfaisance, de l'en-
tretien des routes. Naturellement cette féodalité remplit aussi les états
des provinces et des cercles où les autres classes ne sont point repré-
sentées. C'est cette situation que le gouvernement a voulu réformer en
abolissant les anomalies les plus choquantes, notamment les polices sei-
gneuriales, en faisant une part aux classes jusqu'ici déshéritées, en in-
troduisant l'élection dans l'organisation des cercles et des communes.
Tout cela était fait d'ailleurs, on le conçoit, avec d'extrêmes ménage-
mens pour cette rude et forte noblesse prussienne où la monarchie des
Hohenzollern a trouvé toujours de si fidèles appuis. Malgré tous les tem-
péramens possibles, la chambre des seigneurs n'a voulu rien entendre;
elle a repoussé cette réforme comme un attentat à ses droits les plus
sacrés, et le ministre de l'intérieur, le comte Eulenbourg, en a été pour
ses efforts.
La chambre des seigneurs a voté, et le gouvernement ne se tient pas
pour battu : c'est là justement que commence la crise parlementaire.
502 REVUE DES DEUX MONDES.
Que fera-t-on pour dénouer ce conflit? La chambre n'a été un instant
suspendue après son vote que pour être convoquée de nouveau à bref
délai, elle a déjà repris ses séances. L'intention évidente, avouée, du
gouvernement est de maintenir son œuvre; il la fera modifier sur quel-
ques points de détail par la chambre des députés, et encore une fois il
la portera devant la chambre haute. Les seigneurs pousseront-ils la ré-
sistance jusqu'au bout? Ce serait assez vraisemblable, si on les laissait
faire; mais on ne les laissera pas faire. Le gouvernement semble parfai-
tement décidé à ne pas courir la chance d'un nouvel échec, et à se ser-
vir, s'il le faut, des moyens héroïques. Il ne transformera pas sans doute
brutalement la chambre haute, comme on l'a dit avec un peu de légè-
reté; il fera une promotion de seigneurs, il exercera une pression plus
ou moins constitutionnelle sur les récalcitrans; déjà il a destitué quel-
ques-uns de ceux qui occupaient de grandes fonctions administratives.
M. de Witzleben, président de la province de Saxe, et M. de Kliitzow, di-
recteur au ministère de l'intérieur, sont du nombre des victimes. Le gou-
vernement prussien est accoutumé à ce jeu. Il a tenu tête autrefois à la
chambre des députés dans des circonstances bien moins favorables et
pour de moins bonnes raisons, il se servira maintenant de la seconde
chambre contre la chambre haute. L'empereur Guillaume paraît fort
disposé à soutenir ses ministres dans celte lutte. Le résultat n'est pas
douteux; on n'y arrivera peut-être pas cependant sans des tiraillemens
et sans quelques concessions, d'autant plus que les seigneurs, adver-
saires ou opposans de circonstance, sont après tout les plus fidèles sou-
tiens de la monarchie, et que leurs sentimens au sujet de la loi sur
l'organisation des cercles sont peut-être partagés par quelques-uns des
ministres, notamment par le ministre de la guerre, M. de Roon.
Qu'en pense M. de Bismarck lui-même? La question est étrange, on
en conviendra, et elle s'est pourtant élevée. M. de Bismarck est resté à
Varzin, où il se repose depuis quelques mois; il a laissé le ministre de
l'intérieur, le comte Eulenbourg, se débattre avec l'opposition de la
chambre haute; on est même allé jusqu'à dire qu'il n'était pas fâché au
fond de voir son collègue se compromettre, que par un vieux fonds de
féodalisme il approuvait secrètement la résistance des seigneurs. Son
abstention a été interprétée comme un mouvement de mauvaise hu-
meur; mais ce sont là des conjectures bien invraisemblables. Le minis-
tère ne se serait point évidemment engagé dans une telle affaire, il ne
persisterait pas aujourd'hui dans ses projets sans l'aveu du prince-chan-
celier, et puis on oublie une chose : M. de Bismarck n'en est plus à
s'inquiéter des fantaisies des hobereaux prussiens, — il est libéral! Il a
donné le suffrage universel à son bon peuple d'Allemagne, il fait' la
guerre aux jésuites, aux évêques, il veut émanciper les paysans, il désa-
voue les maximes de la force. Tout cela est dans sa politique du mo-
REVUE. — CHRONIQUE. 503
ment jusqu'à ce que l'occasion d'une métamorphose nouvelle se pré-
sente. En attendant, il se repose à Varzin, laissant les imbroglios parle-
mentaires se nouer et se dénouer à Berlin, retenant dans ses mains le
fil des affaires allemandes qu'il gouverne à son gré.
Les imbroglios de la politique ne sont pas aussi faciles à débrouiller
à Constantinople, d'autant plus qu'ici ils se compliquent de toute sorte
de mouvemens secrets, de luttes intimes d'influences, d'antagonismes
diplomatiques. Quelle est la part de ces divers élémens dans la dernière
crise qui vient d'éclater dans l'empire turc? Un coup de théâtre a ren-
versé, il y a quelque temps, Mahmoud-Pacha, un nouveau coup de
théâtre vient de renverser Midhat-Pacha. Il y a trois mois à peine, cette
révolution ministérielle s'accomplit à Constantinople, elle a tous les ca-
ractères d'un événement décisif. Non-seulement le grand-vizir Mahmoud-
Pacha est dépouillé de ses fonctions par un acte soudain du bon plaisir
du sultan, mais il est encore menacé d'être mis en accusation, de de-
venir passible de revendications pécuniaires exercées contre lui pour ses
malversations. En un mot, sa disgrâce semble complète, sa chute est
saluée comme la défaite de la politique de réaction turque qu'il repré-
sente. Celui qui le remplace, Midhat-Pacha, arrive au pouvoir porté par
une sorte de mouvement d'opinion. Son avènement est considéré comme
une victoire des idées de progrès, comme un retour bienfaisant aux tra-
ditions réformatrices d'Aali-Pacha, de Fuad-Pacha. Tout est fête à Con-
stantinople, la ville du Bosphore s'illumine, et on acclame le sultan.
Qu'arrive-t-il? Bientôt cette popularité s'obscurcit, les influences qui s'a-
gitent autour du sultan minent le pouvoir du nouveau grand-vizir, et un
jour Midhat-Pacha tombe en disgrâce à son tour aussi subitement que
celui qui l'a précédé.
A quoi peut-on attribuer cette péripétie nouvelle? Est-ce simplement
l'effet de rivalités intérieures ou d'intrigues de palais? Faut-il y voir le
résultat ou le signe d'une pression diplomatique, d'une action combinée
de la Russie et de la Prusse pour renverser un homme dont l'avènement
avait été vu avec faveur par l'Autriche, par les puissances libérales d'Eu-
rope? Toujours est-il que, si on a voulu revenir à Mahmoud-Pacha, on
n'y est pas revenu du premier coup. Midhat-Pacha est tombé, il est vrai,
il n'a pas été remplacé par celui dont il avait été lui-même le succes-
seur. La place est occupée par un homme qui a été autrefois grand-vizir
et qui ne représente aucune politique bien définie, Mehemet-Ruschdi-
Pacha, qu'on représente volontiers comme un type de la nonchalance
orientale; mais ce n'est là évidemment qu'une transition sans durée. La
politique turque, dans la voie d'oscillation où elle s'est engagée, re-
viendra un jour ou l'autre à Midhat-Pacha ou à Mahmoud-Pacha, et ce
qu'il y aui^ait de mieux, ce serait que, secouant toutes les influences
extérieures qui l'assiègent, elle revînt tout simplement à l'intérêt
504 REVUE DES DEUX MOiNDES.
turc, c'est-à-dire à l'application indépendante des idées de civilisation,
par lesquelles l'empire ottoman peut retrouver sa raison d'être et sa
force.
Puisque la république est la condition présente de la France, il ne
faut pas se lasser de s'instruire au spectacle des pays où la république
vit depuis longtemps, où la puissance des mœurs fait que les actes les
plus graves, les plus décisifs peuvent s'accomplir simplement et sans
péril. On n'est point encore arrivé malheureusement en France à dis-
tinguer entre le déploiement naturel , régulier de la souveraineté natio-
nale et une révolution. Aux États-Unis, l'élection d'un président est
bien une crise sans doute; mais c'est une crise d'un moment, qui n'é-
branle rien, ni les intérêts, ni les institutions, ni la sécurité générale, et
qui, après avoir remué pendant quelques mois beaucoup de passions et
d'ambitions, finit en quelque sorte instantanément le jour où le suffrage
populaire a prononcé. Ainsi les choses viennent de se passer une fois de
plus en Amérique, dans cette lutte où il s'agissait de savoir qui l'em-
porterait du général Grant, président en fonction, ou de M. Horace Gree-
îey. Le général Grant avait naturellement pour lui son nom , ses ser-
vices militaires, la force d'une position acquise, tous les intérêts groupés
autour d'une administration dont le chef a passé déjà quatre ans à la
Maison-Blanche. M. Horace Greeley, qui n'avait pas pour lui les mêmes
recommandations personnelles, qui n'était qu'un politicien, un jour-
naliste de talent, mais un peu dénué de consistance et passablement
excentrique, M. Horace Greeley pouvait espérer rallier toutes les opposi-
tions, toutes les dissidences, tous les mécontentemens; il était le can-
didat de tous ceux qui voulaient arriver.
Pendant plusieurs mois, cette campagne de l'élection présidentielle
s'est déroulée assez confusément, très bruyamment, et de façon à
faire par instans illusion sur les chances des deux candidats. On a tenu
bien des meetings, prononcé bien des discours, rédigé bien des pro-
grammes. On épiait les élections partielles, locales, qui avaient lieu
dans les divers états, pour démêler le courant de l'opinion. Plus d'une
fois, la réélection du général Grant a paru compromise; on aurait dit
qu'elle n'était rien moins qu'assurée. M. Horace Greeley semblait ga-
gner du terrain; il se voyait déjà président des Étals-Unis, installé
à la Maison-Blanche de Washington. Ce n'était qu'une apparence et
l'effet momentané de la fumée du combat. Dans les dernières semaines
de cette agitation électorale, la situation a commencé à s'éclaircir sin-
gulièrement. Les élections locales de l'Indiana, de l'Ohio, surtout de
la Pensylvanie, un des états les plus considérables de l'Union, ces
élections, toutes favorables aux partisans du général Grant, ne lais-
saient plus de doute sur le résultat définitif. M. Horace Greeley était
perdu avec son armée bariolée et incoTiérente. Évidemment cette coa-
REVUE. — CHRONIQUE. 505
lition de républicains dissidens ou libéraux, de démocrates mal remis
de leurs défaites, de mécontens de toute nuance , cette coalition n'était
pas en état de lutter avec les forces compactes marchant à la suite du
général Grant, Le drapeau de l'opposition ne représentait ni une idée,
ni un intérêt, ni une passion de nature à saisir l'imagination populaire,
et le 5 novembre, le jour où le scrutin solennel s'est ouvert, tous les
mirages se sont évanouis; il n'est resté qu'un fait capital et dominant,
la réélection du général Grant à une majorité qui a presque dépassé
toutes les prévisions et peut-être même les espérances de ses propres
amis.
Le résultat n'est point encore définitif sans doute. L'élection prési-
dentielle aux États-Unis se fait à deux degrés, on le sait. Les divers
états nomment des électeurs en proportion de la population, et ces
électeurs, au nombre de 366 pour trente-sept états, se réunissent à
Washington, où ils émettent un dernier vote, que le sénat fédéral pro-
clame à sa prochaine réunion; mais, comme le mandat de ces électeurs
du second degré est absolument impératif, le résultat est écrit d'avance
dans l'élection primaire, qui assure désormais une majorité immense
au général Grant. Voilà donc la crise la plus grave traversée sans en-
combre par les États-Unis. Le général Grant demeure président pour
quatre ans encore. Que fera-t-il de son pouvoir? S'attachera-t-il unique-
ment à effacer de plus en plus les traces de la guerre civile? Essaiera-
t-il de tourner l'activité de ce grand et vigoureux peuple vers les entre-
prises extérieures? Cela ne dépend pas tout à fait de lui. C'est le bonheur
des nations libres de rester les maîtresses de leurs destinées et d'en
être responsables jusqu'au bout, parce quelles ne laissent aux hommes
placés à leur têie que le grand et suprême honneur de les gouverner
sans le pouvoir de les asservir ou de les entraîner dans les ruineuses
aventures. ch. de mazade.
SOUVENIRS DE PROVENCE.
LA CIGALE.
Je suis le noble insecte insouciant qui chante
Au solstice d'été dès l'aurore éclatante,
Dans les pins odorans, mon chant toujours pareil
Comme le cours égal des ans et du soleil ;
506 REVUE DES DEUX MONDES.
De l'été rayonnant et chaud je suis le verbe,
Et quand, las d'entasser la gerbe sur la gerbe
Les faucheurs, étendus sous l'ombrage attiédi ,
Dorment, en haletant des ardeurs de midi ,
Alors, plus que jamais, je dis, joyeuse et libre,
La strophe à double écho dont tout mon être vibre,
Et tandis que plus rien ne bouge aux alentours,
Je palpite, et je fais résonner mes tambours;
La lumière triomphe, et dans la plaine entière
L'on n'entend que mon cri, gaîté de la lumière!
Comme le papillon, je puise au cœur des fleurs
L'eau pure qu'y laissa tomber la nuit en pleurs.
Je suis par le soleil tout-puissant auimée;
Socrate m'écoutait, Virgile m'a nommée;
Je suis l'insecte aimé du poète et des dieux.
L'ardent soleil se mire aux globes de mes yeux;
Mon ventre roux, poudreux comme un beau fruit, ressemble
A quelque fin clavier d'argent et d'or, qui tremble;
Mes quatre ailes aux nerfs délicats laissent voir,
Transparentes, le fin duvet de mon dos noir,
Et, comme l'astre au front inspiré du poète,
Trois rubis enchâssés reluisent sur ma tête.
II.
LES TAMBOURINAIRES.
Ils sont deux. Un enfant, tout ravi, les précède.
Et marche à pas comptés, fie^" de porter sans aide
Un bâton que couronne un cercle horizontal
Où l'on a suspendu des choses en métal ,
Montre et couvert et puis des écharpes en soies.
Les prix des jeux, ces prix qu'on appelle « les joies, »
Parmi lesquels reluit parfois, fort engageant,
Un saucisson à l'ail dans son papier d'argent.
L'enfant marche, et respire un peu d'air que dérange
L'écharpe balancée où frissonne une frange.
Un homme enfin les suit, souriant, et portant
Une corbeille en paille à fond rose éclatant.
Dès qu'ils ont pénétré sous la grande avenue.
Ils entament l'air gai d'une danse ingénue
REVUE. — CHRONIQUE. 507
Qui s'avance et qui fait sourire encor parfois
L'aïeul, sur les carreaux tambourinant des doigts.
Le groupe tout entier est là sur la terrasse.
Les deux musiciens s'agitent, non sans grâce;
Chacun d'eux frappe sec le vibrant parchemin
De la main droite et fait jouer de l'autre main,
En soufflant de tout cœur, la musiquette vive
Du « galoubet, » qui n'est qu'une flûte naïve.
Long cylindre léger, le tambourin tremblant
Sous la baguette noire au bout d'ivoire blanc,
Suspendu par sa corde au bras qui tient la flûte,
A chaque coup frappé résonne une minute;
Il frémit tout entier en de profonds accords,
Suit la flûte en sourdine et marque les temps forts,
Et cela fait un bruit de ménage en querelle :
Deux voix parlent; tantôt c'est lui, tantôt c'est elle
Qui domine, disant : « Qui donc commande ici? »
Et chacun, tour à tour, par un mot radouci,
Honteux d'être méchant, avec tendresse implore,
Et l'un s'est tu déjà que l'autre gronde encore...
Ainsi le tambourin sonne encore à la fin.
Quand la flûte a jeté son cri suprême et fin.
Les enfans tout joyeux, les servantes alertes.
Paraissent les premiers aux fenêtres ouvertes;
La dame vient ensuite, et le maître du lieu;
Le porteur de corbeille alors, grave, au milieu
Du groupe pavoisé des pieds jusqu'à la tête.
Demande « quelques sols pour les frais de la fêté, »
Et tend d'un air ami la corbeille en avant.
Dont les rubans, drapeaux mignons, vibrent au vent.
Dès qu'une pièce tombe au fond de la corbeille,
Le tambourin, content, s'exalte et s'émerveille
Du don trop généreux qu'on fait aux villageois;
Mais la petite flûte alors, haussant la voix.
Exprime qu'après tout l'ofi^rande est peu de chose,
Qu'on n'emplira jamais le joli panier rose
Et que le tambourin avec son « gramaci »
L'étonné, et qu'on n'est pas obséquieux ainsi.
Le tambourin répond : « Paix! paix! petite folle! »
Et, voulant à tout prix lui couper la parole.
Il redouble d'entrain et force les accords.
5G8 REVUE DES DEUX MONDES.
Puis, las enfin, s'éloigne, et l'on entend alors
Décroître à travers champs la charmante dispute
Du tambourin qu'on sait amoureux de la flûte.
Les quêteurs de ce pas vont chez le paysan
Qui, les voyant venir, se dit : « Allons-nous-en ! »
Et monte à la « fénière » odorante, et s'enferme.
Les demandeurs sont là, debout, devant la ferme;
La querelle éternelle et tendre va son train
De la flûte bavarde avec le tambourin,
Et les musiciens marquent le pas sur place.
A force de souffler, le sang monte à leur face,
Et, tout suant, gonflant la joue, ils font si bien
Qu'ils excitent les cris éclatans du gros chien
Qui, toujours aboyant, la gueule toute large.
Fuit, s'approche, recule, et revient à la charge...
L'enfant, qui n'est plus fier, tremble de tout son corps;
Les deux musiciens s'épuisent en efforts ;
L'enfant crie en pleurant, et l'homme au panier rose
Avec de gros jurons, heurte à la porte close,
Pendant qu'au « fenestron » tout obstrué de foin,
De ce vacarme affreux et gai joyeux témoin,
Se tient coi, si content qu'il en rit en silence.
Le fermier, qui maudit les impôts et la danse,
Et, sous du foin qui bouge, on pourrait entrevoir
Malin, et tout brillant de plaisir, son œil noir.
ni.
l'aire.
Sur l'aire dont on a brûlé l'herbe et les mousses
Qui poussèrent, tout Fan, entre les briques rousses,
Et dont un parapet décrépi fait le tour,
En plein août, sous l'azur torride d'un beau jour,
On étale l'amas des gerbes déliées,
Et les pailles au loin brillent ensoleillées,
S'enchevétrant, croisant leurs mille barbes d'or.
Si bien qu'on croirait voir luire, vierges encor,
Au seuil de l'Orient entassés pêle-mêle.
Des traits de feu tout prêts pour l'aurore nouvelle.
0 trésor des moissons mûres! vivant trésor!
0 chaleur de la vie ! éclat des blés ! seul or
REVUE. — CHRONIQUE. 509
Que le paysan voie et quMl touche à son aise l
Pain que le bon soleil prépare à sa fournaise !
Mais il faut que l'épi gonflé donne son grain,
Et le ciel dur est trop cruellement serein
Pour qu'on soulève et qu'on abatte dans la paille
Les lourds fléaux de bois sous qui l'aire tressaille.
Aussi le paysan, au beau milieu du rond,
L'air grave, et son chapeau très large ombrant son front,
Le fouet au cou, sifflant des chansons incertaines,
Et derrière son dos changeant de mains les rênes,
Fait tourner sur le blé les chevaux de labour,
Qui, les deux yeux bandés, en trottant, tout le jour,
Foulent avec lourdeur, plus vifs quand le fouet claque,
Le grain qui sous leurs pieds sort de l'épi qui craque.
Midi s'approche, il monte, il invite au sommeil;
La verdure des pins reflète le soleil ;
La mouche, au corselet d'azur et d'émeraude,
Bourdonne, et le frelon rayé de jaune rôde
Et poursuit les chevaux ennuyés et plus lents.
L'air flotte épais autour des arbres somnolens ,
Où, vibrante, accrochée à l'écorce inégale.
Joyeuse de l'été, résonne la cigale;
Le chaume, coupé ras, montre un sol crevassé,
Et l'horizon entier languit, presque effacé
Sous le rideau tremblant et fin de la lumière
Qui, diffuse, ressemble à de l'or en poussière.
Les chevaux arrêtés, sous le fouet tout à coup
Reprennent, inclinant et relevant le cou.
Leur lenteur fatiguée au rhythme monotone ;
Toute leur peau, qu'irrite une mouche, frissonne;
Et tels, jusqu'aux jarrets dans la paille enfoncés,
A chaque pas d'un flot d'épis embarrassés,
Ils soulèvent du pied des pellicules fines
Qui, s'envolant, leur vont agacer les narines.
Ils soufflent; mais le fouet s'est tu ; leur guide est las;
Plus de jurons sonnant quand ils font un faux pas;
Immobile et muet, l'homme, comme en un songe.
De l'une à l'autre main fait circuler leur longe,
Et, fermant à moitié ses grands yeux assoupis,
Ne voit plus que l'éclat du ciel et des épis.
Un flamboîment brutal entrant sous sa paupière,
610 RJiVUE DES DEUX MOJNDES.
Des chevaux tout luisans piétinant la lumière,
Et, devant lui, couchée au fond d'un trou du mur
Qui borde l'aire, tiède en son réduit obscur,
Projetant, bien qu'à l'ombre, un éclair, sa bouteille
Qui l'appelle et lui rit en vain, car il sommeille...
IV.
LA MOUSTOUÏRE. — VENDANGES PROVENÇALES.
« Holà, voisin ! ma vigne est mûre; qu'on se prête :
Aidez-nous, et demain, notre vendange faite,
Nous irons vous aider de même à notre tour. »
C'est pourquoi le coteau, dès la pointe du jour,
Est plein d'éclats de rire et de chansons alertes ;
Cachés jusqu'à mi-corps parmi les vignes vertes.
En groupes espacés, on voit les paysans
Se courber pour cueillir la grappe aux grains luisans.
Les filles, que poursuit l'œil des malins, sont gaies.
Leur jupe à mille plis, fort courte, à longues raies,
Montre la fermeté de leur jambe, et vos yeux
Sont brillans de plaisirs, ô travailleurs joyeux !
La serpe va et vient. Parfois l'un d'eux se dresse.
Appelle, et dans sa main, prétexte à la paresse,
On admire un moment, lourde et pareille à l'or.
Une grappe où le pampre en festons tremble encor.
Fruit rare et mieux venu, qui se garde ou se mange.
Tout courbés sous le poids des mannes de vendange,
Les porteurs, leur coussin à l'épaule, là-bas.
Gagnent avec lenteur, car voici qu'ils sont las,
La cuve où des enfans dansent, les jambes nues,
Sur le flot de raisins épanchés des cornues.
La serpe va et vient. L'année est bonne : on rit.
Le soleil fait le vin, qui fait content l'esprit :
Merci, soleil ! on chante, on s'appelle, on babille.
Cependant derrière elle une oublieuse fille
Laisse un beau grappillon que, sous le pampre vert,
Un galant aux aguets a bientôt découvert.
« La moustouïre! » dit-il, car la fille est jolie:
Il doit, ayant coupé la grappe qu'elle oublie.
REVUE. — CHRONIQUE. 511
L'en barbouiller d'abord pour l'embrasser après.
Déjà la fille court, mais il la suit de près,
La saisit par la robe, et la belle s'arrête;
Dans ses bras repliés, elle a caché sa tête.
Il la prend par la taille; elle veut de la main
Ouvrir les droits pressans du garçon, mais en vain.
Son beau corps prisonnier se tord, se glisse et ploie,
Et le jeune homme ardent, qui palpite de joie.
Attire près du sien le visage charmant.
Et, changeant en plaisir le juste châtiment.
Laissant à ses pieds choir la grappe redoutée,
N'inflige qu'à demi la peine méritée.
0 vendange! ô baisers! sur son visage pur
S'il avait fait jaillir le jus du raisin mùr,
Vraiment la belle enfant ne serait pas plus rose!
La serpe va et vient. On chante, on rit, on cause...
On ne m'y prendra plus, — dit la belle en rêvant,
Mais n'importe, elle t'aime, ô jeune homme, et souvent,
Troublée au souvenir des baisers de ta bouche,
Elle oublie à dessein des grappes à la souche.
V.
BÉNÉDICTION DU FEU. — LA NOËL.
Fête d'église? non, mais fête de famille.
Voici Noël. Voici la bûche qui pétille;
Le « carignié, « vieux tronc énorme d'olivier,
Conservé pour ce jour, flambe au fond du foyer.
Si des rites romains on soigne l'observance,
On jeûne ce jour-là, mais, ô sobre Provence,
Peu t'importe, et souvent, libre, tu te souviens
Que nos pères, nos bons aïeux, étaient païens.
Aussi le « gros souper » sera bon, quoique maigre.
On ne mangera pas l'anchois rouge au vinaigre,
Mais on festinera ce soir avec gaîté.
De morue au vin cuit et de nougat lacté.
D'oranges, de raisins secs et de figues sèches.
Dans un coin, les enfans se construisent des crèches.
Théâtres où. l'on met des pierres pour décor
Et de la mousse prise aux vieux murs, puis encor
512 REVUE DES DEUX MONDES.
Des arbres faits d'un brin de sauge, et sur ces cimes,
Le long des sentiers fins côtoyant ces abîmes,
Des pâtres et des rois se hâtent vers le lieu
Où vagit, entre l'âne et le bœuf, l'enfant-Dieu.
« A table! » — L'on accourt. La sauce aux câpres fume;
Le nougat luit;... mais c'est une vieille coutume
Qu'avant de s'attabler on bénisse le feu.
La flamme rose et blanche avec un reflet bleu
Sort de la bûche où dort le soleil de Provence.
Le plus vieux, à défaut du plus petit, s'avance :
« 0 feu, dit-il, le froid est dur; sois réchauffant
Pour le vieillard débile et pour le frêle enfant ;
Ne laisse pas souffrir les pieds nus sur la terre;
Sois notre familier, ô consolant mystère!
Le froid est triste, mais non moins triste est la nuit;
Et, quand tu brilles, l'ombre avec la peur s'enfuit;
Prodigue donc à tous ta lumière fidèle :
Qu'elle glisse partout où l'on souffrit loin d'elle.
Et ne deviens jamais l'incendie, ô clarté!
Ne change pas en mal ta force et ta bonté;
Ne dévore jamais les toits couverts de paille,
Ni les vaisseaux errans sur la mer qui tressaille,
Rien de ce qu'a fait l'homme, et qu'il eût fait en vain,
0 feu brillant, sans toi, notre allié divin. »
Le vieillard penche un verre, et le vin cuit arrose
La longue flamme bleue au reflet blanc et rose;
Le carignié mouillé crépite, et tout joyeux.
Constellant l'âtre noir, fait clignoter les yeux.
On s'attable. La flamme étincelante envoie
Aux cristaux, aux regards ses éclairs et sa joie ;
Le vieux tronc d'olivier qui gela l'autre hiver
Se consume, rêvant au temps qu'il était vert.
Aux baisers du soleil et même à ceux du givre ;
Tel, mourant dans la flamme, il se prend à revivre,
Et l'usage prescrit qu'on veille à son foyer,
Pour que, sans s'être éteint, il meure tout entier.
Jean Aicard.
Le directeur-gérant, C. Buloz.
L'ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE
AUX ETATS-UNIS
Tandis que la France essaie de fixer les institutions sous les-
quelles elle veut vivre, et que nos partis politiques s'attardent
encore dans de stériles discussions sur les diverses formes de
gouvernement théoriquement possibles, la grande démocratie amé-
ricaine vient de procéder à l'exercice du plus important de ses
droits souverains en renommant pour quatre années le premier
magistrat de la république. Cette épreuve nouvelle des libres in-
stitutions du pays en démontre une fois de plus la valeur. Jamais
on n'a vu d'élection plus sage et plus sainement conservatrice. Elle
n'a' produit aucun bouleversement dans les idées, aucun trouble
sérieux dans les habitudes, aucune panique dans les intérêts ma-
tériels, aucun changement de politique dans le gouvernement, ni
même aucun changement de personnes dans l'administration pro-
prement dite. Elle a purement et simplement confirmé et raffermi
l'autorité du général Grant et l'influence des idées modérées qu'il
représente. Voilà déjà douze ans que le parti qui a sauvé l'union
nationale, aboli l'esclavage, abattu l'esprit d'insurrection dans les
états du sud et fait rentrer les gouvernemens locaux dans la me-
sure de leur pouvoir légal est en possession du gouvernement fé-
déral et de la grande majorité du pays; l'élection qui vient d'avoir
ieu lui en assure la possession pour quatre années de plus. C'est
là un exemple de stabilité bien rare dans les gouvernemens repré-
sentatifs, et même sous le régime absolu. Il faut reconnaître que,
malgré les agitations bruyantes et les apparens désordres des gou-
vernemens populaires, les démocraties exercées dans l'usage de-
leurs droits sont aussi fermes dans leurs desseins, aussi persévé-
TOME eu. — 1" DÉCEMBRE 1872. 33
514 REVUE DES ^DEUX MONDES.
rantes dans leurs actes, que les monarchies constitutionnelles 'et les
aristocraties parlementaires.
La réélection du général Grant contient un autre enseignement :
c'est que les partis remportent des triomphes plus durables et se
maintiennent plus longtemps au pouvoir par la modération que par
la violence. Les partis appelés à une longue domination et capables
de faire de grandes choses sont ceux qui savent se modifier suivant
les circonsîances, absorber dans leur sein toutes les opinions mo-
dérées et s'identifier avec la cause nationale. C'est là ce qui fait
encore aujourd'hui la force du parti républicain et la faiblesse du
parti dîmocraie. Si le parti républicain s'était laissé entraîner, il y
a quatre ans, par les radicaux, et s'il était tombé dans leurs mains
au lieu de tomber dans celles du général Grant, il n'aurait pas tardé
à se rendre impopulaire, et il aurait infailliblement succombé. Si
Je parti démocrate, au lieu de se compromettre, à la suite du pré-
sident Johnson, dans une politique maladroitement réactionnaire
et de choisir pour candidat aux élections présidentielles de 18GS
un homm.e qui avait été pendant la guerre l'allié déclaré des états
du sud, avait eu le bon sens d'accepter dès lors les faits accomplis
et de se ranger sous la bannière du général Grant, il ne serait pn s
réduit, pour ressaisir quelque influence, à tenter un ridicule essai
de coalition avec les anciens adversaires de l'esclavage, avec ceux
qu'on appelle aux États-Unis les radicaux; il ne serait pas obligé
de flatter les noirs affranchis pour obtenir leurs suffrages, de faire
à ses ennemis naturels des protestations d'amitié hypocrite dont
personne n'est dupe, et de choisir enfin, pour l'opposer au général
èrant, le pamphlétaire abolitioniste Horace Greeley. Peut-être les
républicains auraient- ils néanmoins-conserve le pouvoir; dans tous
les cas, la défaite des démocrates aurait été moins profonde, s'ils
avaient cherché le succès dans une politique sage, au lieu de le
chercher dans des intrigues équivoques et dans des marchés dés-
honnêtes.
Cette shigulière attitude du parti démocrate n'aura servi qua
retarder la crise qui doit un jour ou l'autre, soit sous son ancien
nom, soit sous un nom nouveau, le ramener au pouvoir. Il n'est en
effet douteux pour personne que l'opinion publique aux Etats-Unis
ne soit à la veille d'une de ces grandes transformations qui s'ac-
complissent toujoirrs dans les pays libres quand les questions qui
ônt;servi de mot d'ordre aux partis sont complètement vidées, et
que les liens accoutumésse relâchent pour ifaire place à des al-
liances nouvelles. :L 'influence du grand parti républicain, quoique
fortifiée par -cette élection, si du moins il faut en juger par les
v«te?.,:n8 QuiieraqiU 'autant que lacauseiàlaquellsil s'est voué n'aura
UNE ÉEECTION PRESIDENTIELLE. 515
pas complètement prévalu. La majorité ne lui fera pas défaut tant
qu'il aura besoin de se défendre contre les retours offensifs des
anciens ennemis de l'union nationale; mais déjà, comme tous les
partis longtemps victorieux et gouveruans, il commence à se dé-
sunir. La candidature d'Horace Greeley et son alliance avec les dé-
mocrates sont le premier symptôme de ce travail inévitable. Les
défectionnaires du parti républicain ont même pris un nouveau
nom, ils s'intitulent les libéraux; ils cherchent à formuler un pro-
gramme qui, sans s'éloigner beaucoup de celui du parti républi-
cain, se rapproche de celui des démocrates; ils essaient de relé-
guer au second plan les questions à peu près résolues pendant Les
années dernières et de faire passer en première ligne soit des ques-
tions nouvelles, soit des questions anciennes et considérées comme
secondaires depuis l'époque de la guerre civile. Il n'y a peut-être
pas grande différence entre le programme de la convention libé-
rale de Cincinnati , accepté par la convention démocratique de
Baltimore, et le programme de la convention républicaine de Phi-
ladelphie, accepté par le général Grant. Il n'en est pas moins dign«
de remarque que, dans cette dernière campagne électorale, c'^t
un ancien démocrate qui a été le candidat des républicains, tan-
dis que les démocrates prenaient pour chef et, comme on dit en
Amérique , pour porte-étendard un des hommes les plus compro-
mis et des écrivains les plus virulens du parti républicain radical.
Ce chassé-croisé des républicains et des démocrates est l'indice
d'une situation tonte nouvelle, d'un changement prochain dans
l'assiette et dans l'équilibre des grands partis politiques des Etats-
Unis. Que sera cette transformation, et dans quels cadres se refor-
meront ces grands partis quand les suites de la guerre civile auront
cessé complètement de se faire sentir? Nous allons essayer de nous
en rendre compte en jetant un coup d'œil rapide -sur les incidens
de la dernière lutte électorale et sur les évolutions de l'opinion pu-
blique pendaiit l'année qui vient de s'écouler.
I.
Il serait impossible de comprendre par quelle fantaisie bizarre ou
quelle étrange combinaison d'intérêts et de rancunes les démo-
crates et les radicaux se sont trouvés amenés à faire cause com-
mune dans l'élection dernière, si l'on ne se rappelait les circon-
stances qui entourèrent, il y a quatre ans, la première candidature
du:général Grant. C'était au lendemain des longues hostilités entre
ie président Johnson et le congrès. Le congrès, qui représentait
l'opinion républicaine avancée et le parti conservateur da l'union
516 REVUE DES DEUX MONDES.
nationale, avait voté une série d'amendemens constitutionnels ré-
glant les conditions nouvelles du gouvernement des états, les con-
séquences de l'émancipation des noirs et l'admission obligatoire des
affranchis au droit de suffrage dans tous les anciens états rebelles.
Ces états, soumis provisoirement à l'autorité militaire, ne recou-
vraient l'exercice de leurs droits politiques et n'étaient admis à re-
construire leurs gouvernemens locaux qu'à mesure que leurs légis-
latures auraient ratifié les amendemens constitutionnels votés par
le congrès. Le congrès prenait ainsi des garanties contre le réta-
blissement possible des pouvoirs locaux, auteurs de la guerre ci-
vile, et contre la restauration indirecte de l'esclavage sous des pré-
textes ou des noms nouveaux. Le président Johnson au contraire,
qui dans les premiers jours de sa présidence avait déployé contre
les états du sud toutes les fureurs et toutes les sévérités d'un vain-
queur implacable, était redevenu graduellement le protecteur des
états rebelles, le théoricien des doctrines d'anarchie fédérative prê-
chées de tout temps par le parti démocrate sous le nom de staies-
rîghls, le chef de l'opposition démocratique à la majorité républi-
caine du congrès. Dans l'interminable duel législatif et judiciaire
qui s'en était suivi, l'avantage était resté au congrès; le président
Johnson n'avait pu entraver sérieusement l'exécution des lois fédé-
rales; mais les radicaux, de leur côté, avaient échoué dans la mise
en accusation du président. Plusieurs républicains modérés, s'in-
spirant en cela du sentiment public, s'étaient refnsés à employer
des rigueurs inutiles pour briser la résistance impuissante du pou-
voir exécutif, et le président Johnson était sorti de son procès diim-
pearhment acquitté par ses juges, quoique perdu dans l'opinion
publique. La grande convention électorale du parti républicain réu-
ni;3 à Chicago, persistant dans cette politique modérée, avait épousé
la candidature du général Grant, toujours suspect aux radicaux à
cause de ses opinions antérieures, et elle n'avait même point dési-
gné pour la vice-présidence le président du sénat, M. Wade, dont
les radicaux demandaient la nomination comme prix de leur adhé-
sion à cette candidature. Une fraction considérable du parti répu-
blicain s'était montrée fort mécontente des choix de la convention
de Chicago, et plusieurs voix éloquentes de l'opinion abolitioniste
s'étaient élevées dès lors pour protester contre l'élection du géné-
ral Grant.
Le général fut élu cependant avec les voix elles-mêmes des radi-
caux, qui, faute d'un candidat plus à leur convenance, se résignè-
rent à le nommer pour éviter l'élection du candidat démocratique,
M. Horatio Seymour, ancien gouverneur de l'état de iNew-York
pendant la guerre et l'un des chefs de ce parti copperliead, qui
UNE ÉLECTION PRESIDENTIELLE. 517
sympathisait presque ouvertement avec les rebelles; mais les radi-
caux ne tardèrent pas à voir que le général Grant, comme on dit
familièrement, n'était pas leur homme. Ils s'en aperçurent trop
bien lors de l'entrée en fonctions du nouveau président. Les co-
mités réunis des deux chambres du congrès, chargés du dépouille-
ment des votes du collège électoral, étant venus, suivant l'usage,
lui annoncer officiellement son élecMon, il évita soigneusement de
s'engager avec les radicaux. Interrogé sur le choix de son ministère,
il répondit par ces paroles significatives dans leur embarras môme :
K j'ai toujours trouvé qu'il était indélicat d'annoncer ou même de
prévenir d'avance les gentlemen que je songe à appeler au minis-
tère, avant que la déclaration officielle de l'élection n'ait eu lieu
dans le congrès; si je le disais d'avance, on ferait des efforts pour
changer ma détermination : j'ai donc résolu de ne rien dire jusqu'à
ce que j'envoie les noms au sénat pour qu'il les confirme. » Cette
indépendance jalouse, quoique profondément respectueuse des lois
du congrès, ne tarda pas à lui faire beaucoup d'ennemis dans le
parti qui venait de le nommer et particulièrement dans le sénat,
dont les membres importans, associés par la constitution à l'exer-
cice du pouvoir exécutif, s'étaient flattés de dominer entièrement
son esprit. Tous vinrent successivement l'entretenir et lui proposer
leurs projets personnels; tous furent poliment éconduits. Le nouveau
président ne voulait pas être l'esclave de ses conseillers intimes. Il
ne voulait pas devenir l'instrument docile d'un parti. Il affectait de
n'être qu'un homme de bon sens qui accomplit paisiblement sa be-
sogne, et les partis violens devinaient sous ces dehors modestes une
de ces volontés calmes et prudentes que rien ne peut entamer ni
séduire. Dès ce jour, ils traitèrent le général Grant en ennemi, et
lui firent cette opposition sourde -qui devait tourner plus tard en
guerre déclarée.
Quant à lui, le général Grant n'a jamais voulu s'en apercevoir; il
est demeuré, comme on devait l'attendre de la loyauté de son
caractère, l'exécuteur fidèle des résolutions du congrès. Étranger
auparavant à la politique, guidé surtout par le sentiment natio-
nal, et ne se laissant enrégimenter dans aucune des factions dont
les querelles avaient déchiré le pays, il s'est entouré, dès le début,
des hommes les plus éminens du parti républicain modéré; il a
gouverné pendant quatre ans avec un sang-froid et une impartia-
lité d'autant plus faciles qu'ils servaient son humeur taciturne, son
goût pour la silencieuse expédition des affaires et jusqu'à la non-
chalance qui est, dit-on, l'un de ses défauts. Son administration n'a
pas été certainement irréprochable en toutes choses. Plus accou-
tumé à la discipline des camps qu'à la diplomatie parlementaire et
518 REVUE DES DEUX MONDES.
aux: intrigues du cabinet, il a commis et devait commettre plus
d'une maladresse; il a quelquefois agi avec une brusquerie militaire
qui convenait mieux à un général d'armée qu'au premier magistrat
civil d'une république. Il a pu faire, on l'en accuse du moins, de
mauvaises nominations administratives, distribuer trop souvent lus
places lucratives à sa famille et à ses amis, tolérer autour de lui,
par laisser-aller ou par inexpérience, quelques spéculations vé-
reuses, et, se livrer parfois imprudemment à ces associations poli-
tico-finmcières qui, sous le nom de 7'm^.Çj jouent un trop gi'and
rôle dans le monde politique américain et jusque dans les deux
chambres du congrès. Il a pu, comme le lui reproche le sénateur
Trumbull, nommer son beau- frère, le général confédéré Longstreet,
collecteur du port de la IN ouvelle-Orléans, abuser de sû situation
pour récompenser à tort et à travers des services ou des amitiés
personnelles. Il a pu subir certaines influences financières, et faire
à certaines compagnies des concessions de terre troj) avantageuses
au détriment du trésor public. Il a pu exercer avec trop de sévérité
et outre-passer même dans les états du sud la rigoureuse applica-
tion des lois du congrès. Il a pu surtout montrer une nié liocre ha-
bileté diplomatique, entreprendre trop légèrement l'ann.'xion de la
République Dominicaine. II a pu enfin, comme le lui reproche un
des hommes les plus respectés des États-Unis,. le sénateur Sumner,
manquer d'égards envers la répubUque noire d'Haïti, et oublier
d'inviter à dîner avec ses collègues le représentant noir Frederick
Douglass. Assurément les griefs ne manquent pas contre une admi-
nistration qui a duré quatre ans, aux prises avec de grandes diffi-
cultés politiques, diplomatiques ou financières, et que les lois du
congrès avaient: armée d'un vaste pouvoir discrétionnaire dans les
anciens états insurgés; mais on ne saurait lui reproch*^r aucune
faute grave, et la preuve que l'administration du général Grant a
été bonne se trouve dans ce fait: môme,, qu'on est obligé d'invoquer
contre elle des griefs aussi mesquins ou aussi vulgaires.
Quoi qu'en disent aujourd'hui les adversaires politiques ou les
ennemis personnels du général, ces quatre années n'ont pas été
pour le gouvernement des États-Unis une époque de honte, de ty-
rannie et de corruption. Après tout, la paix a été maintenue et
consolidée au dedans; les états du sud^ reconstruits suivant les lois
du congrès, sont rentrés l'un après l'autre dans le giron de l'Union
fédérale; la privation des droits politiques a été maintenue contre
un certain nombre d'anciens insurgés et d'anciens chefs de la con-
fédération du sud; l'am.nistle a été appliquée graduellement à tous
ceux qui en ont paru dignes. En même temps, d'importantes né-
gociations diplomatiques ont été menées à bien, et l'épineuse ques-
UNE ELECTION PRESIDENTIELLE.
tion des corsaires confédérés armés en Angleterre s'est résolue par
une énorme indemnité payée aux États-Unis. Quant aux finanees,
qui, selon le sénateur Trumbull, ont été tellement dilapidées qu'a-
vec l'argent gaspillé depuis quatre ans « on pourrait acheter une
maison et donner 1,000 dollars à chaque homme de l'indiana, » la
dette publique, qui était de 1 milliards 595 millions de dollars lors
de l'arrivée du général Grant aux affaires, n'est plus que de 2 mil-
liards 23(5 millions, c'est-à-dire qu'elle a diminué en trois ans et
demi de 359 millions de dollars, soit environ 500 millions de francs
par an (1).
Enfin ces lourds impôts sur le commerce et sur l'industrie inté^
rieurs qui entravaient aux Etats-Unis la production nationale vien-
nent d'être considérablement allégés par le congrès sur la proposi-
tion du ministre des fiuances, M. Boutwell. Vinland revenue^ qu'il
ne faut pas confondre à cause de son nom, comme le faisait récem-
ment dans une chambre française un orateur du gouverneaient (2),
avec l'impôt sur le revenu {iiicome-tax), ne ports plus guère aujour-
d'hui que sur certaines denrées d'un usage général, telles que le
whiskey, le tabac et le malt. Le timbre {stump), qui frappait anté-
rieurement presque tous les objets vendus dans le commerce de
détail, ne portera plus que sur les chèques, los traites, les ordres de
bnaque et les remèdes brevetés. Cette modeste réforme, que permet
d'accomplir un excédant annuel de 97 millions de dollars, est d'une
grande importance pour la prospérité industrielle des États-Unis,
si, gravement atteinte par les taxes de guerre, et si mal protégée
par des droits protecteurs énormes qui ne servent qu'à encourager
la contrebande. Même au point de vue économique et fiscal, on ne
(I) Le budget des États-Unis est réglé comme il suit pour l'année 1871-72 :
Recettes..— Revenu des douanes 2!G,370,28G d. 77 c.
Inlaud revenue 130,0 î2,177 d. 72 c.
Vente de terres 2,r375,7!4 d. 19 c.
Diverses sources . 2i,5i8,68S d. 88 c.
Total 37i.,l06,SG7 d. 5i; c.
Dépenses. — Liste civile (traitemens), etc. . CO,08i,757 d. 42 c.
Pensions et Indiens 35,595,131 d. 58 c.
Armée 35,372,157 d. 20 c.
Marine. 21,2i9,809 d. 09 c.
Intérêt de la dette publique.. . 124,3to,100 d. 48 e.
Total 277,517,902 d. 67 c.
Excédant de l'année 9o,5ï?8,9U4 d. 89 c.
f2) Discours do M, Pouyer-Quertier, ministre des finances, dans la séance du 27 dé-
cembre 1871.
520 REVUE DES DEUX MONDES.
peut pas reprocher à l'administration du général Grant d'avoir été
inactive et incapable; elle a obtenu d'immenses résultats, qui au-
raient pu être plus grands, mais qui n'en devraient pas moins sa-
tisfaire les ambitions les plus exigeantes.
Il semblait donc qu'après tant de services rendus au pays, ou, si
l'on veut, après un tel concours de circonstances heureuses, la ré-
élection du général Grant ne dût rencontrer aucun obstacle, au
moins dans le parti républicain. Que les démocrates essayassent de
le combattre, ne pouvant l'attirer dans leurs rangs et voulant chan-
ger la politique du gouvernement fédéral, c'était fort naturel, et
personne ne pouvait en être surpris; mais que des républicains,
assurés avec lui d'un éclatant triomphe, courussent l'aventure d'une
candidature nouvelle, avec la chance à peu près certaine d'être
battus s'ils n'obtenaient pas le concours des démocrates, et d'être
absorbés par ceux-ci dans le cas où ils contracteraient avec eux une
trop étroite alliance, c'est ce qu'on ne pourrait s'expliquer, si l'on
ne se souvenait des rancunes profondes que les radicaux avaient
vouées de longue date au générai Grant, et de la colère que devaient
éprouver leurs chefs en se voyant écartés du pouvoir par une ad-
ministration qu'ils avaient élevée de leurs propres mains. Depuis
trois ans, ils la combattaient pied à pied, jour à jour, dans les
deux assemblées fédérales, surtout dans le sénat; ils lui faisaient
une opposition d'abord sourde, bientôt ouverte, et qui n'avait pas
tardé à prendre un caractère agressif et personnel. Au fond, cette
querelle était plus personnelle que politique, et les adversaires du
président, ne pouvant s'en prendre au parti qui l'avait élu et qui
le soutenait toujours, affectaient de le représenter comme un in-
trus, comme un usurpateur introduit par accident dans les rangs
du parti républicain, où les hasards de la popularité l'avaient con-
duit à la première place, comme un homme politique de contre-
bande, étranger aux affaires dont la direction lui était confiée et
élevé par sa renommée militaire à un poste qu'il était incapable
de remplir. En un mot, il y avait une espèce de jalousie de métier
entre le président Grant et les principaux ou les plus anciens chefs
du parti républicain. Ces hommes d'état expérimentés et vieillis
sous le harnais, qui attendaient depuis si longtemps la récom-
pense de leurs grands services et de leurs longs travaux, ne pou-
vaient se résigner à être supplantés éternellement par un homme
nouveau, sorti des rangs mêmes de leurs anciens adversaires, et
en même temps trop obstiné pour se laisser diriger à leur guise.
Il se passait d'ailleurs aux États-Unis ce qui arrive souvent chez
les nations calmes et prospères, quand les périls ont disparu, et
que les ambitions ou les intérêts peuvent se donner carrière sans
UNE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. 521
risquer de troubler la paix publique. Les grands intérêts nationaux
n'étant plus en soulFrance, les petits intérêts particuliers commen-
çaient à rentrer en scène. En même temps que les rivalités person-
nelles reparaissaient, certaines questions importantes par elles-
mêmes, mais considérées longtemps comme secondaires, semblaient
sur le point de revenir au premier rang. On parlait beaucoup de ré-
formes administratives, commerciales et financières. On se passion-
nait contre les procédés et contre la composition même de l'admi-
nistration du général Giant, qui n'était pourtant ni plus mauvaise,
ni meilleure non plus que ses devancières; on se plaignait du favo-
ritisme traditionnel qui faisait réserver les places dépendantes du
gouvernement fédéral aux seuls partisans de l'administration ré-
gnante, sans égard aux talens ni aux services rendus antérieure-
ment au pays; on combinait des plans de reforme du service civil
pour rompre avec ces pratiques malheureusement invétérées depuis
l'époque du président Jackson , le premier qui ait osé dire et ériger
en maxime qu'en élection, comme en guerre, les dépouilles des
vaincus appartenaient au vainqueur. De leur côté, les partisans du
libre échange, entièrement opprimés depuis la guerre, s'élevaient
avec vivacité contre les résultats détestables d'une politique de
protection à outrance, poussée dans ces dernières années jusqu'à
l'absurde, sous la double influence des nécessités fiscales et des in-
térêts manufacturiers des états du nord ; ils croyaient le moment
venu de s'interposer entre les partis politiques, et de déployer leur
bannière en entraînant à leur suite les habitans des grandes villes
commerciales et maritimes avec les populations agricoles de l'ouest
et du sud. Ces divers élémens, auxquels vinrent se joindre pour les
exploiter les mécontens du parti radical, les habiles du parti dé-
mocrate et les ennemis personnels du général Grant, composèrent
le noyau de l'opposition nouvelle qui tint ses premières assises à la
convention libérale de Cincinnati.
Depuis longtemps, ce nouveau mouvement d'opinion couvait à
petit feu dans les états de l'ouest, surtout dans l'état du Missouri,
où dès l'année 1870 le sénateur et ex-général Schurz et M. Gratz
Brown, le futur candidat à la vice-présidence sur le ticket de Gree-
ley, avaient ouvert une campagne en faveur d'une réconciliation
avec les états du sud , d'un pardon général accordé aux rebelles,
contre les monopoles financiers, pour la réforme du service civil
et pour la liberté commerciale. Dans ce temps-là, il ne faut pas
l'oublier, le journal d'Horace Greeley, la Tribune, qui a toujours
été d'un fougueux protectionisme, [combattait ces novateurs, les
accusait de désorganiser le parti républicain et de le livrer aux
démocrates; quant aux doctrines libre-échangistes, il assurait im-
522 REVUE DES DEUX. MONDES.
perturbablement qu'elles étaient soudoyées par l'or de l'Angleterre.
En 1871, le mouvement avait repris à Cincinnati en formulant plus
clairement son programme; il s'était prononcé à la fois contre tout
monopole (1) sous forme de tarifs de douane ou autres» et pour la
restitution des droits politiques aux anciens sudistes rebelles qui en
avaient été privés depuis la guerre. On résolut enfin cette année
de réunir dans la même ville une convention électorale pour y dési-
gner une candidature présidentielle conforme à ce progi-amme. Le
général Schurz, orateur éloquent,, esprit généreux et sincère, mais
quelquefois un peu chimérique, revenait de Nasbville, dans le Ten-
nessee, où les démocrates du sud lui avaient fait l'accueil le plus
cordial. Enchanté des dispositions conciliantes qu'il avait trouvées.
dans ce pays, il voulait conclure une alliance avec les démocrates,
mais à la condition que ceux-ci vinssent au-devant des républicains
libéraux et consentissent à dissoudre leur parli pour en former un
nouveau. Or les démocrates entendaient bien au contraire garder,
leur drapeau et profiter seulement du renfort qu'on leur amenait
pour désorganiser le parti républicain, en se servant contre 1j gé-
néral Grant du compétiteur qui lui; serait donné, lis ne se rendi-
rent donc qu'en très petit nombre à la convention de Cincinnati.
Au contraire les républicains mécontjns, le général Schurz et le
sénateur TmmbuU en tèle, y figurèrent presque seuls avec les ra-
dicaux avancés des états du nord. Il fut dès lors évident que les
questions di] personnes remporteraient sur les questions de prin-
cipes, et qu'au lieu de s'occuper d'un changement sérieux de poli-
tique on ne rechercherait plus qu'un moyen de faire échouer la
réélection du général Grant. C'était là le seul but qui pût réunir les
effort.s de cette opposition de hasard, et sauf le général Schurz, qui
avait souhaité tout autre chose, les chefs ne cachaient pas que leur
seule pensée était de « battre Grant. »
La convention se rassembla dans les premiers jours de mai à
Cincinnati. Deux, candidatures sérieuses se produisirent. Celle de
Charles-Francis Adams, républicain estimé, porteur d'un grand
nom, digne représentant des principes libéraux affich 's par la con-
vention, mais alors délégué du gouvernement fédéral auprès de
la commission arbitrale de Genève, paraissait naturellement indi-
quée. Le nom de M. Adams se trouva d'abord en tête d.! la liste; mais
les intrigues des conventions électorales en Amérique sont aussi obs-
(1) Cette expression de monopole est uue des plus liabituelles du vocabulaire poli-
tique américain et une de, celles dont on abuse le plus, sans doate parce qu'elle est
de nature à frapper l'esprit d'une nation démocratique et égalitaire. Ainsi l'esclavage
a été attaqué par les abolitionistes comme un monopole, les droits protecteurs sur les
marchandises étrangèi-es forment aussi un monopole en faveur du producteur indigène.
UNE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. 523
eures que celles des conclaves de cardinaux. Petit à petit, le nom
de M. A-dams perdit des voix-, et après six tours de scrutin la ma-
jorité se porta sur l'abolitioniste Horace Greeley, l'homme le moins
fait du monde, soit pour inaugurer une politique libérale, soit pour
servir de chef et de/ centre à un parti nouveau, soit: pour occuper
avec dignité la première magistrature d'un grand pays. On raconte
que kl nouvelle de la nomination d'Horace Greeley, quand elle fut
connue dans le pays, produisit d'abord un effet d'étonnement et
d'iiîlariié incrédule. A New-York, où M. Gree^ey est connu pour un
homiiie d'un esprit aventureux et excentrique, quelques personnes
crurent, être le jouet d'une mauvaise plaisanterie. Pour mieux
tourner en ridicule l'élu de la convention de Cincinnati, les jour-
naux républicains assurèrent qu'on lui avait donné pour collègue le
fameux George-Francis Train ou le non moins fameux Daniel Pratt,
deux extravagans célèbres dans le monde politique américain. L'im-
pression géurrale fut que le choix de Greeley compromettait le
nouveau parti républicain libéral, et devait le priver à la fois de
l'adhf'siou des républicains sérieux et de celle des démocrates, sans
laquelle il ne pouvait réussir, sinon même provoquer de nombreuses
défections dans les rangs des libéraux. Les chefs même^ du parti
ne s'en montraient pas enthousiastes; ils se défendaient d'y avoir
concouru, et, tout en avouant leurs répugnances pour l'homme^
s'excusaient en disant qu'ils avaient obéi, en le choisissant, à des
nécessités de tactique électorale, que nul autre candi lat n'était
mieux en mesure de tenir tête au général Granten lui disputant le
vote des nègres affranchis, et qu'enfin mieux valait nommer le pre-
mier venu que de nommer le général Grant.
Le premier venu, c'était trop dire, car M. Horace Greeley, connu
depuis longues années du public américain tout entier, était loin
d'être le premier venu; mais il aurait presque mieux valu pour le
nouveau parti libéral que la popularité de son candidat fût moins
grande, car elle n'éLait pas tout à fait de nature à le servir auprès
des hommes sérieux. C'est un étrange caractère que celui de M. Ho-
race Greeley, un des types les plus curieux de ces hommes, fils de
leurs œuvres, qui abondent aux États-Unis et qui représentent au
plus haut degré les défauts comme les qualités natives de leurs com-
patriotes. ISé dans la pauvreté et obligé, comme le président Lin-
coln, de travailler de ses mains pour gagner sa vie dans les premières
années de sa jeunesse, il s'est élevé par son seul mérite à la situa-
tion inqiortante qu'il occupe aujourd'hui dans le monde politique
américain. D'abord ouvrier imprimeur, puis journaliste pendant
longues années^ enfin rédacteur et propriétaire d'un des plus grands
journaux des États-Unis, son goûL pour la littératui'e et son humeur
524 REVUE DES DEUX MONDES.
aventureuse le poussèrent dans une voie à laquelle son éducation ne
l'avait pas sufTisamment préparé. Ingénieux, hardi, fantasque, fé-
cond en saillies, sachant se donner l'apparence d'un profond philo-
sophe politique, tout en conservant le langage familier et original
qui plaît à la foule, ce singulier mélange d'élévation et de trivialité
lui valut bientôt une popularité considérable dans les états de Test
et du nord, sui tout chez les habitans des campagnes, pour lesquels
il rédigeait spécialement l'édition hebdomadaire de la Tribune.
Étranger à la discipline des partis, indépendant à l'excès, irrégulier
et excentrique en toutes choses, absolu comme tous les hommes in-
complets, tranchant les questions qu'il ne savait pas dans le sens
des instincts populaires, homme d'imagination avant tout, affectant
les allures d'un vrai paysan du Danube, il avait séduit l'opinion pu-
blique par ses qualités et par ses défauts eux-mêmes, si conformes
au caractère national. Dans sa jeunesse, il avait fondé des sociétés
de tempérance et s'était adonné au régime végétal. Il avait presque
médité la fondation d'une religion nouvelle. Plus tard, sous l'in-
fluence des écrivains socialistes français et anglais, il avait entrepris
la formation de plusieurs communautés phalanstériennes. Toutes les
idées les plus hardies et aussi les plus chimériques s'étaient tour à
tour emparées de son esprit et étalées dans son journal. Quoique
désabusée à la fin de ces rêveries, la Tn^Mw^ de New-York était res-
tée, comme l'indiquait son nom, une tribune ouverte à tous les sys-
tèmes aventureux et à toutes les causes philanthropiques et géné-
reuses. La politique de M. Greeley était un singulier mélange de
l'idéalité la plus élevée et des plus grossiers préjugés populaires.
Agronome émérite, personne n'avait fait plus que lui pour le progrès
et l'éducation des classes agricoles, dont il avait embrassé en re-
vanche les ignorantes passions contre la doctrine du libre échange.
L'abolition de l'esclavage et la protection de l'industrie indigène
étaient devenues ses deux grands chevaux de bataille, et son incon-
testable talent à soutenir ces deux causes populaires avait depuis
longtemps marqué sa place au premier rang du parti républicain.
Sa renommée de journaliste et d'homme public était allée aussi loin
que pouvait le souhaiter une ambition plus modeste. Son influence
morale était des plus grandes, son caractère estimé de ceux même
qui ne partageaient pas ses opinions et qui blâmaient ses bizarreries.
On citait son nom avec celui de M. Bryant, rédacteur du New-
York-Post, comme celui d'un des hommes bien rares qui rachetaient
l'honneur du journalisme américain par leur indépendance, leur
honnêteté et la sincérité de leurs convictions. Le peuple américain
lui avait donné plusieurs de ces noms familiers dont il aime à dé-
corer ses favoris, et qui sont chez lui le signe de la popularité la
UNE ÉLECTION PRESIDENTIELLE. 525
plus grande. On l'appelait Yhonnête Horace, le 2yhilosophe, le sage
de Chappaqua, du nom d'une maison de campagne qu'il avait
achetée pour y installer une ferme modèle. Il avait été membre du
congrès, où il avait siégé avec celui qui devait être le président
Lincoln, et combattu avec fermeté pour la cause abolitioniste. Telle
était son autorité sur l'esprit public, que M. Emerson avait pu écrire
des populations agricoles de l'ouest « qu'Horace Greeley pensait
pour elles moyennant trois dollars par an. » Il semblait que rien ne
manquât à sa gloire, s'il s'était contenté de rester un homme privé;
mais, tout en déclamant contre l'ambition et l'avidité des autres,
M. Horace Greeley était dévoré d'un secret désir : il voulait jouer
un grand rôle politique. Il était las d'être un simple journaliste; il
voulait dans ses vieux jours aborder une scène plus vaste, et il
était prêt à mettre son journal, son influence, son talent d'écrivain
et d'orateur, ses convictions même, s'il le fallait, au service du
premier parti qui lui offrirait le titre de président des États-Unis.
Il était parvenu à ses fins; la convention de Cincinnati, circon-
venue par ses nombreux amis, séduite par ses offres de service,
désireuse de neutraliser l'influence du parti protgctioniste, toujours
si puissant dans les états du nord, ou de l'attirer dans les rangs
des républicains libéraux, s'était laissé entraîner à le choisir pour
chef. Toutefois il y avait lieu de craindre que ce succès lui-même
ne devînt l'écueil où devait périr la vieille réputation de M. Greeley.
En le désignant pour remplir la première magistrature du pays, on
faisait trop bien sentir à tout le monde la différence qu'il y a,
mêmeaux États-Unis, entre un écrivain habile et un homme d'état
sérieux. C'était remettre dans tout leur jour les imperfections de
l'esprit et du caractère de M. Greeley, qui pour ses lecteurs n'étaient
peut-être qu'un charme de plus, mais qui devaient paraître intolé-
rables chez l'homme appelé à diriger l'administration du pays. On
devait se rappeler que M. Greeley n'avait jamais été qu'un homme
de talent, sans grande consistance et, sauf quelques préjugés pous-
sés chez lui jusqu'au fanatisme le plus aveugle, sans principes po-
litiques bien arrêtés.
On l'avait vu maintes fois, dans le cours de sa longue carrière,
varier non pas tant au gré de ses intérêts qu'au gré de ses fantai-
sies, de ses passions et de ses haines. Il avait l'habitude, quand il
épousait une cause, de la compromettre par ses excès de zèle et
par une exagération naturelle à son esprit mal réglé. Ainsi, lors de
la sécession des états du sud et du commencement de la guerre ci-
vile, il avait appartenu à cette fraction du parti républicain et abo-
litioniste pour qui le maintien de l'unité nationale n'était qu'une
chose secondaire, et qui aurait volontiers laissé les états du sud
s'en aller en paix, » pourvu que les états du nord, affranchis de
526 REVUE DES DEUX MONDES.
îa suprématie des esclavagistes, pussent s'organiser s(^parément à
leur guise; le mot que nous venons de citer était de lui, et lui
avait été souvent reproché depuis lors. Puis, pendant la guerre, su-
bordonnant comme toujours l'intérêt national à des passions de
parti, on l'avait tu parmi les plus acharnés à dénoncer les crimes
des rebelles à la vengeance nationale. Enfin, après l'assa^^sinat du
président Lincoln, quand l'exaspération publique était à son comble
contre les chefs vaincus de la rébellion, accusés d'avoir mis eux-
mêmes le poignard aux m.ains du meurtrier, on avait vu M, Horace
Greeley, par une inspiration généreuse, mais au moins inattendue
de sa part, prendre le contre-pied de l'opinion régnante et donner
sa caution pour la mise en liberté de l'ex- président confédéré Jef-
ferson D^vis. Cette versatilité bien connue, ce.goût de la singularité
et du paradoxe, étaient, il faut l'avouer, des défauts bi> n dangerenK
chez un homme qui aspirait à être le chef d'une des plus grandes
nations du monde. On pouvait estimer_M. Greeley en dé^ât de ses
inconséquences, de ses parti-pris et de l'intempérance habituelle
de son langage; toutefois on ne pouvait sans hésitation lui confier
le mandat redoutable qu'il sollicitait de ses concitoyens. D'ailleurs
tout son passé protestait contre le programme du parti libéral.
Quelle raison pouvait-on avoir de le choisir? É-'ait-ce comme parti-
san du libre échange? Il en était l'adversaire acharné. Était-ce
comme gage d'union entre les libéraux et les démocrates? Ces der-
niers ne pouvaient l'accepLer qu'à grand'peine. Était-ce enfin comme
administrateur intègre et rigoureux, capable de faire de profondes
réformes dans le gouvernement fédéral? Sa légèreté, son charla-
tanisme, l'obstination ou l'aveuglement avec lequel son journal
avait soutenu à New-York les administrations les plus véreuses, ne
permettaient guère de concevoir cette espérance. Sans doute la
convention de Cincinnati avait pensé que ce choix était politique;
elle avait cru qu'en raison même du caractère excentrique de
M. Greeley et de son indépendance de tous les partis constitués, il
avait plus de chance que personne de réunir autour de lui des opi-
nions divei'ses et de servir de centre au nouveau parti libéral; mais
c'était là un calcul trop raffiné pour être juste, surtout chez un
pairti nouveau, qui a besoin de racheter sa faiblesse numérique et
son défaut d'organisation par la plus grande netteté de son pro-
gramme et sa plus grande franchise dans le choix des personnes.
M. Greeley pouvait être l'élu d'un groupe d'hommes s'intitulant
convention électorale; il ne pouvait pas être le chef du nouveau
parti iiiiéral, dont il ne représentait pas les principes. C'est ce que
disaienthâutement plusieurs libéraux, qui annonçaient que le choix
de M. Greeley les obligerait à voter pour le général Gi'ant.
Après un pareil choix, la plat»- forme de la convention de Gi»»-
UNE ÉLECTION PRÉSIDEÎNTIEELE. 527
cinnati ne pouvait être rédigée d'une Tnanière bien significative. Il
ne s'agissait plus que de ménageries diverses opinions qu'on s'ef-
forçait de rassembler par ce lien fragile. On proclama en termes
généraux l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinc-
tion de race ou de couleur, le maintien de l'union fédérale, de l'é-
mancipation des noirs, des îimendemens constitutionnels votés les
années dernières, — la suppression de toutes les incapacités poli-
tiques établies après la rébellion au préjudice des hommes qui
avaient fait partie des gouvernemens insurgés, l'amnistie générale
immédiate à tous les anciens rebelles, le maintien jaloux des droits
des goiiverneinens locaux, le rétablissement de Vhabeas corpus pour
tous sans distinction de catégorie, la suprématie des autorités ci-
viles sur les ^autorités militaires, le respect delà liberté individuelle,
la restriction du pouvoir fédéral dans la limite de ses attributions
nécessaires. — D'autres résolutions, dirigées spécialement contre
le général Grant, dénonçaient au pays l'adn.imstration civile fédé-
rale, « devenue entre les mains du président actuel un instrument
de tyrannie, d'ambition, de démoralisation et de gain personnel. »
Pour en fniiravec ces abus, la convention de Cincinnati proposait
de faire adopter une modification constitutionnelle interdisant à
l'avenir la n élection du président. Quant à la question financière
et commerciale, -qui avait joué un si grand rôle dans la formation
du parti libéral, on se bornait, pour ne pas efiaroucher le protectio-
nisme de M. Greeley, à quelques déclarations insignifiantes, contre
la répudiation de la dette, en faveur de la reprise des paiemens en
espèces, contre les concessions de terres vierges aux compagnies
de chemins de fer, qui en abusaient pour les revendre trop cher
aux émigrans. Une dernière résolution, rédigée, dit-on, par M. Gree-
iey lui-même avec une ambiguïté calculée, se prononçait en faveur
« d'un systèni'e de taxation fédérale qui ne touchât pas sans néces-
sité à riridustrie naiionale et qui fournît les ressources nécessaires
pour payer les dépenses d'une administration économe, les pen-
sions,les intérêts de ladette publique, en opérant une réduction mo-
dérée de cotte dette, » et, reconnaissant qu'il y avait dans le sein de
la convention d'honnêtes, mais irréconciliables diiTérunces d'opinion
sur le sujet de la protection ou du libre échange, « réservait la déci-
sion de ces matières au peuple assem4)1é dans ses comices et au
coMgrèe élu par le peuple, sans nulle intervention ni influence du
pouvoir exécutif. ■)) On se contenta dccette promesse de neutralité
mutuelle, aussi peu'sérieuse que peusincère.
En revanche, la convention de Cincinnati se dédommagea d^s
inévitables timidités de son programme en frappant à tour de bras
«ur le général Grant. Elle rédigea une sorte de proclamation offi-
cielle qui n'était d'un bout à l'autre qù'u»e déclaraatioû furibonde
528 REVUE DES DEUX MONDES.
contre le président et son administration personnelle. « L'adminis-
tration actuelle , y était-il dit, s'est rendue coupable d'un relâche-
ment déplorable et d'un mépris grossier des lois du pays; elle a
usurpé des pouvoirs qui ne lui sont pas accordés par la constitu-
tion... Le président des États-Unis s'est ouvertement servi des
pouvoirs et des facilités de sa charge pour la poursuite de ses in-
térêts personnels. 11 a conservé notoirement des hommes corrom-
pus et indignes dans des postes élevés... 11 a usé des services pu-
blics comme d'un instrument de parti et d'influence personnelle, et
il s'est mêlé avec une tyrannique arrogance des affaires des états et
des municipalités. 11 a récompensé avec des places lucratives des
hommes qui avaient acheté sa faveur par des présens, encoura-
geant ainsi la démoralisation politique par son éclatant exemple. Il
s'est montré déplorablement inférieur à sa tâche, et criminellement
insouciant des responsabilités de ses hautes fonctions... Les parti-
sans de l'administration se sont dégradés eux-mêmes et ont désho-
noré le nom de leur parti en se faisant bassement les sycophantes
du dispensateur du pouvoir et des places; ils ont cherché à étouf-
fer la voie de la juste critique et le sens moral du peuple. »
A ces dénonciations brutales, qui donnaient à l'opposition des ré-
publicains libéraux un caractère tout personnel, vinrent se joindre,
quelques semaines après, celles du sénateur Sumner, qui au dé-
but n'avait pas cru devoir prendre part au mouvement de Cin-
cinnati. 11 se leva en plein sénat, au moment même de la fin de la
session, pour prononcer un discours virulent contre le général
Grant, l'accusant de népotisme, de césarisme, d'incapacité scanda-
leuse, affirmant qu'il avait soldé ses dettes personnelles à l'aide de
son patronage administratif, mis ses nominations au service de ses
intérêts et de ses affections de famille, et que même il s'était enri-
chi des cadeaux faits par ses créatures. D'ailleurs, ajoutait M. Sum-
ner avec une jalousie trop visible, où le président aurait-il pu se
préparer au gouvernement et à la vie publique? Peu de militaires
ont su faire dans l'histoire figure de vrais hommes d'état, et le
général Grant le pouvait moins que tout autre, « lui qui était entré
à quarante-six ans dans la vie politique, et qui, avant la guerre
civile, gagnait quelques centaines de dollars par an à tanner des
peaux dans la ville de Galena? » Ces violences dépassaient de beau-
coup le but, et elles étaient d'autant plus choquantes qu'elles ve-
naient d'un des hommes politiques les plus sérieux, les plus res-
pectés de l'opinion républicaine. Les sénateurs du parti du président,
MM. Conkling, Logan, Carpenter, donnèrent la réplique à M. Sumner,
et ils n'eurent pas de peine à se venger sur M. Greeley des injures
faites par ses amis au général Grant. Ainsi débuta dans l'enceinte
même de la grave assemblée sénatoriale la grande joute oratoire
UNE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. 529
à laquelle les partisans de Grant et de Greeley allaient se livrer
pendant plusieurs mois sur le corps de leurs candidats respectifs,
et qui devait rester célèbre par un débordement d'injures encore
sans exemple, même dans ce pays du gros langage et de la calomnie
sans conséquence.
II.
La lutte électorale commençait à peine, et déjà la cause de
M. Greeley était bien compromise. Les démocrates étaient loin
d'être satisfaits du choix de la convention libérale, et, malgré les
flatteries que l'opposition leur avait faites, semblaient disposés soit
à désigner à leur tour un candidat de leur opinion, soit même, à
défaut de candidat possible, à donner leurs voix au général Grant.
Le comité national exécutif démocratique s'était réuni à New-York
le 8 mai, au lendemain des manifestations de Cincinnati , sous la
présidence du banquier Auguste Belmont, et il avait décidé qu'une
convention démocratique se rassemblerait le 9 juillet à Baltimore.
Une motion d'ajournement indéfini, faite par un pîirtisan de Gree-
ley, avait été repoussée sans discussion sérieuse. Les démocrates en
effet ne pouvaient se croire engagés par la convention de Cincin-
nati, où n'avaient figuré qu'un très petit nombre des leurs, et ils
craignaient d'être dupés par les radicaux. De leur côté, les free-
traders (libres échangistes) disaient hautement qu'on les avait trom-
pés, et se préparaient à choisir eux-mêmes un autre candidat que
M. Greeley. L'organisateur de la convention de Cincinnati, le gé-
néral Schurz, quoique visiblement chagrin de la voie oii l'on était
entré, restait fidèle aux résolutions prises, et cherchait à rallier les
mécontens; on remarquait avec étonnement que, dans aucun de ses
discours en faveur de la candidature de M. Greelej , il ne s'était dé-
cidé à faire l'éloge personnel de ce candidat. Il le recommandait
platoniquement, par esprit de discipline, et évidemment faute de
mieux.
Les républicains restés fidèles au général Grant jugèrent que le
moment était venu d'entrer en scène. Ils se rassemblèrent en con-
vention le 5 juin à Philadelphie. Leur choix était tout fait, leur
programme n'avftit pas varié, et il ne s'agissait pour eux que de les
proclamer. Aussi la réunion eut-elle moins le caractère d'une déli-
bération politique que d'une cérémonie officielle et d'une fête à
grand orchestre, dont tous les détails, réglés d'avance, s'exécutè-
rent avec la plus rigoureuse discipline. La convention s'asseuibla
dans la salle de l'Opéra, décorée pour la circonstance de drapeaux,
de fleurs et de feuillages, encadrant les portraits de Washington, de
TOME ai. — 1872. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
Lincoln et du général Grant; 750 délégués étaient présens, chaque
état ayant envoyé à la convention deux fois autant de délégués qu'il
possédait de sénateurs et de députés. En attendant l'ouverture de
l'assemblée, les délégués présens à Philadelphie débattaient dans
des caucus ou réunions préparatoires le choix d'un candidat à la
vice-présidence. Des meetings, des discours, des processions, des
parades, occupaient le reste de leur temps. Enfin l'ex-gouverneur
William Claiïin, du Massachusetts, président du comité exécutif
national républicain, annonça l'ouverture des débats. Comme d'u-
sage, une prière fut dite par un clergyman, membre de la conven-
tion, pour appeler sur ses travaux la bénédiction du ciel. Un prési-
dent provisoire fut désigné : ce fut M. Morton Mac-Michaël, ancien
maire de Philadelphie. Ensuite il fut procédé à l'élection des quatre
comités réglementaires, le comité d'organisation pour choisir le
bureau de l'assemblée, le comité des credentials pour se livrer à
la vérification des pouvoirs des délégués, le comité des résolutions,
de beaucoup le plus important, pour rédiger la lAate-forme et
proposer les canditats, enfin le comité des rides of orders and
business pour s'occuper des questions d'ordre et d'oj-ganisation
matérielle; dans chacun de ces comités doit entrer un dél^^gué de
chaque état. Pendant que ces quatre commissions étaient à l'œuvre,
les membres de la convention se mirent à discourir sur le thème
obligé de l'éloge du parti républicain et du panégyrique du général
Grant. Parmi les orateurs qui profitaient de l'occasion pour se pro-
duire, quelques délégués nègres des états du sud se faisaient re-
marquer par une véritable éloquence. Il n'y eut pas une seule voix
dissidente. La convention n'était, comme le dit un témoin oculaire,
« qu'un perpétuel hurrah pour Grant. »
Cependant le comité d'organisation rentre en séance et propose
de nommer président de l'assemblée le juge Thomas Setile, un
homme du sud rallié à la bonne cause, mais qui avait servi dans
l'armée confédérée pendant la guerre. Celui-ci, en prenant posses-
sion du fauteuil, remercie l'assemblée « de Tinsigne distinction
qu'on lui accorde en le choisissant pour présider les délibérations
du plus grand parti de la plus grande nation du monde, » et déclare
qu'il accepte cet honneur u comme une main fraternelle tendue par
les magnanimes sœurs du nord aux sœurs égarées, punies, régéné-
rées, patriotiques, du sud. » Il conclut en affirmant que le sud de-
mande la réélection de Grant, et que Grant y est nécessaire pour le
maintien de l'ordre et de la loi. Cette harangue redondante, mar-
quée au coin de la déclamation et de la vantardise nationales, est
accueillie, comme toujours, par un enthousiasme indescriptible.
Le lendemain, la convention se réunit de nouveau. Le comité des
UNE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. 531
résolutions n'a pas encore terminé sa besogne, et on attend sa ren-
trée en se livrantà divers délassemens républicains et patriotiques :
on se remet à discourir comme la veille, on écoute de la musique.
Arrive la nouvelle des élections de l'Orégon, qui ont tourné en
faveur de l'opinion républicaine : c'est du terrain gagné sur l'en-
nemi. Cette victoire inespérée est saluée par des acclamations. Puis
on examine les pouvoirs des délégués ; sur le rapport du comité
spécial, on tranche le différend qui s'élève entre les deux déléga-
tions rivales du territoire de Dakotah en décidant qu'elles siégeront
toutes les deux, mais qu'elles n'auront pas droit à un double vote.
Pour rUtah, où la môme difficulté se présente, on repousse la dé-
légation mormonne, on admet au contraire celle des gentils', après
quoi l'assemblée, étant constituée, nomme pour les quatre an-
nées qui vont suivre le comité national-exécutif, qui en est la re-
présentation permanente, et qui se compose d'un membre par état.
Divers délégués proposent ensuite des résolutions de leur cru, qui
sont renvoyées à l'examen de la commission. Enfin la candidature
du général Grant est proclamée en grande pompe. C'est le général
Shelby Collom, de l'IIlinois, qui a l'honneur de porter la parole.
(c Au nom du parti républicain de l'IIlinois et des États-Unis, s'é-
crie-t-il, au nom de la liberté, de la loyauté, de la justice et de la
loi, dans les intérêts de l'égalité, du bon gouvernement, de la paix
et des droits égaux de tous, conservant avec une profonde gratitude
le souvenir de ses hauts faits sur le champ de bataille et de ses
beaux talens d'homme d'état comme magistrat suprême de cette
grande nation, je nomme président des États-Unis, pour un second
terme, Ulysse Grant ! » A ces paroles, le délire ne connaît plus de
bornes. Toute l'assemblée était debout; on agitait les mouchoirs, on
jetait les chapeaux en l'air; un portrait équestre du général Grant
apparut sur la scène. On fit alors l'appel des voix; le nom de Grant
obtint l'unanimité de 752 voix. La cérémonie finit par des chants;
on psalmodia en chœur la chanson du « vieux John Brown » et « mar-
ching through Georgia. » La convention tout entière entonnait les re-
frains, tandis qu'un délégué de Montana faisait les soli. 11 y eut un
peu moins d'enthousiasme pour l'élection du vice-président. Entre
plusieurs candidats possibles, les plus sérieux étaient le sénateur
Wilson et le vice-président sortant, M. Schuyler-Colfax. M. Wilson
était proposé au choix de la convention par son président; M. Colfax,
présenté par un délégué de l'Indiana, était vivement soutenu par
les hommes de l'ouest. Après deux tours de scrutin, M. Wilson fut
élu par 394 voix et demie contre 325 et demie données à M. Colfax.
Aussitôt les partisans de ce dernier proposèrent, en son nom, de
recommencer le vote, afin que tout le monde pût s'y associer, et
que cette. seconde élection fût unanime, comme la première.
532 REVUE DES DEUX MONDES.
Quant à la ■plate-forme de Philadelphie, elle ne différait guère de
celle de Cincinnati, sinon sur la question du libre échange, où le
programme de Cincinnati stipulait la neutralité du gouvernement.
La convention de Philadelphie s'adonnait au contraire au système
protectioniste, ce qui lui assurait l'appui très important des grands
maîtres de forges de la Pensylvanie. Elle commençait par rappeler les
services considérables rendus depuis onze ans par le parti républi-
cain, la répression de la rébellion, l'émancipation des esclaves, l'éga-
lité établie entre tous les citoyens, l'apaisement des désordres civils,
la construction du chemin de fer du Pacifique, l'établissement d'une
monnaie nationale, la répudiation de la dette repoussée avec mé-
pris, le crédit national soutenu sous le poids des charges les plus
extraordinaires, la réduction de la dette dans la proportion de
100 millions de dollars par an depuis le début de l'administration
du général Grant, la réduction des taxes, les difficultés extérieures
conjurées et l'honneur de la nation respecté dans le monde en-
tier. Après avoir ainsi énuméré les mérites de l'administration de
Grant, la convention déclarait : que le pays lui continuerait sa con-
fiance, — que la liberté et l'égalité civile et politique devaient être
maintenues par une législation ferme, sans distinction de race, de
couleur, de croyance ni de condition, — que les amendemens à la
constitution devaient être maintenus, — que tout système de né-
potisme et de récompense de partis était démoralisant et funeste,
— qu'il ne fallait plus de concessions de terres à des corporations
et monopolesy — qu'il fallait se servir des excédans de revenus à
la fois pour réduire la dette et pour réduire les impôts indirects,
sauf les droits sur les tabacs et les liqueurs, sauf aussi les droits
de douane qui protégeaient l'industrie et le travail national, —
qu'il fallait reprendre les paiemens en espèces, — que le président
et le congrès faisaient leur devoir en proscrivant et en supprimant
dans les états du sud les organisations insurrectionnelles et les so-
ciétés secrètes, — que d'ailleurs le congrès ferait bien d'étendre le
bénéfice des lois d'amnistie dans la mesure de la prudence, —
qu'enfin il fallait respecter aussi soigneusement la constitution et
les droits du gouvernement fédéral que ceux des citoyens et des
états. Ajoutez à cela plusieurs résolutions consacrées d'avance et
pour ainsi dire obligatoires dans tout programme électoral républi-
cain ou démocratique, une résolution en faveur des nouveaux ci-
toyens naturalisés, qu'il fallait protéger contre les réclamations de
leurs anciens gouvernemens, une autre en faveur du travail, et re-
commandant l'étude de ses rapports avec le capital, une autre en
faveur des anciens soldats de l'Union, pour qu'il leur fût donné des
récompenses nationales, puis une dernière résolution, celle-là d'in-
vention nouvelle, en faveur du droit des femmes et de leur admis-
UNE ELECTION PRÉSIDENTIELLE. 533
sion aux carrières civiles. On le voit, les dissentimens de principes
n'étaient pas bien profonds entre les deux partis qui se disputaient
la présidence, et c'étaient les questions de personnes qui évidem-
ment les divisaient le plus.
Ce n'est pas ainsi que l'entendaient les hommes convaincus du
parti libre-échangiste et du parti démocratique; aussi leur opposi-
tion à la convention de Cincinnati se prononçait-elle chaque jour
davantage. Peu après les événemens de Philadelphie, les free-tra-
ders eurent un grand meeting à New-York sous la présidence de
M. Cullen Bryant, poète et économiste distingué, et rédacteur en
chef du New- York- Post. 11 y avait environ 2,000 personnes pré-
sentes. Plusieurs discours très vifs furent prononcés contre la can-
didature de M. Horace Greeley et contre l'absence de principes et
d'idées sérieuses qui régnait depuis trop longtemps dans les grands
partis politiques. Le président dit que les lois d'impôts des États-
Unis étaient devenues un assemblage d'abus grossiers. Le profes-
seur Perry, attaquant à la fois Horace Greeley et le général Grant,
déclara dans un langage pittoresque que les hommes sensés ne vou-
laient plus avoir pour symbole du pouvoir exécutif « ni une baïon-
nette enveloppée de fumée de cigare (on sait que le général Grant
est un fumeur déterminé), ni un président occupé à arroser les
choux du jardin exécutif » (par allusion aux goûts champêtres et
horticoles de M. Horace Greeley). M. David Wells, un des premiers
financiers des États-Unis, s'écria « qu'il était grand temps que les
candidats à la présidence eussent d'autres mérites que de fendre
du bois (comme le président Lincoln), de porter des chapeaux gris
(comme M. Greeley), de savoir raccommoder des vieilles culottes
(comme le président Johnson, ancien garçon tailleur), ou de se gri-
ser de temps à autre; » cette dernière méchanceté, destinée peut-
être au général Grant, pouvait aussi bien s'appliquer à d'autres.
Des résolutions furent votées, déclarant que, les questions politiques
nées de la guerre et de l'esclavage étant vidées à jamais, « le be-
soin se faisait sentir d'une politique basée sur les intérêts matériels
et sur les réformes pratiques, financières et civiles, » que dans le
relâchement des anciens liens de partis « la convention de Cincin-
nati avait été considérée avec espoir comme devant réaliser ce pro-
gramme, qu'elle avait elle-même proclamé; » mais qu'ayant man-
qué à ses promesses elle avait désappointé tous les hommes de
sens. Des pouvoirs furent enfin donnés au président du meeting pour
composer un comité de dix membres chargés d'aviser aux moyens
de faire prévaloir le véritable programme du parti libéral.
Quelques jours plus tard, une conférence de libres échangistes
fut convoquée à New-York pour examiner s'il n'était pas possible
d'unir plus étroitement toutes les opinions contraires à l'adminis-
534 REVUE DES DEUX MONDES.
tration du général Grant en nommant un nouveau candidat sérieu-
sement libéral. Le général Schurz, MM. Gox, Bryant et David Wells
avaient signé la convocation. Cette conférence se réunit le 21 juin
à Fifth -Avenue-Hôtel. Les invités étaient au nombre d'environ 200;
il y avait à peu près une centaine de personnes réunies, sous la
présidence de M. Cox, de l'Ohio. Le petit nombre des assistans était
largement compensé par leur importance personnelle; on y voyait,
outre MM. Bryant et Schurz, beaucoup des hommes politiques les
plus distingués des États-Unis, comme MM. Trumbull, le général
Dix, David Wells, le sénateur Rice, de l'Arkansas, et bien d'autres.
C'était à peu près tout l'état-major du parti libéral ; même dans ce
petit cénacle, on ne parvint pas à s'entendre. Après avoir longue-
ment discouru, beaucoup et tumultueusement déclamé pour et
contre Greeley, on se sépara convaincu qu'il n'y avait plus rien à
faire. Les partisans de Greeley réussirent à faire ajourner toute dé-
cision, ce qui équivalait à l'abandon de l'entreprise. En sortant de
la réunion, vingt personnes déterminées se rassemblèrent en étroit
conciliabule, et désignèrent comme candidats libéraux à la prési-
dence et à la vice-présidence MM. William Groesbeck, de l'Ohio, et
Fred. Olmsted, de New-York; ils rédigèrent également, séance te-
nante, une plate- forme libre-échangiste. Les deux personnages dé-
signés refusèrent au plus vite cette candidature ridicule. Cette fois
les libres échangistes durent s'avouer vaincus, et ils se résignèrent
soit à voter pour Greeley, soit à s'abstenir entre deux candidats
également contraires à leurs doctrines.
En même temps, il se faisait des efforts sérieux pour rassembler
dans les centres industriels un grand parti du travail [labour- pariy)
en dehors des cadres des partis officiels et au-dessus de tous les
programmes purement politiques. Quoique la question sociale soit
beaucoup plus simple aux États-Unis que sur le continent du vieux
monde, grâce à l'abondante liberté politique qui y règne et au bon
sens que cette liberté répand toujours dans les masses populaires,
les ouvriers des manufactures ont formé depuis longtemps en Amé-
rique de vastes- coalitions ayant pour objet, soit de soutenir les
grèves, soit dé faire prévaloir et décréter par la loi ce qu'ils appel-
lent « le principe » des huit heures de travail quotidien. Tous les
partis, intéressés à se ménager l'alliance des associations ouvrières,
flattent plus ou moins leurs erreurs, et s'emploient, dans la mesure
du possible, à réaliser pratiquement les améliorations qu'elles ré-
clament. Aussi ne jouent-elles qu'un rôle as'^ez effacé dans la poli-
tique générale du pays, où elles servent d'instrumens électoraux
aux partis qui s'en emparent. C>tte fois les républicains avaient
intérêt à les mettre en mouvement pour provoquer une division de
plus dans le camp de leurs adversaires. Ils ressuscitèrent pour la cir-
UNE ÉLECTION PRESIDENTIELLE. 535
constance la candirlature déjcà oubliée du juge Davis, de la cour
suprême, et du philanthrope Théodore Parker, désignés de longue
date par Ja ligue des labour -re former s comme leurs candidats à la
présidence des États-Unis. Sur le refus de M. Davis et de M. Par-
ker, les lahour-rc fonners se réunirent de nouveau à New-York, le
29 juin, pour en désigner d'autres. De grands efforts furent faits
auprès d'eux pour les décider à se rallier purement et simplement
à la candidature du général Grant. Quoique la majorité penchât
dans ce sens, on ne put obtenir d'elle une déclaration positive.
Ces entreprises locales, ces initiatives individuelles n'avaient pas
grande chance de succès dans un pays où les choses de la politique
se décident par grandes masses, et où les partis, une fois consti-
tués, maintiennent dans leur sein une stricte discipline; mais elles
prouvaient le désordre, l'agitation d'esprit anormale où la nomina-
tion de M. Greeley par l'opposition et l'alliance sui"prenante du radi-
calisme avec la démocratie avait jeté le monde politique américain,
La candidature de M. Greeley, si inattendue à l'origine et d'un suc-
cès si invraisemblable, n'en faisait pas moins des progrès lents et
sûrs. La discipline politique l'emportait petit à petit sur les diverses
tentatives de sécession faites dans le nouveau parti libéral par les
hommes sérieux que blessait le choix de M. Greeley. Les dissidens,
après de vains essais de révolte, rentraient un à un dans le sein du
parti, non convertis assurément, mais résignés à obéir. Le mouve-
ment séparé des libres échangistes avait complètement réussi; xelui
des labour -rcformcrs n'avait pas pu aboutir. Quant aux démo-
crates, d'abord pleins de répugnance pour l'alliance qui leur était
offerte, ils commençaient à se laisser séduire par l'espoir d'en tirer
parti. Sans doute ils se méfiaient de M. Greeley, et n'avaient au-
cune raison de le regarder comme un ami solide ; pourtant la re-
connaissance des droits des états, l'assurance qu'aucun empiéte-
ment nouveau ne serait fait par le gouvernement fédéral, et surtout
la promesse d'une amnistie générale levant les dernières incapa-
cités politiques maintenues depuis la guerre contre quelques-uns
des chefs confédérés, étaient de grands et sérieux avantages qu'il
ne fallait pas dédaigner. Ils craignaient d'être dupes et de se voir
reniés le lendemain de l'élection par le président qu'ils auraient
concouru à élire; cependant le meilleur moyen d'éviter cette mésa-
venture n'était-il pas encore de s'attacher à lui en grand nombre,
de l'attirer dans leur camp, de se l'approprier par une adoption
franche, d'exiger de lui des gages certains, et de se servir de son
nom pour rentrer au pouvoir derrière lui? M. Greeley d'ailleurs
n'épargnait rien pour se faire bien venir de ceux qui avaient été
pendant longtemps ses pires ennemis. Son journal la Tribune , dont
il avait ostensiblement abandonné la direction en acceptant la eau-
536 REVUE DES DEUX MONDES.
didature, mais qui continuait à se rédiger sous son influence, était
devenu le plus zélé du monde pour les démocrates des états du
sud. Il allait jusqu'à dire que la guerre civile n'avait été qu'un mal-
entendu déplorable, et qu: jamais les hommes du sud n'avaient eu
sérieusement l'intention de se séparer de la patrie. Poussant jus-
qu'au bout son zèh de néophyte et de défenseur intéressé de ces
rebelles qu'il avait jadis sj violemment combattus, il essayait de
justifier les sociétés secrètes des états du sud, et de démontrer que
le fameux Ku-Klux-Khlan, dont les féroces attentats contre les
nègres affranchis et contre les républicains des états du sud jetaient
encore la terreur et la désolation dans ces provinces, n'existait plus
qu'à l'état de légende: ou que du moins il s'était transformé en une
association politique conservatrice d'un caractère tout pacifique.
Quant aux droits des états, il les exaltait avec une ardeur d'autant
plus louable qu'elle était chez lui assez nouvelle, et qu'il avait tou-
jours passé pour un de ces esprits absolus qui veulent faire préva-
loir leurs idées à tout prix, en dépit des formes légales et protec-
trices des droits établis. Cette brusque palinodie ne paraissait pas
bien sérieuse, et jetait un jour peu favorable sur le caractère de
l'homme que l'ambition politique entraînait si légèrement à de pa-
reilles faiblesses; mais évidemment cet homme était de ceux qu'on
pouvait circonvenir et dominer par l'appât du pouvoir. Il avait plus
de vanité que de convictions, plus de savoir-faire que de valear
sérieuse. Ne pouvait-on pas s'emparer de lui, se distribuer d'avance
les ministères, provoquer, grâce à son élection, un mouvement
d'opinion pour le prochain renouvellement du congrès, rentrer dans
la place avec lui et y régner sous son nom? C'est cette espérance
que M. Greeley et ses amis encouragèrent de toutes leurs forces,
sans grand souci de leur dignité; ils réussirent si bien que lors
de la réunion de la convention démocratique, convoquée quelques
mois plus tôt malgré leurs efforts, la grande majorité de cette as-
semblée se trouvait acquise d'avance à la candidature du sage de
Chappaqna.
La lutte décisive eut lieu, non dans la convention elle-même,
qui chez tous les partis bien organisés n'est qu'une délégation
chargée de dénombrer les suffrages et de proclamer en grande
pompe les résolutions prises, mais dans les conventions prépara-
toires tenues dans chaque état, où se discutait réellement le choix
des délégués, nommés en bloc au scrutin de liste et chargés de
porter dans un sens ou dans un autre tout le poids des votes de
leur état. Les conventions électorales se composent en effet de
la même manière que le collège électoral qui nomme au second
degré le président des États-Unis. Une majorité, même insigni-
fiante, dans le sein de chaque état donne l'appoint de tous ses
UNE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. 537
suffrages an parti qui triomphe. Partout les greeleyites et les anti-
Greeley se livrèrent des combats acharnés ; presque partout une
majorité faible, mais suffisante, so prononça en faveur de Gree-
ley. Les deux conventions démocratique et libiVale de l'IUinois
avaient même donné l'exemple de la coalition en contractant une
union solennelle et théâtrale; les libéraux s'étaient rendus en cor-
tège dans le sein de la convention démocratique. L'exemple avait
été suivi dans le Massachusetts, l'Ohio, la Virginie, la Géorgie et le
New-Jersey. Il devenait donc impossible de faire échouer Greeley
à moins de voter pour Grant. Son succès n'était plus douteux dans
la convention, puisqu'elle n'avait plus qu'à enregistrer les déci-
sions de ses commettans.
L'assemblée se réunit le 9 juillet à Baltimore. De tous les états
qui y étaient représentés, le petit état de Delaware, obéissant à
d'anciennes et profondes convictions démocratiques, était le seul
qui eût donné mission formelle à ses délégués de refuser leurs voix
à M. Greeley et de réclamer jusqu'au bout la formation d'un nou-
veau ticket électoral dans le sens des siraight-oiit democrats ou
démocrates purs. La délégation de l'Indiana n'avait pas reçu d'in-
structions bien précises, car elle paraissait disposée à proposer
comme démocrate pur, ou sti-aight-out, le sénateur Hendricks, de
l'Lîdiana; mais celui-ci ayant accepté une autre candidature, celle
de gouverneur de son état, la délégation dut renoncer à son projet,
et elle se replia sur Greeley, qui fut élu do la sorte à la presque
unanimité. Du reste, la convention de Baltimore sembla prendre
à tâche de s'effacer derrière celle de Cincinnati en acceptant son
œuvre tout entière. Elle ne siégea que juste le temps nécessaire
pour dire amen à toutes les décisions des républicains libéraux;
elle adopta textuellement le programme et les résolutions de Cin-
cinnati sans y changer un seul mot. Cette opération fut exécutée
avec beaucoup d'ensemble, sinon sans quelques discussions vives.
A Cincinnati, il avait ûillu six tours de scrutin pour accoucher de
la nomination Greeley. A Baltimore, un seul tour suffit : 686 voix
contre 38 érigèrent le rédacteur en chef de la Tribune à la dignité
pour lui bien peu enviable de chef du parti démocrate.
Il n'y avait plus à s'en dédire. La candidature de M. Greeley dé-
fiait maintenant tous les efforts de ses adversaires et toutes les ré-
pugnances secrètes de ses partisans involontaires. Sans doute la
position du candidat était bizarre : nom.mé par deux grands par-
tis, il n'en représentait sérieusement aucun. S.^s antécédens et ses
principes, si du moins il en avait encore, n'étaient d'accord ni
avec le programme véritable des libéraux, ni avec les secrètes opi-
nions des démocrates. Cette coalition n'était qu'une machine de
guerre pour battre en brèche le général Grant. « N'importe qui pour
588 KEVUE DES DEUX MONDES.
battre Grant, » c'était le cri du jour dans l'opposition tout entière,
et il faut ajouter le seul cri de guerre auquel pouvaient se rallier
ses membres épars. Les états du sud se distinguaient surtout par
leur zèle. Il y avait bien çà et là quelques vieux confédérés intrai-
tables, comme le sénateur Toombs, de la Géorgie, qui injuriaient
leur ancien ennemi sans se préoccuper des conséquences; mais la
plupart des ci- devant rebelles embouchaient la trompette en son
honneur. Le gouverneur Yance, de la Caroline du nord, fit lui-
même un discours ardent en faveur de Greeley, qu'il félicita, peut-
être avec une certaine ironie, d'être enfin devenu un bon démocrate.
Dans la convention de Virginie, le gouverneur Smith avait déclaré
« qu'il voterait pour juif ou gentil, chien ou démon, à la condi-
tion de battre Grant. » Un autre orateur avait avoué franchement
« qu'il prenait Greeley comme on prend de la quinine dans un pays
et dans un temps de fièvre. )> Les sentimens des démocrates étaient
visibles : ils exécraient leur candidat; m.ais, avec ce bon sens poli-
tique qui n'abandonne jamais en ce pays les opinions les plus pas-
sionnées, ils sentaient qu'il n'y en avait pas d'autre possible, et ils
essayaient d'en tirer parti. Ils faisaient de nécessité vertu, et, une
fois leur résolution prise, ils ne songeaient plus qu'à réussir. On ne
trouva pas, dans toute la convention de Baltimore, vingt signatures
à mettre en bas d'une protestation contre l'élection de Greeley.
Les chances du vieux « philosophe » avaient donc beaucoup aug-
menté; mais comme toujours, en évitant un premier péril, il allait
se trouver en présence d'un autre. Il avait triomphé de la répu-
gnance des démocrates; maintenant les républicains libéraux com-
mençaient à déserter son camp. C'était l'inévitable danger de cette
candidature incertaine et amphibie. M. Greeley était condamné à
faire comme ces équilibristes qui se tiennent debout sur deux che-
vaux lancés au galop, un pied sur chacun, mais qui peuvent tom-
ber dans le vide, si l'un des deux fait un écart. Gagnerait-il plus
d'adhésions du côté des démocrates qu'il n'en perdrait du côté des
libéraux? et, s'il retenait les libéraux sous son joug, ferait-il plus
de recrues du côté des républicains qu'il ne lui manquerait de par-
tisans du côté des démocrates? Toute la question électorale était
dans la proportion de ces gains et de ces pertes. On ne pouvait sa-
voir à quoi s'en tenir avant les élections locales, qui devaient avoir
lieu dans plusieurs états avant le vote du mois de novembre, et
donner la mesure de la force des différens partis. De toutes ces
épreuves préparatoires, celles qu'on attendait av^c le plus d'im-
patience étaient celles de la Caroline du nord, de la Pensylvanie et
du Maine, états où les forces des deux partis se balançaient d'ha-
bitude, et dont le vote devait fournir un indice certain des opinions
dominantes dans les trois régions du sud, de l'est et du centre.
UNE ÉLECTION PRESIDENTIELLE. 539
Quant à l'ouest, il semblait à peu près acquis au général Grant;
c'est du moins ce qui résultait du vote récent de l'Orégon, où les
républicains, battus antérieurement, venaient de reprendre l'avan-
tage. Cette extrême importance des élections d'état tient surtout
au mode de nomination des électeurs présidentiels, élus, comme
on sait, par scrutin de liste, dans le sein de chaque état, en nombre
égal à celui des sénateurs et des représentans. Une très légère ma-
jorité suffit pour entraîner dans un sens ou dans l'autre tous les
votes de l'état. Il en résulte que la majorité numérique du vote po-
pulaire peut être en désaccord avec la majorité du collège chargé
de l'élection présidentielle. Or cet arrangement était tout favorable
à Grant, qui paraissait devoir l'emporter dans beaucoup d'états à
une faible majorité, et défavorable à Greeley, qui se croyait à peu
près sûr d'une quasi-unanimité, mais dans un petit nombre d'états
seulement. Il fallait vaincre d'abord sur le terrain des élections
locales, afin de vaincre plus tard dans l'élection générale.
La guerre commença donc de part et d'autre avec un véritable
acharnement. D'abord les deux candidats restèrent en dehors de la
mêlée. En temps d'élection, les candidats doivent abdiquer toute
espèce de libre arbitre; ils deviennent la chose des partis qui les ont
nommés, et qui les font parler ou se taire à leur guise. La plupart
du temps, ils se tiennent à l'écart et observent un prudent silence :
leurs partisans se compromettent pour eux et leur interdisent d'ou-
vrir la bouche; on ne leur permet même pas d'écrire. Quand on re-
doute de leur part quelque imprudence, on leur fait subir une sorte
de quarantaine électorale; on les met sous clé, ou plutôt sous la
garde d'amis réservés et inflexibles, chargés d'éloigner d'eux l'encre
et le papier, de ne pas laisser échapper de leurs lèvres une parole
qui n'ait été mûrement méditée, de ne pas leur permettre d'entrer
dans un bureau télégraphique, dans un café ou dans une salle d'au-
berge. Cette abstention forcée ne devait pas coûter grand'chose au
général Grant, dont la taciturnité naturelle est devenue proverbiale,
et touche presque à l'indifférence; elle était plus difficile à imposer
à M. Greeley, le plus bavard et le plus indiscret des hommes, et
sur lequel les républicains comptaient pour commettre à leur profit
quelques-unes de ses intempérances de langage habituelles. En
revanche, leurs partisans se mirent en campagne d'un bout du
pays à l'autre, et depuis les grandes halls des populeuses cités du
nord jusqu'aux forêts de l'ouest et du sud le territoire entier reten-
tit des noms de Grant et de Greeley, sans cesse mis en parallèle
et répétés sur les tons les plus variés, depuis celui de l'insulte la
plus grossière jusqu'à celui du panégyrique le plus extravagant.
Dans tout ce débordement d'éloquence populaire, trois discours
principaux méritent d'être remarqués, ceux de MM. Schurz et Trum-
5Ù0 REVUE DES DEUX MONDES.
bull contre le général Grant et celui de M. Gonkling contre Greeley.
Le général Schurz, fidèle à l'attitude qu'il avait prise, ne fit de
M. Greeley qu'un éloge fort indirect; il avoua avec candeur que la
convention de Cincinnati l'avait profondément désappointé, et avec
lui tous ceux qui souhaitaient « que ses résolutions, comme ses
candidats, fussent de nature à fournir une administration aussi voi-
sine de l'idéal du bon gouvernement que la sagesse humaine le
comporte. » Greeley, suivant lui, n'était que le pis-aller le meilleur
pour aider à renverser Grant. Le sénateur Trumbull, à Indianapolis,
développa longuement le thème accoutumé des accusations des li-
béraux contre le président, ses mauvaises nominations, son despo-
tisme en Géorgie et en Louisiane, les fraudes, les vols de ses favoris,
sa dureté à l'égard des gens du sud vaincus et humiliés, et il con-
clut en s' écriant : « Nous voulons rayer le mot de rebelles de notre
vocabulaire! » Quant à M. Gonkling, il n'eut pas de peine à faire
un sanglant portrait de M. Gresley, de son charlatanisme, de son
inconstance, de son ignorance, de sa vanité, de sa présomption. A
les entendre les uns et les autres, il aurait fallu plaindre profondé-
ment le pays, qui allait se voir réduit à choisir entre deux pareils
hommes pour leur confier la première magistrature de l'état.
Pendant que les uns péroraient, les autres écrivaient, et l'on eut
à côté de la campagne des discours une autre campagne moins re-
tentissante, quoique tout aussi sérieuse, qu'on pourrait appeler la
campagne des lettres. Ce fut M. Sumner qui ouvrit ce tournoi épi-
stolaire par une longue homélie aux hommes de couleur, dont la
défection de Greeley à Grant commençait à devenir inquiétante
pour ceux des anciens abolitionistes qui avaient cru pouvoir les en-
traîner dans la coalition démocratique et les jeter dans les bras de
leurs anciens maîtres à la suite de leur vieil ami. Les noirs en effet,
qui longtemps s'étaient fait de Greeley une espèce d'idole, en
étaient complètement désabusés depuis qu'ils lui voyaient prôner
leurs ennemis, proclamer les stales-righls au risque de les livrer
sans défense aux hommes du sud, et justifier de son mieux les atro-
cités commises contre eux tous les jours par leurs persécuteur, de
Ku-Klux-Khlan. Ils voyaient d'ailleurs avec inquiétude les doc-
trines de M. Greeley sur les droits égaux des deux races se modifier
graduellement avec les circonstances, et s'accommoder complai-
samment aux besoins de sa candidature. La Tribune, autrefois si
ardente à les défendre, n'en était-elle pas venue à recommander k
leur égard ce qu'elle appelait « la politique de séparation, » c'est-
à-dire l'égalité virtuelle des deux races placées sous deux législa-
tions différentes, et exerçant isolément les mêmes droits comme
deux nations différentes? Ainsi, suivant la Tribune, il aurait fallu
pour les hommes de couleur des écoles, des chemins de fer, des
UNE ÉLECTION PRESIDENTIELLE. 5Û1
auberges et probablement des magistrats spéciaux , sinon même
un gouvernement spécial élu par eux seuls. Cette absurde théorie,
qui n'était que l'organisation de la guerre sociale ou l'oppression
des esclaves affranchis par leurs anciens maîtres, pouvait flatter les
passions des hommes du sud, mais devait inspirer une invincible
défiance aux « chers amis » de M. Greeley et de M. le sénateur
Sumner. Les noirs, il faut le dire, montraient partout un instinct
sûr de leur véritable intérêt; ils résistaient pour la plupart aux
vieilles influences qui cherchaient à les exploiter. Leurs cluhs et
leurs imion-leagucs, organisées dans tout le sud avec une stricte
discipline, se donnaient le mot d'ordre de voter pour le général
Grant; il devenait évident que M. Greeley ne réussirait pas à for-
mer cette étrange coalition des anciens esclaves avec leurs anciens
maîtres, qui était le seul avantage de sa candidature, et sur la-
quelle les conventions de Cincinnati et de Baltimore avaient si har-
diment spéculé.
C'est pour arrêter cette défection inquiétante et pour rallier les
bataillons serrés des nègres du sud que M. Sumner descendit dans
l'arène. Il publia un très éloquent manifeste en faveur de M. Gree-
ley; mais, comme dans ses discours au sénat, l'exagération de ses
attaques contre le général Grant affaiblissait l'autorité de sa parole.
Il faisait une comparaison flamboyante entre l'intègre Greeley, né
pauvre, fils de ses œuvres, vrai magistrat d'une démocratie, et l'an-
cien officier de l'armée fédérale, l'aristocrate Ulysse Grant, élevé à
West-Point aux frais de l'état. 11 faisait l'énumération solennelle des
crimes commis par le président contre les noirs, et après l'avoir
convaincu de tiédeur pour la race africaine, il repoussait au nom de
la convention de Cincinnati l'accusation d'avoir fait le jeu des dé-
mocrates. « Comment, s'écriait-il, seraient-ce des démocrates, les
hommes qui se sont rassemblés au chant d'Old John Broivii^ his
soul is marchiiig on? » Ce n'étaient pas, ajoutait-il, les libéraux
de Cincinnati, c'était l'ancien parti républicain qui était corrompu
et dégénéré. Quant à lui, il ne voulait plus a s'attacher à la forme
quand l'esprit n'y était plus, » et il restait fidèle aux paroles qu'il
avait prononcées longtemps auparavant, aux époques les plus trou-
blées de la guerre civile : « ne faisons rien par haine, rien par ven-
geance! ))
C'étaient là de généreuses paroles mêlées à de violentes dia-
ti'ibes; mais toutes ces raisons sentimentales ne prouvaient pas
qu'en abandonnant le général Grant, pour se jeter aveuglément
dans l'aventure où l'on voulait les entraîner, les affranchis ne se
missent pas eux-mêmes la corde au cou. C'est ce que deux aboli-
tionistes convaincus et non moins populaires que M. Sumner,
MM. Gerrit Smith et Lloyd Garrison, répondirent avec beaucoup de
542 REVUE DES DEUX MONDES.
bon sens à leurs anciens compagnons d'armes. M. Garrison, qui
avait dévoué toute sa vie à la destruction de l'esclavage, avait au
moins autant de droits à la confiance des affranchis que l'écrivain
bavard et intempérant de la Tribune^ pour qui la cause de l'aboli-
tion de l'esclavage n'avait guère été qu'une thèse littéraire et un
moyen de popularité. Il le lui dit avec une rude franchise, et dé-
clara que l'alliance des libéraux républicains avec les démocrates
n'était qu'une u monstrueuse imposture. » Il alla jusqu'à traiter Gree-
ley d'homme politique imbécile, sans principes et sans conscience.
M. Blaine, speaker de la chambre des représentans, écrivit égale-
ment à la lettre de M. Sumner une réponse qui eut un grand reten-
tissement. Il lui rappela l'attaque brutale dont il avait été victime
dans le congrès de la part d'un homme du sud ; il lui représenta
avec beaucoup de sagesse que l'élection de Greeley aurait pour ré-
sultat de donner la majorité du congrès aux démocrates, ce qui
obligerait le nouveau président à les faire entrer dans son minis-
tère et à S3 laisser diriger par eux, quelles que fussent d'ailleurs
ses bonnes intentions personnelles. Il lui reprocha surtout de se
déclarer, avec M. Greeley, contre l'indispensable intervention du
gouvernement fédéral dans les états du sud. Qu'était-ce à dire en
effet, sinon que le congrès cesserait de protéger les affranchis et de
veiller par des lois nouvelles à l'exécution des derniers amende-
mens à la constitution fédérale? Il ne suffisait pas qu'une constitu-
tion fût écrite sur le papier; il fallait aussi qu'elle fût appliquée,
grâce à la légi^lation intelligente du congrès et à la vigilance du
gouvernement. C'était ce que faisait le général Grant en gouver-
nant d'accord avec le parti républicain. M. Greeley ne pouvait faire
la même chose, puisqu'il devait gouverner en s'appuyant sur les
démocrates. Il fallait considérer non pas seulement les hommes,
mais la cause que l'on voulait servir. Dans tous les cas, il était
périlleux de rendre aux gouvernemens locaux des droits illimités
dont l'anarchie serait la conséquence dans la plupart des étals du
sud.
Ces argumens étaient sans réplique, et M. Sumner ne riposta que
faiblement. N'était-ce pas en effet un démocrate, un copperhead,
presque un rebelky M. Horace Seymour, le compétiteur malheureux
du général Grant aux élections précédentes, qui était déjcà désigné
pour remplir le poste de secrétaire d'état dans le futur cabinet du
président Greeley? D'ailleurs, comme le disait le général Dix,
l'homme qui au moment de la sécession était d'avis, comme beau-
coup d'abolitionistes, de « laisser les états du sud se retirer en
paix, )) pouvait-il briguer sans rougir la présidence de cette union
fédérale qu'il avait sacrifiée de si bon cœur? L'intervention de l'o-
rateur nègre Fred. Douglass, pourtant l'ami personnel de M. Sum-
UNE ÉLECTION PRESIDENTIELLE. 543
ner, trancha la question du vote des noirs en faveur du général
Grant. « Nous tenons, dit M. Douglass à ses frères avec beaucoup
de sens, nous tenons la balance du pouvoir dans la république amé-
ricaine. Or M. Greeley voulait abandonner l'Union; s'il n'avait dé-
pendu que de lui, le gouvernement confédéré existerait encore, et
nous serions encore en esclavage. Le sénateur Sumner peut se
tromper lui-même, mais il ne peut nous tromper. » Enfin M. Wen-
dell Phillips, qui avait été le pire adversaire de Grant en 1868, con-
clut le débat en se déclarant cette fois en sa faveur. Il avait, di-
sait-il , prévu les défauts de l'administration du général ; le parti
républicain n'avait pas voulu écouter ses avis. Sans doute, ces dé-
fauts étaient grands, mais il ne fallait pas non plus les exagérer,
ni oublier l'intérêt politique supérieur qui ordonnait de les suppor-
ter avec patience. Il ne fallait pas commettre la faute irréparable de
s'associer aux copperheads, qui seuls aujourd'hui pouvaient soutenir
Greeley; quant aux war-democrats, qui avaient fait la guerre pour
le maintien de l'Union, ce choix ne pouvait leur convenir. Le géné-
ral Grant, malgré tous ses tons, avait loyalement exécuté les lois du
congrès. Greeley au contraire n'était qu'un homme « sans principes
et sans courage, » qui, sitôt parvenu à l'objet de son ambition, se
laisserait entourer et dominer parles rebelles. On rtverrait alors Jef-
ferson Davis siéger dans le sénat des États-Unis, et les s )éculateurs
du parti démocrate, qui avaient encore plein leurs portefeuilles de
bons confédérés, profileraient de cette occasion pour les faire re-
connaître ou rembourser par le gouvernement fédéral , au grand
détriment des finances nationales et du crédit public.
Ces jugemens étaient la vérité même, et ils avaient d'autant plus
d'autorité qu'ils venaient d'un homme sans ambition personnelle,
connu d'ailleurs par son antipathie pour le général Grant. Malgré
leurs efforts pour entretenir l'illusion qui leur servait d'excuse, les
défeciionnaires imprudens du parti républicain glissaient de plus
en plus dans le camp démocratique, et devaient finir par y être
noyés. La force des choses les entraînait de ce côté, malgré leurs
protestations calculées ou sincères, et, s'ils réussissaient au gré de
leurs espérances, ils étaient condamnés d'avance à devenir le jouet
du courant qui les aurait portés.
Cependant ils inspiraient encore une défiance extrême à leurs
nouveaux alliés. Une fraction assez importante du parti démocrate,
s'intitulant les straiglu-out democrats ou démocrates purs, se refu-
sait à suivre AI. Greeley, et s'obstinait à espérer qu'elle pourrait lui
donner un rival sérieux. Les purs démocrates avaient annoncé, dès
avant Baltimore, l'intention de sécéder, si M. Greeley était nommé
par leurs fières. A l'exemple des républicains de Cincinnati, ils
voulaient tenir leur convention pour protester contre l'abandon de
544 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs anciennes doctrines et contre l'abaissement de leur parti. Cetle
entreprise était naturellement encouragée et secondée avec ardeur
par les républicains restés fidèles au général Grant, qui ne pou-
vaient que gagner à ces divisions. Du reste, également contraires
aux deux candidats, les straight-out democrats ou les Bow-bom,
comme on les appelait encore, étaient en butte aux calomnies les
plus diverses; on les accusait tour à tour d'être à la solde de Grant
ou à la solde de Greeley, soit pour affaiblir le gros du parti démo-
crate, soit pour grouper autour d'une candidature plus ou moins
fictive ceux des démocrates à qui leur patriotisme et leur bon sens
faisait encore préférer le général Grant. Cette double accusation
était également fausse; les straight-outs , comme l'indiquait leur
nom, n'avaient d'autre tort que de marcher droit devant eux;
c'était une minorité honorable et obstinée qui s'acharnait, malgré
sa faiblesse, à repousser un choix qu'elle regardait comme déshon-
nête et un compromis qui lui semblait honteux. Les straight-outs
eussent sans doute été admirés, s'ils avaient été les plus forts; mais,
comme ils étaient les plus faibles, ils ne méritaient aucune indul-
gence, et l'on ne voyait en eux que des intrigans ou des fous.
Leur convention se réunit à Louisville le 3 septembre; elle com-
prenait environ 500 délégués représentant vingt -cinq états. La
Nouvelle- Angleterre était absente, ainsi que les états du Pacifique.
Le colonel Blanton Duncan, un des premiers organisateurs de la
convention de Cincinnati, ouvrit la session par un discours accusant
M. Greeley et la convention de Baltimore « d'une odieuse trahison
politique, » et déclarant que le vrai parti démocratique était dans
le sein de la convention de Louisville. M. Levi S. Chatfield, nommé
président temporaire, parla dans le même sens, protestant avec une
égale énergie, au nom des principes démocratiques, contre les ré-
publicains et contre la candidature de Greeley. On tomba d'accord
que, la convention de Baltimore ayant eu la faiblesse de nommer
« un radical impénitent, » ses résolutions étaient nulles. M. James
Lyons, de la Virginie, le même qui sept ans plus tôt s'était porté
caution pour Jefferson Davis, fut nommé président, et exposa à la
convention la tâche qu'elle avait à remplir, et qui consistait, sui-
vant lui, à « battre une coalition impie. » Le nom du candidat qu'on
voulait opposer à Greeley était déjà dans toutes les bouches : c'était
celui de M. O'Connor, célèbre avocat de New-York, l'un des hommes
les plus respectables et les plus importans du parti démocrate; mais
M. O'Connor, prévoyant cette candidature et ne se souciant pas d'en-
trer dans la vie publique, avait écrit d'avance à la convention pour
refuser l'honneur qu'on voulait lui faire, tout en l'encourageant
dans son entreprise et en résumant lui-même les principes qui lui
semblaient devoir servir de base au programme de Louisville. Mal-
UNE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. bki
gré ce refus, accueilli par des regrets unanimes, M. O'Connor fut
nommé candidat par acclamation. L'appel des voix lui donna 600 suf-
frages contre quatre, donnés à M. Pendieton, de l'Ohio, l'ancien can-
didat des démocrates à la vice-présidence dans l'élection de 1854.
John Quincy Adams, le fds du négociateur de Genève, fut nommé
vice-président, et se hâta d'accepter.
Quant à la phtte- forme, elle fut empruntée presque tout entière
à la lettre de M. O'Connor, adoptée sans discussion par le comité
des résolutions comme l'expression parfaite de la règle et de la
doctrine du parti. Cette lettre contenait en efTet toute la quintes-
sence des pures idées démocratiques, poussées jusqu'à cet excès
qui avait rendu la rébellion possible et la révolution nécessaire.
Dans ce document, remarquable à plus d'un titre, le respect des
stales-rights allait jusqu'à l'anarchie, le goût de la décentrali-
sation et de l'afTaiblissement du pouvoir central jusqu'à refuser
au gouvernement fédéral les organes les plus nécessaires à la vie
nationale. Ainsi M. O'Connor et la convention de Louisville à son
exemple ne voulaient pas reconnaître à l'Union, ni même aux états
qui la composent, le pouvoir de contracter des emprunts. Sui-
vant eux, les droits et les attributions de l'autorité fédérale de-
vaient être bornés aux relations extérieures avec les autres puis-
sances et aux relations intérieures des états entre eux. C'étaient là
de pures théories, des idées spéculatives fort respectables dans les
livres et bonnes à professer platoniquement pour les dévots de l'é-
cole de Jelïerson, mais qui ne pouvaient convenir à un parti pra-
tique, désireux d'exercer sur l'opinion publique une sérieuse in-
fluence. Du reste, la convention de Louisville semblait n'avoir pas
d'autre désir que d'émettre une protestation morale et de mettre
sa conscience en repos. Elle proclamait elle-même que « les prin-
cipes devaient être préférés au pouvoir, et qu'elle acceptait volon-
tiers une éternelle minorité sous la bannière de ses principes, plutôt
qu'une majorité toute-puissante et inébranlable achetée au prix de
l'abandon des principes. »
Cependant M. O'Connor, qui sans doute n'avait pas grande envie
de s'exposer à un échec certain, persistait, malgré de nouvelles dé-
marches, à refuser toute candidature. Après de longs débats, et
dans l'impossibilité de trouver un autre candidat, on décida de
nouveau qu'on le nommerait malgré lui. C'était ce que les démo-
crates de Baltimore, craignant l'influence du nom de M. O'Connor,
voulaient à tout prix empêcher: eux-mêmes portèrent M. O'Connor
sur leurs listes de candidatures pour le poste de gouverneur de
l'état de iNew-Yoïk, espérant ainsi le détourner plus sûrement du
coup de tête de Louisville. Une députation qui lui fut adressée le
TOME eu. — 1872. 3S
5â6 REVUE DES DEUX MONDES.
trouva inflexible dans son refus; il y joignit, il est vrai, une lettre
des plus vives contre Greeley et contre Grant, surtout contre le pre-
mier; mais, en refusant son nom à la convention de Lonisville, il la
condamnaitàuii avortementmisérable.Leprésidentde la députation,
M. Moreau, eut beau lui déclarer qu'on voterait néanmoins pour lui,
une telle résolution ne pouvait plus être sérieuse, et, la convention
de Louisville ne pouvait que rentrer dans le néant. Ella n'avait eu
d'autre résultat que de décider à l'abstention ou de ramener au
général Grant un certain nombre de démocrate'? sérieux qui ne
voulaient à aucun prix s'humilier pour réussir. Cette défection du
camp dn^'inocratique avait mal tourné pour ses auteurs; mais elle
était au moins aussi nouibreuse que celle des républif.ains libéraux,
et elle devait compenser largement les pertes que le parti républi-
cain avait faites dans ses propres rangs. S'il était vrai, comme le
disait M. Gre^^ey, que la campagne des slnn'ght-outs n'eût été
qu'une manœuvre en faveur du général Grant, elle avait alors
pleinement réussi.
D'ailleurs les lépublicains travaillaient avec ardeur à grouper
autour d'eux tous les anciens défenseurs de l'Unio!), sans acception
d'opinions tliéoriffues, et ils ne négligeaient aucune des inlluences
qui pouvaient .'igir en leur faveur. C'est ainsi qu'ils convoquèrent
vers le milieu de septembre une convention de so'dats et de marins
à Pittshurg. Ces assemblées de soldats et de marins, qui hont de-
puis la guerre une des plus curieuses institutions politiques des
États-Unis, fournissent et fourniront longienips encore une force
considérab'e aux républicains modérés. Elles ne soni point seule-
ment les auxiliaires personnels de l'ancien conunandant en chef
des armée« led^'rales, dont le nom a gardé un grand prestige sur
ses anciens compagnons d'armes; elles sont surtout le point de ral-
liement naturel de tous les amis dévoués de l'Union .fédérale, ac-
courus à sa défense de tous les coins de l'horizon politique, et le
foyer le plus pur de ce patriotisme élevé, dégagé de tout esprit, de
parti, auquel les états du nord ont dû leur victoire. J;^,500 ofiiciers
et soldats de l'ancienne armée fédérale se rassembîèient pour ac-
clamer la candidaiure du général Grant. Le genéial llawley, pré-
sident Lempoiaire de la convention, lui présenti un registre conte-
nant les noms de 50,000 soldats résolus à soutenir le général Grant.
On décida d'enthousiasme de nommer tout le tidtii réj-ublicain dans
tous les états, sans y rien retrancher ni modifier, duivn to the lowest
man.
A cette nouvelle, M. Greeley entra dans une grande colère. Il
protesta bruyannnent contre le titre même que la cnvention ne
rougissait pas de prendre pour intéresser le patriotisme au succès
UNE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. 547
d'un parti. Il accusa les « soldats et marins » de Pittsburg d'abu-
ser du nom de soldats pour s'assembler dans un intérêt politique,
et de vouloir ranimer les inimitiés engendrées par la guerre. Le gé-
néral Burnside à son tour protesta contre ces accusations. Le géné-
ral Slocum, chaud partisan de Greeley, répliqua au général Burft-
side en déniant aux anciens soldats le droit de s'assembler à part,
de manifester leurs opinions k part, et de s'isoler dans la nation
comme un état dans l'éiat. On évoqua le fantôme de la servitudg
militaire et de la domination prétorienne. Or, si l'on se rappelle
l'admirable spectacle donné par l'armée américaine à la fin de la
guerre, il n'est pas à craindre qu'elle s'isole jamais de la nation et
qu'elle y exerce jamais une puissance anormale. Cette armée de
vétérans, aguerris par quatre ans de luttes incessantes, se dispersa
en un clin d'oeil sitôt qu'elle fut rendue à la vie civile, et rentra
sans elfort dans le sein de la nation, dont elle n'avait jair)ais été
moralement séparée. A vrai dire, il n'y a plus aujourd'hui d'armée
américaine, il n'y a qu'une s'mple association de souvenirs et de pa-
triotisme entre ceux qui la composaient autrefois. Si c'est une puis-
sance politique, ce n'est point une conspiration militaire, et elle
existe au même titre que tant d'autres associations électorales
beaucoup moins respectables, dont personne en ce pays ne cont&ste
les droits. Il est parfaitement naturel et légitime que les citoyens
qui ont versé leur sang pour l'unité nationale tiennent à conserver
le fruit de leurs victoires, et persistent à défendre l'Cnion dans la
mêlée électorale comme ils l'ont défendue jadis sur les champs de
bataille. S'ils veillent avec un soin jaloux au maintien de l'afiminis-
tration républicaine, c'est qu'ils la considèrent avec raison comme
associée au maintien de l'Uiiion et comme indispensable à ta paix
publique. Intrigue pour intrigue, celle des anciens soMats et ma-
rins de Pittsburg valait bi.n celle des libres échangistes de Gincio-
nati ou celle des démocrates de Baltimore. D'ailleurs M. Gre'eley et
ses amis n'étaient pas eux-mêmes bien convaincus des dangers de
ces assemblées militaires pour la liberté républicaine, car ils essayè-
rent d'opposer à la cbnvenîion de Pittsburg une autie convention
de soldats et de marins attachés au parti libéral. Seulement, cette
réunion, tenue à Harrisburg, fut bien loin d'avoir l'éclat de la pre-
mière; il n'y parut qu'un assez petit nombre d'officiers marquans
et d'hommes considcrablt-s dans l'armée fédérale. Elle ne servit
qu'à faire voir l'impopularité du nouveau parti et de t^on candidat
auprès de la classe d'hommes la plus disposée à élever la question
nationale au-dessus de tous les intérêts secondaires et de toutes les
ambitions des partis.
Ainsi, malgré la défection de quelques-uns de ses chefs les plus
éminens, le parti républicain se raffermissait de jour en jour, l»es
548 REVUE DES DEUX MONDES.
polémiques mêmes de ses nouveaux adversaires avaient servi à re-
mettre les choses et les idées à leur place en montrant ce qu'il y
avait d'artificiel et de téméraire dans leur coalition avec les démo-
crates. Malgré leurs progammes séduisans et leurs définitions sub-
tiles, ils n'étaient pas parvenus à émouvoir sérieusement la masse
du parti républicain, et ils allaient faire, volontairement ou non, la
besogne des démocrates. Il n'y avait plus d'équivoque possible entre
les deux partis; quelques hommes avaient changé de place, mais
les intérêts et les doctrines étaient restées les mêmes. Sauf quelques
difl^érences plus apparentes que réelles, la lutte allait se reproduire
dans les mêmes conditions qu'aux trois élections précédentes, lors
des victoires de Lincola contre Buchanan, de Lincoln contre Mac-
Glellan, de Grant lui-même contre Seymour, et le résultat devait
probablement être le même. A moins d'une révolution de l'opinion
publique que rien n'annonçait encore , le parti républicain devait
résister sans peine au retour offensif que son ancien adversaire es-
sayait sous un nouveau nom.
III.
Cependant la réélection du général Grant commençait à sembler
douteuse. Un habile mélange de calomnies grossièies et de repro-
ches fondés avait noirci son caractère et compromis son ancienne
popularité. De tous ces reproches, vrais ou faux, ceux qui lui nui-
saient le plus s'adressaient beaucoup moins à sa politique générale
qu'à son administration personnelle. Si ses adversaires ne s'en
étaient pris qu'à ses prétendus abus de pouvoir à l'égard des états
du sud, à sa sévérité pour les anciens rebelles et à la tiédeur de ses
sentimens pour les nègres, on ne les aurait peut-être guère écou-
tés; mais les accusations de népotisme, de gaspillage, de négligence
ou même de corruption, trouvaient bien plus prompte créance dans
un pays où, il faut bien le dire, les hommes publics n'ont pas tou-
jours l'habitude de donner l'exemple d'un désintéressement sévère.
Pourtant une réflexion se présentait à tous les esprits sensés,
même à ceux qui s'exagéraient le plus les torts du général Grant :
c'est qu'en nommant à sa place M. Greeley il n'y avait point à ga-
gner au change. De quoi se plaignait-on en effet? De ce que l'ad-
ministration fut négligente et corrompue? — Elle devait l'être bien
davantage sous la présidence de M. Greeley. On sait qu'aux Etats-
Unis plus qu'en aucun autre pays du monde chaque élection pré-
sidentielle met en mouvement une foule d'ambitions et de cupidi-
tés que le nouveau titulaire doit pourvoir, à peine de mécontenter
ses amis et de manquer aux devoirs de la reconnaissance envers le
parti qui l'a élu. Tout pouvoir nouveau traîne à sa suite une horde
UNE ÉLECTION PRESIDENTIELLE. 549
de spéculateurs et d'aspirans fonctionnaires qui se jette à la curée,
et qu'il faut satisfaire à tout prix. On appelait bien M. Greeley le
« philosophe » et le « sage, » mais son caractère était loin de don-
ner, sous ce rapport, de plus grandes garanties que celui du géné-
ral Grant. Il était notoire qu'il traînait derrière lui, intéressés à son
succès et attachés à, sa fortune, une foule bien plus grande d'intri-
gans et de spéculateurs que tout autre candidat possible à la pré-
sidence. Dans son désir immodéré d'être élu président, il s'était
montré aussi coulant sur les questions d'intérêt que sur les ques-
tions de principes, et tout en déclamant contre les désordres de
l'administration rivale, contre les maximes du président Jackson et
contre le favoritisme de la Maison-Blanche, il avait fait comme tous
les -candidats de hasard, il avait prodigué les promesses pour se
faire des partisans. D'ailleurs, pour qui connaissait sa nature exu-
bérante, légère, vantarde et aventureuse, son excentricité para-
doxale, ses intimes liaisons avec la bohème financière, il était diffi-
cile de se le figurer comme le réformateur des abus administratifs et
le régénérateur des mœurs publiques. Là où la ferme volonté, le
caractère loyal et l'esprit d'ordre du général Grant s'étaient trouvés
en faute, il n'était guère possible d'espérer rien de mieux d'un
homme de lettres personnellement honnête, mais capricieux et in-
tempérant, sans autorité, sans esprit de conduite, et livré à toutes
les influences par les fantaisies d'une imagination facile à séduire.
Si ses talens de journaliste et d'orateur populaire étaient suffisam-
ment démontrés, sa capacité administrative était encore inconnue,
et il y avait lieu de craindre que ce changement de personnes ne
fût en définitive plus funeste qu'utile au bon ordre financier et à la
réforme civile.
La comparaison était encore plus désavantageuse pour M. Greeley
au point de vue politique. Assurément le gouvernement du général
Grant était en butte à toutes les attaques auxquelles est sujette
une administration qui a longtemps conservé le pouvoir; tout ce qui
avait pu arriver de fâcheux sous sa présidence était et devait être
imputé par l'opinion publique à ses fautes. M. Greeley au con-
traire, n'étant responsable de rien, pouvait promettre monts et mer-
veilles, quitte à ne pas tenir ce qu'il aurait promis; mais les hommes
réfléchis et de bon sens se demandaient ce qu'on aurait à gagner
au change. En somme, le général Grant avait eu, au dedans comme
au dehors, une politique conciliante et ferme; il avait apaisé les états
du sud; il venait de régler, au grand avantage des États-Unis, le
long procès engagé depuis six ans avec l'Angleterre pour les dépré-
dations des pirates confédérés. Pouvait-on mieux attendre du poli-
tique hasardeux qui venait de se jeter avec tant d'ardeur et de sans-
façon dan-s une coalition qui l'obligeait à renoncer à ses opinions
550 reVue des deux mondes.
antérieures et à s'entourer presque uniquement de ses anciens ad-
versaires? Dans le sud au moins tout pouvait être remis en ques*
tion par le succès de Greeley, appuyé sur les blancs esclavagistes,
et se faisant leur émancipateur à l'égard des lois fédéra' es avec
aussi peu de ménagemens, de prudence et de mesure qu'il avait
prêché autrefois l'émancipation des noirs. S'il était nommé prési-
dent, les anciens rebelles devaient forcément dominer dans son
entourage; ils croiraient le moment venu de prendre leur revanche,
et, sans pouvoir assurément recommencer la guerre, ils entraîne-
raient l'esprit léger du président dans de folles entreprises législa-
tives, où, sous le prétexte des libertés locales, la liberté des af-
franchis recevrait de sérieuses atteintes. Quand même il n'en serait
rien, et que le parti républicain dût garder la majoriié du congrès,
les honunes du sud, exaltés par le succès de Greeley, feraient son-
ner très haut leur victoire. Ils annonceraient des projets de re-
vanche et alarmeraient les hommes de couleur, qui se mettraient
«ur la défensive : la guerre de races pouvait recommencer dans les
états du sud. Sans doute M. Greeley dénonçait avec raison les car-
pet-bnggersy ces aventuriers sans sou ni maille qui venaient des
états du nord s'emparer des états du sud comme d'un pays con-
quis, et s'élevaient par le vote des noirs jusqu'aux premières ma-
gistratures du pays; mais, pour chasser les carpet-baggrrs, fal-
lait-il encourager, comme il ne craignait pas de le faire, les sociétés
secrètes rot)nues sous le nom de Ku-Klux-Khlan, et rendre toute
liberté d'action à ces affiliations de brigands qui, sous prétexte de
poliique, massacraient et rançonnaient les hommes de couleur (1)?
Tant que les hommes du sud n'auront pas entièrement accepté les
changem.^ns accomplis et reconnu hautement l'égalité des deux
races, tant qu'on les entendra dénoncer l'abomination du suffrage
des noirs, et réclamer l'application de la subversive doctrine des
states-rights, la politique adoptée aujourd'hui par M. Greeley sera
souverainement dangereuse. Rien ne figure mieux dans une procla-
mation ou dans un discours que le cri de guerre qu'il emploie pour
entraîner à sa suite ses anciens ennemis : « suffrage univtTsel et
amnistie universelle; » mais ses nouveaux alliés n'ont adopté que la
moitié de ce programme, et ils ne réclament l'amnistie universelle
(I) Voici un fait récent qui prouve que les crimes du Ku-Klux-Khlan ne sont pas,
comme il plaît à M. Greeley de l'affirmer, une pure, légende. Au mois d'octobre der-
nier, on vit arriver à Louisville un vieil homme de couleur respecti'^ de tout son voi-
sina-je et nommé Basile Simpson, accompaguf- de sa famille, de ses lestiaux, et traî-
aant avec lui tout son avoir. Ce pauvre homme chercliait un refuge contre les gens
4u KuKluxKhlau, qui l'avaient battu de verges avec toute sa famille, en lui intimant
l'ordre de déguerpir dans les vingt-quatre heures. Basile Simpson, qui était un bon
agriculteur, avait, paraît-il, de très belles récoltes de tabac qui avaient excité la con-
voitise de quelques-uns de ses voisins.
UNE ÉLECTION PRESIDENTIELLE. 551
que dans l'espoir de détruire le suffrage universel, c'est-à-dire
l'égalité des races. Peut-être le général Grant n'a-t-il rien d'un
homme de génie; peut-être sa conquête politique des états du sud
mérite-L-elle le reproche qui fut adressé jadis à sa confpiôie nrili-
taire : elle est lente et laborieuse. Dans tous les cas, elle est pru-
dente et sûre; entre les mains de ce nouvc au Fabius, la paix publique
se consolide graduellement, tandis qu'elle serait compromise par
la politique aventureuse et impatiente que M, Greeley représente.
Quant au.K adaires diplomatiques, l'administration du général
Grant, qu'elle eût été habile ou malhabile, venait ceriainement de
remporter siu* l'Angleterre un succès signalé. Malgré l'imprudence,
ou la mollesse dont ses adversaires l'avaient accusée tour à tour,
elle venait de régler au profit des Etats-Unis deux différends graves,
qui avaient longtemps inquiété l'opinion publique. Peut-être avait-
elle montié trop d'exigence en réclamant à l'Angleterre, outre l'in-
demnité due pour les brigandages commis par le corsaire confédéré
VAlabam//, des dommages-intérêts indirects pour le tort causé par
ces brigandages au commerce américain, obligé de restreindre ses
affaires ou de s'abriter sous pavillon étranger. Ces réclamations
excessives étaient une concession mal entendue à l'arrogance na-
tionale, car elles ne pouvaient être prises au sérieux ni par l'An-
gleterre ni par les arbitres que les deux nations s'étaient donnés.
Il est probable qu'en poussant les choses à ce point extrême, l'ad-
ministration du général Grant s'était moins inspirée du vi'ritable
intérêt du pays que de son propre intérêt électoral, et qu'elle avait
sacrifié quelque peu à cette popularité banale qu'on obtient tou-
jours dans la grande république en menaçant les monarchies du
vieux monde. L'Angleterre en effet s'était rel'uste à satisfaire d'aussi
exorbitantes prétentions et à soumettre aux arbitres siég ant à Ge-
nève des que>tions que le droit international ne permettait même
pas de leur po«er. Elle avait offert au cabinet de Washington, en
place des saiislactions demandées, la garantie d'un traité addi-
tionnel conclu sur la base d'une neutralité mutuelle et d'un renon-
cement anticipé à tous dommages -intérêts provenant de causes
indirectes, tant de la part de l'Angleterre que de la part des Etats-
Unis. Le gouvernement américain, sentant qu'il s'était trop avancé,
mais n'osant céder dans une question d'amour-propre qui devenait
aussi pour lui une question électorale, avait insisié pour que les
dommages indirects fussent soumis à l'appréciation des arbitres
de Genève, tout en stipulant que pareille chose ne pt^urrait plus se
faire à l'avenir. Malgré les justes protestations du cabinet de Lon-
dres, le général Grant avait persisté dans sa demande, et après plu-
sieurs essais infructueux de conciliation le traité en vertu duquel se
552 REVUE DES DEUX MONDES.
faisait l'arbitrage aurait été inévitablement rompu, si les arbitres
eux-mêmes, évoquant volontairement l'affaire, n'avaient tiré les
deuxfgouvernemens d'embarras en déclarant qu'ils se prononceraient
contre les dommages indirects, si cette question leur était soumise.
La diplomatie du général Grant n'était donc pas irréprochable, et
elle méritait quelques-unes des critiques que lui faisaient ses ad-
versaires en l'accusant à la fois d'imprudence et de faiblesse. Im-
prudente, elle l'avait été en soulevant un incident qui devait tout
entraver, en essayant d'imposer au gouvernement britannique des
prétentions déraisonnables et inacceptables; faible, elle était forcée
de l'être pour éviter les conséquences de cette première faute en se
contentant d'une satisfaction de forme pour mieux céder sur le fond
des choses. 11 n'en était pas moins vrai que le règlement des in-
demnités à la somme de 75 millions était une importante victoire
pour la politique américaine. Malgré les fautes de détail qui avaient
pu être commises, ce grand résultat avait été obtenu par l'admi-
nistration du général Grant, et l'opinion publique, qui ordinaire-
ment ignore les causes et ne juge que les résultats, n'avait pas
lieu d'en être mécontente.
Cependant telle est en ce pays l'insatiable exigence de l'opinion
publique à l'égard des nations européennes, que le succès obtenu à
Genève par la diplomatie du général Grant parut presque insuffi-
sant. Les uns cherchèrent à en tirer parti en faveur du candidat
républicain, et présentèrent ce résultat comme une preuve nouvelle
de sa supériorité politique; les autres au contraire s'en plaignirent
comme d'un échec grave, d'une défaite pitoyable et ignominieuse
pour la grande république. La véritable opinion du pays, sans
adopter aucun de ces jugemens excessifs, inclinait plutôt vers le
dernier. Bien loin de ressembler à de l'orgueil satisfait, l'impres-
sion générale était que l'arbitrage avait tourné au détriment des
États-Unis. Il en fut de même pour la décision rendue quelque
temps après par l'empereur d'Allemagne au sujet des frontières
maritimes des possessions britanniques sur la côte occidentale de
l'Amérique. Quoique l'empereur eût donné raison aux prétentions
des États-Unis, et leur eût attribué l'entière possession de l'île
San-Juan, occupée conjointement depuis 1859 par les deux puis-
sances, l'opinion publique américaine ne daigna pas considérer
cette décision comme un succès; suivant son usage, elle ne vit
dans le triomphe des prétentions nationales qu'un acte de justice
inévitable dont il n'était pas besoin de savoir gré au gouvernement
qui les avait fait prévaloir.
C'était sur d'autres moyens que les partis comptaient pour ré-
chauffer l'enthousiasme populaire. Dès le début de la campagne
UNE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. 553
électorale, la polémique avait pris ce caractère tout personnel qu'af-
fectent toujours en Amérique les compétitions présidentielles. Cha-
cun des deux partis n'était occupé que de vanter son candidat et
de décrier celui de ses adversaires. Les journaux étaient pleins de
petits récits plus ou moins piquans sur M. Horace Greeley ou sur
le général Grant, et destinés, suivant l'occasion, à les rendre popu-
laires ou à les rendre odieux. Tantôt c'était une députation de quel-
ques centaines d'amis qui était allée rendre visite au philosophe de
Chappaqua dans sa retraite champêtre. On décrivait la personne
du « vieux héros, » avec sa vigoureuse stature, sa toilette négligée,
son large chapeau blanc rejeté derrière la tête, ses lunettes d'or
brillant au soleil, sa démarche rapide et saccadée. On avait mangé
du homard sous les arbres verts, à une table servie par des domes-
tiques noirs, et couverte entièrement des produits de la ferme.
Tantôt c'étaient des historiettes de l'enfance du général Grant :
comment il avait dompté un cheval rétif qu'un entrepreneur de
cirque ambulant défiait qui que ce fût de monter, — comment, à
l'âge de douze ans, il avait sauvé la vie à deux dames, — comment
un phrénologue lui avait prédit qu'il serait président des États-Unis.
On appelait M. Greeley « notre second Franklin, » le général Grant
« notre nouveau Washington. » « Grant était ivre tel jour, écrivait
la Tribune, journal de M. Greeley, vingt personnes l'ont vu. —
Greeley est un escroc, répliquait le Times, journal républicain, cent
personnes peuvent l'attester. » Toutes ces grossièretés calomnieuses
inspiraient au général Butler, lui-même accoutumé de longue date
à recevoir de pareils horions, la réflexion suivante : « si la presse
des deux partis ne ment pas, il faut croire que politiciens et can-
didats sont sortis tout exprès des galères. »
M. Greeley surtout s'était jeté dans la mêlée avec une ardeur in-
concevable. Malgré l'avis contraire de ses amis, qui craignaient ses
imprudences, il avait voulu payer de sa personne et entreprendre
lui-même une de ces grandes tournées oratoires qui sont aux États-
Unis la dernière ressource des candidats en détresse. Suivant l'ex-
pression consacrée, il /?rj7 le stumj} et parcourut successivement
les états du nord et les états de l'ouest, courant de ville en ville,
prononçant vingt discours dans chaque journée, parlant dans les
clubs, parlant dans les meetings populaires, haranguant la foule de
son balcon, parlant encore aux stations de chemins de fer pendant
l'arrêt des trains, subissant partout l'éternel supplice des ovations,
des députations, des illuminations, des processions solennelles et
du formidable shake-hands avec tout le genre humain. Il subit cette
épreuve avec une rare vaillance, et il mérita presque la qualifica-
tion de héros que lui donnaient les journaux amis de sa candida-
554 REVUE DES DEUX MONDES.
ture. Le récit de ses pérégrinations, répété par toute la presse,
amusa l'Amérique entière. On le décrivait parlant seul de New-
York, avec son gilet débraillé, son éternel chapeau blanc, et son
sac de nuit noir, « vieux serviteur honoré par un long usage. » A
chaque station, des curieux ou des admirateurs faisaient foule au-
tour de liîi. Ou le cherchait de voiture en voiture, on criait « où est
Greeley? » ou le traînait sur la plate forme du car, et on le faisait
parler de gré ou de force. Lui de se défendre et de s'excuser de son
mieux ou de s'exécuter de bonne grâce, quand il ne parvenait pas
à s'excuser, heureux quand le sifflet de la locomotive venait l'in-
terrompre dans son exorde et le dispenser d'une péroraison. Par-
fois il allait se rasseoir, et la foule défdait alors dans la voiture
pour lui serrer la main. Puis c'étaient les réceptions pompeuses,
les bandes de musiciens venues à sa rencontre, les jeunes filles lui
offrant des fleurs, les cortèges de voitures à quatre chevaux où le
génie de la réclame commerciale avait soin de glisser quehpies cha-
riots d'annonces, se promenant ainsi sous le patronage du triom-
phateur. Le 18 septembre au matin, M. Greeley part en chemin de fer
de Philadelphie; cà Lancaster, où le train s'arrête un quart d'heure,
on le hisse sur le balcon d'une auberge d'où il prononce un dis-
cours. A Harrisburg, nouveau discours; cà chaque station, allocution
de circonstance. A ludiana, il "trouve une foire assemblée; il saisit
cette occasion poiu^ faire une conférence sur l'agriculture. Le lende-
main, il arrive harassé à Pittsburg; une procession vient à sa ren-
contre avec des torches allumées et le conduit au ba'con d'un hô-
tel d'où on le force à discourir encore. Le lendemain, il repart pour
l'Obio. Au bout de quelques semaines, il revient à INew-York exté-
nué, ayant prononcé peut-être deux cents discours , ayant beau-
coup injurié et calomnié le général Grant, beaucoup exalté le patrio-
tisme des populations du sud, beaucoup prêché l'union, la concorde
et l'amour, et beaucoup nui au succès de sa candidature, déjà com-
promise. Le peuple américain, qui aime ces exhibitions person-
nelles, n'en conçoit pas toujours beaucoup plus d'estime poiu* celui
qui s'y livre. Ce moyen n'avait pas réussi à M. Johnson ni à M. Sey-
mour; au lieu de relever M. Greeley dans l'opinion publique, il
acheva de le perdre.
Pendant que M. Greeley battait la campagne, le général Grant,
toujours discret et calme, prenait tranquillement les bains de mer,
et continuait à s'occuper des affaires de l'état. S s amis s'agitaient
pour sa causa; ainsi le sénateur Wilson, vice-président désigné du
parti républicain, se livra dans l'état du Maine, à l'occasion des
élections locales, à la propagande la plus active, et dé[)assa pres-
que l'activité de M. Greeley : en quelques jours, il prononça qua-
UNE ÉLECTION PRESIDENTIELLE. 555
rante-six discours. Le président attendait avec confiance la justice
de ses concitoyei)s, sans essayer de s'imposer à leur choix par un
grossier charlatanisme. D'ailleurs son inexpérience de la parole ser-
vait à merveille sa prudence naturelle. Dans les courts voyages qu'il
se vit obligé de faire, il ne put éviter quelques réceptions solen-
nelles, mais il ne prononça pas un seul discours. Reçu à Newark,
près de New-York, par une sérénade et une procession, il n'ouvrit
même pas la bouche. A Philadelphie, à la suite d'un meeting où
divers orateurs avaient été entendus, il prononça ces simples pa-
roles: « messieurs, vous avez entendu c-e soir de beaucoup meil-
leurs discours que je ne pourrais vous en faire; je suis heureux de
vous voir, et je vous félicite d'avoir entendu de si beaux discours.»
Bien loin de lui en vouloir de son mutisme obstiné, ce peuple, blasé
sur les effets oratoires et accoutumé à voir s'agiter sur les tréteaux
politiques tant d« médiocrités éloquentes, lui savait gré de rester à
sa place, et de conserver l'attitude d'un simple homme d'action;
mênie dans un pays démocratique, une certaine fierté ne raessied
pas à un homme illustre comme le général Grant. D'ailleurs un can-
didat à la présidence a toujours bien assez de partisans pour faire
la grosse besogne, et il garde mieux son prestige en s'enfermant
dans une réserve un peu dédaigneuse qu'en allant lui-même ra-
coler les voix sur la place publique et hurler dans les réunions po-
pulaires.
Tanlis que les candidats se faisaient valoir, chacun à sa manière,
et se recommandaient au pays par des mérites si divers, les élec-
tions locales des états avaient lieu l'une après l'autre et décidaient
par avance du sort de l'élection présidentielle. Les démocrates,
comme de raison, l'avaient emporté dans les états du sud, sauf
dans la Caroline du nord, où les républicains avaient remporté une
victoire difficile et inespérée. La Géorgie avait donné une forte ma-
jorité aux démocrates; presque partout, les élections s'étaient pas-
sées paisiblement malgré la grande animosité qui semblait renaître
entre les deux races. A Maçon seulement et à Savannah, il y avait eu
de courtes collisions entre les partisans de Grant et ceux de Greeley.
Sur quelques points, les blancs et les noirs étaient venus î\.\ix poils
avec leurs armes; les noirs surtout avaient montré une discipline
toute militaire, et s'étaient présentés dans les villes en colonnes
serrées, sous le commandement de leurs capitaines, lieutenans et
sergens. Tous ces menaçans préparatifs de guerre civile étaient
restés superflus; mais ils prouvaient une fais de plus combien la
paix était [)récnire dans les états du sud, et combien l'arbitrage du
gouvernement féléral était encore nécessaire pour empêcher ces
populations de s'égorger.
556 REVUE DES DEUX MONDES.
Les états de l'ouest au contraire donnèrent la majorité aux répu-
blicains. Les états du nord, comme l'avaient prouvé les deux élec-
tions toujours douteuses du Connecticut et du Maine, étaient favo-
rables au général Grant. Restaient les grands états du centre, la
Pensylvanie, l'Ohio et l'Indiana, dont la majorité plus incertaine
devait, comme toujours, faire pencher la balance. Le 8 octobre, les
élections eurent lieu dans ces trois états; dans tous les trois, elles
tournèrent en faveur des républicains. En Pensylvanie, où ils ob-
tinrent une majorité de 25,000 voix, cette victoire fut d'autant plus
remarquable que le candidat républicain, le général Hartfrant, était
un spéculateur médiocrement estimé, tandis que M. Buckalew, le
candidat démocrate, justement respecté de tous les partis, était
soutenu par le gouverneur Curtin, un des hommes les plus haut
placés dans ce pays par l'estime publique. Pour qu'en dépit de ces
circonstances la majorité républicaine eût augmenté de 10,000 voix
depuis l'année précédente, il fallait un mouvement d'opinion irré-
sistible. Dans rOhIo, le succès des républicains n'avait pas été aussi
grand, car leur majorité n'était plus que de 15,000 voix, c'est-
à-dire un peu inférieure à celle des élections de 1870, et très au-
dessous des Al, 000 suffrages auxquels elle s'était élevée lors de la
dernière élection présidentielle. L'Indiana au contraire, qui avait
donné en 1870 une majorité de 2,500 voix aux démocrates, donnait
cette année 3,000 voix de plus aux républicains. Le sort en était
jeté, les républicains étaient encore une fois victorieux, et toutes
les fanfaronnades de M. Greeley ne pouvaient plus lui ramener la
fortune.
Les partisans du philosophe firent bonne contenance jusqu'au
bout. Ils expliquèrent leurs défaites locales par l'emploi de la cor-
ruption, par l'influence administrative du général Grant et par l'u-
sage de cette fraude électorale qu'on appelle aux États-Unis la co-
lonisation. — La colonisation consiste dans le double et triple vote
d'une bande d'électeurs gagés, inscrits dans plusieurs états, et fai-
sant métier de courir les chemins de fer pour aller voter de ville en
YÏlle. — On évalue d'ailleurs à soixante mille le nombre des fonction-
naires dépendans du gouvernement fédéral, et l'on assure que cha-
cun d'entre eux a été forcé de souscrire en moyenne 50 dollars par
tête pour les frais électoraux du parti républicain. Si à ces soixante
raille soldats dévoués de l'administration régnante, on ajoute les
fonctionnaires des états et des municipalités où le parti républicain
domine, on aura l'idée de l'immense influence que le pouvoir exé-
cutif exerce aux États-Unis sur les manifestations de l'opinion pu-
blique; mais il ne faut pas oublier qu'il en a été de même dans tous
les temps, et que l'opposition use des mêmes moyens partout où
UNE ELECTION PRESIDENTIELLE. 557
elle se trouve au pouvoir. Quelque influence que ces abus mal-
heureusement trop habituels puissent exercer sur le résultat d'une
élection, la véritable cause des progrès du parti républicain n'était
pas là; elle étnit dans la division du parti démocrate. Presque par-
tout, les straight-oiits ou démocrates purs s'abstinrent ou votèrent
pour le général Grant. Ceux de Pensylvanie se réunirent même le
16 octobre à Harrisburg pour déclarer qu'il n'y avait pas à choisir
entre les deux candidats, et que les démocrates honnêtes étaient
tenus, en conscience, de s'abstenir. Dans les états da sud au con-
traire, ces abstentions démocratiques furent peu nombreuses; mais
en revanche les républicains votèrent comme un seul homme, et
d'ailleurs le plus ou moins de force des majorités populaires dans
les états du sud ne pouvait changer la proportion des voix dans le
collège électoral, si les états du nord, du centre et de l'ouest res-
taient fidèles à la cause républicaine. Le dernier espoir des partisans
de M. Greeley était que dans le collège électoral, grâce à la disper-
sion des voix sur plusieurs candidats, les républicains n'arriveraient
pas à la majorité absolue, et que, suivant la constitution, l'élection'
devrait être faite par le congrès, comme cela s'était déjà pratiqué
jadis lors de la nomination de John Quincy Adams; mais les gree-
leyites s'étaient privés de cette dernière chance en étouffant toute
candidature indépendante, et en réduisant les démociates purs à
la docilité, à l'abstention ou à la révolte. D'ailleurs, la mnjorité du
congrès étant franchement républicaine, le résultat de cette seconde
élection ne pouvait être douteux.
Le vote populaire eut lieu, comme d'habitude, le k novembre, et
fit évanouir ces dernières illusions. Non-seulement le général Grant
a obtenu une majorité suflisante, mais sa majorité dans le collège
électoral est environ des trois quarts des votes. Des états douteux
comme le New-Jersey, le Delaware, la Caroline du nord, des états
du sud tels que l'Alabama, l'Afkansas, la Floride, le Mississipi, se
sont prononcés en sa faveur. M. Greeley n'a gardé que la Géorgie,
le Kentucky, le Maryland, le Tennessee, la Virginie et peut-être le
Missouri et le Texas. Encore le Maryland ne lui a-t-il donné qu'une
faible majorité de 1,200 voix, et les républicains ont-ils regagné
30,000 voix en Géorgie depuis l'élection du gouverneur. Sur l'en-
semble du vote populaire, les majorités additionnées du général
Grant dans les divers états qui lui ont donné leurs suffrages s'élè-
vent à 701,800 voix. Les majorités additionnées de M. Greeley ne
s'élèvent qu'à 62,000 suffrages, ce qui donne au parti républicain
près de 6/i0,000 voix de plus qu'au parti démocrate. D uis le col-
lège électoral, le général Grant est assuré d'avance de 300 suf-
frages, et M. Greeley n'en a que /i3 certains, auxquels se joindront
558 REVUE DES DEUX MONDES.
probablement les 8 voix du Texas et les 15 du Missouri. Cette élec-
tion, qui semblait au début si compromise, est au contraire la plus
éclatante vicioire que le parti républicain ait d._-puis longtemps
remportée. La coalition qui devait le renverser a au contraire res-
serré l'union de ce parti, et rassemblé de nouveau sous sa direc-
tion toutes les opinions sages et modérées.
Quant au général Grant, il reçoit de ses concitoyens un honneur
bien rare, et qui n'a été conféré, depuis l'origine de la république,
qu'à quatre présidens des Etats-Unis, Washington, Jefferson, Mon-
roe et Lincoln. Il faut espérer qu'il saura profiter de ce pouvoir
renouvelé et raffermi pour accomplir lui-même les réfortnes récla-
mées par ses adversaires. M. Greeley est rentré à la direction de
la Tribune, qu'il n'aurait jamais dû quitter, et sans doute il y a
rapporté des ambitions plus modestes et des id'^es plus saines sur
la politique de son pays. Que le général Grant, en reprenant pos-
session de la présidence, tire aussi de sa victoire la leçon qu'elle
renferme! Qu'il s'attache de plus en plus à satisfaire les justes
•plaintes de l'opinion publique, à poursuivre la corruption et la vé-
nalité dans le gouvernement, à éviter les nominations administra-
tives dictées par la faveur ou l'esprit de parti , à déshabituer le
pays de mêler aux grands intérêts nationaux de mesquines consi-
dérations de personnes, à donner, s'il est possible, aux fonctions
administratives dépendantes du gouvernement f d.^'ral une stabilité
qui empêche les élections présidentielles de dégénérer en combat
pour la possession des places. Qu'il fasse, d'accord avec le congrès,
cette réforme du service civil que M. Greeley n'aurait jamais faite,
mais qu'il a promise avec tant de fracas, et il assurera au parti ré-
publicain une nouvelle prolongation de pouvoir ])'us que suffisante
pour faire (iisparaître les dernières traces de la guene civile et en
effacer jusqu'au souvenir.
Si au contiaire le parti républicain ne profite pns de sa victoire
pour acconqjlir lui-même dans l'administiation civile et financière
les réformes sérieuses que l'opinion commence à demander, le parti
démooatique s'en emparera certainement, et les fera prévaloir à
son bénéfn e. Dans les pays libres, soumis an gouvernement de l'o-
pinion, les partis politiques ne sont pas, Dieu merci, des sectes fa-
natiques ou des castes inaccessibles; ils ne n)ettent pas un fol or-
gueil et un absurde entêtement à ne jamais changer et, à ne jamais
céder aux faits accomplis. Ils mettent au coniiaire leur honneur et
leur sagesse à se modifier tous les jours suivant le jeu de l'opinion
publique et suivaiît les nécessités reconimes de leur époque. Ils ne
cherchent pas seulement à prendre leur revanche et à se donner le
plaisir d'une vengeance stérile; ils cherchent surtout à se rendre
UNE ÉLECTION PRESIDENTIELLE. 559
utiles et à satisfaire les besoins de l'opinion publique. La lutte des
partis politiques devient ainsi une émulation salutaire et profilable
à l'intérêt national. Ce qu'on appelle la revanche d'un parti n'est
pas un retour pur et simple au passé, c'est au contraire la transfor-
mation vt l'amélioration de ce parti. 11 ne faut pas voir, dans cette
comnéiilion de tous les jours, une rivalité d'ambitions vidgaires et
une course au clocher de popularité entre les hommes publics. Cette
compétition, naturelle et indispensable à tous les pays libres, est
au contraire chez une nation la preuve de son bon sens pratique
et la meilleure garantie de l'ordre légal.
Qui oserait dire, en considérant aujourd'hui la grande répu-
blique américaine, que les démocraties sont toujours changeantes,
et qu'elles ne laissent pas à leurs gouvernemens le temps d'accom-
plir des œuvres de longue haleine? Cela est vrai peut-être dans les
temps calmes, quand l'inquiétude des partis, ne sichant à quoi
se prendre, gross't démesurément des questions secondaires, et en-
trelient des agitations d'ailleurs sans péi il sérieux ; mais dans les
temps de crise, dans les heures de danger national, lorsque de
graves intérêts sont en jeu et tiv'nnent la conscience publique en
éveil, quel gouvernement s'est jamais montré plus persévérant,
plus stable, mieux assis sur l'opinion publique que celui de la dé-
mocratie aniéricaine? Dans quel pays du vieux n)onde, si ce n'est
peut-être en Angleterre, la volonté nationale s'est-elle montrée
aussi ferme et s'ei-t-elle traduite par des œuvres aussi durables?
C'est que, dans les pays où les partis savent céder à propos, leurs
triomphes ou leurs revanches aboutissent non pas seulement à des
dictatures provisoires ou à des monarchies passagères, mais à des
réformes sérieuses et à de véritables conquêtes de l'esprit public.
Les grandes choses ne se font qu'avec du temps, et il ne suffît pas,
pour changer les institutions d'un peuple libre, de quelques pro-
clamations et de quelques décrets lancés par un pouvoir de hasard
ou par une majorité d'un jour. Plus les partis ont de confiance
dans l'avenir, plus ils doivent montrer de patience, de modération,
de sagesse pratique, et donner l'exemple de cette disposition libé-
rale, malheureusement trop rare, qui consiste à ne pas s'enfermer
dans une doctrine exclusive, mais à tenir compte avant tout des
circonstances favorables et de l'intéiêt national : c'est l'exemple
qu'ils nous donnent de l'autre côté de l'Atlautique; puissions-nous
le comprendre et l'imiter en France!
Ernest Duvergier de Hauranne.
LES SOUFFRANCES
D'UN PAYS CONQUIS
SCENES DE l'Émigration en alsage-lorraine
La force ne résout pas tous les problèmes ; il ne suffit point d'ob-
tenir, par un traité dont on dicte en maître les conditions, la pro-
priété de deux provinces; après les avoir conquises sans les consul-
ter, il faut assurer cette prise de possession par des conquêtes
morales, plus difficiles à réaliser que des conquêtes matérielles.
Depuis près de deux ans que la Prusse possède l'Alsace et une
partie de la Lorraine, au moment où elle prépare le recensement
officiel de ses nouveaux sujets, il n'est point inutile de se demander
ce que lui rapporte sa victoire et de quel prix elle la paie. Les
pierres de Metz et de Strasbourg lui appartiennent; nos forts, nos
remparts, nos arsenaux, nos immenses casernes, notre école d'ap-
plication d'artillerie et du génie, nos magnifiques établissemens mi-
litaires, sont entre ses mains; mais les âmes lui appartiennent-elles,
a-t-elle gagné les populations à sa cause et fait accepter son pou-
voir par ceux qu'elle a conquis? Y a-t-il eu l'ombre d'un rappro-
chement entre les vaincus et les vainqueurs? Entrevoit- on dans un
avenir même éloigné la possibilité d'une réconciliation entre l'Al-
sace-Lorraine arrachée malgré elle à la France et l'Allemagne victo-
rieuse? Les faits seuls répondront à cette question : on veut mettre
ici de côté toute récrimination stérile, on essaiera môme de conte-
nir l'indignation la plus légitime; le simple récit de ce qui se passe
dans les pays annexés suflira pour éclairer l'Europe. Les victimes
innocentes de la guerre ne cherchent à surprendre la pitié de per-
sonne; elles n'ont besoin pour être entendues ni d'exagérer leurs
souffrances, ni de dénaturer la conduite de leurs nouveaux maîtres.
LES SOUFFRANCES d'UN PAYS CONQUIS. 561
Elles font appel, non à l'émotion, mais à l'équité des peuples civi-
lisés; d'avance elles acceptent pour juges tous les témoins désinté-
ressés de leur sort.
I.
Dans nos anciens départemens du Haut-Rhin, du Bas-Rhin, de
la Moselle, de la Meurthe et des Vosges, supprimés ou mutilés par
la conquête, on se souviendra toujours de la date désormais histo-
rique du !*'■ octobre 1872. C'était le dernier délai accordé aux
annexés pour choisir entre la nationalité française et la nationalité
prussienne. Le gouvernement de Berlin avait annoncé officiellement
que, passé ce jour, tous les Français nés ou domiciliés en Alsace-
Lorraine qui n'auraient point opté pour la France seraient consi-
dérés comme sujets allemands. D'après les instructions envoyées
aux directeurs de chaque cercle, l'option devait être suivie d'un
changement de domicile réel. L'Allemagne n'entendait point sans
doute qu'on pût rester Français et habiter les pays conquis. Pur-
ger leur nouvelle conquête de tout élément qui rappelât le passé,
telle fut la pensée vraisemblable des vainqueurs. La France les
poursuivait partout au sein de leur victoire : les noms des lieux,
les monumens, les souvenirs, parlaient de nous; on les germanisa
en couvrant les murs de termes étrangers. Après avoir enlevé aux
pierres leur nationalité, il parut plus nécessaire encore de l'enlever
aux personnes.
Seize cent mille êtres humains furent donc placés dans l'alterna-
tive de quitter leurs intérêts, leurs maisons, leurs champs, leurs
aflaires, les tombeaux de leurs parens, les lieux qu'ils habitaient
depuis leur enfance, dans lesquels ils comptaient mourir, ou de
perdre la qualité de Français, de renoncer à leur patrie et à leur
drapeau. Si l'on réfléchit aux habitudes casanières de notre race, à
notre attachement pour le sol où nous sommes nés, au patriotisme
local de deux villes aussi anciennes, aussi glorieuses, aussi riches
de monumens et de souvenirs que Metz et Strasbourg, on compren-
dra quelles luttes durent se livrer dans les âmes, de quelles an-
goisses fut précédée et suivie la résolution suprême. Abandonne-
rait-on taht de témoins des joies ou des douleurs passées, les rues
accoutumées, les promenades favorites, l'ombre des vieilles cathé-
drales, les murs peuplés de souvenirs, le berceau de la famille, le
nid préparé pour la vieillesse, ou, dans l'espoir de conserver tous
ces biens, renoncerait-on à faire partie de la nation française, de-
viendrait-on le compatriote des ennemis d'hier, un étranger pour les
compatriotes d'autrefois? Qui nous dira ce qu'a coûté de larmes à
TOME cil. — 1872, 36
662 REVUE DES DEUX MONDES.
ane population moffensive, cligne d'être heureuse et de vivre libre,
la nécessité de choisir entre de si grands sacrifices? La civilisation,
en nous habituant à croire que le teiuus des conquêtes violentes est
passé, qu'un p-juple a désormais !e droit de dispo.'^er do lui-même,
rend de telles épreuves plus doulomeuses encore par le contraste
des rêves dont elle nous berce et de la réalisé dont elle ne nous
diéfend pas.
A la veille du i" octobre, il fallut cependant prendre un parti, se
décider à fuir ou à rester. Beaucoup n'avaient point attendu ce
dtTuier déiai pour se fixer en France; IVxil et la rupture des liens
les plus cliers leur paraissaient préférables au séjour d'un pays
occupé par fétranger. Ceux qui n'ont pas co^mu cotte douleur ne
gavent point ce qu'il en coûte de subir chaque jour la présence de
l'ennenji, de le rencontrer à toute heure corn me un souvenir vivant
de la défaite et de la conquête. La majorité de ceux qui optaient
pour la nationalité française ne se passait pas néanmoins de se
rendre eji Fnnce; des devoirs, des alfaires, des besoins, les rete-
naient au lieu habituel de leur résidence. L'important, pensaient-ils,
était de conserver leur qualité de Françai-^; plus tard, ii serait tou-
jours tpm|)S d'émigrer, s'il ne s'offnùt aucun moyen d'éviter ce
malheur. Un vague espoir en retenait quelques-uns. Fallait- il
prendre à la lettre les ordonnances des Prussiens? Exigeraient-ils
que tous ceux qui auraient opté pour la France '|uitta.«sent défmi-
tivem 'Ut le pays? Aucun Français ne serait-il plus autorisé par eux
à séjourner en Alsace et en Lorraine? Qu'entendait-on d'ailleurs
par le dom'cile réel que chaque optant devait indiquer en France
pour que son option fût valable? Ne suffisait-il pas à la rigueur de
louer une chambre sur le territoire français, d'y payer une contri-
bution personnelle, de s'absenter pendant quelques jours au com-
mencement d'octobre, et, ces précautions prises, de rentier chez soi
comme d'habitude?
Lys autorités prussiennes, interrogées sur tant de points déli-
cats, ré[)ondaieEt, ainsi qu'elles le font d'oniinaire, en termes éva-
sifs, par des communications ofTicieuses et personnelles, sans jamais
engager le gouvernement qu'elles servent. Les unes laissaient en-
tendre qu'on accorderait aux Français de grandes facilités de sé-
jour, les autres qu'il valait mieux ne pas s'exposer à en avoir be-
soin et se placer tout de suite sous la proieciion des lois allemandes
en acceptant la nationalité germanique. Il y eut un point cependant
sur lequel elles furent d'accord à la dernière heure, c'est que le
i*'' octobre au matin tous les arui^^xés qui se trouveraient sur le
territoire de l' Alsace-Lorraine, même après avoir opté pour la
Fraac^, seraient déchus du bénéfice de l'option et considérés comme
LES SOUFFRANCES d'uN PAYS CONQUIS. 56S
sujets germaniques. On se réservait de statuer plus tard sur les
conditions de sojour; pour le moment, il fallait choisir entre la qua-
lité d'AIIeman'l ou le df^part immédiat.
Celte nouvelle, qui avait été précédée de rumeurs pins favora-
bles, causa une véritable panique dans tous les rangs de la société.
Il y eut alors comme un entraînement universel qui poussa en quel-
ques jours vers la fronlière française une population alïolée. La
contagiou de la fuite fut générale; beaucoup de personnes qui n'é-
taient point encore décidées se décidèrent tout à coup, et partirent
à l'improviste sans avoir réglé leurs affaires, sans se demander où
elles iraient, quels seraient leurs moyens de vivre et leur asile
le lendemain. Un même sentiment les animait toutes, riches ou
pauvres, liabitans des villes qui abandonnaient leurs maisons élé-
gantes, campagnards qui laissaient derrière eux leurs champs sans
culture, ouvriers qui renonçaient à un salaire assuré et au pain de
chaque jour pour courir au-devant de la misère : un désir irrésis-
tible d'écha[)per à la domination de l'étranger. La crainte d'être
Allemands les poussait par milliers sur les routes et les déracinait
du sol natal. La patrie n'était plus pour eux le lieu connu et aimé
où ils avalent vécu ; ils appelaient de ce nom le moindre coin de
terre où ils allaient retrouver notre langue, nos mœurs, notre civi-
lisation. Quelle réponse à la prétention des Allemands de rattacher
à la grande famille germanique leurs frères séparés de l'Alsace et
de la Lorraine! Sitg diers frères qui tournent le dos à leurs pré-
tendus païens et ne veulent connaître de l'Allemagne que le chemin
de la France !
A voir le nombre et l'empressement des fugitifs qui encom-
braient les chemins dans les derniers jours de septembre, on eut
cru que la guerre avait recommencé, et qu'une nouvelle invasion
chassait devant elle les populations épouvantées : invasion aussi
réelle en effet et plus redoutable que la première, car personne
ne peut cette fois en calculer la durée. Tous les trains qui abou-
tissent à la frontière française, de Mulhouse à Bel fort, de Sarre-
bourg à Lunéville, de Metz h Pont-à-Mousson, de Thionville à
Audun-le-Uoman, regorgeaient d'émigrans; sur plusieurs points,
l'aflluence était si grande qu'il fallut à diverses reprises organi-
ser des tiains supplémentaires; le 30 septembre, des milliers de
jeunes gens traversaient encore ce qui nous reste de la Lorraine,
fuyant à la dernière heure devant la conscription prussienne. Aux
gares, les scènes douloureuses se succédaient; des chefs de famille,
des commerçans, de petits boutiquiers, conliaient leurs maisons,
leurs intérêts, tout leur avoir, à leurs femmes, quelquefois même à
de simples jeunes filles élevées par le malheur au-dessus de leur
bQh REVUE DES DEUX MONDES.
âge. Des fils se séparaient de leurs vieux parens sans savoir s'ils les
reverraient jamais ; les femmes pleuraient; les lèvres serrées, les
traits contractés des hommes disaient assez ce qui se passait au
fond de leurs âmes dans ces heures cruelles. Comme il arrive au
milieu des grands malheurs publics, des personnes qui ne se con-
naissaient point s'adressaient la parole et confondaient leurs tris-
tesses. Un spectacle plus lamentable encore était celui des pauvres
ménages de paysans entassés sur des charrettes et couvrant les
routes; le père à pied conduisait l'attelage d'un pas résolu; la mère,
assise avec les enfans au sommet de la voiture, sur l'échafaudage
branlant d'un chétif mobilier, regardait d'un air morne le vaste es-
pace et l'horizon inconnu. Quelques-uns traînaient sur des brouettes
le peu qu'ils possédaient. De tous ceux qui donnèrent alors à la France
une preuve si touchante de leur attachement pour elle, il n'en est
pas qui aient fait un plus grand sacrifice ni mieux mérité de la pa-
trie que les cultivateurs d'Alsace et de Lorraine. On connaît l'amour
du paysan pour la terre, on sait quels liens solides l'attachent au
sol qu'il cultive, qu'il améliore par son travail et qu'il étend par
l'économie. Son unique ambition est d'accroître son bien et de
laisser à ses enfans un héritage augmenté par ses soins. Aucune de
ces richesses réelles, aucune de ces espérances ne se transporte
hors du village; s'il y renonce, il perd tout, le mobile habituel de
son activité et le principe même de son existence morale. 11 s'est
trouvé néanmoins parmi cette population laborieuse, âpre au gain,
dure à la fatigue, possédée du démon de la propriété, un grand
nombre de gens de cœur qui ont sacrifié leurs iiitérêls les plus
chers, la passion de toute leur vie au plus pur sentiment de patrio-
tisme. La France ne leur offrait rien, aucun avantage matériel, au-
cune compensation positive à la perte qu'ils subissaient pour elle;
l'Allemagne leur assurait la jouissance de tous leurs biens : ils n'ont
point cependant hésité entre les deux pays, l'aisance ne les eût
point consolés d'être Allemands, la certitude de rester Français les
consolait de la misère. Dans de telles situations, sous l'empire de
sentimens si forts et si respectables, le ressort de la volonté se tend
jusqu'à l'héroïsme; le citoyen le plus obscur, le plus attaché aux
intérêts vulgaires, sent en lui quelque chose de la résolution et de
l'esprit de sacrifice qui font les martyrs.
Ils obéissaient aussi à un instinct supérieur, ils se sentaient élevés
au-dessus d'eux-mêmes, ces petits employés, ces modestes com-
merçans, ces humbles serviteurs qui, vivant jour par jour de leur
travail, certains de n'en pas manquer s'ils restaient en Alsace et en
Lorraine, aimaient mieux affronter tous les hasards, gngner la France
sans argent, sans promesses d'emploi, sans appui, que de suppor-
LES SOUFFRANCES d'uN PAYS CONQUIS. 565
ter la présence et la domination de l'étranger. L'histoire de ces
souffrances populaires mériterait d'être écrite; on en composerait
le livre d'or de nos provinces perdues. Une veuve qui emmenait
deux enfans, à qui l'on demandait le 29 septembre où elle comp-
tait fixer sa résidence, répondait simplement : « Je n'en sais rien;
je n'ai ni ressources, ni asile, ni métier assuré, mais je pars, mes
fils ne seront pas Allemands. » Ces derniers mots résumaient la
pensée de tous. Pour cette population de nos frontières de l'est
qui connaît de longue date l'Allemagne et ne l'a jamais aimée, il
n'y a point de plus grand malheur que de lui appartenir.
« Où allez-voas? demandait-on à de pauvres gens dont le triste
équipage annonçait la détresse. — En France, » répondaient-ils. Ils
allaient devant eux jusqu'à ce qu'ils eussent atteint la frontière
française, et se demandaient seulement alors quel serait leur asile,
leur gagne-pain pour les jours suivans. Le soir venu, on dételait
les chevaux, les émigrans campaient dans leurs voitures, auprès
des villages, et le long défilé recommençait le lendemain. Les plus
jeunes fuyaient pour ne pas servir la Prusse, les plus âgés, comme
le disait l'un d'entre eux, pour ne pas mourir Prussiens. On a vu
des octogénaires opter pour la nationalité française et quitter l'hos-
pice qui leur servait de refuge.
Le chiffre si considérable des émigrans échappe jusqu'ici à tout
contrôle. Les Allemands seuls pourront s'en rendre compte lors-
qu'ils auront terminé le recensement qu'ils commencent à peine,
pour lequel ils attendent sans doute la liste des options que le gou-
vernement français doit leur communiquer à la fin de cette année.
Le jour où ils publieront leur statistique, il ne faudra l'accueillir
qu'avec réserve, en ayant soin de ne pas confondre, comme ils le font
volontiers, les anciens habitans des provinces françaises et les nou-
veau-venus que l'Allemagne y envoie. Ces derniers, dont le nombre
ne sera évalué que par les autorités germaniques, doivent être dé-
falqués du chiffre total de la population d'Alsace-Lorraine, si l'on
veut comparer ce qu'elle est aujourd'hui, sous la domination alle-
mande, à ce qu'elle était autrefois sous le régime français. On a
parlé de 16/i,000 personnes qui auraient opté dans les provinces
annexées pour la nationalité française, sans compter 254,000 op-
tions faites en France; ces chiffres, si élevés qu'ils paraissent, sont
loin de correspondre au chiffre réel de l'émigration. Une foule de
personnes sont parties sans opter, soit que par prudence elles ne
voulussent laisser derrière elles aucune trace de leur départ, soit
qu'il leur parût inutile de revendiquer une nationalité qu'elles al-
laient retrouver en retrouvant la France, soit enfin que les autorités
prussiennes aient mis peu d'empressement aies inscrire et se soient
566 ' REVUE DES DEUX MONDES.
enfermées ou absentées pendant les derniers jours de septembre,
comme oa les accuse, de l'avoir fait dans quelques communes (1). Il
ne f'Vut pas oublier d'ailleurs que les nombreuses options des mi-
neurs émancipés sont considérées comme nulles par la Prusse, ne
figureront point dans les états officiels qu'elle publiera. On craint
aussi qu'elle ne se réserve de traiter en sujets prussiens les optans
qui renlrei aient, même pour un jour, en Alsace-Lorraine, sans en
avoir reçu l'autorisation formelle. La rigueur avec laquelle dt^puis le
1" novembre les commissaires allemands exig<mt les passeports à la
frontière leur permettra de reconnaître la nationalité de tous ceux
qui se rendent dans les provinces annexées et de n^fuser au besoin
aux Alsaciens et aux Lorrains, — qui rentreraient chez eux après
avoir opté pour la France, — le bénéfice de l'option. Le plus sage en
ce moment, si l'on veut rester Français aux yeux des Allemands, sera
de demeurer'en France. En attendant que la liste corupiète des op-
tions et des départs soit communiquée au public, si jamais nous
devons la connaître tout entière, quelques détails authentiques
donneront une idée des proportions énormes qu'apiises l'émigra-
tion.
Dans les trois derniers jours du mois de septembre, A 5,000 voya-
geurs venant des provinces annexées ont traversé la gare de Nancy
et inondé les rues de la cité. Aux abords de l'hô'.el de ville, sur la
place Stanislas, des familles fugitives s'assey.dent en cercle autour
de la statue du dernier duc de Lorraine, attendant avec une dignité
recueillie qu'on leur indiquât une destination ou un asile; des
groupes aux vêtemens bariolés, d'une tristesse pittoresque, se for-
maient silencieusement jusque sur le marbre des fmtaines, près
des eaux jaillissantes; une foule si épaisse obstruait les abords du
chemin de fer que les derniers venus ne pouvaient arriver jusqu'au
guichet qu'après quelques heures d'attente; des caisses, des pa-
quets, des matelas, s'amoncelaient sur les quais et y formaient une
montngne de bagages; du milieu de cette cohue, on n'entendait
sortir aucune exclamation violente, aucun chant révolutionnaire.
Par intervalles seulement, quelques voix résolues acclunaient le
nom de la France. C'était surtout le cri des jeunes gens, de nos fu-
turs soldats. A la dernière heure, il en arriva un si grand nombre
que l'on craignit quelques conflits avec la garnison prussienne, et
que l'on dirigea plusieurs trains sur Vesoul, où un réglaient de ca-
valerie française a remplacé les Allemands. Il partait encore des
émigrés le l*^'" octobre à quatre heures du matin. Sur la route de
(1) Les Allemands ont mis en général beaucoup de mauvaise grâce et de lenteur à
délivrer aux personnes intéressées les pièces qu'on leur réclamait pour remplir les
formalités de loption.
LES SOUFFRANCES d'uN PAYS CONQUIS. 567
Nov(^~ant à Pagny, vers la fin du mois de septembre, les voitures
de déménagemens se succédaient sans interruption la nuit et le
jour, aussi rapprochées les unes des autres et aussi serrées qu'elles
eussent pu l'être dans I s nus de Paris lorsqu'un encoinbreuient
s'y produit. A la même époque, cent cinquante wagons de meubles
entraient tous les jours en France par la gare de Pagny.
La ville de Mt'tz, autrefo's si florissante et si animée, ressemble
aujourd'hui à un désert où n'apparaissent plus que (ie loin en
loin quelques débris de l'ancienne population; les écriteaux sus-
pendus au-dessus de toutes les portes, les fenêtres closes, annon-
cent que dans tous les quartiers les maisons demeurent vides. Dans
la rue des Clercs, la plus fVéquentée de toute la ville, qui conduit
de l'Esplanade à la cathédrale, douze grands magasins se sont fer-
més pour ne plus se rouvrir. Les f.ibriques de chaussures, de fla-
nelle, de bonneterie, qui occupait nt 2,000 ouvriers, s'elabliï-8ent à
Nancy; les ateliers justement renommés où M. Maréchal peint ses
vitraux se transportent à Bar-le-Duc. Tous les anciens avoués du
tribunal, la plupart des huissiers ont donné leur démis ion et gagné
la France; il ne reste plus (ians toute la ville que deux notaires.
D'après les calculs les plus n)odérés, on ne peut évaluer le nombre
des personnes qui ont quitté Metz à moins de 32,000. Du chiflre de
48,000 habitans, l'ancienne population est tombée à celui d<t 16,00<).
Ce n'est plus la vieille cité messine que les Prussiens possèdent; ils
n'en gardent que l'ombre. La France avait fait de Metz une ville
riche et active, à la fois militaire, savante, industrielle, dotée de
magnifiques établisstniens, de l'école d'application d'artilleiie et
du génie, d'une école régiuîentaire d'artillerie, d'une cour d'ai)pei,
d'un lycée appartenant à l'état et d'un collège libre, d'une école de
dessin et de nujsique, d'écoles municipales dignes de rivahser pour
la perfection des méthodes et l'étendue de l'enseignement avec les
institutions analogues de Mulhouse et de Paris, qu'elles ont en
général précédées, auxquelles même elles ont en plus d'un point
servi de modèles. Le zèle de la municipalité et l'intelligence de l'in^
dustrie privée complétaient par des efforts locaux, par des créations
individuelles, l'action bienfaisante du gouvernement. Que deviens
nent aujourd'hui toutes ces richesses, œuvre des siècles, produit
du travail de plusieurs générations françaises? Il a suffi nue Met»
tombât au pouvoir des Prussiens pour qu'en deux an^ la v.<:;ille cité
descendît du second rang au dixième, reculât jusqu'aux temps les
plus obscurs et les plus malheureux de son histoire. Il dépend de
ses nouveaux maîtres de la faire descendre encore sur la pente de
la décadence, mais il ne leur appartient point d'y ramener la vie et
l'activité première. Tant que Metz restera entre leurs mains. Meta,
568 REVUE DES DEUX MONDES.
après de longs jours de prospérité, aura la douleur de se survivre
à lui-même. Avec un sentiment de patriotisme que la France ne
saurait trop honorer, la municipalité messine vient de dresser le
bilan de toutes les gloires locales, comme pour montrer à l'Alle-
magne ce qu'était Metz avant la conquête et humilier le présent par
le contraste du passé. On a réuni dans un même musée des souve-
nirs archéologiques, des collections de médailles, de pierres, d'in-
sectes, de plantes, d'animaux, et gravé sur des tables de marbre,
avec les titres des sociétés savantes du pays messin et la mention
des prix remportés par elles dans de nombreux concours, les noms
de tous les hommes célèbres qu'a produits la cité. On dirait qu'a-
vant de mourir la noble ville compose elle-même l'inscription fu-
néraire qui décorera sa tombe.
Metz n'a pour nous qu'une importance militaire, répondent sans
embarras quelques Allemands; nous n'avons exigé cette place que
pour fermer aux Français le chemin de l'Allemagne et nous ouvrir
la route de Paris. De Là nous jetterons, quand nous le voudrons,
une armée dans les plaines de la Champagne sans rencontrer entre
nous et votre capitale un seul obstacle naturel; nous couvrons notre
frontière et nous découvrons la vôtre. C'est là tout le secret de la
conquête de Metz; notre ambition ne va pas plus loin. Que Metz ne
soit plus après cela qu'une forteresse, qu'une vaste caserne entou-
rée de canons, que l'industrie y périsse, que les arts s'y éteignent,
que la vie s'y arrête, peu nous importe; c'est l'affaire des habi-
tans, non la nôtre. Notre but est atteint, nous ne voulions qu'une
position stratégique, nous l'avons; bien habile ou bien hardi sera
celui qui maintenant nous en dépossédera.
11 n'en est pas de même de Strasbourg, dont les feuilles officieuses
de l'Allemagne ne parlent qu'avec sollicitude; pour cette fille bien-
aimée, que ne ferait pas la mère -patrie, trop longtemps privée
d'elle! N'est-ce pas afin de la rendre plus heureuse et plus floris-
sante, pour y effacer jusqu'aux derniers vestiges de la barbarie
française, qu'on a commencé par détruire à coups de canon une
partie de la ville avant de l'annexer tout entière? Grâce à la frater-
nelle habileté des artilleurs allemands, la voilà qui sort maintenant
rajeunie et renouvelée de ses ruines; les magnifiques indemnités
accordées par l'Allemagne aux propriétaires des maisons détruites
leur permettent d'élever des palais à la place des masures qu'ont
brûlées à dessein quelques obus intelligens. Le faubourg National,
le faubourg de Saverne, le faubourg de Pierre, vont maintenant
lutter d'élégance avec les plus beaux quartiers de Berlin. Stras-
bourg, amoindri par la France, entrera sous le drapeau prussien
dans une ère de prospérité que les cités françaises n'ont jamais
LES SOUFFRANCES d'uN PAYS CONQUIS. 569
connue; ses remparts tomberont, son enceinte s'élargira du côté de
la Robertsau, un large canal amènera à la porte des Pêcheurs les
plus grands bâtimens qui naviguent sur le Rhin. La science y fleu-
rira en même temps que l'industrie; une puissante université, en-
tretenue à grands frais et richement dotée, y réunira les professeurs
les plus célèbres de l'Allemagne. Telles étaient les promesses so-
nores par lesquelles on essayait de consoler et surtout de retenir
les Strasbourgeois. Ceux-ci secouaient la tête, attendant pour y
croire que toutes ces merveilles fussent réalisées. Ont-ils eu tort
de se monirer si incrédules? Combien de ces beaux projets restent
encore à l'état d'espérance! Qu'est devenue l'ardeur des premiers
jours? L'achat et la vente des terrains de la Robertsau ne seraient-
ils qu'une simple manœuvre de la spéculation allemande, si habile
en ce moment à remuer les capitaux et à dépouiller les action-
naires? Où sont les professeurs illustres que devait attirer l'univer-
sité de Strasbourg? 52 Allemands remplacent simplement dans
l'enseignement supérieur 51 Français aussi instruits, aussi distin-
gués et généralement plus connus que leurs successeurs. Aucun
homme considérable de l'Allemagne n'a voulu accepter les offres
du gouvernement prussien et affronter les dispositions peu favo-
rables du public alsacien. Il a fallu recruter le nouveau personnel
enseignant un peu au hasard, en Suisse, en Autriche, dans les dif-
férentes parties de l'empire germanique, parmi les lettrés et les
savans les plus obscurs. Installés le l*"'" mai 1872, quelques-uns de
ces professeurs ont déjà pris la fuite, honteux du vide qui se faisait
autour d'eux et ne pouvant se résigner à voir leurs cours déserts.
Ce qui manque en effet le plus à cette université, ce sont les étudians;
l'Alsace n'en fournit point et n'en pourra fournir avant longtemps.
Les jeunes Allemands n'éprouvent aucun désir de séjourner dans
une ville attristée, où la vie d'ailleurs leur sera plus onéreuse que
dans les universités allemandes. L'Allemagne en est réduite, pour y
attirer quelques étudians, à créer des bourses qu'elle affecte spécia-
lement à l'université de Strasbourg.
Les prétendus avantages que la Prusse offrait aux Strasbourgeois,
et qu'annonçait bruyamment toute la presse germanique, n'ont
guère retenu à Strasbourg que ceux qu'y retenaient des nécessités
de situation, le petit commerce, les petits propriétaires de maisons
ou de jardins, une partie de la classe moyenne, dont les ressources
tiennent au sol et ne peuvent se transporter ailleurs. Là comme
partout, les riches et les pauvres sont partis sans hésiter, empor-
tant les uns leurs capitaux, les autres leurs bras et leurs instru-
mens de travail. Il faut excepter, bien entendu, de cette classifica-
tion, trop générale pour être absolue, les grands industriels dont
570 REVUE DES DEUX MONDES.
les établissemens ne se déplacent point et les ouvriers attachés à
leur fortune.
C'eût été un véritable désastre, la ruine de milliers de familles,
la perte de plusieurs centaines de millions, si les manufactures de
Mulhouse, les usines de Hayange, de Styring, de Moyeuvre, d'Ars-
sur-Moselle, avaient cessé leurs travaux. Il importe même à l'inté-
rêt français, comme l'a très bien montré M. Reybaud (!), que ces
grandes maisons ne tombent point entre des mains allemandes et
ne cessent d'appartenir à des familles françaises. En Alsace, le
coui'ant d'émigration, plus marqué peut-être dans le Haut-Rhin que
dans le Bas-Rhin, dans la montagne que dans la plaine, a été aussi
considérable qu'aux environs de Metz. Les Vosges restées françaises
se peuplent d'Alsaciens et reçoivent dans leurs vallées agrestes des
industries transplantées. Depuis l'annexion, Ëpinal compte i ,000 ha-
bitans. Saint- Dié 2,500, le département tout entier /»5,000 âmes
de plus qu'auparavant. La population de iNancy s'est augmentée de
10,000 âmes, '25,000 options y ont été reçues, et 6,000 engagés
volontaires y ont demandé à faire partie de l'armée française. Dans
la même ville, Savcrne envoie une fabrique de bascules, Colmarune
fabrique de porcelaines, Sarre-Union une fabrique de chapeaux de
paille, Strasbouj g la grande imprimerie Berger-Lcvrault, à côté des
fabriques de bonneterie, de flanelle, de chaussures, de limes qui
viennent de Metz et de Sarreguemines. Plus de 3,000 ouvriers y
arrivent des provinces annexées. A Belfort, à Vesoul, à Lunéville, à
Pont-à-Mousson, à Toul, à Verdun, à Briey, à Bar-le-Duc, les émi-
grés abondent. Les fabriques de draps de Bischwiller, qui ne trou-
vaient plus de débouchés en Allemagne, se transportent jusqu'à Vire
dans le Calvndos, à Elbeuf et à Sedan.
Sur la frontière même des provinces annexées, à mesure que les
communes devenues allemandes se dépeuplaient, les communes
restées françaises recevaient et gardaient les émigrans. 11 y a sur
le territoire cédé à l'Allemagne des villages manufacturiers où
ni ouvriers ni patrons n'osent coucher. Chaque soir, dcs milliers
d'hommes sortent des pays conquis pour entrer eii France, y pas-
sent la nuit afin de bien établir qu'ils restent Français, et revien-
nent le lendemain à leur travail. Dans la banlieue de Metz, ce
sont des femmes qui au mois d'octobre ont ensemencé les champs
et conduit la charrue. Des villages entiers de la Lorraine allemande,
surtout des environs de Bitche, restent déserts. On voyait les ha-
bitans arriver en groupes à la frontière et déclarer en allemand
qu'ils entendaient rester Français. La plupart manquaient de res-
(1) Voyez la Revue da 1*' novembre.
LES SOUFFRANCES d'uN PAYS CONQUIS. 571
sources; ils avaient tout quitté et tout perdu pour ne garder qu'un
bien, la pairie, non pas cette patrie de convention que crée la com-
munauté de la langue, mais la patrie qu'on aime depi.is des siè-
cles, dont on a partagé la gloire et la' grandeur, à qui l'on doit
l'inappréciable bienfait d'une civilisation humaine, généreuse, li-
bérale. Les plus grandes misères qu'ont eu à secourir au passage
les comités locaux étaient celles des paysans. Quelques cliilTres ap-
proxiinaiils feront connaître au public les charges énormes qu'ac-
ceptait dès le début de l'émigration, qu'accepte encore en ce mo-
ment le patriotisme de la charité privée : 52,000 personnes au
moins ont été secourues en dix-huit mois par le comité alsacien-
lorrain éiabli à Nancy; du 1" septembre au 10 octoi)re, ce même
comité distribuait aux émigrés 158,000 francs; aujouid'hui, grâce
au concours de la société de protection que M. le coîîite d'IIausson-
ville préside à Paris avec tant de dévoûmeut, on construit des ba-
raques pour loger autour de Nancy les ouvritTs annexés; à Paris
même, 50 lits sont à la disposition des émigians; on dépense pour
leur entretien près de 6,000 francs par semaine, sans conpter les
nombreuses distributions de vêtemens qu'on leur lait à domicile
ou dans les bureaux de la rue de Provence.
Ceux qui restent ne sont en général ni moins attach<^s à la France
ni moins hostiles à l'Allemagne que ceux qui j)artent. C'est la néces-
sité seule qui les retient. Ils ne choisissent point librement la na-
tionalité allemande, ils la subissent malgré eux; beaucoup, quoique
ne pouvant partir, ont rempli toutes les formalités de l'option, afm
de ne laisser aucun doute sur leurs sentimens. La France ne saurait
leur en vouloir d'accepter le sort auquel elle les condamne par les
traités qu'elle a signés; ils sont la rançon de la patrie tout en-
tière, et le sacrifice qu'ils font en la perdant doit leur être compté
par tous ceux qui la conservent. Appartenant |)res({ue tous à la
classe moyenne des villes et des campagnes, petits propriétaires de
maisons ou de biens ruraux, ils restent parce que la propriété ne
s'emporte pas, ainsi que la patrie, à la semelle des souliers, et que
le départ pour eux serait la ruine. Tout ce qu'ils possèdent tient au
sol; nulle possibilité d'ailleurs de vendre ni même de louer. La plu-
part n'ont qu'un moyen de tirer parti de leurs immeubles, c'est de
les habiter et de les exploiter eux-mêmes. Les gens riches qui ont
des teries en France ou des valeurs mobilières peuvent faire le sa-
crifice d'une part de leurs revenus, laisser leurs propriétés d'Al-
sace-Lorraine improductives et inoccupées; presque tous l'ont fait
sans hésiter. Les plus beaux hôtels de Metz, une df s villes de France
où le luxe de l'architecture était poussé le plus loin, ne renferment
aujourd'hui aucun habitant; les millions ainsi immobilisés ne rap-
572 REVUE DES DEUX MONDES,
portent à leurs propriétaires que des frais d'entretien et un gros
chiffre d'impôts. L'ouvrier qui vit de son salaire emporte partout
avec lui ses deux bras qui le font vivre; mais celui qui n'a d'autre
ressource qu'une maison ou un champ meurt de faim, s'il les aban-
donne. Ces annexés malgré eux ne méritent de notre part que du
respect; toute parole de blâme qui les atteindrait serait un reproche
non pour eux, mais pour l'assemblée, pour le gouvernement, qui,
en les cédant à l'Allemagne afin de sauver le pays, les déliaient à
l'avance de toute obligation envers nous. Après la signature des
traités, eux seuls demeuraient juges de ce qu'ils devaient à la patrie
dont leur malheur payait la délivrance. Triste sort d'ailleurs que
celui qui les attend! Il faut avoir vécu dans nos villes dépeuplées
pour comprendre ce qu'on y souffre. Les relations de famille, d'a-
mitié, de voisinage, qui pour les provinciaux tiennent une si grande
place dans la vie, sont presque toutes brisées par de nombreux
départs : beaucoup restent isolés sans retrouver autour d'eux un
seul visage ami; pas de réunions intimes où l'on ne compte les
places vides, où l'on ne pleure les absens. Les joies de l'intérieur,
où l'on aimerait à se réfugier au milieu de la tristesse publique, ont
leurs sources taries par la dispersion générale. Faut-il parler des
plaisirs extérieurs? Il y a deux ans que personne ne les connaît
plus clans l'Alsace-Lorraine. Les foires du printemps, qui attiraient
autrefois un grand concours de peuple, qui amusaient pendant un
mois tout un département, ne sont plus fréquentées que par la po-
pulation allemande. Les Français évitent de se mêler aux groupes
des promeneurs étrangers, et protestent par leur absence contre
l'invasion bruyante de la gaîté germanique au sein de leurs villes
en deuil. Le jour où les Allemands célèbrent publiquement leurs
fêtes nationales, chacun reste chez soi, les fenêtres se ferment, on
ne rencontre dans les rues ni Alsaciens ni Lorrains; pour éviter de
se montrer, les ouvriers apportent le matin leur dîner à l'atelier
et n'en sortent que le soir. Les indigènes font le vide autour des
Allemands, comme le faisaient les habitans deVenise autour des Au-
trichiens. La promenade elle-même, si chère aux oisifs des grandes
et des petites villes, y devient un supplice lorsqu'on rencontre à
chaque pas l'uniforme étranger, et qu'on entend résonner à ses
oreilles la langue des vainqueurs.
Aussi courageux, plus à plaindre peut-être que les émigrans,
ceux qui restent dans les pays conquis nous rendent un service
que la France ne doit pas oublier; ils maintiennent parmi les Alle-
mands, dont le nombre s'accroîtra, notre langue, nos traditions,
notre esprit. L'isolement dans lequel ils vivent, leur éloignement
absolu pour la société de leurs nouveaux maîtres, feront durer la
LES SOUFFRANCES d'uN PAYS CONQUIS. 573
protestation des vaincus aussi longtemps que durera la conquête.
Tant qu'il restera, grâce à eux, un élément français sur le territoire
annexé, l'annexion gardera le caractère qui lui appartient, celui
d'un abus de la force consommé dans un temps qui se pique de
progrès par un peuple qui se vante d'être civilisé. Aucun voyageur
de bonne foi ne traversera nos provinces perdues sans en rapporter
l'impression qu'on rapportait autrefois de Venise et de Milan. La
dignité fière des Alsaciens et des Lorrains, leur attitude en face de
l'étranger, continueront d'apprendre au monde qu'il a été possible
de les conquérir, mais non de les assimiler. Plus on essaiera de les
rattacher à l'Allemagne, plus ils se rattacheront d'eux-mêmes à la
France. Déjà un symptôme significatif, et qui se produit partout,
doit avertir les Allemands de l'inutilité de leurs efforts pour germani-
ser les Français. Dans la Lorraine allemande et dans les villages de
l'Alsace, où les conquérans croyaient trouver plus de sympathie à
cause de la communauté de la langue, on n'a jamais moins parlé
allemand que depuis la conquête. C'est à qui montrera par l'usage
de la langue fiancaise son dévoùment à la France et son aversion
pour l'étranger. Beaucoup de gens qui entendent l'allemand affec-
tent de ne pas le comprendre lorsque les Allemands les interrogent,
afin de bien marquer leur nationalité. Notre pays recueille ici le
fruit de la politique conciliante qu'il a toujours adoptée sur la fron-
tière. N'imposant à personne l'usage exclusif du français, laissant
chacun libre de se servir à son gré de l'idiome qui lui convenait le
mieux, il a gagné les cœurs par sa tolérance et conquis des affec-
tions qu'il retrouve aujourd'hui. A quoi lui eût-il servi de faire
violence à des habitudes inoffensives? Ce n'est pas la langue qu'on
parle, ce sont les sentimens qu'on éprouve, la reconnaissance des
bienfaits reçus, le souvenir de la gloire et des malheurs partagés
qui font la nationalité. La patrie que l'on aime peut parler plusieurs
langues, mais tous ses enfans la comprennent; notre histoire, celle
des Suisses, ne le prouvent-elles pas jusqu'à l'évidence? Un habi-
tant du Tessin est-il moins Suisse qu'un habitant de Berne ou de
Genève? un Breton moins Français qu'un Provençal ou un Basque?
Le clergé français, demeuré tout entier à son poste dans les pro-
vinces annexées, y représente un élément de résistance morale qu'il
sera difficile à l'Allemagne d'affaiblir. Le prêtre, par son caractère
sacré, échappe à la juridiction de l'autorité administrative. Com-
ment enchaîner sa parole, comment lui fermer la bouche lorsqu'il
parle du haut de la chaire, comment empêcher surtout que son pa-
triotisme ne pénètre au foyer domestique sous le couvert toujours
si respectable d^s sentimens religieux? Lui sera-t-il interdit d'en-
tretenir ses auditeurs de ce que la France a fait pour l'église, de
57A REVCE DES DEUX MONDES.
puiser ses exemples de foi et de vertus chrétiennes dans notre his-
toire plus voloiit/iers que dans celle du la Prusse? La moindre ap-
parence de persécution ne ferait qu'irriter les courages et rap-
procher les fidèles de leurs pasteurs. On sait par exemple qu'un
ecclésiastiqu • aussi intrépide que M. Dupont des Loges, évèque de
Metz, ne reculerait devant aucune menace, et serait plus satisfait
qu'effrayé de souffrir pour sa foi. Si la lutte s'engageait, le diocèse
tout entier le suiviait sans hésiter jusqu'aux derniers sacrifices. Les
paroles les plus courageuses qui aient été dites en Alsace-Lorraine
depuis l'annexion sortaient de la bouche de prêtres catholiques ou
de pasteurs proteslans; plus d'une fois même l'empressement avec
lequel les Franrais se sont groupés en public autour de leur clergé
a donné au\ cérémonies religieuses le caractère d'une manifesta-
tion patriotique. Partoiit où les Français se réunissent, même pour
prier, on ne peut les empêcher de représenter la France. L'admi-
nistration allemande paraît comprendre du reste que toute, mesure
d'intimidation nuirait à ses projets au lieu de les servir; elle sem-
blerait plus disposée à gagner les bonnes grâces du clerg'; qu'à lui
faire peur. Son principal moyen de séduction a été jusrpi'ici d'aug-
menter d'un tiers les traitemens des curés, des desservans, des vi-
caires et des chanoines. On accepte ces largesses intéressées pour
le bien de la religion, sans se croire obligé à la reconnaissi^nce; nul
ne les sollicite ni ne les souhaite, et pas un prêtre de l'arrondisse-
ment français de Briey, qui demeure soumis à la juridiction de
l'évêque de Metz, malgré l'annexion du siège épiscopal à la Pjusse,
ne demande à profiter de ces avantages en traversant la frontière.
L'Allemagiie ne réussit guère mieux auprès des habitans du pays
messin, qu'elle vient d'enrichir en leur accordant au hasard d'é-
normes indenmités de guerre pour les dédommager de ce qu'ils ont
souifert pendant le blocus. Quoique beaucoup d'entre eux aient reçu
plus qu'ils n'avaieiit perdu, ils ne savent aucun gré à la Prusse
d'une générosité à laquelle ils attribuent le caractère d'une dette,
et l'inégalité ciioquante des répartitions leur fournit un argument
commode pour se dispenser de la gratitude. Plus d'un ira dépenser
eu France l'argent qu'on lui avait donné pour le retenir en Alle-
magne.
IL
Tant d'exempks réunis prouvent que la Prusse ne fait aucune
conquête morale dans les pays qu'elle a violemment détachés de la
France. Beaucoup de publicistes allemands en conviennent de
bonne foi et en cherchent les causes; ils attribuent en général l'ô-
LES SOUFFRANCES d'uN PAYS CONQUIS. 575
chec de leur gouvernement à la maladresse des fonctionn aires qu'on
a envoyés en AIs^ace-Lorraine, et au choix ma'heureux des moyens
qu'on emploie pour germaniser ces deux provinces. D'après leur
propre témoignage, la première faute commise serait d'avoir exigé
l'usage exclusif de la langue allemande dans les actes publics et
dans les lapports officiels. Aucune mesure n'aurait paru en effet
plus vexaloiro, si l'on n'avait exempté de cette obligation deux cents
communes lorraines où l'allemand est presque incoimu. Mêaie res-
treinte aux piys où l'on parle allemand, une disposition si absolue
irrite les habitans comme un signe extérieur de cette domination
germanique qu'où leur impose et qu'ils n'ont point acceptée. On
compare av^c amertume la liberté que laissait la Fia-ice aux exi-
gences di:t.atoria1es de l'Allemagne. Presque partout d'ailleurs, jus-
que dans les moindres communes, il y a des Français du. centre et
du midi, étrangers à l'usage de la langue allemande, que des fonc-
tions publi jues, le commerce ou le mariage ont amenés en Alsace.
Croit-on que, dans six ans, lorsf[u'on aura retiré aux notaires,
comme l'annoncent les circulaires officielles, la faculté de rédiger
leurs actes en français, toute la popul ition annexée sera en me-
sure de se servir de l'allemand? il n'a pas été non plus d'une ha-
bile politiîjue de débaptiser les villes françaises po^r leur imposer
des n-ims germaniques. Thionville aura beau s'appeler Diedeuho-
fen, lldyanga IL/yiftgen, Uckange Ueckingeu, Chàteaa-Salins Salz-
burg, les anciennes dénominations n'en restent pas moins gravées
dans la mémoire des habltans; on sera d'autant plus tenté de s'en
souvenir que le vainqueur les proscrit. La meill .ure manièi'e de
perpétuer un usage populaire et inoffensif n'est-elle pas de l'in-
terdire?
Le gouvernement prussien paraît avoir commis une faute plus
grave encore en rendant le service militaire obligatoire, dès cette
année, pour les Alsaciens- Lorrains. Il eût été plus politique d'accor-
der à Ccux-ci un délai qu'avaient demandé les municipalités, et
que t:int d-e motifs conseillaient de ne point leur refuser. Quand les
souvenirs de la guerre sont encore si vivans dans les provinces an-
nexées, e.st-il sage de faire endosser aux vaincus d'hier l'uniforme
des vainqueurs? Les jeunes conscrits peuvent-ils oul)lierque l'armée
où on veut les fondre s'est signalée par le bombardement de Stras-
bourg, que. leurs futurs généraux ont couvert d'obus la petite for-
teresse de Neuf-Brisach, qui ne pouvait se défendre, et brûlé par
trois fuis le village de Pèltre? C'est trop demander à la nature hu-
maine que de lui supposer tant de mansuélude et si peu de mé-
moire. Beaucoup d'Allemands du reste, oubliant le mal qu'ils nous
ont fait, s'étonnent que nous en gardions le souvenii-. Ils nous tenc
576 REVUE DES DEUX MONDES.
dent volontiers la main comme si rien ne s'était passé qui dût alté-
rer les rapports des deux nations; il y en a même qui affectent de
ne plus comprendre ce que c'est que la haine, eux qui l'ont si bien
comprise autrefois, et de la considérer comme un sentiment incom-
patible avec la civilisation. Aux yeux de ces optimistes, moins naïfs
peut-être qu'ils ne le paraissent, la dernière guerre n'est qu'un
duel après lequel les deux adversaires devraient se réconcilier, au
besoin même s'estimer et se traiter en amis. Faut-11 leur rappeler
que le vaincu, frappé à terre et mutilé de sang-froid, ne répond que
par le dédain aux avances du vainqueur? Si l'on voulait que la lutte
restât jusqu'au bout courtoise et chevaleresque, comme l'avaient
été la guerre de Grimée et la guerre d'Italie, il eût été équitable de
n'y point préluder par l'incendie de nos villes, et de ne la point
conclure par la mutilation de la France.
Loin de respecter les sentimens naturels de la jeunesse alsacienne
et lorraine en la dispensant jusqu'à nouvel ordre d'un service mili-
taire qui devait lui être odieux, la Prusse aggrave pour les an-
nexés une charg.^ déjà si lourde par une disposition toute spéciale
qui ne s'applique qu'aux deux provinces arrachées à la France.
Partout ailleurs, l'armée prussienne est organisée par régions; les
corps en activité de service et les régimens de la réserve se com-
posent d'hommes qui habitent la même contrée et vivent déjà en
commun avant de se réunir sous les drapeaux; la certitude qu'ont
les conscrits de retrouver au dépôt leurs amis et leurs camarades
d'enfance adoucit pour eux les rigueurs de la loi militaire. Les pro-
vinces annexées à la Prusse en 1866 jouissent de cet avantage au
même titre que les plus anciennes parties de l'empire; l'Alsace et
la Lorraine en sont seules exceptées. Au Reichsrathy le ministre de
la guerre, interpellé à ce sujet, répondit qu'on n'augmenterait point
le nombre des régimens, et que le contingent d'Alsace- Lorraine se-
rait réparti dans les différens corps d'armée. Il ne restera même pas
à ces jeunes gens séparés de leur patrie, forcés de servir à l'étran-
ger, la consolation de vivre entre eux et de se prêter une mutuelle
assistance; on les versera dans des corps où ils se trouveront isolés,
où leur qualité d'annexés les rendra suspects aux Allemands, et les
exposera peut-être à une rigoureuse surveillance. Tel est le degré
de confiance que l'Allemagne témoigne aux nouveaux sujets dont
elle se prétend la mère, qu'elle ramène avec tant de sollicitude
au giron maternel. Elle paraît si peu compter sur leur tendresse
qu'en leur ouvrant ses bras elle a soin d'enchaîner les leurs. Il
serait d'ailleurs bien difficile aux nombreux Alsaciens et Lorrains
qui ne comprennent pas la langue allemande de servir dans des
corps où tous les commandemens se font en allemand. Un officier
LES SOUFFRANCES d'uN PAYS CONQUIS. 577
prussien consulté à ce sujet convenait qu'ils seraient exposés à de
continuelles méprises et par suite à de mauvais traitemens. Il faut
une oreille très exercée pour saisir les commandemens militaires
de l'armée prussienne. Les Alsaciens les plus habitués à parler alle-
mand n'en comprennent pas toujours le sens (1).
Heureusement les soldats annexés seront peu nombreux, si l'on
en croit la statistique des conseils de révision. Dans les villes et
dans la plus grande partie des villages de la Lorraine et de l'Alsace,
pas un seul conscrit n'a attendu la conscription prussienne : il ne
reste en général que les jeunes gens impropres au service; tous ceux
qu'une nécessité absolue n'a point retenus ont pris la fuite. Les
usines d'Hayange et de Moyeuvre, qui occupent des milliers d'ou-
vriers, ne fourniront pas à la Prusse un seul soldat d'origine fran-
çaise. A Saint-Avold, il ne s'est présenté que trois conscrits, tous
trois infirmes, à Sarre-Union qu'un seul homme valide; à Metz, où
la moyenne des inscriptions était autrefois de 350 jeunes gens, il
n'y avait cette année que 57 inscrits, sur lesquels 51 avaient gagné
la frontière française; les 6 derniers, qui avaient répondu seuls à
l'appel de l'autorité prussienne, ont tous été réformés le 30 octobre.
Les Allemands publieront peut-être des chiffres différens; ils annon-
cent par exemple avec affectation qu'ils viennent de recevoir à Metz
20 engagés volontaires. Rien de plus exact ; ajoutons seulement,
pour l'édification du public, qu'il ne s'agit point ici d'annexés, mais
de jeunes gens originaires d'Allemagne, fils de fonclionnaires ou
de négocians amenés par la conquête.
Ce ne sont pas seulement les recrues de cette année qui se dé-
robent ainsi au service militaire, beaucoup de ceux que la conscrip-
tion menaçait dans un avenir prochain n'ont pas attendu qu'elle
les atteignît. Les garçons de seize et de dix-sept ans s'enfuyaient
par groupes. Un d'entre eux, habitant des bords de la Nied, disait
à sa m.ère, qui essayait de le retenir : a Si vous me retenez, je me
jetterai sous le pont à l'endroit où l'eau est la plus profonde. » Un
autre répondait aux instances de ses parens : « Yous pouvez me
tuer, je vous pardonnerai ma mort; mais, si vous me faites Prus-
sien, je sens que je ne vous le pardonnerai jamais. » Généralement
du reste les familles n'opposaient aucune résistance au départ des
enfans, quoique ceux-ci emportassent avec eux la joie et souvent la
fortune de la maison. Les mères avaient vu manœuvrer les soldats
prussiens sur les places de Thionville, de Metz, de Mulhouse, de
Colmar, de Strasbourg, et ne voulaient à aucun prix que leurs fils
(1) Ce serait une erreur de croire que les Alsaciens et les Allemands se compren-
nent toujours fiicilcnieat; il y a des différences de termes et de pron:nciation très
marquées entre les deux idiomes.
lOME cil. — 1872. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
fussent soumis au même régime. Nos paysans ont témoigné à cet
égard une fermeté qu'on n'eût pas osé attendre de leurs habitudes
d'esprit un peu craintives. Les agens prussiens qui parcouraient les
campagnes en menaçant les familles de ceux qui partiraient d'une
amende de 50 à 1,000 thalers ne réussirent à empêcher aucun dé-
part: tout au plus décidaient-ils les parens à partir en même temps
que les enfans. On a vu aux environs d'Ottange des fils de paysans
riches, dont le bien-être était assuré s'ils avaient voulu rester sur
leurs terres, aller servir comme ouvriers dans les usines françaises
pour échapper à la conscription pnissienne. « Gardez nos champs,
disaient-ils au père et à la mère, et ne vous inquiétez pas de nous.
Nous avons des bras, nous travaillerons, nous gagnerons notre vie
en France. »
On sait cependant quel est l'esprit militaire des provinces an-
nexées, que de généraux l'Alsace et la Lorraine ont fournis à la
France : Gustines, Kellermann, Kléber, Rapp, Lassalle, Ney, Oudi-
not. Mouton, Molitor, Daroc, Drouot, Yictor, Gouvion Saint-Gyr,
pour ne parler que des plus célèbres. Les deux départemens du
Haut-Rhin et du Bas-Rhin étaient pour notre armée une pépinière
de remplaçans; mais il a suffi aux Alsaciens d'assister à quelques
manœuvres prussiennes pour n'éprouver aucune envie d'y prendre
part. La brutalité avec laquelle les officiers allemands traitent leurs
soldats révolte liS habitudes françaises; à la moindre faute, pour le
plus léger motif, les injures et les coups pleuvent sur le coupable;
on voit souvent de jeunes conscrits revenir de l'exercice la figure
ensanglantée; on les frappe avec le plat du sabre, on les attache à
un poteau pendant des heures entières et par les froids les plus
rigoureux. Une discipline di fer force les malheureux à supporter
ces outrages; mais beaucoup se dédommagent en secret de la con-
trainte qu'ils s'imposent en public, et se plaignent amèrement de
leur sort. Il faut plus de courage aux jeunes gens bien nés, aux
hommes de cœur pour subir ces humiliations que pour affronter
l'ennemi; tous ne s'y résignent pas, il y en a qui se vengent au
péril même de leur vie. A Strasbourg, pendant une revue, un sol-
dat souffleté par un officier le tua sur place, et fut passé par les
armes au milieu d'une population moins disposée à le plaindre qu'à
l'approuver.
De tels exemples n'ont rien d'encourageant pour les futurs sol-
dats de la Prusse; on a beau leur dire que le nouveau code pénal
militaire supprime les peines corporelles, tant qu'ils ne le voient
pas appliqué, ils s'en défient. Ils savent bien d'ailleurs que des
adouci-sseniens passagers, plus faciles à décréter qu'à obtenir, ne
changeront rien à la situation humiliante que la loi militaire fait
LES SOUFFRANCES d'uN PAYS CONQUIS. 57&
en Prusse au subordonné en face du supérieur. Le soldat prussien
ne respecte pas seulement son chef, il le redoute; une sorte de
frayeur se peint dans ses traits lorsqu'il le regarde, comme s'il
craignait de ne pouvoir lui témoigner assez de respect, assez d'o-
béissance. Une armée d'hommes intelligens, qui compte dans ses
rangs toute la jeunesse éclairée d'Allemagne, ne se laissera peut-
être point conduire indéfiniment par la terreur; une réaction est
possible, quelques symptômes de résistance se sont produits, dit-on,
pendant l'occupation des départemens français. On ne fait pas im-
punément violence au sentiment de dignité que tout homme porte
en soi. Le soldat pourra se lasser un jour d'être traité par l'officier
comme s'il appartenait à une race inférieure et déchue de tous
droits. Déjà beaucoup émigrent pour échapper au régime militaire.
La prétendue prospérité que l'Allemagne doit à ses victoires et à
son organisation savante, loin de se traduire par un accroissement
de saiisfaction dans toutes les classes de la société, se traduit jus-
qu'ici par un chiffre d'émigration plus considérable. Au mois de
mars 1872, 6,534 émigrés allem.ands débarquaient à New-York, où
plus de 12,000 étaient arrivés en un seul trimestre.
Les Alsaciens et les Lorrains ne manquent pas de remarquer qu'au
moment où la France, à l'exemple de l'Allemagne et sous le coup
d'une nécessité inexorable, établit chez elle l'obligation du service
militaire, elle en atténue du moins les effets par les précautions
qu'elle [)ren(l pour que les soldats, qui sortiront désormais de tous
les rangs de la société, ne soient exposés de la part de leurs chefs à
aucune vexation, à aucun acte de brutalité. Une circulaire du géné-
ral de Gissey recoin mande à nos officiers de ne se s'^rvir, en parlant
à leurs homnies, d'aucune expression grossière. Nulle part peut-être
cette précaution n'est plus nécessaire que dans un pays où les sus-
ceptibilités s'éveillent si vite, où chacun est plus disposé à trop
s'estimer soi-mên e qu'à ne pas s'estimer assez. Les Lorrains et
les Alsaciens, si Français de cœur, de sentimens, d'habitudes, ne
pensent pas autrement sur ce point que le reste de la France. Com-
ment ne préféreraient-ils pas la douceur relative du régime mili-
taire français à l'insolence du militarisme prussien?
L'expulsion récente des jésuites augmente encore les griefs de
l'Alsace- Lorraine contre ses nouveaux maîtres, et détermine le
départ de nombreuses familles en fermant à Metz la seule mai-
son d'éducation française qui eût survécu à la conquête. A Stras-
bourg, où les pères n'occupaient qu'un modeste établis'^ement et
ne desservaient qu'une simple chapelle, on les a traités avec la
dernière rigueur, comme si leur présence faisait courir à l'em-
pire d'Allemagne quelque danger immédiat. — Ordi e leur a été
donné de quitter la ville sur-le-champ, défense faite de remplir,
580 REVUE DES DEUX MONDES.
avant de s'éloigner, aucun devoir religieux, de confesser, d'admi-
nistrer les sacremens, de célébrer le sacrifice de la messe; on les
prévenait en outre que cet arrêté du gouvernement serait affiché
à la porte de leur église. De telles mesures irritent les protestans
d'Alsace aussi bien que les catholiques, et provoquent dans tous
les esprits une comparaison inévitable entre les anciens procédés
de l'administration française et les violences de l'administration al-
lemande. Depuis lors la presse officielle de l'empire germanique
menace ouvertement toutes les communautés religieuses des pro-
vinces annexées d'un traitement analogue; on fait entendre que les
couvens catholiques d'hommes et de femmes entretiennent dans le
pays l'esprit de résistance, on insinue qu'il peut devenir néces-
saire de les fermer par la force. Des centaines de frères, plus de
2,000 sœurs institutrices attendent ainsi avec courage, mais non
sans trouble, ce que décidera l'autorité allemande. Privera -t-on de
leurs soins les milliers d'enfans qu'ils instruisent, livrera-t-on toute
cette jeunesse à des instituteurs allemands, afin de lui inculquer de
bonne heure l'amour de la patrie nouvelle qu'on lui impose?
Le gouvernement prussien allègue pour sa défense qu'il ne porte
aucune atteinte à la religion, qu'il ne combat que le fanatisme, et se
borne à soutenir la guerre que le pouvoir religieux déclare au pou-
voir civil. Peut-on lui reprocher de nourrir de mauvais desseins
contre la foi catholique, quand il ne témoigne que des égards au
clergé séculier, et rétribue les prêtres des provinces plus généreu-
sement que ne le faisait la France? Le gros des fidèles ne saisit pas
facilement ces distinctions; il voit fermer des maisons religieuses,
il apprend qu'on menace les autres, il craint un commencement de
persécution, et sa haine contre l'étranger s'accroît des inquiétudes
de sa conscience. Le clergé séculier lui-même, quoiqu'à l'abri de
ces coups, se sent atteint indirectement lorsqu'on frappe à côté de
lui ses plus utiles auxiliaires. De là un redoublement général de
méfiance et d'hostilité à l'égard des Allemands. N'est-ce point assez
d'avoir dépouillé les Alsaciens et les Lorrains de leur nationalité?
L'Allemagne prétend-elle asservir les âmes et soumettre les mani-
festations de la foi à une tyrannique surveillance? 11 suffit qu'une
telle question se pose, même à tort, pour entretenir l'irritation des
esprits et rappeler à toutes les mémoires la liberté religieuse dont
chacun jo'iissait sous le régime de la loi française.
III.
Toutes ces fautes ont été relevées et le sont encore chaque jour
par les publicistes allemands que l'orgueil de la victoire n'aveugle
point. Si l'Alsace et la Lorraine continuent à repousser toute ten-
LES SOUFFRANCES d'uN PAYS CONQUIS. 581
tative d'assimilation germanique, si tant de familles émigrent plu-
tôt que de se soumettre h l'Allemagne, la faute en est, suivant eux,
à la sévérité des instructions oflicielles et à la maladresse des agens
qui les appliquent. Une politique plus conciliante et plus douce, un
délai de dix ans accordé à tous les annexés avant de les astreindre
à l'usage de la langue allemande et au service militaire, de grands
ménagemens envers les personnes et surtout envers les communau-
tés religieuses, eussent calmé les esprits et consolé peu à peu les
tristesses patriotiques. Ceux qui parlent ainsi de bonne foi témoi-
gnent ou d'un optimisme enclin à toutes les illusions, ou d'une
connaissance fort imparfaite de ce qui se passe au fond des âmes
sur tous les points du territoire annexé. Sans doute, il eût été pos-
sible d'administrer avec plus de bienveillance les provinces con-
quises, de les traiter plus humainement, et de leur imposer des
conditions moins dures. Qu'on ne s'imagine pas néanmoins que de
bons procédés les eussent réconciliées avec leur sort et rapprochées
de l'Allemagne. Pour ces populations françaises, attachées à la pa-
trie comme le membre l'est au corps, nourries de nos souvenirs,
bercées des légendes de notre gloire, pénétrées de notre esprit,
rien ne peut effacer le crime de la conquête. Tant qu'on ne leur
rendra pas la nationalité qu'on leur a prise, elles ne se consoleront
point, elles n'oublieront point, elles ne pardonneront point. Aussi
longtemps qu'il resLera en Alsace-Lorraine quelques descendans
des premiers annexés, ceux-Là protesteront contre l'abus de la force
et attendront avec confiance l'heure toujours espérée de la répara-
tion. Il ne s'agit point ici d'une question administrative, des bonnes
ou des mauvaises disposilions du gouvernement prussien à l'égard
des provinces conquises, des instructions clémentes ou rigoureuses
qu'il adressera à ses agens. Le fait seul de l'annexion rend à tout
jamais impossible un rapprochement entre ceux qui en sont les vic-
times et ceux qui en profitent. L'habileté et la bonne grâce des
administrateurs les plus concilians ne changeront rien à une situa-
tion plus forte que les combinaisons humaines.
Assurément la Prusse eût retenu plus de monde, surtout plus de
jeunes gens, sur le territoire annexé, si elle n'avait point exigé dans
un aussi bref délai le service militaire de ses nouveaux sujets; mais
au fond qu'y eût-elle gagné? Cette modération politique eût-elle
désarmé les ressentimens, fait oublier aux populations qu'on les
réunit malgré elles à l'Allemagne, qu'au mois de février 1871 elles
votaient pour la France, et qu'au mépris de ce vœu, si unanime-
ment exprimé par le choix de leurs représentans, on les arrache à
une patrie qu'elles aiment pour leur imposer une patrie qu'elles
repoussent? Ceux qui seraient restés ne penseraient pas, ne senti-
582 REVUE DES DEUX MONDES.
raient pas autrement que ceux qui sont partis. Leur grief serait le
inême; qu'ils restent ou qu'ils partent, qu'on les ménage ou qu'on
ne les ménage point, les Alsaciens et les Lorrains n'accepteront ja-
mais qu'on dispose de leur sort sans leur consentement, que, les
sachant Français de cœur, on les condamne à ne plus l'être. De
tels abus de la force ne se rachètent par aucune habileté adminis-
trative. La seule marque de bon vouloir que les annexés demandent
à l'Allemagne, c'est de les laisser libres, de les appeler au scrutin
pour choisir entre l'Allemagne et la France, et de s'en rapporter à
leur décision. Le jour où le gouvernement prussien leur accordera
satisfaction sur ce point, il n'y aura plus de malentendu entre lui et
l'Alsace-Lorraine. Jusque-là, les vaincus et les vainqueurs vivront
en ennemis sur le même sol, comme deux populations distinctes et
irréconciliables, sans jamais se rapprocher ni même se comprendre.
Que pourrait-il y avoir de commun entre ceux qui tous les jours
subissent une destinée contre laquelle ils protestent et ceux qui la
leur imposent, sans ignorer la violence qu'ils leur font? D'une part
le sentiment de l'injustice qu'on souffre, de l'autre la conscience du
mal qu'on fait, empêchent tout rapprochement.
Il est vrai que beaucoup d'Allemands, infatués de leur grandeur,
s'imaginent que ces répugnances de l'Alsace et dâ la Loriaine au-
ront un ternie, qu'un jour viendra où les populations annexées re-
connaîtront les bienfaits de l'annexion, s'applaudiront d'appartenir
à une nation aussi sage, aussi grande, aussi glorieuse que la na-
tion allemande, et se détacheront enfin de leurs souvenirs fran-
çais. Un soldat du Holstein cantonné en Alsace expiimait naïve-
ment cette pensée en voyant son hôte verser des larmes à la lecture
du traité de paix. « Vous aussi, lui disait-il, vous êtes comme moi
un Prmsien forcé, que voulez-vous? Il faut se résigner à la néces-
sité. D'ailleurs, si vous devenez Prussien, vous devenez Allemand;
faire partie de la grande Allemagne, il y a là de quoi vous consoler.»
Cette considération ne touche personne dans les provinces con-
quises. On n'y est pas aussi convaincu que les Allemands de la supé-
riorité de l'Allemagne; on se demande même avec un peu d'ironie
quels avantages les vainqueurs apportent aux vaincus en échange
de ce qu'ils leur prennent, par quelles qualités éclatantes la race
germanique se signale à l'admiration des peuples, qnel prestige elle
prétend exercer sur ses nouveaux sujets. Un habitant de Franc-
fort, de Hambourg, du Hanovre, de Mayence, tout en regrettant les
libertés locales et la paix dont jouissaient les petits états, peut
éprouver quelque orgueil d'appartenir désormais à une grande na-
tion, aspirer pour la première fois la fumée de la gloire et s'enivrer
de triomphes qu'il n'eût jamais connus, s'il n'avait endossé l'uni-
LES SOUFFRANCES d'uN PAYS CONQUIS. 583
forme prussien. Les habitans de l'Alsace et de la Lorraine, habi-
tués de longue date aux plus glorieux souvenirs, n'ont plus à faire
depuis longtemps l'apprentissage de la joie populaire qu'inspire la
nouveauté de la victoire; ils appartiennent à une nation qui repré-
sente pour eux, non depuis quelques jours, mais depuis des siècles,
l'image de la grandeur ; ils ont promené leur drapeau, le dra-
peau de la France, sur autant de champs de bataille que la Prusse
compte d'années ; ils ont été avec Rléber en Egypte , avec Riche-
panse à Iloheulinden, avec Ney à Borodino. Persuadera -t-on aux
Alsaciens et aux Lorrains que deux campagnes heureuses méritent
plus d'admiration qu'une longue suite de combats héroïques?
Ce serait une erreur du patriotisme de contester le triomphe des
Allemands dans la guerre de 1870; victorieux dès le début, nos
ennemis l'ont été jusqu'au bout, sans que la fortune nous ait ac-
cordé d'autre faveur que de leur faire payer chèrement quelques-uns
de leurs succès. Il manque néanmoins quelque chose à cette guerre,
si bien conduite et si heureusement terminée, pour que le souvenir
s'en grave en traits brillans dans l'imagination des hommes. La sa-
vante organisation d'une armée, l'habile emploi d'une artillerie
formidable, ne fournissent à la légende qu'une matière ingrate et
dépourvue de poésie. Les qualités personnelles de l'homme, le sang-
froid, la bravoure, l'audace, y sont remplacées par la précision
mathématique des mouvemens, par l'intelligente distiibution des
masses, par la régularité rapide d'un tir à longue portée. Dans ces
manœuvres où se déploie la science réfléchie du tacticien, rien ne
semble donné à l'inspiration soudaine du génie, à cette fougue che-
valeresque qui entraîne les soldats et les conduit à travers le dan-
ger aux entreprises mémorables. Parmi les chefs justement estimés
de l'armée allemande, qui donc nous apparaît sous des traits hé-
roïques, quel nom prononcera-t-on avec des frémisseniens d'en-
thousiasme? Quels exploits la génération qui les aura vus racontera-
t-elle aux générations futures? Où sont les épisodes que la tactique
moderne peut opposer aux faits d'armes éclatans d'un Ney, d'un
Masséna, toujours au premier rang, toujours prêts à payer de leur
personne au plus fort de la mêlée, au plus épais des bataillons
ennemis? La figure sévère de M. de Moltke, le vis ge hautain du
prince Frédéric-Charles, rayonnent-ils de la même gloire que le
front d'un Hoche, d'un Kléber ou d'un Bonaparte?
Nous sommes peut-être trop sensibles en France à la séduction
des qualités brillantes. Si c'est là un défaut national, l'Alsace et la
Lorraine ont trop de notre sang pour ne point le partager avec
nous. Nous aimons tant l'héroïsme que nous l'admirons chez nos
ennemis aussi bien que chez nos compatriotes. Si les Prussiens
584 REVUE DES DEUX MONDES.
avaient montré dans la dernière campagne une audace extraordi-
naire, si on les avait vus monter à l'assaut des forts de Melz ou des
forts de Paris, de tels exploits auraient eu parmi nous un long reten-
tissement. La prudence calculée de nos ennemis, l'art nouveau qui
leur a permis d'obtenir les plus grands résultats sans exposer la vie
des hommes dans des combats meurtriers, leur patience, la conti-
nuité soutenue de leurs efforts, tant de qualités solides qui les ren-
dent dignes d'estime et qui imposent le respect à tout observateur
éclairé, loin d'enflammer les imaginations populaires, créent plutôt
contre l'arnif^e allemande un préjugé défavorable. On l'accuse d'é-
viter les engagemens corps à corps, de se cacher volontiers dans
les bois, et de préférer le duel d'artillerie, où l'on ne voit pas l'ad-
versaire, au duel à la baïonnette, où on l'aborde face à face. Aux
yeux des populations de l'Alsace et de la Lorraine, la défaite du
soldat français ne lui a rien ôté de son prestige, et la victoire du
soldat prussien n'a rien ajouté à l'opinion qu'on avait de celui-ci.
Même après tant de désastres, le vaincu reste toujours pour la foule
le type du courage, de la vivacité intrépide, de l'audace chevale-
resque; on croit encore à sa supériorité individuelle sur le vain-
queur. On attribue les succès des Allemands non à quelque mérite
qui leur soit personnel, mais au chiffre écrasant de leuro troupes et
à l'incapacité des généraux français. La charge seule des cuirassiers
de Reischofen laisse un }dus grand souvenir dans les classes po-
pulaires qxi'i les victoires de la Prusse.
Si le soldat prussien, malgré tant de succès, n'a conquis en Al-
sace-Lorraine aucune espèce de prestige, possède-t-il au moins
ces qualités aimables qui adoucissent pour les vaincus l'amertume
de la défaite? Fera-t-il oublier la bonne grâce et la gaîté facile du
soldat français? Nul ne le croit parmi les annexés. La discipline
sévère qui pèse sur lui l'oblige à observer une grande réserve dans
ses rapports avec les habitans du pays qu'il occupe, on n'aura
presque jamais de torts graves à lui reprocher envers eux : le
moindre acte de violence qu'il se permettrait à leur égard serait
puni d'une manière rigoureuse; mais, s'il n'est pour personne un
voisin dangereux, il ne sera non plus pour personne un voisin re-
cherché. Peu communicatif, volontiers absorbé en lui-même, sou-
vent revêche ou insolent, lourd et raide, incapable de plaisanter et
plus encore peut-être de comprendre une plaisanterie, il éloigne
la sympathie au lieu de l'appeler. Il vivra en étranger sur le terri-
toire conquis comme il vivait à Luxembourg, où pendant cinquante
ans aucun rapprochement ne s'est opéré entre une population de
mœurs affables et une garnison pleine de morgue. Gomment réus-
sirait-il à se faire aimer hors de chez lui lorsqu'il n'y réussit même
LES SOUFFRANCES d'cN PAYS CONQUIS. 585
pas sur la terre allemande? On a souvent observé qu'il régnait dans
les villes rhénanes une sourde hostilité entre les soldats et les ha-
bitans; on n'y pardonnait guère aux officiers leurs airs hautains
et leur mépris trop peu dissimulé pour la population bourgeoise. A
Mayence, où avant la campagne de 1866 les Prussiens et les Au-
trichiens tenaient en même temps garnison, le peuple témoignait
autant d'aversion aux premiers que de sympathie pour les seconds;
chaque fois qu'une rixe éclatait entre quelques soldats des deux ar-
mées, les assistans prenaient parti pour l'uniforme autrichien. On
a remarqué pendant toute la guerre dans les pays occupés, on re-
marque aujourd'hui dans les provinces conquises, qu'aucune cor-
dialité n'existe entre les troupes bavaroises et les troupes prus-
siennes. Ces compagnons d'armes, qui campent ensemble sur notre
sol et s'enrichissent de nos dépouilles, ne s'entendent que contre
nous. Les Bavarois laissent fréquemment percer l'antipathie que
leur inspire la Prusse; les officiers et les soldats des deux armées
ne se rapprochent que pour les besoins du service; le service fini,
les rapports cessent. On ne voit jamais ces prétendus enfans de la
même mère, ces représentans de l'unité germanique, se confondre
en groupes amicaux. Les uns et les autres vivent à part, se pro-
mènent à part, adoptent des lieux de réunion et de récréation dif-
fêrens. Quelquefois même il leur arrive de se quereller lorsqu'ils se
rencontrent, et d'en venir aux mains en public. Plus d'un combat
de ce genre a ensanglanté les rues de Metz : récemment encore,
dans un simulacre de petite guerre entre les deux armées, on a
échangé des projectiles et des coups de baïonnette; la journée
s'est terminée par un défilé de blessés recueillis dans la campagne
et ramenés par les paysans sur des charrettes.
Les réflexions que de telles scènes inspirent aux annexés leur
font apprécier à sa juste valeur le bienfait de l'unité germani-
que. Qu'il y a loin de ces divisions intestines, de ces haines la-
tentes toujours sur le point d'éclater, à la cordiale union des diffé-
rentes parties de la France, à la fusion des races les plus diverses
au sein de notre armée ! La patrie artificielle qu'on leur ofire, cet
empire allemand composé de morceaux mal attachés, qui ne se
maintient que par la force, auquel on ne les incorpore que par un
nouvel acte de violence, peut-il leur tenir lieu de la vieille unité
française? Combien le soldat français, malgré ses malheurs et ses
revers, leur présente une image plus attrayante de la nation en
armes que son redoutable vainqueur! Quel contraste entre l'hu-
meur vive, aimable, de l'un et la raideur pédantesque de l'autre!
L'Alsacien et lé Lorrain se reconnaissent eux-mêmes avec leurs
qualités gauloises sous les traits de nos soldats, tandis qu'ils ne
586 REVUE DES DEUX MONDES,
retrouvent chez le Prussien taciturne aucun de ces dons heureux
qui séduisent les cœurs et font pardonner toutes les fautes. Rien de
plus correct et de plus méthodique que l'organisation militaire de
l'armée prussienne; mais le prestige et le charme y manquent à la
fois. L'homme n'y brille point, comme dans nos anciennes guerres,
par des qualités qui lui appartiennent, qui mettent en relief son
courage et sa bonne grâce à braver le péril; la discipline, en le
coulant dans un moule uniforme, le dépouille en quelque sorte de
sa personnalité, le réduit à n'être plus qu'une partie de ce tout
qu'on appelle une armée, qu'un rouage obéissant de cette puissante
machine qui écrase sur son passage tout ce qu'elle rencontre. Ja-
mais la gloire et la grandeur militaire ne se présenteront sous ces
formes abstraites aux imaginations françaises, II faut que l'Alle-
magne s'y résigne, l'étalage de sa puissance militaire et de l'excel-
lente organisation de son armée ne diminuera pas la bonne opinion
que l'Alsace et la Lorraine conservent de la France. Si disciplinés,
si exercés que soient les Prussiens, on s'imaginera toujours que le
soldat français vaut encore mieux, et qu'il ne lui a manqué pour les
vaincre que des chefs plus habiles.
L'Allemagne ne séduira pas davantage les provinces annexées
par d'autres mérites qui lui sont propres et lui font plus d'hon-
neur que la science perfectionnée de la guerre. Son principal titre à
l'estime est d'olfrir le spectacle d'une nation cultivée, en possession
d'écoles nombreuses où se distribue à tous les degrés une instruction
solide et forte. Tout en reconnaissant ces avantages, l'Alsace et la
Lorraine ne peuvent les accepter comme des bienfcûts de la main
des Allemands : elles n'ont point attendu pour en jouir l'époque
de la conquête; la France les leur assurait avant que l'Allemagne
les leur imposât. Nulle part l'enseignement supérieur n'était plus
complet ni mieux organisé qu'à Strasbourg; aucune université al-
lemande n'a compté dans le même espace de temps plus d'hommes
de mérite que les facultés alsaciennes. Sous le régime français,
un lycée de l'état, un gymnase protestant, un petit séminaire,
ne répondaient-ils point à tous les besoins de l'enseignement se-
condaire? A Metz, le lycée, le collège des jésuites, la maîtrise, en-
tretenaient parmi les enfans une émulation favorable aux études.
Au lieu d'ouvrir à la jeunesse de nouvelles sources d'instruction, le
premier effet de la conquête est de tarir les anciennes. Le lycée de
Metz, qui comptait autrefois 500 élèves, n'en compte plus qu'une
centaine sous le régime prussien; dans la même ville, la maîtrise,
qui essaie de remplacer les jésuites expulsés, ne se soutient que par
le désintéressement et les sacrifices de l'évêque. Le lycée de Stras-
bourg en est réduit au chiffre officiel de 57 pensionnaires. Obtien-
LES SOUFFRANCES d'uN PAYS CONQUIS. 587
dra-t-on des élèves dair-semés de ces établissemens appauvris les
résultats qu'on obtenait d'une nombreuse jeunesse au temps de
leur prospérité? Les départemens du Haut -Rhin, du Bas -Rhin,
de la Moselle et de la Meurthe sont classés chez nous au nombre
de ceux qui renferment le moins d'illettrés. L'instruction y est si
répandue et donnée avec tant de soin que les inspecteurs allemands
des écoles annexées ne peuvent revendiquer pour les écoles de
l'Allemagne aucune supériorité sur les nôtres. De leur propre aveu,
l'enseignement primaire a produit en Alsace-Lorraine d'aussi bons
résultats que dans les provinces germaniques.
Pour le reste, la Prusse permettra aux annexés de ne lui deman-
der aucun exemple et de ne recevoir aucune leçon des missionnaires
qu'elle leur envoie. Si l'on en excepte un petit nombre d'hommes
de mérite et d'esprits élevés qui prennent bientôt leur tâche en dé-
goût, les nouveaux habitans et les nouveaux fonctionnaires de l'Al-
sace-Lorraine ne feront que peu d'honneur au pays qu'ils représen-
tent. On s'étonne à bon droit qu'un peuple si fier de sa civilisation,
qui parle avec tant de complaisance de ses qualités et de ses vertus,
se montre au dehors sous de si fâcheux aspects. La nuée d'aven-
turiers qui deriière l'armée d'invasion s'est abattue sur la France
pour s'en partager les dépouilles se concentre maintenant dans les
provinces annexées. Les magistrats prussiens reconnaissent une
partie de ces émigrans pour les ayoir jugés autrefois et condam-
nés en Allemagne. Beaucoup disparaissent, après un rapide exa-
men des lieux, en s'apercevant qu'une population défiante et hos-
tile leur fournira peu d'occasions d'exercer leurs talens. On dit
que le gouvernement accorde une prime à quelques-uns pour les
attacher au pays et les y retenir; ceux-là louent une boutique, s'y
installent avec quelques marchandises fort inférieures aux produits
français, attendent les acheteurs, et, n'en voyant point venir, dépo-
sent leur bilan au bout de quelques mois. A Metz, en moins d'une
année, plus de cent faillites allemandes ont été déclarées au tribu-
nal de commerce. Il est bon d'apprendre h la vertueuse Allemagne,
si convaincue de l'innocence de ses mœurs et de la corruption des
nôtres, que, partout où ses nationaux succèdent à la population
française, la proportion des naissances illégitimes s'accroît immé-
diatement. 11 y a des parties du territoire annexé où elle était de
moins d'un tiers avant l'annexion et où elle s'élève maintenant à la
moitié.
Il serait malséant d'accuser les fonctionnaires prussiens des mêmes
défauts que les simples particuliers. Peut-être au début ne furent>-
ils pas tous choisis avec assez de précautions; il suffisait alors de
balbutier quelques mots de français pour solliciter une place en
588 RE\rUE DES DEUX MONDES.
France et de trouver une protection pour l'obtenir. On cite quelques
agens financiers, notamment des percepteurs, qui ont disparu en
emportant la recette. Est-ce pour remédier à quelques abus de
ce genre que le gouvernement prussien change si fréquemment le
personnel qu'il emploie dans les provinces conquises? Ne vaut -il
pas mieux supposer pour l'honneur des Allemands que beaucoup de
fonctionnaires, attirés d'abord en Alsace et en Lorraine par la per-
spective d'un traitement plus élevé, s'y découragent de l'isolement
auquel les condamne l'hostilité de la population, et demandent à
rentrer dans leur pays natal? Un honnête homme consent-il à vivre
en quarantaine pendant des mois entiers sans rencontrer sur sa route
un regard amical, sans jamais espérer d'autre contact avec les indi-
gènes que des rapports de service? Quelques préfets, quelques di-
recteurs de cercle, animés de dispositions conciliantes et fort cour-
tois envers les personnes, se flattaient de désarmer les ressentimens
à force de politesse; une courte expérience les a convaincus de
l'inutilité de leurs efforts et décidés à quitter le pays. Partout du
reste, même si l'on met de côté la question de sentiment pour ne
considérer que la bonne expédition des affaires, les habitudes de
l'administration prussienne font regretter celles de l'administration
française : non que les fonctionnaires abusent de leur autorité pour
molester les habitans, ceux-ci ont plutôt à se défendre de leurs
avances qu'à résister à leurs menaces; mais l'absence de toute règle
fixe déconcerte les esprits, et la lenteur du travail germanique les
irrite. Au fond, c'est la volonté seule du gouvernement prussien,
c'est-à-dire l'arbitraire, qui depuis l'annexion règle en Alsace-Lor-
raine les difficultés administratives. Privés d'une représentation au
Beichsrath et d'une délégation départementale, les annexés n'ont
rien à espérer, sauf dans les questions municipales, que du bon
plaisir des autorités allemandes. On les a si bien dépouillés de tout
droit collectif qu'un décret impérial confère au président supérieur
de l'Alsace-Lorraine les anciennes attributions des conseils-géné-
raux. A la rigueur même, d'après une loi de l'empire moins libé-
rale que la loi française, en cas de conflit entre les municipalités
et le gouvernement, il est permis à celui-ci de faire gérer les in-
térêts municipaux, non, comme cela se fait quelquefois en France,
par une commission prise sur place, mais par des personnes étran-
gères à la commune.
Cette situation crée aux intéressés de graves embarras. Nul ne
sait jamais d'avance non-seulement ce que décideront les fonction-
naires prussiens, mais d'après quels principes ils se décideront.
Tantôt ils s'en rapportent aux précédens qu'établit la jurisprudence
française et prennent les décisions que les Français eux-mêmes au-
LES SOUFFRANCES D UN PAYS CO.XQUIS. 589
raient prises; tantôt ils invoquent tout à coup un texte allemand au-
quel leurs justiciables sont condamnés à se soumettre; tantôt, si une
difficulté sérieuse se présente, ils n'osent se prononcer, demandent
du temps, consultent l'oracle de Berlin et attendent indéfiniment
qu'il lui plaise de répondre. 11 n'y a qu'un cri en Alsace-Lorraine
contre la lenteur et l'irrégularité de l'administration allemande. Les
dossiers administratifs s'accumulent dans les bureaux sans que les
questions les plus urgentes reçoivent une solution. Un nombre
d'employés plus considérable ne réussit point à terminer une be-
sogne qui, sous le régime français, exigeait moins de monde et
moins de temps. On accuse quelquefois, non sans motifs, notre ad-
ministration d'abuser des circulaires et de multiplier les paperasses;
elle en paraîtrait économe, si on la comparait à l'administration al-
lemande, une das plus paperassières qui soient au monde. Bien des
intérêts dont la Prusse avait promis de s'occuper demeurent ainsi
en suspens et en souffrance; la liquidation des monts-de-piéLé, des
caisses d'épargne et de retraite subit d'inexplicables retards; on ne
peut obtenir non plus qu'elle rembourse les cautionnemens versés,
comme elle en avait pris l'engagement. Les Allemands auraient-ils
été détournés des affaires civiles par l'attention trop exclusive qu'ils
donnent aux choses militaires? Leur esprit un peu pesant se refuse-
rait-il à l'intelligence rapide des questions administratives et aux
promptes décisions? L'obéissance rigoureuse à laquelle tous les em-
ployés sont astreints sous le régime prussien les porte à la circon-
spection plus qu'à l'activité. Ils craignent avant tout, de se compro-
mettre et de mécontenter leurs chefs. Là comme dans l'armée, c'est
la terreur qui règne. Chaque service public est organisé comme un
régiment; quiconque désobéit est déplacé sur l'heure ou révoqué
sans pitié. De là le perpétuel besoin de recourir dans les cas dou-
teux à l'autorité supérieure et la crainte qu'éprouve chacun d'enga-
ger sa responsabilité. Cette prudence salutaire sous les armes pro-
duit-elle d'aussi bons effets dans l'administration? N'émousse-t-elle
pas les intelligences en les habituant à ne rien oser, à toujours dé-
pendre d'un maître ou d'un règlement écrit qui ne peut tout pré-
voir?
Quel que soit le motif de leur infériorité, presque partout en Al-
sace-Lorraine, les employés allemands remplissent leurs fonctions
moins heureusement que ne le faisaient avant eux les employés
français. Sur un seul point, ils nous ont tout de suite égalés et peut-
être dépassés : il s'agit de la perception des impôts, plus lucratifs
pour le trésor d'après le système français que d'après le système
allemand. On se figurerait difficilement avec quelle rapidité et quel
soin les agens des finances envoyés d'Allemagne pour cet objet se
sont mis au courant de toutes les sources de revenus, quelle peine
590 REVUE DES DEUX MONDES.
ils se sont donnée afin de recouvrer les arriérés et de ne rien lais-
ser perdre du butin des vainqueurs. Non-seulement la conquête
n'apporte aucun allégement aux charges d'une population appau-
vrie de tant de manières, les contributions directes et indirectes se
perçoivent comme par le passé, mais deux impôts nouveaux frap-
pent la culture du tabac et augmentent le prix du sel. Est-ce là le
commencement de l'âge d'or que les publicistes allemands promet-
tent aux provinces conquises? Après avoir tari chez eux tant de
sources de richesse et détruit tant de fortunes, la Prusse ne té-
moigne-t-elle son bon vouloir à ses nouveaux sujets qu'en leur fai-
sant acheter le bienfait de l'annexion?
Ce dernier trait achève le tableau des relations de l'Allemagne avec
les annexés. On n'y ajoutera rien; on se demandera seulement de
quel côté sont les vainqueurs, qui triomphe en définitive sur cette
terre autrefois florissante, aujourd'hui désolée, de l' Alsace-Lorraine.
Il y avait en 1870 au centre de l'Europe, entre les provinces rhé-
nanes, le Rhin, la Suisse, les Vosges, la Seille et la Moselle, deux
provinces riches, heureuses, peuplées, fertiles, h:\bltees par une po-
pulation active et intelligente; des siècles de travail et d'efforts com-
muns avaient associé leur prospérité à la nôtre, mêlé leurs noms à
toutes nos gloires, confondu leurs destinées dans cette œuvre du
temps qui s'appelle l'unité française. Après tous nos désastres, elles
ne souhaitaient rien de plus que de vivre de notre vie, de partager
nos malheurs, de se relever avec nous; leur vote unanime au mois
de février 1871 attestait leur volonté de nous rester fidèles. L'Alle-
magne s'en est emparée sans autre droit que le droit du plus fort,
et voilà que maintenant les vieilles cités se dépeuplent, les ateliers
se vident, les champs restent sans culture, les maisons sans enfans.
Ceux que l'on voulait séparer de la France par la force s'y ratta-
chent par l'émigration; d'autres qui restent, que le devoir ou la
nécessité retient, gardent au fond de leurs cœurs l'image de la pa-
trie, et ne l'ont jamais mieux aimée ni plus honorée que depuis
qu'ils l'ont perdue. Toutes leurs espérances se portent vers elle;
plus ils vivent sous la domination allemande, plus ils voient l'Alle-
magne de près, plus ils estiment et regrettent la France. La terre
de l'Alsace-Lorraine appartient aux Allemands, les âmes nous appar-
tiennent. Est-ce là ce que l'Allemagne appelle une victoire? est-ce
par de telles conquêtes qu'elle établira en Europe son autorité mo-
rale, qu'elle inspirera une confiance durable aux faibles et aux
neutres, qu'elle fortifiera autour d'elle ce sentiment de sécurité
dont ne peuvent se passer les sociétés modernes?
A. MÉZIÈRES.
LE GENTILHOMME
DE LA STEPPE
I.
A ceux de mes lecteurs qui n'auraient pas oublié le personnage
de Tcliertakhanof dans les Mémoires d'un chasseur, j'ai l'inten-
tion, s'ils veulent bien m'entendre, de raconter sa fin.
Ce n'est qu'environ deux ans après ma visite à ce gentilhomme
de la steppe que commencèrent ses calamités. Je dis ses calamités,
car, s'il avait eu jusque-là bien des mécomptes et des désagrémens,
il n'y avait pas l'ait attention, et il continuait à régner comme au-
paravant. Le premier malheur qui lui arriva fut le plus sensible qui
pût le frapper. Mâcha la bohémienne le quitta.
Il n'est pas facile de dire ce qui l'avait décidée à fuir le toit de
Pantéleï Tchsrtakhanof, ce toit auquel elle semblait si bien habiLuée.
Quant à Pantéleï, la conviction qu'il garda jusqu'à la fin de ses
jours fut que la cause de cette trahison avait été un certain jeune
voisin, oflicier de huJans en retraite, nommé laf, dont tout le mé-
rite, au dire de Pantéleï, consistait à tenir ses cheveux perpétuelle-
ment pommadés et à se tortiller perpétuellement la moustache;
mais il est plus naturel d'attribuer la fuite de Mâcha au sang bohé-
mien qui coulait dans ses veines. Quoi qu'il en lût, un beau soir
d'été, après avoir roulé quelques bardes dans un mouchoir, Hacha
quitta la maison de Pantéleï.
Les trois jours qui précédèrent son départ, elle les avait passés
dans un coin, immobile, recroquevillée sur elle-n.ême et serrée
contre le mur, comme eût fait un renard blessé. Sans proférer une
parole, elle n'avait fait que promener lentement ses regards à droite
et à gauche, en fronçant les sourcils, en montrant ses dents sous sa
592 REVUE DES DEUX MOx\DES.
lèvre retroussée, en croisant ses bras sur sa poitrine comme si elle
eût eu froid. Elle faisait souvent de pareilles frasques, mais cela
ne durait pas longtemps, et Pantéleï, qui le savait, ne s'en inquié-
tait pas, et ne l'inquiétait pas davantage. Pourtant, lorsque ce soir-
là, revenu du chenil, où, comme disait le piqueur, ses deux der-
niers chiens courans avaient trépassé, il rencontra une servante qui
lui annonça en balbutiant que Marie Vikoulovna lui présentait ses
respects et lui souhaitait toute sorte de prospérités, mais qu'elle
ne reviendrait plus chez lui, Pantéleï, après avoir pirouetté deux
fois sur lui-même et poussé un rauque gémissement, empoigna son
pistolet et partit en courant à la poursuite de la fugitive.
Il l'atteignit à deux verstes de sa maison, près d'un petit bois de
bouleaux, sur la route qui m.enait à la ville du district. Le soleil
était fort bas à l'horizon, et tout avait pris une teinte d'un rouge
sanglant, les arbres, les herbes et jusqu'à la terre même.
— Chez laf, chez laf! s'écria-t-il, dès qu'il aperçut Mâcha.
Chez laf, — dit-il encore en s' approchant d'elle à toutes jambes,
et presque en tombant. Mâcha s'arrêta court, et se retourna. Le
dos du côté de la lumière, elle semblait toute sombre, comme si
on l'eût découpée dans une planche de bois noir. Les blancs de ses
yeux se détachaient en amendes argentées, et rendaient les pru-
nelles plus sombres encore.
Elle jeta son paquet par terre et croisa les bras.
— Tu vas chez laf, misérable, — répéta Tchertakhanof, et il s'ap-
prêtait à la saisir par l'épaule; mais, rencontré par son regard, il
resta interdit devant elle.
— Je ne vais pas chez M. Lif, Pantéleï Éréméitch, répondit-elle
d'une voix égale et lente; seulement je ne puis plus vivre avec
vous.
— Comment?., pourquoi?.. T'ai-je offensée?
Mâcha secoua la tête. — Vous ne m'avez offensée en rien, l'en-
nui m'a prise chez vous. Pour le passé, merci ; mais je ne puis
rester, non !
Tchertakhanof fut si stupéfait qu'il en bondit sur place en se
frappant les cuisses des deux mains. — Comment! elle a vécu chez
moi; elle n'y a trouvé que plaisirs et tranquillité, et voilà que l'en-
nui la prend! Elle se dit : je vais le planter là. Elle se met une coiffe
sur la tête, et décampe. Elle recevait toute sorte de respects, pas
moins qu'une dame...
— Quant à cela, interrompit Mâcha, je n'en avais que faire.
— Tu n'en avais que faire !.. une bohémienne vagabonde qu'on
élève grande dame,... et qui n'en a que faire! Peut-on croire à
cela, rejeton de Gham? C'est une trahison.
LE GENTILHOMME DE LA STEPPE. 593
— Je n'ai aucune trahison dans mes pensées , répondit Mâcha
avec la prononciation nette et chantante des bohémiens; mais, je
vous l'ai déjà dit, l'ennui m'a prise.
— Mâcha, s'écria Tchertakhanof en se frappant la poitrine des
deux mains, c'est assez, cesse, ne me tourmente plus. Pense à ce
que va dire ce pauvre Tikhon; aie du moins pitié de lui.
— Faites-lui mes amitiés, et dites-lui bien...
Pantéleï éleva les deux mains : — Non, par le diable, tu ne t'en
iras pas... Ton laf aura beau t'attendre, il ne t'aura pas,
— Monsieur laf,... allait dire Mâcha.
— Quel diable de mon-si-eur laf! s'écria Pantéleï en la contrefai-
sant. C'est un infâme, un intrigant, et son visage est un museau
de singe.
Cet entretien dura sur ce ton près d'une demi-heure. Tantôt Pan-
téleï s'élançait vers Mâcha; tantôt il rebondissait en arrière. Il vou-
lait la frapper, il la saluait jusqu'à terre, et il finit par fondre en
larmes.
— Je ne puis pas, répétait Mâcha; j'ai le cœur si gros, l'ennui me
tue. — Et son visage prit petit à petit une expression indifférente,
presque endormie, à ce point que Pantéleï lui demanda si on lui
avait fait prendre de l'ellébore (1). — L'ennui, répéta-t-elle pour la
dixième fois. — Et si je te tue, moi! s'écria-t-il en tirant son pis-
tolet de sa poche. — Mâcha sourit, tout son visage s'éclaira : — Eh
bien ! tuez-moi; vous le pouvez. Quant à revenir, je ne reviendrai
pas.
— Non?.. — Pantéleï arma le chien de son pistolet.
Mâcha sourit encore plus franchement. Une double rangée de
dents blanches brilla sous ses lèvres rouges.
— Quel drôle de seigneur vous faites !.. je ne reviendrai pas.
— Machka, est-ce ton dernier mot?
Les yeux de Mâcha s'ouvrirent et s'allumèrent. — Je ne revien-
drai pas, mon pigeonneau. Ma parole est du fer.
Pantéleï mit le pistolet dans les mains de Mâcha, et s'assit par
terre. — Eh bien! toi, tue-moi, lui dit-il. Je ne veux plus vivre sans
toi. Je te suis devenu à charge, et tout m'est à charge à présent.
Mâcha se baissa, ramassa son paquet, déposa le pistolet dans
l'herbe, en tournant Le canon du côté opposé à Pantéleï, et se rap-
procha de lui.
— Ah! mon petit pigeon, à quoi bon te chagriner? Est-ce que tu
ne nous connais pas, nous autres bohémiennes? Nous sommes ainsi
faites. Si l'ennui qui sépare les gens nous entre dans l'âme, si nous
^) Poison très employé dans les steppes.
TCME en. — 1872. ai
594 REVUE DES DEUX MONDES.
entendons sa voix continuelle qui nous envoie plus loin, plus loin,
comment pourrions-nous demeurer? N'oublie pas ta Mâcha : tu ne
retrouveras jamais une pareille camarade. Je ne t'oublierai pas non
plus, mon hardi faucon; mais notre vie ensemble est finie.
— Je t'ai aimée, Mâcha, murmura Pantéleï à travers ses mains
pressées sur sa bouche; je t'aime encore... comme nn fou,... et
quand je pense que tu me quittes comme ça tout à coup, et que tu
vas errer par le monde, je ne puis m'empêcher de croire que, si je
n'étais pas un pauvre hère, sans sou ni maille, tu ne m'abandonne-
rais pas ainsi.
Mâcha se mit à rire. — Allons, bon ! toi qui me louais toujours
de n'être pas intéressée, tu parles d'argent à cette heure. — Elle lui
donna un grand coup sur l'épaule. Il se releva.
— Prends du moins quelque chose. Comment peut-on partir
ainsi sans un kopek? Mais ce qu'il y a de mieux à faire, je te le
dis en bon russe, c'est de me tuer.
— Te tuer! Et pourquoi, mon pigeonneau, envoie-t-on les gens
en Sibérie?
Pantéleï fit un soubresaut. — Ce n'est donc que par peur du
supplice? s'écria-t-il; sans quoi tu me tuerais?
11 se laissa tomber de nouveau la face dans l'herbe. Mâcha se
tint quelque temps silencieuse à ses côtés.
— J'ai pitié de toi, Pantéleï Eréméitch, dit-elle enfin avec un
soupir : tu es un brave homme; mais tout est dit, adieu.
Elle se retourna et fit quelques pas. La nuit venait, et des ombres
grises s'avançaient de toutes parts. Tchertakhanof se leva précipi-
tamment, et saisissant Mâcha par les deux coudes : — Tu t'en vas,
serpent !
— Adieu, répéta Mâcha d'une voix claire et tranchante, et, s'ar-
rachant de ses mains, elle s'en alla.
Pantéleï ramassa le pistolet, la visa, et le coup partit; mais, au
moment de pousser la gâchette, il avait donné à l'arme une se-
cousse involontaire. La balle siffla au-dessus de la tête de Mâcha.
Elle le regarda par-dessus l'épaule sans s'arrêter, et continua len-
tement, balançant les hanches, comme pour le braver.
Pantéleï s'enfuit du côté de la maison; mais il n'avait pas fait
cinquante pas qu'il dut s'arrêter. Une voix trop connue était arri-
vée jusqu'à lui. Mâcha chantait. C'était la chanson bohémienne qui
commence ainsi :
• 0 vie jeune et charmante,
et chacune des notes pénétrantes et passionnées semblait se ré-
pandre dans l'air immobile de la nuit.
LE GENTILHOMME DE LA STEPPE. 595
Pantéleï prêta l'oreille. La voix s'éloignait, s'éloignait toujours;
elle semblait s'éteindre, puis arrivait encore par petits filets à peine
perceptibles, mais toujours brûlans.
— C'est pour se moquer de moi, — pensa Tchertakhanof; puis il
s'écria en gémissant : — Oh ! non; c'est l'adieu éternel qu'elle m'en-
voie! — Et il éclata en sanglots.
Dès le lendemain, il se présenta chez M. laf, qui, en véritable
homme du monde et goûtant peu les charmes de la campagne,
s'était établi dans la ville de district pour y être, comme il le di-
sait, plus près des dames. Tchertakhanof ne trouva pas M. laf à la
maison. Celui-ci, d'après le dire de son valet de chambre, était
parti la veille pour Moscou. — Je le disais bien, s'écria l'autre avec
rage, qu'il y avait eu entre eux un accord. Ils se sont enfuis en-
semble; mais attendons un peu...
Cela dit, il força l'entrée de la chambre du jeune officier malgré
la résistance du domestique. Dans cette chambre, au-dessus d'un
large sofa, pendait le portrait du maître, de grandeur naturelle et
dans son uniforme de hulan. — Ah! te voilà, vilain singe sans
queue, — hurla Tchertakhanof, et, bondissant sur le divan, 11
frappa de son poing fermé la toile tendue, et y fit un grand trou.
— Dis à ton vaurien de maître, ajouta-t-il en s'adressant au do-
mestique du haut de son sofa, qu'à défaut de son alTreux museau
en chair et en os, le gentilhomme Tchertakhanof ' ' :. jrevé son
museau en peinture. S'il désire une satisfaction, . oait où le trou-
ver; sinon, je le trouverai moi-même jusqu'au fond de la mer, ce
vil babouin. — Tchertakhanof sauta du sofa par terre, et s'éloigna
fièrement.
Cependant le capitaine n'exigea de lui aucune satisfaction, et
Pantéleï lui-même ne se mit point à la poursuite de son ennemi.
Finalement de cette scandaleu'^ histoire '\ n'arriva rien. Quanta
Mâcha, elle dispirut sans laisser de trace. Pantéleï se jeta dans
cette maladie, commune chez nous, qu'on nomme znpoi, et qui con-
siste à boire de l'eau-de-vie sans manger. Pourtant peu à peu il
finit par revenii* à la raison, et c'est alors qu'une seconde cala-
mité vint le frapper.
Ce fut la mort de son fidèle ami Tikhon Nédopouskine. Depuis
deux ans déjà, sa santé s'était altérée. Il commençait à souffrir d'un
asthme; il s'endormait à chaque instant, et, réveillé, ne savait plus
où il se trouvait. Le médecin du district prétendait que c'étaient
là de petits coups de sang. Pendant ces trois jours qui précé-
dèrent la fuite de Mâcha, ces trois jours où l'ennui la prit, Tikhon
était au lit dans sa maison retenu par une forte grippe. La réso-
lution de Mâcha l'avait frappé d'une façon d'autant plus inattendue;
596 REVUE DES DEUX MONDES.
elle le frappa peut-être plus que son ami lui-même. Grâce à la ti-
midité et à la douceur de son caractère, il ne montra rien de plus
qu'une tendre compassion, mêlée d'une stupeur maladive; mais
tout en lui s'était brisé. — Elle m'a ôté mon âme, — murmurait-il
à part lui, assis dans son fauteuil favori en toile cirée et tournant
ses pouces. Et même lorsque Pantélcï revint sur l'eau, lui n'y re-
vint pas. Il continuait à ressentir qu'il y avait du vide en lui. — Là!
— disait-il en touchant le milieu de sa poitrine, au-dessus de l'es-
tomac. C'est ainsi qu'il traîna jusqu'à l'hiver. Les premières gelées
firent quelque bien à son asthme; mais ce ne fut plus un petit coup
de sang, ce fut un grand coup de sang véritable qui l'atteignit, il
ne perdit pas tout de suite la mémoire, et put encore reconnaître
Pantéleï. A l'exclamation désespérée de son ami : — comment, Ti-
cha, peux-tu me laisser ainsi, sans ma permission, ni plus ni moins
que Mâcha? — il répondit d'une langue eml^arrassée : — Pan-é-eï
Éré-mitch, suis tou-ours content de ous obéir... — Ce qui ne
l'empêcha pas de mourir le jour même, sans attendre l'arrivée du
médecin de district, qui, mis en présence de ce corps à peine
refroidi, et pénétré de la fragilité de toute chose terrestre, n'eut
rien de plus à faire que de demander un verre d'eau-de-vie avec
du poisson fumé.
Tikhon avait laissé tout son bien « à son très respecté bienfai-
teur et généreux protecteur Pantéleï Tchertakhanof. » Le « très
respecté bienfaiteur » ne tira pas grand parti de ce bien, qui fut
aussitôt vendu aux enchères publiques, en grande partie pour sub-
venir aux dépenses d'un monument funéraire que Tchertakhanof,
héritier sans doute des goûts paternels, se proposait d'ériger sur
la tombe de son ami. Il fit venir de Moscou ce monument, qui de-
vait être la statue d'un ange en prière; mais l'intermédiaire auquel
il s'était adressé, ayant calculé que les connaisseurs en sculpture
sont rares en province, lui avait envoyé, au lieu d'ange, une déesse
Flore, laquelle avait longtemps embelli de sa présence un des vieux
jardins abandonnés des environs de Moscou, qui remontaient au
temps de l'impératrice Catherine. Aussi avait-il eu pour rien cette
statue, fort gracieuse d'ailleurs, dans le goût rococo, avec de pe-
tites mains potelées, des cheveux relevés en chignon, et une guir-
lande de roses pendue en sautoir autour d'une taille de guêpe. Jus-
qu'à présent, on peut voir au-dessus du tombeau de Tikhon cette
déesse mythologique, qui soulève avec grâce un petit pied, et qui,
minaudant à la Pompadour, semble sourire aux nombreux veaux et
moutons qui se promènent autour d'elle, ces visiteurs constans de
nos cimetières de village.
LE GENTILHOMME DE LA. STEPPE. 597
II.
Après avoir perdu son fidèle ami, Pantéleï, retombé dans le zripoï,
se remit à boire de nouveau, mais cette fois d'une façon plus sérieuse
et plus prolongée. Ses affaires, comme nous disons, avaient tout à
fait dévalé au bas de la montagne. Il ne lui restait plus d'argent
pour aller à la chasse; ses derniers kopeks étaient partis, ses derniers
serfs avaient pris la fuite. Pantéleï se trouva dans le plus complet
isolement : pas âme qui vive avec qui échanger une parole. Seul,
son orgueil n'avait pas diminué; au contraire, plus sa fortune se
démolissait, plus il devenait lui-même hautain, impérieux et ina-
bordable. De terrain inculte, il retournait à terrain sauvage. Une
seule joie, un seul bonheur lui était resté : c'était un admirable
ch.'val de selle, cosaque de race, gris-pommelé de robe, qu'il avait
surnommé Malek-Adel; remarquable animal en effet.
Voici de quelle étrange manière il en avait fait l'acquisition. Tra-
versant un jour à cheval l'un des villages voisins, Pantéleï entendit
tout à coup un tumulte de paysans qui venait d'une foule entassée
aux portes d'un cabaret. Au beau milieu de cette foule se levaient
et se baissaient sans cesse de puissantes mains. — Que se passe-
t-il là? — demanda-t-il du ton d'autorité qui lui était familier à
une vieille paysanne qui se tenait sur le seuil de son isbah. Ap-
puyée au chambranle de la porte et comme endormie, la paysanne
regardait du côté du cabaret. Un petit garçon aux cheveux de
filasse, vêtu d'une chemise d'indienne et portant une croix en bois
de cyprès sur sa poitrine nue, était assis par terre, les jambes
écartées, entre les htptis (1) de la vieille. Tout à côté de lui, un
poulet picotait une croûte de pain racornie.
— Le Seigneur le sait, mon petit père, répondit la paysanne, —
et, se penchant en avant, elle posa sa main sombre et ridée sur la
tête blanche du petit garçon. — Il paraît que nos gens rossent un
Juif.
— Comment un Juif? quel Juif?
— Dieu le sait, petit père. Il nous est tombé tout à coup un Juif.
Quel vent l'a apporté? qui peut le savoir? Yasia, mon petit maître,
cours vers la maman, et toi, vorace, prr, prr! — La vieille chassa
le poulet; mais Yasia s'accrocha à sa jupe. — Et voici donc qu'on le
rosse.
— Pourquoi ? à quel propos ?
— Je n'en sais rien, petit père, on ne le ferait pas sans motif. Et
(l) Souliers d'écorce.
598 REVUE DES DEUX MONDES.
comment ne pas rosser un Juif? N'a-t-il pas crucifié notre Seigneur
Jésus- Christ?
Tchertakhanof poussa un cri, et lança son cheval à bride abattue
sur la foule; puis, pénétrant au travers, il se mit à frapper de sa
nogaïka (l) sur les paysans à droite et à gauche, en criant de sa
voix haletante : — C'est de l'arbitraire... C'est la loi qui doit pu-
nir, et non de simples particuliers... La loi, la loi! — Au bout de
deux minutes, la foule s'était éparpillée, et sur la terre, devant la
porte du cabaret, apparut un petit être maigre et noiraud, vêtu
d'un misérable caftan de nankin mis en loques. Cett,e figure pâle,
ces yeux renversés, cette bouche entr'ouverte, qu'était-ce? l'agonie
de la terreur ou bien déjà la mort elle-même?
— Pourquoi avez-vous tué ce Juif? s'écria Tchertakhanof en bran-
dissant sa nagaïka d'un geste menaçant.
Un faible murmure de la foule lui répondit. Tel paysan se tenait
l'épaule, tel autre les côtes ou le nez.
— Il n'y va pas de main morte, fit entendre une voix dans les
rangs éloignés.
— Le beau mérite, avec une nagaïka! dit une autre voix.
— Je vous le demande pour la dernière fois, païens asiatiques,
s'écria Tchertakhanof, pourquoi avez-vous tué ce Juif?
Mais à ce moment l'être couché par terre bondit sur ses jambes,
s'élança vers Pantéleï et s'accrocha aux courroies de sa selle. Un
rire bruyant s'éleva dans la foule. — 11 est vivace, entendit-on de
nouveau dans les rangs éloignés, vivace comme un chat.
— Votre honneur, défendez -moi, sauvez-moi, bégayait cependant
le pauvre Juif en pressant sa poitrine contre la jambe de Pantéleï,
ou bien ils me tueront, votre honneur.
— Toi, que leur as- tu fait? dit Pantéleï.
— Devant Dieu, je ne saurais le dire. Le cher petit bétail a com-
mencé à crever chez eux, et voilà qu'ils me soupçonnent,... tandis
que moi...
— C'est bon, c'est bon, nous débrouillerons cela plus tard, in-
terrompit Pantéleï. Quant à présent, tiens-toi à ma selle, et marche
à mes côlés... Et vous, ajouta-t-il en se tournant vers la foule,
vous me connaissez, je suppose. Je suis le gentilhomme proprié-
taire Pantéleï Tchertakhanof; j'habite le village de Bcssonovo; ainsi
vous pouvez porter plainte contre moi, si cela vous convient, et
contre le Juif par la même occasion.
— Pourquoi porter plainte? dit avec un profond salut un paysan
à l'air grave, à longue barbe blanche, un vrai patriarche d'as-
(1) Fouet cosaque à lanière très dure.
LE GENTILHOMME DE LA STEPPE. 5^
pect et de maintien (et pourtant ce patriarche avait rossé le Juif
tout aussi dm que les autres). Nous connaissons bien ta grâce,
notre père Pantéleï Éréméitch, nous sommes très contens de ta
grâce pour nous avoir donné une leçon.
— Pourquoi porter plainte? s'écrièrent tous les paysans. Quant à
cet antechrist, il nous le paiera en temps et lieu; il ne nous échap-
pera pas. Et s'il fallait le traquer comme un lièvre...
Tchertakhanof souffla avec force à travers ses moustaches, et, fai-
sant tourner son cheval, il partit au petit pas, accompagné du Juif
qu'il venait de délivrer de ses bourreaux.
Quelques jours plus tard, l'unique petit cosaque qui fût resté
chez Pantéleï vint lui dire qu'un homme à cheval était entré dans
la cour et demandait à lui parler. Tchertakhanof sortit sur le perron,
et reconnut sou petit Juif en selle sur un magnifique cheval du Don,
qui se tenait dans une fière immobilité au beau milieu de la cour.
Le Juif avait son bonnet sous le bras, et il avait fourré ses pieds, non
dans les étriers, mais dans les courroies qui les supportent. Les
pans déchirés de son caftan pendaient des deux côtés de la selle.
Dès qu'il aperçut Pantéleï, il sifflota son cheval, agitant les coudes et
les jambes; Pantéleï, loin de lui rendre sa politesse, devint rouge
de colère. — Eh quoi, pensait-il, un sale Juif ose enfourcher un
si beau cheval! Quelle indécence! — Eh! eh! museau d'Éthiopien!
s'écria-t-il , descends vite, si tu ne veux qu'on te jette à bas dan?
la boue.
Le Juif se laissa tomber aussitôt de la selle comme un sac, et, te-
nant d'une main les rênes, souriant et saluant bien bas, il s'appro-
cha de Pantéleï.
— Voyons, qu'y a-t-il, que veux-tu? dit celui-ci d'un air digne.
— Votre honneur, dit le Juif en continuant ses saints, daignez
jeter un regard sur ce petit clieval.
— Oui, c'est un bon cheval ; d'où te vient-il? Tu l'auras proba-
blement volé?
— Comment serait-ce possible, votre honneur? Je suis un hon-
nête Juif. Je ne l'ai pas volé; je me le suis procuré pour votre hon-
neur. Et que de peines, que de soins je me suis donnés ! Aussi quel
cheval! On n'en trouverait pas un pareil tout le long du Don. Dai-
gnez venir ici; approchez-vous. Nous lui ôterons la selle. — Allons,
tourne-toi, mon garçon... — Eh! qu'en dites-vous, votre honneur?
— C'est un bon cheval, — répéta Tchertakhanof avec une feinte
indifférence, tandis que le cœur lui bondissait dans la poitrine. II
était amateur passionné des chevaux, et s'y connaissait.
— Mais caressez-le donc, votre honneur, là, sur son joli petit
cou, comme ca...
600 HEVUE DES DEUX MONDES.
Pantéleï, comme à contre-cœur, lui frappa deux fois sur le cou,
et, laissant glisser sa main le long du dos de l'animal, il alla presser
un certain endroit sur les reins à la manière des maquignons. Le
cheval ploya aussitôt, et, jetant de son orgueilleux œil noir un re-
gard de travers sur Pantéleï, il s'ébroua bruyamment et étendit
les jambes. Le Juif se mit à rire. — Il reconnaît son maître, votre
honneur, son maître...
— Pas de radotage! interrompit l'autre avec dépit. T'acheter ce
cheval, je n'ai pas de quoi... Et quant à recevoir un cadeau,... je
ne dis pas d'un Juif, mais le seigneur Dieu lui-même descendrait
du ciel pour m'en faire un, que je ne l'accepterais pas.
— De grâce, comment pourrais-je oser prétendre vous faire un
cadeau? s'écria le Juif; achetez-le, votre honneur. Quant à l'ar-
gent, au cher petit argent, j'attendrai.
Pantéleï se mit à rêver. — Combien en veux-tu? dit-il entre ses
dents.
Le Juif plia les épaules. — Ce que j'ai donné moi-même, deux
cents roubles (1). — Il était évident que le cheval valait plus du
double et plus du triple de cette somme.
Pantéleï se détourna, étendit les bras en l'air et laissa échapper
un bâillement nerveux. — Et... à quand l'argent? — demanda-t-il
en fronçant les sourcils et sans regarder le Juif.
— Quand il plaira à votre honneur.
Pantéleï rejeta la tête en arrière, mais sans lever les yeux, — Ce
n'est pas une réponse; parle net, race d'Héroâe! Crois-tu que je
veuille accepter de toi une grâce et t'être redevable?
— Eh bienl s'empressa d'ajouter le Juif, nous allons dire six
mois. Consentez-vous?
Pantéleï ne répondait rien. Le Juif cherchait à rencontrer son re-
gard. — Yous consentez, n'est-ce pas? Ordonnez- vous qu'on le
mène à l'écurie?
— Je n'ai pas besoin de la selle, reprit Pantéleï d'une voix brève;
reprends la selle. Entends-tu?
— Certainement, certainement je vais la reprendre, se hâta de
dire le Juif tout réjoui, et sur-le-champ il se mit la selle sur l'é-
paule.
— Quant à l'argent, continua Pantéleï, dans six mois. Et pas deux
cents roubles, mais deux cent cinquante... Silence! je te dis que
c'est deux cent cinquante.
Il ne pouvait se décider à lever les yeux. Jamais encore son orgueil
n'avait tant souffert. — Il est clair que c'est un cadeau, pensait-il en
(1) Il s'agissait alors de roubles en papier, ne valant guère plus que le franc.
LE GENTILHOMME DE LA STEPPE. 601
Id-même. C'est par reconnaissance que cet animal me l'offre. —
Volontiers il aurait embrassé ce Juif, ou il l'aurait rossé.
— Votre honneur, reprit le Juif d'un air joyeux, il faudrait main-
tenant, selon l'ancienne coutume russe, faire passer la bride du
pan de mon caftan dans celui du vôtre.
— Qu'oses-tu prétendre? Appartiens-tu à notre noble race?..
Eh ! qui est là? Perfichka, prends le cheval, mène-le à l'écurie et
donne-lui l'avoine. Au reste je vais aller moi-même, et sache qua
désormais son nom est Malek-Adel.
Pantéleï avait déjà remonté les marches du perron lorsqu'il fit
un brusque retour, et, s'approchant du Juif, il lui serra la main à la
lui briser. Le Juif s'inclinait déjà pour baiser celle qui étreignait la
sienne; mais Pantéleï bondit en arrière, ajoutant à voix basse : — Ja-
mais... n'en parle jamais à personne ! — Puis il disparut dûrrière la
porte.
Depuis ce jour-là, le principal soin, la principale affaire, la prin-
cipale joie de la vie de Pantéleï fut Malek-Adel. Il se prit à l'aimer
autant qu'il avait aimé Mâcha; il s'attacha à lui plus qu'au regretté
Tikhon; mais aussi quel cheval c'était! Une flamme, de la poudre,
et de la gravité comme chez un boyard. Infatigable, dur à la peine,
sans refus ni caprice, ne coûtant rien à nourrir, car, s'il ne trouvait
rien autre, il mangeait la terre sous ses pieds. « Il va au pas, c'est
comme s'il vous portait dans la main, — au trot, comme s'il vous
berçait dans un berceau; s'il se met à galoper, il laisse le vent der-
rière lui, et jamais essoufllé, jamais. Les jambes comme de l'acier!
Il ne sait pas ce que c'est que broncher, et, que ce soit une haie
ou un ravin, un véritable oiseau! Et puis quelle bête d'esprit! Il
vous vient à l'appel, la tête haute; vous lui ordonnez de rester en
place, et vous vous éloignez vous-même, il ne bouge pas plus qu'une
statue. Seulement, lorsqu'il vous entend revenir, il hennit tout dou-
cement, comme s'il voulait dire : C'est ici que je suis. Et quel in-
trépide ! Dans la nuit la plus noire, dans le chasse-neige, il sait
trouver son chemin. Qu'un étranger veuille mettre la main sur lui,
il le déchire à belles dents. Qu'un chien aussi se garde de l'appro-
cher! Il lève son joli petit pied de devant, et toc sur le front... et
amen. C'est un cheval plein d'amour-propre. Agitez au-dessus de
lui votre nagaïka pour la parade... oh! tant que vous voudrez; mais
que Dieu vous préserve de le frapper. En un mot, ce n'est pas un
cheval, c'est un trésor. »
Voilà un faible échantillon des louanges que Pantéleï donnait à
son cheval. Quand il en parlait, il devenait éloquent. Comme il le
soignait, comme il le gâtait ! Le poil de Malek-Adel avait fini par
devenir doux comme du velours au toucher et luisant comme l'ar-
gent neuf, qui a des reflets sombres. Sa selle, sa bride, tout son
602 REVUE DES DEUX MONDES.
harnachement était si élégant et si propre qu'il n'y avait plus qu'à
prendre un crayon pour dessiner tout cela. Qu'ajouter encore? Pan-
téleï de sa propre main lui lavait avec de la bière la crinière et la
queue, et lui cirait même ses sabots. Quand venait une belle jour-
née, il enfourchait son Malek-Adel et se rendait, non pas chez ses
voisins, qu'il évitait comme auparavant, mais sur leurs terres, à
proximité de leurs habitations. — Admirez-moi de loin, imbéciles!
— Ou bien, s'il entendait parler de quelque grande chasse donnée
par quelque riche seigneur qui faisait montre de toute sa meute et
de tout son équipage, il se dirigeait de ce côté, pirouettant à l'ho-
rizon de la steppe, étonnant tous les spectateurs par la beauté et
l'agilité de son cheval, sans permettre à personne de l'approcher.
Un jour, il arriva qu'un chasseur se mit à le poursuivre avec toute
sa suite, et, voyant que Pantéleï allait lui échapper, il cria de toute
sa force sans ralentir sa course : — Ilolà! toi, écoute! prends ce
que tu veux pour ton cheval, je ne regarderai pas à mille roubles;
mais écoute donc!.. Prends tout mon bien, femme, cnfans, tout!
Tchertakhanof arrêta brusquement Malek-Adel. L'autre accourut
tout essoufflé. — 0 mon père, que demandes-tu? dis, mon père
nourricier !
— Si tu es un tsar, répondit Pantéleï en pesant sur chaque mot
(il ne connaissait pas même le nom de Shakspeare), donne -moi
tout ton empire pour mon cheval,... et tu ne l'auras pas.
Il poussa un éclat de rire, et, soulevant Malek-Adel sur ses pieds
de derrière, il le fit tourner sur lui-même et partit comme un éclair
à travers les chaumes de blé. Quant au chasseur, qui était un prince
et très riche, il lança son bonnet par terre, se jeta la face dans ce
bonnet et fut plus d'une demi-heure immobile.
Comment Pantéleï n'aurait-il pas adoré son cheval? N'est-ce pas
grâce à lui qu'il avait acquis une dernière et incontestable supé-
riorité sur tous ses voisins?
III.
Cependant le temps s'écoulait; l'époque du paiement était proche,
et, loin d'avoir deux cent cinquante roubles en sa possession,
Tchertakhanof n'en avait pas même cinquante. Que faire? et com-
ment remédier à cette détresse? Eh bien! décida-t-il en lui-même,
si le Juif ne se laisse pas fléchir et ne veut pas me donner encore
du répit, je lui abandonnerai ma terre et ma maison, et je m'en irai
avec mon ami où me conduiront ses yeux. Je mourrai de faim, et je
ne quitterai pas Malek-Adel. Toutes ces pensées l'agitaient beau-
coup; mais ici, pour la première et dernière fois de sa vie, le des-
tin le prit en pitié et lui sourit. Une tante éloignée, dont le nom
LE GENTILHOMME DE LA STEPPE. 603
même lui était inconnu, laissa par testament à Tchertakhanof une
somnne énorme à ses yeux, deux mille roubles. Et il toucha ce bien-
heureux argent juste au moment voulu, la veille de Tarrivée pré-
sumée du Juif. Tchertakhanof pensa devenir fou de joie; mais Tidée
de boire un verre d'eau-de-vie ne lui vint seulement pas. Depuis
l'entrée de Malek-Adel dans sa maison, il n'en avait pas bu une
goutte. Il courut à l'écurie et baisa son ami des deux côtés du
museau, au-dessus des narines, là où les chevaux ont la peau si
douce. — Maintenant, vieux, nous ne nous séparerons plus, dit-il
en tapotant le cou de Malek-Adel par-dessous les flots de sa cri-
nière bien peignée.
Rentré à la maison, il compta et cacheta bien soigneusement
dans un rouleau de papier deux cent cinquante roubles; puis il se
mit à rêvei', couché sur le dos et fumant sa pipe, sur le meilleur
emploi qu'il pouvait faire du reste de son argent. Avant toutes
choses, il fallait se procurer des lévriers, de vrais lévriers de Kos-
troma, blanc et feu, pas d'autres. Il daigna même en causer avec
Perfichka, auquel il promit une casaque neuve avec des galons
jaunes sur toutes les coutures. Puis il se coucha et s'endormit dans
la plus heureuse disposition d'esprit.
Pourtant il fit un mauvais rêve. 11 lui semblait prendre part à
une chasse à courre;' mais, au lieu d'être monté sur Malek-Adel, il
avait sous lui un étrange animal semblable à un chameau. Voilà
qu'un renard tout blanc vient à passer devant lui. 11 veut lancer
ses chiens, il lève sa nagaika, — à la place d'un fouet, il tient un
chiffon de bain, et il n'a plus de chiens autour de lui, et le renard
le regarde en lui tirant la langue. 11 saute à bas de son chameau,
ses pieds s'embarrassent, il tombe dans les bras d'un gendarme,
qui l'emmène chez le général gouverneur, lequel est M. laf.
Pantéleï s'éveilla en sursaut. 11 faisait sombre dans la chambre;
les seconds coqs venaient de chanter.
Bien loin, bien loin, un cheval hennit.
Tchertakhanof leva la tête. De nouveau, et plus lointain, se ré-
péta le hennissement. C'était comme un léger rire.
— Mais c'est Malek-Adel qui hennit! Pourquoi donc si loin?..
Grands dieux!.. Impossible...
Tchertakhanof devint glacé. Il bondit de son lit, s'habilla à tâ-
tons, et, sai^^issant la clé de l'écurie, qui était sous son oreiller, il
se précipita dans la cour.
L'écurie se trouvait au bout de cette cour. La barrière de clôture
donnait sur les champs. Tchertakhanof tremblait tellement qu'il
ne put mettre tout d'abord la clé dans la serrure, et, la clé mise
enfin, il s'arrêta immobile avant de donner le tour, retenant sa res-
piration : rien ne bougeait de l'autre côté de la porte.
604 REVUE DES DEUX MONDES.
— Mon petit Malechka, — dit-il à demi-voix, et il tendit l'oreille.
Silence de mort. Pantéleï imprima un mouvement involontaire à la
clé; la porte s'ouvrit en gémissant, donc elle n'était pas fermée.
Il franchit le seuil et appela de nouveau son cheval; mais cette
fois du nom tout entier, Malek-Adel ! — Le fidèle camarade ne ré-
pondit pas. Seule, une souris remua sous la paille.
Alors Tchertakhanof se jeta tête baissée dans celle des trois
stalles de l'écurie qu'occupait Malek-Adel. Il la trouva d'emblée,
bien qu'il fit si noir qu'on aurait pu se crever un œil. Elle était
vide.
La tète lui tourna. Ou eût dit qu'une grosse cloche lui bour-
donnait dans la cervelle. Il voulut crier; sa voix s'éteignit dans
un sifflement. Promenant ses mains en haut, en bas, à droite, à
gauche, haletant, fléchissant sur ses genoux, il se traîna de cette
première stalle dans la seconde, puis dans la troisième, presque
entièrement remplie de foin, se heurta contre un mur, tomba, se
roula, et s'élança enfin dans la cour à travers la porte entr'ouverte.
— Volé, Perfichka, volé!., cria-t-il de toutes ses forces. — Per-
fichka sortit en chemise de la soupente où il couchait. Comme des
gens ivres, le maître et son unique serviteur se heurtèrent au mi-
lieu de la cour : ils semblaient asphyxiés par le charbon; ils tour-
naient l'un devant l'autre. Le maître ne pouvait expliquer ce qui
arrivait, et le serviteur ne pouvait comprendre ce qu'on voulait
de lui.
— Malheur, malheur! — balbutiait Tchertakhanof, qui paraissait
avoir encore perdu la voix. — Malheur, malheur! — répétait le
petit cosaque.
— Du feu! allume une lanterne, — parvint enfin à crier Tcherta-
khanof. Perfichka courut à la maison; mais trouver du feu, ce n'était
pas facile. Déjà les dernières braises étaient éteintes dans le foyer
de la cuisine. Le briquet et la pierre à feu se firent longtemps cher-
cher. Tchertakhanof les arracha avec un grincement de dents des
mains de Perfichka, qui ne parvenait pas à s'en servir. Il battit le
briquet lui-même. Les étincelles jaillissaient abondamment, accom-
pagnées de malédictions non moins abondantes; mais l'amadou ne
prenait pas ou s'éteignait malgré les efforts de deux paires de
lèvres. Enfin pas avant cinq minutes on ne vit s'allumer le bout de
chandelle planté dans le fond d'une lanterne cassée. Tchertakha-
nof, avec Perfichka sur ses talons, courut à l'écurie, leva la lanterne
au-dessus de sa tête, et regarda autour de lui. Tout était vide.
Il ressortit dans la cour, la parcourut dans toutes les directions :
de cheval, nulle part. La barrière en branches croisées qui entou-
rait tout le domaine tombait en ruines depuis longtemps, et pen-
chait à terre; mais auprès de l'écurie, sur la largeur d'une archine,
LE GENTILHOMME DE LA STEPPE. 605
elle était renversée. Perfichka indiqua cette brèche à son maître.
— Barine, voyez un peu ce dégât ; ça n'y était pas ce matin. Voyez,
les pieux sont fraîchement arrachés. — Pantéleï promena sa lanterne
au ras du sol. — Des fers, des traces de fers toutes fraîches! s'é-
cria-t-il. C'est par ici qu'on l'a fait sortir. — Il franchit aussitôt la
barrière, et criant : — Malek-Adel, Malek-Adel! — il courut de-
vant lui dans les champs.
Perfichka resta tout ahuri près des débris de la barrière. Le rond
lumineux de la lanterne disparut bientôt à ses regards, englouti par
les épaisses ténèbres d'une nuit sans lune et sans étoiles. De plus
en plus faiblement s'entendaient les lamentations désespérées de
Tchertakhanof.
L'aube s'était levée quand il revint à la maison; il n'avait plus
figure humaine. La boue couvrait tous ses habits. Son visage avait
pris une expression terrible, son regard était farouche et stupide.
D'une voix enrouée , il congédia Perfichka et s'enferma dans sa
chambre; bien qu'il ne se tînt plus sur ses jambes de fatigue, il
ne se coucha point, se laissa tomber sur une chaise, et se prit la tête
à deux mains. — On l'a volé !.. volé !.. Mais de quelle façon le vo-
leur a-t-il pu s'y prendre pour emmener, la nuit, sans faire aucun
bruit , d'une écurie fermée, Malek-Adel ! . . Malek-Adel , qui , même
en plein jour, ne laissait pas approcher un étranger... Et comment
expliquer qu'aucun chien n'ait aboyé?.. Il est vrai qu'il n'y en avait
que deux, tout jeunes, et ceux-là, contre le froid, s'enfouissaient
sous terre;... pourtant ils pouvaient aboyer... Et que ferai-je main-
tenant sans lui? pensait Tchertakhanof. J'ai perdu ma dernière
joie; il est temps de mourir. Acheter un autre cheval,... puisqu'il y
a de l'argent à la maison? Mais où trouverai-je un pareil cheval?
— Pantéleï Éréméitch! fit entendre une timide exclamation der-
rière la porte.
Tchertakhanof bondit sur ses pieds. — Qui est là? cria-t-il d'une
voix rauque.
— C'est moi, votre petit cosaque, Perfichka.
— Quoi! serait-il retrouvé? serait-il revenu à la maison?
— Non, Pantéleï Éréméitch; mais le Juif qui l'a vendu...
— Eh bien?
— Il vient d'arriver.
— Ho ! ho ! ho ! s'écria Tchertakhanof, comme le chasseur au mo-
ment où le lièvre est pris par ses chiens ; il ouvrit la porte d'un
coup de poing. — Traîne-le ici, traîne-le!
A la soudaine apparition de l'effrayante figure de son sauveur, le
Juif, qui se cachait derrière le dos de Perfichka, allait s'enfuir; mais
Tchertakhanof l'atteignit en deux bonds, et le saisit à la gorge.
— Ah! tu es venu chercher l'argent,... l'argent,... dit-il en râ-
606 KEVUE DES DEUX MONDES»
lant, comme si c'eût été lui qu'on étranglait, et non lui qui étran-
glait l'autre. Tu l'as volé la nuit,... et le jour tu viens pour l'ar-
gent... Ah! ah!
— Glace,... vo... tre lion... neur, balbutia le Juif en gémissant.
— Réponds,... où est mon cheval? Qu'en as-tu fait?.. A qui
l'as-tu vendu?.. Réponds, réponds donc.
Le Juif ne pouvait plus même gémir. Son visage bleuissant avait
j)erdu jusqu'à l'expression de l'effroi. Ses mains pendaient inertes,
et tout son corps , furieusement secoué par Tchertakhanof, se ba-
lançait en avant et en arrière comme un jonc dans l'étang.
— Je te donnerai ton argent, je te paierai jusqu'au dernier ko-
pek, criait Tchertakhanof. Seulement je t'étranglerai comme le
dernier des poulets, si tu ne dis pas à l'instant même...
— Mais vous l'avez déjà étranglé, barine, fit humblement obser-
ver le petit cosaque.
Ce fut alors que Tchertakhanof revint à lui; il lâcha le cou du
Juif, qui tomba comme une masse sur le plancher. Tchertakhanof
le releva aussitôt, l'assit sur un banc, lui versa dans le gosier un
verre d'eau-de-vie; bref, il lui fit reprendre ses sens, après quoi
il entama avec lui une tranquille conversation.
Il devint évident que le Juif n'avait aucun soupçon du vol de
Malek-Adel. A quel propos aurait-il volé un cheval qua lui-même
avait procuré à son très respectable bienfaiteur?
Alors Tchertakhanof le conduisit à l'écurie. A eux deux, ils exa-
minèrent soigneusement les stalles, les mangeoires, la serrure de
la porte; ils fouillèrent dans la paille et dans le foin. Tchertakhanof
finit par montrer au Juif les traces des fers près de la barrière bri-
sée, et tout à coup se frappa les cuisses des deux mains: — Arrête!..
Où as-tu acheté le cheval?
— Dans le gouvernement de Koursk, à la foire de Sosna.
— De qui?
— D'un Cosaque.
— Arrête!.. Ce Cosaque était-il jeune ou vieux?
— C'était un homme d'âge mûr, un homme bien posé.
— Quelle figure avait-il? Celle d'un coquin fieffé, n'est-ce pas?
— C'était probablement un coquin, votre honneur.
— Et que t'a-t-il dit, ce coquin? Ce cheval était sans doute ^de-
puis longtemps en sa possession?
— Autant que je m'en souviens, il me l'a dit.
— C'est clair alors. Aucun autre que cet homme n'a pu voler le
cheval. Je t'en fais juge toi-même... Viens ici, place -toi devant moi.
Comment te nomme-t-on?
Le Juif leva ses petits yeux noirs sur Tchertkahanof d'un air
étonné. — Gomment on m'appelle?..
LE GENTILHOMME DE LA STEPPE. 607
— Oui, comment te surnommti-t-on ?
— Mochel Leïba...
— Eh bien! écoute, Leïba, mon ami; tu es un homme d'esprit.
Par qui, si ce n'est par son ancien maître, Malek-Aclel se serait-il
laissé prendre? Pense un peu... Il l'a sellé, il la bridé, il lui a ôté
sa couverture; regarde... la voilà telle qu'il l'a jetée sur le foin.
Le misérable a fait comme s'il était chez lui. Malek-Adel aurait
foulé tout autre sous ses pieds, il aurait fait un bruit à réveiller
tout le village. Es-tu de mon avis ?
— Je suis bien de votre avis, votre honneur...
— Donc il faut avant tout que nous retrouvions ce Cosaque!
— Comment le retrouverons-nous, votre honneur? Je ne l'ai vu
qu'une toute petite fois. Et où est-il maintenant? Et comment le
nomme-t-on?.. Aï, vaï, vaï! ajouta-t-il tristement en secouant ses
deux boucles de cheveux.
— Leïba, Leïba ! s'écria Tchertakhanof, regarde-moi. Je n'ai plus
ma raison, je ne m'appartiens plus, je suis mort, si tu ne viens pas
à mon aide... Allons à la recherche du voleur.
— Mais. où irons-nous?
— Où? dans les foires, chez les voleurs de bétail, par les grandes
routes, par les chemins de traverse, dans les villes, dans les villages,
partout, partout! Quant à l'argent, sois tranquille, frère : j'ai fait
un héritage, j'y mettrai mon dernier kopek ; mais je retrouverai
mon ami. Et le scélérat de Cosaque ne pourra nous échapper. Où
qu'il aille, nous y serons; lui sous !a terre, et nous sous la terre;
lui chez le diable, et nous chez Satan en personne.
— Non, non, fit le Juif, pas chez Satan 1
— Leïba, continua Tchertakhanof, tu n'es qu'un Juif, et ta reli-
gion n'est qu'une infection; mais ton âme vaut mieux que celle de
maint chrétien. Prends pitié de moi : je ne puis aller seul; seul, je
ne puis réussir en cette affaire. Je suis un brouillon ; toi, tu as une
tête... une têle d'or. Toute votre race est ainsi : sans science, elle
sait tout. Tu te dis peut-être : D'où diable lui arrive cet argent?
Yiens dans ma chambre, je te le montrerai, cet argent. Prends-le,
prends la croix qui pend à mon cou ; mais rends-moi Malek-Adel,
rends-le-moi, rends-le-moi!
Tchertokhanof tremblait comme s'il eût eu la fièvre. Une abon-
dante sueur coulait sur son visage, et, se mêlant à ses larmes, allait
se perdre dans ses moustaches. 11 serrait les deux mains de Leïba,
l'embrassait presque; une indicible exaltation s'était emparée de
lui.
Le Juif essayait de riposter, de dire que ses affaires lui rendaient
toute absence im^iossible. Tchertakhanof ns voulait rien entendre,
et le pauvre Leïba se vit enfin contraint de consentir.
608 AEVUE DES DEUX MONDES.
Le lendemain, une téléga de paysan emmenait de Bessonovo
Tchertakhanof et son compagnon Leïba. Le Juif avait l'air confus;
il se tenait d'une main au rebord de la téléga, qui ballottait tout son
corps chétif, il pressait l'autre contre son caftan, dans la poche du-
quel il avait fourré un paquet de roubles en papier, enveloppé dans
une vieille gazette. Pour Tchertakhanof, il se tenait immobile et
raide comme une idole. Ses yeux seuls erraient aux alentours. Un
grand poignard était passé dans sa ceinture. — Tiens- toi bien,
maintenant, scélérat qui nous as séparés, — murmura-t-il dès que
la téléga roula sur la grande route.
Il avait confié sa maison au petit cosaque ainsi qu'à une vieille
paysanne, aveugle et sourde, qu'il avait recueillie par pitié et dont
il avait fait sa cuisinière. — Je reviendrai sur Malek-Adel, leur
cria-t-il en manière d'adieu, ou je ne reviendrai jamais.
— Tu ferais bien de m'épouser, dit alors Perfichka à la vieille
en la poussant du coude; tu vois bien que le maître ne reviendra
plus, et nous crèverions d'ennui.
Une année se passa, une année entière; aucune nouvelle n'était
venue de Tchertakhanof. La vieille cuisinière était morte ; Perfichka
lui-même s'apprêtait à quitter la maison pour aller à la ville, où
l'appelait son cousin, apprenti coiffeur, quand tout à coup le bruit
se répandit que le maître revenait. Le diacre de la paroisse avait
reçu de Pantéleï lui-même une lettre dans laquelle celui-ci l'infor-
mait de son intention de revenir à Bessonovo, et le priait d'avertir
ses gens pour qu'ils eussent à lui préparer une réception conve-
nable. Perfichka comprit qu'il fallait épousseter un peu ; mais il
ne prêta pas grande foi à l'exactitude de la nouvelle. Cependant il
dut se convaincre que le diacre avait dit vrai lorsque, quelques
jours après, Tchertakhanof lui-même, de sa propre personne, ap-
parut dans la cour de sa propre maison, monté sur Malek-Adel.
Perfichka courut à son maître, et, saisissant l'étrier, allait l'aider
à descendre; mais l'autre sauta par terre, et, jetant autour de lui un
regard de triomphe, il s'écria d'une voix haute : — J'avais dit que
je retrouverais Malek-Adel, et je l'ai retrouvé en dépit de mes en-
nemis, en dépit du destin lui-même. — Perfichka lui baisa la
main, mais Tchertakhanof ne fit nulle attention à cette marque
d'attachement. Conduisant lui-même Malek-Adel par la bride, à
grands pas il se dirigea vers l'écurie. Perfichka se mit à regarder
son maître avec plus d'attention, et fut pris de peur. Oh! qu'il avait
maigri et vieilli dans l'espace d'une année! que son visage était de-
venu dur et sévère ! Et pourtant il devait se réjouir, puisqu'il avait
réussi. Il se réjouissait en effet, et malgré cela Perfichka sentait sa
terreur augmenter. Tchertakhanof rangea son cheval dans la stalle
qu'il avait occupée, lui donna un léger coiip sur la croupe, et dit :
LE GENTILHOMME DE LA. STEPPE. 609
— Te voilà de nouveau à la maison; prends garde cette fois. — Le
jour même, il engagea un gardien sûr parmi les paysans surnu-
méraires (1), s'installa de nouveau dans ses appartemens et se re-
mit cà vivre comme par le passé, — pas tout à fait comme par le
passé; mais ceci est pour plus tard.
Dès le lendemain de son retour, Pantéleï fit paraître Perfichka
en sa présence, et, n'ayant pas d'autre interlocuteur, il se mit à lui
raconter, naturellement sans manquer au sentiment de sa propre
dignité, et d'une voix profondément basse, comment il avait re-
trouvé son cheval. Tchertakhanof était assis, le visage tourné vers
la fenêtre, et fumait une longue pipe. Perfichka se tenait sur le
seuil de la porte, les mains derrière le dos, et, contemplant avec
respect la nuque de son maître, il écoutait son récit : comment après
nombre de courses inutiles et d'essais infructueux Tcheitakhanof
avait fini par tomber à la foire de Romny, seul, sans le Juif Leïba,
qui, par faiblesse de caractère, et ne pouvant plus le suivre, s'était
enfui, — comment le cinquième jour, et déjà prêt à partir, il avait
parcouru pour la dernière fois les rangées de télégas, et comment
il avait aperçu, entre trois autres chevaux attachés derrière une de
ces télégas, Malek-Âdel, — comment il l'avait reconnu sur-le-
champ, et comment Malek-x\del l'avait aussi reconnu, — comment
ce bon animal s'était mis à hennir, à tirer sur sa corde et à frapper
la terre du pied. — Et il n'était plus chez un Cosaque, continua
Tchertakhanof, toujours sans tourner la tête, et toujours de la
même voix de basse, il était chez un maquignon bohémien. Natu-
rellement je déclarai à l'instant même que ce cheval était à moi et
témoignai l'intention de le reprendre de force; mais la canaille de
bohémien se mit à hurler comme si on l'avait arrosé d'eau bouil-
lante; il jura tous ses saints qu'il avait acheté ce cheval chez un
autre bohémien, et offrit d'amener des témoins. Je finis par lui cra-
cher dans la barbe, et je lui payai le prix qu'il voulait en l'envoyant
au diable. Ce qui m'était seul important, c'est que j'avais retrouvé
mon ami, et avec lui le repos de mon âme. N'avais-je pas, dans le
district de Karatchef, et trompé par les affirmations du Juif Leïba,,
cru reconnaître mon voleur dans un Cosaque? Ne lui avais je pas
mis toute la figure en sang, et, ce Cosaque se trouvant être le fils
d'un prêtre, n'avais-je pas dû lui payer cent vingt roubles pour son
déshonneur? Enfin l'argent est une chose qui peut se retrouver; le
principal, c'est que Malek-Âdel soit de nouveau chez moi. Je suis
heureux maintenant, et je vais goûter paisiblement toute ma joie.
Quant à toi, Porphyre, tu n'as qu'une règle à observer : veille
(I) Qui n'ont point de lot de terre à cultiver.
TOME ai. — 1872. 39
610 REYUE DES DEUX MONDES.
bien, et si, ce qu'à Dieu ne plaise, il t' arrivait d'apercevoir un Co-
saque clans les environs, à l'instant, sans mot dire, cours, apporte-
moi mon fusil, et moi je saurai ce qui me reste à faire.
Ainsi parlait Tchertakhanof à Perfichka, ainsi s'exprimaient ses
lèvres; mais son cœur était loin d'être aussi tranquille qu'il l'affir-
mait. Hélas ! dans le fond de son âme, il n'était pas pleinement con-
vaincu que le cheval qu'il avait amené fût bien son Malek-Adel.
Les temps difficiles ne tardèrent pas à venir pour Tchertakhanof.
Le repos de l'âme fut justement ce qu'il goûta le moins. 11 avait
pourtant de bons jours. Le doute qui s'était élevé dans son esprit
lui semblait alors un non-sens : il chassait cette ridicule idée comme
une mouche importune, il riait de lui-même; mais il avait aussi des
jours mauvais, de vilaines pensées se mettaient à lui ronger le
cœur lentement et sans cesse, comme une souris sous le plancher.
Il en éprouvait un tourment d'autant plus subtil qu'il était secret.
Pendant tout le jour mémorable où il avait cru retrouver Malek-
Adel, Tchertakhanof n'avait ressenti qu'une joie folle; dès le lende-
main matin pourtant, lorsque, sous le toit surbaissé d'une écurie de
village, il mit la selle sur le dos de sa chère trouvaille, près de la-
quelle il avait passé la nuit, il ressentit comme une piqûre subite...
Il secoua la tête, ce ne fut qu'un éclair; mais le germe était déposé.
Pendant le reste du voyage, qui dura près d'une semaine, les doutes
l'assaillirent rarement; ils ne devinrent plus forts et plus précis que
lorsqu'il fut rentré dans sa demeure, là où avait vécu l'autre, l'in-
dubitable Malek-Adel. Pendant la route, marchant au petit pas de
son cheval en se balançant sur la selle et fumant sa courte pipe, il
n'avait guère songé à quoi que ce soit, sinon à se dire de temps en
temps : — Hein! comme nous autres, les Tchertakhanof, qutmd
nous voulons quelque chose,... il faut qu'elle vienne. Une fois à la
maison, ce fut une autre antienne. — Il gardait tout cela pour lui,
bien soigneusement; il aurait cassé en deux tout homme qui se se-
rait permis la moindre allusion pour faire entendie que ce Malek-
Adel n'était pas l'ancien. Il recevait des complimens d'heureuse
trouvaille de toutes les rares personnes avec lesquelles il devait
être en rapport; mais il ne cherchait pas ces complimens, il évitait
ces rapports plus que jamais. C'était mauvais signe.
Presque constamment, si l'on peut dire ainsi, il faisait subir à
son cheval un examen. Il s'en allait très loin avec lui dans les
champs, et le mettait à l'épreuve. Il se glissait furtivement dans
l'écurie, fermait la porte derrière lui, et, se plaçant devant la tête
LE GENTILHOMME DE LA STEPPE. 611
de son cheval, il s'efforçait de saisir son regard, et lui demandait à
voix basse: — Est-ce toi, dis? — Ou-bien il le considérait des
heures entières en silence, tantôt se réjouissant et murmurant:
— Oui, certes, c'est lui; — tantôt se troublant et perdant conte-
nance.
Ce n'étaient pas tant les dissemblances physiques de ce Malek-
Adel avec l'autre qui troublaient Tchertakhanof, d'autant plus
qu'elles étaient insignifiantes; on eût dit que l'autre avait la crinière
moins fournie, les oreilles plus pointues et les yeux plus clairs;
mais tout ceci pouvait n'être qu'une apparence. Ce qui déroutait
Tchertakhanof, c'étaient des dissemblances qu'on pourrait nommer
morales. L'autre avait d'autres habitudes, une autre manière d'être.
Par exemple, le premier Malek-Adel se retournait et hennissait dou-
cement dès que Tchertakhanof entrait dans l'écurie; le second con-
tinuait à mâcher son foin, ou sommeillait le nez dans la mangeoire.
Tous les deux ne bougeaient pas de place quand le cavalier sautait
à terre ; mais le premier accourait à la voix dès qu'on l'appelait,
et le second continuait à rester immobile comme une borne. Le
premier galopait tout aussi vite, et sautait plus haut et plus loin !
le second avait le pas plus allongé et le trot plus dur, et, ô honte!
il faisait claquer son fer de derrière contre le fer de devant, ce qui
n'arrivait jamais à l'autre, au grand jamais. Celui-ci, pensait Tcher-
takhanof, joue toujours des oreilles et bêtement, tandis que l'autre
tenait constamment une oreille diiigée en arrière du côté de son
maître pour être prêt au moindre signal. Le premier, dès qu'il
apercevait quelque saleté autour de lui, frappait aussitôt de son
pied la planche de sa stalle, tandis que le second, aurait-il eu du
fumier jusqu'au ventre, s'y montrait indifférent. Le premier crai-
gnait la fraîcheur de la pluie, le second n'y prenait pas garde. — Il
est plus grossier celui-ci, il est plus grossier... Il n'a pas les agré-
mens de l'autre, il tire sur la bride. Ah ! l'autre était un cheval par-
fait, tandis que celui-ci... — Voilà quelles pensées venaient quel-
quefois assaillir Tchertakhanof. Elles lui étaient bien amères; mais
aussi d'autres fois, quand il lui arrivait de lancer son cheval au grand
galop dans les terres labourées, ou quand il le faisait descendre en
quelques bonds au fond d'une ravine escarpée et sortir de même,
le cœur lui manquait dans un transport de joie; un cri de triomphe
s'échappait de ses lèvres, et il ne doutait plus que ce ne fût le vrai,
l'indubitable Malek-Adel qui bondissait ainsi sous lui, car quel
autre cheval en eût été capable?
Là aussi les déceptions survinrent. La recherche prolongée de
Malek-Adel avait coûté beaucoup d'argent à Tchertakhanof. Il ne
pouvait plus penser aux lévriers de Kostroma, et se ti'ouvait ré-
612 REVUE DES DEUX MONDES.
duit à parcourir les alentours seul comme ci-devant. Voilà qu'un
beau jour, à quelques verstes de Bessonovo, Tchertakhanof rencon-
tra la même chasse princière devant laquelle il avait si bien paradé
dix-huit mois auparavant. Par une coïncidence bizarre, comme la
première fois, un lièvre bondit d'un sillon devant les chiens, sur le
versant d'une colline. Toute la bande partit comme un seul homme,
et Tchertakhanof s'élança aussi, non pas a^ec eux , mais deux cents
pas plus haut, absolument comme l'autre fois. Un immense ravin
fendait la colline, et, se rétrécissant graduellement le long de la
montée, venait couper le chemin à Tchertakhanof. A l'endroit oii il
devait le franchir, et où il l'avait effectivement franchi l'année pré-
cédente, ce ravin avait bien encore deux sagènes de largeur et une
profondeur de quatre ou cinq. Dans le pressentiment d'un triomphe
si étonnamment répété, Tchertakhanof poussa un cri de victoire, fit
tournoyer sa nagaïka, et, tandis que les chasseurs qui galopaient
plus bas ne quittaient pas des yeux l'intrépide cavalier, son cheval
volait comme une flèche. Le voici déjà au bord du ravin. — Allons,
hop !.. comme autrefois. — Mais Malek-Adel s'arrêta brusquement,
se jeta à gauche, et se mit à galoper le long du ravin, malgré toutes
les secousses violentes que lui donnait le mors.
— Il a pris peur, il n'a pas eu confiance en lui!
Alors Tchertakhanof, tout brûlant et pleurant presque de honte
et de colère, lâcha les rênes et lança son cheval tout droit devant
lui, dans la direction qui l'éloignait des chasseurs, seulement, se
disait-il, pour ne pas entendre leurs quolibets, pour échapper à
leurs yeux maudits.
Les flancs labourés de coups de fouet et inondés d'écume, Malek-
Adel arrivait à la maison, et Tchertakhanof s'enfermait aussitôt dans
sa chambre.
— Non, ce n'est pas lui, ce n'est pas mon ami. L'autre se serait
cassé le cou plutôt que de me trahir.
Ce qui donna le coup de grâce à Tchertakhanof, ce fut l'a-
venture suivante.
Monté sur Malek-Adel, il traversait un jour un hameau de pope
qui entourait l'église, dans la paroisse où se trouvait compris le vil-
lage de Bessonovo. Son bonnet circassien enfoncé sur les yeux, le
dos voûté et les deux mains pendantes sur le pommeau de la selle,
Pantéleï s'avançait lentement. Il faisait sombre et triste dans son
âme. Tout à coup quelqu'un l'appela par son nom.
Il arrêta son cheval, leva la tête, et aperçut le diacre, son corres-
pondant. Avec une sorte de tricorne jaune sur ses cheveux jaunes
aussi et tressés en petite queue, vêtu d'un vieux caftan de nankin
serré fort bas sur la taille par un vieux mouchoir en indienne bleue,
LE GENTILHOMME DE LA STEPPE. 613
le serviteur des autels était sorti pour visiter sa petite meule de
blé, et, ayant aperçu Pantéleï, crut qu'il était de son devoir de
lui offrir ses respects, tout en saisissant l'occasion de lui faire une
demande, car on sait bien que chez nous, sans une arrière-pensée
de ce genre, les personnes appelées «spirituelles» n'entament guère
de conversation avec les profanes; mais Tchsrtakhanof avait autre
chose dans la tête que ce diacre, il répondit à peine à son salut, et
déjà il levait sa nagaïka...
— Quel cheval richissime vous avez là! s'empressa d'ajouter le
diacre. On peut dire qu'il vous fait le plus grand honneur. Vérita-
blement vous êtes un homme d'un esprit merveilleux et pareil à un
lion.
Le père diacre était renommé dans tout le district pour son élo-
quence, ce qui causait le plus grand dépit au père pope, lequel ne
possédait pas le don de la parole. L'eau-de-vie elle-même ne lui
déliait pas la langue.
— Grâce aux embûches des méchans, vous aviez perdu un fidèle
serviteur; mais sans vous laisser aller au désespoir, et vous con-
fiant plutôt au secours de la divine Providence, vous vous en êtes
procuré un autre, qui non-seulement n'est pas plus mauvais, mais
encore qui est peut-être meilleur...
— Que radotes-tu là? interrompit Tchertakhanof d'un air sombre.
Quel autre cheval? C'est le môme, c'est Malek-Adel; je l'ai recon-
quis, et toi, tu bavardes...
— Eh! eh ! eh ! fit le diacre lentement en faisant jouer ses doigts
dans sa barbe et en dévisageant Tchertakhanof de ses yeux clairs et
avides. Comment est-ce possible, seigneur? On a volé votre cheval,
si Dieu me prête mémoire, l'année passée, quelque chose comme
quinze jours après la fête de la Protection de la sainte Vierge (1),
et nous sommes à la fin de novembre.
— Eh bien! qu'est-ce que cela prouve?
Le diacre continuait à jouer des doigts dans sa barbe. — Donc,
il s'est passé plus d'une année depuis, et votre cheval, comme il a
été gris pommelé à cette époque, l'est encore; il paraît même plus
foncé qu'alors. Et comment cela peut-il être? Les chevaux gris
blanchissent beaucoup dans l'espace d'une année.
Tchertakhanof fit un haut-le-corps comme si quelqu'un lui eût
donné un coup de fourche à la région du cœur. — En effet,... la
couleur grise change... chez les chevaux. Comment une pensée si
simple ne lui était-elle pas venue jusqu'à présent? — Anathème sur
ta queue!... au diable! hurla tout à coup Tchertakhanof. Ses yeux
lancèrent des éclairs de rage, et soudain il disparut à la vue du
(1) l'' octobre, vieux style.
614 REVUE DES DEUX MONDES.
diacre stupéfait. — Allons.. . tout est fini. .. C'est maintenant en effet
que tout est fini,... tout est brisé... Ma dernière carte est tuée (1)...
Tout s'est écroulé devant ce seul mot : ils blanchissent!., les che-
vaux gris blanchissent!.. Galope, galope, maudit... Tu auras beau
galoper, tu n'échapperas pas à cette parole...
Tchertakhanof revint de nouveau à la maison, et s'enferma à
double tour.
— Cette misérable rosse n'est pas Malek-Adel; entre elle et lui, il
n'existepas la moindre ressemblance. Tout homme ayant le moindre
grain de bon sens aurait dû s'en apercevoir dès le premier coup
d'oeil; lui, Pantéleï Tchertakhanof, s'était laissé duper de la plus
inepte façon; lui-même, volontairement, avait donné dans le pan-
neau,... tout cela ne faisait plus maintenant l'objet du moindre
doute ! — Il marchait en long et en large dans sa chambre, se retour-
nant sur ses talons chaque fois qu'il arrivait au mur, et chaque
fois de la même façon, comme font les bêtes fauves en cage.
Son orgueil subissait des souffrances intolérables, et ce n'était
pas seulement l'orgueil qui souffrait. Un vrai désespoir s'était em-
paré de lui, la rage l'étouffait, il éprouvait une ardente soif de
vengeance; mais contre qui? de qui se venger? du Juif, de laf, de
Mâcha, du diacre, du Cosaque voleur, de tous les voisins, du monde
entier, de lui-même enfin? Sa raison s'égarait. — Ma dernière carte
est tuée ! — Cette comparaison lui plaisait. Et le voilà de nouveau
le plus méprisé, le plus méprisable des hommes, un sot, un imbé-
cile fieffé, un objet de dérision et de mépris... pour qui? pour un
diacre ! Il se représentait avec vivacité comment ce misérable porte-
queue irait raconter l'aventure du cheval gris, du gentilhomme
stupide qui se laisse duper... 0 malédiction! C'est en vain que
Tchertakhanof essayait de calmer cette bile qui l'étouffait; c'est en
vain qu'il essayait de se persuader que ce cheval, bien qu'il ne fût
pas Malek-Adel , était pourtant un bon cheval, et pouvait encore
lui rendre de longs services. Il repoussait aussitôt et avec fureur
cette pensée, comme si elle eût renfermé une nouvelle injure en-
vers l'autre Malek-Adel, devant lequel il se sentait déjà si coupable.
Comment ne-l'eût-il pas été? N'avait-il pas, comme un sot, comme
un aveugle, confondu avec lui cette rosse, et quant aux services
que cette rosse pourrait encore lui rendre, est-ce que jamais il la
jugera digne de lui servir de monture? Pour rien au monde, ja-
mais ! La donner à un Tatare qui la mangera, ou bien en pâture aux
chiens, voilà tout ce qu'elle vaut. Oui, c'est là ce qu'il faut faire.
Tchertakhanof erra de la sorte plus de deux heures dans sa
chambre. — Perfîchka ! cria-t-il tout à coup, à l'instant même va au
(1) Location russe.
LE GENTILHOMME DE LA STEPPE. 615
cabaret; apporte-moi un demi-seau d'eau-de-vie, entends-tu? un
demi-seau sur-le-champ. Qu'une minute ne se passe pas sans qu'il
soit devant moi, là sur la table.
L'eau-de-vie parut bientôt sur la table de Pantéleï, et il se mit à
boire.
Celui qui aurait pu voir Tchertakhanof, qui se serait trouvé té-
moin de l'acharnenient farouche avec lequel il avalait verre sur
verre, aurait certainement ressenti une terreur subite.
La nuit, était venue. Une seule chandelle éclairait faiblement.
Tchertakhanof avait cessé de marcher en long et en large. Il s'était
assis, le visage enflammé. Tantôt il tenait ses yeux troubles obsti-
nément fixés sur le plancher, tantôt il les dirigeait non moins obsti-
nément sur la fenêtre. Il se levait, versait de l' eau-de-vie, la bu-
vait, se rasseyait et restait immobile de nouveau. Seulement sa
respiration devenait plus rapide et son visage plus coloré. Une dé-
cision semblait mûrir en lui, décision qui avait commencé par l'ef-
frayer, mais à laquelle il semblait s'habituer de plus en plus. Une
seule et même pensée s'approchait lentement et incessamment de
son esprit; une seule et même image se dessinait de plus en plus
distinctement devant ses yeux. Et dans son cœur, sous le flot d'une
lourde et brûlante ivresse, à l'irritation de la colère succédait déjà
un sentiment de cruauté. Un méchant sourire apparaissait de temps
en temps sur ses lèvres. — Allons, il est temps, dit-il enfm d'un ton
indifférent et presque ennuyé, comme eûL fait un homme d'affaires;
— assez lambiné comme cela!
Il avala son dernier verre d'eau-de-vie, décrocha du mur au-
dessus du lit son pistolet, le même pistolet qu'il avait déchargé sur
Mâcha, le chargea soigneusement, mit quelques capsules dans sa
poche, et se dirigea vers l'écurie.
Le gardien courut à lui dès qu'il le vit ouvrir la porte. — C'est
moi, lui cria-t-il; ne me vois-tu pas ? Va-t'en. — Le gardien se re-
tira de quelques pas. — Va te coucher dans ton lit, cria de nouveau
Tchertakhanof. Qu'as-tu à garder ici? Le beau trésor en effet!
Il entra dans l'écurie. Malek-Adel... le faux Malek-Adel était cou-
ché sur sa litière. Tchertakhanof le poussa du pied : — Lève-toi,
rosse! — Puis il détacha le licou de la mangeoire, jeta par terre la
couverture, et après avoir brutalement retourné dans sa stalle le
cheval obéissant, il le fit sortir dans la cour et de la cour dans les
champs, au grand étonnement du gardien, qui ne comprenait pas
pourquoi le seigneur s'en allait ainsi dans la nuit, menant en laisse
un cheval sans bride. Il eut peur de le questionner, mais il suivit
son maître des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu au tournant de la
route qui conduisait au bois voisin.
Tchertakhanof marchait à grands pas, sans s'arrêter, sans regar-
616 REVUE DES DEUX MONDES.
der en arrière. Malek-Adel (nous continuerons à l'appeler de ce
nom jusqu'à la fin) le suivait avec soumission. La nuit était assez
claire. Tchertakhanof pouvait distinguer la ligne dentelée du bois
qui s'offrait à lui comme une grande tache noire. Saisi par le froid
nocturne, il serait certainement devenu complètement ivre, après
avoir bu tant d'eau-de-vie, si une autre ivresse plus forte ne l'eût
envahi tout entier. Il avait la tête lourde; son sang battait avec vio-
lence dans ses oreilles et sa gorge; mais il marchait d'un pas ferme,
et savait très bien où il allait.
Tchertakhanof s'était décidé à tuer Malek-Adel. Pendant tout le
jour, il n'avait eu d'autre pensée. Maintenant sa décision était prise.
Il allait à cette affaire, sinon tranquillement, du moins avec assu-
rance, sans hésitation, comme un homme qui obéit au sentiment du
devoir. Cette affaire d'ailleurs lui semblait très simple. En détrui-
sant l'usurpateur, il terminait tout à son gré : il se punissait lui-
même de sa sottise; il se justifiait devant son véritable ami; il
prouvait au monde entier (nous savons que Tchertakhanof tenait
beaucoup à l'opinion du monde) qu'il ne faisait pas bon plai-
santer avec lui, et surtout il se détruisait lui-même en détrui-
sant l'usurpateur, car à quoi bon vivre désormais? Comment tout
cela s'arrangeait dans sa tête, et pourquoi cette affaire lui parais-
sait si simple, ce n'est peut-être pas facile à expliquer, quoique ce
ne soit pas impossible non plus : humilié, aigri, solitaire, sans une
seule âme amie, sans un kopek en poche, le sang allumé par l'al-
cool, il se trouvait dans un état voisin de la folie. On ne peut dou-
ter que, dans les plus grandes extravagances des aliénés, il ne
se trouve à leurs yeux une sorte de logique et même de justice.
En tout cas, Tchertakhanof était pleinement convaincu de la justice
de son parti-pris. Il ne balançait pas; il se hâtait d'exécuter l'arrêt
porté contre le coupable, bien qu'il ne se rendît pas clairement
compte à qui ce nom devait s'appliquer. A la vérité, il ne réfléchis-
sait guère; il se bornait à se dire à lui-même avec une sorte de
rude sévérité : Il faut en finir, il le faut.
Et le coupable innocent continuait à trottiner docilement derrière
lui; mais nulle pitié n'entrait dans le cœur de Tcheitakhanof.
Non loin de la lisière du bois où il venait d'amener son cheval,
s'étendait un petit ravin tout rempli de broussailles épaisses. Tcher-
takhanof commençait à y descendre. Malek-Adel broncha, et faillit
tomber sur lui.
— Veux- tu donc m'écraser, maudit! — s'écria Tchertakhanof, et,
comme s'il eût voulu se défendre, il tira le pistolet de sa poche.
Ce n'était plus de la colère qu'il ressentait, c'était cet endurcisse-
ment particulier qui, dit-on, s'empare de l'homme prêt à com-
mettre un crime; mais sa propre voix l'effraya. Elle avait retenti
LE GENTILHOMME DE LA STEPPE. 617
d'une façon si sauvage sous la sombre voûte des branches, dans
l'humiclilé concentrée du ravin! En outre, comme une réponse à
son exclamation, je ne sais quel gros oiseau s'était mis à battre des
ailes au sommet d'un arbre qui couvrait la place. Tchertakhanof fré-
mit. C'était comme s'il eût réveillé un témoin dans cet endroit dé-
sert où il ne pouvait supposer qu'il se rencontrât âme vivante.
— Va-t'en à tous les diables, dit-il entre ses dents, et en frap-
pant à tour de bras Malek-Adel sur l'épaule avec la crosse de son
pistolet. Le cheval se retourna brusquement, grimpa le ravin et
partit au galop; mais le bruit de ses sabots ne se fit pas entendre
longtemps, un grand vent qui s'était élevé mêlait et confondait
tous les sons.
De son côté, Tchertakhanof sortit lentement du ravin , atteignit
la lisière du bois et prit la route de sa maison. Il était mécontent
de lui-même. Le poids qu'il avait ressenti dans la tête et dans le
cœur s'était étendu à tous les membres. Il marchait tout sombre,
tout méchant, comme inassouvi, comme affamé. On eût dit que
quelqu'un l'avait offensé, lui avait enlevé sa proie. Ceux qui ont
voulu se tuer, et qu'on a empêchés de le faire, connaissent de sem-
blables sensations.
Tout à coup quelque chose le heurta par derrière entre les épaules.
Il se retourna; Malek-Adel se tenait au milieu de la route. Il avait
suivi son maître à la trace ; il l'avait touché de son museau comme
pour dire : Me voilà.
— Ah! s'écria Tchertakhanof, toi-même es venu chercher ta
mort. Tiens!
En un clin d'œil, il saisit son pistolet, l'arma, en appliqua le canon
sur le front de Malek-Adel et pressa la détente. Le pauvre animal
bondit de côté, se dressa sur ses pieds de derrière, fit encore quel-
ques pas, et s'écroula lourdement. Il râlait en se débattant convul-
sivement sur la terre.
Tchertakhanof se boucha les oreilles des deux mains et partit en
courant. Ses genoux fléchissaient sous lui. L'ivresse, la colère, la
fermeté stupide, tout avait disparu. Il ne lui restait plus qu'un sen-
timent de honte et d'horreur, avec la conviction formelle qu'il en
avait aussi cette fois fini avec lui-même.
V.
Six semaines après, le petit cosaque Perfichka crut devoir faire
arrêter le stanovoi (chef de police du district), qui passait en téléga
devant la maison de Bessonovo.
— Qu'est-ce? demanda le gardien de l'ordre.
618 REVUE DES DEUX MONDES.
— Faites-nous la grâce, votre honneur, d'entrer dans la maison,
répondit le cosaque avec un profond salut. Il me paraît que Pantéleï
Éréméitch est en train de mourir, et voilà que j'ai peur.
— Comment?., mourir? s'écria le stanovoï.
— Gomme j'ai l'honneur de vous le dire. Depuis quelque temps,
le barine s'est mis à boire de l'eau-de-vie tout le long du jour. Et
puis il s'est alité, et le voilà devenu très maigre. Je m'imagine qu'il
ne comprend plus du tout ce qu'on lui dit. Il n'a plus de langue du
tout, du tout.
Le stanovuï descendit de sa téléga.
— As-tu du moins été chercher le prêtre? Ton barine s'est-il con-
fessé? A-t-il communié?
— Pas du tout.
Le stanovoï fronça le sourcil. — Gomment donc, frère? est-ce
possible? Ne sais-tu donc pas que c'est encourir une grave respon-
sabilité, eh?
— Mais je lui ai demandé avant-hier et hier encore, se hâta de
dire le petit cosaque effrayé : N'ordonnez-vous pas, Pantéleï Éré-
méitch, lui ai-je dit, que j'aille quérir un prêtre? — Tais-toi, m'a-
t-il dit, imbécile; ne fourre pas ton nez où on ne le demande pas.
— Mais aujourd'hui, quand je lui en ai parlé, il m'a jeté un re-
gard, a secoué sa moustache, et voilà tout.
— A-t-il bu beaucoup d'eau-de-vie? demanda le stanovoï.
— Oh! beaucoup, beaucoup;... mais faites-nous la grâce, votre
honneur... Daignez venir dans sa chambre.
— Allons, conduis-moi, — grommela le stanovoï, et il suivit Per-
fichka.
Un spectacle étrange l'attendait. Dans l'arrière- chambre de la
maison, humide et sombre, sur un chélif bois de lit ne portant
qu'une couverture de cheval, avec une boiirka velue (l) en guise
d'oreiller, était couché, étendu tout de son long sur le dos, Tcher-
takhanof. Son visage n'était plus pâle, il était d'un vert jaunâtre
comme celui d'un mort. La peau des paupières qui recouvraient ses
yeux enfoncés était luisante. Son nez, rouge encore, mais déjà serré
et pointu, s'élevait au-dessus de ses moustaches hérissées. Il était
revêtu de son éternel arkalouk avec des cartouchières sur la poi-
trine et de larges pantalons bleus à la cosaque. Un bonnet cir-
cassien avec sa flamme rouge lui couvrait le front jusqu'aux sour-
cils. Dans une main, Tchertakhanof tenait sa nagaïka, dans l'autre
une blague à tabac, brodée, le dernier cadeau de Mâcha. Sur la
table, près de lui, se voyait un cruchon vide, et par-dessus To-
(1) Manteau de feutre.
LE GENTILHOMME DE LA STEPPE. 619
reiller deux dessins à l'aquarelle étaient piqués au mur; l'un re-
présentait, autant qu'on pouvait le discerner, un gros homme, une
guitare à la main, probablement Nédopouskine, l'autre un cavalier
au galop. Le cheval ressemblait à ces animaux fantastiques que les
enfans dessinent sur les murs; mais les pommelures de sa robe,
soigneusement ombrées, les cartouchières sur la poitrine du cava-
lier, les bouts pointus de ses bottes et ses moustaches immenses ne
laissaient pas de place au doute : ce dessin représentait Pantéleï à
cheval sur Malek-Adel.
Le stanovoï, fort étonné, ne savait que faire ni que dire. Un si-
lence solennel régnait dans la chambre. — Mais il est déjà mort,
pensa- t-il, et, élevant la voix, il s'écria : — Pantéleï Éréraéitch,
Pantéleï!..
Alors il se passa quelque chose d'effrayant. Les yeux de Tcherta-
khanof s'entr' ouvrirent lentement; ses prunelles éteintes roulèrent
de gauche à droite, puis de droite à gauche, s'arrêtèrent enfin sur
le visiteur et l'aperçurent. Quelque lueur parut s'allumer dans leur
blancheur morne; un semblant de regard y brilla. Ses lèvres bleuies
se décollèrent peu à peu, et l'on entendit une voix rauque, une
vraie voix de tombeau : — Le noble gentilhomme Pantéleï Tcherta-
khanof meurt. Qui a le droit de l'en empêcher? Il ne doit rien à
personne; il ne demande rien à personne. Hommes, laissez -le;
sortez.
La main tenant la nagaïka fit un effort pour se lever, mais en
vain. Les lèvres se recollèrent de nouveau, les yeux se refermè-
rent, et de nouveau Tchertakhanof resta étendu, raide comme une
planche, sur son dur grabat.
— Fais-moi savoir quand il sera mort, dit à voix basse le sta-
novoï à Perfichka en quittant la chambre, et quant au pope, je sup-
pose qu'on peut le chercher dès à présent. Dans tous les cas, et
pour que tout se passe en ordre , il faut lui donner l'extrême-
onction.
Le jour même, Perfichka alla chercher le pope, et dès le lende-
main il dut avertir le stanovoï, car Pantéleï Tchertakhanof était mort
dans la nuit. Quand on l'enterra, deux hommes seulement suivirent
son cercueil , Perfichka et Mochel Leïba. La nouvelle du décès était
parvenue au Juif je ne sais comment, et il ne manqua point de venir
rendre les derniers devoirs à son bienfaiteur.
Ivan Tourguénef.
LE
DÉPARTEMENT DES ESTAMPES
A LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE
m.
LE DÉPARTEMENT DES ESTAMPES DEPUIS LE COMMENCEMENT
DU XIX* SIÈCLE (1).
I.
Le plan d'après lequel on établissait dans les collections du dé-
partement des estampes les divisions qui subsistent encore était,
nous l'avons dit, celui que Heinecke avait tracé. Toutefois, si bien
conçu qu'on le jugeât et qu'il fût en réalité, ce plan ne pouvait être
suivi sans d'assez notables modifications. Ainsi, après avoir par-
tagé en douze sections l'ensemble des recueils qu'il s'agissait de
distribuer, Heinecke proposait de consacrer la première moitié aux
différentes écoles, et la seconde, c'est-à-dire les six autres sections,
aux portraits, à la sculpture et à l'architecture, aux habille-
mens, etc. Rien de mieux si l'on n'avait eu affaire qu'à une quan-
tité restreinte de volumes et de pièces, à l'équivalent de ce que
contenait le cabinet confié à la garde de Heinecke, et que celui-ci
avait rangé dans un ordre strictement conforme à la méthode qu'il
prescrivait; mais le cadre suffisant pour le classement de la collec-
tion de Dresde devenait trop étroit pour la collection de Paris, et
l'on aurait couru le risque, en l'adoptant tel quel, de retrouver en-
Ci) Voyez la Revue du l*' et du 15 novembre.
LE CABINET DES ESTAMPES. 621
suite difficilement, faute des subdivisions nécessaires, une bonne
pati e de ce qu'on y aurait fait entrer.
Tout en profitant de l'exemple donné, il fallait donc s'en appro-
prier l'esprit plutôt que la lettre, et pour cela multiplier ou élargir
les séries en raison du nombre, de la diversité, de la signification
particulière des recueils à classer. C'est ce qui fut judicieusement
exécuté. Au lieu des douze sections dont Heinecke voulait qu'on se
contentât, on en établit vingt-quatre correspondant chacune à une
des lettres de l'alphabet, et comprenant d'abord sous l'étiquette
collective d'une même lettre toutes les œuvres analogues par la
nature des objets qu'elles représentent, par leurs origines pittores-
ques ou leur destination scientifique. En outre à ces lettres majus-
cules déterminant la fonction générale et le caractère typique de
chaque section, on ajouta des lettres minuscules, pour créer en quel-
que sorte autant de compartimens qu'il pourrait y avoir de séries
partielles à loger et pour assurer à celles-ci leur existence propre
ou leur développement, sans néanmoins les isoler de la classe à la-
quelle elles appartiennent naturellement à titre de dépendances ou
d'annexés. Les recueils de costumes par exemple sont rangés sous
la lettre 0; mais depuis a jusqu'à f six sous-lettres indiquent les
groupes particuliers. Les costumes de la France et ceux de toutes
les nations aux diverses époques, les habiliemens monastiques aussi
bien que les costumes des anciens ordres militaires, forment ainsi
des collections qui s'avoisinent sans se confondre, et des subdivi-
sions semblables pratiquées dans les autres sections facilitent par-
tout les recherches, en même temps qu'elles se prêtent avec une
égale élasticité à de continuelles intercalations. Rien de plus aisé en
effet que d'introduire à leur rang, dans quelque catégorie qiie ce
soit, les volumes qui surviennent. Supposons qu'un recueil de cos-
tumes français au xiii^ siècle a été acquis aujourd'hui; le volume à
côté duquel celui-ci devrait être installé porte le timbre 0. a. (50,
et le chiffre 61 a été inscrit déjcà sur une suite de costumes appar-
tenant à une époque moins ancienne ; — il suffira, pour maintenir
l'ordre chronologique aussi bien que l'ordre numéral , de timbrer
ainsi : 0. a. 60 « le volume qu'il s'agit d'intercaler. Viennent plus
tard dix, vingt autres ouvrages sur le même sujet et sur le môme
temps, ils trouveront leur place à leur tour sans qu'on change rien
au procédé. Depuis le premier jusqu'au dernier, ils recevront, sui-
vant la succession alphabétique, une sous-lettre qui, tout en lais-
sant invariable3 la lettre de signalement et le numéro primitif, ca-
ractérisera l'oflice particulier de chaque volume et, pour ainsi dire,
en consacrera l'individualité.
On le voit, grâce à ces divisions générales^une fois établies et à
622 REVUE DES DEUX MONDES.
ces subdivisions dont les proportions comme le nombre peuvent
s'étendre indéfiniment, le désordre dans les places à assigner n'est
pas plus possible que l'incertitude dans les recherches. Il n'y aurait
de trouble ou d'équivoque que si, au lieu de se conformer, cOmme
on l'a fait depuis plus de soixante ans, à la méthode originairement
adoptée, on avait négligé ou l'on négligeait un jour d'en appli-
quer les principes aux intercalations nouvelles. Que maintenant on
critique les choix en vertu desquels une prééminence apparente
a été attribuée à telle classe de travaux sur telle autre, — qu'à
l'exemple du savant Daunou, qui ne se consolait pas, à propos des
livres imprimés, de voir la théologie marquée d'un A au lieu d'un Z,
on juge certaines catégories d'estampes improprement rangées au
commencement, au milieu ou à la fin de la collection générale, —
libre à chacun d'avoir à ce sujet ses aversions ou ses préférences.
Suit-il de là qu'une réforme soit nécessaire et que le vieux système
de classification se trouve, comme on l'a dit, « en désaccord avec
les idées nouvelles, avec le développement des sciences? » Les in-
térêts de la science ou de l'art ne sauraient être fort gravement
compromis par une application même arbitraire des lettres de l'al-
phabet aux diverses matières scientifiques ou aux œuvres des diffé-
rentes écoles. Pourvu que chaque espèce de documens ait sa place
bien déterminée, il importe assez peu que cette place soit en tête
ou en queue de la collection.
Est- il besoin d'insister? Que toutes les branches des connais-
sances humaines et de l'histoire de l'humanité représentées par la
gravure forment chacune une catégorie distincte et partagée elle-
même en autant de sections que cette branche aura de-rameaux, —
que les ouvrages relatifs à une matière spéciale soient par le signe
qu'ils portent nettement séparés de ceux qui appartiennent à un
autre ordre d'idées et de sujets, — voilà le point capital ; le reste
n'est plus guère qu'une afl'aire de goût, étrangère en réalité aux
nécessités du service. C'est parce qu'elle satisfait à cette condition
essentielle que la classification adoptée au département des es-
tampes peu après l'époque de la révolution a été maintenue, et
devra l'être encore. Nous ne prétendons pas qu'elle supprime toutes
les difficultés de détail, que dans la pratique aucune inadvertance
ou, le cas échéant, aucune faute n'ait été ou ne puisse être com-
mise. En bibliographie comme ailleurs, il n'est pas de système, si
bon qu'il soit, qui préserve absolument des embarras et même, à
certains momens, des périls; ce que nous voulons dire seulement,
c'est que celui-ci a en général l'avantage d'être aussi simplement
conçu qu'aisément applicable, et que si, au lieu de quelques modi-
fications partielles dont l'usage a démontré la convenance, les me-
LE CABINET DES ESTAMPES. 623
sures prises à l'origine avaient subi plus tard un changement radi-
cal, il en serait certainement résulté tout le contraire d'un progrès
quant à la facilité des recherches sur place et des communications
au public.
L'organisation méthodique du département des estampes, à la-
quelle on travaillait si activement au commencement de ce siècle,
n'avait pas d'ailleurs pour objet unique le classement définitif des
richesses que pendant cent quarante ans les acquisitions au nom du
roi et les libéralités privées avaient fait affluer à la Bibliothèque. A
ces précieux Irgs du passé s'ajoutaient dans le présent des ressources
d'approvisionnement périodique, la nouvelle législation prescri-
vant aux imprimeurs de livrer gratuitement à la Bibliothèque deux
épreuves de chaque estampe récemment sortie de leurs presses.
Ce n'est pas que les graveurs ou ceux qui publiaient leurs œuvres
eussent été jusqu'alors complètement affranchis de toute obligation
de cette espèce. On a vu que dès 1689 un édit de Louis XIV enjoi-
gnait, sous peine de confiscation et d'amende, aux « auteurs, li-
braires, imprimeurs et graveurs, de déposer à la Bibliothèque les
exemplaires de leurs livres et estampes ; » mais , sous l'appa-
rence d'une mesure générale, il n'y avait là en réalité qu'une me-
sure exceptionnelle. Cette condition du dépôt légal ne s'appliquait
qu'aux estampes dites « de privilège, » à celles qui devaient se
vendre avec l'approbation officielle et jusqu'à un certain point avec
la reconmiau'îation du roi. Quant à toutes les autres, les artistes ou
les marchands qui les mettaient en vente n'avaient à se conformer
qu'aux règlemens de police ordinaires; la faculté pour eux de traiter
avec les acheieuis n'était nullement subordonnée à l'acquittement
d'une detîe quelconque envers la Bibliothèque.
Les choses continuèrent à se passer ainsi jusqu'à la fin du règne
de Louis XVI. En 1793 seulement, une loi de la convention éten-
dit à tous les produits de la gravure l'obligation qui jusqu'alors
avait été restreinte aux estampes de privilège, et quelques années
plus tard, au temps de l'empire, une nouvelle loi acheva de fixer la
jurisprudence sur ce point. Les diverses ordonnances royales inter-
venues ensuite n'ont que peu sensiblement modifié les textes pri-
mitifs. Sauf l'assimilation en 1814 des lithographies aux gravures,
les variations n'ont guère porté que sur le nombre des épreuves à
remettre à l'état et sur les moyens de constater ou de punir les
infractions, en sorte que le dépôt légal s'effectue encore aujour-
d'hui en VI rtu des mêmes principes, dans les mêmes limites et les
mêmes fornies qu'au lendemain du jour où la loi l'avait institué.
Il sembleiait bien nécessaire pourtant que certaines parties de
cette loi fussent révisées, si, en dehors des intérêts que sauvegar-
624 REVUE DES DEUX MONDES,
dent les exemplaires déposés ailleurs (1), les exemplaires destinés
au département des estampes doivent être considérés comme repré-
sentant avant tout la cause de l'art et de l'étude. Aux termes de la
législation actuelle, c'est à l'imprimeur qui les a tirées qu'incombe
le devoir de fournir à la Bibliothèque les deux épreuves qui entre-
ront dans ses collections. Or le dépôt de ces estampes, dont beau-
coup ont été faites pour accompagner un texte, s'opère absolument
à part du dépôt exigé de l'imprimeur du livre lui-même, d'où il
résulte que, faute d'indications sur la destination des pièces, celles-
ci se trouvent, au moins momentanément, séparées de l'ouvrage
auquel elles appartiennent, et qui parfois a été imprimé à une
autre époque ou dans un tout autre lieu; mais ce n'est là encore
qu'un des moindres inconvéniens du régime établi.
L'imprim.eur, étant seul astreint au dépôt, ne peut et ne doit
livrer les épreuves exigées que dans l'état où lui-même les a obte-
nues, c'est-à-dire sans les travaux complémentaires qui dans cer-
tains cas en détermineront l'aspect et en préciseront la significa-
tion. Qu'il s'agisse de pièces destinées à l'enluminure, de planches
dont l'intérêt ou le caractère scientifique dépend nécessairement
des couleurs qu'on emploiera pour le faire ressortir, peu importe :
l'imprimeur se sera mis en règle en déposant les épreuves de ces
planches telles que les aura données la pure opération de l'im-
pression. Si, au lieu d'utiles documens de plus, la Bibliothèque
n'arrive ainsi à posséder que quelques feuilles de papier noirci qui
n'apprendront rien à personne, il lui faudra percevoir sans mot
dire cet impôt stérile et reconnaître que les prescriptions de la loi
ont été strictement respectées. Ou pourrait citer à ce sujet plus
d'un fait étrange, plus d'un exemple de ce qu'ont parfois de déri-
soire les prétendus enrichissemens dus à ce procédé légal. Tantôt
c'est la série des Drapeaux et pavillons des différentes nations de
l'Europe qui se présente sous la forme d'un recueil au trait, di-
versifié seulement par la direction ou l'épaisseur des lignes noires
encadrant chaque espace promis au pinceau; tantôt ce sont des
vitraux, des mosaïques, des peintures décoratives, dont les orne-
mens ou les figures se réduisent également à quelques arides con-
tours tracés par le crayon lithographique ou par le burin. Veut-
on mi exemple plus concluant encore? Ce serait aussi sur des
(1) Aujourd'hui, outre les deux épreuves réglementaires pour la Bibliotlièque,
chaque imprimeur est tenu de déposer deux autres épreuves, dont Tune, appartenant
au ministère de l'instruction publique, sert à renseigner l'état sur la nature de la
pièce qu'on se propose de mettre en vente; l'autre reste dans les archives du ministère
de l'intérieur, où, en cas de contestation, elle consacre les droits du légitime pro-
priétaire.
LE CABINET DES ESTAMPES. 625
épreuves en noir qu'il faudrait étudier le Contraste simultané des
couleurs par M. Ghevreul , si la Bibliothèque n'avait à offrir au pu-
blic que les exemplaires de ce savant ouvrage qui lui ont été trans-
mis par le dépôt. Tout cela sans doute est aujourd'hui parfaitement
licite, parfaitement conforme à la lettre des règlemens : au fond,
est-ce raisonnable, est-ce juste?
On préviendrait sûrement de pareils non-sens, on couperait court
à de pareils abus en exigeant, non des imprimeurs, mais des édi-
teurs eux-mêmes, le dépôt de chaque ouvrage, et de chaque ou-
vrage dans l'état où il se trouvera au moment de la publication.
Plus d'incertitude dès lors sur la destination des pièces gravées
ou lithographiées pour accompagner un texte, puisque ces pièces
cesseraient d'être fournies une à une, au fur et à mesure de l'im-
pression, et qu'elles n'entreraient à la Bibliothèque qu'à la condi-
tion de faire déjà corps avec les volumes auxquels elles appartien-
nent. Plus de ces images inertes et muettes, de ces squelettes, pour
ainsi dire, d'œuvres que devrait vivifier le coloris : les planches
faites pour être coloriées ne prendraient place dans les collections
de la Bibliothèque qu'après l'achèvement que leur aurait donné le
pinceau, puisqu'elles seraient semblables de tous points à celles que
l'éditeur mettrait dans le commerce. Enfin, quant aux épreuves des
estampes proprement dites, des gravures en taille-douce ou à l'eau-
forte intéressant à la fois la réputation'des artistes qui les ont faites et
l'instruction de ceux qui auront à les étudier, ne saurait-on par des
mesures spéciales en subordonner l'acceptation à leur qualité même,
aux garanties matérielles que ces épreuves présenteraient? Dans
l'état actuel des choses, il peut arriver et il arrive, — surtout quand
il s'agit de pièces d'un certain prix, — que les épreuves les moins
propres à séduire les acheteurs, celles qui ont été mal ou médio-
crement tirées, deviennent précisément le lot des collections du gou-
vernement. De ce côté encore, une réforme serait urgente, et nous
souhaiterions vivement qu'au lieu de continuer à payer un tribut
banal dont la loi fixe seulement la quotité, les déposans à l'avenir
fussent plus nettement mis en demeure de satisfaire aux conditions
que, dans l'intérêt de l'art et des études, on a le droit d'exiger d'eux.
Ces inconvôniens du dépôt légal ne se sont d'ailleurs manifestés
que peu à peu. Soit que dans la première ferveur de leur zèle les
déposans tinssent à honneur d'assurer autant qu'il dépendrait d'eux
les bienfaits de la nouvelle loi, soit qu'un contrôle administratif qui
n'existe plus s'exerçât alors sur les épreuves déposées, — celles-ci
apportaient à la Bibliothèque un contingent d'autant plus sérieux que
le nombre des œuvres était plus restreint et l'esprit dans lequel elles
avaient été faites moins dépendant des habitudes que devaient ge-
TOME en. — 1872. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
néraliser de notre temps les développemens d'une industrie frivole et
les nouveaux moyens de reproduction mécanique (1). Ni ces lithogra-
phies et ces vignettes publiées au jour le jour, ni ces photographies
de toute sorte qui chaque semaine envahissent plusieurs portefeuilles
ne se mêlaient autrefois aux produits de l'art véritable, aux travaux
diversement recommandables que les graveurs venaient d'achever.
En entrant à la Bibliothèque, les planches dues au burin de Des-
noyers par exemple ou les livraisons du Musée Napoléo)i n'avaient
pas à subir le contact de ces produits vulgaires dont le flot submerge
presque aujourd'hui les témoignages du talent ou de la pensée scien-
tifique. Tout n'était pas, cela va sans dire, également précieux, égale-
ment utile, parmi les pièces que le dépôt procurait alors au départe-
ment des estampes; mais il y avait là, ne fût-ce qu'en raison de la
qualité des épreuves, un ensemble d'œuvres digne de l'hospitalité
reçue. Ce qui devait plus tard n'être à peu près pour la Biblio-
thèque que la cause d'un encombrement périodique pouvait à bon
droit paraître dans les premières années de ce siècle ua moyen d'en
augmenter les richesses et un élément de progrès.
Cependant quelques donations, quelques acquisitions plus ou
moins importantes, avaient, depuis l'installation du dépôt, main-
tenu à côté de ce nouveau privilège les traditions auxquelles le
département des estampes avait dû jusque-là sa prospérité et ses
dévaloppemens continus. Dès l'année 1801, un négociant du Havre,
M. Lamotte, lui faisait don de « 2,600 morceaux choisis parmi les
plus estimés de sa collection. » En 1805, la mise en vente du cabi-
net de Saint-Yves permettait à Joly fils de réparer une partie des
échecs subis par son père lors de la vente Mariette, et l'œuvre com-
plet de chacun des deux Beham, plusieurs belles épreuves des plan-
ches gravées par Bolswert et par Masson, d'autres précieuses pièces
encore qui avaient appartenu à Mariette, venaient ainsi combler
après coup quelques lacunes et diminuer d'autant les regrets. Enfin
en iSil la vente d'une collection d'estampes formée à l'origine par
Israël Siivestre, et incessammant augmentée depuis plus d'un siècle
par les descendans de cet habile graveur, fournissait à la Biblio-
thèque l'occasion d'enrichir ou de compléter les œuvres des maî-
tres les plus éminens des diverses écoles et d'acquérir à peu de
frais un certain nombre de spécimens très intéressans de l'art au
xv^ siècle.
(1) Au commencement du premier empire, le nombre des estampes déposées ne
s'élevait pas au-dessus de 500 ou 600. Dix ans plus tard, le chiffre était à peu près
quafh-uple, et vers 1830 il dépassait déjà 14,000. Aujourd'hui les dépôts annuel» du
département de la Seine et des autres départemens de la France produisent en
moyenne un total de 20.000 pièces gravées, lithographiées ou photographiées.
LE CABINET DES ESTAMPES. 627
L'acquisition de tant de pièces précieuses avait notablement aug-
menté les œuvres des peintres et des graveurs; celle qui fat faite
à la même époque de toutes les études, de tous les plans laissés
par le célèbre Robert de Cotte et par son iils Jules-Robert, appor-
tait un supplément plus considérable encore aux séries topogra-
phiques et aux recueils sur l'architecture déjà conservés au dépar-
tement des estampes. On sait l'importance et le nombre des travaux
exécutés sous la direction de ces deux artistes, successivement hé-
ritiers du titre de premier architecte du roi, dont avait été revêtu
leur beau-frère et leur oncle, Jules-Hardouin Mansait. Depuis la
chapelle du palais de Versailles jusqu'à l'église de Saint-Roch à
Paris, depuis l'appropriation des bâiimens de l'hôtel de Nevers au
logement de la Bibliothèque royale jusqu'à la construction d'une
multitude de palais, de châteaux, en France ou à l'étranger, —
tous les souvenirs des entreprises qu'ils avaient menées à fm l'un
et l'autre, — tous les détails relatifs aux immenses tâches dont ils
avaient été chargés, se trouvaient consignés dans une série de
pièces dont le nombre s' élevait à plus de 3,000, sans compter les
devis, les mémoires et autres papiers d'alîaires contenus aujour-
d'hui dans six gros portefeuilles. A côté de ces documens authen-
tiques sur l'histoire intime 'de deux talens , d'autres indications
se rencontraient sur les travaux accomplis par les architectes les
plus renommés du même temps et de la même école. Il n'y a pas
d'exagération à dire que l'architecture française, dans ce qu'elle a
produit de principal depuis la seconde moitié du xvii*^ siècle jusque
vers le milieu du siècle suivant, pourrait être appréciée à sa valeur
lors même qu'on ne consulterait pour l'étudier que les recueils
provenant de la collection de Cotte, — comme, dans un autre ordre
d'art et de travaux, les croquis de Gabriel de Saint-Aubin d'a-
près les tableaux de chaque salon, croquis conservés aussi au dé-
partement des estampes, suffiraient pour donner une idée exacte
des doctrines et des goûts propres à l'école de peinture contempo-
raine.
Trois années après celle où le département des estampes s'était
enrichi d'une partie de la collection de Silvestre et de la collec-
tion de Cotte tout entière, l'empire en s'écroulant livrait la Bi-
bliothèque aux revendications qu'allaient poursuivre jusqu'en 1816
les représentans des puissances dépossédées de leur bien. Certes les
œuvres d'art réclamées au nom de ces gouvernemens étrangers ne
devaient pas laisser ici les mêmes vides que dans les galeries de
tableaux et de statues au Louvre, et nous avons dit déjà que, sauf
un certain nombre de pièces flamandes ou hollandaises, ce qui fut
restitué par le département des estampes n'eut pas pour effet de
628 REVUE DES DEUX MONDES.
l'appauvrir beaucoup. Néanmoins cet épisode de son histoire est
trop triste en soi ponr que, tout en reconnaissant le droit en vertu
duquel les reprises étaient exercées, on ne se rappelle pas sans
amertume un fait dont le souvenir se lie de si près à celui des re-
vers et des malheurs de la France.
II.
La période comprise entre les commencemens du règne de
Louis XVÎII et la fin du gouvernement de juillet ne fut signalée
pour le département des estampes par aucun grand événement com-
parable aux bonnes fortunes passées, par aucune de ces éclatantes
conquêtes dont la munificence royale et les libéralités privées avaient
depuis plus d'un siècle entretenu la tradition. Tout se borne pen-
dant ces trente-trois années à des acquisitions ou à des donations
partielles, tout se résume dans les accroissemens que procure à la
collection nationale, suivant les occasions, la vente publiqus ou la
cession gratuite de certaines pièces diversement précieuses. C'est
ainsi que, de 1817 à 1838, la mise aux enchères des gravures com-
posant les collections du comte Rigal, de Denon, de M. Révil, per-
met au conservateur du département des estampes de travailler à
compléter les œuvres des maîtres ita'iens, allemands ou hollandais.
Six ans plus tard, en IShà, la vente d'une des plus belles collections
particulières formées à Paris depuis le xviii*' siècle, la vente du ca-
binet Debois (1), achève d'offrir des ressources dont on s'emp'.'essB
de profiter; l'année suivante, l'acquisition de plus de 19,000 pièces
sur la révolution, recueillies par M. Laterrade, vient ajouter à V His-
toire de France, lelle qu'elle existait depuis Fontette, un sup-
plément qu'augmenteront encore, à quelque temps de là, d'autres
pièces sur la ntêuie époque réunies et cédées par les mêmes mains.
Tandis qu'à défaut de ces coups d;; fortune instantanés, si fré-
quens autrefois, le département des estampes trouvait au moins
dans ce qui lui venait du dehors les moyens d'accroître graduelle-
ment ses richesses générales, les travaux qui se poursuivaient à
l'intérieur utilisaient pour l'étude et mettaient en quelque sorte en
culture régulière un champ particulier, dem.euré jusqu'alors à peu
près infécond. A côté des recueils topographiques donnés jadis par
Lallemant de Betz. une autre s'^rie beaucoup plus abondante dont
(1) Le possesseur de ce riche cabiuet, où les chefs-d'œuvre de la gravure à toute-;
les épnqnes et dans tous les pays se trouvaient repriîsentés par dos épreuves choisies
avec une remarquable clairvoyance, était un simple tailleur dont le magasin occupait
rue Vivienne l'emplacement même de la maison dans laquelle Colbert avait à l'ori-
gine installé le cabinet des estampes du roi.
LE CABINET DES ESTAMPES. 6*29
les collections de Gaignières avaient fourni les premiers élémens et
qu'avaient successivement augmentée plusieurs milliers d'autres
pièces provenant de l'abbaye de Saint-Victor, des cabinets des
deux de Cotte, de l'abbé de Tersan (1), de M. Morel de Vindé, un
fonds immense de documens dessinés ou gravés sur les édifices,
les villes, les plus humbles hameaux même de la France, était resté
presque sans emploi, faute d'avoir reçu un classement rigoureux et
une place fixe dans une suite reliée en volumes. Isolées les unes
des autres, renfermées, au moment de leur entrée à la Biblio-
thèque, dans des portefeuilles où le format du papier était à peu
près le seul principe de classification, ces diverses collections lo-
pographiques, au lieu de former, comme la collection sur YHis-
toire de France^ un ensemble méthodiquement divisé, ne présen-
taient guère qu'un amas confus de pièces tantôt doubles, tantôt
rapprochées au hasard, en tout cas qu'un certain nombre de séries
nécessairement aussi incomplètes chacune que matériellement in-
dépendantes les unes des autres.
On entreprit de réunir tous ces fragmens, de combiner tous ces
matériaux, de fondre enfin dans une seule suite et de répartir, con-
formément aux divisions du territoire, tout ce qui pouvait fournir
un renseignement sur chaque point ou chaque monument de ia
France. Les pièces concernant un département ou une ville, distri-
buées en autant de groupes que ce département compte de cantons
et cette ville d'arrondissemens ou de quartiers, trouvèrent ainsi
leur place invariable, et se succédèrent dans un ordre logique. A
force de recherches patientes et de scrupuleuses comparaisons, on
réussit cà rétablir l'exacte signification d'une multitude de plans
anonymes; on restitua tel tombeau, maintenant conservé dans un
musée, à l'église ou au cloître qui le possédait autiefois, on rappro-
cha l'image de tel château qui n'existe plus de la vue du paysage au
milieu duquel il s'élevait ou des ruines dont sa chute a jonché le sol.
En un u]ot, ce qui relève de l'art aux dilferentes époques, comme ce
qui tient à la configuration naturelle des lieux, est représenté dans
cette collection intitulée TopograpJdc de la France, sur le modèle
de laquelle on a constitué au département des estampes la topo-
graphie des autres pays : collection si riche qu'elle ne remplit pas
moins de 350 volumes in-folio et de 50 grands portefeuilles (2),
(1) La collection topograpliique acquise pour le département des estampes après la
mort de l'abbé de Tersan avait originairement appartenu à un amateur nommé Fou-
quet. De là l'estampille formée des quatre premières lettres de ce nom qui distingue
les pièces de la collection dans les divers recueils où elles ont été réparties, — pièces
que, par une fausse interptétation do la marque dont elles sont revêtues, ou a suppo-
sées sorties de la bibliotlièque du célèbre surintendant des finances.
(2] Les pièces sur Paris à elles seules remplissent 72 volumes et 21 portefeuilles.
630 REYTJE DES DEUX MONDES.
collection si généralement utile, que de toutes celles dont le public
demande chaque jour la communication il n'en est point de plus
habituellement consultée.
La première pensée de ce vaste travail et l'honneur de l'avoir
accompli appartiennent à un homme qui, attaché depuis 1795 au
département des estampes, n'a pas cessé pendant soixante années
de participer plus activement que personne à tout ce qai s'y est
fait, d'exercer sur toutes les déterminations une influence prépon-
dérante. Bien que M. Ducbesne n'ait été revêtu du titre officiel de
conservateur qu'au bout de près d'un demi-siècle, bien que ses
services jusqu'à cette époque se soient en apparence confondus
avec ceux que rendaient ou qu'étaient censés rendre les deux fonc-
tionnaires auxquels il était hiérarchiquement subordonné, c'est lui,
en réalité qui dirigea le département des estampes avant que Joly
fils eût cessé d'en être le chef et pendant toute la durée de la ges-
tion nominale de M. Thévenin (1). Vers la fin de sa vie en effet, Joly
se reposait presque complètement sur M. Ducbesne du soin de
pourvoir aux nécessités présentes ou de prendre pour l'avenir telles
mesures qui conviendraient. Retiré dans sa maison de campagne,
il ne se montrait plus que rarement à la Bibliothèque, à titre de
surveillant honoraire en quelque sorte ou de haut fonctionnaire en,
tournée d'inspection. Quant à M. Thévenin, quoique plus souvent
présent au département des estampes, il restait d'habitude aussi
étranger à ce qui se passait autour de lui qu'aux détails de l'admi-
nistration proprement dite, et s'en rapportait, pour la discipline à
maintenir comme pour la conclusion des affaires, à un homme dont
il avait au moins le bon goût de reconnaître hautement l'expérience
et le zèle. Aussi, lorsqu'à la mort de M. Thévenin M. Ducbesne
se vit enfin appelé à la place dont il remplissait depuis si long-
temps les fonctions, n'y eut-il de changé pour lui que le titre ac-
compagnant son nom. Cette autorité, qui lui appartenait déjà par la
force des choses, il ne fit que continuer de l'exercer sans avoir,
comme par le passé, à se dérober sous la responsabilité d'autrui, et
quand il succomba en 1855, un de ses collègues dans un autre
départf^ment put rappeler avec raison que, si le moment de la jus-
tice officielle s'était bien fait attendre pour M. Ducbesne, la justice
que lui rendaient le public, les artistes et les fonctionnaires eux-
mêmes qu'il suppléait avait devancé de beaucoup cette heure de
réparation tardive.
(1) Membre de l'Institut et ancien directeur de TAcadéinie de France à Rome, Charles
Thévenin, à qui son âge et sa santé ne permettaient plus de travailler comme peintre,
avait été nommé en 1829 conservateur du département des estajmpesen remplacement
de Joly fils. Il occupa ce poste jusqu'au commencement de 1839.
LE CABINET DES ESTAMPES. 631
M. Duchesne, avant de mourir, eut du moins la satisfaction de
voir se réaliser un vœu qu'il avait formé dès l'époque où la Biblio-
thèque était rentrée en possession de toutes les dépendances de
l'ancien palais Mazarin, et dont il avait depuis lors poursuivi l'ac-
complissement avec une sorte de passion, bien justifiée d'ailleurs
par rinsuffisance du logis oii le département des estampes avait été
relégué au temps de Joly père et de l'abbé Bignon. La galerie au
rez-de-chaussée de ce palais, occupée depuis 1828 par une partie
des collections composant le département des cartes géographi-
ques (1), venait enfin d'être évacuée pour faire place aux collections
du département des estampes, et l'installation de celles-ci, achevée
vers la fin de l'année 185/j, avait été pour M. Duchesne un succès
d'autant mieux apprécié qu'il avait dû l'acheter au prix de plus
longs efforts et en dernier lieu d'une véritable lutte contre des ré-
sistances d'ailleurs peu explicables.
Trois ans auparavant (1851), il avait eu une autre joie. Un ama-
teur avec lequel il n'était pas habitneliement en relation, M. le
docteur Jccker, léguait à la Bibliothèque « toutes les gravures
parmi celles de sa propre collection que la Bibliothèque ne possé-
derait pas, » soit que ces gravures fissent absolument défaut dans
les œuvres des maîtres, soit qu'elles n'y fussent représentées que
par des épreuves d'un état inférieur. liS pièces d'une grande valeur,
dont plus de 22 dues au burin des graveurs du xv® siècle ou au
burin de Marc-Antoine, vinrent ainsi enrichir quelques-uns des re-
cueils les plus précieux. Vers la même époque, un autre amateur à
qui le département des estampes allait être redevable de nouveaux
bienfaits, M. His de La Salle, se dessaisissait spontanément de cette
épreuve unique jusqu'ici du Bossuet de Drevet, que les musées
étrangers envient à notre collection nationale presque autant que
telle rare estampe plus vieille d'un ou deux siècles. Enfin en 1854
l'acquisition, au prix de 38,000 francs, de plus de 60,000 portraits
qu'un libraire très honorablement connu, M. Debure, avait réussi à
rassembler était un succès trop considérable pour ne pas couron-
ner dignement la carrière de M. Duchesne. Cependant la fusion
de la collection Debure avec les collections de même espèce déjà
conservées à la Bibliothèque ne fut opérée qu'après lui, et d'ailleurs
suivant un principe tout différent des procédés de classement dont
(1) Constitué par une ordonnance roy "Jlc en date du 30 mars 1828, puis annexé au
département des estampes tout en demeurant placé sous la direction d'un conservatesr
spécial, enfin séparé du département des estampes en 1854, le département des cartes
géographiques a depuis 1858 cessé d'avoir son régime indépendant et sa vie propre.
Comme la division qui comprend les œuvres et les collections musicales, il ne forœe
plus aujourd'hui qu'une section du département des imprimés.
632 REVUE DES DEUX MONDES.
il avait le respect ou l'habitude. Ceci exige quelques explications.
On a vu que le premier fonds de portraits constitué au départe-
ment des estampes, en dehors des morceaux de ce genre contenus
dans l'œuvre de chaque maître, avait été la collection léguée en
1712 par Clément et composée de 18,000 pièces. Depuis lors, grâce
aux acquisitions ou aux donations successives, ce fonds s'était accru
d'un nombre au moins double de portraits appartenant à tous les
temps et à toutes les écoles, en sorte qu'au moment où l'on ac-
quérait la collection Debure, celle que possédait la Bibliothèque
comprenait déjà environ 55,000 pièces, — sans parler des por-
traits insérés ailleurs à titre d'œuvres d'art, ni des recueils for-
mant une série à part, comme les volumes donnés autrefois par
Lallemant de Betz. Or la méthode appliquée par Clément au classe-
ment de sa collection n'avait pas cessé de faire loi au département
des estampes pour tout ce qui était survenu depuis le commen-
cement du xvm^ siècle, c'est-à-dire que chaque nouveau portrait
avait été introduit dans la division spéciale à laquelle semblait
le rattacher directement la patrie, le rang, le genre de notoriété
individuelle du personnage représenté. Won -seulement tous les
portraits d'hommes nés en France composaient une catégorie dis-
tincte des séries réservées aux personnages étrangers, mais cette
section générale se partageait elle-même en plusieurs divisions
correspondant chacune à un ordre de fonctions ou de privilèges,
à un des degrés de la hiérarchie sociale. Ainsi , depuis les rois
et les princes de sang royal jusqu'aux membres des assemblées
judiciaires ou législatives, depuis les maréchaux de France jus-
qu'aux simples olïiciers, depuis les prélats jusqu'aux moines, tous
ceux qui avaient exercé un ministère ou une profession trouvaient
place parmi leurs pairs dans des cadres une fois établis et sous
une étiquette commune. En outre, à côté de ces personnages
officiels , à côté de ces représentans réguliers pour ainsi dire de
notre société politique ou civile, se plaçaient d'autres groupes for-
més d'hommes qui s'étaient plus ou moins signalés par leurs tra-
vaux, par leurs talens, par des témoignages quelconques de force
ou d'activité intellectuelle. Des volumes ou des portefeuilles ren-
fermaient, classés suivant l'ordre chronologique, les portraits des
savans, des littérateurs, des artistes, que notre pays avait vus
naître depuis le xvi« siècle. Enfin d'autres portefeuilles ou d'au-
tres volumes avaient été réservés aux images des hommes dont
les noms n'éveillent que des souvenirs de diiïbrmilé morale ou
physique, aux bandits célèbres aussi bien qu'aux nains et aux
bouffons de cour, aux visionnaires ou aux imposteurs de toute
espèce comme aux culs-de jatte et aux idiots. Les portraits des per-
LE CABINET DES ESTAMPES. 633
sonnages étrangers étaient distribués suivant le môme mode de
classement. Pour l'Italie, la série s'ouvrait par les papes et se termi-
nait par les poètes, les artistes et les « hommes de divers états. »
Pour les Pays-Bas, c'étaient les princes et gouverneurs qui figu-
raient en première ligne, puis on arrivait de groupe en groupe aux
« bourgeois et négocians, » et ainsi de suite pour les autres pays.
Au premier aspect, rien de plus juste que ces distinctions maté-
rielles entre des personnages de claî^se ou de nature si diiïérente,
rien de plus propre à établir partout le bon ordre et à simplifier les
recherches. Dans combien de cas pourtant le choix de la place à
assigner ne se compliquera-t-il pas de certaines difficultés inhé-
rentes à la diversité des services rendus ou des fonctions remplies
par le même homme! Comment éviter que ce classement ne soit
déterminé par des préférences arbitraires? Voici quelques exemples
des inconvéniens et parfois des non-sens que peut entraîner l'appli-
cation trop personnelle du système de classification méthodique.
A l'époque où ce système prévalait au département des estampes,
quelqu'un demande cà voir le portrait de Rabelais. Naturellement
les recueils consacrés aux écrivains français du xvi'' siècle sont
communiqués d'abord au demandeur, qui toutefois n'y trouve pas
l'image de l'auteur de Pantagruel. Peut-être ce portrait aura-t-il
été classé parmi ceux des ecclésiastiques, si légers qu'eussent dû.
paraître les droits du curé de Meudon à se trouver en semblable
compagnie : là encore les recherches n'aboutissent point. Elles
restent tout aussi infructueuses lorsqu'on parcourt la suite des
portraits de médecins. Enfin, après bien des tâtonnemens et des
mésaventures, on arrive à découvrir Piabelais relégué parmi les di-
plomates; le souvenir apparemment de son séjour à Rome comme
secrétaire du cardinal du Bellay lui avait valu cette place impré-
vue. Une autre fois c'est le cabaretier Ramponneau, celui qu'au
xviri* siècle on appelait « le roi des porcherons, » qu'il faut aller
chercher ou plutôt que le hasard fait rencontrer dans la série des
Personnages monstrueux. Même fantaisie souvent dans les déci-
sions prises à l'égard de nos contemporains. 11 n'y a pas long-
temps encore, un économiste éminent, membre de l'Institut et du
sénat, ne figurait ni à l'un ni à l'antre de ces titres dans les collec-
tions de portraits conservés au département des estampes; il se
trouvait, — le croirait-on? — confondu avec les Criminels cé-
lèbres, probablement en mémoire du procès intenté aux saint-si-
moniens en 1832 et de la condamnation à un an de prison qui
s'ensuivit.
D'aussi étranges méprises ne sont plus possibles aujourd'hui. De-
puis quelques années, l'ordre alphabétique appliqué déjà par M. De-
634 REVUE DES DEUX MONDES.
bure au rangement de la collection qu'il avait formée a été substitué
à l'ancienne méthode pour le classement des portraits, quels qu'ils
fussent, appartenant à la Bibliothèque, et dès lors le danger a dis-
paru de toute interprétation erronée, de toute répartition arbitraire.
Une seule série, sans distinction de pays ni de date, de sexe ni de
caractère, comprend maintenant toutes les pièces distribuées autre-
fois en une infinité de classes spéciales. La collection Debure, de-
venue par sa constitution même le noyau de cette collection géné-
rale ou plutôt de ce dictionnaire d'iconographie universel, a été
fondue comme les autres dans un ensemble de 700 volumes conte-
nant, depuis A jusqu'à Z, plus de 120,000 portraits de tous for-
mats, gravés, lithographies ou dessinés. Il n'y a eu d'exception,
outre les portraits composant en tout ou en partie l'œuvre d'un
maître, que pour certains recueils formant chacun une suite inva-
riable, un corps d'ouvrage qu'il eût été déraisonnable de démem-
brer, — les portraits par exemple des députés aux états-généraux
ou à l'assemblée constituante, ou ceux des députés à l'assemblée
élue en 18/i8.
Dira- 1- on qu'un classement rigoureusement alphabétique a le
tort d'associer les uns aux autres, au moins pour le regard, les per-
sonnages les plus dissemblables, les souvenirs les plus contraires,
qu'il y a quelque chose de choquant à voir séparés seulement par
l'épaisseur d'un feuillet le portrait d'un homme de génie et le por-
trait d'un homme dont la mémoire est infâme, l'image d'un héros
et celle d'un assassin? Mais en quoi le rapprochement serait- il plus
malséant ici que dans les dictionnaires historiques et les biogra-
phies universelles où l'on peut rencontrer sur la même page les
noms de RaphaH et de Ravaillac, de Cartouche et de Câlinât? Il
ne s'agit pas d'ailleurs, dans une collection de ce genre, de résumer
la vie de ceux qui y figurent, d'en recommander les souvenirs à la
vénération ou au mépris; il s'agit simplement de fournir des témoi-
gnages tout extérieurs, des renseignemens plus ou moins authen-
tiques sur la physionomie et les traits d'un personnage donné. Le
point essentiel, l'unique affaire est de mettre chacun à même d'ob-
tenir ces renseignemens sans perte de temps, sans incertitude sur
l'endroit où il aura chance de les trouver. Or en pareil cas l'ordre
alphabétique est préférable à tout autre parce que pour celui qui
prépare le champ des recherches, comme pour celui qui doit cher-
cher, il détermine, en dehors de toute appréciation personnelle et
par le seul fait de l'orthographe d'un nom, la place exacte, néces-
saire, inévitable, qu'occupera l'image de l'homme à qui ce nom
aura appartenu.
Sans doute, malgré l'extrême simplicité du principe et des moyens
LE CABINET DES ESTAMPES. 635
généraux d'application, quelques difficultés de détail pourront se
présenter encore. Si, comme cela est admis aujourd'hui au dé-
partement des estampes, l'on prend pour règle dans le classement
alphabétique la prééminence de la qualification nobiliaire sur le
nom même du personnage représenté, il arrivera peut-être que,
faute de se rappeler le titre qu'aura porté ce personnage, si connu
qu'il soit d'ailleurs, tel d'entre nous ne réussira pas sans quelque
peine à en trouver le portrait dans une collection ainsi classée.
Tout va de soi quand il s'agit, comme pour la marquise de Main-
tenon, pour la marquise de Pompadour, de titres popularisés par
l'histoire ou par l'usage; mais semblera-t-il aussi naturel à qui-
conque voudra voir le portrait de Diane de Poitiers ou îe portrait
de Gabrielle d'Estrées de demander ceux de la duchesse de Ya-
lentinois et de la duchesse de Beaufort? Pour prendre un exemple
plus près de nous et certes dans un ordre de célébrité fort différent,
le nom de Monge est resté présent à toutes les mémoires : se sou-
viendra-t-on aussi généralement de celui du comte de Peluse? Et
pourtant, la règle une fois posée, on ne saurait l'enfreindre sans
introduire le désordre ou tout au moins une fâcheuse inégalité,
sans retomber dans ces procédés de répartition capricieuse dont
nous signalions tout à l'heure le danger. Il est facile d'ailleurs, au
moyen de renvois, de venir en aide à ceux qui oublient ou qui
ignorent, et d'inscrire sur le feuillet réservé au nom patronymique
l'indication du nom de terre ou de fief, de la distinction honori-
fique quelconque qui aura décidé de la place assignée dans un autre
volume au portrait absent de celle-ci.
L'heureuse innovation provoquée par l'entrée de la collection De-
bure au département des estampes avait été précédée d'une autre
au moins aussi utile , et qui devait avoir la plus sérieuse influence
sur l'organisation même du service et sur les moyens d'étude. Depuis
l'époque où le cabinet formé par l'abbé de Marolles était devenu la
propriété de la Bibliothèque jusqu'aux années voisines de celle où
la collection Debure allait être acquise à son tour, toutes les pièces
propres à composer l'œuvre d'un artiste ou un ensemble de docu-
mens sur une matière avaient été successivement reliées en raison
de leur origine ou de leur destination commune. Gomment arriver
néanmoins à constituer si bien chacun dé ces recueils que la série
des estampes méritant d'y figurer fût complète, la somme des ren-
seignemens définitive, et que cette reliure fixe, en scellant pour ainsi
dire l'histoire d'un talent ou les élémens d'information sur un sujet,
marquât irrévocablement les limites dans lesquelles les études de-
vaient se circonscrire? Il fallait bien faire la part des omissions in-
volontaires, des- découvertes futures, des vides, pressentis ou non,
636 REVUE DES DEUX xMONDES.
que le temps et les occasions permettraient de remplir. Aussi,
chaque fois qu'on formait un nouveau volume, avait-on soin de
laisser çà et là un certain nombre de pages blanches, en prévi-
sion de ce qui pourrait survenir : sage précaution et en réalité la
seule qu'il y eût à prendre, mais le plus souvent précaution insuffi-
sante, puisqu'elle n'assurait aux pièces dont ce volume se trouve-
rait un jour ou l'autre enrichi ni leur place exacte dans l'ordre des
sujets, ni leur importance relative quant à la chronologie des ou-
vrages sortis de la main d'un peintre ou d'un graveur. Une scène
mythologique gravée d'après Raphaël, une scène de genre d'après
Rubens, un paysage d'après Poussin pouvait, faute d'un feuillet
vacant dans la série des sujets analogues traités par chacun de ces
maîtres, occuper forcément une des pages destinées aux scènes sa-
crées ou aux portraits; telle vignette gravée par ^\anteuil lorsqu'il
n'avait 'encore que l'âge et l'habileté naissante d'un apprenti ris-
quait, en arrivant trop tard, de ne trouver place qu'au milieu des
chefs-d'œuvre produits par l'émïnent artiste vers la fin de sa car-
rière.
A plus forte raison, les embarras et les inconvéniens étalent-ils
graves là où la nature même et le nombre des pièces à introduire
déconcertaient nécessairement tout calcul préalable et ne relevaient
guère que du hasard. Une évaluation approximative des lacunes que
l'avenir comblerait progressivement dans l'œuvre d'un maître sem-
blait possible à la rigueur parce qu'on savait à peu près ce que ce
maître avait fait; mais le moyen de déterminer à l'avance l'espace
qu'exigeraient les accroissemens partiels ou généraux d'une collec-
tion de portraits, de pièces topographiques ou historiques? Comment
deviner que telle classe de modèles, tel coin de pays, tel ordre de
faits, inspirerait plus de travaux et fournirait un jour plus de do-
cumens que tel autre? Et, lors même que les pièces insérées après
coup n'auraient amené aucun désordre, aucune interversion dans
le classement, que faire de celles qui surviendraient encore? Chaque
volume primitif une fois rempli, il ne restait plus d'autre ressource
que de rejeter dans des volumes de supplément ce surcroît imprévu
de matériaux; de là d'inévitables complications dans les recherches
et des difficultés d'autant plus grandes que les fraguiens ainsi dis-
séminés étaient plus nombreux.
Le moyen pris, il y a un peu plus de vingt ans, pour opérer à cet
égard une réforme avait, entre autres mérites, celui d'être facile-
ment applicable. Par un mécanisme très simple, par l'action com-
binée de deux baguettes ou tringles intérieurement adaptées au dos
d'un volume en forme de portefeuille et de quelques vis destinées
à rapprocher ou à écarter plus ou moins ces baguettes entre les-
LE CABIiNET DES ESTAMPES. 037
quelles les feuillets doivent être introduits, on se donnait, suivant
les besoins, la double faculté de placer chaque pièce précisément
à son rang, et, dans le cas où une erreur aurait été commise, de la
réparer en retirant le feuillet mal à propos inséré, sans rien en-
dommnger pour cela, sans compromettre la conservation du reste.
En un mot, contrairement aux résultats invariables, à. la réparti-
tion fixe qu'impose la reliure ordinaire, ce mode de reliure mobile
permettait d'augmenter ou de diminuer à volonté le contenu de
chaque volume, de le modifia-, de le renouveler incessamment. On
conçoit les avantages d'un pareil procédé tant pour la composition
première que pour les développemens futurs des recueils, et quelles
ressources illimitées il offre au point de vue du classement général
ou des remaniemens partiels. Aussi fit-il bientôt fortune au dépar-
tement des estampes, où il a été, où il est continuellement appliqué
soit à la formation de collections nouvelles, soit à la reconstitution
d'anciennes collections, comme la Topographie de la France, où
les occasions d'intercaler une ou plusieurs pièces se présentent
presque chaque jour.
C'est à un artiste bien connu d'ailleurs par la fécondité de son
crayon et l'élégance facile de sa manière que l'on doit l'idée et la
mise en pratique de ce perfectionnement décisif. Avant d'êtr v atta-
ché à la Bibliothèque, M. Achilie Devéria avait établi en reliure
mobile les volumes qui composaient sa collection particulière. De-
venu conservateur- adjoint du département des estampes pendant
les dernières années de la vie de M. Duchesne, puis conservateur
titulaire après la mort de celui-ci, il étendit son système au clas-
sement de notre collection nationale, et lorsqu'à son tour il mourut
en 1857, plus de raille volumes in-folio ainsi constitués prouvaient
avec quel zèle il avait déterminé un progrès qu'il ne resterait plus à
son successeur qu'à poursuivre. Le souvenir de cette utile réforme,
de ce service rendu dans le présent et dans l'avenir, n'est pas au
surplus le seul qui subsiste à la Bi!)liothèque des travaux accomplis
par M. Devéria. Sans parler de l'ordre qu'il introduisit dans plu-
sieurs séries ouvertes autrefois un peu à l'aventure et depuis long-
temps négligées, les recueils qui lui avaient appartenu, et qui for-
maient une suite de 5(55 vokunes o.u portefeuilles, vinrent après lui
s'ajouter aux collections du département des estampes, en atten-
dant que celui-ci achevât d'être enrichi par une donation du p'us
haut prix et d'une importance à tous égards exceptionnelle.
La collection dont la Bibliothèque se trouvait ainsi appelée à
prendre possession six ans après que l'acq'iisition avait été faite
des recueils laissés par M. Devéria, cette collection, plus rare encore
que volumineuse, lui était léguée par un homme qui avait consacré
REVUE DES DEUX MONDES.
sa vie presque tout entière à en rechercher, à en réunir, à en épu-
rer de plus en plus les élémens. Bien avant d'entrer au départe-
ment des estampes, l'admirable ensemble de pièces sur l'histoire
de France que contenaient les portefeuilles de M. Hennin était cé-
lèbre dans le monde des savans et des artistes, comme l'avait été le
cabinet de l'abbé de MaroUes ou celui de Béringhen, du vivant
même de ces deux curieux. Toutefois, avec quelque libéralité que
le possesseur de cette belle collection l'eût mise jusqu'à son dernier
jour à la disposition de quiconque avait besoin de la consulter, l'acte
généreux par lequel il en faisait don à la Bibliothèque assurait à tant
de documens précieux une publicité infiniment plus vaste. Ce qui
avait été le lot de quelques regards privilégiés devenait maintenant
le bien de tous, et depuis le peintre ou l'historien en quête de ren-
seignemens positifs sur un personnage ou sur un fait jusqu'au des-
sinateur de vignettes, jusqu'à l'écrivain ne recherchant que le trait
de mœurs intimes et l'anecdote, chacun se trouvait en mesure d'ex-
ploiter à son gré une mine d'autant plus riche qu'elle était sans
mélange, et qu'aucun élément parasite n'en avait d'avance altéré ou
interrompu les filons.
Beaucoup plus scrupuleux que Fontette, qui, comme on l'a vu,
prenait à peu près de toutes mains ce qu'il entendait mettre en
œuvre, M. Hennin ne consentait à recueillir et à employer que des
matériaux sévèrement choisis. Sa collection, comprenant environ
25,000 estampes ou dessins, renfermés aujourd'hui dans 159 vo-
lumes, est exclusivement composée de pièces contemporaines des
scènes retracées. Rien que d'incontestable dès lors et d'absolu-
ment authentique dans les renseignemens qu'elle fournit. Entre les
2,000 estampes par exemple reproduisant les événemens du règne
de Henri IV, on n'en trouvera pas une qui n'ait été gravée au len-
demain pour ainsi dire du fait représenté. Depuis les campemens
ou les combats sous les murs de Paiis jusqu'à l'assassinat du roi,
depuis les portraits gravés par Léonard Gaultier et Thomas de Leu
jusqu'aux complaintes illustrées et aux canards qui se débitaient
dans les rues, l'image d'un épisode politique ou d'un personnage,
d'une action de guerre ou d'une cérémonie civile, n'a été admise à
figurer dans ce recueil rigoureusement historique qu'autant qu'elle
était l'œuvre d'un homme directement informé, d'un sûr témoin.
Suit-il de là que la collection léguée par M. Hennin n'ait qu'un ca-
ractère archéologique, qu'elle tire tout son prix de certains témoi-
gnages spéciaux, qu'en un mot elle nous enseigne l'histoire à l'ex-
cîusion ou au préjudice de ce qui relève de l'art et intéresse les
souvenirs du talent? Ce serait se méprendre beaucoup que de lui
attribuer une signification indépendante du mouvement et des
LE CABINET DES ESTAMPES. 639
progrès de notre école à partir de ses origines jusqu'à la moitié
du xix" siècle à peu près. Le mérite de la plupart des estampes, à
ne les considérer qu'au point de vue de l'exécution, la beauté des
épreuves ou la rareté des états, et, là où se rencontrent des dessins,
la finesse ou l'habileté du faire, — tout est de nature à renseigner
les artistes aussi utilement que les émdiîs, à alimenter les études
les plus diverses et à satisfaire aux recherches, quels qu'en soient
le principe et l'objet.
La collection Hennin est donc une source d'informations unique
ou plutôt un véritable monument décrit d'ailleurs dans ses détails
par celui-là même qui l'avait élevé et qui y a trouvé en grande
partie les matériaux de l'ouvrage dont il achevait le dernier volume
bien peu de temps avant sa mort (1). Est-il besoin d'ajouter que
cette collection a été conservée au département des estampes telle
qu'elle était au sortir des mains qui l'avaient formée? Hompre l'u-
nité d'un pareil ensemble eût été au moins imprudent, et lors
même que M. Hennin ne se fût pas prononcé d'avance à ce sujet,
aucun changement n'eût été essayé, aucune modification introduite
par l'impossibilité où l'on se serait trouvé de faire mieux qu'il n'a-
vait fait. Tout devait se borner, tout se borna effectivement à la
reliure de ces pièces si judicieusement classées et, la série entière
une fois répartie dans les volumes, à la mise en service immédiate.
IIÎ.
La donation faite en 1863 par M. Hennin clôt, dans l'histoire du
département des estampes, la liste des actes de libéralité les plus
considérables. Certes depuis l'époque où ce précieux legs a été re-
cueilli, le dévoûment des hommes en situation de concourir à l'ac-
croissement de notre collection nationale n'a pas plus manqué que
par le passé, le zèle des bienfaiteurs ns s'est pas ralenti, et tout
récemment encore un amateui' à qui la Bibliothèque était redevable
déjà de plus d'un bon office se procurait à ses frais, pour la lui
offrir, une rare estampe de Marc-Antoine, qu'elle ne se trouvait pas
à ce mom'ent en mesure d'acquérir; un autre, M. Gatteaux, de l'In-
stitut, échangeait contre le médiocre exemplaire que possédait le
département des estampes un exemplaire qui lui appartenait du
célèbre recueil dit le Jeu de cartes cV Italie, et qui avait une valeur
^vi ,^0 Monumens de l'histoire de France, catalogue des productions de la sculp-
iure, de la peinture et de la gravure relatives à Vhistoire de la France et des Fran-
çais, Paris 1 856-1863; 10 vol.
640 REVUE DES DEUX MONDES.
vénale dix fois plus grande. Ce que nous prétendons dire seule-
ment, c'est que la tradition de ces dons en bloc, de ces générosités
énormes, fondée par Clément et par Gaignières au coaimencenient
du xviii'^ siècle, a eu jusqu'à présent pour dernier représentant le
digne et patient érudit qui voulut à son tour consacrer ses longs
travaux par un trait éclatant de sollicitude pour les études à venir
et de munificence patriotique. Qui aurait cru alors que ces nou-
veaux trésors, en augmentant la somme des richesses accuumlées
au département dts estampes, augmenteraient aussi les inquiétudes
du public appelé à en profiter et les douloureuses préoccupations
de ceux qui en avaient la garde? Encore quelques années, et la col-
lection lïennia comme le reste, comme ces milliers de volumes rem-
plis des plus belles œuvres de l'art, allait être menacée de desLruc-
tioa par les feux qu'allumeraient dans Paris les canons d'un ennemi
prêt à lancer la mort jusque sur les choses qui forment en quelque
sorte le patrimoine du genre humain.
JN'y avait-il là qu'une crainte imaginaire? Ce qui venait de se
passer à Strasbourg, le bombardement systématique de la biblio-
thèque et du musée, ne justifiait que trop les alarmes, et l'on pou-
vait sans calomnie présumer que l'expérience qui avait si bien réussi
sur les plus nobles édifices d'une autre ville serait ici renouvelée
au premier jour. Aussi, dès le commencement du mois de sep-
tembre 1870, des mesures étaient-elles prises à l'intérieur de la
Bibliothèque pour préserver du danger, pour lui disputer tout au
moins les inappréciables monumens de la science et de l'art que
contient ce grand établissement. A ne parler que du département
des estampes, une partie de ce qu'il possède fut mis à l'abri des
obus dans un souterrain; mais qu'était ce moyen restreint de salut
en comparaison des périls auxquels l'ensemble des collections était
condamné à rester exposé sur place? D'ailleurs, en prétendant sau-
ver ainsi q'^elques-uns des recueils les plus précieux, ne courail-ou
pas le risque de les retrouver un jour irréparablement altérés par
l'humiditc? Pour tout le reste, il fallait se contenter des précautions,
holas! insuffisamment rassurantes, auxquelles les circonstances et
les lieux permettaient de recourir. On garnit les fenêtres des gale-
ries de volets en tôle et de sacs remplis de terre, on se munit de
pompes et d'ustensiles de toute sorte pour arrêter, au moment venu,
les progrès d'un incendie, on oiganisa le personnel en brigades de
surveillance et de service qui fonctionnèrent nuit et jonr. Rien ue
fut omis ('e ce qui seniblait, en cas de malheur, présenter quel([ue
chance d'un sauvetage au moins partiel ; mais quelle amertume
dans ces lugubres soins, quelles angoisses dans l'attente d'un dé-
sastre qui pouvait d'un instant à l'autre anéantir l'œuvre de tant de
LE CABINET DES ESTAMPES. 6/ll
siècles, en ruiner la gloire, interrompre pour jamais l'histoire de la
pensée humaine! On en croira celui qui écrit ces lignes : il a connu
ces mortelles tristesses, pressenti les douleurs de ce deuil. Lorsque,
suivant son devoir, il rassemblait, pour essayer de les soustraire au
péril, quelques-unes des raretés de premier ordre, quelques-uns
des morceaux d'élite qui résument la marche de l'art et en mar-
quent les principaux progrès, c'était le cœur navré qu'il songeait,
en les contemplant une dernière fois, à ce qu'une bombe prussienne
ferait bientôt peut-être de ce legs des âges, de ces reliques du
génie ou du talent; c'était d'une main tremblante d'émotion qu'il
refermait sur elles la caisse préparée pour les recevoir, comme si la
mort eût déjà fait son œuvre, et qu'il vînt d'ensevelir un cadavre
dans le cercueil. — Cependant des jours plus douloureux encore
allaient succéder à ces sinistres jours, des dangers plus terribles
que ceux auxquels la Bibliothèque avait échappé pendant le siège
allaient renouveler en les augmentant les angoisses, et menacer
de si près ces murs à peine saufs des attaques à distance qu'on dut
désespérer un moment de les voir une seconde fois préservés.
Chacun de nous ne sait que trop par quels actes de féroce dé-
mence le mois de mai 1871 a été signalé à Paris, et avec quelle
frénésie parricide des meurtriers de l'honneur national et du passé,
des hommes qui n'avaient de passion que pour la ruine, de foi
que dans le néant, livraient aux flammes les monumens coupables
à leurs yeux de perpétuer les souvenirs de notre histoire, de glori-
fier l'art français, de rappeler les grandeurs de notre civilisation.
Avant les jours souillés par ces abominables forfaits, qu'était-il
toutefois advenu de la Bibliothèque, et comment s'était écoulé pour
elle l'intervalle qui sépare de la fin du siège la fin du régime de la
commune ?
Jusqu'au moment où la torche des incendiaires allumait dans des
édifices voisins le feu qui devait dévorer des richesses du même
genre que les siennes, la Bibliothèque avait pu paraître, sinon à
l'abri des invasions révolutionnaires, au moins à l'abri des violences
sur les choses et des ravages matériels. Les usurpations de pouvoir
même étaient demeurées d'abord plutôt nominales qu'effectives, et,
sauf l'inirusion de deux ou trois « délégués » qui se succédèrent à
partir du l''" avril et qu'ils entrevoyaient de temps en temps, les fonc-
tionnaires de l'établissement n'avaient eu à souffrir pendant les six
premières semaines aucune atteinte à leurs droits, aucune restric-
tion à la pratique de leurs devoirs. Une note rédigée par eux, une
sorte de convention insérée le 6 avril au Journal officiel établissait
que la présence d'un délégué à la Bibliothèque ne pouvait avoir
d'autre objet que de les aider à « sauvegarder l'intégrité des col-
TOME en. — 1872. 41
642 RETUE DES DEUX MONDES.
lections, sans qu'aucun changement d'ailleurs fût apporté aux rè-
glemens actuels » de cette Bibliothèque qu'ils avaient seuls la mis-
sion d'administrer. Se renfermant dans leur rôle de gardiens, ils
ne voulaient pas plus compromettre, en l'abandonnant, le dépôt
confié à leurs mains qu'ils n'entendaient le conserver à un autre
titre que celui dont ils avaient été légalement revêtus. Un moment
vint pourtant où le statu quo qu'ils avaient jusqu'alors réussi à
maintenir ne put être plus longtemps continué. Déjcà le refus fait
par eux de recevoir leur traitement, dès qu'il leur était offert au
nom de la commune, avait failli amener leur destitution immé-
diate, et l'on n'avait consenti à les laisser à leur poste que pour un
court délai au terme duquel ils devaient se prononcer de nouveau,
et cette fois irrévocablement; ce qu'on préten^Jit quelques jours
plus tard exiger d'eux était plus inacceptable encore. Sommés de
se soumettre officiellement au gouvernement de la commune en lui
reconnaissant le droit de disposer de la Bibliothèque et d'en régen-
ter le personnel, ils répondirent aussitôt à l'injonction- comme il
convenait d'y répondre. Aux termes d'une protestation signée le
12 mai, vingt-six fonctionnaires ou employés des divers départe-
mens, « mis en demeure de souscrire à la transformation du dépôt
national confié à leurs soins en établissement communal et de sortir
de leurs devoirs professionnels en faisant acte d'adhésion politique
à la commune, » déclarèrent « refuser leur adhésion. » Le lende-
main, les portes de la Bibliothèque étaient fermées aux signataires
de cette déclaration, et l'établissement tout entier se trouva ainsi
pendant les deux semaines qui suivirent à peu près abandonné à
lui-même.
Au département des estampes, il est vrai, le dévoûment d'un
employé auxiliaire qui, afin de défendre le terrain contre des oc-
cupans de hasard, avait consenti à rester en s'abtenant de signer la
pièce dont nous venons de parler, — cette inteiTention d'un seul
put suffire pour maintenir quelque chose de l'ordre accoutumé et
pour empêcher toute tentative de désorganisation intérieure ; mais
quels efforts auraient pu conjurer les fléaux du dehors, prévenir ou
arrêter des désastres pareils à ceux qui venaient de semer l'hor-
reur sur les deux rives de la Seine? Lorsque l'incendie de la biblio-
thèque du Louvre eut présagé le sort réservé sans doute à la Biblio-
ihèque nationale, lorsque, d'un bout à l'autre de la ville, tant de
murs vénérables par eux-mêmes ou par ce qu'ils contenaient eurent
été réduits en cendres, il ne restait plus en apparence qu'à attendre
pour ce glorieux asile des lettres, de la science et de l'art, l'heure
prochaine où le pétrole en aurait raison à son tour.
Cette heure cruelle ne vint pas pourtant, grâce à la rapidité avec
LE CABINET DES ESTAMPES. 6^3
laquelle l'armée opéra la délivrance du centre de Paris. Sans doute
tout danger n'était pas absolument écarté pour cela. Refoulés dans
les quartiers qui avoislnent le cimetière de l'Est, les insurgés n'a-
vaient pas éteint leur feu, et les projectiles qu'ils lançaient encore
atteignirent à plusieurs reprises les bâtimens de la Bibliothèque.
Deux obus, qui heureusement ne brisèrent que quelques pierres,
vinrent se loger dans le mur de la galerie des estampes parallèle au
jardin et à la rue Yivienne, d'autres endommagèrent plus ou moins
les toitures; mais qu'étaient ces accidens partiels auprès du vide
immebse qu'eût laissé, du malheur universel qu'eût entraîné la
ruine de l'ensemble, c'est-à-dire des collections les plus vastes et
les plus riches qui existent dans le monde entier? Puisque, après
les deux épreuves qu'elle a coup sur coup traversées, tout s'est
borné pour la Bibliothèque à quelques dégâts extérieurs, puisque,
malgré le siège et les événemens qui ont suivi, la France et le
monde n'ont rien perdu des trésors qu'elle renfermait et où chacun
peut revenir puiser, ne f:iut-il pas bien plutôt remercier le ciel que
se complaire dans l'amertume des souvenirs, et, comme nous le
disions en commençant, oublier, s'il se peut, les inquiétudes pas-
sées pour tenir compte surtout des résultats présens, des biens si
heureusement reconquis? Nous n'ajouterons plus que quelques
mots.
En suivant jusqu'à l'époque où nous sommes l'histoire du dé-
partement des estampes, nous avons dû dans une certaine mesure
l'associer à celle de la Bibliothèque elle-même et parfois les fondre
presque l'une avec l'autre, pour simplifier d'autant le récit. L'é-
troite connexité qui subsiste depuis le xvii* siècle entre les divers
services installés à la Bibliothèque explique et excuserait au be-
soin ce procédé de narration; mais n'y a-t-il dans les faits mêmes
qui en autorisaient l'emploi, n'y a-t-il dans l'organisation présente
de l'établissement auquel le département des estampes appartient
que la continuation d'une habitude, que la forme ou le souvenir
d'une tradition? Faut- il donner raison à ceux qui pensent que les
collections dont ce département se compose n'ont pas leur place
nécessaire à côté des collections littéraires ou scientifiques, et
qu'elles fourniraient un complément plus naturel aux œuvres de la
peinture qu'aux livres et aux manuscrits?
De nos jours, cette opinion a été plus d'une fois émise, et assez
récemment encore, en 185S, une commission chargée de proposer
les réformes à introduire dans le régime de la Bibliothèque signa-
lait comme une mesure partlculi'jiement opportune la translation
au Louvre de toutes les estampes conservées au palais Mazarin,
Rien de mieux, si l'art seul était représenté dans cet ensemble de
644 REVUE DES DEUX MONDES.
recueils et de pièces, si le tout, comme la plupart des collections
qui existent en Europe, constituait uniquement un musée de gra-
vure; mais, — on l'a vu par ce que nous avons dit de ses accrois-
semens successifs, — notre dépôt national n'a ni ce caractère exclu-
sif ni cette utilité restreinte. Les documens intéressant d'autres
études que celle des chefs-d'œuvre de l'art y figurent à peu près
pour un tiers, et, parmi les personnes qui viennent chaque jour
travailler au département des estampes, un tiers aussi y est attiré
par des recherches étrangères en réalité à la gravure ou à la pein-
ture, par le besoin de s'éclairer sur quelque point d'archéologie ou
d'histoire, de résoudre quelque question d'un ordre tout scienti-
fique. On conçoit dès lors l'avantage que peut présenter pour ceux
qui se livrent à ces recherches la réunion sous un même toit des
renseignemens figurés et des renseignemens écrits concernant une
même matière, on devine le profit que leur assure le contrôle facile,
immédiat, de ces documens les uns par les autres.
En outre, aux termes des règlemens, les livres avec planches,
soit qu'ils aient été anciennement publiés, soit qu'ils proviennent
du dépôt légal, appartiennent de droit au département des impri-
més. Il n'y a là qu'une prescription parfaitement juste; mais, en
raison de cette répartition même, les rapports entre le département
des estampes et le département des imprimés sont à peu près quo-
tidiens. Il ne se passe guère de séance où l'on n'ait l'occasion de se
renvoyer réciproquement quelque demande ayant fait fausse route,
et, une fois averti de son erreur, celui qui l'a commise en est quitte
pour aller consulter dans une salle voisine l'ouvrage dont il n'avait
ptL obtenir la communication là où il s'était d'abord présenté.
Pourrait-on sortir d'embarras aussi aisément et aussi vite, si le dé-
partement des estampes cessait d'appartenir à la Bibliothèque? II
serait facile de produire bien d'autres argumens tirés de la pra-
tique. N'en avons-nous pas assez dit toutefois pour faire pressentir
les graves inconvéniens qu'entraînerait un déplacement, et pour
justifier au besoin l'administration compétente qui refusait, il y a
quatorze ans, de donner suite au projet de scission qu'on lui de-
mandait alors de ratifier?
Enfin une antre objection, — mais celle-ci plus limitée dans son
principe et moins radicale dans les termes, — a été élevée contre
l'organisation actuelle du département des estampes, et ne saurait
non plus être laissée sans réponse. On a reproché à ce département,
on lui reproche encore d'usurper sur les prérogatives du Louvre en
conssrvant dans ses collectio:]s un certain nombre de pièces dessi-
nées, et de démentir par là, aussi bien que le titre qu'il porte, les
conditions qui déterminent sa raison d'être et sa fonction. Il est
LE CABINET DES ESTAMPES. 6hb
vrai, le quatrième département de la Bibliothèque nationale ne pos-
sède pas seulement des gravures et des lithographies. On pourrait
même évaluer à plus de 20,000 les dessins qui ont pris place à côté
de ses recueils d'estampes ou qui font corps avec ceux-ci, suivant
la nature commune des types ou des sujets représentés. Suit-il de
là qu'ils profiteraient mieux à l'étude, s'ils étaient conservés ail-
leurs? N'arriverait-on pas au contraire à compromettre le secours
qu'ils peuvent lui prêter, si on les isolait des autres moyens d'in-
formation, si l'on séparait par exemple les portraits au crayon ou
les miniatures indiennes des séries gravées de portraits ou de cos-
tumes dont ces pièces servent aujourd'hui à compléter les indica-
tions, et dans beaucoup de cas à combler les lacunes? C'est parce
qu'on sentait bien l'utilité de pareils rapprochemens qu'une mesure
administrative investissait, il y a quelques années, le département
des estampes du droit de s'approprier, outre les gravures dont il
ne posséderait pas une épreuve, tous les dessins disséminés dans
les diverses bibliothèques de l'état à Paris. Près de Zi,000 dessins
de toute espèce ainsi recueillis, — les a^ayons entre autres du
xvi^ siècle conservés jusqu'alors h la bibliothèque de Sainte-Gene-
viève et un portefeuille de la collection de Gaignières qui se trou-
vait à la bibliothèque Mazarine, — passèrent à cette époque dans
les collections de la Bibliothèque nationale, où ils sont devenus
l'objet d'études d'autant plus fructueuses qu'ils forment avec ce qui
les environne un ensemble de documens plus variés. Serait-on bien
inspiré en s'appliquant à rompre cet ensemble si instructif, et, sous
prétexte de rétablir ailleurs l'unité matérielle, à restreindre ici le
champ des enscignemens et des travaux?
Sans doute, dans la pensée de ceux qui réclament ou qui sont ten-
tés de réclamer cet appauvrissement du département des estampes,
il ne s'agit pas de le dépouiller de tous les dessins qu'il possède, il
s'agit seulement de lui enlever ceux qui par les mérites mêmes de
l'exécution appartiennent à 3a classe des œuvres d'art proprement
dites, de ces œuvres dont le musée des dessins au Louvre semble l'a-
sile indiqué. Soit, à la condition qu'on nous démontre où commence
l'art, où finit le métier. Quelles limites pourtant assigner à l'un et à
l'autre? Quel genre d'intérêt prédominant attribuer à tel dessin qui
est à la fois le portrait d'un personnage historique et un spécimen
de l'habileté particulière de l'artiste qui l'a exécuté, à tel autre of-
frant le double caractère d'un paysage et d'une pièce topogra-
phique, à tel autre enfin qui nous renseigne sur les proportions
d'un monument d'architecture en même temps que sur le goût du
dessinateur? Les plans ou les projets de Ducerceau qui accompa-
gnent les planches gravées par lui, et qui complètent aussi bien
6h6 REVUE DES DEUX MONDES.
que l'histoire de son talent l'histoire de l'art français au xvi« siècle,
cesseront-ils d'avoir droit de cité à la Bibliothèque pour cet unique
motif qu'au lieu d'être le produit du burin ils ont été faits avec une
plume? Depuis les célèbres cartes dites de Charles VI jusqu'aux
modèles fournis par David pour les cartes républicaines, tout ce
que le pinceau des miniaturistes ou le crayon des dessinateurs a pu
ajouter de renseignemens curieux à ceux que contiennent les suites
gravées de tarots ou de cartes numérales devra-t-il être distrait de
cette riche collection pour aller prendre place parmi les dessins des
maîtres, au risque d'y demeurer inutile, sinon inaperçu? — On
pourrait à ce sujet multiplier indéfiniment les questions et les
exemples. Il suffira de faire remarquer que le public, les artistes,
les savans, jugent apparemment très légitime la présence des des-
sins à la Bibliothèque, puisque les pièces de ce genre lui sont ordi-
nairement léguées de préférence à d'autres établissemens. Pour ne
rappeler que deux faits entre les plus récens, c'est le département
des estampes qui a reçu tous les dessins de Mazois sur Pœstum et
sur Pompéi et le précieux recueil d'études d'après le Panthéon de
Rome dont M. Achille Leclère avait fait pendant tant d'années son
travail de prédilection.
Qu'on ne songe donc ni à exiler le département des estampes de
la Bibliothèque, sa patrie naturelle, ni à le mutiler sur place en
prétendant le réformer. Essayer de changer les conditions qui le ré-
gissent serait faire plus que courir une aventure, ce serait certai-
nement tenter une entreprise nuisible aux intérêts du public stu-
dieux et compromettre au moins le fruit de tous les efforts accom.plis
depuis le xvn" siècle. Comme l'académie de France à Rome, comme
d'autres belles institutions dont l'origine remonte à la même époque,
le département des estampes n'est pas seulement un noble survi-
vant du passé, un témoignage consacré des grandeurs et des an-
ciennes mœurs de notre patrie; il est aussi dans le présent une
nécessité et pour l'avenir une garantie. Sans l'influence qu'exercent
sur notre école les souvenirs rapportés de Rome et les exemples
donnés par les pensionnaires de la viîla Médicis, le niveau des ta-
lens et des doctrines ne tarderait pas chez nous à s'abaisser; l'art
français peut-être en arriverait bien vite à suivre, au hasard du
moment, les futiles inspirations de la fantaisie ou à confondre avec
l'expression épurée du vrai l'imitation littérale de la réalité vul-
gaire. Sans les cnseignemens positifs, sans les secours scientifiques
que lui offre le département des estampes, il courrait le risque de
devenir aussi infidèle à ses propres traditions qu'oublieux des lois
éternelles pratiquées par les maîtres de tous les pays, prescrites
par les chefs-d'œuvre de tous les temps. L'histoire à son tour et
LE CABINET DES ESTAMPES. 647
les sévères études qui s'y rattachent n'auraient plus ces moyens
de comparaison et de contrôle d'où résultent la certitude pour ceux
qui ont la mission d'instruire, la confiance chez ceux qui reçoivent
les avis ou les leçons.
Si l'on descend de ces hautes sphères dans le domaine des faits
qui n'intéressent que le développement de nos arts industriels, le
maintien ou les progrès du goût là où il ne s'applique qu'à des be-
soins et à des œuvres secondaires, si, après avoir apprécié les res-
sources que trouvent à la Bibliothèque les artistes et les érudits, on
songe à celles qu'elle met à la disposition des orfèvres, des céra-
mistes, de quiconque fabrique ces objets de luxe divers dont la part
est si grande dans la bonne renommée et dans la prospérité com-
merciale de la France, — comment ne pas sentir ce que, là en-
core, notre collection nationale a de profondément utile? A. quel-
que point de vue qu'on se place, le département des estampes
apparaît donc comme une institution féconde dont, sous peine de
déchéance à tous égards, le temps où nous vivons a le devoir de
respecter pieusement l'esprit et de perpétuer l'influence. C'est la
conséquence qu'il convient surtout de tirer des faits que nous
avons rapportés. En recueillant les souvenirs de ces faits, en résu-
mant les phases successives que l'établissement fondé par Colbert
a traversées depuis deux siècles, nous avons eu moins encore le
dessein de fixer la simple chronologie des choses que l'ambition de
rappeler le nombre et l'importance des services rendus. Puisse le
récit historique qui précède, au lieu de rester stérile en ce sens,
exciter la gratitude envers le passé comme la confiance dans l'ave-
nir, et contribuer à entretenir, par l'exemple de tant d'actes géné-
reux, de tant d'efforts noblement poursuivis, le juste sentiment
d'orgueil patriotique que les mesures libérales prises de tout temps
en France dans la sphère de l'art et des études doivent inspirer à
chacun de nous !
Henri Delaborde.
DONA EYORNIA
EXTRAIT DES MÉMOIRES DU DOCTEUR BERNAGIUS.
I.
Ce fut trois mois après ma victorieuse controverse avec le profes-
seur berlinois Wilhem Bislugen, qui avait audacieusement avancé
que Charlemagne, fiis de Pépin le Bref et petit-fils de Charles Martel,
était un Allemand, que mon vieux client \'ivanco eut l'idée de fêter
l'anniversaire de ma naissance, — 21 juin 180'2. Il m'invita à dîner,
et, sans songer à la date, j'acceptai. Au dessert, les trois enfans
de mon hôte, — j'avais sauvé l'un d'une fluxion de poitrine, l'autre
de la coqueluche, raccommodé le bras du troisième, — apparu-
rent chargés d'énormes bouquets, et le plus jeune, d'une voix trem-
blante, me récita des vers composés pour la circonstance par le
curé, un des convives. Cette coutume n'existe pas au Mexique; mais
dans mes conversations Vivanco m'avait entendu parler des fêtes
de famille de mon pays, et il s'était proposé de m'égayer en me
les rappelant. Il y réussit; à la vue des trois enfans qui, dans les
vers du curé, m'appelaient leur second père, leur sauveur, leur
ami, je me mis à pleurer, à sangloter. Mon père, ma mère, mon
enfance, mon pays, l'exil, tous ces souvenirs doux, cruels, émou-
vans, venaient de passer devant mes yeux. Vivanco, interdit, se
reprochait son action; sa femme pleurait, le curé aussi, les enfans
à leur tour se mirent de la partie. — C'est de joie, leur criai-je en-
fin en les entourant de mes bras; ce sont des larmes de joie, mes
chers petits!
Je me pris à rire, j'embrassai la belle M'"' Vivanco, je vidai un
grand verre plein de xérès à la santé de mes hôtes, et j'essuyai
mes lunettes.
Vers onze heures du soir, on me jeta littéralement à la porte; je
DONA EVORNIA. 649
parlais de l'Alsace, de la fête da houblon, de ma mère, intarissables
sujets. Je reconduisis le curé. Lui et moi, nous avions bu sec; nous
discutions sur la création du monde, et scientifiquement j'exami-
nais la double question du déluge et celle de l'homme antédiluvien.
— Que nous importe tout cela? me disait le vieux prêtre, et en
quoi la soluiion de ces problèmes changerait-elle ce qui existe?
Ah! docteur, pourquoi les hommes, qui se passionnent pour tant de
choses souvent inutiles, ne se passionnent-ils jamais pour le bien?
Là-dessus, nous nous souhaitâmes le bonsoir. L'air était doux,
la brise, traversant les bois d'orangers de Barrio-Nuevo, m'arrivait
parfumée. Le grand pic d'Orizava, noir, aigu, semblait couvrir
de son ombre la ville endormie à ses pieds. Le ciel, d'un bleu
obscur, montrait ses profondeurs semées d'étoiles innombrables,
scintillantes, — satellites, planètes, comètes ou soleils. Songeant
alors aux lois immortelles découvertes par Newton, lois en vertu
desquelles tous les mondes gravitent autour d'un centre éternel,
inconnu, — songeant au temps, à l'espace, à la matière, au mou-
vement, phénomènes qui bornent toutes les philosophies, puis ré-
fléchissant que les êtres animés qui peuplent le monde pourraient
disparaître sans que la force qui entraîne les autres en fût en rien
altérée, je me surpris à répéter les paroles du curé.
J'approchais de ma demeure; trois ou quatre personnes grou-
pées devant ma porte s'acharnaient à faire retentir le marteau. Les
voisins, éveillés par le vacarme, apparaissaient à leurs fenêtres. Je
hâtai le pas, prévoyant la naissance de quelque petit être pour ter-
miner ma nuit.
— Enfin! que Dieu soit béni, docteur! s'écria un des visiteurs
en m' apercevant. Venez vite, don Felipe Aceval vient d'être assas-
siné.
— Don Felipe Aceval ! vous rêvez !
— Hélas! non; vite, docteur!
Je partis en courant, devançant presque ceux qui m'étaient venus
quérir. Mes idées étaient bouleversées. Felipe Aceval mort, mort
assassiné! Où, comment, par qui?
Je venais de tourner l'encoignure de la rue des Dames; quatre ou
cinq veilleurs de nuit éclairaient de leurs lanternes une mare de
sang déjà figé et qui miroitait.
— Quel événement, docteur! me dit un régidor. Vos soins sont
inutiles, le coup a été mortel.
— Qui l'a porté?
— Ah! voilà... Nous cherchons.
Je pénétrai dans la demeure de la victime; on avait superstitieu-
sement couché le mort sur le seuil de sa chambre après l'avoir re-
650 REVUE DES DEUX MONDES.
couvert d'un manteau. Je réclamai des lumières, puis, aidé d'un
voisin, je plaçai Felipe sur son lit, lacérant ses vêtemens afin de
l'en débarrasser sans perte de temps. De même que le fils du vieux
Toribio, tué un an auparavant, le cadavre portait une large bles-
sure sous la mamelle gauche. Le régidor ne s'était pas trompé, Fe-
lipe était mort, bien mort.
— Il faudra faire l'autopsie, docteur, me dit l'alcade , qui venait
d'arriver.
J'accommodai moi-même le corps sur la civière qui devait le
transporter h l'amphithéâtre de l'hôpital, et je demandai où se te-
nait dona Evornia.
— Dans sa chambre, me dit la camériste. Ah! docteur, c'est elle
qui a ouvert, qui a reçu le maître lorsqu'on l'a rapporté.
— Elle s'est évanouie?
— Non, elle a fui dans sa chambre; elle est là, ne parlant pas,
ne répondant pas, ne pleurant pas. Elle me fait peur.
Je pénétrai dans la pièce qui m'était désignée, et qu'éclairait va-
guement la lueur vacillante d'une veilleuse allumée devant une
image de la Vierge. Evornia, comme toutes les dames de son pays
dans leur intérieur, était vêtue d'une chemise brodée et d'une jupe
blanche retenue à la taille par une ceinture de crêpe de Chine
rouge. Assise près de son lit, les yeux clos, la poitrine à demi dé-
couverte, elle soutenait un petit enfant qui aspirait avec avidité le
sein qu'on lui abandonnait.
De petite taille, blonde, blanche, admirablement faite, Evornia
passait pour la plus jolie femme d'Orizava. Je l'avais presque vue
naître; snn père habitait la maison voisine de la mienne, et l'enfant,
durant de longues années, était venue chaque jour admirer mes
oiseaux, mes insectes, mes quadrupèdes, mes plantes, mes anti-
quités, surtout mes reptiles que je rangeais à part. J'avais applaudi
à son mariage avec Felipe Aceval, mariage d'amour. La naissance
d'un fils avait comblé le bonheur de ces deux êtres bons, beaux,
riches, charitables, aimés de tous, dont l'un, le mort, ne comptait
que vingt- six ans, tandis que sa veuve en avait à peine dix-huit.
Près ci'Evornia se tenait une vieille voisine qui tout bas psalmo-
diait des prières.
— Mon enfant, ma pauvre enfant! dis-je à la jeune femme en
m' avançant vers elle.
Le son de ma voix parut la réveiller, elle se releva; sa robe por-
tait de larges taches de sang. Ses grands yeux bleus, si tendres, si
doux, si rêveurs, brillaient durs, fiers, interrogateurs.
— Il est mort? me dit-elle.
Je fis un signe de tète affirma tif; elle rejeta son buste en arrière,
DONA EVORNIA. 651
frissonna; puis, posant l'enfant endormi sur le lit, s'étendit de nou-
veau sur le fauteuil, les mains cramponnées aux bras du meuble,
les yeux fermés, oubliant de voiler sa poitrine.
Je lui dis quelques mots, elle ne parut pas m'entendre. L'alcade
se présenta; au nom du magistrat prononcé par sa camériste, Evor-
nia s'élança brusquement vers moi, se cacha la tête sur mon épaule,
et me serra convulsivement entre ses bras.
— Le coupable sera recherché et puni, senora, dit l'alcade de sa
voix grave, j'en prends devant vous l'engagement. Ne savez-vous
rien qui puisse éclairer la justice?
— Rien ! murmura la jeune femme.
— Ne soupçonnez-vous personne?
Reculant d'un pas, elle parut vouloir parler, baissa les yeux,
aperçut les taches de sang qui souillaient sa robe, et dit d'un ton
bref en se pressant de nouveau contre moi :
— Personne !
L'alcade s'inclina. A peine se fut-il éloigné qu'Evornia, retom-
bant sur le fauteuil qu'elle occupait d'abord, reprit son mutisme et
son immobilité.
Je la laissai entourée de femmes, un peu inquiet de cette douleur
concentrée, silencieuse. Je savais pourtant que ce corps frêle, fin,
charmant, renfermait une âme énergique et virile. Un jour, alors
qu'elle avait six ans, j'avais voulu la mettre hors de mon cabinet au
moment de m' absenter. Sur sa promesse qu'elle serait sage et ne
toucherait à rien, je la laissai en contemplation devant une boîte
d'hyménoptères. A mon retour, je trouvai une bonne moitié de mes
beaux insectes détachés, brisés, rangés dans un nouvel ordre. Je
condamnai la coupable à ne pas sortir du cabinet de toute la jour-
née, et, faisant la grosse voix, je feignis de m'éloigner, m'attendant
à des pleurs et à des cris. Au bout d'un quart d'heure, surpris du
silence, je rentrai. La prisonnière, calme, absorbée, achevait tran-
quillement son œuvre de classification, bravant les punitions terri-
bles dont je l'avais menacée.
En me voyant entrer, Evornia croisa ses petits bras et se plaça
en face de moi d'un air résolu. — J'ai dérangé toutes tes bêtes, me
dit-elle ; je voulais les faire envoler pour te punir d'avoir été mé-
chant avec moi. A présent appelle ton serpent à sonnettes, je n'ai
pas peur de lui, ni de toi, ni de ton crocodile; vous êtes tous laids.
L'indocile enfant venait d'anéantir un mois de recherches; mais
elle était si ravissante avec son front rose, ses cheveux bouclés, ses
narines dilatées, ses lèvres rouges, ses grands yeux qui me rappe-
laient ceux de ma mère et me regardaient en face, que je l'embras-
sai. N'étais-je pas le vrai coupable? Pauvre Evoruia, je l'avais vue
652 REVUE DES DEUX MONDES.
devenir orpheline; maintenant elle était veuve, quel dénoûment
à la soirée que je devais à Yivanco ! Et cette nuit-là, comme tou-
jours, la terre accomplit son double mouvement de rotation et de
translation, la pondération astrale étant indépendante de la pon-
dération vitale, bien que le contraire ne soit pas exact, car nous
subissons tous les influences du temps.
II.
Vers six heures du matin, c'est-à-dire au petit jour, j'appris
qu'aussitôt après mon départ Evornia, violant les coutumes consa-
crées, avait congédié les voisines accourues pour l'assister. La con-
duite de la veuve avait même causé dans la ville une sorte de
scandale. En outre, vingt fois dans la nuit, au dire du veilleur de
planton, la jeune femme était venue se placer à la fenêtre pour
regarder l'endroit où son mari avait été frappé. Evornia, par cette
double infraction aux usages, semblait déjà n'avoir plus aucun droit
à la pitié. — Cette femme n'a pas l'âme d'une chrétienne, me di-
saient mes vieilles clientes en me racontant ces faits durant mes
visites. — Hélas ! Evornia était jeune et belle ; c'est là, je crois, ce
qui rendait les personnes de son sexe si peu indulgentes à son
égard.
A huit heures, je fus rejoint par un alguazll qui m'apportait
l'ordre, signé et paraphé du premier alcade, président du conseil
municipal, « de procéder, sans excuses ni délais d'aucune nature,
à l'autopsie du cadavre de don Felipe Aceval, mort par accident
dans la nuit du 21 au 22 juin 1S/|8. » Lorsque je pénétrai dans
l'amphithéâtre, les deux internes étaient déjà à leur poste, et je ne
tardai guère à voir paraître le régidor, dont la loi exige la présence
lors d'une autopsie judiciaire. Le pauvre homme, que je fis asseoir,
ne semblait pas à son aise ; il regardait le cadavre avec crainte, et
mes préparatifs paraissaient l'inquiéter.
Les traits de Felipe n'avaient subi aucune contraction ; il sem-
blait dormir. D'après le procès-verbal, on l'avait trouvé étendu sur
le trottoir, la face contre terre. Nulle trace de lutte : un exan:ien
minutieux avait prouvé que l'appât du vol était étranger au meurtre;
la victime avait dû s'avancer sans défiance vers son meurtrier.
La blessure, large de cinq centimètres, s'ouvrait entre la sixième
et la septième côte, côté gauche : je la jugeai produite par un de
ces couteaux à double tranchant dont les ouvriers chargés de la
confection des balles de tabac font usage, arme terrible pour la-
quelle le peuple' mexicain montre une grande prédilection, peut-
être parce qu'elle ne pardonne guère. La sonde me révéla une pro-
DONA EVORNIA. 653
fondeur de huit centimètres; la lame avait pénétré obliquement,
de bas en haut. Le meurtrier, selon toute probabilité, devait être
de plus petite taille que la victime. Une particularité me frappa :
la blessure, dans toute sa profondeur, conservait une largeur uni-
forme. Le couteau employé était donc neuf, ceux dont les ouvriers
font usage, sans cesse aiguisés, s'effilant très vite. Sur le corps,
que j'examinai scrupuleusement, nulle lésion, nulle contusion.
Le cœur, ce muscle vivant, ce phénomène, ce désespoir des
physiologistes, devait avoir été atteint vers l'oreillette droite. Au
moment où je sciais les côtes pour mettre à découvert la cavité de
la poitrine, le bruit d'un corps lourd frappant le sol attira mon
attention; le régidor, auquel nul ne songeait plus, venait de s'éva-
nouir et de rouler à bas de son siège. Nous le transportâmes dans
le jardin ; il revint promptement à lui. — Il a crié, docteur, n'est-ce
pas ? me dit le pauvre homme tout effaré.
— Qui?
— Lui, le mort.
Je ne pus m'empêcher de sourire, et je rassurai le brave régidor,
qui, pâle encore, m'affirmait qu'il en avait vu bien d'autres. —
Seulement, docteur, ajoutait-il, ce matin je suis à jeun.
En ce moment, on nous apportait la tasse de chocolat et le petit
pain auquel le service des hôpitaux donne droit. Le régidor voulut
boire son chocolat et ne put avaler une seule gorgée. Il en avait
pour vingt-quatre heures à lutter contre la sécheresse du canal de
Sténon, au grand amusement des deux internes qui me secondaient.
J'engageai le régidor à se tenir sous le vestibule, il m'obéit en
affirmant de nouveau qu'il en avait vu bien d'autres.
Je ne m'étais pas trompé, le cœur de Felipe, perforé dans sa
partie supérieure, avait dû cesser de battre instantanément. Par-
lant de la circulation, cette gravitation interne dont on doit la
découverte à Harvey, j'en vins à discuter avec mes élèves au sujet
de la force d'impulsion du cœur. Sur la foi d'un physiologiste alle-
mand, l'un d'eux considérait cette force comme égale à un poids de
quatre-vingt-dix mille kilogrammes; il oubliait que les artères et
les veines sont douées d'une action musculaire qui, secondant les
mouvemens du cœur, réduisent la force qu'il doit dépenser à
environ trente kilogrammes. Un calcul plus certain, c'est que
chaque ventricule de l'organe si bien étudié par Bouillaud en
France, par Testa en Italie, par Hope en Angleterre, par Burdach
en Allemagne, contient une once de sang. Or, le cœur se contrac-
tant quatre mille fois par heure, il en résulte qu'il distribue environ
deux mille huit; cent kilogrammes de liquide par vingt-quatre
heures. Mes élèves semblaient fiers de ces chiffres. Quant à moi,
654 REVUE DES DEUX MONDES.
me rappelant que, d'après Bunsen, le cœur d'un autre mammifère,
la baleine, lance à chaque contraction soixante livres de sang dans
une aoi'te d'un demi-pied de diamètre, je me sentis humilié.
Je venais de terminer mes observations et de rédiger mon rap-
port lorsque le juge d'instruction entra. D'après les informations
reçues, don Felipe, lorsqu'il avait été frappé, sortait de chez une
jei,ine femme que l'on désignait dans la ville sous le nom de la
Grecque. La Grecque, que je comptais au nombre de mes clientes,
et lit une belle personne, de mœurs un peu légères, on l'affirmait du
moins. Sa beauté, son entrain, attiraient chez elle nombre déjeunes
gens. On dansait, on causait dans ces réunions, on essayait surtout
de plaire à la maîtresse du logis, dont la mère, vieille Indienne
ridée, parlait à peine espagnol. Avant son mariage, don Felipe
avait été amoureux de la belle étrangère, — on la disait originaire
de Guadalajara, — et passait mêuie pour avoir été son amant.
La Grecque, — elle devait ce surnom à la régularité harmonieuse de
ses t:aits, — n'avait pu dissimuler ni sa colère ni son dépit lors du
mariage de son amant. « Je le tuerai, » lui avaient entendu répéter
plusieurs témoins, et pendant un mois elle avait fermé sa porte,
fréquenté les églises, renoncé aux fêtes, aux courses de chevaux,
aux combats de taureaux. Fausse conversion, peu à peu elle avait
repris Fa vie de plaisir. Au résumé, c'est elle que le juge soupçon-
nait du meurtre. Il était prouvé que, depuis plus de quinze jours,
Fel'pe se montrait assidûment chez son ancienne maîtresse, et c'était
chez elle qu'il avait passé les heures qui avaient précédé sa mort.
— Mais Yalentin Solar est depuis longtemps le préféré de la
Grecque, dis-je au juge, il est même épris d'elle au point de vou-
loir l'épouser. Vous ne devez pas ig ;orer ces détails?
— Non, certes; mais je sais au si que Yalentin a été de tout
temps le rival de don Felipe, qu'ils étaient ennemis.
— Ils se parlaient. Yalentin est une brave et honnête nature,
capable d'une faiblesse, incapable d'une lâche action.
— Si vous aviez jamais été amoureux, docteur, je vous dirais de
songer à la beauté, à la grâca, à la séduction de la Grecque, comme
on la nomme, et de vous demander devant quelle folie ou quel
crime vous auriez reculé à vingt ans, poussé par cette sirène !
— J'ai un cœur et j'ai aimé, senor, répondis-je avec éuiotion;
mais le sourire de la plus belle femme du monde, eût-elle eu en
pai-fage le sein vanté d'Hélène, les formes divinisées de Phryné, le
charme de Gléopâtre ou le port majestueux de la Grecque, aurait
été impuissant à m' armer d'un poignard pour en frapper mon sem-
blable.
— Ycus avez raison, docteur, me dit le juge en me serrant la main;
DON A EVORNIA. 655
mais ce n'est pas de vous qu'il s'agit. Il est de mon devoir, conti-
nua-t-il, d'interroger la Grecque, Valentin, peut-être môme dona
Evornia, et j'ai compté sur vo; s pour préparer celle-ci à ce cruel
intenogatoire, à une confrontation possible.
— Allez-vous donc faire arrêter la Grecque et Valentin?
— C'est fait. Maintenant dona Evornia réclame le corps de son
mari; ordonnez qu'on le transporte chez elle, docteur.
Je m'inclinai devant le magistrat, homme grave, incapable d'agir
à la légère. Je dus m'ouvrir un passage à travers la foule qui sta-
tionnait devant l'hospice, commentant le meurtre de la veille. A la
porte de la victime, nouvelle alïluence de curieux; on parlait déjà
de l'arrestation de la Grecque et de celle de Yalentin, et, à ma
grande indignation, j'étais le seul à m'étonner des soupçons qui
planaient sur eux, à les défendre.
Dans le salon d'Evornia, je trouvai un frère lai qui bâillait de
toutes ses forces en attendant le moine qu'il était chargé d'escor-
ter. Le père sortit bientôt de la chambre de la jeune femme, le front
couvert de sa cagoule, les mains jointes, priant. En m' apercevant,
il fit un signe de croix pour terminer son oraison.
— Quel événement, docteur! dit-il en élevant les bras.
— Gomment va votre pénitente? lui demandai-je.
Il me regarda, secoua la tète pour faire tomber son capuchon, et
se coliTa du chapeau à larges bords de son ordre.
— Une âme de fer, me répondit-il en couoinuant à me regarder
avec persistance.
Puis, suivi du frère lai, il s'éloigna en bénissant îa foule, prompte
à s'agjiiouiller devant lui.
Lorsqu'on m'introduisit dans la chambre où j'avais pénétré la
veilla, les volets fermis interceptaient la lumière du dehors, une
veilleuse éclairait seule la vaste pièce. Evornia, assise près du ber-
ceau de son fil?, m'apparut vêtue de noir. Elle refusait de prendre
aucune nourriture; je venais d'eu être averti par la catnériste. Je
pris les deux mains de la jeune femme entre les miennes, elles
étaient glacées. Avec l'autorité que me donnaient mon âge, ma
profession, ma vieille aatitié, je lui parlai de ses devoirs, de son
fils. J'ouvris un des volets, blâmant cette séquestration, cette
obscurité. La lumière pénétra en flots d'or dans la pièce; Evornia,
surprise, éblouie, porta vivement la main à ses yeux, et courut
s'agenouiller d'vant l'image de la "Vierge éclairée par la veilleuse.
Je g :rJai un instant le silence, examinant ce beau corps affaissé,
attendri à l'idée des souffiances qui devaient torturer ce cœur qui,
lui, battait encore implacablement. La jeune femme se releva, con-
templa so'i fils endormi, puis reprit avec lenteur sa place sur le
fauteuil. De même que la veille, son regard avait une expression
656 REVUE DES DEUX MONDES.
dure, inquiète, farouche. Sans rien révéler des soupçons du juge,
j'annonçai !a possibilité de sa visite. Evornia, saisie d'un léger fris-
son, se leva, marcha vers la fenêtre, s'arrêta, puis d'un mouve-
ment brusque se pencha vers l'endroit où son mari avait été frappé.
Je la ramenai à son fauteuil, elle se laissa faire, mais je ne pus
obtenir d'elle que des monosyllabes. Larmes, sanglots, cris de
désespoir, Evornia, par un suprême ell'ort de volonté, contenait ces
expansions bruyantes, naturelles à son sexe, et conservait un calme
extérieur dont je n'augurais rien de bon.
Vers cinq heures du soir, mes visites étant terminées, je rentrai
chez moi à la hâte. L'administrateur des postes venait de me re-
mettre une boîte minuscule apportée pour moi de l'hacienda du
Mirador par le courrier de Huatusco. Depuis longtemps, maints
rancheros, en m'énumérant, selon la coutume mexicaine, les médi-
camens domestiques dont ils avaient fait usage depuis leur enfance,
m'avaient parlé de semences animées dont une décoction bue à
jeun enlevait à jamais les douleurs de foie. Le plus merveilleux,
c'est qu'au dire des narrateurs, si radicalement guéris qu'ils se
voyaient obligés d'avoir recours à mes soins, ces semences obéis-
saient à un mouvement de rotation continuel. Cent fois on m'avait
promis de me montrer ce phénomène, que je rangeais au nombre
des fables. Tout dernièrement, le majordome du Mirador m'ayant
de nouveau affirmé l'existence des semences animées, je l'avais mis
au défi de me prouver son assertion. Or, que l'on juge de mon émo-
tion, la petite boîte que je tenais à la main m'arrivait de sa part.
Je ne croyais guère à ce mouvement rotatoire d'un tissu végétal;
cependant nier est si facile que j'ai pour règle de m'en abstenir.
« La vérité, dit Pascal, erre inconnue parmi les hommes; » pour
ma part, j'ai mis mon orgueil à la chercher, à tâcher de la recon-
naître. On a nié la circulation du sang, entrevue par Galien, Yésale
et Gésalpin; on a nié celle des planètes autour du soleil, entrevue
par Pythagore; on a nié la vaccine, la vapeur, l'électricité. L'homme,
soit paresse, soit ignorance, commence toujours par nier. Et pour-
tant quelle joie suprême que celle de découvrir une vérité, si mince
qu'elle soit! JN'est-ce point servir l'humanité?
Aussi ce fut fiévreusement que je préparai mes loupes, mes
pinces, mon microscope. Je couvris ma table d'une large feuille de
papier blanc, je fermai les fenêtres, les portes, afin d'éviter que
l'air ne vînt agiter mes semences, me faire croire à leur mouve-
ment. Me tromper! être dupe de mes sens, tromper l'Académie
des Sciences, le public ! cette idée seule me fit frissonner et redou-
bler de soins.
Toutes mes précautions prises, j'ouvris enfin la précieuse boîte,
et, sur un duvet de coton, gossypium lierbaceum, parfaitement im-
DONA EVORNIA. 657
mobiles, je vis étendues six semences brunes, triangulaires, ayant
exactement la forme du polygoniim pUagopyrum^ vulgo blé noir
ou sarrasin, mais deux fois plus grosses.
J'avais sous les yeux une légumineuse; un ombilic très visible
prouvait que les semences provenaient d'une silique : à l'œil nu, un
épiderme brun, transversalement ridé, sans doute par la dessicca-
tion ; à la loupe, un tissu rugueux, ligneux, poreux. Je saisis déli-
catement trois des graines; je posai la première sur l'ombilic, la
seconde sur le flanc gauche, la troisième sur le flanc droit. Par ex-
cès de prudence, j'allumai une bougie dont la flamme, par ses os-
cillations, devait m'aider à contrôler le mouvement des semences,
me révéler, dans le cas où elles viendraient à se mouvoir, si elles
ne cédaient pas à une cause mécanique. Ces précautions prises,
je me couvris la bouche de mon mouchoir, et, avec une anxiété que
j'aurais mauvaise grâce à nier, j'attendis.
Dix minutes s'écoulèrent, rien ne bougea; mais je songeais que
le pêcheur à la ligne, lorsque le poisson met une heure à mordre,
aurait tort d'en conclure que la rivière dans laquelle il jette son
amorce ne contient pas de poissons. D'ailleurs l'heure était peu fa-
vorable, je dirai même irrationnelle pour une expérience de cette
nature. La sensitive elle-même, au moment où le soleil se couche,
cède au sommeil qui s'empare de tous les végétaux, et perd de ses
propriétés contractiles. Je commençais à m'engourdir lorsque je
crus remarquer un léger frémissement dans la graine placée sur
l'ombilic. Je regardai ma bougie, la flamme droite, régulière, pai-
sible, dirigeait sa pointe vers le plafond. La semence bascula; je
me sentis pâlir. Cinq minutes plus tard, mes trois graines, comme
prises de vertige, roulaient, se rapprochaient, s'écartaient, se croi-
saient. 0 nature, ô science, ô merveille! comme mon maître New-
ton, je me découvris pour saluer Dieu.
On frappait à ma porte ; j'avais bien le loisir d'aller ouvrir, de
répondre! — Entrez, criai-je enfin.
Je vis paraître Xalcaîde de la prison. Au nom du juge des af-
faires criminelles, il venait me prier de visiter la Grecque, qui se
plaignait de malaise, afin de savoir s'il pouvait sans danger con-
fronter le soir même la jeune femme avec le cadavre de don Felipe.
in.
Ce fut avec un sentiment de dépit, que je ne me donnai même
pas la peine de dissimuler, que j'accueillis la communication du
juge. Je poufllai ma bougie, je bousculai mon fauteuil, je dévissai
le miroir de mon microscope, maudissant les assassins et les gens
TOME eu. — 1872. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
assez sots pour se laisser tuer par eux. Une si curieuse expérience,
un fait à révolutionner la science, une découverte égale aux plus
belles des temps modernes, ajournée, manquée, et cela pour une
femme qui se portait peut-être aussi bien que moi!
— Je vois que je vous dérange, docteur, me dit l'alcaïde; mais
ce n'est pas ma faute, n'étant pas assez riche pour me commander
moi-même, je dois obéir.
Ces sages et mélancoliques paroles me rendirent mon calme.
Après tout, moi seul avais tort. Était-ce l'heure d'étudier, de tenter
une expérience? Puis, lorsqu'on m'avait coiffé du bonnet de doc-
teur, n'avais-je pas juré, selon la belle formule du code médical
espagnol, de consacrer mon temps, mon bien-être, mes intérêts,
ma vie au soulagement de mes semblables? Ce serment, je n'y avais
jamais failli. Je serrai la main de l'alcaïde pour le remercier de la
leçon qu'il venait de me donner, et, tandis que le brave geôlier,
surpris de mon action, répétait, en tournant son chapeau dans tous
les sens, que j'étais bien honnête, que sa femme et ses enfans se
portaient à merveille, j'achevai de ranger mes instrumens et de
placer les précieuses semences sur le lit de coton que leur avait si
intelligemment dressé la majordome du Mirador.
Lorsque je m'avançai dans la grande cour de la prison, les déte-
nus prenaient l'air. Ils m entourèrent aussitôt, me tirant la langue,
me tendant leurs bras, se plaignant de mille maux imnginnires, me
demandant à l'unanimité de les envoyer à l'infirmerie, d'où il est si
facile de s'évader. Un geôlier tomba sur eux à coups de bâton pour
les forcer à me livrer passage, ce qui m'indigna.
— Des voleurs, des assassins! me répétait le gardien qui me
guidait.
— Mnis des hommes, des malades! reprenais-je.
— Malades qui à l'occasion vous ouvriraient le ventre avec le
même sang-froid que vous ouvrez un abcès, docteur.
Je n'en doutais pas. Cependant je ne sais pas de spectacle au
monde qui fasse battre mon cœur aussi vite que celui de voir frap-
per un homme, et ma vie s'usera à réclamer l'aboUtion du bâton
dans l'armée et dans les prisons mexicaines.
On avait logé la Grecque dans une vaste pièce aux murs blanchis
à la chaux, pièce ordinairement occupée par les condamnés à mort,
circonstance heureusement ignorée par la jeune femme. Étendue
sur un lit de sangle, elle se souleva en entendant grincer l' énorme
serrure de la porte, et ses grands yeux noirs m'apparurent sur son
visage d'un blanc mat. En m'apercevant, elle s'élança à ma ren-
contre, posa sa tête sur mon épaule et se mit à sangloter. L'alcaïde
se tint en dehors.
— Que me veut-on? qu'ai-je fait? répétait la jeune femme éplorée.
DONA EVORNU. 659
J'ai beau savoir que les femmes, comme les enfans , ont les
larmes faciles et abondantes , je ne puis voir sangloter une de ces
créatures sans être profondément remué. J'essayai de calmer la
Grecque; elle avait un peu de fièvre, et son regard alangui m'at-
tristait. Courbée, la tête inclinée sur la poitrine, elle laissait pendre
sa 13 force ses magnifiques bras. Ses traits, toujours merveilleux de
finesse, de pureté, de régularité, avaient une expression de dou-
leur craintive et résignée. Qu'eussent dit les adorateurs de cette
femme au port majestueux, à la taille cambrée, à la têt3 orgueil-
leuse, au regard impérieux, s'il leur eût été donné de la voir dans
un tel état de prostration? Chose étrange, la frêle, la timide, la
blonde Evornia semblait s'être emparée des allures de l'altière et
brune courtisane, qui par contre se courbait désolée comme on eût
dû s'attendre à voir Evornia.
— Il est mort, n'est-ce pas? me demanda la jeune femme, répé-
tant, par une singulière coïncidence, les paroles de la veuve.
— Etes- vous donc seule à l'ignorer? lui dis-je.
— Non, docteur; mais je doute malgré moi. Je l'aimais.
Elle prononça ces mots à mi-voix, rougit, se cacha le visage de
ses mains, comme honteuse de son aveu, et se mit à pleurer silen-
cieusement.
— Vous savez qu'on accuse Yalentin ? lui dis-je.
— Et moi aussi sans doute? répondit- elle avec un geste de
dédain.
— IS'avez-vous pas menacé autrefois don Felipe ?
— Il m'abandonnait après m'avoir promis de m'épouser, doc-
teur, et j'étais folle de chagdn. Moi, le tuer! aujourd'hui surtout...
— Était-il donc redevenu votre amant?
La Grecque releva la tête, son beau regard se posa sur le mien.
— Oui, me dit-elle avec orgueil.
Diable soit des femelles! pensai-je. Il y aurait là de quoi tuer
ma pauvre Evornia, si elle sup^^osait... Je voulais partir, la Grecque
me retint. Par devoir, je ne devais pas lui révéler la cruelle con-
frontation dont la justice croyait avoir besoin; je la laissai en
larmes.
Je me fis conduire dans la cellule de Yalentin, que je trouvai in-
digné, furieux, arpentant son cachot. Il venait d'être interrogé et
vociférait contre le juge. — Voilà une erreur qui leur coûtera cher,
docteur, me dit-il, je ne pardonnerai jamais au juge ses soupçons.
Sur mon salut, aussitôt libre, je mettrai le feu à leur tribunal, seul,
en plein soleil, à la face de leurs alguazils, de leurs greffiers, de
leurs geôliers. Je démolirai la prison, docteur, aussi vrai que vous
vous appelez Bernagius et moi Yalentin, puisqu'on y renferme les
660 REVUE DES DEUX MONDES.
honnêtes gens ! Quant au juge des affaires criminelles, il me rendra
raison de chacune des sottes et injurieuses questions qu'il vient de
me poser.
Il n'y avait pas moyen de raisonner avec le prisonnier, brave
garçon qui pensait ce qu'il disait, mais qui l'oublierait un quart
d'heure après sa mise en liberté. Il me chargea de donner de ses
nouvelles à son père et de commander son souper.
Je sortis de la prison moralement convaincu de l'innocence des
deux accusés. A la porte, je trouvai le juge, qui voulut m'emmener
dîner. Sur mon affirmation que la fièvre causée à la Grecque par
l'inquiétude, la surprise et le chagrin ne s'opposait nullement à ses
desseins de confrontation, il se frotta les mains. 11 désirait en finir
promptement avec cette affaire; d'ailleurs il fallait d'urgence pro-
céder à l'inhumation de Felipe.
Durant le repas, il ne fut naturellement question que du meurtre.
Je fis part à mon hôte de mes impressions; il me laissa parler sans
m'interrompre, souriant et secouant la tête chaque fois que je dé-
clarais que la justice faisait fausse route, et qu'il fallait purement et
simplement remettre la Grecque et Yalentin en liberté.
Lorsque j'eus cessé de parler, le juge confidentiellement me fit
part à son tour de son opinion, de ses recherches, des rapports de
ses agens. La Grecque, originaire de Tampico et non de Guada-
lajara, comptait à peine dix-neuf ans. Mariée à quatorze, elle s'était
peu après séparée de son mari, et à Vera-Cruz, à Puebla, à Tlaco-
talpam, avait fait scandale par ses coquetteries. Elle appartenait à
une excellente famille, sa prétendue mère était en réalité sa nour-
rice. Yeuve depuis trois ans, la Grecque avait été aimée de don
Felipe, et vingt témoins s'offraient pour répéter les menaces de ven-
geance qu'elle avait proférées contre celui-ci lors de son mariage.
Depuis cinq mois, plus ou moins, don Felipe était retombé dans les
filets de la dangereuse sirène, tous ceux qui fréquentaient la mai-
son de la jeune femme s'accordaient à le déclarer. — Or, docteur,
continua le juge en rapprochant son fauteuil du mien tandis que
j'allumais un cigare au brasero, la Grecque avoue que don Felipe
est sorti de chez elle hier à onze heures, après y avoir passé la
soirée en compagnie de Yalentin, qui se retira un peu auparavant.
C'est à minuit que don Felipe a été frappé, car un peu avant cette
heure le veilleur de son quartier a stationné pendant quelques mi-
nutes près de l'endroit où le corps a été relevé. A minuit et demi,
Yalentin, qui prétend s'être promené dans les rues jusqu'à ce mo-
ment, causait avec la Grecque, tranquillement assise à sa fenêtre.
Un veilleur les a vus; du reste aucun d'eux ne le nie.
— Mais n'exphquent-ils pas cette coïncidence?
DONA EVORNIA. 661
— Les criminels expliquent tout, docteur, avec plus ou moins de
maladresse. Yalentin, jaloux de don Felipe, de la Grecque, est sorti,
dit-il, pour les épier. Il a erré au hasard, il avoue môme avoir ren-
contré son rival. C'est alors que machinalement il est revenu vers
la maison de la Grecque, qu'il a trouvée assise à sa fenêtre, et près
de laquelle il a oublié l'heure.
— Je ne vois rien là d'invraisemblable.
— Vous lisez dans les corps, docteur, c'est votre métier, comme
c'est le mien de lire dans les consciences. Autre fait : votre rap-
poit, que je crois avoir bien lu, déclare que la blessure a dû être
faite à l'aide d'un de ces couteaux dont se servent les porteurs de
tabac ?
— Oui, et que ce couteau devait être neuf.
— Avant-hier, à six heures du soir, le mercier ambulant qui
étale ses marchandises sur le parapet du grand pont a vendu un
de ces instrumens à un homme qu'il se fait fort de reconnaître, et
je vous ménage un coup de scène de mon métier.
Le juge me laissa seul un instant; mes idées, je l'avoue, étaient
bouleversées. Je continuais à considérer la Grecque comme inno-
cente; mais je commençais à soupçonner Valentin, et je m'attristais
en songeant au deuil qui allait accabler la famille du malheureux
jeune homme.
Je pensais aussi à la pauvre Evornia; en somme, aucun intérêt
n'obligeait le juge à révéler à la jeune femme tous ces incidens, à
flétrir dans son esprit la mémoire de celui qu'elle adorait, dont elle
pleurait la perte, du père de son enfant. Je regrettais que le corps
eût été reconduit chez lui; mais la loi le voulait ainsi, et mon res-
pect strict des lois, respect sans lequel il n'est ni justice, ni ordre
public, ni gouvernement possible, m'a toujours distingué de mes
compatriotes, qui mettent tout leur esprit à les enfreindre.
Le juge ne voulant pas attirer l'attention, ce ne fut que vers neuf
heures que nous nous rendîmes à la prison. La Grecque, qui deman-
dait avec insistance ce que l'on exigeait d'elle, partit avec le gref-
fier par des rues détournées, suivie à une courte distance de Va-
lentin, enroué à force d'avoir crié. Je pris les devans afin de prévenir
Evornia de ne pas s'inquiéter du va-et-vient qu'elle pourrait en-
tendre dans la chambre de son mari, mais fort indécis de savoir
quelles raisons j'invoquerais pour lui cacher la vérité.
La nuit était obscure, les rues désertes par conséquent, car il est
peu de villes où l'on se couche d'aussi bonne heure qu'à Orizava.
C'est peut-être à cette coutume, aussi sage qu'hygiénique, que la
ville doit de compter plusieurs centenaires. De loin en loin, des
femmes assises à leurs fenêtres causaient de l'événement du jour;
662 REVUE DES DEUX MONDES.
je dus passer près de ma demeure. Ce ne fut ni sans un battement
de cœur ni sans tristesse que je pensai aux « semences animées. » A
cette heure, à laquelle j'étais presque assuré de ma tranquinité, où
j'avais coutume d'être installé devant ma t;ibl3 de travail, il me
fallait courir les rues, et pendant ce temps les semences se déme-
naient dans leur boîte, épuisaient leur force contractile, et il me
faudrait peut-être des mois avant de pouvoir m'en procurer d'autres!
Je m'arrêtai; une idée douloureuse venait de me traverser l'es-
prit. Si, mettant à profit les heures que j'étais forcé de perdre, un
curieux, un ignorant, le premier venu allait, par un de ces hasards
qui réduisent nos calculs à néant, découvrir les propriétés singu-
lières des « semences animées, » en envoyer un échantillon à Paris,
à Londres, à Mexico! Si l'honneur de proclamer cette découverte
allait m'être ravi ! Le sol que je foulais, découvert par le Génois
Cristopbe Colomb, ne portait-il pas le nom du Florentin Vespuce?
Je me disposais à rentrer chez moi lorsqu'un trou qui me fit trébu-
cher me ramena au juste sentiment des choses. Je repris ma route
d'un pas résolu, ne songeant plus qu'à la douleur d'Evornia, et me
creusant l'esprit pour trouver des moyens de consolation qui fussent
autres que le temps.
IV.
La coutume mexicaine d'exposer les corps à visage découvert, de
ne les point envelopper d'un linceul, de les rendre nus à la tf'rre,
a-t-ella été intro;li(ite dans la patrie de Moteuczoma par les Euro-
péens, ou n'est-elle qu'une tradition aztèque? Les documens sérieux^
font défaut pour éclairer c? point d'archéologie que je me suis sou-
vent promis d'étudier à fond; mais la vie est courte, elle suffit à
peine à ceux qui veulent savoir pour effleurer quelques vérités. II
est certain que les cadavres des chefs indiens étaient exposés publi-
quement avant d'être incinérés ; cependant il serait téméraire d'en
rien conclure au point de vue des usages modernes.
Evornia avait pu chasser les matrones de sa chambre; elle n'avait
pu les empêcher de disposer le corps de son mari pour une der-
nière parade. Don Felipe, couché sur un lit semé de fleurs, le
visage tourné vers la fenêtre, tenait entre ses doigts un chapelet.
Il était couronné de soucis ; à son chevet brûlaient six énormes
cierges. Un vieil aveugle, armé d'un livre de messe, récitait d'une
voix sourd 3, lente, monotone, des prières qu'il était censé lire.
A minuit, sans aucune intervention ecclésiastique, le corps du jeune
homme devait être porté sans bruit à l'église paroissiale, pour être
déposé sous les dalles d'une chapelle fondée par un de ses aïeux.
DONA EVORNIA. 663
Seule, le visage couvert de ses mains, Evornia était agenouillée
près de son lit lorsque j'entrai dans sa chambre. Eq entendant
ouvrir s-a porte, elle se retourna et lança vers m.oi un regard irrité.
Son fils pleurait tristement dans son berceau.
— Il faut être raisonnable, m' écouter, m' obéir, dis-je à la jeune
femme en l'aidant à se remettre debout ; vous êtes mère, Evornia,
et vous semblez l'oublier.
— Je n'ai plus de lait! dit -elle en appuyant ses deux mains
sur sa poitrine. Elle fit le tour de la chambre, s'arrêta près de la
fenêtre et se disposait à regarder dehors ; je l'en empêchai, crai-
gnant qu'elle ne vît passer le juge et son escorte.
— Voyons, du coumge, mon enfant! On va venir tout à l'heure
chercher don Felipe pour lui rendre les derniers devoirs; promettez-
moi de vous montrer calme.
— Ai-je crié, ai-je pleuré depuis hier? Je ne sais rien, je ne vois
rien, je n'entends rien, docteur. Qu'on l'emporte vite !
— La cérémonie ne sera peut-être pas silencieuse ; l'alcade, le
juge, doivent amener un homme que l'on suppose être le meurtrier.
— Un homme, s'écria la jeune femme, un homme ! Qui est-ce?
me demanda-t-elle avec anxiété.
— Valentin Solar.
— Un des amans de cette créature que vous nommez la Grec-
que? — Evornia prononça ce nom d'une façon si étrange, avec
une expression de dédain et de colèro si visible, que je la regardai
surpris.
— Vous croyez toujours que j'ai six ans, mon vieil ami ; com-
ment voulez-vous que je sois la seule à ignorer que Felipe a été
l'amant de cette femme, qu'il l'était encore hier?
Evornia connaissait la vérité. J'avais enfin l'explication de son
humeur farouche, intraitable, des sombres pensées qui la tortu-
raient. La colère, la jalousie, mordaient à belles dents ce cœur
droit, naïf, aimant, qui luttait contre la douleur d'une irréparable
perte et croyait en triompher; mais l'heure de la réaction ne pou-
vait tarder à sonner, et je m'effrayais en songeant à l'épouvantable
crise qu'amèneraient infailliblement tant de larmes et tant de san-
glots contenus.
Je forçai la jeune femme à s'asseoir, je pris son fils et le plaçai
entre ses bras. Je m'agenouillai aux pieds de la pauvre martyre,
saisi d'une pitié profonde pour la douleur imméritée qui brisait le
cœur de cette enfant élevée à mes côtés, que je considérais comme
ma fille. J'étais troublé, jo ne savais que dire : parler aux femmes
n'est pas mon fait; mais j'avais les yeux pleins de larmes, je répé-
tais des mots d'enfant, doux, tendres, caressans. J'aurais voulu,
064 REVUE DES DEUX MONDES.
pour pallier mon insufTisance, prendre Evornia dans mes bras, la
bercer comme lorsqu'elle était petite, et qu'elle s'endormait sur ma
poitrine au refrain d'une chanson française qui la ravissait.
Néanmoins la jeune femme m'écoutait; peu à peu je voyais ses
traits se détendre, perdre de leur rigidité. Elle saisit ma main, la
baisa, embrassa son fils. Son sein se souleva, une larme brilla
entre ses paupières, encore un instant et elle allait enfin pleurer,
échapper à la fièvre, à la folie, lorsque, se redressant avec brus-
querie, l'air égaré : — Laissez-moi! cria-t-elle; vous me brisez,
vous me désespérez.
— Pleurez, lui dis-je.
En ce moment, faisant force gestes à la dérobée, la camériste
vint m'annoncer que le juge réclamait ma présence.
Il fallait obéir. J'embrassai Evornia, lui annonçant mon prompt
retour, l'engageant de nouveau à ne pas s'inquiéter des bruits
qu'elle pourrait entendre. Je blâmai sévèrement la conduite de ceux
qui avaient jeté dans son cœur les germes de cette jalousie, la
conjurant de songer que son mari, coupable de légèreté, n'avait pu
cesser un seul instant de l'aimer. Elle m'écouta, secoua la tête, et
me regarda m'éloigner sans répondre un seul mot.
Je me remis un peu de mon trouble. Je croyais depuis la veille
n'avoir qu'une douleur ordinaire à consoler, et, aussitôt les neuf
jours de réclusion exigés par les coutumes mexicaines écoulés,
j'avais projeté de faire partir Evornia pour Gordova ou Puebla. Le
changement de lieu est un remède pour les douleurs de l'âme; puis
l'amour maternel, cette flamme qui brûle le cœur des mères, aurait
peu à peu raison du désespoir de la jeune veuve ; mais maintenant,
comment agir, quel sentiment invoquer? Il fallait en appeler aux
vertus de la chrétienne, à la résignation ou à l'oubli, deux impos-
sibilités.
Je gardai pour moi ma découverte, et, obéissant aux instructions
du juge, qui me suppliait de n'être pas distrait, je me postai près
de l'aveugle, en face de la porte par laquelle on devait introduire
la Grecque. Le juge s'attendait à des pleurs, à des cris, à un éva-
nouissement, et j'avais pris mes précautions en conséquence. Plus
de vingt cierges brûlaient autour du mort, aussi la chambre, en
dépit de ses vastes dimensions, était- elle suffisamment éclairée
dans toutes ses parties. Sur un signe du juge, on amena Valentin.
Au moment de franchir le seuil, le jeune homme s'arrêta ébloui,
se découvrit et se signa; puis, d'un pas ferme, mesuré, il se rap-
procha du corps, qu'il aspergea d'eau bénite.
— Valentin Solar, lui demanda le juge, connaissez-vous cet
homme?
DONA. EVORNIA. 665
Valentin sourit dédaigneusement avec un geste d'épaules irrévé-
rencieux.
— Il a du sang-froid, murmura le juge à mon oreille.
— Il est innocent, répondis-je.
— Attendez, docteur, vous vous hâtez trop de vous prononcer.
L'aveugle ayant repris ses prières, on lui imposa silence, et Valen-
tin fut sévèrement rappelé au respect dû à la justice. Explique qui
pourra pourquoi pendant ce temps je regrettai le moment de dépit
qui m'avait fait placer au hasard les « semences animées » dans
leur boîie. Maître de moi, j'eusse songé à les disposer de façon à
pouvoir apprécier d'un coup d'œil leurs évolutions durant mon ab-
sence, et du même coup éclairci l'importante question de savoir si
la lumière était nécessaire pour déterminer leurs mouvements. Je
fus distrait de cette pensée en entendant le juge ordonner d'ame-
ner Hermenégilda Ybanès, la Grecque.
De même que Valentin, la jeune femme eut un moment d'éblouis-
sement. Elle recula et poussa un léger cri à la vue du corps; mais
bientôt, s' avançant d'un pas rapide, elle vint s'agenouiller aux
pieds de don Felipe et sanglota.
— Relevez-vous, lui dit impérieusement le juge, et dites-nous
si vous l'econnaissez le corps ici présent.
— C'est celui de don Felipe Aceval, dont Dieu veuille protéger
l'âme! dit la jeune femme.
— Vous savez comment il est m.ort?
— Je sais, répondit-elle, que je donnerais volontiers ma vie pour
racheter la sienne.
— • Qa'avez-vous à nous révéler?
— Rien, hélas!
— Qui soupçonnez-vous?
— Personne. — Elle se rapprocha de Valentin, qui la regardait
avec compassion, et s'appuya sur le bras du jeune homme.
La confrontation semblait terminée; je me disposais à retourner
près d'Evornia lorsqu'un alguazil introduisit un homme du peuple
qui, interdit d'abord, salua le mort, l'aveugle, le greffier. C'était
ce mercier ambulant, étranger à la ville, qui depuis une huitaine
de jours étalait sa marchandise à l'entrée du pont. Le juge l'amena
près d'un crucifix.
— Sur l'image de ce Dieu mort pour vous, dit-il, jurez de dire
la vérité.
Posant à terre son lourd chapeau orné de torsades d'argent, le
mercier prêta le serment qu'on lui demandait.
— Maintenant, regardez autour de vous, continua le juge, et
dites-nous, n'écoutant que la voix de votre conscience, si vous
666 REVUE DES DEUX MONDES.
reconnaissez ici l'homme à qui vous avez vendu avant-hier un cou-
teau à double tranchant.
— Je le reconnais, dit le mercier.
Je regardai Yalentin, il ne bougea pas. Les grands yeux de la
Grecque se levèrent avec inquiétude sur le jeune homme dont elle
lâcha le bras.
— Désignez-nous celui que vous reconnaissez, continua le juge
après avoir fait un signe à son greffier.
— Le voici, dit l'homme.
Et son bras s'étendit vers le cadavre.
Il y eut un instant de silence ; cette révélation inattendue boule-
versait toutes les idées, faisait tomber tous les soupçons, remettait
en question la cause du crime. Dix fois interrogé, le mercier con-
firma son dire, dépeignit jusqu'à la bourse d'où avait été tiré l'ar-
gent qui avait servi à le payer, et cette bourse était bien celle que
portait ordinairement le défunt. Le juge, perplexe, ne sachant plus
à qui s'en prendre, venait d'ordonner qu'on emmenât Yalentin et la
Grecque, qu'il ne pouvait se résoudre à remettre en liberté, lors-
qu'un mouvement se manifesta à la porte, où se pressaient les
gardes et quelques curieux; on s'écartait, et soudain parut Evoniia.
J'allais m'élancer vers elle; le juge me retint brusquement. La
jeune femme, en apercevant le corps de son mari, s'appuya contre
la muraille, le regarda fixement, et l'on entendit ses ongles égra-
tigner la pierre. Ses lèvres s'agitaient; elle ne semblait voir que
lui. Des spasmes nerveux soulevaient par instans sa poitrine, puis
elle oubliait de respirer durant une minute, et l'air pénétrait en
sifflant dans ses poumons épuisés. L'aveugle, se croyant seul à cause
du silence, reprit sa psalmodie. Au bruit de cette voix, Evornia
tourna soudain la tête, et aperçut la Grecque. Elle fit un pas en
avant, le sang afflua sur ses joues pâles, et sa main s'étendit vers sa
rivale.
A la vue d'Evornia, la Grecque avait reculé jusqu'à la fenêtre.
Là, un genou en terre, les mains jointes, elle regardait avec effroi
les traits contractés de la veuve. Quelle impression pénible, ineffa-
çable, vivante, m'est restée de cette scène ! Les deux belles créa-
tures d'un type si distinct formaient un étrange contraste. La Grec-
que, dont les bras splendides eussentpu ôtreindra, dompter Evornia,
se tenait humble, courbée, affiissée. Ses cheveux noirs retombaient
en désordre autour de ses joues brunes, sa tête, appuyée contre le
mur, s'inclinait légèrement. Ses lèvres, rouges, entr'ouvertes, lais-
saient voir ses dents blanches, qui s'entre-choquaient par instans,
tandis que ses grands yeux doux, craintifs, se noyaient de larmes
et semblaient demander grâce. Evornia au contraire, secouant ses
DONA EVORNIA. 667
longs cheveux dorés, l'œil sec, sa petite main étendue, semblait
une lionne fascinant sa proie, l'immobilisant, marchant vers elle
froide, gracieuse, résolue, terrible.
— Ah ! dit-elle d'une voix saccadée, tu as eu raison de venir, je
t'attendais !
Encore une fois je voulus m'intei'poser ; ce fut Evornia qui me
repoussa, sans même me regarder.
— Essaie donc, continua-t-elle, de réchauffer ton amant, de lui
rendre la vie que tu lui as prise.
Evornia fit encore un pas. Échappant enfin à la fascination dont
elle semblait l'objet, la Grecque, se relevant, courut vers le juge.
— ParVânie de votre mère, sehor ! s'écria-t-elle en désignant àson
tour Evornia, voilà l'assassin de don Felipe ! Regardez ses yeux.
A cette accusation, Evornia porta vivement les mains à son front;
son regard indécis rencontra de nouveau la face livide de son mari.
— Grâce ! dit-elle. — Et elle tomba dans mes bras et dans ceux de
Valentin, à qui je venais de faire un signe, prévoyant le dénoûment
de cette triste scène.
Nous transportâmes la jeune femme dans sa chambre; on bou-
leversa le lit pour l'y étendre, et sous le traversin on trouva un
couteau, que le mercier reconnut pour celui qu'il avait vendu. Que
signifiait cela? Je malmenai le juge, qui parlait d'arrestation, d'in-
terrogatoire, de procès-verbal. En dépit de ses pleurs et de ses
supplications, il ordonna de conduire la Grecque dans un couvent,
puis annonça à Valentin qu'il était libre. Le jeune homme m'offrit
aussitôt ses services, que j'acceptai. Les voisins, si empre>>sés la
veille, fuyaient maintenant cette demeure maudite, et ce fut Valen-
tin qui dut veiller à l'inhumation de celui qui avait été son rival,
et dont on l'avait cru le meurtrier.
Le fils d'Evornia ne cessait de pleurer; après avoir été abreuvé
durant quatre jours d'un lait empoisonné par la fièvre, le pauvre
petit fut pris de convulsions. La camériste ayant déserté, je dus
faire appeler une vieille Indienne qui m'était dévouée pour prendre
soin de l'enfant. Vers minuit, un calme apparent régnait dans cette
maison naguère si joyeuse, où tant d'événemens sinistres venaient
dese succéder. J'étais assis au chevet delà malade, essayant de mettre
un peu d'ordre dans mes idées. Le juge se promenait de long en
large dans le corridor, épiant le retour à la vie de la jeune femme.
Le pas de cet homme m'agaçait.
Evornia avait depuis longtemps repris ses sens, mais ses yeux
restaient clos, et elle laissait mes questions sans réponse. Vers
une heure, elle me demanda à boire, se plaignit d'avoir mal à la
tête, et me supplia de la soulager. Le juge s'approcha. Eu dépit de
668 REVUE DES DEUX MONDES.
mon naturel pacifique, de ma considération pour sa personne, de
mon respect pour la loi, je fus tenté de le prendre au collet et de
le jeter dehors. Que cherchait cet homme? Un coupable, du sang,
une victime de plus. Hélas! à quoi bon?
Evornia, l'entendant parler, ouvrit les yeux. — Que voulez-vous
savoir? demanda- t-elle.
— Le nom du meurtrier, senora.
— Eh bien! ce qu'a dit autrefois la Grecque, je l'ai fait. Mainte-
nant laissez-moi. — Gomme le juge lui adressait une nouvelle
question, et se rapprochait : — Je suis seule coupable, dit-elle en
se. redressant, que vous faut-il de plus?
Elle regarda le magistrat, puis se tourna vers moi. — Ah ! mur-
mura-t-el!e à mon oreille en m'entourant le cou de ses bras, en
appuyant son visage sur le mien, je ne vous fais pas horreur à
vous, vous me plaignez, vous m'aimez quand même. Comment
tout cela est-il arrivé? Je n'en sais rien. J'ai appris sa trahison,
j'ai voulu le mépriser, je n'ai pas pu, je l'aimais trop. Je lui ai
fait acheter une arme, puis je l'ai supplié de ne pas sortir, de
rester près de moi. Il est parti, riant de mes larmes. Le soir, ce
père, ce mari traître, indigne, parjure, revenait en chantant; mon
front brûlait. J'ai été au-devant de lui, il a ouvert son manteau
pour me prendre dans ses bras... Mais pourquoi me le faire dire?
vous le savez.
Elle ferma les yeux et se tut. Le juge se retira enfin; il avait
consenti à laisser Evornia prisonnière chez elle, sous ma responsa-
bilité. Quelle nuit, bon Dieu! J'entendais la sentinelle préposée à la
garde de la jeune femme répondre d'heure en heure aux cris des
veilleurs de nuit, et me rappeler à la réalité contré laquelle mon
esprit se débattait. Yers quatre heures, l'enfant expira. En ce mo-
ment, Evornia poussa un cri terrible; elle prononça deux ou trois
mots que je ne pus comprendre; puis, dans l'affreux délire d'une
fièvre cérébrale, elle se mit à lutter contre un spectre ensanglanté.
V.
Quels replis secrets a donc le cœur? Le scalpel, en le fouillant,
y trouve des nerfs, un tissu spongieux, quatre cavités, le tout en-
veloppé d'un sac membraneux, le péricarde; mais par quel phéno-
mène les peines morales affectent-elles particulièrement cet organe?
Gertes de tout temps j'avais tendrement aimé la petite Evornia,
d'abord pour son babil, sa malice, son espièglerie, puis pour sa
grâce et pour l'intérêt qu'elle prenait à mes travaux. Même après
i
DONA EVORNIA. 669
son mariage, elle n'eût eu garde de passer devant ma porte sans
me rendre visite. Soir ou matin, au moment où j'y pensais le
moins, je voyais apparaître sa jolie tête. Un doigt sur ses lèvres,
elle s'avançait lente, légère, sérieuse, jusqu'à mon fauteuil, me fai-
sait une belle révérence, et, folle, se précipitait en riant sur mes
papiers, qu'elle bouleversait. — Une découverte perdue! s'écriait-
elle alors en levant les bras et en imitant ma voix. — Puis, me pré-
sentant sa joue rose, veloutée : — Frappez, senor, disait-elle. — Je
grondais, mais je l'embrassais... Deux minutes plus tard, assise
près de moi, la main sur mon épaule, elle se faisait expliquer mon
travail. Elle voulait tout savoir de ce qui me touchait, écoutait pa-
tiente la lecture du mémoire que je rédigeais, me grondait de tou-
jours veiller. Cela me semblait tout naturel de la voir ainsi fami-
lière. Il avait fallu le malheur qui venait de l'atteindre pour me
révéler combien cette enfant grandie à mes côtés m'était chère,
pour m' apprendre qu'elle faisait partie de mon être, que mon cœur
tenait au sien par une attache presque maternelle.
Je perdis le sommeil, l'appétit à la suite do tant d'événemens;
je n'abandonnais Evornia que pour courir visiter mes cliens. Les
cris de douleur de la jeune femme m'énervaient, je prenais ma
science en pitié. Penché sur ce front pâle, tenant entre les miennes
cette petite main rendue criminelle par l'amour, j'épiais chaque
symptôme de la fièvre, prompt à la combattre, à la réduire. Je
voulais arracher à la mort cet être aimé ; j'y réussis.
Quinze jours après la confrontalion, dont les résultats avaient été
si inattendus, Evornia était hors de danger. Ce fut un matin, au
moment où le soleil apparut sur l'hoiizon, que la jeune femme
tourna vers moi de grands yeux étonnés. La fenêtre de sa chambre
était ouverte, de légers nuages roses flottaient sur l'azur du ciel ;
elle me regarda longtemps en silence. Mes vêtemens étaient en
désordre, ma barbe était inculte, mon visage maigri. Elle prononça
mon nom, me tendit la main ; je voulus parler, et ne pus que bé-
gayer.
Une semaine plus tard, la malade se levait. Dès la première
heure, il fallut lui apprendre la mort de son fds, tâche dans laquelle
son directeur me seconda. La douleur d'Evornia fut muette.
— Qu'eût-il fait sur la terre? me dit-elle, tandis que de grosses
larmes roulaient sur ses joues ; puis elle ajouta : Je n'étais plus
digne d'être mère. Dieu fait bien ce qu'il fait.
Matin et soir, à l'heure de mes visites, je trouvais Evornia éta-
blie près de la fenêtre de sa chambre. Immobile, absorbée, elle
passait des heures entières à regarder les nuages courir sur le ciel,
à suivre le vol des aigles qui, planant au-dessus des sommets de
670 REVUE DES DEUX MONDES.
la Cordillère, décrivaient de grands cercles, et se perdaient peu à
peu dans les hauteurs.
Mais qu'étaient devenues les « semences animées? » Hélas! elles
reposaient dans la boîte où je les avais replacées, boîte que je
n'avais eu ni le loisir ni le courage d'ouvrir. Un matin, — je venais
de voir Evornia manger avec appétit, — je rentrai chez moi satis-
fait, l'esprit libre de soucis. J'époussetai ma table de travail, sur
laquelle ma gonvernante elle-mêm.e n'a pas le droit de porter la
main; je me sentais en verve, et, le soir venu, je me proposais de
reprendre mes études et mes travaux.
Au retour de mes visites de l'après-midi, alo^s que je me croyais
libre, on me remit une lettre du juge par laquelle il me priait de
passer chez lui. Depuis trois semaines, j'avais oublié les hommes,
leurs passions, leurs rancunes, leurs tribunaux. Evornia était sau-
vée, mon cœur battait d'orgueil chaque fois que j'y songeais. Je
souris au juge lorsqu'il me félicita de cette cure, qu'il qualifiait de
merveilleuse; mais je pâlis en l'entendant me remercier, au nom de
la société, d'avoir conservé un coupable à la justice, au châtiment.
La colère, la surprise, la stupeur, l'indignation, les sentimens
les plus violens et les plus opposés envahirent mon âme à cette
déclaration. Je me contentai cependant de m'incliner; j'avais cent
choses à répondre, mais je n'étais pas maître de moi. Je regagnai
ma demeure à la hâte, e-t je tombai accablé devant ma table, si
joyeusement préparée le matin. Quoi? durant quinze jours et quinze
nuits, j'avais veillé Evornia, épiant les ruses de la folie, de la mort,
pour les combattre, les déjouer et les vaincre, et cela afin qu'un
homme, au nom de la justice, de la société, vînt me déclarer que
cette existence humaine, conquise par la science, lui appartenait!
Evornia, l'Evornia de la nuit funèbre, de la passion jalouse, du
crime, si l'on veut, était morte du coup qu'elle avait inconsciem-
ment porté, coup dont son enfant lui-môme avait été atteint. Celle
que je venais de voii* quelques heures auparavant, pâle, languis-
sante, repentante, vaincue, c'était mon bien, ma conquête. C'est
moi qui avais rendu les battemens à son cœur, la pensée à son
front, les raouvemens à son corps. Evornia était mon œuvre, ma
création, ma fille, — et le juge froidement, d'un air presque ai-
mable, ms remerciait de lui avoir conservé une victime, une pâture
pour son échafaud !
De neuf heures du soir à cinq heures du matin, je me promenai
de long en large dans mon cabinet, entassant l'un sur l'autre les
projets les plus extravagans. Je songeais à ramener Evornia chez
moi ; ma porte était garnie de fer, mes fenêtres aussi solidement
grillées que pas une de la ville, je pouvais soutenir un siège. Le
DONA EVORNIA. 671
peuple en général n'aime gaère la police : il prendrait parti pour
moi, si l'on tentait de forcer ma demeure ; mais après?
L'idée de retourner en Europe me vint aussi. En somme, rien de
plus facile que d'enlever Evornia. Une fois la jeune femme à bord
d'un navire étranger, fût-ce d'un bâtiment de commerce, la justice
mexicaine fermerait les yeux, et la société ferait comme elle.
Aux expédiens violens, impraticables, succédèrent peu à peu dans
mon esprit les solutions sensées, résultat de la réflexion. Je con-
naissais le président de la république, l'intègre Comoufort. C'était
un homme doux, humain, qui lors de son avènement au pouvoir
avait su pardonner à ses ennemis. Il connaissait mes travaux, il
accorderait à mes instances, à mes supplications, la grâce d' Evor-
nia. Je ferais appuyer ma démarche par les ministres de France,
d'Angleterre, d'Espagne, par leur doyen, le ministre de Guatemala,
vieillard de quatre-vingt-cinq ans. L'archevêque de Mexico, à qui
j'avais dédié mon mémoire sur le principe sucré du raphanus sati-
vus niger, présenterait au besoin ma requête. Sa demeure était un
lieu d'asile; à la dernière extrémité j'y conduirais Evornia.
Je me rendis chez le juge. Là, sans rien révéler de mes projets,
invoquant la santé encore mal affermie de ma cliente, je demandai
qu'elle restât prisonnière dans sa demeure jusqu'à la fm du mois.
Le juge, qui s'obstinait à ne voir en elle qu'une criminelle ordi-
naire, ne céda qu'avec peine à mon désir, mais enfin il céda.
Le soir, Evornia me parut plus triste que de coutume. Soit in-
stinct, soit qu'une indiscrétion de la sentinelle placée à sa porte
l'eût instruite des intentions du juge, elle m'entretint de son procès.
Je voulus détourner la conversation.
— Non, me dit-elle, il en faudra parler tôt ou tard, et mieux
vaut que ce soit aujourd'hui. — Avec un sang-froid qui me surprit,
elle examina elle-même son sort futur. — On me laissera vivre,
me dit-elle en concluant, et cependant je préférerais mourir.
Je me récriai. Je ne voulais lai donner aucune fausse espérance;
aussi me gardai-je de lui parler de ma résolution; je me contentai
de lui annoncer que je comptais me mettre prochainement en route
pour Mexico. Elle parut s'inquiéter de mon départ et me supplia de
le retarder. Il s'agissait d'elle, il ne fallait perdre ni une heure ni
une minute; j'eus la force de lui résister.
Elle demeura pensive, comme attristée de mon refus.
— Vous voilà fâchée, lui dis-je; si je ne vous cède pas, c'est qu'il
s'agit d'intérêts graves.
— N'en parlons plus. Vous partez mardi?
— A minuit; ma place est déjà retenue.
— Venez dîner avec moi demain.
672 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ne préférez -vous pas que je sois votre convive le jour de mon
départ ?
— Un mardi! non; c'est un vilain jour, et je suis superstitieuse.
Venez demain, je vous en prie.
Le mardi, pour les Mexicains, a la réputation fatidique prêtée au
vendredi par les Français. Je baisai en signe d'acquiescement les
deux petites mains que me tendit Evornia, heureux de la voir si
calme et de songer que bientôt elle serait libre de se réfugier dans
un couvent, son vœu secret.
Je ne pouvais, sans être coupable à mes propres yeux, partir
pour Mexico avant d'avoir étudié à fond les « semences animées. »
J'étais si convaincu du bon résultat de mon voyage que je me mis
résolument à l'œuvre. Avec quelle émotion j'ouvris la boîte qui
renfermait les précieuses graines, avec quelle joie je les posai sur
l'immense feuille de papier préparée pour les recevoir ! Deux des
semences, comme pour répondre à mon impatience, se mirent
presque instantanément à se mouvoir. Elles tournaient, pivotaient,
se renversaient dans les directions les pins opposées, les plus fan-
tastiques. Le phénomène n'était pas le résultat d'une force à direc-
tion constante; je ne savais que penser.
J'ouvris une semence, une de celles qui restaient immobiles.
Elle renfermait une fécule grise qui, examinée au microscope, se
composait de grains irréguliers et transparens. Je couvris tout un
cahier de notes, me proposant, dès mon arrivée à Mexico, de dé-
poser ces observations succinctes entre les mains du secrétaire de
l'académie, précaution qui au besoin me permettrait d'établir la
priorité de mes recherches. Mais il me fallait le pourquoi du phé-
nomène; je me disposais à disséquer une des graines qui conti-
nuaient à se mouvoir sous mes yeux, lorsque je me ravisai. Avant
trois jours, je devais être à Mexico; ne valait-il pas mieux procéder
à mes expériences devant l'académie? Saisi de cette idée, j'empa-
quetai soigneusement les semences dont les singulières propriétés
devaient bientôt mettre en émoi tout le monde savant.
L'imagination, cette folle qui ne dort jamais, me fit croire cette
nuit-là que mon voyage était accompli. Je rentrais à Orizava por-
teur d'un parchemin couvert de sceaux et de paraphes, document
en vertu duquel la grâce pleine et entière d'Evornia Aceval était
accordée au docteur Bernagius, comme récompense de ses belles
études sur les « semences animées. »
YI.
Le lundi soir arriva, lourd, chaud, accablant. De gros nuages
noirs, chassés par le vent nord-est, venaient depuis le matin se
DONA EVORNIA. 673
heurter contre les cimes de la Cordillère, et, trop lourds pour s'éle-
ver davantage, s'amoncelaient au-dessus de la riante vallée de la
Perle. L'électricité chargeait l'air de son fluide invisible, agaçant
les gens nerveux, surtout les femmes. Vingt fois dans la journée,
j'avais été appelé par mes clientes; elles se plaignaient d'éblouisse-
mens, d'impatiences, de terreurs secrètes, d'envie de pleurer : dé-
sordres de l'organisme qui devaient disparaître avec l'orage formi-
dable dont nous étions menacés.
De temps à autre, un éclair emplissait mon cabinet d'une lumière
blanche, éblouissante. Je prévoyais un coup de tonnerre, et je prê-
tais l'oreille afin de suivre la direction du son; mais les éclairs,
toujours silencieux, se succédaient en se teignant de rouge. Deux
beaux xylophages que j'avais récoltés la veille et piqués sur ma
table se débattaient furieux. Les points lumineux qui ornent le cor-
selet de cet insecte et le font rechercher comme parure par les
dames mexicaines brillaient avec une intensité extraordinaire. Exis-
tait-il donc un rapport entre l'électricité et les organes phospho-
rescens de mes deux coléoptères? J'allais tenter une expérience,
lorsque je me souvins qu'Evornia m'attendait.
Je sortis ; il faisait nuit. Les éclairs, à chaque minute, embra-
saient l'horizon. Orizava, ses dômes, ses maisons, ses clochers, ses
montagnes, apparaissaient soudain comme en plein soleil. Lorsque
j'atteignis la place de Siint-Jjan-de-Dieu, deux nuages comlii-
nèrent si bien leur électricité qu'une femme qui marchait devant
moi se jeta à genoux. Je saisis ma montre, une détonation sèche
ébranla les montagnes. Or, le son parcourant trois cent quarante
mètres par seconde, je pus calculer que le fluide électrique avait
dû s'abattre à quatre mille cinq cents mètres du lieu où je me trou-
vais; mais où, dans quelle direction? Les sens nous trompent, il
leur faut une longue éducation pour les tenir en garde contre l'er-
reur. Ce n'est ni un sot ni un naïf que l'enfant qui veut prendre la
lune; son œil encore inexpérimenté la lui montre sur le même plan
que ses hochets. Aussi c'est toujours en vain que j'ai tenté de faire
comprendre aux Indiens que le son peut être réfléchi comme la
lumière, et de leur expliquer ainsi le phénomène de l'écho. Peine
perdue! On m'a traité d'imposteur, tandis que les imposteurs sont
les sens. Un jour, traversant avec Ayotepetl (Tortue de Pierre) les
gorges de la Sierra de Quichtlan, l'écho répéta un sifflement lancé
par le célèbre chef apache. — Quelqu'un est là, me dit-il en arrê-
tant son cheval et en me regardant avec méfiance.
— Non, lui répondis-je, c'est l'écho.
— Quelqu'un est là, répéta-t-il impérieusement; est-ce un des
tiens?
TOME Cil. — 1872. '43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
Je pris la peine de lui expliquer que son oreille le trompait, que
le sifflement qu'il avait produit, bondissant sur les couches de l'air
et s'étant heurté contre une roche, nous revenait par un angle de
réflexion égal à celui d'incidence. L'irascible Indien, croyant à une
trahison ou furieux de se voir démenti, me décocha un coup de
poing qui, m'atteignant à l'arcade sourcilière droite, me fit voir, —
erreur de mes sens, — une pluie d'étincelles assez semblable à celle
que produit la combinaison du fer dans l'oxygène. Le peuple, obser-
vateur sagace, a raison de déclarer que, dans les expériences de
cette nature, le patient voit trente-six chandelles. Sous la double
influence de ]a douleur et de la colère, je répondis à l'agression
d'Ayotepetl par un coup de cravache qui nous brouilla à jamais, et
cet homme des plaines est mort sans avoir compris le phénomène
de l'écho.
Evornia m'attendait, je la trouvai un peu nerveuse, un peu surex-
citée. Elle m'accueillit par cette gracieuse accolade mexicaine qui
me surprit si fort la première fois que j'en fus l'objet. Nous nous
mîmes à table; la vieille Indienne que j'avais placée près d'elle
nous servit. De quels soins touchans je fus entouré durant cette
soirée! On eût dit que la jeune femme voulait me payer en une fois
de tous les soucis qu'elle m'avait causés, qu'elle devinait l'eflbrt que
j'allais tenter en sa faveur, et voulait d'avance m'en récompenser.
Après le dîner, elle me ramena dans sa chambre, m'établit dans
un vaste fauteuil, posa sa tête redevenue charmante sur mes genoux,
et se mit à me parler du passé. Quelle mémoire ! que de faits oubliés
elle me rappela, sans compter celui de mes hyménoptères si fan-
tastiquement classés! Je lui avais, paraît-il, acheté sa première
poupée, et ladite poupée, tant qu'elle avait vécu, s'était nommée
Rita Bernagius.
De mes herborisations, je rapportais toujours des fleurs sau-
vages pour ma petite amie. Ces fleurs, elle en savait les noms,
l'ordre, la famille, la tribu. Elle me parla de cette hydrocotyle à
laquelle le savant Richard a donné mon nom. Prévoyant sans doute
l'honneur qui m'était réservé, j'avais sauté de joie, une fois sûr
que mon hydrocotyle était inédite ; j'avais dansé, disait Evornia, et
comme elle avait ri !
Elle me parla de mes mémoires, de ses pauvres qu'elle m'obli-
geait à visiter. On s'adressait à elle lorsque l'on voulait obtenir
quelque chose de moi. Je disais non, et elle me faisait obéir à mon
insu. Un beau jour, je donnai son nom à un toucan ; elle se révolta,
l'oiseau lui semblait laid, armé de son énorme bec. Je débaptisai
le toucan pour dédier à ma petite amie un colibri au plumage d'or,
d'émeraude, de rubis, de pourpre, — YEvomia mirabilis.
DONA EVORNIA. 675
Evornia, bien qu'elle ne l'eût plus entendu depuis son enfance,
se souvenait encore du refrain que je lui chantais de temps à autre
pour l'endormir. On m'avait probablement bercé moi-même h l'aide
de cette chanson, car je ne me souvenais ni où ni quand je l'avais
apprise. En l'entendant soudain fredonner par Evornia, dont l'ac-
cent étranger et doux possédait je ne sais quel charme, je fus ému.
La jeune femme le remarqua, n'acheva pas, et nous demeurâmes
silencieux.
A dix heures, je voulus me retirer; elle me retint encore. Elle
ne parlait plus guère; mais, le front appuyé sur mes genoux, elle
semblait reposer. De loin en loin un soupir, un tressaillement in-
volontaire, fébrile. Je la crus endormie, et me penchai vers elle.
— Ne bougez pas, me dit-elle, je suis si bien là, docteur, que j'y
voudrais rester toujours. Comme je vous aime, mon ami, mon seul,
mon véritable ami! Vous l'ai-je dit souvent? l'avez-vous toujours
senti? Lorsque j'étais petite, j'étais toujours chez vous, et, pour me
dépiter, on me nommait M'"^ Bcrnaglus. On ne réussissait qu'à me
rendre fière. Si vous aviez voulu, docteur, j'aurais été votre femme.
Je me mis à rire de cette idée, songeant à ma tournure, à la
sienne, à son âge, au mien.
— Ne riez pas, me dit-elle en se redressant avec vivacité, cela
me fait mal de vous entendre rire.
— C'est qu'il est tard, que vos nerfs sont excités par l'orage et
qu'il faut vous reposer, mon enfant. Adieu!
— Pas adieu, ami, au revoir !
J'étais à peine rentré chez moi que l'ouragan, si longtemps con-
tenu, éclatait enfin au-dessus de la ville. Durant plus d'une heure,
le vent, le tonnerre, la pluie, firent rage; jamais à ma connaissance,
les élémens ne s'étaient livré une pareille lutte dans notre paisible
vallée. Peu à peu le vacarme cessa, la pluie seule continua de tom-
ber. Je m'endormis en songeant au plaidoyer que je présenterais à
Comonfort, et que je voulais rendre irrésistible.
Il est huit heures du matin; je reçois l'ordre d'aller constater le
décès de doîia Evornia Aceval, qui s'est donné la mort hier à mi-
nuit!
J'aurai ce courage; elle comptait sur moi lorsqu'elle m'a dit : Au
revoir! J'étouffe. Qu'ils sont heureux ceux qui peuvent pleurer!
Lucien Biart.
SOUVENIRS
DE L'ADRIATIQUE
III.
LE PACHALIKAT d'ÉPIRE ET l' IIE LLÉ^'I SMK EN TURQUIE (1),
I.
Le vaste pachalikat d'Épire est borné d'un côté par la Mer-lo-
.nienne, de l'autre par la mer Egée; on voit qu'il traverse la Turquie
méridionale tout entière et qu'il comprend laThessalie, province qui
dépendait du gouvernement de Saloiiique il y a quelques années.
La chaîne du Pinde divise ce viîayet en deux parties. Au sud, il
touche partout au royaume de Grèce, au nord à la Haute-Albanie
et à la Macédoine. La vallée de la Woyoulza, l'ancien Aoûs, par la-
quelle nous étions entrés dans cette province et que nous avons
suivie durant cinq journées, d'Avlona à Janina, est une des plus
belles de celte région. Le fleuve roule entre deux chaînes de mon-
tagnes; tantôt il glisse tranquille et limpide sur des nappes de
sable, tantôt, bouillonnant et couvert d'écume, il se précipite comme
un torrent. Le sentier à peine tracé contourne les rochers, passe au
pied de grandes masses grises qui s'élèvent à pic sur le bord des
eaux, grimpe dans les gorges, se perd dans les bois, et cependant
lais33 presque toujours la vue s'étendre au loin sur la vallée. Au
mois de janvier, les couleurs presque [)â!es, bien que toujours très
pures, les lignes précises des tableaux qui se succédaient sous nos
(1) Voyez la Bévue du 1" novembre.
SOUVENIRS DE l'aDRIATIQUE. 677
yeux, donnaient à cet ensemble une distinction et un charme d'au-
tant plus vifs que déjà tout annonçait le voisinage de la Grèce.
L'Épire entière n'est qu'une vallée, au milieu de laquelle plu-
sieurs fleuves forment des bassins souvent parallèles; à l'est s'élève
la grande chaîne du Pinde, sur le bord de la mer les monts Acrocé-
rauniens et vingt sommets sans nom; de chacune de ces murailles
descendent des contre -forts. Quand ces hauteurs sont trop rappro-
chées les unes des autres, on ne voit que des roches de couleur
grise, dris cimes neigeuses et des précipices, de faibles cours d'eau
qui coulent péniblement sur un lit de pierre. La grandeur de ces
masses, l'uniformité d'une végétation pauvre, l'absence presque
continuelle de la vie, le silence de la solitude, le manque d'horizon,
l'étroitesse du ciel qu'on n'aperçoit que par de rares échappées,
tout cet ensemble est d'une profonde tristesse. Quelques-uns de
ces cantons, celui de Souli par exemple, sont d'un aspect lugubre.
C'est dans de pareils sites que l'imagination des anciens avait placé
l'Achéron infernal, lleuve qu'ils ont décrit si exactement et qui rap-
pelle le S:yx arcadien. On comprend en parcourant ces contrées
quel genre de désolation la religion hellénique prêtait au Tartare.
L'Épire, il est vrai, a de belles prairies, comme cell.'.s de Paramy-
thia; quelquefois les villes s'élèvent au milieu des bois d'oliviers :
Avlona au nord, Prévésa au sud, cachent dans des jardins leurs
minarets et leurs vieilles murailles en ruines. Le village de Parga
est perdu dans les citronniers; mais ce qu'il faut surtout dans ce
pays pour qu'il ait une complète beauté, c'est que la vue s'étende
au loin. La capitale du vilayet, Janina, a ce rare bonheur; si cette
ville vo't devant elle, à quelques pas, la lourde chaîne du Pinde,
au sud les sommets d'Arta, ceux des monts Odrys, sont assez éloi-
gnés pour être revêtus par la lumière de ce gris lumineux, brillant
comme un tissu de soie, qui recouvre les montagnes sous le ciel
d'Orient dès que nous les voyons à distance. Janina déroule en long
ruban sur les bords d'un lac ses maisons, ses mosquées, ses églises;
ainsi s'ajoiit^mt à l'aspect grandiose du tableau la variété et la vie
que l'eau donne toujours, même à la nature la plus aride.
Le gouvernement d'Épire a imprimé en 1871 une statistique du
vilayet dans le Salinameh ou annuaire officiel; bien que ce do-
cument soit très incomplet et qu'il ne faille pas toujours accepter
sans contrôle les renseignemens qu'il donne, nous devons cepen-
dant en tenir grand compte. Il est certain que l'autorité a fait faire
un recensement, qu'elle a même commencé l'inventaire des champs
cultivés et des maisons; elle connaît bien les sommes qu'elle dé-
pense pour la province; si nous devons avoir une crainte, c'est
qu'elle exagère ses évaluations. D'autres travaux récens, un rap-
678 REVUE DES DEUX MONDES,
port de M. Stuart, publié dans l'enquête ordonnée par la Grande-
Bretagne, sur l'état des classes laborieuses (1), plusieurs études
de M. de Giibernatis dans le Bulletino consolare du royaume d'Ita-
lie, les archives du consulat de France à Janina, enfin les mono-
graphies locales, surtout celles qu'avait commencées M. Aravanti-
nos et que sa mort vient d'interrompre, permettent de corriger les
chiffres donnés par la Porte.
La superficie du vilayet est de Zi5,000 kilomètres carrés, la po-
pulation de 718,000 âmes, ce qui donne en moyenne 17 habitans
par kilomètre. La province est divisée en cinq sandjaks, ceux de Ja-
nina, de Prévésa, d'Argyro-Gastro, de Bérat et de Trikala ou de
ïhessalie. 11 est difficile de savoir quel est le nombre des Turcs; on
l'évalue à iO ou 11,000 seulement; par contre, le Salinameh indique
251,000 musulmans, chiffre qui peut être considéré comme certain.
Ces mahométans étaient autrefois chrétiens et appartiennent à la race
des Chkipétars. Les Albanais d'Epire n'avaient été convertis à la reli-
gion grecque qu'imparfaitement, ils ont accepté la croyance nouvelle
sans difficulté. La faute de ce changement est au patriarcat de Con-
stantinople, dont la propagande n'avait été ni assez suivie ni assez
sérieuse. Ces chrétiens devenus musulmans suivent dans les villes
les préceptes du Coran, et même doivent à leur médiocre culture
une rigueur intolérante; dans les campagnes, la foi à l'islamisme
est souvent aussi incertaine que dans le pachalikat de Scutari. Les
Albanais représentent les 67 centièmes de la population totale du
vilayet. Ils sont surtout groupés au nord dans les provinces de Bé-
rat et d'Ârgyro- Castro; on n'en trouve plus que 25,000 dans la cir-
conscription de Prévésa. L'élément grec domine donc au sud. La
Thessalie est grecque presque tout entière. Si dans le sandjak de
Janina le recensemant ne donne que 29,000 Grecs, les Albanais
hellénisés y forment une masse considérable. Il faut ajouter à ces
différentes races i3,000 Valaques, qui habitent surtout les districts
de Malakas et d'Aspro-Potamos. Quant aux Slaves, M. Stuart et M. de
Gubernatis en portent le chiffre l'un à 18,000, l'autre à 20,000,
en admsttant qu'ils ont peuplé autrefois le canton de Zagori; mais
cette partie de l'Épire, si elle a été habitée par ce peuple au moyen
âge, conserve aujourd'hui de si vieilles traditions grecques qu'on
ne peut guère admettre l'influence durable de cette invasion. Le
pays de Zagori a une culture tout hellénique; on y retrouve en
particulier ces corporations de médecins, célèbres dans la Turquie
d'Europe, qui conservent encore les vieilles formules de l'école hip-
(1) Further reports respecting the condition of the industrial classes and the pur-
chase power of money in foreign countries, London 1871.
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 679
pocratique. Il serait utile, avant que ces pratiques ne disparaissent
tout à fait, de les décrire scientifiquement, on y trouverait des
usages qui remontent à la plus haute antiquité.
Le budget de la province porte les recettes à 12 millions de francs.
La statistique officielle nous rend le grand service de ramener les
impôts perçus en Turquie à une classification simple. Il est rare
qu'un étranger, même avec de grands efforts, puisse comprendre le
système financier, en apparence compliqué, de l'empire ottoman.
Je trouve vingt-deux taxes différentes dans un rapport consulaire;
le Salinamch ne donne que cinq espèces d'impôts, le vcrghi, taxe
foncière, le bêdélié payé par les chrétiens comme compensation du
service militaire, auquel ils ne sont pas astreints, les dîmes, les
droits sur les bestiaux , et enfin les contributions indirectes. Le
verghi est fixé à Constantinople pour chaque province; le conseil
administratif de Janina divise ensuite la somme que l'Épire doit
payer en cinq parties qui correspondent chacune à l'un des sand-
jaks, puis en autant de groupes que l'on compte de casas ou dis-
tricts. Ce système diffère peu de celui qui est suivi dans la plus
grande partie de l'Europe. Le contingent de l'Épire pour l'impôt
foncier est de 2 millions de francs. Le têmétou, qu'on joint d'ordi-
naire au verghi, est payé par toute industrie à raison de h piastres
pour 1,000 piastres de revenu. L'impôt militaire est de h fr. 00 c.
par tête pour chaque famille chrétienne; il donne dans cette pro-
vince un peu plus de 1 million de francs. Les hommes de douze à
soixante ans seuls y sont soumis. Leur nombre doit être d'environ
220,000, chiffre qui s'accorde avec ceux que nous avons adoptés,
et qui contredisent les évaluations, à notre sens trop peu élevées,
de M. Stuart. Les dîQies sont vendues annuellement au prix de
5 millions. Toutes les autres taxes réunies ne produisent guère plus
de 3 millions de francs. On voit que l'impôt en Ëpire donne une
proportion de 17 francs par tête. Ce n'est pas l'exagération des
taxes qui provoque les plaintes des raïas, c'est la manière dont elles
sont perçues dans un pays qui n'a pas de cadastre, qui pratique le
déplorable système des fermes, où le contribuable n'a nulle ga-
rantie contre l'arbitraire ou le caprice.
L'argent recueilli dans la province sert en partie à payer les
fonctionnaires turcs; le reste est envoyé à Constantinople. La Porte
dépense moins de h millions de francs dans un vilayet où elle
touche 12 millions, encore sur le total de la dépense faut-il compter
2 millions 1/2 pour les traitemens des hauts dignitaires. Le vali re-
çoit 108,000 francs par année, les cadis et les administrateurs de
sandjak touchent chacun 36,000 fr., le chef des finances 2/4,000, le
directeur de la douane et celui de la correspondance 18,000 francs.
680 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce sont ces sommes élevées qui absorbent les revenus de la Porte.
Le sultan du reste donne l'exemple. Si la liste civile du chef du
gouvernement français était calculée par rapport au revenu général
d'après les même^ proportions que celle du grand-st'igneur, elle dé-
passerait 200 millions. Par contre, les employés irilerieurs n'ob-
tiennent pas du trésor la somme strictement nécessaire pour vivre.
Telles sont les dépenses de l'aristocratie administrative, entourée
d'une nombreuse clientèle, qu'elle doit presque toujours s'endetter
pour suffire aux fiais nui l'accablent; ses subordonnés, j)Our aug-
menter leur traitement, sont dans l'obligation de recourir au bak-
chich.
La Porte dépense en Épire pour l'instruction publique 30,000 fr.
exclusivement attribués aux écoles musulmanes. Ces institutions
sont nombreuses. Les enfans y passent des années; on aurait tort
de croire qu'ils vivent dans l'ignorance, mais il faut du temps pour
apprendre à lire le turc, et surtout pour écrire une langue qu'on
ne peut bien parler qu'en connaissant l'arabe et le persan. L'âge
de quinze cà seize ans arrive sans que l'élève sache autre chose que
lire et écrire. Deux cent mille francs sont consacrés aux travaux
publics. Le gouvernement a commencé trois rontes, l'une va de
Janina à Arta, l'autre au nord vers Argyro-Castro, enfin la troisième
doit rejoindre la capitale du vilayet à l'escale qui est en face de
Coi-fou. Si imparfaits que soient ces chemins, et bien que les pluies
emportent les ponts chaque année, le voyageur habitué à l'Orient
ne les voit pas sans surprise. Les sommes que produisent les impôts
disent la pauvreté du pays, bien que la ïhessalie ait des plaines
magnifiques, le Pinde de belles forêts, qu'une grande partie de
l'Ëpire, laissée en friche, puisse être cultivée. Gomm-e dans tous les
pays où l'agriculture est négligée, l'Épirote préfère l'élève des mou-
tons et des chèvres au labourage. On compte dans la province,
d'après la dîme, 3 millions de ces animaux, c'est-à-dire 37 têtes
par maison; la France n'en possède pas plus de 5 par famille. Ces
vastes troupeaux sont un obstacle à tout progrès de la cnlture ; ils
détournent le paysan du travail pénible en lui assurant d'assez forts
bénéfices sans qu'il s'impose de fatigue, ils encouragent la paresse,
ils empêchent le reboisement des montagnes, où les pousses des
jeunes arbres sont détruites chaque année; ils sont un des fléaux du
pays.
L'administration présente dans cette province tous les caractères
que nous avons remarqués précédemment dans le vilayet d'Andri-
nople. Ce qui est en Épire un sujet d'études plus neuf, c'est le ca-
ractère même de la population chrétienne. Presque exclusivement
albanaise au nord, elle subit tous les jours l'influence des Grecs,
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 681
s'instruit dans leurs écoles, se sert de leur alphabet pour écrire sa
langue, partage leurs idées. Nombre de patriotes d'origine clikipé-
tare qui avaient acquis une grande fortune l'ont consacrée à des
œuvres helléniques. Dans les districts méridionaux où l'élément
grec est prédominant, on trouve une population plus intelligente,
moins cultivée que l'Hellène de la Grèce propre, plus énergique et
plus rude. La Basse-Epire, qui commence à Janina, n'a j iiiiais en-
trevu que de loin la civilisation hellénique. Pour Thucydide, la Grèce
civilisée s'arrêtait à iNaupacte; les Étoliens, à ses yeux, étaient déjà
des barbares qui vivaient toujours en armes; les Acarmniens ne se
sont jamais mêlés que par exception aux événcmens qui passion-
naient le Péloponèse et l'Attique. Le pays des Molosses-Épirotes
resta plus isolé encore. Hérodote plaçait dans ces régions, aux fron-
tières extrêi!)es du monde grec, l'oracle pélasgique de Dodone, sanc-
tuaire mystérieux où les arbres prédisaient l'avenir, où les forêts
étaient le temple de la Divinité. On ne trouve plus en Épire les
restes d'un seul édifice qui témoigne d'une civilisation avancée, si
on exe pte les grandes et belles ruines de Nicopolls, cette capiiale de
fondation récente qu'Auguste éleva près du promontoire d'Actium
en souvenir de sa victoire, et, comme les historiens le marquent
clairement, pour créer un centre d'industrie et de progrès dans
un pays resté jusque-là sauvage. Toutes ces constructions sont
en briques; elles frappent par le vaste développement de l'en-
ceinte encore intacte, par les masses qui servaient de soubasse-
ment aux édifices; les temples et les palais étaient autrefois re-
vêtus de plaques de marbre ou de stucs élégans. D^ux grands
théâtres, des bains, d'autres monuraens dont la destination n'est
plus certaine, s'élèvent à côté des aqueducs et des murs, au mi-
lieu des grandes herbes que parcourent dis troupeaux de bœufs
et de chèvres, entre deux mers qui baignent un isthme étroit,
en face des chaînes entassées de l'Acarnanie. La ville qui fut bâtie
en ce lieu reçut des administrateurs, des soldats, quelques familles
riches; elle vécut au milieu d'un luxe dont les écrivains de l'anti-
quité nous ont dépeint l'éclat; elle n'eut que peu d influence sur
le reste de la province, qui garda ses vieilles mœurs. On ne voit
partout en Epire qu'un seul genre de construciions, ce sont les murs
dits pélasgiquos ou cyclopéens. Hs sont plus nombreux dans cette
province qu'en aucun autre pays du monde ancien; ils font le grand
intérêt pour l'archéo'ogue d'un voyage dans ces régions. Dans la
seule vallée de Paramythia, on trouve dix ou douze enceintes de ce
genre. EU^^s sont aussi fréquentes sur les deux rives de l'Aoïis; c'i st
par centaines qu'il les faut compter dans toute l'Épire. CtHie aichi-
tecture a même laissé dans le pays des villes entièies, comme celle
de Kastritza, où les murs, les rues, les soubassemens des maisons,
682 REVUE DES DEUX MONDES.
nous montrent ce que devait être une cité cyclopéenne. Zalongo pos-
sède de belles voûtes pélasgiques qui témoignent déjà d'une véri-
table habileté, un palais bâti dans ce style, et, ce qui frappe da-
vantage encore, un théâtre. Il est facile de voir que ce mode de
construction ne doit pas être toujours attribué à la haute antiquité,
qu'il se conserva dans un temps où le monde antique avait déjà une
culture très avancée. II témoigue toutefois du peu d'influence qu'eut
l'art grec sur ces contrées.
L'histoire ne contredit pas les monumens. La vie de Pyrrhus, sur-
tout pour l'époque qu'il passa dans son pays natal, nous dépeint
l'Épire comme un état barbare; le pays était resté soumis à des rois
quand le principat avait disparu de toute la Grèce. On retrouve dans
Plutarque une suite de détails de mœurs que les coutumes des Al-
banais modernes expliquent seules; son héros même, bien qu'élevé
en Egypte et en Macédoine et doué de qualités supérieures, ne fut
jamais qu'un condottiere de génie. Nous le voyons se jeter en Macé-
doine sans autre motif que le désir de faire une razzia, passer d'une
cause à une autre, rechercher les combats singuliers, se mettre au
service de quiconque l'appelle. Bien qu'il commande à des soldats
de différentes nations, une petite troupe d'hommes dévoués ne l'a-
bandonne jamais; c'est avec elle qu'il parcourt le monde. Dédai-
gneux des lettres, insensible aux arts, étranger aux qualités comme
aux défauts des Grecs, il ne recherche que la mêlée et l'action,
moins encore pour les triomphes de tactique, bien qu'il y ait excellé,
que pour le rôle personnel qu'il joue, l'épée à la main, en face de
l'ennemi. Pyrrhus est le héros de l'Épire, le seul grand homme
qu'elle ait produit dans les temps anciens, au moment même où la
Grèce n'allait plus avoir de grands hommes.
Au moyen âge, cette race eut des chefs qui rappellent le roi des
Molosses, mais dont le rôle fut moins illustre; tel fut, à la fin du
XV* siècle, le plus remarquable d'entre eux, Mercure Boua, dont le
monument funèbre se voit aujourd'hui à Trévise. Coronaïos de
Zanthe a raconté sa vie dans un poème en vers grecs qui est con-
servé à la bibliothèque de Turin (1). Mercure quitte de bonne heure
sa patrie; il prend part aux guerres d'Italie, tantôt dans un camp,
tantôt dans un autre; il recherche moins la solde et le butin que
l'activité. Ses compagnons d'armes et lui ne savent que se jeter
dans le combat. Venise les soumet parfois à une discipline; elle en
faitalois une cavalerie légère qu'elle lance pour engager l'action
ou pour la terminer. Ce qui domine en eux, c'est l'ardeur, l'impé-
tuosité» un courage qui ne regarde rien. Ils ont décidé plus d'une
(i) Le gouvernement grec vient de publier ce poème, qui a paru par les soins de
M. Satbas, avec une importante iatroduction sur le caractère et l'histoire des Épirotes,
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 683
fois de victoires importantes. On peut répéter à leur sujet ce que
Plutarque disait de Pyrrhus ; « le repos leur est inconnu; ne faire
de mal à personne, ou n'en point subir, leur est insupportable. »
Mercure lui-même, retiré à Venise, a dicté le long récit de ses
exploits au pauvre scribe qui les mettait en vers. Nous avons là une
histoire de l'Europe depuis 1495 jusqu'à 1520, racontée comme
pouvait le faire un Épirote. Ce chef de bandes avait vu de près
Charles YIII et Louis XII, il avait assisté aux conseils de Jules II, à
ceux du sénat de Venise ; il peint à sa manière ces personnages et
ces assemblées. Peu d'œuvres littéraires ont au même point cette
étrange naïveté; c'est là un poème unique où il faut chercher non-
seulement le tableau des mœurs épirotes au début des temps 'mo-
dernes, mais surtout un exemple des sentimens très simples qu'é-
prouvent les rudes intelligences en face de la civilisation, des
pensées indécises, des réflexions incomplètes qui les agitent, et
qu'elles essaient en vain d'exprimer.
Cette énergie du caractère s'est montrée à nouveau il y a cin-
quante ans, lors de la guerre de l'indépendance. Les Albanais hel-
lénisés se ti'ouvent mêlés à tout ce qui se fit alors d'héroïque; ils
peuvent être fiers de leur part de gloire. Ils ont donné à cette lutte
Karaïskakis, Zaïmis, Miaoulis, Botzaris, Canaris et vingt autres,
nés en Épire, ou de familles exilées qui étaient venues se fixer en
Grèce. On sait le désespoir de ces femmes qui se jetèrent du haut
des rochers de Zalongo pour échapper aux musulmans, et tous ces
faits d'éclat qui, chantés alors par nos poètes, sont encore ra-
contés dans le pays. La désolation des montagnes de Souli, où
on ne voit au milieu des hauts sommets à pic, des ravins et des
gorges, qu'une forteresse turque, rappelle l'héroïsme des habitans
de cette contrée. Quelques rares bergers qui conduisent des chèvres
au milieu de ces pierres montrent la citadelle avec colère. L'un
d'eux insulta le gendarme qui nous précédait, aucune violence ne
put forcer ce Souliote à rétracter ce qu'il avail; dit; le Turc, vaincu
par cette obstination, le laissa aller la figure tout en sang; ce gar-
çon de quinze ans en s' éloignant répétait ses injures, et criait que
le jour de la vengeance viendrait. Il y a là une force de caractère
qui n'est point dans les habitudes générales des Grecs. Ce peuple
a presque toujours depuis des siècles un courage plus souple, plus
réfléchi, plus habile; les Grecs souhaitent que cette âpre té soit mise
tôt ou tard au service de leur cause. Les Épirotes, moins intelligens
que les autres Hellènes, ont du reste plus de suite dans les idées,
une imagination moins vive, une conduite plus simple, et par là en-
core ils pourraient être d'utiles alliés.
Les communautés purement grecques de l'Epire ont les mœurs
et les institutions que conserve partout en Turquie la famille hellé-
684 REVUE DES DEUX MONDES.
nique. Si on se borne à les étudier dans cette province, on n'en
comprendra ni la force ni la faiblesse; pour en voir toute l'impor-
tance, il faut les considérer dans l'empire ottoman tout entier. Les
idées et les aspirations de cette race, dispersée dans des pays si di-
vers, ont toujours exercé en Orient une grande influence; elles for-
ment ce qu'on appelle l'hellénisme.
II.
On compte en Turquie environ 2 millions de Grecs, partagés à
peu près également entre les provinces d'Asie et celles d'Kurope. Si
nous ajoutons à ce chiffre celui de la population du royaume de
Grèce, nous n'arrivons pas à plus de 3 millions 1/2 d'Hellènes. 11
semblera peut-être que ce total est peu élevé, mais il faut remar-
quer combien les races sont divisées en Oiient. On porte à h mil-
lions le nombre des Arméniens; 2 millions seulement dépendent de
la Sublime-Porte. Les Albanais sont beaucoup moins nombreux que
les Grecs. Quant aux Slaves chrétiens, — les seuls dont nous de-
vions nous occuper ici, — les Serbes des provinces immédiates, les
Bosniaques, les Bulgares et les Croates, peuvent être évalués au
chiffre de 3,800,000.
Si on excepte la Thessalie, le sud de l'Épire, les îles de l'Archipel
et quelques parties de la Macédoine, les Grecs se trouvent établis le
long des côtes, ils forment une bordure que l'on retrouve tout autour
de l'empire ottoman. Ainsi les ports de l'Asie -Mineure sont, pour
la plus gr:inde partie, en leur pouvoir; ainsi ils occupent les deux
rives de la mer de Marmara, et dans le Pont-Euxiu on les rencontre
depuis Coiistantinople jusqu'au Danube, depuis le Bosphore jusqu'à
Trébizonde. Le reste de la race est répandu à l'état de colonies
dans les |)ays slaves et en Asie. Les Grecs sont donc partout, bien
qu'ils ne possèdent en pi'opre que des provinces peu étendues. La
situation des Aruiéniens est loin d'être aussi favorable. Le territoire
qu'ils occupent n'est qu'une sorte de bande qui touche à la mer au
nord par le Caucase, au sud par la Cilicie, et qui traverse l'Anatolie
tout eiitièie. La plupart, enfermés dans leurs provinces, jouissent
d'une indépendance sauvage qui inquiète peu le gouvernement
turc. Les Slaves vivent isolés dans leurs montagnes ou dans leurs
plaines. On sait que les plus nombreux d'entre eux, les Bulgares,
sortent à peine de la barbarie. Les qualités les moins contestées
des Grecs leur ont donné jusqu'ici une évidente supériorité sur les
autres races de l'empire; leur esprit d'entreprise, leur activité com-
merciale, leur habitude de la mer, les distinguent, même pour l'ob-
servati3iir le moins attentif, des Slaves et des Albanais. Si l'Arménien
est habile au négoce, il se tourne très peu vers l'Europe; ce peuple
SOUVENIRS DE L ADRIATIQUE. 685
asiatique semble se rappeler toujours ses origines. Ses plus riches
communautés, dans les grandes villes de Turquie, vivent chez elles
sans rapport avec les autres familles chrétiennes qui les entourent.
Les Giecs doivent aux legs que leur a faits l'empire byzantin, aux
sympathies de l'Europe qui leur ont souvent donné un utile appui,
d'autres avantages plus précieux. L'empire de Gonstantinople leur
a laissé radinmistratioii des chrétiens d'Orient qui prennent le titre
d'orthodoxes. Depuis trois cents ans, ce sont les Hellènes qui gou-
vernent presque tous les non-musulmans de la Turquie. Certes les
cadres de l'ancienne église ont été modifiés. Des circonscriptions
qui comprenaient douze évêchés n'en comptent plus qu'un ou deux;
telles sont celles de Philippopolis, d'Andrinople, de Janina. Il n'en
est pas moins vrai qu'aujourd'hui encore la race grecque garde
seule le privilège de donner des évêques aux orthodoxes de la Tur-
quie. La haute église est tout entière en son pouvoir; or, pour les
chrétiens, dans l'empire ottoman, l'évêque représente l'administra-
tion; non -seulement il règle les mariages et les divorces, mais il
veille à l'exécution des testamens; il a la haute main dans la ques-
tion des écoles, dans celle des hospices et de tous les établissemens
d'utilité publique. La plu[)art des contestations civiles sont portées
à son tribunal. Dans les conseils du gouvernement, où se décident
les affaires des finances et de justice, il est, aux termes de la nou-
velle loi sur les vilayets, le représentant légal de la communauté.
C'est par son intermédiaire que passent les plaintes des raïas à l'au-
torité. Il a entrée partout et en tout temps, et, quand il veut parler
un langage ferme, il est rare qu'il ne soit pas écouté. Par ses rela-
tions avec Gonstantinople, par son influence auprès de la société du
Phanar, par les journaux, qui commencent à prendre en Orient une
réelle importance, il peut faire échec au pacha le plus influent.
Les chrétiens de la religion grecque forment pour la Porte la na-
tion des Romains (to è'Ovoç tcov Pw;j.aicrjv) . On reconnaît ici l'ancien
titre des empereurs de Gonstantinople, qui s'appelèrent jusqu'au
dernier jour rois des Romains. Les Ottomans donnent encore à la
Turquie d'Europe le nom de pays des Roms. Cette nation compte
(3 millions d'âmes, dont 1 million seulement en Asie. Elle était
plus nombreuse de près de moitié alors que les Principautés et la
Serbie formaient des provinces immédiates. Si réduite qu'elle soit,
elle reste la plus importante des communautés chrétiennes de l'O-
rient. Les Latins, qui n'ont jamais eu d'influence politique, et qui
du reste sont divisés en très petits groupes, ne vont pas au nombre
de 900,000; on ne compte guère plus de 2 millions d'Arméniens
de la secte d'Eutychès. Si les musulmans forment en Asie les trois
quarts de la population totale, ils atteignent à peine en Europe le
chiffre de h millions.
686 REVUE DES DEUX MONDES.
La Porte reconnaît dans la nation des Romains quatre églises au-
tocéphales, celles d'Antioche, de Jérusalem, d'Alexandrie et de Con-
stantinople; mais les prélats qui gouvernent les trois premières
admettent la suprématie de l'évêque de Gonstantinople, ils n'admi-
nistrent que des circonscriptions peu importantes, ils se sont tou-
jours groupés autour de leur supérieur naturel, qui leur prête l'ap-
pui de son autorité. Le patriarche œcuménique, en laissant de côté
trente-six ou trente-sept circonscriptions qui relèvent des autres
patriarcats, administre l'église avec le concours de cent dix-sept
évêques ou archevêques. L'union des diocèses et du trône de Gon-
stantinople fait la force de l'égiise grecque. Le lien qui rattache les
évêchés à la métropole n'a jamais été une simple fiction. Les rela-
tions sont de tous les jours entre le Phanar et les provinces les plus
éloignées. Le patriarche a pour assesseurs sept métropolitains pris
dans les diocèses les plus différens. Les évêques sont choisis par
lui; il les connaît personnellement. Il les a vus arriver encore jeunes
à l'école ecclésiastique de Gonstantinople; ils ont en général habité
sa maison, comme secrétaires ou comme serviteurs. On sait très
bien dans l'église grecque que, pour obtenir les hautes charges ec-
clésiastiques, il faut avoir fait partie de cette clientèle. Une fois
pourvu de la dignité épiscopale, un prélat est sans cesse appelé à
Gonstantinople. Pour la moindre difliculté ou avec ses fidèles, ou
avec le gouvernement, il vient se justifier lui-même. Les pièces
écrites n'ont que peu de valeur en Orient, et la présence des parties
est toujours indispensable. Il est rare qu'on ne trouve pas au Pha-
nar des évêques de toutes les provinces de l'empire. Les difficultés
des moyens de transport en Orient ne sont pas un obstacle aux
voyages. Un évêque ne peut arriver aux sièges vraiment fructueux
qu'au prix de longs et difficiles déplacemens. Il faut qu'il suive la
hiérarchie, qu'il commence sa carrière par les évêchés les plus
pauvres pour parvenir ensuite à ceux qui sont richement dotés.
Gomme le fonctionnaire turc, le métropolitain grec passe donc une
partie de sa vie sur les mauvaises routes de l'empire. Un évêque
d'Épire, chez lequel nous recevions f hospitalité cette année, avait
habité successivement l'Arménie, la province du Pont, celle du Da-
nube; il s'apprêtait à partir pour Éphèse. Les canons du reste éta-
blissent ce lien du patriarcat et des provinces. Le saint-synode
compte onze ou douze représentans laïques des communautés d'Asie
et d'Europe. Quand le siège est vacant, les diocèses envoient leur
bulletin de vote; dix-huit villes nomment chacune un député qui
vient prendre part personnellement à l'élection. Il n'arrive pas qu'un
Grec influent de la province la plus éloignée se rende à Gonstanti-
nople sans visiter le patriarche, et quelle influence en Turquie peut
être durable, si elle n'est pas consacrée par de fréquens voyages
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 687
dans la capitale? De cet usage et de ces mœurs, il résulte que tous
les Grecs riches des diocèses sont connus personnellement du saint-
synode et se connaissent entre eux, que l'union de toutes les par-
ties de la communauté est plus étroite qu'on ne se le figure d'ordi-
naire en Occident, qu'aucune église ne s'isole, que les traditions
et les idées sont les mêmes partout.
Cette forte constitution ecclésiastique rend l'hellénisme présent
partout et à chaque heure dans l'empire ottoman; elle n'eût pas
suffi à maintenir l'activité de la race; deux autres institutions lui
ont conservé dans les communautés composées seulement de Grecs
une vitalité toujours jeune : ce sont les administrations locales et les
écoles. Le moindre village grec a des commissions élues, des épi-
iropies, chargées de régler les questions d'un intérêt général. Elles
doivent tout au moins, dans le hameau le plus pauvre, surveiller
les églises, gérer les biens légués à la communauté, imposer les
taxes que paie chaque famille. L'élection est annuelle; les membres
choisis se réunissent plusieurs fois par mois. Dans les villes, ils
sont très nombreux et se partagent les affaires; ainsi à Janina, à
côté du conseil des écoles, on trouve ceux de la métropole, de l'hos-
pice, des orphelins. Si les Grecs ne s'occupaient pas de leurs inté-
rêts les plus immédiats, aucun pouvoir n'y songerait pour eux;
la Porte ne s'adresse aux raïas que pour leur demander des taxes;
ces impôts une fois perçus, pourvu que la paix soit assurée, son
rôle est fini. Cette participation aux affaires publiques a toujours
passionné les Grecs; ils ne comprendraient pas qu'il leur fallût y
renoncer. Personne ne s'en désintéresse; l'égalité est complète
entre tous les membres de la communauté parce que les diffé-
rences de culture intellectuelle sont nulles, que les habitudes
socir.les restent les mêmes, quelles que soient les conditions de
for-tune, que tous s'expriment avec une grande facilité et portent
dans les affaires la même intellige*nce. Bien que le haut clergé soit
le patron naturel de ces conseils, qu'il décide souvent du choix des
membres et qu'il les réunisse d'ordinaire à l'évêché, l'indépendance
des laïques est complète. Le bas clergé grec, qui est marié, se mêle
à la vie de tous; il ne forme pas une caste, il ne se distingue des
fidèles que par le privilège qui lui est réservé de procéder aux cé-
rémonies du culte. Il n'a pas une instruction qui puisse lui assurer
une autorité supérieure. Il ne trouve aucune opposition chez un
peuple qui partage toutes ses croyances. Les évêques n'ont point
d'apostolat à entreprendre, nul ne mettant en doute les doctrines
religieuses. Depuis trois siècles, aucune querelle intéressant la
morale ou la foi ne s'est élevée parmi les orthodoxes. Cette église a
renoncé à la prédication; il lui est même inutile d'appeler les fidèles
à la pratique de devoirs religieux dont nul ne s'affranchirait sans
688 REVUE DES DEUX MOiNDES,
faire acte de mauvais patriote. Pour l'administration civile, les mé-
tropolitains doivent trouver leur principale force dans le concours
des commissions. Le clergé et les laïques s'entendent f!onc sans diffi-
culté; ils sont associés dans une œuvre commune, comme du reste
ils se trouvent réunis pour l'élection au trône œcuménique. Ce n'est
même pas au nom de la foi que parle et agit surtout l'évêque; il
est pluiôt le représentant de l'ancien empire byzantin que d'une
secte religieuse. C'est ce qui fait qu'un clergé à bien des égards
médiocre ne provoque aucune critique chez un peuple intelligent.
Le pope a toujours été en communauté d'idées avec la nation.
Dans un pays où l'église a légalement une si haute autorité, toute
velléité de tyrannie religieuse est inconnue.
Comme il n'y a pas de hameau sans épùropies, on n'en trouve
pas non plus un seul qui ne possède au moins une école primaire;
le nombre des Grecs qui ne savent pas lire est très peu élevé. Ces
écoles se divisent en deux classes, les unes donnent l'enseignement
mutuel, les autres ce qu'on appelle dans le pays l'instruction hellé-
nique, c'est-à-dire que leur programme renferme tout ce qu'un Hel-
lène doit savoir : le grec ancien, l'histoire générale, l'arithmétique,
les élémens des sciences naturelles. Les élèves perdent même beau-
coup de temps à traduire quelques pages de latin et font des exer-
cices français. Si imparfaite que soit cette éducation, elle entretient
le goût des choses de l'esprit. Les Grecs y attachent la plus grande
importance; partout on trouve des legs faits aux écoles. Le saint-
syi;ode s'occupe souvent des programmes; on peut voir dans la
correspondance récemment publiée du patriarche Grégoire, mis à
mort par la Porte au début de la révolution grecque, une longue
suite de lettres qui leur sont consacrées. En 1857, le patriarche a
revu le règlement général de ces institutions; son encyclique fait
autorité aujourd'hui. Quelques établissemens se distinguent par une
plus grande importance. Tel est à Gonstantinople celui que l'on ap-
pelle la gronde école de la nation^ véritable gymnase où on suit les
programmes de nos lycées; tels sont le gymnase de Philippopolis,
qui possède une belle bibliothèque et un musée, celui d'Alexandrie,
fondé par les frères Abêti, celui de Janina, qui compte déjà deux
siècles d'existence et qui porte aujourd'hui le nom de ses derniers
bienfaiteurs, les frères Zosimas. Le collège de J:inina existait au
xvii^ siècle, sous le nom d'école de Gkiouma, grand marchand^ de
Venise, qui avait donné l'argent nécessaire pour l'établir. En 1820
un incendie détruisit tous les établissemens de la communauté
grecque. Huit ans plus tard, cinq frères épirotes, Jean, Anastase,
Michel, Zois et Nicolas Zosimas, fixés en Russie, où ils avaient fait
fortune, attribuèrent tous leurs biens à la ville [)0ur rétablir le
gymnase et un hospice. Le premier fonds, dont une partie a été
SOUVENIRS DE l'adriatique. 689
perdue à la suite des événemens politiques et aussi par le fait de
gestions compliquées, mais qui a reçu depuis de nouveaux legs,
donne en ce moment un revenu annuel de 110,000 francs. La fon-
dation créée par les frères Zosinias comporte un lycée de quatre
classes et une école htllénique; elle compte près de 300 élèves, elle
possède une bibliothèque où on trouve tous les classiques français,
nos encyclopédies, les grandes collections latines et grecques, plus
de livres qu'il n'en faut pour entreprendre des travaux sérieux.
Un cabinet de physique a été acquis sur la même dotation; selon les
intentions des donateurs, les professeurs ont rédigé et fait impri-
mer des livres qui sont donnés gratuitement aux élèves; des bourses
sont attribuées aux enfans pauvres, qui logent chez des pnrticuliers
aux frais de l'institution; enfin deux jeunes Grecs qui ont fait preuve
de zèle et d'intelligence vont chaque année compléter leurs con-
naissances dans une des grandes universités de l'Europe.
L'histoire de ce gymnase est celle de tous les établissemens d'in-
struction dans les villes de Turquie, tous sont l'œuvre de particu-
liers généreux qui d'ordinaire ont fait fortune au dehors. Ainsi, dans
un petit village situé en face d'Argyro -Gastro et qui compte à peine
cent maisons, la libéralité d'un Grec de Gonstantinople, M. Ghris-
taki Zographos, institue aujourd'hui un orphelinat et une grande
école où on réunira, pour les élever gratuitement, les enfans de la
contrée. De si honorables bienfaits ne sont pas destinés à être con-
nus; en Épire même, bien des Grecs les ignorent. Un médecin de
Janina, M. Lambridis, vient de publier la description du canton de
Zagori; il a donné pour chaque village les sommes attribuées aux
écoles; c'est par centaines qu'il cite les noms de ces bienfaiteurs.
De pareilles monographies qui n'arrivent pas en Europe nous per-
mettraient cependant de mieux comprendre ce qu'est l'hellénisme.
La reconnaissance des Grecs est assurée à ces dévoûmens. L'école
de Zosimas célèbre par des services annuels la mémoire de ceux
qui l'ont fondée ou (|ui l'ont enrichie; leurs noms sont récités dans
les prières publiques. Cette piété est générale dans toutes les com-
munautés grecques pour les bons patriotes; ils sont les évergiies des
temps modernes. On se tromperait bien de penser qu'ils sacrifient
surtout à la gloire; ils obéissent à une passion plus haute, l'amour
de leur race.
J'assistais dernièrement en Épire à une de ces audiences quoti-
diennes que les évêques donnent à leurs fidèles et qui commencent
le matin pour finir avec la nuit. Dans la foule de gens de toute con-
dition qui se présentaient devant le prélat avec cette familiarité res-
pectueuse propre à l'Orient, se trouvait une pauvre vieille femme.
Elle eut quelque peine à expliquer l'affaire qui l'amenait. Nous
TOME eu. — 1872, 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
comprîmes enrin qu'elle avait perdu son fils Nicolas, que tous ses
parens avaient de quoi vivre, et qu'elle voulait léguer sa cabane et
ses deux vaches, le peu qu'elle possédait, en tout 2,000 drachmes,
à la nation. Par ce mot, elle entendait la ville d'Athènes; mais elle
demandait au métropolitain de la conseiller et d'attribuer cette for-
tune à une œuvre qui intéressât la race tout entière. Il fut convenu
que l'école pour les jeunes filles, fondée dans le royaume hellé-
nique par M. Arsaki, recevrait 1,000 drachmes, et l'université le
reste de cette fortune. Ce dévoûmentà l'hellénisme se retrouve sous
toutes les formes, souvent chez des Grecs qui ne savent rien de la
politique ni de l'histoire. Un sentiment plus fort que toute science
leur persuade que la Grèce peut beaucoup pour la cause commune.
Les Hellènes, qui sous la domination turque avaient su conserver
les caractères propres à leur race, ont vu enfin en 1830, après une
lutte de dix années, un tiers d'entre eux affranchi. Ce royaume de
si médiocre étendue, qui commence aux monts Odiys pour finir au
cap Matapan, qui compte la population de trois de nos départemens,
devait exercer une puissante action sur le développement de l'hel-
lénisme. Il était d'abord pour toute la race le gage d'un avenir
meilleur; par cela seul qu'il se constituait, il prouvait que tout dans
les espérances des Grecs n'était pas une chimère. Il devait rester
une première preuve de ce que peut une nationalité qui ne déses-
père pas d'elle-même. Les conditions dans lesquelles il fut créé ne
lui permirent pas de mettre la force au service des raïas, encore
soumis à la Porte, il n'a pu par sa diplomatie que très peu modi-
fier leur condition ; mais il est devenu une sorte de territoire sacré
où tout le patriotisme des Hellènes répandus en. Europe, exilés jus-
que dans l'Inde ou en Amérique, a travaillé à l'œuvre de leur com-
mune grandeur. Ce qu'ils ont voulu surtout, souvent sans s'associer
aux querelles qui divisaient le pays et en déplorant les erreurs poli-
tiques de leurs frères devenus libres, c'est fonder, sur la seule terre
qui leur appartient en propre, des institutions capables de servir au
progrès et à la gloire de toute la race. C'est ainsi qu'ils ont établi
l'université d'Athènes; elle est l'œuvre de la nation et non du gou-
vernement, des Grecs de tous les pays plus encore que de ceux du
royaume. Quand il a fallu construire le palais où se font les cours,
la Grèce propre a donné 308,000 drachmes, les souscriptions des
Grecs de Turquie et de tout l'Orient se sont élevées au chiffre de
Û22,000 drachmes. Ces listes ont été publiées; on y trouve l'offrande
des plus petites bourgades. Ce sont les piastres du peuple entier
qui ont rendu possible ce monument ; ce sont elles aussi qui après
que l'édifice a été bâti lui ont constitué une dotation. Le recteur à
la fin de chaque année lit la liste des dons faits à l'université, des
propriétés qui lui ont été léguées; à côté d'un bois situé en Vala-
SOUTENIRS DE L ADRIATIQUE. 691
chie, on trouve un hakal ou cabaret perdu sur la côte de l'Asie-
Mineure, des maisons dans des hameaux inconnus; à côté d'une
grande manufacture comme celle d'Emmanuel Constantin, à Man-
soura, vingt échoppes et de pauvres cabanes. Le total de ces reve-
nus annuels monte à l/iO,000 drachmes. Une plaque de marbre pla-
cée dans le palais de l'université, au haut de l'escalier principal ,
porte les noms de ces bienfaiteurs qui appartiennent à des pays si
divers. L'institution fondée ainsi est vraiment l'œuvre des Hellènes,
l'œuvre de la nation tout entière.
C'est également par des dons qu'ont pu être entrepris à Athènes
ces beaux édifices qui vont être terminés : l'académie, l'école poly-
technique, le musée, monumens dignes des plus grandes villes. Le
Rizarion, séminaire pour les prêtres, doit son nom au Grec libéral
qui l'a doté; de même l'Arsakeion, qui est consacré à l'instruction
des jeunes filles. Athènes est l'école des Hellènes; non-seulement
les professeurs qu'on y trouve sont nés pour la plupart en Tur-
quie, mais les élèves de toutes les provinces ottomanes viennent les
entendre. L'université compte quatre facultés, hO professeurs et
annuellement de 1,000 à 1,100 élèves. En 1867, sur 373 candidats
qui, depuis 18/iO, avaient passé avec succès les examens de la fa-
culté de droit, on comptait 5 Thraces, 6 Macédoniens, 15 Épirotes,
S.Thessaliens, 6 Ioniens; pour la médecine, 13 habitans de Gon-
stantinople, de Philippopolis et d'Andrinople, un même nombre de
Macédoniens, 34 Épirotes, 20 Thessaliens. La Grèce envoie des
médecins dans toutes les provinces de l'empire ottoman. Ce qui est
peut-être plus important encore, c'est le nombre d'institutrices qui
sortent chaque année de l'Arsakeion. Sur l'Adriatique, à Durazzo,
dans le Balkan, à Philippopolis, au centre de l'Anatolie, à Angora,
on trouve des jeunes filles qui ont fait leur éducation dans cette
école. Elles habituent les enfans au travail domestique, à la couture
en même temps qu'elles leur enseignent les élémens des lettres et
des sciences. H n'existe peut-être pas dans toute la Grèce de créa-
tion plus utile que l'Arsakeion. Certes les sœurs françaises, qui se
sont établies partout, rendent de sérieux services, mais elles appar-
tiennent à une rehgion qui n'est pas celle du pays; si grande que
soit la confiance que les habitans leur témoignent, elles viennent
d'Occident, et souvent tous leurs efforts ne peuvent triompher des
obstacles qu'elles trouvent dans la différence des mœurs, des ha-
bitudes et des croyances. Aucune éducation ne vaut celle qu'un
pays se donne lui-même, quand ses maîtres connaissent à la fois les
meilleures méthodes des nations étrangères, et le caractère propre
aux enfans qu'ils doivent instruire.
La Grèce a compris combien, par les privilèges de liberté qui lui
sont assurés, elle pouvait contribuer au progrès des Hellènes de
692 REVUE DES DEUX MONDES.
Turquie. Elle a fondé une société dont l'objet est d'établir des
écoles, de publier des livres d'éducation, soit en traduisant des
manuels consacrés par l'usage en Allemagne et en France, soi!; en
en composant de nouveaux. Cette société, qui prend le nom de Syllo-
o-QS pour le progrès des lettres grecques, a ouvert un concours sur
des questions de philologie et sur les méthodes d'éducation qu'il
serait le plus couvenable d'appliquer dans le pays. Les Grecs de
tout rOiient ont contribué à former les fonds nécessaires pour
cette œuvre. En trois années, de 1868 à 1871, elle avait reçu
190,000 drachmes, créé seize écoles en Turquie, dépensé 17,000 dr.
pour imprimer et distribuer des livres élémentaires. La tâche qu'elle
entreprend avait du reste été comprise et commencée, bien que
dans des conditions un peu dilTérentes, par le Syllogos philolo-
o-ique de Coustantinople, qui a publié d'importans comptes- rendus
et provoqué par ses concours de bons travaux sur les questions na-
tionales. De.iuis trois ans, nombre de villes dans l'empire ottoman
fondent des associations semblables. Il est à prévoir que la science
m doit pas toujours attendre grand profit de ces académies nais-
santes, que b aucoup d'entre elles n'auront pas le succès assuré à
celle d'Athènes; mais il y a là un signe d'activité, une marque de
bon vouloir qui ne sauraient nous laisser indifîérens. La confrater-
nité de toutes les parties de la race est mise en lumière par ces in-
stitutions qui se ressemblent toutes; on voit là une preuve nouvelle
de l'intérêt qwe les Grecs portent à l'instruction. Nous avons du reste
à Paris la société des études grecques, qui prouve par la liste de ses
membres, où figurent des Hellènes de tous les pays, la libéralité avec
laquelle celte race s'associe à toute œuvre qui peut servir à la cul-
ture nationale. M. Zographos, le patriote même qui a fondé au fond
de l'Épire, dans le village perdu où est née sa famille, une école
richement dotée, a créé un prix qui est donné chaciue année en
France au travail le plus utile à l'avancement des études grecques.
Le Syllogos d'Athènes a été reconnu récemment, par ordonnance
royale, institution d'utilité publique. Une circulaire du 22 mai 1871,
adressée par M. Koumondouros aux consuls grecs en Turquie, leur
ordonne de snconder les efforts de la société. Cette lettre officielle
établit que tonte propagande politique est contraire au but de
l'institution; mais elle marque clairement que le représentant de la
Grèce dans un^ ville turque doit intervenir dans l'administration de
la communauté chrétienne soumise à la Porte, lui faire connaître
les programmes scolaires, offrir les fonds indispensables à la créa-
tion d'écoles nouvelles, aider au recrutement des maîtres. Les agens
du gouveinement d'Athènes adresseront des rapports suivis à leur
supérieur hiérarchique; ils auront soin de recueillir les antiquités,
de surveiller les fouilles, de protéger les monumens. Le ministre ne
SOUVENIRS DE l'aDRIATIQUE. 693
parlerait pas antrrment aux sous-préfets du royaume. Telle est la
situation de la Turquie, qu'elle voit sans se plaimlre l'étranger mêlé
à ses nlTaires intérieures. Si de pareilles prescriptions étaient exé-
cutées scrupuleusement, les écoles si nombreuses de l'empire otto-
man seraient dirigées, en moins de doux ans, par un ministre du roi
George. Cette circulaire n'aura pns des résultats aussi importans;
elle trace du moins un programme que l'initiative privée réalisera
en partie.
III.
Comme on le voit, les principales forces de la cause hellénique
en Turquie sont aujourd'hui la constitution de l'église orthodoxe, le
caractère de la lace, le goût qu'elle montre pour l'iusiruclion, enfin
l'existence même du royaunse de Grèce. Il s'en faut toutefois que
les maux dont soulTie l'hellénisme soient sans gravité. La dignité
de l'évèque est souvent compromise par des préoccupations d'ar-
gent auxquelles il ne peut se soustraire. L'usage est qu'il paie
au pairuarcat le jour de son investiture une sonnne qui varie de
3,000 à 20,000 francs; il lui doit chaque année des redevances
considérables. Le bufiget publié par le Phanar en 1867 porte à
6 millions de piastres les sommes payées annuellement par les
117 évêches de l'empire turc. Le métropolitain a de plus une
clientèle et des parens qui vivent des biens ecclésiastiques; il de-
vient d'ordinaire un percepteur d'impôts qui donne beaucoup de
temps à la rentrée de ses revenus; il va les recueillir lui-même,
souv^mt aussi il recourt h l'autorité musulmane, qui lui prête vo-
lontiers des soldais et enchaîne ainsi son indépendance. Il est très
peu d'affaires qui ne se terminent par un déboursé d'argent de la
part des fidèles qui ont eu recours à lui; il se fait payer pour les
divorces, pour les Irniiages, pour tous les arrêts en matière civile ;
l'excommunication du prêtre ou du laïque se rachète à prix d'ar-
gent; l'amende est la seule peine que l'évêqne inllige. Il est bien
évident que, ne rece.vuit rien de l'état, l'église doit vivre par les
fidèles. Beaucoup d'abus qui nous choquent otit eu pour origine
la nécessité. A'nsi le pope achète sa cure, c'esl-à-diie que le titu-
laire d'une église doit participer pour une somme lixe à l'entretien
d'un siège métropolitain, s'engager à une redevance. Ainsi il est
naturel que charpie diocèse donne au trône patriarcal une partie
des impôts qu'il perçoit. L'abus s'est produit le jour où ces préoc-
cupations l'ont empoité sur le souci du progiès moral. Toutefois
ces défauts n'ont vraiment de cons'^quences funestes que dans les
pays où la race n'est pas grecque, et ici nous touchons à un des
plus grands dangers qui menacent l'hellénisme.
694 REVUE DES DEUX MONDES.
Le caractère exclusivement hellénique de la haute église ortho-
doxe devait avoir tôt ou tard des conséquences qui se produisent
depuis quelques années, et qui mettent en péril la puissance du
patriarcat. En trois siècles, les évêques grecs des provinces slaves
n'ont rien fait pour leurs fidèles ; ils n'ont fondé ni écoles, ni sémi-
naires, le bas clergé môme est resté dans une ignorance qui lui
permet à peine de comprendre les offices qu'il lit. Le Grec a un si
complet mépris pour le Bulgare, pour le Bosniaque ou l'ancien
Serbe, qu'il n'a jamais songé que ces populations sortiraient un
jour de leur torpeur. Ces peuples ont porté patiemment une double
tyrannie, tyrannie militaire et administrative des musulmans, tyran-
nie religieuse de l'église. Ils ne veulent pas aujourd'hui secouer la
première; la seconde leur paraît d'autant plus odieuse qu'elle est
exercée par des raïas chrétiens sur d'autres raïas égalenient chré-
tiens. Ils remarquent avec toute justice que, payant des sommes
considérables au patriarcat et aux églises, ils ont droit aux avan-
tages que le trône œcuménique assure aux fidèles de race grecque.
Le conflit de l'église bulgare et du saint-synode n'a pas d'autre
sens; toutes les subtilités du Phanar, toutes les erreurs de discus-
sions des deux partis ne sauraient nous faire illusion.
Depuis vingt années environ que la lutte a commencé, elle ne
parait pas être arrivée à une solution définitive. Les Bulgares sont
encore trop neufs à ces sortes de polémiques pour les conduire réso-
lument, pour ne pas se compromettre par de fausses démarches. Le
patriarcat est assez habile pour embarrasser toujours ses adver-
saires. Il a fait cependant l'an dernier un pas décisif en admettant
en principe la formation d'une église bulgare indépendante qui re-
connaîtrait seulement la suprématie religieuse de Constantinople.
Les choses en étaient à ce point que, pour ne pas tout perdre, il fal-
lait transiger. Il serait du reste facile ensuite, pensait-il, de traîner
en longueur la discussion; il a donc demandé aux Bulgares de fixer
les limites géographiques de leur propre église. Ceux-ci ont fait une
carte, la Porte en a fait une autre, enfin le gouvernement d'Athènes
a lui-même corrigé celle du patriarcat. Les deux partis, qui sont
d'accord pour donner à l'église nouvelle la presque totalité des vi-
layets d'Andrinopîe et du Danube, ont surtout voulu s'attribuer le
plus grand nombre possible d'enclaves dans les pays qui restent à
leurs adversaires. On comprend que dans un pareil débat les con-
testations de limites et de nationalités puissent être éternelles. Telles
ont été les espérances du patriarcat. Quelle que doive être la solu-
tion, la paix ne saurait être que temporaire et mal faite; la lutte re-
naîtra sous d'autres formes. Les Bulgares ont aujourd'hui des écoles,
ils écrivent des livres d'éducation, des histoires nationales et des
grammaires, ils se sont imposé une taxe pour l'instruction publique;
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 695
ils auront demain un haut clergé qui parlera leur langue, des popes
qui officieront en slave. Ainsi l'hellénisme perd près de 3 millions
de chrétiens.
L'église grecque répète que les prétentions bulgares n'ont d'autre
raison que l'influence russe, elle compte qu'aucun argument ne doit
plus alarmer la Turquie et l'Europe. Il est très vrai que les repré-
sentans du panslavisme ont fait une propagande suivie chez les Bul-
gares, il est vrai que sous l'action du consul de Russie à Philip-
popolis les Slaves du Balkan auraient peut-être manqué quelque
temps encore de décision; mais cet argument n'a pas toute la va-
leur que le patriarche paraît y attacher. Ce que fait la Russie, l'é-
glise grecque est coupable de ne pas l'avoir entrepris. Est-il permis
d'imaginer que ces populations slaves devaient rester à jamais dans
une torpeur misérable, qu'il leur fut défendu d'en sortir? C'est une
étrange prétention que de condamner une race aussi nombreuse à
l'ignorance absolue, que de lui reprocher ensuite d'accepter la
main qui se tend vers elle. L'Europe ne s'y est point trompée; bien
qu'elle ait reconnu dans le mouvement slave de Turquie une in-
fluence étrangère qui du reste ne se cache pas; elle a vu sans en
prendre d'alarmes les efforts des Bulgares. Les raisons de haute po-
litique que fait valoir le patriarcat ne sont pas aussi décisives qu'il
le croit. Si la Russie acquiert des alliés nouveaux, elle en perd d'an-
ciens qui ont toujours eu une grande inHuence en Orient; puis la poli-
tique accepte les faits nécessaires quand le progrès des populations
y est intéressé. Ce qui se voit en Bulgarie se produira du reste dans
les autres provinces de l'empire ottoman. Tous les chrétiens non
grecs de l'empire voudront se soustraire à une suprématie reli-
gieuse qui a professé pour eux une si complets indifférence. Déjà
la Croatie envoie des missionnaires dans les pays qui l'avoisinent;
la Serbie commence à penser que les Bosniaques devraient avoir
des écoles et un clergé instruit. Ces événemens ont une conséquence
très grave, la lutte est ouverte entre le patriarcat et le gouverne-
ment russe, l'hellénisme et le panslavisme sont aux prises; les chré-
tiens orthodoxes dans l'empire se divisent en deux classes : ceux
que protège la Russie, ceux qui se rallient autour du trône œcu-
ménique et que soutient le royaume de Grèce. Le tsar est accusé de
trahison : il est visible maintenant, disent les Hellènes, qu'en pro-
tégeant les orthodoxes il n'a jamais songé qu'à ses propres Intérêts.
Ce qui est plus important pour nous que les démarches politiques
des Bulgares racontées chaque jour par la presse d'Orient, c'est la
haine qui divise ces deux parties de la nation des Romains. De
chaque côté, l'exaltation est au plus haut point. Cette antipathie
des Slaves contre les Grecs leurs maîtres a été l'origine même
des prétentions bulgares. Un mémoire publié en 1869 par le jour-
696 REVUE DES DEUX MONDES.
nal d'Agram, la Narodne novine, dit naïvement combien elle est
profonde^; l'auteur soutient cette thèse étrange, que la civilisation
ancienne n'est pas l'œuvre des Grecs, qui ont seulement prêté leur
langue à d'autres races, et son grand argument, c'est que la no-
toire et odieuse méchanceté des Grecs prouve mille fois combien
ils ont toujours été incapables de pensées élevées et de grandes
conceptions. La perveisité du Grec, les plaidoyers bulgares y re-
viennent sans cesse; on sent qu'il y a dans ce peuple une haine ac-
cumulée et irrémédiable. Ce sont les mêmes sentimens que nous
retrouvons dans un autre ouvrage de propagande imprimé récem-
ment à Odessa. L'auteur, M. Rakovski, professe en histoire des
idées toutes particulières. 11 veut prouver que les Bulgares ont
occupé de toute antiquité la péninsule du Balkan, qu'ils sont plus
anciens que h s Grecs, que dans toute la Grèce il n'exisie pas une
dénomination géographique qui ne soit bulgare. Ce livre est une
suite de chimères où l'on trouve en constant oubli toutes les lois
historiques et les principes les plus élémentaires de philologie,
mais à chaque page on y sent aussi une profonde colère contre
l'hellénisme; il nous montre combien est grande l'antipathie des
Slaves du Balkan contre les Grecs.
Un récent épisode vif-nt de donner à la polémique une nouvelle
ardeur. On sait qu'en 1868 les journaux de Serbie et de Russie an-
noncèrent la d»''Couverte en Macédoine de poèmes très anciens qui
sont connus ai jourd'hui sous le nom de chants du Rhodope, bien
que celte dénon.ination ne soit pas très exacte. Dès que le débat
eut pi-is quelque importance, la lievue signala ces nouveautés; elle
le fit avec la rrserve qu'il convenait de garder, sans se prononcer
sur l'authenticité de la découverte. Le seul fait d'accorder quelque
attention à ces chants provoqua de vives critiques à Coastanti-
nnple et eu Grèce; l'Allemagne jugea tout d'abord qu'il y avait là
quelque mystification, et on répéta la longue suite de toutes les
fraudes qui remplissent depuis cinquante années l'histoire de la
poésie populaire. Les Anglais presque seuls demandèrent avec nous
qu'un slavisant impartial décidât la question. L'enquête a été faite;
les premieis résultats en sont dès maintenant connus. Le rapport
de M. Auguste Dozon permet de comprendre ce que sont les chants
du Rhodope.
Les chants bulgares avaient été recueillis par M. Vercovitch, aidé
d'un maître d'tcole, Yovan Gologanor. M. T'ozon voulut voir dès
son ariivée en Mîicédoine ces deux coUectionntuis. De ses entre-
tiens avec eux, il lésuita pour lui qu'aucune fraude n'était possible;
mais la seule j)reu\e tout à fait décisive devait êtje de troLver les
Bulgaies Potuîiks qui conservent les vieilles léj^etides, de les prendre
au hasard dans leurs montagnes, d'éciiie sous leur dictée, de
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 697
constater ensuite la présence de ces pesmas dans les manuscrits de
M. Yercovitch. C'est ce qui a été fait; on peut donc dire aujourd'hui
avec crriiiude qu'il existe en Macédoine un centre de poésies popu-
laires jusqu'ici inconnues et cependant si abf)ndaiites qu'en quel-
ques années il a permis de former un recueil de, plus de quatre-
vingt-dix mille vers. Ce qui a justifié tout d'abord les défiances qui
ont accueilli en Kurope les chants du Rhodope, c'est l'enthousiasme
passionné avec lequel les Slaves de Serbie parlaient de ces poèmes;
ce sont aussi les prétentions qu'ils avaient de trouver dans ces com-
positions ce qui n'y a jamais été, ce qui ne pouvait pas y être.
M. Yercovitch en particulier rencontrait à chaque pas dans ces
chants d 'S traditions qu'il croyait venir de l'Inde sans altération; il
n'inventait pas les textes, mais il en transformait le sens. Ces poé-
sies n'ont pas le genre d'intérêt que l'auteur de la découverte y
attachait; elles en ont un autre qu'il paraît avoir complètement dé-
daigné : elles peignent une civilisation primitive, elles s'inspirent
d'une myihologie slave à bien des égards j^articulière, elles sont
enfin tout ce que nous possédons pour étudier le passé d'une des
races les plus nombreuses de la Turquie d'Europe.
Le jour où le royaume de Grèce fat fondé, il sembla que l'Europe
dût tout attendre de cette création. Seul en Orient, ce pays avait
enfin la liberté que réclamaient en vain tant d'autres populations
moins heureuses. Son indépendance était assurée pour toujours, au
point que supposer une atteinte, si minime qu'elle fut, portée à
l'intégrité de la Grèce, eût paru, alors comme aujourd'hui, une hy-
pothèse impossibl':'. Dans de telles conditions, le nouvel état ne de-
vait avoir qu'une politique, montrer ce que devenaient en Orient
les provinces chrétiennes dès qu'elles étaient sousti-aites à la domi-
naiion oUomane. Il fallait que l'antithèse fût complète, qu'on vît
d'un côté au nord, en Thessalle, en Épire, dans toute ia Tur.|uie,
la misère, le briganlage, l'injustice, les laideurs qu'entraîne l'es-
clavage, — de l'autre côté, dans la Grèce du nord, en Atiique, dans
le Peloponèse, dans les Cyclades, la prospérité, la sûreté de vie, la
bonne police, des caractères sérieux et honoiables. L'Europe atten-
dait beaucoup. — A des espérances trop enthousiastes ont succédé
des repioches qui n'ont pas toujours été très justes, et qui cepen-
dant ont nui au progrès de l'hellénisme. La prosi)érité matérielle
de la Grèce ne s'est pas développée comme on le pensait. En 1830,
quand la lutte eut enfin cessé, la population du royaume avait sen-
siblement diminué; on croyait qu'elle s'augmenterait avec rapidité,
que les sujets du sultan voudraient chercher dans un pays plus
heureux la liberté que la Porte leur refusait; il n'en a pas été ainsi.
L'émigration a été nulle de Turquie en Grèce; au contraire des
698 REVUE DES DEUX MONDES.
colons de la Grèce propre sont passés du royaume hellénique en
Thessalie et en Épire. La population de la Grèce en 1821, année où
conîmença la guerre de l'indépendance, ne peut être déterminée
avec précision; les chiffres proposés par le ministère de l'intérieur
d'Athènes, d'après les pièces que laissa au gouvernement du roi
Othon la régence du président Capo-d'Istria, sont loin d'être d'ac-
cord. Ils varient entre 675,000 habitans et 938,000. Si on admet
le chiffre moyen de 800,000, il fallut dix ans à la Grèce affranchie
pour que sa population, tombée en 1832, d'après les statistiques
officielles, à 752,000 habitans, atteignît de nouveau 800,000 âmes.
Dans la période décennale suivante, l'augmentation fut seulement
de l/i9,000 habitans; en 1852, le recensement donnait 1 million
d'âmes; en 1862, le bureau de la statistique constatait un accrois-
sement de 94,000 habitans. La Grèce est à peine peuplée; on y
compte tout au plus 25 habitans par kilomètre carré, c'est la pro-
portion que présentent en Europe la Russie et la Norvège seules. On
objecte en vain que le pays est montagneux. Dans cette contrée
déjà tout orientale, les exigences de la vie sont très différentes de
celles qu'imposent nos climats. Le paysan, naturellement sobre, vit
comme les personnages d'Aristophane, d'herbes et d'olives; il fait
par an, sans en souffrir, quatre longs carêmes, durant lesquels il ne
mange ni viande, ni œufs, ni laitage. Le confortable nécessaire en
Occident lui est inutile. Il ignore ce qu'est une maison bien close;
il couche sur le sol battu, dans son manteau; le lit est inconnu dans
les campagnes et souvent dans les villes; ce sont ces facilités de la
vie qui permettent de comprendre la grande population des états
de la Grèce ancienne. Pour qui a vu ce pays, il n'est pas difficile
d'admettre que l'Attique de Périclès ait eu /iOO,000 habitans, que
l'île d'Égine, qui compte aujourd'hui 3,000 âmes, ait pu posséder au
iv^ siècle avant notre ère une population cinquante fois plus nom-
breuse. La Grèce propre, à la belle époque, comptait au moins de
6 à 7 millions d'habitans.
L'état d'abandon où est aujourd'hui l'agriculture dans le pays
explique en grande partie cette population si peu élevée. Les docu-
mens publiés par le ministère ne peuvent être soupçonnés d'exagérer
la grandeur du mal; ils évaluent à 18 millions de stremmes (1) la
totalité de terres cultivables, à 7 millions seulement les terres cul-
tivées, encore ne le sont- elles pour la plupart que tous les trois
ans. Ainsi chaque année le sixième du sol productif est labouré et
ensemencé. Ici encore c'est à la Russie que la Grèce doit être com-
parée. Un pays aussi pauvre doit demander en moyenne à l'impor-
(1) Le stremme contient i,000 piques royales carrées; la pique vaut 75 centimètres.
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 699
tation pour 5 ou 6 millions de drachmes de céréales (I ). Ce n'est pas
la mauvaise qualité de la terj'e qui force l'habitant à faire ces achats.
Si médiocre que soit le système de labourage, le sol en Grèce est
aussi productif qu'en France et en Allemagne, mais le paysan n'a nul
goût pour le travail pénible. Les propriétés du domaine, qui sont si
nombreuses et que l'état abandonne gratuitement aux particuliers
et aux villages, restent presque toujours incultes par cette raison
qu'elles ne paient l'impôt que sur le produit de la récolte. Cette pa-
resse se reconnaît aussi aux taux élevés des salaires. On aura peine
à croire que la journée de l'ouvrier employé aux travaux de la cam-
pagne monte en Grèce jusqu'à 3 et 4 francs; ce n'est pas que les
bras manquent, mais il faut une forte somme pour engager le Grec à
travailler. Dès qu'il n'est pas menacé de rester sans ressource, les
bénéfices le touchent peu; il se résigne à ne faire aucune économie,
pourvu qu'il ait chaque jour le peu qui lui est indispensable. A ces
défauts se joignent l'aversion qu'il ressent pour tout changement
des anciennes méthodes et l'envie que porte le fermier au proprié-
taire. Tout le monde sait en Grèce que le journalier ne veut pas se
donner de peine pour augmenter la fortune d'un patron; qu'il l'ai-
dera aussi peu qu'il lui sera possible. On ne cite pas dans le royaume
une seule grande entreprise agricole qui ait réussi, bien qu'on ait
tenté d'importans essais en Eubée, en Élide et en Achaïe. L'état du
reste ne fait rien pour l'agriculture; 6 millions de stremmes de forêts
sont livrés aux caprices des habitans, les montagnes se déboisent
tous les jours sans que la loi y porte remède. Aucun travail d'uti-
lité publique n'est entrepris. Le coton, le tabac, ont été cultivés
par instans avec plus de zèle que les céréales. Ces heureuses pé-
riodes ont été temporaires, et bientôt on a vu ces cultures traitées
comme toutes les autres. Contre ce penchant à ne rien faire, l'anti-
quité avait une ressource; elle employait les esclaves. C'est ainsi
surtout que nous pouvons expliquer les grands produits que la
Grèce tirait autrefois de son sol. Si l'Attique, les îles et l'isthme de
Corinthe devaient leurs richesses au commerce, le Péloponèse et la
Béotie vivaient de l'agriculture. Les anciens avaient porté cette
science à une rare perfection : nous trouvons dans les écrivains les
témoignages du soin et de l'habileté qu'ils y mettaient; le sol con-
serve partout les traces des grands travaux qu'ils avaient exécutés.
L'industrie n'est pas plus florissante que l'agriculture. Ce peuple
résout un problème singulier : il tire tout de l'étranger; ses impor-
tations montent à 61 millions de drachmes, tandis que les exporta-
(I) La Grèce a pris récemment le franc pour unité en lui conservant le nom de
drachme. Dans tous les chiffres que nous citons, la drachme équivaut seulement à
95 centimes.
700 REVUE DES DEUX MONDES.
tions n'atteignent d'ordinaire que 27 ou 28 millions, sur lesquels le
raisin de Gorinihe, la seule richesse du pays, figure pour près de
moitié. La Grèce, qui est couverte d'olivieis, ne vend que pour
250,000 drachmes d'huile; elle en demande pour 500,000 à l'étran-
ger. La dernière statistique publiée par le ministère grec évalue,
pour une période de dix années, la supériorité de l'importation sur
l'exportation à 250 millions de drachmes. En Russie, en Portugal,
en Espagne, en Dmetnaik, en Autriche, la valeur des produits qui
entrent dans le pays l'emporte sensiblement sur celle des marchan-
dises vendues à l'étranger. Nulle part la différence ne présente une
proportion aussi importante. Ce qui permet au royaume grec de vivre
malgré ces conditions défavorables, c'est suriont sa marine mar-
chande. Cette mirine compte plus de 5,000 navires évalués à
300,000 tonneaux. Ce chiffre dont les Grecs tirent grand orgueil est
insignifiant, si on le compare à celui des nations les plus commer-
çantes de l'Europe; il permet cependant au pays de rivaliser avec
la Russie, avec l'Italie et l'empire ottoman, dont les marines mar-
chandes réimies comptent environ 600,000 tonneaux, de faire dans
toute la Méditerranée un commerce important. Ces transports don-
nent à la Grèce l'argent qu'elle ne tire pas de son sol, ils l'associent
à de nombreuses spéculations, surtout sur les blés; ils sont le plus
clair de ses revenus. Il faut ajouter à ces bénéfices les sommes peu
considérables, il est vrai, mais précieuses pour un état pauvre, que
dépensent les étrangers dans le pays. Ainsi se rétablit l'équilibre de
la dépense et de la recette dans un royaume qui achète et ne vend
pas.
Cet état, qui n'a pas la résolution de s'enrichir, croit que, s'il
possédait les montagnes de l'Épire, la plaine de Larisse et les ro-
chers du Pinde, il trouverait dans ces nouvelles acquisitions de
merveilleuses ressources. C'est là une étrange illusion. Les Grecs
feraient des nouvelles provinces ce qu'ils ont fait du royaume; s'ils
ne tirent pas de leur pays ce qu'il peut donner, s'ils en laissent les
cinq sixièmes en friche, c'est qu'ils ont d'autres soucis. Ce peuple,
facilement affranchi despi^éoccupations matérielles, qui sonî, si rudes
sous d'autres climats, s'abandonne au plaisir de ne rien faire. Le
farniente de la Grèce n'est pas l'indolence, l'Hellène est toujours
actif; tantôt sur la place où il se promène, tantôt au bnkiil ou caba-
ret où il ne cherche jamais cette somnolence chère aux tavernes du
nord, il parle, il discute, il s'écoute et il écoute les autres. Rien ne
lui est doux comme l'oisiveté, pourvu qu'il cause. Il est arrivé à tous
les voyageurs en Orient de subir de longues quarantaines où on ne
trouve ni distraction ni conforlable; le Grec, même habitué à la vie
luxueuse, se fait aisément à ces ennuis; il s'étonne de vos plaintes,
SOUVEiMRS DE l' ADRIATIQUE. 701
car, dit-il, vous avez à qui parler, et vous pouvez vous promener
de long en large. Cette activité intellectuelle se tourne naturelle-
ment vers la politique; mais ici se produit un phénouiène tout par-
ticulier : comme en Grèce on ne trouve pas de partis qui aient des
programmes différens et que nulle discussion de piincipe n'est pos-
sible, tout le monde sur les questions importantes, sur la liberté
des personnes et de la presse, sur le droit de réunion, sur la néces-
sité de la monarchie, sur l'égalité, étant du même avis, les rivalités
individuelles peuvent seules passionner les esprits. Le royaume a
trois chefs politiques qui se succèdent sans cesse à la présidence du
conseil. Chacun d'eux s'est fait dans la chambre une nombreuse
clientèle. Les forces sont divisées de telle sorte qu'une coalition
des deux premiers ministres tombés peut toujours renverser celui
qui vient de parvenir au pouvoir. Il arrive même parfois que la for-
mation d'un gouvernement est impossible; ce jeu des partis peut
amener, comme on l'a vu récemment, six ministères en sept jours.
Il est difficile que ces rivalitJs personnelles ne compromettent pas
les caractères; dans ces intrigues quotidiennes, la dignité de chacun
est sans cesse en péril. Tout nouveau ministre doit des places à ses
cliens : de là une instabilité de l'administration qui entrave tout
progrès. Il est rare qu'un fonctionnaire reste longtemps en charge;
l'employé grec sait très bien que la fortune est inconstante; il
passe sa vie à quitter les fonctions publiques et à les reprendre. En
1867, j'arrivais avec un de mes amis dans une petite ville du nord
de l'Eubî^e. Nous avions pour compagnon de voyage un brave homme,
grave, poli, résigné à tous les ennuis de la route. C'était un sous-
préfet nouvellement nommé : il avait laissé sa famille à Athènes; son
bagage se composait d'un petit sac où il portait un habit noir, une
cravate blanche et un code. 11 déballa ces objets dans la cabane
qui lui servait d'hôtel. Six semaines plus tard, nous le rencontrions
à l'autre extrémité du royaume, à Santorin. Dans ce court inter-
valle, il était rentré dans la vie privée : il venait d'obtenir un nou-
veau poste. 11 nous raconta qu'il avait promené la même valise dans
quarante-deux sous-préfectures. Quant à sa femme et à ses enfans,
il les voyait quand il était destitué.
Il est impossible qu'au milieu de ces rivalités personnelles il s'é-
tablisse une tradition administrative quelque peu sériLUse. On paie
les impôts ou on ne les paie pas, et il est toujours permis d'espérer
quelque heureuse combinaison qui débarrasse de tout souci le dé-
biteur du trésor. Ce qui ajoute au mal, c'est que le système des
fermes a survécu à la domination ottomane, systènie d'autant plus
dangereux que la nation se fait une idée moins rigoureuse des
droits de l'état. Les budgets se soldent chaque année en déficit;
702 REVUE DES DEUX MONDES.
les sommes dues et non payées atteignent des chiffres considé-
rables. En 1858, pour prendre un exemple donné par M. Spiliotakis
dans un rapport officiel, sur 3,370,000 drachmes que devait pro-
duire la taxe foncière, le trésor ne toucha que 2,350,000 drachmes.
Le budget était cette année de 17 millions, les sommes non payées
montèrent à h millions 1/2, c'est-à-dire au quart de l'impôt, bien
qu'en Grèce les taxes soient très modérées. Le même fait s'est re-
produit tous les ans; ces créances ne seront jamais recouvrées par
l'état. C'est la mauvaise administration qui fait que le brigandage
n'a jamais disparu de la Grèce; un pays sans route, où aucune au-
torité n'a un pouvoir durable, où les partis politiques veulent dé-
considérer le ministère établi en montrant qu'il n'assure pas la sé-
curité publique, doit avoir des klephtes.
Les Grecs riches de Turquie, ceux de Trieste et de Marseille s'ex-
priment avec sévérité sur le royaume. Leurs journaux témoignent
souvent d'un singulier dédain pour les ministres helléniques. Très
peu de ces commerçans qui ont fait une grande fortune viennent se
fixer en Grèce. Ce pays leur paraît livré à une administration déplo-
rable; mais les sentimens qu'ils éprouvent pour les hommes poli-
tiques d'Athènes ne diminuent en rien leur foi en l'hellénisme. La
race est supérieure à ces fautes partielles; l'habitude s'est même
établie de séparer les destinées de la nation de celles de la Grèce
propre, ou plutôt des aventures gouvernementales qui passionnent
les sujets du roi des Hellènes. La première et la plus grave consé-
quence de cette manière de faire est de maintenir la fortune des
Grecs en dehors de l'Hellade. Les beaux présens que font les colo-
nies à la capitale ne peuvent enrichir le pays. Il ne se forme pas
une classe qui ait intérêt à un ordre stable, qui par son influence
puisse arrêter ces changemens quotidiens de toute l'administra-
tion, qui porte dans les affaires publiques les qualités mêmes qui
lui ont permis d'acquérir la fortune. Ce serait le meilleur des élé-
mens de prospérité pour ce pays que la présence au pouvoir de
gens qui aient fait leurs preuves dans la gestion de leurs propres
affaires. Un banquier, un commerçant, un industriel, seraient des
hommes politiques excellens, d'un sens sûr et d'un esprit pratique.
On répond qu'il est impossible de s'enrichir en Grèce, que la for-
tune est à Constantinople et dans les grandes villes. Il est tout d'a-
bord assez diflicile de supposer qu'on ne puisse créer dans le
royaume aucune industrie, qu'il soit impossible d'y cultiver la terre;
puis, si le lien n'était pas brisé entre la Grèce administrative et les
colonies, pourquoi ne verrait- on pas les commerçans de Marseille
et de Trieste accepter une part dans le gouvernement? Pourquoi la
Grèce resterait-elle le seul pays de l'Europe où ils ne mettent ja-
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 703
mais les pieds ? Ils pourraient faire fortune à l'étranger et cepen-
dant garder avec la mère-patrie des rapports étroits et journaliers,
mais ils se détachent de tout intérêt aux crises politiques du pays
et l'abandonnent à lui-même. Nous voyons ici par un exemple évi-
dent que le goût de la liberté, l'activité publique, une instruction
primaire très générale, ne suffisent point pour assurer à une nation
un progrès rapide. Les états les plus libres, les plus heureux, sont
non pas ceux où on parle sans cesse de politique, mais ceux où le
travail est continuel. Seul il développe le vrai sentiment de l'indé-
pendance, ce sentiment qui ne devient profond et sérieux que s'il est
justifié par l'estime raisonnable que chaque citoyen a de lui-même.
Les luttes politiques sont l'accident et non le principal ; l'important,
c'est le progrès public, le progrès de la richesse, de l'influence exté-
rieure, de l'éducation, c'est la naturelle subordination des mérites
qui porte au pouvoir un petit nombre d'hommes pour le plus grand
bien de ceux qui semblent être les victimes de cette inégalité.
Les étrangers jugent souvent le royaume de Grèce comme le font
les colonies helléniques de la Méditerranée. Ceux qui sont venus se
fixer dans le pays, sauf quand ils se bornaient à un commerce d'en-
trepôt, toujours peu considérable, n'y ont jamais fait fortune. Ce sont
donc non pas seulement les capitaux d'Alexandrie et de Trieste qui
s'éloignent de la Grèce, mais ceux de toute l'Europe. Mieux vaut res-
ter pauvre que de s'enrichir en faisant la fortune de l'étranger, dit
un proverbe grec. On ne citerait pas un seul établissement euro-
péen qui ait prospéré dans le royaume. On voit ce qui arrive au-
jourd'hui à la compagnie du Laurium et avec quelle rigueur les
Grecs veulent qu'elle disparaisse. Il est bien inutile de discuter lon-
guement sur cette affaire; elle est d'une simplicité parfaite. Une
société s'est formée pour exploiter les scories laissées par les an-
ciens dans les pays classiques ; elle a commencé en Occident, et
dans toutes ses entreprises elle a d'abord fait des contrats régu-
liers, puis elle n'a plus songé qu'à perfectionner ses machines. En
arrivant en Attique, elle a voulu faire de même; elle a demandé
qu'on lui proposât des conditions qu'elle discuterait. Les deux par-
ties devaient préciser leurs propositions pour qu'on arrêtât un con-
trat définitif et qu'on n'y revînt plus. Le gouvernement helléni-
que se montra très conciliant. Aujourd'hui les Grecs voient qu'ils
avaient chez eux un trésor : que cette richesse profite à des Italiens
ou à des Français, ils répètent que ce vol est odieux. Les mines du
Laurium sont devenues le rêve de tous les Hellènes. Ils imaginent
en songe le royaume régénéré par cette heureuse fortune. Il n'est
pas d'homme politique qui ose prendre sur lui l'odieuse responsa-
bilité de transiger avec la compagnie, de dépouiller ses compa-
70â REVUE DES DEUX MONDES.
triotes. La discussion dure depuis des années; en Grèce, la cause
la plus douteuse peut être défendue, les ressources de subtilités
sont infinies; ce peuple n'a même aucun tiibunal qui soit sûr de
garder toute sa raison dans une affaire, si simple qu'elle soit. La
France et l'Iialie font la proposition la plus naturelle; elles de-
mandent que le débat soit remis à une cour arbitrale. La Grèce ré-
poud non, et le prend de très haut parce que, dit -elle, on soupçonne
sa bonne foi. Telle est cette déplorable aventure. II n'est pas une
heureuse entreprise faite en Grèce par d'imprudens étrangers qui
ne puisse avoir les destinées de l'alïaire du Laurium. Le pays ne se
doute pas que par cette légèreté de conduite il se fait plus de tort
à lui-même qu'à toutes les compagnies européennes qu'il pourrait
expulser.
Ce qui nu't le plus à la race grecque en Europe, et par suite à
l'hellénisme, c'est la difficulté qu'ont les étrangers à bien compren-
dre le caractère de ce peuple, l'importance trop grande qu'ils atta-
chent cà des défauts qui sont compensés par de rares qualités. On
parle beaucoup de la difficulté des relations d'affaires en Grèce, de
l'incertitude de la justice, de ses lenteurs; on prononce même le mot
de mauvaise foi, on ajoute que la vanité de cette race est insuppor-
table, qu'il est impossible de rester avec elle en bonnes relations.
Les défauts dont se plaint l'étranger, les Grecs les ont dans leurs
rapports avec leurs compatriotes; il faut s'habituer à leur caractère
sans espf^rer qu'il se modifie jamais beaucoup, sans croire qu'il
soit difficile pour l'Européen de l'accepter tel qu'il est, et dès lors
de vivre en Grèce aussi commodément qu'en tout autre pays du
monde.
Le peuple grec diffère beaucoup des Occidentaux; les fortes émo-
tions lui sont inconnues, rien ne le pénètre. Il prend le malheur
avec une indifférence qui nous étonne; d'horribles catastrophes
semblent devoir l'accabler, il les ressent à peine; ému un instant,
il reprend aussitôt ses habitudes de tous les jours. Les races qui
ont une vie intérieure profonde n'admettent pas les consolations
faciles; elles se raidissent, elles se révoltent, elles protestent au
nom de la personnalité fnppée. Dans ce pays, l'âme est trop heu-
reuse pour connaître ces afflictions. L'antiquité avait créé le destin,
les Orientaux se soumettent à la fatalité. Le Grec ruiné prend son
parti le jour même et recommence sa fortune sur de nouveaux frais.
S'il est atteint dans ses affections, il dit que telle est la loi de la na-
ture. Rien n'est plus contraire à cette forme d'esprit que la longue
réflexion sur le malheur. On se trompe bien d'ordinaire quand on
suppose THellène agité par des passions violentes. Tous les voya-
geurs savent combien une fête est tranquille en ce pays. Les jeunes
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 705
filles et les jeunes gens dansent en silence, lentement, au son d'une
musique très douce qui marque les pas d'une sorte de marche ca-
dencée. L'homme le moins cultivé lui-même sort rarement du calme
le plus complet. Il n'a pas de goût pour les boissons fortes; un Grec
est rarement ivre : s'il entre au cabaret, il demande des sucreries,
de l'anisette ou un verre de belle eau fraîche.
Les haines chez lui ne sont jamais durables, à moins que l'amour-
propre ne s'y trouve engagé. Des chefs de partis qui se sont
condamnés à mort mutuellement, condamnations qui sont presque
toujours sans effet, quelques semaines plus tard se serrent la main
avec de chaudes protestations d'amitié, moins par politique que
par oubli. Il n'y a point d'antipathies persistantes dans la Grèce
moderne, il en était de même quand Platon dînait chez Aristophane.
La facilité de la critique inspire les accusations les plus graves à la
presse d'Athènes. Ceux qui se permettent des propos parfois odieux
n'en voient pas la portée; ces injures sont prises, comme elles
sont dites, avec une grande indifierence. Par contre les affections
fortes ne peuvent être dans les habitudes de ce peuple; la femme
ne saurait être associée à des préoccupations qui n'existent pas,
consoler des peines qui seraient imaginaires. Tout au plus peut-
elle prendre intérêt aux combinaisons et aux intrigues politiques.
Elle est le plus souvent une ménagère, une bonne mère de famille ;
quand elle se trouve mêlée à des aventures romanesques, elle y
joue le rôle d'un enfant auquel l'homme demande une distraction,
ou elle cède à la manie d'imiter les mœurs européennes, qu'elle
comprend mal. En Grèce, les hommes ont toujours vécu d'un côté,
les femmes de l'autre. Ce n'est ni aux caractères des lois anti-
ques, ni aux Turcs, ni à l'éducation qu'on donne aujourd'hui aux
jeunes filles, qu'il faut attribuer cet usage constant. Le christia-
nisme et l'imitation des modes européennes n'y ont rien changé.
L'homme de ce pays n'a pas besoin de cette communauté, de cette
vie à deux que l'Occident a exaltée, et qui a créé chez nous depuis
le moyen âge toute une poésie inconnue à l'antiquité. L'Orient hel-
lénique n'a jamais compris ce mot des barbares germains rapporté
par Tacite : il y a quelque chose de divin dans la femme. On voit
cette absence de sentiment profond dans la religion. Les hommes
en Grèce sont plus religieux que les femmes, du moins plus exacts
aux offices. La religion n'a rien d'intérieur; ce pays ne connaît pas
les livres de piété, toutes ces littératures de l'Occident dont vi-
vent les âmes pieuses; la confession n'est qu'une formule, la di-
rection des consciences ne saurait exister. Ce peu d'aptitude des
femmes grecques aux émotions religieuses a frappé toutes les per-
sonnes européennes chargées d'élever des jeunes filles hellènes.
TOMB eu. — 1872. 45
70(î REVUE DES DEUX MONDES.
Les soins de l'éducation la plus scrupuleuse ne changent pas ces
dispositions : comme s'il y avait entre des caractères dissemblables
une impossibilité de se comprendre, une différence de langue que
nul effort ne peut faire disparaître. On voit facilement que les
remords doivent être inconnus à un pareil état d'esprit ; ils sup-
poseraient une grande force d'impression et une longue continuité
de souvenirs. Par la même raison, une maladie comme le suicide ne
doit se produire chez ce peuple que par exception ; on en cite à
peine quelques exemples depuis que le royaume a des statistiques.
Il est naturel que le Grec oublie les torts qu'il a eus à votre égard;
le propre des hommes d'Occident est au contraire de se souvenir.
Nous estimons aussi une certaine suite dans la manière de se con-
duire, le respect de ce que nous avons dit, le sérieux enfin. Le Grec
manque vingt fois par jour à ces devoirs que nous mettons si haut
et qui font pour nous l'honnête homme. Rien ne choque davantage
l'Occidental, rien ne choque moins l'Hellène. On est peu au fait de
l'esprit des Grecs quand on croit que les mots ont pour eux le sens
qu'ils ont pour nous, leurs compatriotes ne s'y trompent pas;
c'est une langue qu'il faut appiendre, et alors nulle méprise ne
reste possible. Ce qui domine chez ce peuple, c'est l'intelligence;
on voit bien par cet exemple ce qu'est la vie intellectuelle quand
elle ne comporte pas de fortes passions. La passion arrête l'esprit
sur un sujet de réflexions, lui impose des travaux difficiles, le rend
solide et sérieux; l'intelligence livrée à elle-même, quand elle ne
s'élève pas à une haute conception scientifique, est sans cesse expo-
sée à tout prendre comme un jeu.
Ce qui charme surtout le Grec, c'est la dialectique, ce sont les
combinaisons d'idées, les raisonnsmens qui s'enchaînent, sans qu'il
ait souvent nul souci du fond. Le Grec trouve un charme infini à la
parole, il ne recherche d'ordinaire ni la déclamation, ni les effets
passionnés; il préfère le discours tempéré où les nuances les plus
subtiles et qui s'adressent à l'intelligence plutôt qu'au sentiment
sont variées avec art. Comme il a l'instinct de l'harmonie et de la
cadence, il donne à ces exercices une forme très soignée, il en fait
une musique d'un genre très doux où il trouve des émotions in-
connues dans nos pays. Parler pour ne rien dire est une de ses
habitudes, sans qu'on puisse lui reprocher de manquer de finesse,
de distinction même, dans ce plaisir qui le ravit. Nous comprenons
très mal tout d'abord ces longs entretiens où les interlocuteurs se
donnent gravement la réplique. Avec le temps, nous voyons qu'il y
a là une faculté particulière qui suppose un esprit très délié, et qui
explique bien des passages des auteurs anciens où nous cherchons
aujourd'hui plus de sens que l'auteur ne voulait en mettre. On s'é-
SOUVENIRS DE l'aDFJATIQUE. 707
tonne des développemens subtils qui se trouvent dans les tragi-
ques ou chez les philosophes, même chez les plus illustres; ce sont
des concessions au goût national. Sophocle et Platon eux-mêmes
ne^devaient pas toujours en être choqués.
Il est curieux que la grammaire ait été de tout temps une étude
favorite pour les Grecs ; ils l'étudient de nos jours avec soin. Ils
n'ont pas trouvé les lois savantes que la philologie moderne a éta-
blies ; ils ont cependant été très loin dans l'analyse du langage, de
la syntaxe et aussi du raisonnement par déduction. Les connais-
sances de cet ordre leur sont utiles pour les discours auxquels ils
se plaisent, elles leur fournissent le sujet de nombreux développe-
mens, ce peuple a toujours été un maître de dialectique ; par
contre les études d'observation, les sciences inductives, si on excepte
Hippocrate et Aristote, ne l'ont pas séduit. Une race qui a deux
mille ans de culture intellectuelle et qui n'a jamais connu la tor-
peur de l'esprit n'a pu trouver ces procédés si simples qui, connus
chez nous dès que la pensée sortit de l'incertitude du moyen âge,
restent une des marques les plus importantes du génie propre à
l'Occident, peut-être même le signe principal qui marque la dis-
tinction des temps modernes et des temps anciens.
L'un des esprits les plus élevés que possède la Grèce moderne,
M. Paparigopoulos, s'arrêtant au milieu de la grande œuvre natio-
nale qu'il consacre à l'histoire de l'hellénisme pour considérer le
caractère de la race, dit qu'un des malheurs du génie grec est
d'avoir toujours mis dans son estime le mérite intellectuel au-des-
sus du mérite moral. Photius et Thémistocle sont des exemples qu'il
cite naturellement. Il cherche ainsi à pallier un des défauts que
l'on reproche le plus à cette nation. 11 est certain que le principe
moral paraît ne pas s'imposer avec une rigueur stoïque à la con-
science du Grec; ce peuple cependant est bon, la générosité lui est
familière, il est capable de magnifiques dévoûmens. Les actes de
brigandage ne doivent pas nous tromper, il est doux et humain, il
ignore la méchanceté longuement suivie, la cruauté froide : peu
d'idées élevées le trouvent insensible; mais il en est naturellement
pour lui du principe moral comme de l'affection et de la haine, l'idée
du devoir ne saurait être établie chez l'Hellène sur des bases iné-
branlables. Toutes ces erreurs, toutes ces légèretés de conduite, ne
supposent jamais une déloyauté voulue. Le Grec joue avec les idées
morales comme avec les syllogismes; il se plaît dans ces subtilités
de conscience où il perd la vue nette du bien. Cette sophistique ne
l'aveugle jamais sans retour, à moins qu'elle ne soit au service de
rares sentimens qui exercent sur lui un empire absolu.
Le Grec éprouve fortement deux passions; il a un singulier
708 REVUE DES DEUX MONDES.
amour-propre, il aime avec une force incomparable sa nation et sa
gloire. Ce sont là deux sentimens qui s'expliquent sans peine chez
une race dont la vie est surtout intellectuelle. Le Grec ne comprend
guère que sa forme d'esprit; il n'arrive pas à une idée nette de
celle des autres peuples, il ne peut, se comparer à ses voisins.
Cette race, qui se plie sans peine en apparence aux habitudes des
étrangers, reste toujours elle-même : on ne citerait pas un pays
qui ait subi tant de dominations successives sans en être modifié;
il a parlé français au xiii^ siècle, italien au xv% turc au xvi^,
il a vécu avec ses maîtres et s'est fait à leurs usages, il n'a perdu
aucun de ses caractères propres. L'homme de cette race a le don
des travestissemens, il accepte le costume que demandent les cir-
constances, mais il le quitte comme il le prend. Rien donc ne peut
atteindre l'estime qu'il a de lui-même; le sentiment seul des mé-
rites propres aux étrangers lui permettrait de se comparer à eux,
de voir ce qui lui manque. Cette incapacité de se transformer a
gardé la nation grecque contre tous les périls auxquels elle a été
exposée. Elle est à bien des égards ce qu'elle était autrefois; si
loin qu'elle remonte dans le passé , elle voit la gloire de ses an-
cêtres. Si elle regarde autour d'elle, elle se trouve des qualités
d'esprit que n'ont eues ni ses maîtres, ni ses ennemis, ni ses al-
liés, et, comme elle ne met rien au-dessus de ces qualités, elle
arrive à une estime d'elle-même et à un patriotisme passionnés.
Toute tyrannie qui pèse sur elle lui paraît l'oppression de l'intelli-
gence par la force. Elle joint à ce sentiment une activité d'esprit
qui ne connaît pas de repos et qui a pour conséquence naturelle
un impérieux besoin d'indépendance. Ainsi aucune conquête ne la
transforme; victorieuse ou vaincue, elle est toujours la race grecque.
On comprend dès lors ce qu'est l'hellénisme; c'est une force que
rien ne saurait détruire , qui ne disparaîtra qu'avec le dernier des
Grecs. Il aspire au complet affranchissement, il l'espérera toujours;
mais il le demandera sans beaucoup d'intelligence des conditions de
la politique moderne. Il n'aura de diplomatie qu'à courte vue, de plan
mûri que par instans; il ne préparera rien pour un avenir éloigné,
le résultat immédiat sera toujours sa plus vive préoccupation. En
Turquie, tout en restant patriote, il fera à ses maîtres des conces-
sions qui nous paraissent étranges. On le verra les servir, les flat-
ter, s'allier à eux contre d'autres communautés chrétiennes. Ce-
pendant tous les employés grecs qui servent la Porte sont dévoués
aux idées de leur nation, ils distinguent le gouvernement d'Athènes
de la cause hellénique; mais ils distinguent bien davantage l'hellé-
nisme de ce qui n'est pas lui, et ils ne mettent rien au-dessus. Ils
se font tous -cette illusion sincère de croire qu'ils servent la cause
SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 709
nationale. Dans le royaume de Grèce, le peuple se refuse à voir
que le moyen le plus sûr de justifier de grandes ambitions et d'en
assurer le succès serait d'imposer à l'Europe une estime profonde
pour un gouvernement régulier et prospère. Toute la politique ex-
térieure des cabinets sans nombre qui se succèdent à Athènes con-
siste tantôt à témoigner d'une rigueur vaniteuse à l'égard des
puissances étrangères, bien qu'à la longue le mauvais droit qui
n'est pas soutenu par la force ait peu de chances de succès, tantôt
à témoigner pour ces mêmes puissances d'une condescendance qui
ne garde pas de mesure. De temps en temps, un manifeste an-
nonce à l'Europe que les raïas se soulèvent, et lui rappelle tous ses
torts envers la Grèce; aussitôt l'enthousiasme, la crédulité trop fa-
cile de la presse athénienne, nous apprennent chaque jour des évé-
nemens dont le lendemain démontre la fausseté. Tous les défauts
des Grecs paraissent alors avec éclat, et nous prenons gravement
en flagrant délit de mensonges une nation qui croit elle-même tout
ce qu'elle invente. Nous relevons le peu de convenance de ses
notes diplomatiques, la forme naïve de ses raisonnemens, l'injus-
tice de ses appréciations; nous acceptons le rôle facile d'accusa-
teurs, et les adversaires les plus injustes de la Grèce ne sont pas
sans se faire écouter.
Quand l'histoire rencontre une race qui a traversé sans mourir
les catastrophes les plus graves, qui a résisté à toutes les atteintes,
qui conserve, après tant de siècles d'esclavages divers, sa langue,
aussi vieille qu'Homère, des mœurs et une forme d'esprit que nous
retrouvons dans le plus lointain passé, et d'éternelles espérances,
le sentiment de respect que nous éprouvons ne doit rien à un
enthousiasme facile; il est justifié par le spectacle si différent
que nous offre la vie des autres nations. Le premier mérite des
Grecs est de n'avoir pas péri. Comme Israël a vécu parce qu'il pos-
sédait au plus haut point l'absolue confiance dans la dignité de ses
sentimens religieux, les Grecs ont dû de ne pas mourir à l'estime
qu'ils avaient pour leurs qualités intellectuelles, à leur passion de
l'indépendance. Semblables au peuple de Dieu en ce sens, qu'ils ont
été comme lui les maîtres de notre éducation, ils en dift'èrent en
cela, qu'ils sont plus nombreux et qu'ils ont toujours poursuivi des
projets de politique terrestre. Ils attendent non pas le Messie, mais
la liberté de toute leur race. Ils l'attendent depuis près de dix-huit
siècles, et on voit déjà que tout n'est pas chimère dans ces espé-
rances. Ils savent bien, même quand ils se plaignent de l'Occident,
que, vivant des œuvres de leur passé, nous avons fait avec eux un
traité d'amitié qui a pour garant de notre part une reconnaissance
déjà vieille, ils savent aussi qu'enthousiastes comme ils le sont des
710 REVUE DES DEUX MONDES.
choses de l'esprit et du progrès, quelles que soient leurs fautes, ils
auront toujours des défenseurs passionnés parmi nous, qu'à l'heure
même où nous nous montrons les plus sévères pour eux, nous
sommes prêts encore à répondre à leurs vœux les plus ardens, à
les réaliser au moins en partie. Gomme la disparition des Grecs ne
saurait être une hypothèse admissible, que le progrès est en Orient
comme partout une nécessité, notre affection ne nous trompe pas.
L'hellénisme est compromis au nord par le réveil des Slaves, par
les défauts de l'église orthodoxe, il a cependant fait depuis cin-
quante ans de grands progrès; il a été reconnu par l'Europe, qui
l'a reçu dans ses conseils en lui donnant un représentant légal, le
royaume de Grèce. Il a transporté chez lui l'éducation et les mé-
thodes de l'Occident avec plus d'enthousiasme, il est vrai, que de
succès, mais non sans une vue nette que là était pour lui un prin-
cipe de salut. Il abuse de l'activité politique, mais il s'est donné
une des constitutions les plus libérales qui soient en Europe. Il n'est
ni à croire ni à souhaiter qu'il prenne jamais tout à fait l'esprit de
l'Occident. La force de gouverner de nombreuses nations d'autre
race, pour le bien de ces nations mêmes, lui manquera peut-être
toujours ; en poursuivant la grande idée, il atteindra des résultats
plus modestes et encore heureux. Il a dû beaucoup, lors de la
guerre de l'indépendance, à un peuple qui lui est à tous égards
inférieur, à ces Albanais qui ont fourni de si braves soldats à la
révolution; les Épirotes, mélange de Grecs et d'Albanais, ont un
esprit moins prompt que les Hellènes purs, leurs défauts mêmes
seraient utiles à la Grèce. Les Hellènes des riches colonies, s'ils
prenaient part au gouvernement du royaume , lui prêteraient le
secours de leur expérience, de leur talent, de leur esprit de suite,
de leur connaissance pratique des affaires; ce sont là les souhaits
les plus ardens que doive former l'hellénisme. Des mille moyens
que les politiques d'Athènes imaginent pour les réaliser, le plus
simple, celui qui ne demande l'aide de personne, serait de donner
enfin à la monarchie une administration sérieuse, de développer la
richesse publique, d'assurer ainsi aux Grecs un principe d'influence
qui leur a toujours manqué, de créer en même temps dans ce pays
un parti qui s'opposât de toutes ses forces à ces changemens per-
pétuels où ce peuple s'épuise, où l'esprit de la nation compromet
ses plus sérieuses qualités.
Albert Dumont.
REVUE DRAMATIQUE
THEATRE-FRANÇAIS.
HÉLÈNE, drame en trois actes, en vers, de M. Edouard Pailleron.
Ce n'est pas le talent qui manque à la plupart de nos jeunes écrivains
dramatiques; il leur manque une direction et un but. A voir les œuvres
représentées sur nos principales scènes depuis dix-huit mois, il semble
en vérité que rien d'extraordinaire ne se soit passé dans le monde. La
France envahie par les Allemands, Paris déshonoré par des scélérats de
tous les pays, ici des désastres sans exemple, là des forfaits sans nom,
en même temps. Dieu merci! les plus généreux élans du patriotisme,
les sentimens les plus nobles et les plus mâles vertus, voilà notre his-
toire d'hier. D'où vient que le théâtre n'en a conservé aucune trace? d'où
vient qu'il n'a su y voir aucun avertissement? Sans doute, c'est le pri-
vilège du théâtre de créer un monde idéal qui nous fait oublier les
choses vulgaires ou sinistres de la vie quotidienne. Les émotions désin-
téressées nous y reposent des émotions directes. Bien mal inspiré serait
l'auteur qui, voulant faire concurrence à la réalité, nous rappellerait sur
la scène nos amertumes d'aujourd'hui ou nos préoccupations de demain.
Ce n'est pas là ce qu'il faut demander à la littérature dramatique; au
contraire nous répétons plus volontiers que jamais le vers du poète : la
vie est triste, l'art est serein. Prenez garde toutefois; sans faire concur-
rence aux événemens de la vie publique, le poète doit en ressentir
l'impression, et, provoqué en quelque sorte, rendre le coup qu'il a reçu.
La sérénité de l'art n'est pas une sérénité d'indifférence, c'est une séré-
nité virile qui nous console dans nos aftlictions et nous relève dans nos
défaillances. A quel moment de sa carrière Schiller a-t-il écrit le plus
austère et le plus énergique de ses drames? Au moment où il avait sous
les yeux le spectacle le plus décourageant. Tout se décomposait en Aile-
712 REVUE DES DEUX MONDES.
magne : il n'y avait plus ni hommes ni institutions, la corruption uni-
verselle annonçait la catastrophe inévitable; en un mot, on était à la
veille d'Iéna et d'Auerstaedt. C'est dans ce profond abaissement moral
de sa patrie que Schiller composa Guillaume Tell. Voilà un de ces grands
contre-coups dont je parlais tout à l'heure, une de ces répliques viriles
que le génie provoqué adresse aux hommes de son temps.
Pourquoi Fart aujourd'hui, particulièrement l'art dramatique, semble-
t-il étranger dans notre France aux commotions que nous avons subies,
aux craintes ou aux espérances qui nous agitent? Est-ce indifférence de
la part des écrivains qui travaillent pour le théâtre? Il est impossible de
le penser. Est-ce légèreté de cœur, timidité d'esprit? Je ne le crois pas
davantage. Plus j'examine les aspects divers du problème, plus je m'as-
sure que c'est la direction qui fait défaut. Et quelle direction? La pre-
mière de toutes, celle de l'opinion publique. Quand le public, après
tant de leçons terribles, continue d'accueillir avec la même faveur, avec
la même curiosité banale, des pièces consacrées à des situations mal-
saines, à des dissertations écœurantes, à des thèses insupportables, les
jeunes écrivains s'habituent à regarder ces sujets comme le véritable
domaine du théâtre; ils y courent, ils s'y jettent, ils n'en peuvent plus
sortir. Ce serait au parterre à leur dire énergiquement : « Claudite jam
rivos, pueii. Assez! assez! la cause est entendue. Il y a d'autres tableaux
à nous mettre sous les yeux. Nous ne sommes plus le même peuple;
nous avons besoin d'une nourriture plus forte, ayant à guérir tant de
blessures et à traverser tant d'épreuves. » Mais non, le public n'y songe
pas; le théâtre n'est à ses yeux qu'un simple amusement; soit qu'il
estime trop peu cette forme de l'art pour lui demander compte du
mal qu'elle fait et du bien qu'elle ne fait pas, soit qu'il s'abandonne, ici
comme ailleurs, à cette apathie funeste dont le résultat est l'abstention,
c'est-à-dire une sorte de suicide moral, le public a renoncé à son carac-
tère de juge. Il va où on le mène,, et, comme il ne sait rien exiger, il n'y
a pas de raison pour que cette routine ait une fin. II a pourtant ses vel-
léités, ce public trop endormi, mais velléités indirectes et par consé-
quent un peu molles. En de certaines reprises de l'ancien répertoire,
quand il accueille avec enthousiasme les œuvres du grand art, quand il
est tout heureux de retrouver dans Andromaque une si vigoureuse étude
de la passion, quand il applaudit Rodrigue et Chimène toujours jeunes
après tant d'années, il montre bien que les petites questions et les pe-
tits personnages du drame domestique ne lui font pas oublier la grande
humanité. C'est un bon signe assurément que cette admiration rétro-
spective ; on voudrait voir s'y joindre des exigences plus décisives à
l'adresse de l'art contemporain. En littérature comme en politique, il
faut croire à ses principes et ne pas se désintéresser du succès. Tant que
l'opinion, par le plus légitime des veto, n'aura pas repris efficacement
la direction générale du théâtre, on verra reparaître des sujets qui
REVCJE DRAMATIQUE. 713
semblent assurés de plaire et qui ne sont acceptés des spectateurs que
par lassitude et indifférence. Il y a là une équivoque dont il est temps
de sortir. Le public trompe les écrivains en laissant vivre ce qui doit
disparaître, et les écrivains à leur tour, en énervant le public, retardent
la venue d'un îfrt meilleur. Ajoutez à cela qu'on écrit aujourd'hui des
drames en vue de tel et tel acteur. Depuis bien des années déjà, M. De-
launay, avec son jeu toujours si jeune, sa diction sympathique et vi-
brante, M"^ Favart avec ses élans de passion et sa grâce douloureuse,
ont fait entendre au Théâtre-Français de merveilleux duos, des duos qui
ont ému les cœurs et charmé les oreilles. Rien de mieux, pourvu qu'on
ne s'accoutume pas à croire que le talent des interprètes doit régler les
conditions de la poésie dramatique. Bien au contraire c'est à la poésie
dramatique de gouverner ce talent, de le susciter et de l'assouplir par
la variété des inspirations qu'elle lui confie. L'art tournerait longtemps
dans le même cercle, si le poète, en combinant son œuvre, se condam-
nait toujours à l'écrire pour ce ténor ou pour ce contralto. Ce n'est pas
ainsi que naissent les chefs-d'œuvre, ce n'est pas ainsi non plus que se
développent et grandissent les sérieux interprètes de l'art théâtral.
La persistance des sujets scabreux offre donc, sans parler même des
convenances morales, les inconvéniens littéraires les plus graves; elle
entraîne encore des conséquences d'un autre ordre, conséquences très
funestes au point de vue du patriotisme, et dont les écrivains auraient
doublement tort de ne pas se préoccuper aujourd'hui. Savez-vous ce que
les étrangers pensent de ce théâtre perpétuellement inféodé à des his-
toires de séduction et d'adultère? Ils croient que c'est la fidèle image
de la société française au xix** siècle. Nos ennemis surtout affectaient de
le croire avant 1870, bien que les pièces les plus hardies de ce genre,
celles de M. Alexandre Dumas fils par exemple, fussent contre-balancées
par des œuvres d'une tout autre inspiration, comme les comédies de
MM. Jules Sandeau, Emile Augier, Octave Feuillet; ils s'attachaient aux
inventions malsaines, aux peintures des sociétés interlopes, et soute-
naient que ces courtisanes, ces femmes adultères, anges déchus ou créa-
tures dégradées, enfin tous ces êtres qui se jouent du mariage et de la
famille, représentaient exactement les mœurs de nos grandes villes. Tel
peuple, tel théâtre; c'est un principe que l'ardent critique Louis Bœrne
a développé avec force, il y a une cinquantaine d'années, dans ses
Feuilles dramaturgiques. Il appliquait cette sentence aux Allemands de
la restauration pour les réveiller de cet engourdissement littéraire et
moral qui avait succédé à leurs élans de 1813; au contraire la France
de ce temps-là, cette France si vive, si prompte à se relever, si passion-
née pour les libertés parlementaires, celte France où s'épanouissait le
siècle nouveau excitait ses sympathies cordiales. Tel peuple, tel théâtre,
wie ein Volk, so seine Schcmspiele, ces mots, que Louis Bœrne commen-
tait à la honte de l'Allemagne et à l'honneur de la France, avec quelle
71Û REVUE DES DEUX MONDES,
joie injurieuse les critiques allemands les ont retournés contre nous de-
puis une quinzaine d'années! On nous signalait comme une nation dé-
générée et à jamais perdue; d'un peuple où la famille n'est plus rien,
disaient-ils, l'Allemagne aura facilement raison. Et sur la foi de quelles
enquêtes tenaient-ils ce langage? Sur la foi de nos drames et de nos ro-
mans. Ne croyez pas que ce fussent seulement des remarques littéraires
et morales échappées à quelques critiques, des avertissemens plus ou
moins honnêtes, des boutades plus ou moins impertinentes, comme ces
paroles de hasard qui éclatent et se perdent dans le mouvement de la
polémique; c'était devenu l'opinion consacrée, c'était le lieu-commun
universel. J'ai entendu un de nos plus illustres savans raconter une con-
versation qu'il avait eue à Paris en 1867 avec un des plus grands
souverains de l'Europe. « Oui, tout cela est merveilleux, disait le
monarque au sujet de l'exposition universelle, vous avez une industrie
savante et habile, vous avez l'art, l'esprit, le goût, et quel pays! que
d'élémens de richesses! Mais vous n'avez pas de mœurs, vous n'avez
pas le respect du mariage, vous ne pouvez avoir le culte de la famille,
vos enfans ne sont pas à vous. Oh ! ne vous récriez point : vos drames et
vos romans sont là. Nous savons quels sujets sont traités sur vos théâtres,
et avec quelle complaisance on s'y attache. » Celui à qui étaient confiées
ces observations si pénibles pour notre honneur n'est pas seulement un
maître de la science, c'est une âme élevée, un penseur chrétien; il re-
connut que la société française n'était pas exempte de grandes misères,
il affirma pourtant qu'elle offrait aussi de nombreux exemples de vertu,
d'honnêteté, de fidélité aux lois éternelles, surtout il invita le prince
à ne pas prendre pour documens authentiques des ouvrages qui nous
calomnient.
Il est temps que les écrivains d'imagination se montrent moins indif-
férens à ce qu'on pense de nous chez nos voisins. On s'occupe aujour-
d'hui, et avec juste raison, d'imprimer un vigoureux élan à l'étude des
langues étrangères; si nous obtenons sur ce point les succès qui nous
sont promis, ce ne sera pas seulement telle ou telle branche de notre
activité qui profitera de cette réforme, notre caractère même y gagnera.
Nous nous corrigerons de certains défauts qui nous causent de graves
préjudices. Voltaire, parmi beaucoup d'impertinences, a insinué quelque
chose de cela dans son Discours aux Velches : « ô Velches, mes compa-
triotes!., vos compilateurs, que vous prenez pour des historiens, vous
appellent souvent le premier peuple de l'univers, et votre royaume le
premier royaume. Cela n'est pas civil pour les autres nations... » Au-
jourd'hui, la chose est plus grave : il ne s'agit plus de connaître les
autres nations pour ne pas manquer à la civilité, nous sommes tenus de
les connaître pour nous redresser nous-mêmes. Quand nous serons en
mesure de suivre l'impression que produit notre littérature sur les au-
tres membres de la société européenne, nous perdrons l'habitude de
REVUE DRAMATIQUE. 715
croire que notre littérature est la seule, que notre théâtre est le seul,
qu'on nous admire, qu'on nous envie, que la royauté de Tintelligence
humaine nous appartient sans conteste. Nous apprendrons quelles sont
les conditions de cette royauté, nous saurons qu'elle est mise perpé-
tuellement au concours et qu'il faut sans cesse la conquérir, si on ne
veut pas déchoir. Alors aussi les écrivains ne s'enfermeront plus dans
un cercle de pensées et de situations qui peuvent donner la plus fausse
idée de la France et fournir des armes à nos ennemis; affranchi de la
routine et de la mode, l'art pourra marcher d'un pas libre dans les
voies où le soutiendra le goût public, armé d'exigences plus hautes.
Ces réflexions ne s'appliquent pas toutes au drame domestique que
M. Edouard Pailleron vient de faire représenter au Théâtre-Français;
je suis obligé pourtant de lui en adresser une certaine part. Pour-
quoi toujours ces aventures où l'honneur du foyer conjugal est en ques-
tion, au lieu des grands sujets que tout vous conseille désormais? Je
sais bien que M. Pailleron ne s'attache pas à la peinture complaisante
du mal, il aime les gens honnêtes, il les encourage, il prend parti pour
eux, il se plaît à les mettre aux prises avec les devoirs les plus pénibles,
quelquefois, comme dans les Faux Ménages, avec des difficultés insur-
montables, c'est-à-dire avec ces lois non écrites contre lesquelles se
brisent tragiquement les intentions les plus droites. Ce titre même de
tragédie bourgeoise, que l'auteur d'Hélène a voulu donner à son œuvre (1),
indique des intentions d'un ordre élevé. On sait d'avance que le poète
ne jouera pas avec le mal qu'il va nous représenter, que la lutte dont
il s'agit est sérieuse, et que son héros, comme dans la tragédie d'autre-
fois, opposera une conscience droite aux coups les plus violens de la
destinée. A ce point de vue, M. Pailleron ne calomnie pas la société
française ainsi que le fait trop souvent l'audace d'une autre école. Les
personnages de M. Pailleron sont presque toujours sympathiques; on
voudrait seulement qu'il fît briller ces élémens aimables de la so-
ciété française sur un terrain mieux choisi, dans une lumière plus
pure.
C'est un type d'honneur assurément que ce médecin laborieux, dé-
voué, homme de devoir et de famille entre tous, M. Jean, le mari d'Hé-
lène. Orphelin, fils de ses œuvres, il a été le gardien, le tuteur, il a été
le père et la mère de sa jeune sœur. Comme il travaillait avec amour,
travaillant pour elle autant que pour lui-même ! Aucune tâche ne lui
était trop pénible, aucun fardeau trop lourd. Le bonheur l'a récompensé;
il a épousé depuis un an une jeune femme charmante, et dans quelques
semaines il va marier sa sœur à un gentilhomme qui l'aime. Tout est sou-
riant dans cette honnête maison. Quel chaste et gracieux abri pour les
amours de Blanche et du comte Paul ! Hélène seule est languissante,
(1) Hélène, tragédie bourgeoise, en trois actes, en vers; in-S". Paris, Micliel Lévy.
716 REVUE DES DECX MONDES.
attristée, inquiète ; on pressent un mystère dans sa vie. Un de ses cou-
sins, M. René de Rive, avec lequel elle a été élevée et qui occupe au-
jourd'hui un poste diplomatique à l'étranger, est arrivé depuis quinze
jours dans la maison du docteur, dans cette maison devenue le foyer de
la famille, car Jean et Hélène y recevaient déjà leur tante, M'^^ de Rive,
la mère de René. René est donc l'hôte du docteur depuis deux semaines,
il va repartir bientôt, et Hélène, accablée d'un mal inconnu, a refusé
obstinément de le voir. Que se passe-t-il? que s'est-il passé? Jean n'a
pas même un soupçon ; il est si heureux ! il jouit si cordialement du prix
de son travail et de son honnêteté ! 11 va marier Blanche, il guérira
Hélène, la vie n'aura pour lui désormais que les devoirs les plus doux...
Non, un coup de foudre éclate, tout ce bonheur s'écroule. Une horrible
révélation a frappé le docteur en pleine poitrine. Hélène, cette Hélène
tant aimée, la compagne, la protectrice donnée par lui à sa jeune sœur,
— Hélène, il y a un a<i, n'aurait pas dii accepter la main qui lui était
offerte. Avant d'être mariée à Jean, elle avait été séduite par son cousin
René de Rive.
Les vraies œuvres dramatiques sont celles qui font penser. Dans Hé-
lène, comme dans les Faux Ménages, il y a une idée sérieuse et forte.
Peindre un homme outragé, indigné, altéré de vengeance, et l'amener
à se vaincre lui-même, retenir son bras prêt à frapper, faire que toutes
ces violences s'apaisent, obtenir que les sentimens de pardon, de pitié,
d'amour, triomphent de la plus cruelle douleur et du ressentiment le
plus amer, voilà l'idée maîtresse du drame de M. Edouard Pailleron.
Malheureusement pour le succès du drame, cette idée ne se dégage pas
tout d'abord et nettement aux yeux du public. Bien plus, le soir de
la première représentation, une autre idée, une idée plus neuve, plus
originale, suggérée par le poète lui-même à la fin du premier acte, avait
donné un cours différent aux conjectures des spectateurs. Au moment
où René de Rive, dans son égoïsme et sa fatuité, s'imagine qu'Hélène re-
grette d'être mariée à un autre, au moment où il ose se présenter devant
elle et lui rappeler le passé, Hélène se redresse, pâle, indignée, superbe.
— A qui donc parlez-vous, monsieur?
RENÉ.
A qui je parle? A toi, toi, ma jeunesse.
Toi, qu'il ne se peut plus que mon cœur méconnaisse,
Qui fus, une heure au moins que rien n'efface, rien,
Celle...
HÉLÈNE , relevant la t^te.
Ah! dites-le donc! votre maîtresse.,. Eh bien?
C'est vrai , puisqu'après tout, et malgré mon envie.
Je ne puis arracher cette*heure de ma vie.
C'est vrai!... vous avez eu, là, dans votre maison,
REVUE DRAMATIQUE. 717
Sous la main, comme exprès pour cette trahison ,
Une parente pauvre, une enfant imbécile.
Et vous en avez eu raison. C'était facile,
Son honneur ne tenait qu'à votre loyauté!
Mais vous êtes parti, vous avez tout quitté.
Elle est femme d'un autre, et que Dieu lui pardonne!
Je voudrais bien savoir quels droits cela vous donne?
Vous m'avez délaissée? Eh bien ! c'est accompli...
Mais après l'abandon vous me devez l'oubli! ♦
Je ne vous connais plus, moi, monsieur, je vous jure.
Et vous êtes ici, vous? Mais c'est une injure.
Sortez !
RENÉ.
Ah! cœur de femme! Et pourtant tu m'aimais,
Hélène! Souviens-toi, tu m'as aimé.
HÉLÈNE.
Jamais!
Et vous le savez trop pour jouer la méprise :
Ce qu'un voleur de nuit peut avoir par surprise ,
Vous l'avez eu de moi, l'enfant stupide, mais
Mon âme, mon amour, enfin moi! moi! jamais!
L'enfant stupide, l'enfant imbécile, ces mots, qui semblaient répétés à
dessein, éveillaient l'idée d'un drame tout nouveau, d'un drame psycho-
logique où la conscience eût joué le premier rôle. Hélène a été coupable
sans doute, elle a été surtout victime. Cette enfant qui n'était pas en-
core une personne morale, cette enfant sans raison, sans conscience,
sans volonté, l'orpheline élevée par une tante qui gâtait ses fils et né-
gligeait sa nièce, a pu succomber à une séduction infâme; aujourd'hui
c'est une personne, c'est une âme qui se possède, elle a conscience de
ce qu'elle vaut, elle saura bien à elle toute seule sauver sa dignité. Son
remords même lui est une force. Il n'est pas nécessaire qu'elle fasse
dès à présent à son mari les aveux qu'elle lui doit , elle se doit d'abord
à elle-même de châtier le lâche qui abusa de son ignorance et de sa
faiblesse. Voici la revanche de l'être inconscient devenu responsable et
libre. On le croyait du moins, et comment ne pas le croire quand on
voyait Hélène, dans cette même scène du premier acte, imprimer au
front du lâche une si énergique flétrissure? L'odieux René de Rive,
croyant toujours avoir affaire à l'enfant qu'il a souillée, ose encore lui
parler de son amour.
HÉLÈNE.
Misérable !
Ah! misérable! Eh bien! vrai, je ne croyais point.
Si déloyal qu'on soit, qu'on le fût à ce point!
718 REVUE DES DEUX MONDES.
RENÉ.
Hélène !
HÉLÈNE.
Voilà donc ce qu'il avait dans l'âme!
De la maîtresse pauvre, on ne fait pas sa femme,
Mais de la femme on peut redevenir l'amant ;
Cela permet d'aimer bien plus commodément,
Et le calcul est sûr, ayant à son service
Le souvenir pour arme et la peur pour complice...
Et tout cela vous tente ! il vous prend ce désir
De jouer mon bonheur contre votre plaisir,
Et d'avilir ma faute et d'entraver ma tâche...
Eh bien! cela, c'est lâche! oui, lâche! lâche! lâche!
RENÉ.
Écoute!..
HÉLÈNE.
Assez ! assez ! à cette heure j'y vois !
Je ne suis plus l'enfant candide d'autrefois.
On croyait donc que le véritable sujet du drame était cette revanche
si vaillamment engagée par Hélène. Le public fut désappointé quand il
vit dévier tout à coup aux actes suivans la ligne droite dont l'auteur
lui avait suggéré l'idée. Hélène a tout avoué à son mari ; pendant deux
actes, nous allons assister aux émotions violentes de l'honnête homme
partagé entre la douleur, la colère, la soif de vengeance, et la crainte de
faire un éclat qui rendra impossible le mariage de Blanche. Au deuxième
acte, c'est une colère muette et d'autant plus terrible, au troisième
une explosion de reproches et d'injures. Une fois son sujet arrêté d'une
certaine façon, l'auteur en avait combiné habilement les péripéties.
Après la scène qui nous a jetés en pleine tragédie bourgeoise, cette ré-
signation apparente de Jean, ce silence, cet accablement, ce désespoir
silencieux, toute cette attitude implacable forme un poignant contraste
avec la grâce du premier tableau. Comme on sent qu'il y a là quelque
chose d'irréparable, on croit la situation sans issue, et bientôt pour-
tant, nouveau contraste, ce sont les explosions tumultueuses du dernier
acte qui fournissent au malheureux Jean l'occasion d'épuiser sa colère
et de la vaincre. Seulement, pour que ces alternatives pussent être ac-
ceptées, il faudrait que la pauvre Hélène fût moins digne de sympathie.
Le public résiste au poète, quand il voit la victime si maltraitée pen-
dant la plus grande partie du drame; il trouve qu'elle ne mérite ni ce
mépris silencieux, ni cette colère retentissante. Tout cela lui paraît ex-
cessif et injuste. Bien plus, à juger la chose au simple point de vue
théâtral, on supporte impatiemment cette situation qui reste la même
au fond pendant deux actes, et dont la forme n'est modifiée que par
REVUE DRAMATIQUE. 719
l'épisode du duel entre Jean et René, duel nécessaire d'abord et rendu
ensuite impossible. Décidément le poète a eu tort d'écrire la belle scène
dont nous avons cité plusieurs passages. On nous comprend sans doute :
il a eu tort, ayant écrit cette scène émouvante, de ne pas en tirer le
drame qu'elle renfermait, la revanche de l'enfant imbécile, la revanche
de la conscience et de la volonté.
Ce qui a protégé le drame de M. Pailleron, c'est l'honnêteté des sen-
timens et le charme des vers. Si le sujet est pénible , les personnages,
excepté René de Rive, sont sympathiques et touchans. Les vers sont
gracieux, faciles, trop faciles, car il arrive parfois que cette facilité les
rend un peu voisins de la prose. La langue du théâtre veut du naturel
et de la souplesse; ce n'est pas une raison pour substituer aux vers des
lignes sans mesure, qui n'ont'retenu de la prosodie que le nombre des
syllabes. M. Edouard Pailleron est moins excusable qu'un autre de mé-
connaître les lois du style; quand il se défie de sa plume trop prompte,
quand il soutient son aimable idiome au-dessus de la langue courante,
il écrit des pages oîi la grâce n'exclut pas la force , où la familiarité
n'éloigne pas la poésie. Telles sont par exemple les paroles que Jean
adresse au comte Paul en lui donnant sa sœur. Je les cite entre beau-
coup d'autres parce qu'elles résument le rôle du personnage principal,
et parce qu'elles expriment une inspiration de sympathie et d'indul-
gence qui est un des traits distinctifs de l'auteur :
Prenez-la, mon cher comte. Et quant à son bonheur,
Consultez la tendresse encor plus que l'honneur.
Vous êtes fier, c'est bien, mais soyez doux. La vie,
Même pour ces heureux que tout le monde envie,
La vie a ses travaux, ses combats hasardeux.
Ses défaites,... c'est pour cela qu'on se met deux.
Soyez-lui doux, allez, aidez-la dans la route ;
Quelle sévérité vaut ce qu'elle nous coûte?
Et quel droit le plus ferme a-t-il d'être exigeant?
On n'est que juste alors que l'on est indulgent.
Mais je ne sais pourquoi je parle ici d'épreuve.
Tout vous sera facile avec cette âme neuve.
Il faut me pardonner d'ouvrir ainsi mon cœur.
Vous l'avez dit : pour moi c'est mon enfant, ma sœur,
Un de ces doux fardeaux dont le poids nous repose.
Légers quand on les porte et lourds quand on les pose.
Je finis par où j'ai commencé. Si la tragédie bourgeoise de M. Edouard'
Pailleron, malgré l'honnêteté des sentimens, malgré le charme des vers,
enfin malgré l'aide que lui ont prêtée d'excellens interprètes, n'a pas
720 REVUE DES DEUX MONDES.
obtenu le même succès que son drame des Faux Ménages, n'y a-t-il pas
là un avertissement que le jeune poète aurait tort de négliger? Il avait
pour gagner sa cause l'expérience et la vigueur de M. Delaunay, la pas-
sion de M"« Favart, l'ingénuité charmante de M"« Reichenberg, et le
public ne s'est rendu qu'à moitié. Cela veut dire, à mon avis, qu'il est
temps de renouveler une bonne part du répertoire contemporain, celle
qui tourne toujours dans le même cercle, celle qui nous ramène inva-
riablement aux mêmes thèses et aux mêmes aventures.
Il ne s'agit pas de restreindre le domaine du théâtre, nous voudrions
l'agrandir au contraire en lui restituant les traditions qu'il abandonne,
et en lui indiquant de nouvelles régions à conquérir. Voilà pourquoi
nous disons à tous les jeunes poètes qui, comme M. Pailleron, doivent
se préoccuper du renouvellement de la scène française : Au lieu de vous
enfermer dans je ne sais quelle Cythère équivoque, interrogez donc le
vaste monde. Nous vivons dans un siècle profondément troublé; faites
des œuvres qui intéressent, qui émeuvent , et surtout qui éclairent des
générations tant de fois trompées. Après ce que nous avons souffert,
lorsque tant de questions nous pressent et que tant de devoirs nous
réclament, est-ce le moment des comédies ou des drames anecdotiques?
La grande comédie est inépuisable, elle peint l'homme, l'homme de
tous les âges et l'homme d'une époque, elle met en relief ce que les
circonstances impriment de traits nouveaux sur la trame éternelle des
caractères. Est-ce qu'il n'y a pas d'autres personnages que la femme
et le mari? Est-ce qu'il n'y a pas des pédans, des avares, des hypo-
crites, des misanthropes, des vaniteux, des importans, des courtisans,
qui ne ressemblent en aucune façon à ceux de Molière? Est-ce qu'il
n'y a pas des travers et des vices, — est-ce qu'il n'y a pas aussi des
instincts, des vertus, de sympathiques modèles que la poésie comique
n'a pas encore essayé de peindre? Observez le monde, c'est la pre-
mière loi. Boileau disait : Connaissez la ville. Nous ajoutons : Con-
naissez la France. La France! je voudrais qu'elle apparût en quelque
sorte derrière l'œuvre représentée sur la scène, qu'on ne la montrât
jamais et qu'on la vît toujours, que sa pensée fût constamment pré-
sente au poète comme à l'auditoire. En sauvant Orgon de la ruine, Mo-
lière nous dit avec fierté que ces choses se passent « sous un prince en-
nemi de la fraude. » Il faudrait qu'à l'avenir chacun de nos écrivains
dramatiques pût mettre sous chacun de ses tableaux cette signature du
temps; il faudrait qu'on pût y lire : en faisant ceci, je n'ai pas oublié la
France, cette France à qui nous devons tout rapporter, nos plaisirs
comme nos douleurs, le rire franc et honnête aussi bien que les sévères
pensées.
Saint-René Taillandier.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 novembre 1872.
S'il y a un spectacle douloureux, désolant, et on peut même dire
offensant pour tous ceux qui se font un devoir de mettre les nécessités
du patriotisme au-dessus des préférences d'opinions et des fantaisies
personnelles, c'est celui qui se déroule devant la France étonnée et -si-
lencieuse depuis quelques jours, depuis que rassemblée est rentrée à
Versailles.
Des passions, des animosités querelleuses, des conflits, l'existence
d'une nation jouée sur un coup de dé, des votes disputés et confus qui
n'éclaircissent rien, et qui peuvent à chaque instant laisser sombrer la
paix publique dans une équivoque de scrutin, voilà trois semaines bien
employées! Et ce spectacle n'a pas malheureusement pour unique té-
moin le pays, qui est à la fois spectateur et victime, qui en est' à -se
demander ce qu'on veut foire de lui; il y a un autre témoin, c'est l'étran-
ger qui reste encore campé à deux pas sur notre sol, qui est notre créan-
cier et notre surveillant, qui peut regarder tranquillement après tout
parce qu'il a pris ses gages contre nos divisions et nos folies, parce qu'il
peut même au besoin, si on lui en donne le prétexte, rentrer dans les
départemens qu'il a quittés. Il y a un troisième témoin, si l'on veut,
c'est l'Europe, qui s'est montrée sans doute indifférente dans les épreave«
que nous avons traversées, mais qui ne peut pas se désintéresser de nos
affaires, qui sent bien que la France est un des ressorts nécessaires du
monde civilisé, qui suit nos luttes et nos efforts avec une attention sym-
pathique ou inquiète. Ce n'est point assurément le pays qui a demandé
qu'on le ramenât à ces divisions et à ces agitations. Il y a un mois à
peine il vivait tranquille. Il voyait l'occupation étrangère se retirer de
deux départemens. Il se disait qu'avec la paix, avec un peu de modéra-
tion patriotique dans les partis, avec un peu de bonne volonté chex
ceux qui le représentent et chez ceux qui le gouvernent, on pouvait ar-
river à une libération complète du territoire et à une condition inté-
TOME cil. — 1872. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES.
rieure doucement, progressivement raffermie. C'était le vœu le plus
manifeste du pays il y a un mois. Tout d'un coup les tempêtes se dé-
chaînent, les passions de partis éclatent, plus acharnées que jamais, au-
tour d'un gouvernement qu'elles cherchent à ébranler. On se retrouve
à peine en présence qu'on semble aspirer le combat, qu'on se précipite
vers les crises les plus extrêmes, et qu'on se montre impatient de ré-
duire une malheureuse nation à se demander chaque matin oi!i elle en
sera le soir. Nécessairement la France incertaine s'émeut, les affaires
s'arrêlent, les intérêts sont en suspens, la confiance expire dans les es-
prits découragés, tout ce qu'on a fait peut être compromis. On en est là,
et si ceux qui ont contribué à créer cette situation sont contens de leur
œuvre, franchement c'est qu'ils ne sont pas difficiles. Si c'est là tout
ce qu'ils ont recueilli de conseils de sagesse et de patriotisme dans leurs
longues vacances, ils ont perdu leur temps, ils n'ont vu les intérêts ou
les dispositions du pays qu'à travers leurs préoccupations et leurs pré-
jugés.
Comment s'est produite cette situation aiguë et violente? quels en
sont les caractères et les éléinens? A suivre le courant des choses depuis
quelques mois, à voir s'amasser les froissemens, les malaises, les sus-
ceptibilités, les irritations secrètes nées de mécomptes multipliés, cette
crise devait malheureusement éclater un jour 'ou l'autre; on la sentait
venir. Elle n'était pas dans le mouvement des opinions et des intérêts du
pays, elle était dans les passions des partis. Le message de M. le président
de la république n'a été évidemment que le prétexte ou le signal du con-
flit dès le second jour de la rentrée de l'assemblée à Versailles. Sans doute
ce message, dont M. le garde des sceaux disait hier encore avec raison et
avec simplicité qu'il avait été jugé « digne d'une certaine estime, » qu'il
avait exposé les affaires de la France dans un langage qui n'était pas
sans grandeur, sans doute ce message abordait des questions épineuses.
M. Thiers, au début d'une session destinée à être décisive, n'a pas craint
de donner une forme à des idées ou à des impressions qui sont dans bien
des esprits; il a voulu marquer en quelque sorte le point où l'on était ar-
rivé après ces deux dernières années; il a constaté ce qui est tout simple-
ment un fait, que la république est le gouvernement légal du pays, qu'elle
est le seul gouvernement possible aujourd'hui, et il ajoutait qu'au lieu de
perdre son temps à des proclamations inutiles, qui pourraient d'ailleurs
coûter à des convictions sincères, le mieux serait de régulariser, d'or-
ganiser la situation, de voir ce qu'il y aurait à faire pour coordonner les
institutions et les pouvoirs publics. M. Thiers pouvait-il faire autrement?
. Eût-il fait disparaître les difficultés en les passant sous silence par un
calcul presque puéril? Même en abordant ces questions, a-t-il prétendu
diminuer les droits de l'assemblée, violenter les opinions sincères, im-
poser un avis ou un système? S'est-il montré peu soucieux de la sécu-
REVUE. — CHRONIQUE. 723
rite publique? Nullement, il a laissé à rassemblée ses droits, aux opi-
nions leur indépendance; il a démontré avec la plus saisissante éloquence •
que la république ne pouvait exister qu'à la condition de rester le gou-
vernement de tout le inonde, d'offrir les garanties les plus énergiques
à tous les intérêts conservateurs de la France. Il a fait le procès des
agitations révolutionnaires, non en homme de parti, mais en horam«
d'état qui s'élève au-dessus des questions de personnes.
Que voulait-on de plus? Seulement M. Thiers avait dit que la répu-
blique était le gouvernement légal, le seul gouvernement possible,, et
c'est là le point de départ apparent d'une crise qui a ses racines dans
toute une situation. La droite s'est sentie atteinte, et, après avoir es-
corté les paroles de M. ïhiers de ses murmures, même quelquefois d'a-
postrophes injurieuses, elle s'est jetée du premier coup sur une motion
de M. de Kerdrel, qui a proposé la nomination d'une commission char-
gée d'examiner le message, et de voir s'il n'y aurait pas lieu de répondre
à M. le président de la république. Ce n'était rien encore; M. de Kerdrel,
qui a d'anciennes relations avec M. Thiers, n'avait point agi, à ce qu'il
paraît, dans une intention d'hostilité déclarée; il avait plutôt cru, dit-
on, amortir les premières effervescences de son parti en donnant à la
réflexion et au bon sens le temps de reprendre leur empire, et, comme
le gouvernement ne s'opposait pas à la nomination de la commission, il
n'y avait rien de trop grave. On comptait même que l'interpellation du
général Changarnier sur le voyage de M. Gambetta serait, trois jours
après, l'occasion naturelle d'explications toutes simples qui réduiraieiit-
l'importance de la commission Kerdrel, et qui en finiraient avec ce
conflit naissant. On comptait sur la paix, et c'est la guerre qui est
sortie de l'interpellation du général Changarnier, Les explications du
ministre de l'intérieur, nous en convenons, n'étaient pas des mieux
faites pour enlever une assemblée ou pour lui tracer sa route. Quant
aux orateurs de la droite, ils ont fait certainement ce qu'ils ont pu
pour rendre la paix impossible ou pour aggraver le débat. Que vou-
laient-ils en effet? Ils voulaient amener M. Gambetta à la tribune, ils
n'y ont point réussi, et ils ont été vraiment assez naïfs, s'ils n'ont pas
deviné cette tactique facile de l'orateur de Grenoble. Le général Clian-
garnier, M. le duc de Broglie, qui se sont succédé, voulaient tout au
moins provoquer les explications du gouvernement, non plus de M. Vic-
tor Lefranc, mais de M. Thiers lui-même : ils n'ont trouvé rien de mieux
que de placer M. Thiers sous le coup d'une sorte de sommation impé-
rieuse et irritante d'avoir à venir faire sa confession publique en renou-
velant devant l'assemblée les déclarations qu'il a déjà faites, il y a deux
mois, devant la commission de permanence, et M. Thiers s'est naturel-
lement révolté contre cette sommation. Il a invoqué sa longue carrière,
ses actes, ses services, la dignité du gouvernement dont il est le chef.
724 REVUE DES DEUX MONDES.
On avait l'air de vouloir le contraindre à répéter la leçon qu'on lui fai-
SFait; il a refusé d'abaisser à ce rôle l'autorité dont il est le dépositaire et
sa propre fierté. On pouvait voter contre lui, on n'avait à aucun titre le
droit de le traîner sur une sellette d'accusé, comme il le disait.
Une fois sur ce terrain, la lutte est devenue et devait forcément de-
venir des plus graves. C'était une question de gouvernement naissant à
l'improvisle, dans la surprise d'une discussion, et M. le duc de Broglie
ne pouvait ignorer qu'il tranchait cette question par réticence lorsqu'il
proposait un vote excluant toute manifestation directe de confiance ou
de défiance. Par le fait, le gouvernement tombait dans le vide sans avoir
été renversé. Jetée subitement en face de celte situation, l'assemblée
s'est vue un instant plongée dans la confusion la plus indescriptible.
Les propositions se sont succédé; les partis ont manœuvré au milieu des
scrutins. En fin de compte, un ordre du jour, contenant tout à la fois
un blâme des doctrines professées à Grenoble et un témoignage de con-
fiance dans l'énergie du gouvernement, cet ordre du jour proposé par
M. Mettetal, accepté par M. le garde des sceaux, a été voté, mais à une
majorité qui perdait toute signification sérieuse par ce seul fait de l'abs-
tention de plus de 300 membres de l'assemblée de la droite et de la
gauche. Dans un pareil moment, on faisait de la tactique, et, à force de
vouloir être habiles, les partis ont été, à tout prendre, de fort mauvais
tacticiens. Si la partie de la droite modérée qui s'est abstenue avait voté,
c'était elle qui donnait sa couleur à l'ordre du jour. Si dans l'abstention
de la droite la gauche modérée avait voté, c'était elle qui faisait la ma-
jorité en faveur du gouvernement, et elle pouvait se donner cet avan-
tage sans avoir rien à désavouer, puisqu'elle n'a point été la dernière à
blâmer le discours de Grenoble. Dans tous les cas, on n'offrait pas ce
singulier spectacle de 300 membres d'une assemblée souveraine décla-
rant leur incompétence dans une affaire où le gouvernement du pays
pouvait sombrer.
Deux choses restaient assez claires après cela : l'ordre du jour n'avait
rien tranché, et par son langage, par son attitude, par ses votes, la
droite venait d'ouvrir les hostilités. C'est alors que la commission Ker-
drel entre en scène. Jusque-là, elle n'avait qu'une mission assez peu
définie, on ne savait ce qu'elle serait appelée à faire. Par le vote de
l'ordre du jour Mettetal, qui laissait le gouvernement dans une situation
indécise en constatant les intentions et la discipline de la droite, elle
prenait une importance nouvelle. Elle a senti évidemment son ambition
grandir avec les circonstances, elle est devenue une sorte de comité di-
recteur du parti. La nomination de M. le duc d'Audiffret-Pasquier comme
président de la commission indiquait l'esprit dans lequel on allait se
meltïe à l'œuvre. Le résultat n'a pas été longtemps incertain, La com-
mission ne s'est pas bornée à ce qui semblait être son rôle ; elle ne s'est
REVUE. — CHRONIQUE. 725
pas contentée d'examiner le message pour savoir s'il y avait à répondre
à M. le président de la république, elle a fait elle-même celte réponse,
et elle a répondu doublement. Aux réformes constitutionnelles indiquées
plutôt que précisées par M. Thiers, elle a opposé une résolution som-
maire, la proposition de nommer dès ce moment une commission parle-
mentaire pour préparer uniquement et exclusivement une loi sur la res-
ponsabilité ministérielle ; en d'autres termes, elle a voulu assurer à la
droite, qu'elle considère comme la majorité, une arme contre le gouver-
nement dont elle suspecte les tendances. A l'exposé politique du message
la commission a répondu par le programme de la droite, par un rapport
où l'auteur, M. Batbie, s'est visiblement beaucoup appliqué, sans réus-
sir à parler une langue réellement politique. M. Batbie a tracé son pro-
gramme assez confusément, d'une façon un peu déclamatoire, avec des
ménagemens plus apparens que réels pour M. le président de la répu-
blique et avec une passion contre le radicalisme qui produirait peut-être
plus d'effet, si elle était moins emphatique, et si elle frappait plus juste.
En définitive, tout le rapport est dans un mot caracléiistique : il faut
créer « un gouvernement de combat. »
Au fond c'était évidemment une guerre déclarée. Après l'interpellation
du général Changarnier, qui pouvait passer pour un combat d'avant-garde,
on offrait la bataille décisive, et le gouvernement, mis en cause d'une
façon si directe, ne voulait ni ne pouvait la décliner. Il l'a acceptée; seu-
lement à l'ultimatum de la cominission il a opposé, par l'oiganede
M. Dufaure, une proposition plus logique, plus naturelle, qui aurait dû
rallier sur-le-champ toutes les opinions, s'il n'y avait eu un parti-pris. Il
a demandé simplement qu'on ne scindât pas les questions, qu'on nom-
mât une commission parlementaire de trente membres qui serait char-
gée d'étudier un projet de loi « pour régler les attributions des pouvoirs
publics et les conditions de la responsabilité ministérielle. » C'est donc
entre la proposition du gouvernement et l'ultimatum delà commission
que la lutte restait engagée il y a deux jours encore. Au dernier moment,
une tentative de conciliation a été faite. Des explications ont été échan-
gées une fois de plus dans l'interruption d'une de ces dramatiques séances
où s'agitaient les destinées du pays. Que s'est-il passé? quelle raison sé-
rieuse a pu avoir la commission pour se refuser à toute concession, pour
repousser la motion que M. Dufaure venait de soumettre à l'assemblée?
Lorsque la paix publique était en jeu, fallait-il tout risquer pour des
subtilités, pour des questions de mots? Toujours est-il que la commis-
sion s'est refusée jusqu'au bout à un accord auquel M. le président de
la république se serait prêté, et qui i épondait assurément à un vœu uni-
versel. La commission a persisté dans son projet, le gouvernement a
maintenu sa proposition, et le combat, relardé de vingt-quatre heures,
a été livré hier définitivement. Le succès est resté au gouvernement.
726 REVUE DES DEUX MONDES.
La majorité n'est pas très considérable, il est vrai, elle n'est que de
38 voix sur le chiffre de 707 votans, qui n'avait peut-être jamais été
atteint dans l'assemblée actuelle. D'un autre côté, cette majorité a été
formée, cela est bien certain, par la réunion de toutes les nuances de
la gauche, tandis que les diverses fractions de la droite ont marché au
combat sans se laisser entamer et comptent encore un peu plus de
330 voix. — 372 voix dans un camp, 335 dans l'autre, l'assemblée cou-
pée en deux, la confusion un peu partout sous une apparence de disci-
pline, voilà l'état parlementaire qu'on a créé. L'apaisement succédant à
une crise momentanée, la réflexion, l'influence du scrutin d'hier, au-
ront pour résultat de déplacer un certain nombre de voix, de les rame-
ner vers le gouvernement dans bien d'autres questions, c'est possible.
La situation ne reste pas moins difficile, et si le gouvernement se trouve
sauvé par la gauche, si cette condition des choses est aussi étrange que
laborieuse, à qui^la faute, si ce n'est à ceux qui jouent leur rôle de con-
servateurs en mettant à la loterie d'un vote de passion et d'obstination
ce qu'il y a encore de paix publique?
D'où est venue cette guerre qui n'est point évidemment terminée, qui
se rallumera sans doute au moment où seront débaitues les questions
qu'une commission parlementaire va être chargée d'étudier? Qu'a-t-on
voulu faire et que veut-on encore? Il ne faut pas se payer de mots et
d'apparences. On a mis en avant les nécessités du régime parlementaire,
un principe que personne ne conteste, le principe de la responsabilité
ministérielle. C'est bon à mettre sur un drapeau en marchant au com-
bat. Au fond, ce qu'on a voulu, c'est mettre la main sur le gouverne-
ment, c'est placer M. Thiers dans l'alternative de céder la place ou de
se faire l'instrument des volontés, des passions et des intérêts de la
droite. Toute cette campagne a été conduite, nous en convenons, avec
une certaine âpreté, avec une certaine habileté, une triste habileté par-
lementaire. On ne s'est laissé ébranler par rien, pas même par le sen-
timent des crises qu'on pouvait provoquer; on s'est refusé à toute trans-
action, on s'est barricadé derrière des mots et des épithètes pour ne
pas céder.
Il fallait avant tout attester sa prépotence, avoir une victoire de parti,
et la meilleure preuve, c'est que la droite n'a pas voulu voter l'ordre du
jour Mettetal, parce que cet ordre du jour, qui lui donnait satisfaction
sur le manifeste radical de Grenoble, contenait en même temps un té-
moignage en faveur du gouvernement. Ou cette lutte n'a aucun sens
en effet, ou elle a cette signification : on a voulu en finir avec M, Thiers
en se servant contre lui de ce qu'il fait et de ce qu'il ne fait pas, des
circonstances et des anomalies qui ne sont pas son œuvre, des périls ou
des incertitudes qu'il n'a pas créés; on a voulu l'abattre en tournant
contre lui jusqu'à cette supériorité de lumières et d'éloquence qu'on a
REVUE. — CHRONIQUE. 727
été heureux de trouver quand il l'a fallu, et qui fait de lui, après tout,
le représentant le plus éminent de la France devant l'Europe et devant
le monde. Que M. le duc d'AuditTret, M. le duc de Broglie, le général
Changarnier, M. Batbie et tous ceux qui avaient déjà leur place dans le
«gouvernement de combat » se préoccupent des progrès et des menaces
du radicalisme, ils ne sont pas les seuls. Oui sans doute, c'est un danger
dans la situation actuelle de la France; mais est-ce bien sérieux de se
tourner avec une sorte d'air effaré vers le pouvoir pour lui demander
des déclarations et des professions de foi conservatrice? Est-ce sérieux
de saisir le prétexte d'une manifestation particulière pour venir sommer
M. le président de la république de dire qu'il n'est pas avec les radi-
caux? Qui donc a pu croire cela? M. Thiers n'avait certes pas besoin de
le répéter ces jours derniers encore. Ses opinions, son passé, ses actes,
sont assez clairs. Convenons-en, c'est le plus étrange oubli des plus
simples égards et de la dignité même du gouvernement de venir de-
mander à l'homme qui est le chef de ce gouvernement, qui a dompté
la commune, qui depuis deux ans passe sa vie à maintenir Tordre, des
garanties nouvelles contre toute connivence avec les révolulionnaires,
Et s'il arrive que iM. Thiers, au milieu des difficultés qu'on lui suscite,
rencontre quelquefois l'appui de la gauche dans un scrutin, qu'est-ce
que cela prouve? Est-ce que Textrême droite ne votait pas tout récem-
ment encore avec les radicaux? Si le gouvernement ne se hâle pas de
bouleverser l'administration, de changer tous les fonctionnaires, tous les
préfets qu'on lui signale comme suspects, cela veut-il dire qu'il favorise
le radicalisme?
On sait bien évidemment à quoi s'en tenir. On sait bien que M. Thiers
n'est pas plus révolutionnaire que ceux qui l'accusent. Soit, dit on, c'est
un reproche banal et sans portée, M. Thiers n'est pas l'allié du radica-
lisme; mais il s'est prononcé pour la république dans son message,
il a violé ainsi le pacte de Bordeaux, il a manqué à la parole qu'il
avait donnée de ne préparer aucune solution définitive. Où est-il donc
ce pacte de Bordeaux qu'on invoque aujourd'hui ? Ah ! saus doute, c'était,
il y a deux ans, une sage et patriotique pensée d'écarter toutes les ques-
tions constitutionnelles, de signer ce qu'on appelait la trêve des partis,
et de se placer sur un terrain neutre, oîi toutes les volontés sincères pou-
vaient se rencontrer pour travailler en commun à la réorganisation mo-
rale, militaire, administrative, financière, de la France. Si on l'avait
voulu, si on avait eu assez d'abnégation pour se renfermer dans ce pro-
gramme, cela pouvait suffire pour quelques années peut-être, et dans
tous les cas jusqu'à la libération définitive du territoire. Pour les esprits
qui n'ont pas le culte des étiquettes et le fétichisme des mots, ce n'était
pas même ui?e nécessité de s'appeler la république ou la monarchie; un
gouvernement qui se serait couvert uniquement du grand nom de la
728 REVUE DES DEUX MONDES.
France et de ses couleurs en deuil aurait porté une assez noble efligie
pour se faire respecter. Qu'en a-t-on fait cependant de ce pacte de Bor-
deaux, qui, pratiqué avec une complète sincérité, aurait pu rester la
sauvegarde de toutes les opinions en même temps que du repos et de
la liberté du pays? Il faut être de bonne foi : le respectait-on lorsqu'on
allait à Anvers ou en Suisse auprès de M. le comte de Chambord, dont
on recevait le mot d'ordre, lorsqu'on préparait des manifestes ou des
fusions qui se sont toujours dérobées comme des ombres, lorsque, te-
nant pour fait ce qu'on désirait, on présentait à la France, selon le mot
de M. Princeteau, le « roi sans enfans » et le « dauphin sans ambition?»
On était autorisé à lever le drapeau de la monarchie par des efforts
dans un sens opposé, c'est possible. Cela prouve que depuis deux ans
chacun est occupé à invoquer le pacte de Bordeaux quand il en a besoin,
et à l'exploiter pour son propre avantage quand il en a l'occasion, à en
faire sonir le triomphe de ses vœux et de ses espérancps. S'il est un
homme qui ait respecté le pacte de Bordeaux, c'est en vérité M. Thiers
en refusant précisément de gouverner au nom d'un parti, en cherchant
à rallier toutes les opinions sincères, tandis que tout le monde autour
de lui s'acharnait à ruiner ce provisoire où la France s'était abritée dans
la tempête. On est arrivé en effet à le ruiner, ce malheureux provisoire,
en démontrant de toutes les manières que le pays aspirait à un régime
plus définitif, et on s'étonne après cela qu'un jour soii venu où le pays
a fini par se dire qu'effectivement il fallait peut-être songer à s'éta-
blir avec un peu plus de fixité, non pas par une révolution nouvelle,
mais en régularisant la situation où l'on se trouvait! Ce jour-là, qu'a
fait M. Thiers? Il s'est borné à déclarer que la république seule lui sem-
blait possible. Hier encore il le disait devant l'assemblée aux partis mo-
narchiques : (( Interrompez-moi en ce moment, si vous croyez que l'in-
térêt du pays est de faire la monarchie aujourd'hui. » Personne ne lui a
répondu; c'est qu'en effet tout est là Si on peut faire la monarchie, pour-
quoi ne la fait-on pas? Si on ne le peut pas, pourquoi empêcher le
pays de chercher à régulariser ce qui existe à l'abri d'un pouvoir qu'il a
pu apprécier et estimer depuis deux ans? La pire des choses dans tous les
cas, c'est une politique qui, ne pouvant faire ce qu'elle veut, s'acharne
à rendre tout impossible par une guerre d'humeurs chagrines, de regrets,
d'irritations mal déguisées, de défiances provocantes et agiiatri-ces.
Il y a une manière de tout expliquer, nous le savoDS bien. On ne veut
pas soulever, assure-t-on, la question de la république ou de la monar-
chie. Ce qu'on demande à M. Thiers, c'est de ne pas trancher lui-même
cette question d'abord, de gouverner ensuite avec la majorité ou la pré-
tendue majorité, qui est la droite, d'accepter la responsabilité ministé-
rielle, unique garantie de cette majorité, et enfin de ne pas aller à l'as-
semblée, où sa présence peut peser sur les délibérations, où la dignité
REVUE. — GllROMQUE. 729
du gouvernement peut souffrir dans sa personne de toutes les vivacités
de la discussion. De cette façon, tout se passerait au mieux. La droite,
qui se croit la mojorité, ferait et déferait des ministères, elle placerait
et déplacerait les préfets, elle distribuerait les fonctions. M, Thiers res-
terait à la pré.«;idence de Versailles, où on lui laisserait, tant qu'on ne
pourrait faire mieux, le rôle tranquille et inactif d'un simulacre du sou-
verain constitutionnel. C'est ingénieusement combiné et imaginé. On ne
se souvient pas par malheur que nous vivons dans des circonstances
très extraordinaires, que le pouvoir même de M. Thiers n'est point
d'une nature ordinaire, qu'il est né de la situation la plus cruellement
exceptionnelle, qu'il l'exerce nécessairement dans des conditions où c'est
l'homme qui fait l'autorité, la force morale, le crédit du gouvernement.
Qu'on demande à M. le président de la république d'aller un peu moins
souvent à l'assemblée, de ne point s'engager dans toutes les luttes, rien
de plus simple, et ce n'est pas là sans doute ce qui serait une difficulté.
L'exclure absolument, d'une façon systématique, ce n'est pas seulement
lui infliger une sorte d'injure personnelle, c'est méconnaître la nature
des choses. Lorsque M. Thiers a été chargé du gouvernement dans les
circonstances les plus terribles, pourquoi l'a-t-on choisi? Est-ce parce
qu'il était un descendant de Robert le Fort ou de Gharlemagne? Non,
apparemment; on Ta choisi pour ses lumières, pour son expérience,
pour son aptitude personnelle à la direction des affaires publiques. On
l'a nommé parce qu'il était M. Thiers, l'homme le mieux fait pour re-
présenter la France dans de si effroyables épreuves, et ce rôle qui lui a
été confié par les événemens autant que par le vote de l'assemblée, il
Ta rempli depuis deux ans sans marchander son dévoûment et son cou-
rage- Et maintenant, après qu'il a été pendant deux ans à la peine et
au combat, dirigeant tout, activant tout de son ardeur, travaillant plus
que tout le monde, on viendrait lui demander de cesser d'être lui-même,
de se retirer de la discussion des affaires publiques! Il peut justement
répondre qu'il n'a pas été nommé pour cela. Croit-on qu'on aurait re-
levé l'honneur de la tribune française parce que i\i. Thiers n'y paraîtiait
plus par sentence du parlement? pense-t-on qu'il suffise de décréter au-
jourd'hui la création d'un ministère responsable pour trancher toutes
les difficultés?
Ce n'est point seulement en effet une question personnelle. On sou-
lève légèrement des problèmes bien plus complexes, et ici apparaît
peut-être un peu trop l'arrière-pensée à laquelle on obéit. Cette respon-
sabilité ministérielle qu'on invoque aujourd'hui et dont on se fait ane
arme d'opposition, oui sans doute, c'est un principe incontesté. Un mi-
nistre responsable, c'est un des ressorts nécessaires d'un régime libre;
mais ce qu'on oublie, c'est que la responsabilité ministérielle n'est qu'un
des ressorts de la grande machine parlementaire : elle a pour correctif
730 REVUE DES DEUX MONDES.
et pour contre-poids le droit de dissolution de l'assemblée par le chef
de rélat. Sans cela, on va droit à l'omnipotence, à la dictature du par-
lement; l'as.-emblée devient d'un seul coup une convenlion. Jusqu'ici,
on avait éludé ce danger avec sagesse, avec prudence, en créant par
une sorte de fiction un pouvoir qui n'était point en droit un pouvoir
distinct, mais qui en avait en fait les pi^érogatives, le caractère, et qui,
parla supôrioriié de l'homme chargé de l'exercer, en avait aussi l'indé-
pendance. Dans ce vague sagement ménagé, on pouvait se faire illusion
et croire à un régime à demi régulier. Aujourd'hui on a divulgué le
secret, on a mis à nu la faiblesse de cette situation, et en séparant la
responsabilité ministéiielle, qu'on revendiquait exclusivement, des au-
tres questions constitutionnelles, on laissait trop voir qu'on ne recalait
plus devant celte omnipotence d'une majoiité dictatoriale aspirant à
constituer un gouvernement de parti après avoir renversé le pouvoir
modérateur qu'elle trouvait devant elle.
Sait-on à quoi ressemble cette étrange campagne qui vient de s'enga-
ger dans l'assemblée de Versailles? Par sa direction généiale, par ses
mots d'ordre et même par bien des détails, elle a la plus singulière ana-
logie avec cette autre campagne de la majorité des inlrouvables en 1815
et en 1816. Tonte proportion gardée dans la mesure des opinions, c'est
au fond la même chose. Il y a malheureusement sur un point d'abord
une ressemblance cruelle, c'est qu'alors comme aujourd'hui l'étranger
était sur notre sol, il assistait en témoin intéressé à nos divisions, et il
n'était pas toujours sans inquiétude; mais ce n'est pas la seule analogie.
A cette époque aussi, il y avait une chambre formée sous l'empire d'une
situation exceptionnelle, composée surtout de gentilshommes de pro-
vince très ro\aiistes, ardens conservateurs, qui représentaient leur parti
plus que le pa^s. Ce qui vient de se passer depuis quinze jours a déjà
son histoire dans une lettre éciite par Maine de Biran, un pur royaliste
pourtant, à la veille de la session de 1816. « Vous me demandez si nous
reviendrons plus sages que nous ne sommes partis. Je vous réponds sans
hésiter que nous revit^ndrons plus exaltés et plus fous. Je vois ici des
menibres de notie majorité; vous ne vous faites aucune idée de leurs
prétentions, de leur ton de supériorité... 11 est temps de purger la France,
de faiie disparaître les traces de la révolution! La chambre des députés
est appelée à cette grande destination... » En ce temps là aussi, M. de
Salaberi y réclamait impérieusement des épurations administratives, en
se plaignant qu'on laissait des révolutionnaires dans toutes les fonc-
tions, et tout cotnme M. Batbie on disait : « A côté de l'immense majo-
rité, il y a une minoriié turbulente, factieuse, ennemie des lois, ennemie
du repos, ennemie d'elle-même; c'est contre cette minorité qu'il faut
protéger la majorité... » Auprès de ces exaltés de conservation cependant
il y avait un gouvernement sensé, modéré, qui ne partageait pas leurs
KEVUE. — CHRONIQUE. 731
passions, qui tâchait de les contenir, et qui s'efforçait, selon le mot du
duc de Richelieu, président du conseil, de gouverner « pour eux, sans
eux et malgré eux. » M. Decazes était dans ce ministère modéré, qui
avait fort à faire pour contenir les royalistes de la chambre. M. Pasquier,
celui qui a laissé son nom et son titre à M. le duc d'Audiffret, appuyait
le gouvernement. Le duc de Brogiie, qui entrait alors à la chambre des
pairs, était dans cette élite d'esprits libéraux et modérés. Louis XVIII
lui même était l'inspirateur et le guide de cette politique de modération
habile. Le parti royaliste de la chambre trouvait que M. de Richelieu,
M. Decazes et Louis XVIII lui-même perdaient tout, qu'ils conduisaient
la France à un nouveau cataclysme révolutionnaire. Ils étaient plus con-
servateurs que le gouvernement, et, chose étrange, ces royalistes ré-
clamaient, eux aussi, la responsabilité ministérielle , même toutes les
libertés parlementaires. C'est de là justement que naissait le livre de
Chateaubriand sur la Monarchie selon la charte, théorie des revendica-
tions parlementaires des royalistes de la chambre.
Ils revendiquaient la responsabilité ministérielle, c'était tout simple;
ils avaient la théorie de leur situation, selon le mot de M. Guizot. Ils
voulaient tout simplement se servir de cette arme pour renverser le ca-
binet du duc de Hichelieu, et pour imposer au roi un ministre repré-
sentant la majoiiié. Eux aussi, ils prétendaient constituer un « gouver-
nement de combat. » La diplomatie étrangère cependant suivait toutes
ces péripéties d'un œil attentif et inquiet. Elle n'était nullement favo-
rable aux agitateurs de la chambre. Elle démêlait parfaitement que
cette majorité de l'assemblée n'était qu'une minorité dans le pays, et
l'un des membres de cette diplomatie écrivait, en prévoyant un succès
possible de la majorité qui conduirait à la formation d'un ministère de
la droite : « Une telle administration ne durera pas un mois; mais en
attendant qu'elle tombe elle aura agité le pays et rendu impossible
l'accomplissement des engagemens pris par la France envers les puis-
sances étrangères... » Qui peut dire que la même chose ne serait pas
arrivée aujourd'hui? Mais Louis XVIII avait une ressource, il avait le
droit de dissolution. L'ordonnance de 1816 frappait la chambre, et une
majorité nouvelle sortait des élections. Aujourd'hui ce moyen de dé-
nouer une crise n'appartient à personne. L'assemblée seule a le droit de
se dissoudre ou de se maintenir. Que la droitp se souvienne cependant
que la meilleure garantie de sa durée, c'est la modération, et les chefs
qui la conduisent peuvent certes relire avec fruit ces mots que le duc
de Richelieu écrivait avant la dissolution de la chambre en 1816 : « Si
Je pouvais être sûr de l'union de la chambre et du ministère, dès à
présent on diminuerait de 30,000 hommes l'armée d'occupation; mais
on veut attendre le résultat des premières séances, Bien sûremejat toiut
7S2 REVUE DES DEUX MONDES.
est là, et il s'agit d'être ou de ne pas être. Cela devrait amener à faire
bien des réflexions. »
Oui, M, le duc de Richelieu avait raison, dans des situations comme
celle où la France se trouvait en 1816 et comme celle où elle se trouve
aujourd'hui, tout est là : il s'agit de « faire des réflexions. » Elles s'im-
posent plus que jamais à ceux qui prennent l'initiative de ces dangereux
conflits, au risque de subordonner les plus précieux intérêts de patrio-
tisme aux impatiences égoïstes de l'esprit de parti. La crise est pour le
moment écartée sans doute, puisque, dans la lutte qui vient de se dé-
nouer à Versailles, la droite en rassemblant toutes ses forces n'a pu ar-
river à la victoire. L'imprévu est du moins conjuré dans ce qu'il pouvait
avoir de plus redoutable. La situation, nous en convenons, ne garde pas
moins sa gravité. Elle n'est point cependant, si on le veut bien, au-
dessus des efforts de prévoyance et de conciliation qui seront certaine-
ment tentés pour la dégager de ce qu'elle a de plus périlleux. Pour le
gouvernement, à vrai dire, la voie est toute tracée. Il n'a qu'à se main-
tenir sur le terrain où il s'est établi. 11 a montré dans celte crise un es-
prit de modération qui aurait dû désarmer la commission Kerdrel, et
qui à défaut de ce succès n'a pu que produire la plus favorable impres-
sion sur le pays, La positon du gouvernement n'aurait-elle pas dû être
fortifiée par ce discours d'une si vive éloquence où M. Thiers est venu
exposer au grand jour ses actes, ses idées, son rôle de médiateur et
de pacificateur entre les partis? M. Thiers a tout dit, et il l'a dit avec
une habile fermeté, sans amertume pour ceux qui se déclaraient ses
adversaires, et même sans faiblesse pour ceux qui l'ont soutenu dans
cette lut'.e. 11 a du reste parfaitement accepté l'antagonisme qu'on a
voulu établir entre la politique qu'il représente, qui a pour elle la ga-
rantie de ces deux dernières années, et la politique qu'on proposait
sous le nom de « gouvernement de combat. » 11 est resté fidèle à lui-
même, et le secret de sa force dans cette position, c'est qu'en somme
il a le pays avec lui. Son ascendant sur l'opinion dépaj-se très évi-
demment la proportion d^ la majorité matérielle qu'il a obtenue, et
par ce seul fait il est d'autant mieux placé pour reprendre librement,
avec une pleine indépendance, l'œuvre de transaction à laquelle on
doit travailler aujourd'hui. Quant à la droite, se laissera-t-elle em-
porter plus loin par les passions militantes qui l'ont jetée dans cette
aventure? Si elle pouvait y gagner, on le comprendrait; malheu-
reusement tout ce qu'elle peut faire, c'est d'entretenir une agitation
qui peut compromettre la libération de la France, qui soumet le régime
parlementaire à des épreuves faites pour l'affaiblir dans son autorité
morale, et qui peut conduire l'assemblée elle même par le plus court
chemin à une dissolution inévitable. On ne peut pas se le dissimuler,
REVUE, — CHRONIQUE. 733
depuis quelques jours on a fait du chemin vers ce denoûment, et peut-
être a-t-on fait aujourd'hui même un pas de plus dans un vote qui a
de nouveau partagé l'assemblée à la suite d'une interpellation sur des
adresses de conseils municipaux. Les violens peuvent se laisser aller à
ces exlrémiiés, les esprits modérés de la droite et du cenire droit y ré-
fléchiront encore, ils se mettront du côté de la politique de M. de Riche-
lieu et de M. Decazes plutôt que du côté de la politique des introu-
vables. CH. DE MAZAÛE.
LA NOUVELLE RÉVOLUTION DU PÉROU.
Bien des révolutions, des coups d'état, des pronuncîamentos, se sont
produits au Pérou depuis son émancipation; mais ce pays, si souvent
déchiré par les discordes civiles, a raremeiit vu des scènes aussi tragi-
ques, des drames au.^si sanglans que ceux dont la ville de Lima a été le
théâtre au mois de juillet dernier. Heureusement la crise, malgré sa vio-
lence, n'a été que passagère; au moment où Tarmée était dispersée, la
police licenciée, l'administratiou désorganisée, où le pays tout entier se
croyait réservé à des troubles dont ceux de la capitale ne semblaient
être que le début, les choses se sont remises instantanément dans
un état normal, les institutions parlementaires ont repris leur cours,
et le Pérou a trouvé une solution des difficultés avec lesquelles il était
aux prises, no:i pas dans des mouvemens insurrectionnels, mais dans
la stricte application de la légalité. C'est le congrès qui, conformément
à la constitution, a présidé à la transmission du pouvoir avec des con-
ditions d'ordre et de calme sur lesquelles les optimistes eux-mêmes
n'eussent puini osé compter. Le jour se fait maintenant sur les causes
et sur les effets d'évéaemens enveloppés tout d'abord d'un nuage sinistre
qui empêchait d'en apprécier le caractère. Les esprits sont entrés dans
une période d'apaisement relatif, et la dernière crise a fait naître plus
d'une réflexion salutaire. Les auteurs des violences commi.ves ont reçu
un châtiment si rapide, leur succès d'un jour a été si cruellement expié,
le danger des coups d'état s'est fait sentir d'une manière si terrible et
si saisissante, qu'il y a lieu d'espérer après la tourmente l'accalmie, après
le déchaînement des haines la conciliation.
Le nouveau président de la république péruvienne, don Manuel Pardg,
a pris une attitude satisfaisante, et, bien qu'il ait marqué comme chef
du parti libéral, il s'est attaché à ne pas froisser les conservateurs. Son
influence modératrice a déjà produit de bons résultats. Le discours-mes-
sage qu'il a prononcé le 2 août 1872 devant le congrès a été favorable-
734 REVUE DES DEUX MONDES.
ment accueilli. Le président constate la victoire remportée par l'opinion
publique, et se félicite de ce que la légalité, menacée par les attentats
de l'arbitraire et de la violence, ait fini par prévaloir. Il croit, grâce à
l'accord entre le gouvernement et la représentation nationale, l'heure
bien choisie pour procéder aux , réformes économiques et financières,
pour relever le crédit, pour réorganiser l'armée, l'administration, l'en-
seignement. Telle est la tâche pour l'accomplissement' de laquelle M, Ma-
nuel Pardo réclame le concours de tous les hommes de bonne volonté.
Il faut faire des vœux pour que le pays, éclairé par l'expérience, suive
le conseil du président, et que le bon sens public empêche le retour des
désordres qui viennent de cesser. Un rapide coup d'œil jeté sur la der-
nière crise en fera comprendre la gravité, et permettra d'apprécier
l'œuvre réparatrice qui s'impose aux efforts de l'administration actuelle.
Les événemens du mois de juillet ont présenté le caractère le plus
déplorable. Depuis quelques semaines, la situation du pays était très
confuse. Plus on approchait du dénoûment des questions que faisait
naître l'élection présidentielle, plus les attentats contre les personnes
devenaient fréquens. Des villages entiers avaient été mis au pillage
dans les provinces de Chincha et de Canete par des troupes de malfai-
teurs. La "polémique entre les partis était très vive. Les partisans de la
■candidature de M. Pardo, le chef libéral, et les soutiens de celle de
M. Arenas se faisaient une guerre acharnée dans les colonnes des jour-
eaux et au sein de la commission permanente. Don Manuel Pardo lançait
en avril un manifeste qui se terminait ainsi : « il importe que la nation
sache une fois pour toutes si elle a ou n'a point le droit d'élire librement
;Son premier magistrat. » Le colonel Balta, président de la république et
dont les pouvoirs étaient sur le point d'expirer, faisait l'opposition la
plus vive à la candidature de M. Manuel Pardo. Les élections présiden-
tielles avaient eu lieu le 5 mai sans amener de désordres. Presque par-
tout, deux collèges électoraux s'étaient formés; on en comptait trois
à Lima. Chacune de ces associations avait donné l'unanimité des voix
au candidat qu'elle patronnait. MM. Arenas, Pardo et Urcta étaient nom-
més à la présidence par leurs partisans, mais c'est au congrès qu'il de-
-vait appartenir de décider entre eux. Le gouvernement soutenait M. Are-
nas; touiefois certaines personnes prétendaient que le président Balta
avait le dessein de se maintenir au pouvoir, même après l'expiration du
terme assigné à ses hautes fonctions. Ces personnes allaient jusqu'à dire
que les élections qui avaient eu lieu pour la présidence seraient décla-
rées nulles, que le congrès en prescrirait de nouvelles, et qu'en atten-
dant, le chef de l'état assumerait la dictature. Suivant d'autres au con-
traire, le colonel Balta n'aspirait qu'à déposer un fardeau qui devenait
«haque jour plus lourd pour lui. Cependant les journaux favorables à la
candidature de M. Manuel Pardo, — el Comercio, el Nacional, el Stnti-
REVUE. — CHRONIQUE. 735
nela, — étaient supprimés ou suspendus, et le parti libéral témoignait
une vive irritation.
Sur ces entrefaites , les chambres péruviennes se réunissaient le
13 juillet. L'ouverture officielle du congrès était fixée au 28 juillet, les
deux semaines antérieures à cette date étant consacrées à la vérifica-
tion des pouvoirs des députés et des sénateurs nouvellement élus. Les
choses en étaient là quand on parla tout à coup û'un pro mm ciamenlo dont
le ministre de la guerre, don Thomas Guttierez, prendrait l'initiative
d'accord avec M. Ureta. Le coup d'état eut lieu en effet le 22 juillet, et
don Thomas Guttierez fit arrêter le colonel Balta, président de la répa-
blique. Il prit en même temps le titre de chef suprême de l'état, et
confia la direction de l'administration au docteur Fernando Casosj mais
les troupes, que les partisans de don Manuel Pardo avaient en partie
gagnées, ne tardèrent pas à se prononcer contre l'usurpateur.
Dès la première nuit, celle du 22 au 23 juillet, des corps de garde
avaient été abandonnés. Le tour des bataillons vint ensuite. Il y eut
dans plusieurs casernes des combats sanglans entre des corps fulèles
au nouvel ordre des choses et d'autres corps acquis à la cause opposée.
Le peuple ne prenait aucune part à ces luttes. Don Manuel Pardo avait
trouvé un refuge à bord d'un navire de guerre péruvien, le Huasear;
ses amis s'étaient cachés. 11 régnait donc à Lima une sorte de tranquil-
lité, mais elle n'était qu'apparente; une contre-révolution était inévi-
table. C'est du Callao qu'elle partit, et c'est par l'armée qu'elle s'opéra.
Dès le 25 juillet, les communications étaient coupées entre Lima et le
Callao. Plusieurs bataillons envoyés successivement dans ce po; t se dé-
bandèrent ou passèrent dans le camp constitutionnel. Le 26 juillet au
matin, on regardait déjà comme imminente la chute de don Thomas
Guttierez. Un de ses frères, don Sylvestre, fut assassiné. On prétendit
d'abord que l'auteur de ce meurtre était le fils du colonel Balta, et celte
nouvelle, qui d'ailleurs était fausse, exaspéra tellement don Thomas
Guttierez et son autre frère, don Marceliano, qu'ils firent immédiate-
ment mettre à mort le président de la république. Toute la population
de Lima se souleva. Abandonnés par leurs soldats, les frères Guttierez
furent égorgés l'un et l'autre, don Thomas dans la principale rue de
Lima, don Ajarceliano à peu de distance du Callao. Cependant le colonel
Herencia Levallos, premier vice-président de la république, prit la di-
rection provisoire des affaires, et constitua un ministère. Le régime
constitutionnel, violemment interrompu par l'usurpaiion des Guttierez,
reprenait ainsi son cours. Quant à M. Fernando Casos, il avait donné sa
démission de secrétaire-général dès qu'il avait été instruit de l'assas-
sinat du président Balta.
Il y eut un in.^tant de trouble extrême. Les crimes commis avaient
causé une émotion facile à comprendre. La populace exaspérée livrait
7S6 REVUE DES DEUX MONDES.
aux flammes les cadavres de Thomas et de Sylveslre Gutlierez. Il n'y
avait plus de police dans la ville. Ce qai restait de l'armée était caserne
dans le palais et au fort Santa-Catalina, d'où on n'os:iit pas faire sortir
les troupes.
Don Manuel Pardo apparut alors comme un sauveur. Entouré d'une
grande popularité et représentant les principes constitutionnels, il dé-
clara que la seule manière de terminer la crise était un recours loyal à
la légalité. C'est au congrès qu'il appartenait de vérifier les élections et
do^ désigner le nouveau président de la république, et il fallait sans re-
tard procéder à cette désignation, devenue de plus en plus urgente; c'est
la solution qui a en effet prévalu.
Le congrès péruvien s'est réuni le 28 juillet à Lima, sous la prési-
dence de ^L Benavides. Trois jours après, la commission chargée de
l'enquête sur les résultats de la lutte engagée entre MM. Pardo, Arenas
et Ureta pour la succession de don José Balia à la présidence de la ré-
publique formulait son rapport. Comme il ressort de ce document que
don Manuel Pardo a obtenu 2,692 voix sur /),657, dont se compose le
collège électoral, le congrès l'a proclamé à l'unanimité président du
Péroa à partir du 2 août 1872, et pour la période constitutionnelle de
quatre ans. Les obsèques du colonel Balta ont été pompeusement célé-
brées le 31 juillet. Son successeur a prêté serment devant les chambres
le surlendemain, et leur a donné ensuite lecture d'un message. La pu-
blication en avait été précédée par celle d'un autre message, celui que
don José Balta se proposait d'adresser au congrès.
La ville de Lima a repris son aspect accoutumé. Plusieurs fêtes ont
marqué rentrée au pouvoir de don Manuel Pardo, qui accueille avec une
simplicité de bon goût les hommnges qu'on lui rend. Le chef de la ré-
publique n'a point établi sa résidence au palais, mais continue à de-
meurer dans sa propre maison; il ne fait pas usage non plus des voi-
tures du gouvernement.
Le gouvernement vient de présenter à l'assemblée législative deux
projets de lois qui inaugurent la série des grandes réformes amoncelées
et impatiemment attendues par le pays. Le premier a pour objet l'ad-
ministration municipale; il est, croit-on, l'œuvre personnelle du prési-
dent de la république, et il repose sur un large système de décentralisa-
tion. Le second est relatif à la réorganisation de l'armée; mais, en
attendant que le congrès ait voté cette dernière loi, le gouvernement a
dû prendre d'urgence des mesures provisoires pour reconstituer la force
publique. A la suite de la révolution, presque tous les soldats ont pro-
fité de l'occasion pour se débander, et il n'est resté que 1,500 hommes
à peine sous les drapeaux. Le président de la république a visité lui-
même les casernes et a annoncé que dorénavant personne ne serait ni
eni'ôlé ni retenu de force au service, que tous ceux qui voudrnient si-
REVUE. — CHRONIQUE. 737
gner un engagement de deux ans seraient conservés, que les autres
étaient libres de se retirer. Après cette visite, des instructions ont été
envoyées par le ministre de la guerre à l'inspection générale de l'armée,
lui prescrivant d'avoir recours désormais pour remji'ir les cadres à des
enrôlemens volontaires jusqu'à ce que le pouvoir législatif ait statué
sur le projet de loi qui lui est soumis. En vertu de ce projet, le système
de l'enrôlement forcé devenu odieux, et dont les résultats, quant à la
qualité et à la composition de l'armée, ont toujours été déplorables, sera
remplacé par celui de la conscription, qui est proposé par le gouverne-
ment comme le mode de recrutement le plus sûr et le plus avantageux
pour le pays. En outre il a été décidé que tous les chàtimens corporels
en usage jusqu'à ce jour seraient abolis.
Ce n'est pas seulement l'armée qu'il s'agit de réorganiser, La situation
économiqua et administrative du Pérou exige incontestoblement de nom-
breuses réformes, et ce pays n'a encore développé qu'une paitie de ses
ressources. Le président de la république est venu lire en personne de-
vant le congrès, le 21 septembre, un exposé de la situation financière.
Les graves révélations faites par le chef de l'état sur les embarras du
trésor avec autant de clarté que de franchise ont vivement ému les
chambres et l'opinion publique. Le président déclare que, le gouverne-
ment se trouvant forcé de recourir au crédit extérieur et au crédit du
pays lui-même pour sortir des diflicultés intérieures, la condition né-
cessaire et préabiable est de rétablir immédiatement l'équilibre dans le
budget entre les recettes et les dépenses.
Pour atteindre ce but, le message annonce que le gouvernement, ne
pouvant recourir aux impôts directs à cause des dilHcultés du recouvre-
ment, ne voit que trois moyens qui devront être employés simultané-
ment : 1" la décentralisation municipale, dont la loi vient d'être soumise
au congrès, et qui rendra les contributions actuelles plus productives
par les nouvelles taxes établies dans chaque localité; 2° un impôt sur le
salpêtre; 3" une élévation des droits de douane existant, jointe à une taxe
nouvelle sur des articles qui en étaient affranchis jusqu'à ce jour.
La journée du 20 septembre n'a point amené, comme on le craignait,
le retour des scènes fâcheuses dont la ville de Lima fut le théâtre l'an-
née dernière. La colonie italienne, il y a un an à pareille époque, voulut
fêter l'anniversaire de l'entrée des troupes italiennes à Rome, et projeta
une grande manifestation. Le parti libéral péruvien, qui faisait alors une
vive opposition au gouvernement du colonel Balta, profita de l'occasion,
et organi»a un meeting, qui eut lieu sur la place où s'élève la statue de
Bolivar. Le président fit cerner cette place. La foule fut chargée, dispersée
violemment, et de nombreuses arrestations eurent lieu. Cette année, le
parti libéral, dont le chef est au pouvoir, a évité tout ce qui aurait pu
être une cause ou un prétexte de désordres. Convaincu d'une part qu'il
lom eu. — 1872. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
I
serait dangereux de froisser les sentimens catholiques de la popula-
tion, et de l'autre que défendre officiellement la manifestation serait le
moyen le plus sûr de la faire naître, le gouvernement a préféré en em-
ployer un autre moins apparent, mais plus efficace. Don Manuel Pardo
jouit toujours d'une grande popularité dans le parti libéral, et il s'en
est servi habilement dans cette circonstance. Il a fait agir sur les chefs
et sur les meuibres les plus influens du parti, et il a réussi à les faire
renoncer à leurs projets. De son côté, la colonie italienne a accédé aux
désirs du gouvernement, et la journée s'est passée sans le moindre dé-
sordre.
On sait qu'un différend est récemment survenu entre le gouverne-
ment cliilien et le ministre de Bolivie à Santiago, à propos de l'expédi-
tion projetée contre cette république par un de ses généraux émigrés,
le général Quintin-Quevedo, et que ce différend -a conduit à la rupture
des relations diplomaiiques entre le cabinet de Santiago et le Chili. Cer-
taines personnes attribuent au gouvernement chilien le désir d'une rec-
tification de frontière et le projet de s'emparer d'une portion du terri-
toire bolivien, voisin de sa frontière du nord, et qui vient d'acquérir
une grande importance par suite de la découverte à Caracoles de mines
d'argent extrêmement riches et exploitées par des sujets chiliens. Le
conflit diplomatique survenu à Santiago a causé une certaine émotion au
Pérou, mais l'opiiiion la plus accréditée à Lima, au moment oii cette
nouvelle y est arrivée, a été que le différend s'arrangerait d'une ma-
nière pacifique.
On ne peut nier que depuis quelques années la république péru-
vienne n'ait beaucoup étendu ses relations, et n'ait vu grandir singuliè-
rement son importance. Des quatre états du Pacifique, c'est elle qui tient
assurément le premier rang, et dans toute l'Amérique du Sud il n'y a
que l'euipire du Brésil qui l'emporte encore sur elle. Solidement appuyé
sur l'Equateur et la Bolivie, où son influence domine, le Pérou n'a rien
à craindre. 11 possède une armée comparativement nombreuse, une
flotte qui n'a point de rivale sur l'Océan-Pacifique et des ressources
financières considérables.
La paix extérieure et iniérieure est le premier des biens pour un pays
où i) y a tant de choses à créer. Elle a cet avantage, qu'en permettant
aux intérêts de se former et de s'étendre, à l'industrie de grandir, aux
habitudes régidières de s'enraciner, elle acquiert par cela même des
chances de durée. Pour ces contrées de l'Amérique du Sud, si souvent
bouleversées j)ar des mouvemens contraires et par des révolutions suc-
cessives, se maintenir quelque temps dans le calme, c'est remporter une
véritable victoire. Dès que la légalité règne sans contestation dans ces
pays, on est étontié de l'importance et de la rapidité des progrès qu'ils
réalisent. Malheureusement il y a sur le sol de ces jeunes républiques
REVUE. — CHRONIQUE. 739
une incandescence perm-anente, un mouvement fiévreux d'ambitions
personnelles, un choc entre des passions stériles et une civilisation tou-
jours contninéi\ ajournée, détonrnée de son but pratique; mais, si grave
qu'il soit, le mal n'est pas incurable. Au Pérou, comme dans d'autres
contrées de l'Amérique méridionale, les bons esprits comprennent que
la paix est la condition nécessaire, indispensable, du développement
d'un commerce qui peut devenir immense. Stimuler l'industrie, lui ou-
vrir des voies nouvelles, multiplier les communications, fortifier les races
nationales par l'émigration européenne, ranimer la population des cam-
pagnes trop accoutumée à l'indolence et à la pauvreté, c'est la tâche
qu'il s'agit d'accomplir; mais pour cela il faut em.pêcher le retour de
ces crises périodiques qui font perdre en un jour le terrain gagné par
suite de plusieurs années d'efforts, il faut contenir les ambitions, ap-
prendre à l'armée le respect de la légalité, habituer les populations à
l'exercice de leurs droits et surtout de leurs devoirs.
Le Pérou, si bien doué par la nature, et où tant de richesses demeu-
rent encore inexplorées, grandirait bien vite par le calme, et il ne dépend
que de lui-même d'arriver rapidement à une prospérité matérielle de
beaucoup supérieure à celle dont il a joui ju'^qu'à présent. Borné au
nord par l'Equateur, au sud et à l'est par la Bolivie, à l'est par le Brésil,
à l'ouest par le Grand-Océan , il peut, s'il est tranquille, être utile non-
seulement à lui-même, mais atix républiques voisines, en leur donnant
l'exemple d'une politique à la fois correcte et conciliante. La France a
trop de sympathies pour ces jeunes et intelligentes nations, notre com-
merce entretient avec elles des relations trop fréquentes pour que nous
ne nous intéressions pas au développement de leurs ressources et de
leur activité. C'est avec un réel chagrin que nous les voyons si souvent
user dans des agitations ou stériles ou sanglantes une énergie qui serait
heureusement appliquée à des oeuvres plus efficaces. Pourquoi ces répu-
bliques hispano-américaines, rapprochées les unes des autres par la
communauté d'origine, de religion, de langage, et par les souvenirs des
guerres d'indépendance, ne tiendraient-elles pas à honneur d'inaugurer
dans leurs rapports une politique fondée sur le respect de leurs droits
mutuels et sur un système véritablement pacifique? Pourquoi épuise-
raient-elles leurs forces dans des luttes diplomatiques et militaires, dans
des rivalités d'influence, dans des contestations de frontières, qu'avec
des idées conciliantes il serait si facile d'éviter? Que les habitans de la
vieille Europe, gênés par des limites trop étroites et forcés par le pau-
périsme à s'expatrier, se disputent quelques parcelles de teri^e, c'est
ce que l'on comprend à la rigueur tout en le regrettant; mais que de»
peuples jeunes qui ont à leur disposition une étendue de terrain au
moins dix fois plus grande que celle qu'ils peuvent cultiver, des peu-
ples qui ont à changer en plaines fertiles des solitudes immenses , à vi-
7â0 " REVUE DES DEUX MONDES.
vifier un sol d'une richesse admirable, prennent plaisir à s'entre-tuer
pour des questions de limites, c'est un spectacle plein de tristesse dont
on ne saurait trop s'étonner. N'y a-t-il donc pas assez de place pour tout
le monde au soif il? Les fleuves ne sont-ils pas assez larges? L'océan
n'est-il pas assez vaste? Le jour où elles auront définitivement compris
leurs véritables intérêts, les républiques de l'Amérique du Sud préfére-
ront à de vains conflits les grands progrès économiques, et feront pré-
valoir la paix dans des parages où elle est si nécessaire, et où elle peut
être si féconde.
ESSAIS ET NOTICES.
LES TRANSPORTS MILITAIRES ET LES VOIES FERREES.
Les Chemins de fei- pendant la guerre de 1870-I87i , par M. F. Jacqmiiij directeur
de l'exploitation des chemins de fer de l'Est.
En venant raconter ce que les chemins de fer ont fait et ce qu'ils au-
raient pu faire pendant la guerre de 1870-1871, M. Jacqmin remplit
l'une des principales lacunes de notre éducation militaire. Personne
n'ignore quel rôle important les voies ferrées on!; joué depuis la décla-
ration de guerre jusqu'à la fin des hostilités; mais les détails en sont
peu connus, et il appartenait au directeur d'une grande compagnie, la
plus éprouvée en cette circonstance, de dire quand on avait méconnu les
ressources de son industrie ou quand on en avait mésusé. La conclusion
la plus saillante de cette étude rétrospective est de démontrer qu'il est
difficile d'organiser quelque chose au dernier jour et en quelque sorte
sous le feu de l'ennemi. La bonne volonté ne manquait pas au person-
nel des compagnies, ni parfois la compétence dans les bureaux de l'ad-
ministration militaire. Le ministère de la guerre était dirigé à Tours et
à Bordeaux par un ancien ingénieur de chemins de fer dont l'aptitude,
en ces matières du moins, était incontestable, et cependant il n'y eut
alors sur le réseau français que confusion et encombrement.
Ce n'est pas que la question n'eût jamais été sérieusement étudiée. Le
maréchal INiel avait fait préparer en 1869 une organisation des chemins
de fer en temps de guerre. Par malheur, ce que l'on avait alors dé-
cidé fut mis en oubli, tandis que nos adversaires le mettaient en pra-
REVUE. CHRONIQUE. 7i!l[l
tique. La mort prématurée du maréchal Niel fut sous ce rapport, comme
à Jîeaacoup d'autres points de vue, un malheur pour la France. Les
études, les projets de règlemens, s'enfouirent ignorés dans les cartons
du ministère. Or de la discussion ouverte à cette époque étaient sortis
deux ou trois principes généraux très simples que M. Jacqmin, avec l'au-
torité de l'expérience acquise par les événemens, s'efforce aujourd'hui
de remettre en lumière. Ainsi d'abord un chemin de fer est un puissant
instrument de transport dont le mécanisme très complexe est et doit
être organisé en vue des besoins ordinaires du commerce. Il en résulte
que le plus habile général ne sait pas s'en servir, et que l'ingénieur qui
en dirige l'exploitation ignore absolument les besoins d'une armée.
Comment remédier à cette incompatibilité apparente? Le programme
français de 18C9 et les règlemens de l'armée allemande y pourvoient de
la même façon, c'est-à-dire en instituant pour chaque réseau une com-
mission mixte, composée d'un officier et d'un ingénieur, qui reçoivent
ensemble les réquisitions de transport et qui les font exécuter d'un com-
mun accord, en temps et lieu opportun, de telle sorte que les ngens se-
condaires de la compagnie ne sont pas exposés à des conflits avec l'au-
torité militaire.
Ce qui vient en second lieu paraîtra peut-être très élémentaire, et
cependant aucune règle ne fut plus souvent violée au cours des der-
niers événemens. Un chemin de fer ne conserve son efficacité qu'à la
condition de ne pas être encombré, soit sur les voies principales, soit
dans les gares. Si par exemple on remplit une gare de wagons non
déchargés, comme cela se vit à Metz aux premiers jours de la campagne,
ou si l'on arrête en pleine voie les trains de troupes, faute de savoir où
les diriger au sortir des wagons, ce qui s'est fait plus d'une fois, on in-
terrompt le mouvement de tous les autres trains, et l'on immobilise un
matériel de wagons et de locomotives dont le besoin se fait sentir ail-
leurs. La règle établie pour le commerce s'applique donc aux opérations
militaires avec encore plus de rigueur, et cette règle est d'évacuer les
gares et les voies dans le plus bref délai après l'arrivée.
Enfin les chemins de fer doivent être protégés contre les atteintes de
l'ennemi ; il est nécessaire de les mettre hors de service, en cas d'inva-
sion, par la destruction judicieuse de certains ouvrages d'art. Sur cette
question encore, il e.^t essentiel que les ingénieurs et les officiers don-
nent ensemble leur avis. Après la bataille deReichshofen, lorsque l'armée
de Mac-Mahon se retirait de l'autre côté des Vosges, on négligea d'ef-
fondrer le tunnel de Saverne, ce qui aurait intercepté la circulation
pendant plusieurs semaines et peut-être plusieurs mois. Vingt jjurs
plus tard, l'un des derniers ordres donnés par le gouvernement impé-
rial prescrivait de détruire tous les ponts sans exception, bien que la
plupart pussent être remplacés en quelques jours par des estacades en
742 REVUE DES DEUX MONDES.
charpente. Si l'on avait discuté d'avance ce que valent les obstacles im-
provisés, on eût su ce qu'il fallait conserver et ce qu'il était utile de
détruire. En définitive, le meilleur moyen d'empêcher que l'ennemi ne
se serve des voies ferrées serait de les couvrir par des forteresses de
distance en distance. Certaines personnes prétendent, avec assez de vrai-
semblance , que ces ouvrages de défense devraient être éloignés des
grandes villes, car une ville fortifiée que l'ennemi bombarde est inca-
pable d'une longue résistance, tandis qu'une forteresse, bien située et
bien approvisionnée, avec une garnison militaire sans mélange de po-
pulation civile, ne capitule qu'à la dernière extrémité. C'est ainsi que
Bitche a suffi pour neutraliser la ligne de Sarreguemines à Niederbronn
jusqu'à la fin de la guerre, tandis que Toul, Strasbourg, Metz même,
ont succombé dès les premiers mois.
L'histoire militaire des chemins de fer, que M. Jacqmin vient d'écrire,
est intéressante à double titre, d'abord parce qu'elle indique en quel sens
doivent être dirigées les réformes, et aussi parce qu'elle complète en un
certain sens les récits que nous avons déjà sur ces événemens. On y voit
à chaque page combien fut imprévoyante et routinière l'administration
militaire des dernières années de l'empire, qui tenait pour certain que
les chemins de fer ne sont pas faits pour les soldats. C'était un vieil
axiome que le soldat doit faire toutes ses étapes à pied, par le motif
qu'il a besoin de s'exercer à la marche, et ceux qui soutenaient cette
opinion ne se doutaient pas que l'administration, elle aussi, a besoin
de s'exercer aux mouvemens rapides que comporte la stratégie moderne.
On commit donc d'énormes erreurs lorsque le moment vint d'user des
chemins de fer autrement que pour le transport d'une demi-douzaine
de canons ou d'un bataillon. Le détail de ce qui s'est passé sur le seul
réseau de l'Est le démontre suffisamment. Les fautes s'accumulent; ne
citons que les plus importantes.
Le 15 juillet 1870, la compagnie de l'Est était requise de mettre tous
ses moyens de transport à la disposition du ministre de la guerre. Vingt-
quatre heures après partaient de Paris et de Châlons les premiers trains
militaires; déjà se produisait un premier mécompte. La compagnie pré-
parait ses trains pour des régimens complets, ils arrivaient avec moitié
de leur effectif. Trop pressé d'envoyer des iroupes à la frontière, l'état-
major-général expédiait ce qu'il avait sous la main sans attendre les
hommes et les bagages en retard. -Il fallait partir avec des wagons à demi
chargés ou bien mélanger des soldats de corps différens. Cet inconvénient
ne fut pas le seul. Dès les premiers jours, les hommes restés en arrière
se présentaient en désordre dans toutes les gares, demandant au pre-
mier venu où était leur régiment, affranchis de la surveillance de leurs
supérieurs, nourris au hasard dans des buffets improvisés. C'étaient les
isolés, masse iQottaate et indisciplinable où se rencontraient, pêle-mêle
REVUE. CHRONIQUE. 7^3
avec de braves gens fourvoyés, quantité de traînards qui n'avaient guère
souci de rejoindre leur drapeau.
Puis survint aussitôt la cohue des réquisitions contradictoires et abu-
sives. Chaque branche de l'administration militaire invoquait des be-
soins impérieux pour se faire servir la première. Metz manquait de
farine, Strasbourg n'avait pas de sel, la marine réclamait des fromages
de Bâle et des draps de Sedan, le génie demandait des pierres pour les
fortificaiions de Paris. Le même jour, l'intendant de la place de Metz
faisait décharger des fourrages, et l'intendant d'un corps d'armée en
expédiait sur la voie d'à côté. Tel général défendait au chef de gare de
mettre à terre les bagages de sa division, ne sachant s'il allait séjourner
au point d'ariivée ou repartir quelques heures plus tard. Enfin, au mi-
lieu de ce prodigieux encombrement, arrivaient parfois les ordres les
plus bizarres, comme par exemple l'envoi d'un équipage de pont de
Paris à Riims au moment où l'armée en pleine retraite était obligée
d'évacuer celte dernière ville.
On le voit, dans cette première période de la campagne, les deux
premiers principes énoncés ci-dessus, de l'entente entre Tautorité mili-
taire et les ingénieurs, et de la prompte évacuation des gares, furent
entièrement méconnus. Le ministre de la guerre et ceux qui parlaient
en son nom, tant à Paris qu'en province, ne parurent même pas soup-
çonner (|Ue telle chose fût nécessaire. La confusion s'accrut encore lors-
que les généraux, mal renseignés sur les ressources que présente un
chemin de f -r, voulurent faire sur rails des transports qu'il eût été plus
rapide d'elTfctuer par les routes de terre. Du camp de Châlons à Metz,
il n'y a que quatre ou cinq étapes en ligne droite; encore la route car-
rossable est-elle doublée par un chemin de fer jusqu'à Verdun. Au lieu
d'expédier le corps d'armée du maréchal Canrobert par cette voie directe
qui l'eût conduit sous les muis de Metz en cinq ou six jours au plus,
l'état-inajor général eut, le 9 août, l'idée malencontreuse d'expédier ces
troupes [)ar la voie feiYée de Châlons, Toul et Frouard, que les éclaireurs
ennemis cneriaçaicnt déjà. Il s'agissait de transporter 31,000 hommes,
2,300 Lhcviiiixei -55 voitures ou canons. Il fallut réunir plus de 2,000 wa-
gons, orguiisi'i- ZjO trains spéciaux sur une ligne encombrée déjà parles
autres transports de la guerre. Qu'en advint-il? Les premiers trains arri-
vèrent SL'uls à destinai ion, les antres stop, èrent en route et déchargè-
rent dans les gares intermédiaiies ou rebroussèrent chemin. Un corps
qui aurait dû marcher eu masse compacte se vit ainsi dispersé sur
/jO lieui's ile pays, en face de l'ennemi. Plus tard, pendant la période
de la guene en province, la même faute se reproduisit plus d'une fois.
Les généraux eu chef s'imaginaient ils donc que former des trains, em-
barqui r les liotnmes et leurs bagages, les décharger et renvoyer le maté-
riel vidy au point de départ, fussent des opérations insignifiantes? Dans
7ii REVUE DES DEUX MONDES.
la réalité, cela demande plus de temps pour de courtes distances que
si les troupes faisaient la route à pied.
Quand au contraire les distances sont grandes, le chemin de fer re-
prend l'avantage, pourvu qu'il soit exploité par des gens inlelligens et
actifs. On en trouve la preuve évidente dès le début. Le H août, le ma-
réchal Mac-Mahon apparaissait à Neufchàleau avec les débris de son hé-
roïque corps d'armée. Trois jours après, le corps de De Failly arrivait à
Langres et Chaumont. Au même moment, le ministre de la guerre pres-
crivait de ramener le corps de Douai, disséniné entre Belfort et Mont-
béliard. C'était une masse de 70,000 à 80,000 hommes avec chevaux,
bagages et artillerie qu'il s'agissait de transporter au camp de Châlons
dans le plus court délai possible. La ligne d'Épinal à Nancy n'était plus
libre, celle de Chaumont à Blesme était déjà menacée; la bifurcation
d'Épernay fut même évacuée au cours de cette colossale opération.
Néanmoins le transport s'accomplit sans accident et avec une rapidité
que personne n'eût osé prévoir. Le 2/i, cette nouvelle armée était réu-
nie tout entière devant Reims. A ce propos se place une observation qu'il
vaut la peine de faire. Quoique les Allemands eussent étudié beaucoup
mieux que nous par avance l'emploi stratégique des chemins de fer, il
semble certain qu'ils n'en obtinrent jamais une aussi grande quantité
de travail. Le règlement qu'ils avaient élaboré en temps de paix avec
un soin minutieux fixe au maximum de dix-huit le nombre de trains
qu'une ligne à double voie peut admettre en vingt-quatre heures. Or la
compagnie de l'Est en a fait jusqu'à trente-quatre en un seul jour entre
Châlons et Nancy, et plus tard, en supprimant tout service de voyageurs
et de marchandises pendant quelques jours, en donnant à ses trains une
marche lente, mais d'une régularité parfaite, elle accomplit les im-
menses opérations dont il vient d'être question. 11 est douteux qu'un
règlement eût su prévoir des mouvemens de troupes d'une telle impor-
tance. Il faut peut-être en conclure que les règlemens trop précis, que
l'on discute à loisir et en dehors de la pression des événemens, ont le
grave défaut d'être toujours trop étroits quand les circonstances xi-
gent des efforts exceptionnels. Nous craignons que l'on n'admire un
peu trop l'organisation méthodique des transports au-delà du Rhin. L'é-
tat-major prussien avait dressé des plans, préparé des ordres de marche
que, par chance extrême, aucun incident fortuit li'est venu déranger.
Que serait-il arrivé, si le mouvement de concentration avait été troublé
par une irruption imprévue de troupes ennemies? Auraient-ils su repor-
ter à l'improviste sur une seule ligne ferrée les transports prescrits sur
trois ou quatre lignes différentes? Nous avons obtenu de nos chemins
un rendement plus considérable, sans même nous y être préparés. Il y
eut sans doute de la confusion, du trouble et des ordres contradictoires.
Rien de tout cela ne se fût produit, si nous avions eu, comme eux, auprès
REVUE. — CHRONIQUE. 745
des états-majors des commissions mixtes d'ofliciers et d'ingénieurs aptes
à régler l'ordre et la marche des transports, et dans les principales
gares des commandans d'étapes, familiers avec le service des chemins
de fer, pour remettre en bonne voie les bandes d'isolés et réprimer les
abus individuels.
Parlons maintenant des ouvrages d'art qu'une armée en retraite dé-
truit derrière elle et que l'armée envahissante est obligée de rétablir à
mesure qu'elle se porle en avant. Le livre de M. Jacqmin nous apporte
encore à ce sujet de singulières révélations. S'il faut l'en croire, et per-
sonne au monde n'était mieux en position d'être bien informé, rien
n'avait été préparé au jour de la déclaration de guerre. Sur l'initiative
de la compagnie de l'Est, le ministère de la guerre n'y pensant pas sans
doute, des chambres de mine furent disposées dans les grandes tran-
chées et'dans les souterrains des Vosges; mais il n'appartenait pas à une
compagnie industrielle de détruire elle-même son instrument de travail.
Elle attendit en vain l'ordre de charger les fourneaux et d'y mettre le
feu. L'ordre ne vint pas; les Allemands trouvèrent intacte la ligne de
Saverne à Nancy, qu'il était si facile d'obstruer.
Leurs ingénieurs eurent plus tard l'occasion de montrer ce qu'ils sa-
vaient faire. Lorsque Paris fut assiégé, il existait divers obstacles sur la
ligne de chemin de fer qui reliait à l'Allemagne l'armée d'investisse-
ment. Celait d'abord une place forte, Toul, qui capitula dès le 23 sep-
tembre; puis quelques ponis sur des rivières de faible largeur que les
Français avaient l'ait sauter, et que les Allemands n'eurent guère de peine
à rétablir. Il y avait le souterrain de Nanteuil à l'entrée duquel un four-
neau de mine bien placé avait déterminé un éboulement considérable;
et enfin la place de Metz, qui interceptait toute communication du côté
de la Prusse et de la Bavière rhénane. L'obstruction du souterrain de
Nanteuil montre combien ce genre d'obstacle est efficace. Les ingénieurs
allemands essayèrent d'abord d'ouvrir une galerie à travers l'éboule-
ment; ce travail était presque achevé lorsque le terrain supérieur que
l'explosion avait ébranlé s'écroula de nouveau à la suite des pluies d'au-
tomne. Six semaines avaient été perdues dans cette tentative malheu-
reuse. Ils prirent alors tardivement le parti de contourner le mamelon
au moyen d'une voie provisoire, avec des pentes rapides et des courbes
à court rayon. La locomotive franchit ce passage le 29 novembre pour
la première fuis; encore les travaux étaient-ils tellement imparfaits que
les trains déraillèrent souvent, surtout pendant les premières semaines.
Devant Metz, ce fut autre chose. La place ne pouvait être tournée
qu'au moyen d'une déviation à grande distance, entre Pont-à-Mousson
sur la ligne de Nancy et Remilly sur la ligne de Forbach. Ce n'était rien
moins qu'un chemin de fer nouveau de 36 kilomètres de long à con-
struire sur un terrain accidenté que coupent trois vallées transversales.
746 REVUE DES DEUX MONDES.
Les ingénieurs allemands, qui, dit-on, en avaient étudié le tracé bien
avant la guerre, s'y mirent dès le 16 août après la bataille de Grave-
lotte. La pose des rails fut achevée vers la fin de septembre; mais la
voie était si défectueuse qu'une locomotive remorquait trois ou quatre
w^agons au plus. Ce chemin servait donc très peu. Le 30 octobre, une
crue enleva l'estacade en charpente sur laquelle il francliissait la Moselle
près de Pont-à-Mousson. La capitulation de Metv;, survenue le même
jour, rendait inutile cet embranchement, dont les travaux provisoires ont
été soigneusement détruits par l'excellent motif que FAllemagne, maî-
tresse de Metz, ne voulait pas laisser subsi>îter une voie de communica-
tion qui annulerait en partie les avantages stratégiques de cette grande
forteresse.
Il n'est pas superflu de dire ici quelques mots de la dynamite, sub-
stance explosive terrible dont l'existence était presque inconnue en
France avant ces derniers événemens, bien qu'il y en eût déjà plusieurs
fabriques au-delà du Rhin, On connaît depuis longtemps déjà la nitro-
glycérine, qui détone avec une extrême violence, et produit des effets
de dislocation extraordinaires sous l'influence d'un choc ou d'une brus-
que élévation de température. C'est l'une des nombreuses combinaisons
éthérées que les créateurs de la chimie organique moderne ont décou-
vertes. On l'a beaucoup employée dans les travaux de mines, oi!i elle
présente de grands avantages, parce qu'elle s'insinue à l'état liquide
dans les fissures des rochers. Elle éclate sous l'eau, et produit, même
sans bourrage, des effets énergiques; mais le transport en est très
dangereux, car elle détone au moindre choc. Que le flacon qui la
renferme tombe à terre, elle fait explosion aussitôt. Pour éviter l'ex-
cès de sensibilité de cette substance, on imagina de la mélanger avec
une matière inerte, la silice poreuse, ce qui lui donne la consistance
d'une poudre ptiteuse que l'on manie sans danger. Sous cette forme,
on l'appelle dynamite. Elle ne fait plus explosion que sous un cnoc
très violent; eile supporte même sans altération la chaleur d'un foyer
et ne détone qu'au moyen d'une capsule fulminante ou d'une étin-
celle électrique. La dynamite est huit fois plus puissante que la poudre
ordinaire. On comprend dès lors combien elle peut être utile à la guerre
pour détruire un mur, un viaduc ou un tunnel. Ainsi un saucisson de
toile rempli de dynamite que l'on enroule autour d'un arbre et que l'on
enflamme coupe le tronc instantanément. Placée sur un pont de chemin
de fer et recouverte de ballast, elle renverse la voûte. Un tel engin de
destruction est épouvantable; mais, puisqu'il existe, il faut savoir s'en
servir. S'il y en avait eu en France des approvisionnemens suffisans et
que les officiers du génie militaire eussent appris à l'employer, ils au-
raient été capables d'entraver d'une manière sérieuse la circulation des
trains allemands sur les chemins de fer des départemens envahis. La
REVUE. — CHRONIQUE. 747
destruction du pont sur la Moselle à Fontenoy, entre iNancy et Toul, in-
terrompit les transports pendant dix-sept jours. Ce fut la seule tentative
heureuse dirigée contre la ligne de l'Est, tandis que les Allemands en
étaient maîtres. Il n'est pas hors de propos de rappeler comment l'en-
nemi se vengea de cet acte de guerre très licite sur la population civile
des environs qui en était innocente. Le village de Fontenoy fut incendié
et les communes de la Lorraine furent soumises à une contribution ex-
traordinaire de 10 millions de francs; puis le préfet prussien de la
Meurthe interdit tous travaux publics ou particuliers jusqu'à ce que
Nancy eût fourni cinq cents ouvriers pour travailler aux réparations, avec
menace de faire fusiller ceux qui seraient présens, si le nombre n'en était
pas au complet. Il faut savoir bon gré à M. Jacqmin d'avoir reproduit
tout au long dans son livre les proclamations officielles de ce zélé fonc-
tionnaire. Il convient que ces souvenirs ne s'oublient pas trop vite.
Si les Allemands ont fait preuve d'une habileté médiocre lorsqu'il s'est
agi de construire ou de réparer, ils ont montré plus de ressources dans
l'exploitation des chemins de fer dont la guerre leur donnait la jouis-
sance momentanée. Dans ce cas, leur esprit méthodique reprenait l'avan-
tage. Trains de troupes, trains d'ambulances, trains de munitions, d'ap-
provisionnemens, on en vit circuler de toute façon entre la frontière et
l'armée d'investissement. Sans doute cette exploitation provisoire était
sujette à bien des accidens. Ils eurent le tort grave d'introduire à ce
propos, et contre toutes les lois antérieures de la guerre, la coutume
barbare de faire escorter les trains par des otages civils. Leur plus grand
embarras fut de trouver des employés en nombre suffisant pour des-
servir les gares et pour conduire les trains, ainsi que le matériel né-
cessaire de Ircomotives, wagons à voyageurs ou à marchandises, car les
compagnies françaises avaient refoulé vers le centre leurs machines et
leurs voitures à mesure que l'invasion s'étendait, et le personnel resté
sur place se Tefusait, sauf bien peu d'exceptions, à travailler au profit
de l'ennemi.
INous n'avons pu citer que les faits les plus saillans contenus dans le
remarquable ouvrage de M. Jacqmin. Une œuvre de ce genre mérite
d'être étudiée par les ingénieurs aussi bien que par les militaires, et
même pur ceux qui s'intéressent, en dehors de toute question tech-
nique, à l'histoire de cette grande guerre. Examinée dans ses détails,
l'invasion allemande ne paraît pas, sous ce rapport, avoir le caractère
de perfection que les adorateurs du succès accordent trop volontiers à
l'organisation prussienne. Nous avons néanmoins beaucoup à profiter
à cette élude. Il est certain que l'on aurait grand tort de se modeler en
tout sur ce que nos vainqueurs ont fait pendant la campagne de 1870-
1871. H serait imprudent de se figurer qu'en décrétant par des lois ou
des ordonnances une organisation toute semblable on obtiendrait en pa-
lllS REVUE DES DEUX MONDES.
reille circonstance de bons résultats, aussi bien à dix ou vingt ans d'ici
qu'aujourd'hui, ou d'imaginer qu'il convient de dresser au service des
chemins de fer les officiers du génie ou de tout outre corps spécial, en
vue de leur remettre en temps de guerre Texploitaiion des lignes d'un
intérêt stratégique. On ne fait bien une telle besogne qu'à la condition
de s'y livrer tous les jours. L'exploitation des chemins de fer pendant la
guerre, de même que pendant la paix, est une entreprise industrielle
dont chaque année modifie les conditions. S'il nous était permis d'émettre
un avis, nous dirions que, sous ce rapport comme sous beaucoup d'autres,
on ne se prépare bien à la guerre qu'en s'y exerçant pendant les an-
nées de paix. Un décret du H novembre dernier reconstitue au mi-
nistère de la guerre la commission militaire des chemins de fer'que le
maréchal Niel avait instituée. On n'y voit figurer que deux représentans
des compagnies en regard de sept officiers. N'est-ce pas donner trop de
prépondérance à l'élément militaire sur l'élément technique? Et puis
n'est-il pas à craindre que les travaux de cette commission ne restent
dans le domaine de la théorie? Que le ministre de la guerre adopte
l'habitude de faire voyager en chemin de fer, par grandes masses et
à l'improviste, les troupes qui chaque année changent de garnison ou
se rendent dans les camps d'instruction, tout le monde se familiarisera
peu à peu avec le mouvement des troupes. Ce sera une dépense peut-
être, mais qui sera profitable. Les compagnies sauront quelles parties
de leurs installations sont insuffisantes; les officiers apprendront à se
tirer d'affaire dans les gares; les généraux en chef connaîtront ce qu'un
chemin de fer peut exécuter et ce qu'il est téméraire de lui demander.
N'est-ce pas là vraiment la préparation qui nous a manqué?
H. DLERZY.
HISTOIRE NATURELLE.
LES NIDS DOISEAU\.
« La maison, disait un savant hygiéniste, n'est qu'une extension du
vêtement; la tente est encore voisine du manteau, le toit n'est qu'une
vaste coiffure. » L'habitation, aussi bien que le vêtement, est avant
tout un abri qui nous isole du milieu ambiant, et nous protège contre
l'inclémence des saisons. Plus heureux que l'homme, l'animal n'a pas
besoin de s'habiller, la nature lui fournit plumages et fourrures; mais
il n'est point dispensé de se bâtir la demeure qui doit l'abriter. Faut-il
croire qu'ici encore la nature se charge de tout, que l'aveugle instinct
guide l'abeille qui construit sa cellule, et l'oiseau qui édifie son nid?
REVUE. — CHRONIQUE. T/Jd
C'est l'avis de la plupart des nauiralistes, et leur argument principal,
c'est que les oiseaux bâtissent toujours sur le même plan sans y rien
changer, tandis que l'homme modifie et perfectionne graduellement ses
méthodes de construction. Or cet argument repose-t-il sur des faits in-
contestables, et la conclusion est-elle légitime? Un naturaliste anglais
qui jouit d'une grande autorité en ces matières, M. Alfred Russel Wallace,
l'émule de Darwin, s'attache à démontrer le contraire dans son récent
ouvrage sur la Sélection nalurclle (1). Selon lui, l'oiseau ne fait pas son
nid par instinct; les facultés mentales qu'il manifeste dans cette opéra-
tion sont du même ordre que celles dont l'homme fait preuve en con-
struisant sa demeure, et ces facultés sont simplement l'imitation et
un raisonnement rudimentaire qui permet de tenir compte de circon-
stances extérieures données. Aussi voit-on les oiseaux changer et amé-
liorer leurs procédés sous l'influence des mêmes causes qui déterminent
le progrès chez l'homme, et réciproquement ce dernier rester station-
naire lorsqu'il ne reçoit aucune impulsion du dehors.
Qu'est-ce au fond que l'instinct? C'est la faculté d'accomplir des actes
complexes, sans instiuction ni expérience préalables; l'instinct mettrait
donc les animaux en état d'exécuter spontanément des actes qui, chez
l'homme, supposent un raisonnement, un enchaînement logique d'idées.
Or, lorsqu'on entreprend d'examiner les faits d'observation qui sont
donnés comme preuve de la puissance de l'instinct, on s'aperçoit qu'ils
sont rarement concluans. C'est ainsi qu'il est convenu que le chant est
inné chez les oiseaux , et pourtant une expérience des plus simples
prouve qu'il dépend de l'enseignement qui leur est donné. Au siècle
dernier, Barrington élevait des linottes, prises dans le nid, avec diffé-
rentes espèces d'alouettes, et constatait que chaque linotte adoptait en-
tièrement le chant du maître qu'on lui avait donné, à tel point que ces
linottes, naturalisées alouettes, faisaient ensuite bande à part au milieu
des oiseaux de leur propre espèce. Le rossignol lui-même, dont le chant
naturel est si beau, montre dans la domesticité une grande aptitude à
imiter d'autres oiseaux chanteurs. C'est donc l'enseignement qui déter-
mine le chant, et il doit en être de même de la nidification. Un oiseau
élevé en cage dès sa naissance ne fait pas le nid caractérisiiqiie de son
espèce; on a beau lui fournir les matériaux nécessaires, il s'y prend
maladroitement, il entasse les matériaux sans art, souvent même il re-
nonce à bâtir quelque chose qui ressemble à un nid. Cette observation
bien connue ne prouve-t-elle pas que, loin d'être guidé par l'inslinct,
l'oiseau apprend à faire son nid, comme l'homme apprend à bâtir? On
la compléterait en lâchant, dans un enclos couvert d'un filet, un couple
isolé dés sa naissance, afin de voir quel nid produiront ses efforts inex-
(1) Traduit par l\. Lucien du Caudolle, Paris 1872. Reinwald.
750 REVUE DES DEUX MONDES.
périmentés; mais, en attendant que cette expérience soit faite, bien
d'autres preuves s'offrent pour ainsi dire d'elles-mêmes en faveur de la
thèse de M. Wallace.
La forme et la structure des nids d'oiseaux dépendent beaucoup plus
qu'on ne croit des conditions extérieures, et par suite varient dès que
ces conditions viennent à changer. Chaque espèce emploie les matériaux
qui sont à sa portée, choisit les situations les plus en harmonie avec
ses habitudes, et la forme des nids trahit souvent des intentions très
nettes qui ne se comprennent guère sans une certaine dose de discerne-
ment. Le tioglodyte, qui vit dans les haies et les bosquets bas, fait en
général son nid avec la mousse où il a l'habitude de chercher des in-
sectes; mais il varie parfois, et s'accommode de plumes et de foin lors-
qu'il peut s'en procurer. Le corbeau, qui se nourrit de chair morte, qui
hante les pâturages et les garennes, choisit la laine et la fourrure; l'a-
louette fait son nid dans un sillon avec des tiges sèches entrelacées
d'herbes fines qu'elle ramasse tout en cherchant des vers; ie martin-
pêcheur utilise les arêtes des poissons qu'il a mangés. Le flamant aux
longues jambes et au large bec, qui arpente les bas-fonds humides, se
maçonne avec de la boue un siège conique où il dépose ses œufs, afin
de les couver à son aise et de les mettre à l'abri de l'eau.
En quoi ces animaux, qui tirent parti des circonstances données en
vue d'un but parfaitement déterminé, restent-ils en arrière du Patagon,
qui se construit un abri grossier avec du feuillage, ou du nègre afri-
cain qui se creuse un trou dans la terre? On dit que l'homme fait des
progrès, mais cela n'est pas vrai d'une manière absolue. Quel progrès
trahissent les buttes en feuilles de palmier des sauvages de l'Amérique,
la tente de l'Arabe, la cabane en gazon de l'Irlandais, la masure de
pierres du paysan de la Haute-Écosse, qui semblent contemporaines des
âges primitifs? L'architecture domestique reste stationnaire, si elle est
confoime à des goûts et des habitudes qui ne peuvent changer, parce
que les conditions physiques qui les déterminent sont toujours les
mêmes. Parfois l'hi'bitude, une fois prise, résiste encore à un change-
ment des conditions extérieures. Les Malais construisent de temps
immémorial leurs maisons sur pilotis, à la manière des habitations la-
custres de la vieille Europe, et ce mode de construction est si bien en-
tré dans les mœurs que les tribus qui ont pénétré dans l'intérieur des
îles et se sont établies dans des plaines arides ou sur des montagnes
rocheuses continuent de bâtir leurs demeures prudemment au-dessus
du sol. Et pourtant personne ne s'avise de voir dans ces habitudes invé-
térées un effet de l'instinct; on n'imagine certes pas qu'un enfant arabe
élevé en France éprouverait le besoin de se loger sous une tente de
peaux, ou qu'un jeune Malais transporté en Europe y introduirait la
construction sur pilotis. On explique les procédés invariables des peu-
REVUE. — CHRONIQUE. 751
pies ioarbares par une tradition séculaire qu'aucune impulsion exté-
rieure n'est venue troubler.
Pourquoi ne pas appliquer le même raisonnement aux faits que nous
présente le règne animal? Les procédés de nidificaiion sont déterminés
par les circonstnnces physiques aussi bien que pir la conformation de
l'oiseau et par les outils dont la nature l'a doué; on les voit se modifier
avec les conditions extérieures. Une altération du climat, un change-
ment sensible dans la végétation de la contrée, l'introduction de nou-
veaux ennemis, donnent lieu à des variations architecturales plus ou
moins marquées. Beaucoup d'oiseaux préfèrent les bouts de fil qu'ils
ramassent dans les rues aux fibres végétales qu'ils employaient autre-
fois; ils nichent volontiers dans les boîtes ou les gourdes vides qu'on
dispose pour les recevoir, et qui leur épargnent une partie de leur tra-
vail. Le moineau commun sait parfaitement se conformer aux circon-
stances : il se donne beaucoup moins de peine lorsqu'il peut profiter
d'un trou dans un mur que lorsqu'il est obligé de bâtir à ciel ouvert sur
une branche d'arbre, où il faut un nid solidement construit et bien
couvert. Le xanthorius varius des États-Unis fait un nid presque plat
lorsqu'il peut l'asseoir sur des branches fortes et raides; il le fait beau-
coup plus profond lorsqu'il lui faut le suspendre aux branches minces d'un
saule pleureur, où le vent peut le secouer et en faire tomber les petits.
Enfin M. J.-A Pouchet a publié en 1870 des observations très curieuses
sur le perfectionnement progressif des nids de l'hirondelle de fenêtres.
Il conservait depuis quarante ans au musée de Rouen des nids d'hiron-
delles qu'il avait lui-même détachés des vieilles maisons de la ville;
s'étant procuré un jour des nids nouveaux, il fut tout surpris, en les
comparant avec les anciens, de constater des différences notables. Les
nids modifiés provenaient d'un quartier neuf, et il se trouva que tous
ceux qui existaient dans les rues neuves avaient la même forme; mais
en examinant les églises et d'autres bâtimens anciens, ainsi que les ro-
chers habités par les hirondelles, M. Pouchet trouva beaucoup de nids
du type ancien avec quelques autres du nouveau modèle. Les dessins et
les descriptions des anciens naturalistes ne connaissent que le type
primitif, qui est un quart d'hémisphère, avec un orifice circulaire très
petit. Le nid moderne au contraire est plus large que haut; c'est un
segment de sphéroïde aplati, et l'ouverture est très large. On y recon-
naît un progrès évident, car le type nouveau est plus spacieux, plus
conforlable. Le fond élargi laisse aux petits plus de liberté de mouve-
ment qu'ils n'en avaient dans l'ancien nid étroit et profond : l'ouverture
plus grande leur permet de regarder au dehors et de prendre l'air; c'est
presque un balcon, et deux petits peuvent s'y tenir sans gêner le pas-
sage des parens. Ce n'est pas tout : placée plus près du sommet, l'ou-
verture est moins exposée à la pluie et au vent. Un seul exemple de ce
752 REVUE DES DEUX MONDES.
genre, bien constaté, suffit à prouver que l'architecture des' oiseaux est
suscepiible de progrès, ce qui semble exclure l'hypothèse d'un instinct
aveugle. D'un aulre côté, les imperfections manifestes des nids de quel-
ques espèces, la maladress3, pour ne pas dire la sottise, dont font
preuve certains oiseaux, sont également incompatibles avec la théorie de
l'instinct infaillible.
En définitive, la nidification des oiseaux offre des phénomènes qui, si
on les rapproche des procédés de construction des hommes primitifs, ne
révèlent aucune différence essentielle dans la nature des facultés em-
ployées. Il ne s'agit ))as ici d'idées innées, de tendances aveugles et ir-
résistibles : l'oiseau apprend à faire son nid; chaque espèce a sa tradi-
tion qui peut se modifier sous l'influence des circonstances extérieures.
Quant à l'origine première de ces procédés de construction, on aura
moins de peine à la comprendre sans l'intervention d'un instinct spé-
cial en constatant qu'au fond ces procédés sont plus simples qu'ils ne
le paraissent à première vue. Il ne faut pas en effet s'exagérer le
degré d'habileté nécessaire à un oiseau pour édifier tel nid qui nous
semble une petite merveille à cause de la petitesse des dimensions. Ce
nid a été d'abord ébauché grossièrement, branche par branche, fibre
par fibre; ensuite le petit arcliitecte a bouché les fentes avec des maté-
riaux qu'il y introduisait sans difficulté à l'aide de ses pattes souples et
de son bec effilé. Cela nous charme; mais le grossier bousillage d'une
hutte de paysan semblerait tout aussi délicat aux yeux d'un géant; ce
sont des effets de perspective. Levaillant a observé la manière de faire
d'un oiseau africain qui procède encore plus sommairement : il entasse
de la mousse et des touffes de coton, piétine la masse jusqu'à la con-
vertir en une sorte de feutre, puis la creuse au milieu et ajuste les
bords. Il arrive ainsi à rendre la surface intérieure du nid aussi lisse
et compacte qu'une pièce d'étoffe. Pourquoi n'admettrait-on pas que ce
procédé est dû à un inventeur dont la découverte a profité à sa progé-
niture, qui l'a perfectionnée et transmise aux générations suivantes,
comme nous l'admettons pour les découvertes dont s'enorgueillissent
les hommes? Lorsqu'on étudie les origines de l'architecture, on ren-
contre plus d'un type qui séduit l'œil, mais qui satisfait mal aux besoins
pour lesquels il a été créé, et qui trahit moins de prévoyance raisonnée
que les nids que se fabriquent certains oiseaux.
Le directeur-gérant^ G. Buloz.
LA
GUERRE DE FRANCE
— 1870-1871 —
III.
LA CAMPAGNE DE l'EST ET LE GÉNÉRAL BOURBAKI.
I. Ui première armée de la Loire, par le général d'Aurelle de Paladines. — II. Orléans, par
le général Martin des Pallières. — III. La deuxième armée de la Loire, par le général
Chanzy. — IV. La Guerre en province, par M. Ch. de Freycinet. — V. Opérations des
armées allemandes depuis la bataille de Sedan jusqu'à la fin de la guerre, par W. Blume,
major au grand état-major prussien, traduction du capitaine Costa de Cerda. — VI. Guerre
des frontières du Rhin, i870-18H, par le colonel Rùstow, traduction du colonel Savin de
Larclause, 2 vol. — VII. La Campagne de i870, par le correspondant du Times. —
VIII. Opérations de l'armée du sud pendant les mois de janvier et février 4871, parle comte
de Wartensleben, colonel d'état-major. — IX. Les Volontaires du génie dans l'Est, par
M. Jules Garnier. — X. Les Chemins de fer jiendant la guerre de 1870-1871, par M. Jacqmin.
Au milieu de tous ces sanglans épisodes de la guei're qui pen-
dant cinq mois se déroulent à travers la France envahie, un des
plus saisissans et des plus obscurs est cette campagne de l'est qui
parut être un moment la dernière espérance du pays, et qui ne fut
qu'un suprême désastre. Les revers essuyés au même instant par la
deuxième armée de la Loire, si graves et si douloureux qu'ils fussent,
n'étaient que des revers (1). Vaincue, brisée, désorganisée, mais
non détruite, cette armée gardait encore une certaine liberté dans sa
retraite; elle avait derrière elle l'ouest, la Bretagne, le Maine, l'An-
(1) Voyez la Revue du 15 septembre et du 15 octobre.
TOME eu. — 15 DÉCEMBRE 1872. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
jou, la France entière au-delà de la Loire. Un étrange et cruel con-
cours de circonstances a fait de la campagne de l'est une tentative
impuissante et une catastrophe. Tardivement conçue et légèrement
préparée, accomplie dans les conditions les plus ingrates, compro-
mise par l'impéritie d'auxiliaires plus bruyans qu'efficaces, assom-
brie par l'acte de désespoir d'un chef aussi malheureux qu'héroïque,
poursuivie jusqu'au bout sous les rigueurs d'un hiver implacable,
cette expédition aux lugubres et dramatiques péripéties a eu tout
contre elle : elle a été, en fin de compte, un nouveau 1812, une
sorte de retraite de Russie en pleine France, et, comme pour épuiser
toutes les fatalités, une de nos dernières armées n'a échappé à un
Sedan qu'en passant la frontière de la Suisse!
Elle a été sans doute vaincue par l'ennemi, cette armée, je ne dis
pas le contraire; elle a été aussi et surtout la victime des élémens,
de l'incohérence de sa propre organisation, de l'imprévoyance de
ceux qui l'ont jetée dans une entreprise presque impossible à un
pareil moment. Elle n'a point secouru Paris comme on le voulait,
rien n'est plus certain; c'est Paris qui en tombant l'a poussée à sa
ruine définitive, à une expatriation nécessaire, par un armistice mal
combiné, inexactement notifié et faussement interprété. Cette éva-
sion fatale en pays étranger, c'est la dernière et sombre étape de
ces soldats qui vers la mi-décembre 1870, sous le nom de première
armée de la Loire, partaient de Bourges pour aller se jeter, disait-
on, sur les lignes des communications allemandes à travers les
neiges de la Franche-Comté et des Vosges.
Certes ceite contrée orientale de la France où allait se dérouler
un si terrible drame militaire, cette contrée était faite pour deve-
nir la région privilégiée de la défense. Elle a sa force en elle-même,
dans sa configuration, dans sa position. Couverte au nord par cet
épais massif des Vosges, qui en venant du Palatinat s'élève jus-
qu'au ballon d'Alsace, adossée au Jura, garantie à l'ouest par les
montagnes et les défilés de la Côte- d'Or, sillonnée dans l'intervalle
par des rivières, la Saône, l'Ognon, le Doubs, qui se rejoignent avant
de s'en aller vers le Rhône, et qui sont autant de lignes naturelles
de stratégie, elle est de plus protégoe par ces trois places de guerre,
Belfort, Besançon, Langres, qui sont comme trois postes de sûreté
formant un redoutable triangle. Un peu fortement occupée, cette
région pouvait être inexpugnable, ou tout au moins difficile à enta-
mer et dangereuse pour l'ennemi. Une armée à demi sérieuse, for-
mée sur le Doubs, appelée à manœuvrer entre Besançon, B 'Ifort et
Langres, aurait pu devenir le plus puissant instrument de défense
et changer peut-être toutes les conditions de la guerre; elle pouvait
surveiller la Haute- Alsace et les passages du Rhin de Bâle à Fribourg,
LA GUERRE DE FRANCE. 755
garder les débouchés des Vosges, contenir ou repousser l'invasion
venant directement do Strasbourg, et par l'avancée de Langres, me-
nacer la marche des Prussiens sur Paris. MallieLu-eusement rien
n'avait été prévu, rien n'était préparé, et le jour où l'ennemi, d'un
foudroyant effort, enfonçait violemment la frontière sur la Lauter
et sur la Sarre par les deux batailles de Wœrth et de Spicheren, on
se trouvait subitement désarmé et désorganisé. D'un seul coup,
toutes les roates s'ouvraient devant les Allemands jusqu'à Nancy,
jusqu'en Champagne; toutes les positions étaient en péril vers l'est
aussi bien que sur la Moselle, sur la Meuse. Les remparts réputés
inexpugnables tombaient ou étaient tournés, et pour la première
fois peut-être les Vosges, l'Argonne, allaient être inutiles à la dé-
fense française!
La seule force laissée momentanément dans ces régions de l'est
aux débuts de la guerre était le 1^ corps de l'armée du Rhin, qui
avait été formé autour de Belfort sous le général Félix Douay, dont
on détachait une division pour l'envoyer précipitamment au maré-
chal de Mac-Mahon la veille de Reischofen, et qui était bientôt ap-
pelé au camp de Châlons pour aller se perdre avec le reste dans le
gouffie de Sedan. Ce corps une fois parti, il ne restait plus dans
l'est une escouade de l'armée régulière. Les places fortes elles-
mêmes n'étaient pas dans un état rassurant de défense. Les travaux
de Belfort, commencés depuis plusieurs années, n'étaient point ache-
vés; Besançon n'avait ni garnison ni approvisionnemens. Tout ce
qu'on avait pour protéger le pays ou pour occuper les places fortes
se réduisait à des mobiles rassemblés avec zèle dans quelques
départemens, avec tiédeur dans quelques autres, et à un certain
nombre de bandes de francs- tireurs qui commençaient à se lever
pour se jeter dans les Vosges, — dont les autorités impériales d'ail-
leurs n'encourageaient pas toujours la formation. La panique était
grande parmi ces populations, qui croyaient à chaque instant voir
arriver les Prussiens, qui se sentaient menacées et qui l'étaient en
effet, parce qu'elles se trouvaient abandonnées. On en était là jus-
qu'à Sedan, jusqu'au h septembre.
Ce que l'empire n'avait pas fait, le gouvernement de la défense
nationale aurait pu et aurait dû le faire sans doute. C'était le mo-
ment ou jamais de rassembler au plus vite des élémens de résisiance
dans cette contrée encore intacte de l'est, de se préparer à dispu-
ter les passages de cette partie des Vosges, en se tenant sur le flanc
du grand mouvement d'invasion qui débordait comme un torrent
vers le centre. La vérité est qu'on se sentait ahuri et d(''concerté
par la précipitation des événemens dans cette première période de
la défense nationale, dans ce cruel mois de septembre qui voyait
756 REVUE DES DEUX MONDES.
une armée enlevée à Sedan, une autre armée, celle de Metz, reje-
tée dans ses lignes pour n'en plus sortir que prisonnière, Paris in-
vesti et séparé du monde pour vingt semaines, la chute de Stras-
bourg aux derniers jours du mois. De quel côté de l'horizon la
France orientale pouvait-elle attendre un secours? Paris captif ne
pouvait penser qu'à Paris. A Tours, on ne songeait qu'à se préserver
sur la Loire, déjà menacée. Ce n'est qu'après plus de trois mois,
après les défaites d'Orléans et la scission violente de l'armée de la
Loire, qu'on en revenait enfin à l'idée d'une entreprise sérieuse
vers les Vosges. Que s'était-il passé durant ces quatre mois dans
ces régions de l'est? C'est là en quelque sorte le prologue obscur,
incohérent, de l'expédition qui a été un des derniers coups de dés
de la défense nationale, et à laquelle le général Bourbaki devait
donner son nom.
I.
La guerre dans l'est a deux périodes en effet; la première est une
période de confusion où la résistance, à peine organisée, s'épuise
en efforts partiels et décousus. Trois mois durant, de la fia de sep-
tembre à la fia de décembre, en dehors des places fortes où se re-
plie et se concentre la défense, on s'agite sans direction, et pendant
ce temps l'invasion, d'abord retenue devant Strasbourg, pénètre
par cette partie des Vosges dans la vallée de la Saône, va jusqu'à
Dijon, immobilisant Belfort par un blocus, laissant de côté Besan-
çon, menaçant par ses, positions avancées en pleine Bourgogne le
centre et le midi de la France. Je voudrais dégager les points es-
sentiels de cet imbroglio militaire où tout se mêle, la courte cam-
pagne de la première armée des Vosges, la défense de Belfort, le
rôle et les opérations de Garibaldi.
Quelle était la situation réelle au moment où les irréparables dé-
sastres éclataient sur la France? L'est se trouvait dépourvu de
toute force régulière, disais-je. Dès la seconde quinzaine de sep-
tembre cependant, il s'était produit sous la pression du péril une
sorte de mouvement spontané. On cherchait à se reconnaître, on
¥Oulait se défendre. Un certain nombre d'officiers énergiques,
échappés de Sedan, le comî.iandant du génie Varaigne, le capitaine
du génie Bourras, le capitaine d'artillerie Perrin, avaient pris le che-
min des Vosges, et s'occupaient immédiatement de fortifier quel-
ques-uns des principaux défilés, de rassembler quelques élémens
de défense. Peu après, un autre échappé et un blessé de Sedan, le
général Cambriels, arrivait, lui aussi, pour prendre le commande-
ment de l'armée de l'est et pour diriger les opérations. Où était-
LA GUERRE DE FRANCE. 757
elle, cette armée? de quoi se composait-elle? M. de Freycinet, par
je ne sais quel mirage, l'élève au chiffre de 55,000 hommes. L'exa-
gération est étrange, et de plus ces soldats étaient des mobiles sans
instruction, sans cohésion, sans discipline, mal armés, à peine
équipés, avec lesquels on ne pouvait tenir la campagne; mais enfin
c'était une apparence ^e force militaire. A l'appui de cette armée,
les volontaires se multipliaient, et commençaient à remplir les
Vosges. De toutes parts, des corps francs s'organisaient sous l'im-
pulsion de quelques hommes résolus. Un des principaux de ces
corps de partisans était la création d'un député alsacien, M. Kel-
1er, qui avait su réunir nombre de ses compatriotes pour la dé-
fense de leur foyer commun et de la France. Le capitaine Bour-
ras de son côté allait être un vrai chef de compagnies franches
dans cette guerre de l'est. C'est avec cela qu'on pouvait être ex-
posé d'un instant à l'autre à se trouver en face d'un ennemi qui
venait d'attester d'une façon cruelle pour nous la supériorité de
son organisation et sa méthodique solidité. Tant que les Allemands
étaient retenus devant Strasbourg, les progrès de l'invasion res-
taient nécessairement suspendus de ce côté, il n'y avait point en-
core à craindre un clioc tiop inégal ou trop violent. La chute de
la capitale de l'Alsace le 28 septembre rendait la liberté aux forces
ennemies, et ces forces agglomérées à Strasbourg ou dans cette ré-
gion du Rhin ne laissaient pas d'avoir quelque importance. Elles
se composaient de la division badoise, d'une division delà landwehr
de la garde prussienne, de la 1" division de réserve sous le général
de Tre&kovv, plus une A* division de réserve appelée du nord de
l'Allemagne sous le général de Schmeling. Le chef principal de ces
forces était le générai de Werder, le commandant du siège, l'or-
donnateur du bombardement de la malheureuse cité alsacienne que
M. de Bismarck dans l'orgueil de la victoire appelait « la clé de sa
maison. »
Ainsi, au moment où la chute de Strasbourg allait donner le si-
gnal d'opérations nouvelles, aux derniers jours de septembre et au.
commencement d'octobre, les Allemands avaient quatre divisions
libres, La landwehr de la garde était destinée à se rendre sous Pa-
ris; la l-""^ division de réserve restait en partie à Strasbourg; la di-
vision de Schmeling , un instant arrêtée à Fribourg, dans le grand-
duché de Bade, devait passer le Rhin vers Neuembourg et faire
tomber les places de Schelestadt, de Neuf-Brisach, en menaçant
Mulhouse et la ligne de Belfort. Le général de Werder, avec la di-
vision badoise, une brigade d'infanterie combinée et une brigade
de cavalerie formant désormais le premier noyau du xiv* corps,
avait pour mission, quant à lui, de pénétrer dans les Vosges pour
758 REVUE DES DEUX MONDES.
disperser tous les rassemblemens français. Dès les premiers jours
d'octobre, il se mettait en marche effectivement en se faisant pré-
céder d'un de ses chefs de brigade, le général Degenfeld, et avec
la pensée de gagner d'abord la vallée de la Meurthe. Certes si notre
pauvre armée de l'est eût été une véritable armée, si même la
guerre de partisans eût été à demi organisée, Werder aurait pu ex-
pier la témérité de cette marche aventureuse et difficile à travers
des régions hérissées d'obstacles. Il aurait fallu lui disputer le ter-
rain. Etait-ce possible? Sans doute on combattait, et raêm.e on com-
battait assez sérieusement en pleines Vosges, à Raon-l'Étape, à
Étival, à La Bourgonce, aux Rouges-Eaux, à Brouvelieures, dans la
direction de Saint-Dié et d'Épinal. Les Allemands ne marchaient
qu'avec peine, ayant affaire tantôt à des délachemens réguliers,
tantôt aux francs-tireurs, qui les harcelaient. Eu léalité, c'était
moins une campagne qu'une suite d'engagemens quelquefois meur-
triers, presque toujours malheureux ou inefficaces, si bien que le
général Cambriels, voyant son armée fondre par les fatigues, parla
démoralisation et par les revers, se croyait obligé de ramener au
plus vite ses soldats jusque sous le canon de Besançon. C'était la
« grande trahison » que les stratégistes de l'est, — car il y avait
des stratégistes partout, à Besançon comme à Tours, — reprochaient
en ce temps-là au général Cambriels. Évidemment le commandant
de l'armée des Vosges ne s'était retiré que parce qu'il n'avait pas
pu faire autrement.
Cette retraite, nécessaire sans doute, n'en était pas moins désas-
treuse; elle livrait les Vosges. Les Allemands pouvaient s'avancer
sans difficulté : déjà ils touchaient à la Saône, à Vesoul, et un in-
stant même ils avaient eu l'idée de se mettre à la poursuite de
Cambriels, qu'ils atteignaient sur l'Ognon; mais là cette malheu-
reuse année de l'est se retournait vers Cussey et Châtillon-le-Duc
pour livrer un dernier et sanglant combat, après lequel elle se re-
pliait définitivement au-delà du Doubs, sous Besançon. Le général
de Werder n'en demandait pas davantage; il ne pouvait avoir la
pensée d'attaquer Besançon, et il se considérait comme assuré mo-
mentanément de l'immobilité des forces de Cambriels. Libres désor-
mais, n'ayant plus rien à craindre du côté du Doubs et se sentant
en mesure de maintenir leurs communications des Vosges, les Al-
lemands continuaient leur mouvement sur la Saône, jusqu'à Gray,
où ils arrivaient vers le 2ù octobre. C'était le moment, il est vrai,
où une force nouvelle commençait à se montrer dans l'est. Gari-
baldi venait d'arriver à Dôle pour prendre un commandement; mais
ce n'était pas Garibaldi, avec quelques contingens d'aventure à
peine rassemblés, qui pouvait arrêter les Allemands. Ce qui pou-
LA GUERRE DE FRANCE. 759
vait encore moins les inquiéter, c'était un détachement de mobili-
sés qui était sorti de Dijon sous les ordres d'un président du comité
de défense élevé au grade de colonel, pour marcher k leur rencontre
sur la Saône. Ces braves gens devaient avoir infailliblement beau-
coup de bonne volonté; leur chef, meilleur républicain s ms doute
qu'homme de guerre, entendait la stratégie à sa façon. Un matin,
dit-on, il prenait pour une batterie de mitrailleuses prussiennes deux
charrues oubliées sur un coteau, et il se hâtait de battre en retraite
après avoir fait sauter le pont de Pontaillier. Avec des adversaires
de ce genre, les Allemands n'avaient pas à se gêner, et, sans s'in-
quii'ter des agitations qu'il entrevoyait autour de lui, dont il pres-
sentait l'impuissance, le général de Werder prenait résolument le
parti de pousser jusqu'à Dijon; où deux de ses brigades aux ordres
du général de Beyer entraient le 31 octobre après un violent com-
bat suivi d'une capitulation. Ainsi, en trente jours, les Allemands
avaient forcé les Vosges, envahi les contrées de la Saône et occupé
la capitale de la Bourgogne, où ils allaient camper en maîtres durs
et implacables pendant deux mois.
Un fait à remarquer, c'est que ce n'était point là en réalité
l'itinéraire primitivement tracé par l'état-major de Versailles au
xiv^ corps. Le général de Werder n'avait point la mission d'en-
vahir la Bourgogne. 11 devait, en pénétrant dans les Vosges, al-
ler à Épinal, de là se replier dans la direction de Ghaumont, Ghâ-
tillon, Troyes, et gagner la Seine, désarmant les populations sur
son chemin, rétablissant les communications interrompues. Ce pro-
gramme s'était modifié au courant des opérations de tous les jours.
La nécessité ou l'espoir d'en finir avec notre armée de l'est avait
attiré les Allemands vers la Saône. Une fois là, ils s'étaient avan-
cés, ils avaient fini par aller jusqu'à Dijon. A ce moment, la capi-
tulation de Metz, en aggravant pour la France toutes les conditions
de la guerre, venait fixer définitivement dans l'est le xiv^ corps al-
lemand et imprimer à ses opérations, à son rôle, un caractère nou-
veau. Jusque-là, la 1'"'' et la h^ division de réserve étaient restées en
Alsace avec leur mission spéciale et indépendante; désormais elles
se rattachaient au xiv" corps sous les ordres de Werder. On n'avait
pas eu encore le temps, on n'avait peut-être pas la pensée d'atta-
quer Belfort; maintenant on se disposait à l'assiéger. C'était le géné-
ral de Treskovv qui, avec la l""^ division de réserve, était chirgé de
l'investissement. Le général de Schmeling de son côté, après avoir
pris les places de la Haute-Alsace, Schelv^stadt, Neuf-Brisach, de-
vait laisser une partie de ses troupes de la li^ division de réserve à
Treskow autour de Belfort, et avec le reste se rapprocher de la
Saône, aller prendre position à Gray. Le général de Werder lui-
760 REVUE DES DEUX MONDES.
même enfin devait s'établir solidement à Dijon, avec la mission de
surveiller le sud, de marcher sur les rassemblemens français qu'il
verrait se former ou s'agiter autour de lui, et de protéger en même
temps par Tonnerre, par Ghâtillon-sur-Seine, la ligne de communi-
cation de l'armée du prince Frédéric-Charles, qui se dirigeait en
toute hâte sur la Loire. L'est tout entier se trouvait ainsi enlacé
dans ce réseau de forces ennemies.
Que faisait-on pour arrêter les progrès de cette invasion étran-
gère, qui gagnait de proche en proche? De quels moyens pouvait-on
disposer? C'était une situation difficile assurément, aggravée par la
confusion et la désorganisation qui régnaient partout. L'armée de
l'est, rejetée sous Besançon, existait à peine. Ce qu'il y avait de
plus étrange, c'est que, pour ajouter aux embarras du moment, on
se livrait à cette guerre funeste des animosités de partis, des récri-
minations, des accusations, en rejetant tout sur le général Gam-
briels, qu'on pressait de reprendre la campagne et qui ne le pou-
vait pas. M. Gambetta, qui venait de débarquer à Tours et qui s'était
rendu presque aussitôt à Besançon, croyant probablement tout re-
lever à sa voix, — M. Gambetta tombait dans ce tourbillon d'irrita-
tions ameutées contre le chef de l'armée des Vosges, et en définitive
il voyait beaucoup de misères, il ne faisait pas plus que les autres. Il
condamnait le général Cambriels, puisqu'il provoquait sa démis-
sion, et il lui donnait raison, puisque après cette démission on ne
reprenait pas plus l'offensive qu'on ne l'avait prise avant.
Le fait est qu'en peu de jours cette malheureuse armée changeait
trois fois de chef : elle passait du général Cambriels au général Mi-
chel, qu'il eût bien mieux valu laisser sur la Loire, où il commandait
S'îpérieurement une division de cavalerie, — du général Michel au
général Grouzat, qu'on tirait de Belfort, où il était colonel d'artillerie.
Au milieu de toutes ces transformations, qui coïncidaient avec l'ar-
rivée des Allem.ands à Dijon, on la ramenait subitement de Besançon
à Chagny, parce qu'on craignait les incursions de l'ennemi sur la
ligne de Lyon. Ce n'est pas tout : à Chagny, elle subissait une nou-
velle métamorphose, elle devenait le 20"= corps de l'armée fran-
çaise, — ce 20« corps que le gouvernement de Tours appelait en
ce moment môme sur la Loire, à Gien, pour coopérer à la réalisa-
tion de ses grandes conceptions stratégiques. Le gouvernement avait
toutes ses pensées fixées sur la Loire, surtout après Coulmiers; il
avait ses raisons, je le veux. Il n'avait pas pris cette résolution
sans en avoir a pesé les conséquences, » assure M. de Freycinet. II
croyait que la partie décisive devait s'engager autour d'Orléans, et
qu'un succès préparé sur la Loire par de puissantes concentrations
réagirait sur l'ensemble de nos affaires militaires, c'est possible;
LA GUERRE DE FRANCE. 761
seulement, avec ce 20* corps qui s'éloignait de Chagny l'est perdait
d'un seul coup le peu qui lui restait de force organisée, d'armée
active; c'était une trentaine de mille hommes de moins devant les
soldats de Werder, de sorte que pour le moment, en présence de
l'invasion étrangère, la défense de ces régions allait se concentrer
à Bel fort, au camp de Garibaldi, qu'on ramenait à Autun pour cou-
vrir le Morvan en menaçant Dijon, et, si l'on veut, au camp d'un
jeune officier transformé en général, le capitaine Cremer, qu'on
plaçait sur la ligne de Lyon pour tenir tête à l'ennemi en se con-
certant avec le vieux condottiere italien.
II.
Belfort est la sentinelle d'une des entrées de la France, la place
maîtresse de la fameuse iroiice qui s'ouvre entre les Vosges et le
Jura, et, si les Allemands n'avaient pas encore tourné leurs efforts
de ce côté, c'est qu'ils avaient toutes les autres entrées. Il fallait
l'extension indéfinie que semblait prendre l'invasion ou une pensée
préconçue de conquête pour que la forteresse des Vosges, placée
assez loin de la ligne principale des opérations allemandes, en vînt,
elle aussi, à su'oir un siège en règle. Elle avait certainement pour
la défense française une importance exceptionnelle au point de vue
militaire autant qu'au point de vue politique. Elle n'était pas seu-
lement la gardienne de l'est, elle pouvait être un point d'appui
pour toutes les opérations qu'on voudrait entreprendre; la mettre
à l'abri d'une catastrophe était une nécessité de prévoyance. On ne
s'en était pas souvenu assez ou du moins on n'y avait pas songé
avec assez de suite depuis quelques années. Il en était de Belfort
comme de Metz, les travaux qui devaient doubler la force de la
place se trouvaient encore inachevés; mais enfin depuis deux mois
on s'était mis à l'œuvre. Des officiers dévoués avaient mis toute leur
activité à réunir des ouvriers, à pousser les travaux. Approvision-
nemens, munitions, tout avait afilué, si bien qu'en fin de compte,
au moment où commençait le siège, il y avait tous les éléniens
d'une longue et efficace résistance. Le commandement supérieur
avait passé dans ces deux mois du général de Chargère au colonel
d'artillerie Crouzat, récemment appelé à l'armée de l'est; il restait
définitivement au chef de bataillon du génie Denfert-Rochereau, qui
venait d'être nommé lieutenant-colonel, gouverneur de Belfort. Le
colonel Denfert était un officier distingué, connaissant bien la place
confiée à son patriotisme, et qui a eu la fortune d'attacher son nom
à la plus honorable défense. Il a eu malheureusement la singuhère
inspiration de se laisser attribuer une sorte de rôle ou de privilège
762 REVUE DES DEUX MONDES.
d'invincibilité entre ses compagnons de guerre, de se croire î'in-
venteur de nouveaux « principes techni({ues et moraux » par les-
quels il a expliqué ses succès. La vérité est qu'il ne montrait ni
plus de zèle, ni plus d'habileté, ni plus de génie militaire que bien
d'autres; seulement il avait une place suffisamment forte, il s'y est
enfermé et il a fait son devoir, — heureux certainement de n'avoir
eu à se rendre que sur un ordre du gouvernement lui-même, après
l'armistice, lorsqu'il n'y avait plus d'espoir. Voilà la vérité.
Le colonel Denfert du reste n'avait rien négligé pour se préparer
aux événemens. La place de Belfort, située sur la petite rivière la
Savoureuse, qui vient des Vosges, et sur le chemin de fer de Paris
à Mulhouse, est entourée, outre la vieille enceinte de Vauban, d'un
certain nombre d'ouvrages extérieurs plus modernes : à l'ouest, le
fort des Barres, appuyé au bastion des faubourgs sur la rive dioite
de la Savoureuse, et complété un peu plus au midi par la redoute de
Bellevue, — au sud-est, sur la rive gauche, les Hautes-Perches et les
Basses-Perches, — au nord-est les forts de la Miotte et de la Justice
reliés par une série d'escarpemens formant une sorte de camp re-
tranché, tout cela sans compter le château qui domine la ville en
étendant ses feux sur les environs. Plus loin sont des positions qui
peuvent être utilisées pour la protection de la place : la forêt d'Ar-
sot vers le nord, — au-de1cà des Barres-le-Mont, le massif du grand
Salbert, au-delà des Perches les hauteurs boisées de Bosmont, le
village de Danjoutin, qui est dans l'angle des chemins de fer de
Mulhouse et de Besançon, sur la route d'Altkirch, — à l'est le village
de Pérouse, le bols de la Perche. Le colonel Denfert n'entendait pas
se renfermer dès le premier jour dans ses fortifications, il se pro-
posait d'étendre son action aux positions avancées, de façon à dis-
puter le terrain et à tenir le plus possible l'ennemi à distance. Pour
défendre cet ensemble, il avait une garnison de 16,000 hommes,
fort mêlée il est vrai, composée de deux ou trois bataillons d'infan-
terie de marche, puis de mobiles inexpérimentés venus un peu de
toutes parts, du Haut-Rhin ou du Rhône, de la Haute- Saône ou de
Saône-et- Loire et même de la Haute-Garonne. I! était secondé sur-
tout par quelques officiers, les capitaines du génie Thiers, Brunetot,
Degombert, le capitaine d'artillerie de La Laurencie, qui étaient,
comme lui, attachés depuis quelque temps à la place, et qui la con-
naissaient comme lui. Il avait enfin un armement de 300 bouches
à feu, un dépôt de munitions assez abondant, — jusqu'à des bou-
lets du tsmps de Vauban, d'un médiocre usage aujourd'hui, il est
vrai, — un approvisionnement considérable, de la farine et du riz
pour plus de cent quatre-vingts jours, de la viande fraîche pour
cent cinquante jours, sans parler de l'approvisionnement privé des
LA GUERRE DE FRANGE. 763
habitans, qui avaient dû se munir pour quatre-vingt-dix jours. On
n'était pas pris au dépourvu.
Le siège de Belfort commençait en réalité le 3 novembre, le jour
où le général de Treskow, arrivant devant la place, se disposait à
l'investir, et il commençait par une sorte de sommation assez
étrange du chef prussien demandant au gouverneur de la ville si sa
conscience ne lai permettrait pas de se rendre pour épargner à la
population les horreurs d'un siège. Le colonel Denfert répondait
naturellement au général de Treskow que le meilleur moyen d'épar-
gner à la population les « horreurs d'un siège, » c'était que l'armée
prussienne se retirât. A partir de ce moment, la lutte était engagée;
l'investissement, d'abord assez incomplet, se resserrait peu à peu.
On aura beau dire, les Allemands, si je ne me trompe, n'ont pas
essentiellement brillé par les sièges, quoiqu'ils en aient fait beau-
coup. Le général de Treskow, il est vrai, ne pouvait marcher encore
bien vite, n'ayant ni assez de forces ni un matériel d'attaque suf-
fisant; il marchait néanmoins, il se rapprochait par degrés et s'ef-
forçait d'étreindre la place en rejetant la défense dans ses retrau-
chemens. C'était la première étape du siège. Le colonel Denfert de
son côté tenait tête à l'orage du mieux qu'il pouvait, et tirait le
meilleur parti possible des ressources d'une situation critique. Il
faisait des reconnaissances quelquefois heureuses, des sorties qui ne
laissaient pas de fatiguer l'ennemi en lui infligeant des pertes sen-
sibles. Tout ne lui était pas facile d'ailleurs, même avec les « prin-
cipes techniques et moraux » par lesquels il a prétendu renouveler
l'esprit militaire; il avait, lui aussi, ses misères dans sa garnison,
parmi ces jeunes soldats improvisés qui se démoralisaient aisément,
qui se soumettaient avec peine aux travaux et aux souffrances de
la vie de siège par le temps le plus dur. Une nuit où un incendie
s'était allumé à la redoute de Bellevue, il fut impossible d'obtenir
des mobiles un concours qui à la vérité commençait à devenir pé-
rilleux; ils se couchèrent dans la neige, on n'en put rien tirer.
En définitive, si le colonel Denfert faisait ce qu'il pouvait avec
ce qu'il avait à sa disposition, s'il ne cédait le terrain que pied à
pied, il ne pouvait se promettre de rompre ou d'empêcher l'inves-
tissement. Il ne tardait pas à perdre successivement les positions
qu'il avait occupées d'abord, le village de Bessoncourt, sur la route
d'Alikirch, à l'autre extrémité le village de Gravanche, au pied du
Grand-Salbert, le Mont, Essert, Bavilliers. Bientôt l'ennemi s'était
assez rapproché pour commencer un bombardement qui allait durer
deux mois. Je résume cette situation vers la mi-décembre, après
plus de trente jours de siège. Les Prussiens ne semblaient pas en-
core avoir démêlé le point vulnérable de la place, ils n'avançaient
764 REVUE DES DEUX MONDES.
que lentement, méthodiquement, mais ils avançaient; déjà ils te-
naient la ville sous leur canon. Belfort résistait sans fléchir sous
le feu, sans se laisser ébranler, et cette défense solitaire dans un
coin de la France commençait à émouvoir le pays. Rien n'était com-
promis encore, tout pouvait être sauvé, si la vaillante place de l'est
était secourue ou dégagée par quelque diversion favorable.
D'où pouvait venir ce secours? Il y avait Garibaldi, que M. de
Freycinet appelle « le seul gardien de nos intérêts dans l'est » après
le départ du 20" corps, qui était pour le moment à Autun avec son
armée ou sa prétendue armée; mais le vieux chef italien ne pou-
vait être d'aucun secours, et, à vrai dire, quel a été le rôle de Gari-
baldi dans cette malheureuse guerre, où il apparaissait dès le mois
d'octobre comme un personnage fantastique de la mythologie ré-
volutionnaire? C'est assurément le plus bizarre épisode de cette
poignante tragédie des destinées françaises en 1870. Chose cu-
rieuse, Garibaldi se trouvait jeté dans nos affaires sans l'avoir
peut-être désiré bien vivement, sans avoir une passion décidée pour
cette aventure nouvelle, quoiqu'il eût offert ses services au gou-
vernement de la défense nationale au lendemain du h septembre.
Le gouvernement de Tours le comblait de flatteries et de caresses;
en réalité, il se serait bien passé d'un tel auxiliaire qu'on n'avait pas
demandé, qui arrivait parce que les premiers venus étaient allés
l'arracher de son île de la Méditerranée, et auquel on ne trouvait
rien de mieux à offrir tout d'abord que le commandement de quel-
ques centaines de volontaires italiens ramassés à Chambéry. Du
coup, le vieux routier avait failli repartir pour Caprera! Ce n'est
plus ici la légende, c'est la vérité. Au fond, Garibaldi avait fait une
offre d'ostentation ou de premier mouvement, il eût été secrète-
ment charmé d'avoir fait sa manifestation et de n'être pas pris au
mot; le gouvernemeut français n'avait pas plus la passion de le
voir arriver qu'il n'avait lui-même la passion de venir, et cependant
il est venu, il a eu son rôle dans notre guerre, — et ce rôle n'a été
le plus souvent qu'un bruyant hors-d'œuvre ou un embarras depuis
le premier moment jusqu'au dernier.
Si Garibaldi eût été le hardi partisan d'autrefois, s'il avait pu se
jeter dans les Vosges avec quelques milliers d'hommes résolus,
sans traîner des états-majors, sans prétendre se donner une mission
politique, en restant un soldat et en se bornant à déconcerter l'en-
nemi par une poursuite infatigable, c'eût été au mieux; mais Gari-
baldi n'en était plus là. C'était un personnage et un personnage
embarrassant par son âge et ses infirmités, par les passions et les
fantaisies de radicalisme cosmopolite dont son nom était le sym-
bole, par les prétentions et les fanatismes qui s'agitaient autour de
LA. GUERRE DE FRANCE. 765
lui, par l'originalité même de sa situation. D'abord il était vieux et
cassé, il pouvait à peine se tenir en selle; un jour de combat, il
tombait sous son cheval faute de pouvoir le conduire. Dans sa che-
mise rouge et dans son manteau gris, il ressemblait cà une appari-
tion plus qu'à un général. Par les idées dont il se faisait le porte-
drapeau, même en France, il froissait une partie de la population.
Au moment où, nous Français, nous en étions à disputer les
fragmens ensanglantés de notre patrie, il faisait des proclamations
où il parlait de tout, de « l'Helvétie et de Guillaume Tell, de Grant
et des États-Unis, de l'île de Cuba, des riches énervés par le syba-
ritisme, » et du « prêtre imposteur. » Enfin la première de toutes
les difficultés avait été de lui créer une position. Le mettre sous les
ordres d'un général français, on ne le pouvait pas, — un homme
qui avait commandé « sur terre et sur mer » dans les deux
mondes! disait un de ses fidèles. Lui donner un commandement
qui mettrait sous ses ordres nos officiers et nos soldats, on ne le
voulait pas. On sentait que ce serait s'exposer à froisser l'armée, et
que bien peu d'officiers voudraient passer sous la direction d'un
étranger. M. Gambetia lui-même, dit-on, ne se cachait pas pour
déclarer que jamais il ne mettrait une armée française, des géné-
raux français sons les ordres de Garibaldi. On imaginait alors une
combinaison assez bizarre, on faisait de Garibaldi un « commandant
en chef des corps francs de la zone des Vosges; » mais on se trom-
pait encore. Les corps francs eux-mêmes ne voulaient pas servir
sous le vieux condottiere. Tout le monde refusait; M. Keller refu-
sait, le capitaine Bourras refusait. Une « légion bretonne » com-
mandée par M. DomaLiin saisissait la première occasion pour s'é-
loigner. Un bataillon de mobiles des Alpes-Maritimes manifestait
lui-même sa répugnance à marcher avec les garibaldiens. C'était une
situation étrange, équivoque, mal définie, et nécessairement l'armée
que Garibaldi avait à organiser était l'image de cette situation, elle
se ressentait de toutes ces ambiguïtés aussi bien que du caractère
du principal personnage.
Ce n'était ni une armée régulière, ni un corps de partisans, ni
une armée française, ni une légion étrangère. C'était le plus singu-
lier assemblage de forces incohérentes. On comptait quelques ba-
taillons de mobiles sacrifiés et peu satisfaits de leur rôle, de 2,000
à 3,000 volontaires italiens, — le vrai noyau garibaLlien, — des
Espagnols, des Égyptiens, des Grecs, des bataillons marseillais de
« l'égalité, » une « guérilla d'Orient, » des éclaireurs, des francs-
tireurs de tous les pays et de toutes les dénominations, depuis les
« francs -tireurs de la mort » ou de la « revanche » jusqu'aux « en-
fans perdus de Paris.» Au total, cette masse confuse devait se corn-
766 REVUE DES DEUX MONDES,
poser de 15,000 ou 16,000 hommes distribués en quatre brigades,
sous les ordres des deux fils de Garibaldi, Menotti et Ricciotti, du
généra! polonais Bossak-Hauké, réfugié en Suisse depuis l'insurrec-
tion de 1863, et d'un gros personnage marseillais, ancien comptable
transformé par la révolution du à septembre en préfet des Bouches-
du-Rhône, puis en colonel de volontaires, M. Delpech. Le chef
d'état-major de Garibaldi éiait un pharmacien d'Avignon, M. Bor-
done, qui, lui aussi, naturellement s'était fait colonel avant qu'on le
fît général. Garibaldi lui-même, quand il n'était pas malade, don-
nait le ton et faisait des ordres du jour à sa manière, où il disait
à ses miliciens : a Le noyau cosmopolite que la république fran-
çaise rallie dans son sein, composé d'hommes choisis dans l'élite
des nations, représente l'avenir h'imanitaire, et sur la bannière de
ce noble groupe vous pouvez lire l'empreinte d'un peuple libre qui
sera bientôt le motto de la machine humaine : tous pour un, un pour
tous, etc. »
Ainsi on parlait en face des Prussiens! La vérité est que cette
« élite des nations » ressemblait assez à une armée d'aventure ba-
riolée et indisciplinée, faisant beaucoup de bruit et rendant peu de
services, se conduisant souvent en pleine France envahie comme
en pays conquis, et comptant dans ses rangs jusqu'cà des femmes
qui jouaient à l'officier, qui portaient « un galon de plus que leur
favori. » Le galon et l'éclat des costumes en effet, c'était le signe
distinctif de cette étrange armée. Les pauvres miliciens pouvaient
soulTrir; ceux qui n'avaient pas la chemise rouge étaient surtout
vus de mauvais œil et souvent négligés. L'état-major garibaldien
était luxueux. On se plaignait de n'avoir pas de canons; mais on
avait de brillans uniformes, et on allait galamment à la guerre (î).
Au fond, si dans ce camp bizarre on avait le souci des Prussiens,
on s'occupait de bien d'autres choses encore. On faisait la guerre au
prêtre et à la réaction. On chassait les jésuites de Dole, et on lais-
sait saccager l'évêché d'Autun par des bandes indisciplinées et pil-
lardes. Un jour, on arrêtait au milieu d'une cérémonie funèbre, en
(t) On peut lire à ce sujet un rapport adressé à l'assemblée nationale par un des
membres de la commission des marchés. « La légion garibaldienne, dit M. Blavoyer, a
vu cinquante-trois officiers vêtus aux frais de l'état avec un luxe qui contrastait avec
le pauvre équipement de nos propres soldats... Les chemises rouges coûtent 'iO francs,
les pantalons 30 fr., les vestons 58, 65, 70, 80 et 90 fr., d'autres de 100 à 190 fr. Le
manteau du colonel Garibaldi, dit en se lamentant le fournisseur, était d'une ampleur
excessive, d'un drap gris magnifique, douilé de rouge, et du prix, relativement mo-
dique, de 180 fr. Des boutons d'argent fin sont exigés par un sous-intendant, les galons
et les torsades sont en grandes quantités sur toutes les factures... » Voyez aussi le
récit modéré, impartial et sincère de M. Jules Garnier, les Volontaires du génie dans
l'est.
LA GUERRE DE FRANCE. 767
plein cimetière, un ancien ministre de l'empire, M. Pinard, accusé
d'avoir distribué un journal bonapartiste, on l'expédiait à Lyon
entre deux gendarmes, et lorsque le préfet de Lyon demandait
qu'on lui l'ournît immédiatement les preuves et indices sur lesquels
on Itii avait envoyé le prisonnier, on lui répondait naïvement qu'on
n'avait ni preuves ni indices. L'état-major de Garibaldi se donnait
ainsi des distractions variées.
Les opérations d'une armée de ce genre ne pouvaient évidem-
ment être bien décisives. Quelles étaient en effet ces opérations dans
cette première période des affaires de l'est? Garibaldi avait passé la
fm d'octobre à Dôle, travaillant à organiser ses forces. Au J2 no-
vembre, il était à Autun, où il avait la mission de couvrir le Mor-
van, les riches établissemens du Creusot, la route de Nevers, en
tenant en respect l'invasion prussienne campée à Dijon, tandis que
les grands combats allaient se livrer sur la Loire. Dans ces condi-
tions, Garibaldi pouvait tout au plus se promettre d'inquiéter l'en-
nemi, de faire une guerre d'escarmouches et de surprises, en gar-
dant son refuge d'Autun appuyé aux contre-forts du Morvan. Il
allait, il esi vrai^ pouvoir être secondé par une force nouvelle qui
commençait à paraître sur la route de Dijon à Lyon, dans le vide
laissé |)ar le départ du 20* corps; à ce moment ou peu après, du 20
au 2A novembre, un jeune capitaine d'état-major qui s'était affran-
chi de la capitulation de Metz, et dont le gouvernement venait de
faire un général, Cremer, arrivait à Chagny et à Beaune avec une
brigade composée de deux légions mobilisées du Rhône, des mo-
biles de la Gironde commandés par M. de Garayon-Latour, et une
batterie Armstrong, la seule qu'il y eût dans l'armée française.
Grenier était général de biigade, en quebjues jours il avait le grade
de général de division et la direction exclusive des opérations sur
ce point, après avoir supplanté le général Grevisier, sous les ordres
duquel on l'avait mis. Un accord de Garibaldi et de Cremer pouvait
permettre quelque entreprise contre les positions ennemies.
C'est ce qu'on méditait en effet. On ne désespérait pas d'enlever
Dijon par une attaque convergente à l'ouest et à l'est. Garibaldi,
pour masquer ses opérations et pour dérouter l'ennemi, lançait sur
la ligne de Dijon à Paris, vers Montbard, son fils Ricciotti, qui ac-
complissait un brillant coup de main en allant jusqu'à Ciiâtillon-sur-
Seine surprendre un poste prussien qu'il détruisait ou qu'il faisait
prisonnier: pendant ce temps, le vieux chef se disposait à marcher
lui-même par Arnay-le-Duc, Bligny et la vallée de l'Ouche. Avec un
peu de chance, si Garibaldi n'était pas arrêté, si Cremer pouvait
s'avancer par Nuits et Gevrey, on pouvait réussir, et de fait l'entre-
prise ne marchait pas mal au début. Le 2/i, le 25 novembre, Gari-
768 REVUE DES DEUX MONDES.
baldi avait plusieurs affaires assez heureuses à Pasques, à Prenois,
si bien que le 26 au soir il était aux portes de Dijon. Que se pas-
sait-il alors? Cremer avait-il mis trop de lenteur dans ses mouve-
mens? Garibaldi se montrait-il trop impatient? Toujours est-il que
sans plus attendre, sans tenir compte du danger d'une attaque
nocturne avec des soldats inexpérimentés, le vieux condottiere es-
sayait d'entrer de vive force dans la ville. — « Allons-nous souper
à Dijon? » dit tranquillement le héros sûr de lui à son chef d'é-
tat-major. — I! n'allait pas souper à Dijon, il était au contraire vio-
lemment repoussé, et il n'avait plus qu'à se replier en toute hâte
avec son armée débandée jusqu'à Autun, où il rentrait suivi de
près par une brigade allemande lancée sur ses traces. Heureu-
sement Autun était une position trop forte pour être enlevée par
surprise, et les Allemands se voyaient obligés de se retirer après
une canonnade inutile. Où était cependant Grenier? Qu'était-îl de-
venu? 11 avait paru à Gevrey, mais trop tard, et, Garibaldi une fois
battu, il n'avait plus qu'à se replier, ayant lui-même à livrer deux
jours après un combat assez vif pour reprendre possession de la ville
de Nuits, un moment occupée par 2,000 Prussiens. Tout ce qu'il
pouvait faire était d'aller jusqu'à G hâteauneuf attendre sur sa ligne
de retraite la brigade qui s'était montrée devant Autun et de lui in-
fliger au passage des pertes assez sérieuses. Au demeurant, il n'y
avait là qu'une série d'engagemens sans résultat; c'était un imbro-
glio de quelques jours. Garibaldi s'enfermait à Autun pour un mois;
Gremer rentrait à Nuits. On échangeait des complimens; mais au-
tour de Garibaldi on restait persuadé que Gremer avait fait man-
quer l'affaire de Dijon.
Ge qui était plus grave et ce qui est en réalité un des épisodes
les plus sérieux de cette période de la campagne, c'est la seconde
bataille de Nuits, livrée peu après, le 18 décembre. Depuis les af-
faires de Dijon, d'Autun, de Châteauneuf, Werder, qui avait à cou-
vrir le siège de Bjlfort et à surveiller la Saône, Lan grès, les commu-
nications avec Paris, Werder sentait que ces corps qu'il venait de
rencontrer pouvaient se fortifier. 11 démêlait autour de lui un mou-
vement croissant qui se manifestait sous plus d'une formé, et peut-
être entrevoyait-il déjà quelque complication plus sérieuse. La pré-
sence de Gremer à une si petite distance, à Nuits, le gênait, et il se
décidait à tenter une pointe rapide dans celte direction de Nuits et
de Beaune. Il espi'rait, par un coup frappé avec à-propos et avec
vigueur, se mettre en sûreté pour quelque temps et avoir toute li-
berté. C'était le général de Glumer qui, avec la division badoise,
devait exécuter l'opération. 11 partait de Dijon le 18 au matin avec
deux colonnes, l'une, sous Degenfeld, suivant les montagnes à droite,
LA GUERRE DE FRANCE. 769
prenant sa direction par Ghainbeuf, et ayant l'air de prendre Nuits
à revers, l'autre s'avançant plus directement sur la gauche par Fe-
nay et Saulon-la-Rue. Greuier, qui, dans une reconnaissance, avaif:
aperçu les têtes de colonnes ennemies, prenait aussitôt et assez ha-
bilement ses dispositions sur la ligne du chemin de fer qui passe
en avant de Nuits et sur les hauteurs de Chaux qui dominent la
ville. Une lutte sanglante s'engageait bientôt et se prolongeait toute
la journée au château de la Berchère, sur le chemin de l'er, autour
de Vosne. Eîle était vigoureusement soutenue par notre petite ar-
mée, par la 1''= légion du Rhône, à la tête de laquelle le colonel Gel-
!er se faisait tuer, par les mobiles de la Gironde que M. de Carayon-
Latour conduisait au feu avec une chevaleresque intrépidité.
A qui restait l'avantage en définitive? Il ne restait point évidem-
ment aux Français, puisque le soir Gremer se voyait obligé de se
retirer sur Beaune, peut-être parce qu'il n'avait plus de muiù-
tions, sans doute aussi parce qu'il craignait d'être coupé par la
colonne de Degenfeld. La victoire restait, si l'on veut, aux Alle-
mands, puisqu'ils entraient à Nuits; mais cette victoire, ils l'avaient
payée cher. Le prince Guillaume de Bade avait été gravement blessé
devant ses troupes, celui qui l'avait remplacé, le colonel Renz, avait
été tué. Les Allemands avaient perdu plus de 1,200 hommes, et
dès le lendemain ils quittaient Nuits, ils reprenaient le chemin de
Dijon, où ils rentraient, dit-on, assez tristes et assez démoralisés.
Quelques jours auparavant, Garibaldi devant Dijon pouvait deman-
der où était Gremer; cette fois c'était Gremer qui pouvait deman-
der ce que Garibaldi faisait pour lui. Garibaldi était à Autun, il dé-
pêchait Menotti, et Menotti arrivait le lendemain à Beaune : il était
trop tard! Le fait est que, tout en écrivant à Gremer que ses opéra-
tions étaient « marquées au coin du génie, » Garibaldi ne s'en-
tendait pas mieux avec lui qu'avec les autres généraux, et que Gre-
mer de son côté n'aurait pas voulu plus que les autres généraux
passer sous le cominandement de Garibaldi. Le premier résultat
de cette singulière incohérence avait été l'affaire de Dijon; le se-
cond résultat était l'affaire de Nuits, qui avec quelques secours
aurait pu être un succès, et qui ne pouvait être considérée que
comme un combat soutenu avec honneur.
Ainsi, entre le 15 et le 20 décembre 1870, on en était là. Le siège
de Belfort continuait, et cette résistance commençait à exciter un
intérêt mêlé d'émotion. Garibaldi, renfermé à Autun, pouvait tout
au plus se défendre en poussant quelques partis autour de lui.
Gremer montrait à Nuits que seul il he pouvait rien. L'invasion
étrangère, maîtresse de l'est, pouvait d'un moment à l'autre s'é-
tendre encore. C'est alors que naissait dans les conseils du gouver-
TOMB cii. — 1872. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
nement, transporté à Bordeaux, la pensée d'une grande diversion,
d'une tentative suprême pour aller chercher dans l'est la délivrance
de Paris, en commençant par la délivrance de cette région de la
France elle-même, qui ne pouvait se délivrer toute seule.
III.
La faute n'était pas de songer à cette diversion, d'entreprendre
une expédition véritable dans l'est. La faute ou le malheur était de
réaliser cette idée trop tard et dans des conditions que les progrès
mêmes de l'invasion aussi bien que les rigueurs d'un hiver excep-
tionnel rendaient plus difficiles. La faute était d'avoir perdu deux
mois en efforts incohérens, en opérations décousues qui n'aboutis-
saient qu'à une déperdition de forces, à une résistance disséminée
et impuissante. Ces deux mois qu'on pouvait se donner, puisqu'on
n'ignorait point que Paris tiendrait plus longtemps, ces deux mois
auraient pu assurément être mieux utilisés pour la défense de l'est
tt pour la défense du pays tout entier. Il suffisait de ne pas les
perdre en agitations vaines, de savoir les employer avec un peu de
sang-froid, sans trop de précipitation, à organiser, à concentrer les
forces qui restaient à la France, et ces forces étaient encore im-
menses. Je ne parle plus des autres points où aurait pu s'acconi"
plir cette œuvre de prévoyance active et d'ordre qui eût donné en
quelques semaines au pays des armées nouvelles capables de re-
prendre sérieusement la lutte en combinant leur action : dans l'est,
Besançon pouvait devenir le centre naturel de notre réorganisation
militaire.
Précisons cette situation. L'essentiel était, non de faire une guerre
d'illusions et de mirages, non de jeter de tous côtés des forces qui
ne pouvaient arrêter l'ennemi, mais de masser, de concentrer ces
forces sous Besançon, dans une sorte de camp retranché où les
Prussiens ne seraient point allés les chercher. Par sa position, en
effet, Besancon est le point central d'une ligne de défense fecile-
ment inattaquable. Au nord, la place est protégée par la chaîne du
Lomont, couverte elle-même par le Doubs qui se replie de Pont-
de-Roide à Baume-les-Dames en passant par Yougeauconrt, Montbé-
îiard, Clerval, et en formant comme un triangle irrégulier. 11 suffit
de garder un peu fortement du côté de Montbéliard quelques pas-
sages qui conduisent aux plateaux, et par où l'on pourrait être
tourné. Au sud Besançon a pour défense la vallée du Doubs, la val-
lée de la Loue, la forêt de Chaux, qui est dans l'angle des deux ri-
vières, les escarpemens prolongés du Jura, Salins. En occupant ces
positions, faciles à défendre, on tient en réalité Dôle, Mouchard, les
points de jonction des chemins de fer qui vont vers Bourg, Lyon et
LA GUERRE DE FRANCE. 771
le midi. C'est là, à l'abri de Besançon, que devaient être réunies des
forces suffisantes, qui auraient pu être organisées, disciplinées,
exercées, et qui seraient devenues rapidement la véritable armée
de l'est, toujours menaçante d'abord pour l'invasion dans la vallée
de la Saône, puis destinée à se jeter à l'heure voulue sur les com-
munications allemandes. C'était là du reste, dès le premier mo-
ment, l'idée d'un officier distingué, le colonel de Bigot, chef d'état-
major de la division, qui disait : « La position,militaire de Besançon
est admirable pour tenter une diversion dans l'est, changer le théâtre
de la guerre et frapper un grand coup. Paris a assez de vivres pour
résister jusqu'au mois de février, et Belfort tiendra encore trois mois.
Mettant à profit ce délai, nous pourrions approvisionner largement
la ville, achever les fortifications et établir autour de Besançon un
vaste camp retranché pour y recevoir un grand nombre de troupes
qu'on organiserait et disciplinerait. » Il s'agissait toujours dans ce
plan d'une expédition de l'est, mais « sans qu'il fût besoin d'affai-
blir les armées de la Loire. »
On n'en fit rien. Il fallait s'agiter, remuer des masses, avoir sur-
tout l'air de « faire quelque chose. » Au lieu de coordonner les
moyens d'action dont on pouvait disposer, on les confondait, on les
déplaçait, et après avoir, au mois de novembre, rappelé de l'est le
peu d'armée qu'il y avait, le 20* corps, en laissant Garibaldi « unique
gardien de nos intérêts, » on se trouvait conduit en décembre à
jeter dans l'est une partie de l'armée de la Loire, ce qu'on appelait
désormais la « première armée de la Loire. » Cette armée promise à
un si grand malheur, elle se composait des corps plus qu'à demi
désorganisés qui s'étaient repliés vers le centre, vers Bourges,
après les désastres d'Orléans aux premiers jours de décembre, et
elle venait d'èire mise sous les ordres d'un des chefs les plus po-
pulaires, le général Bjurbaki, arrivé depuis peu sur la Loire.
Toujours jeune avec ses cinquante-six ans, esprit brillant et~fin,
cœur chaud et impétueux, caractère franc et résolu, Bourbaki était
certes l'homme le mieux fait pour conduire une entreprise hardie
dans des conditions moins contraires. 11 avait été tout récemment
le héros involontaire d'une histoire à demi romanesque. Dernier
commardant de la garde impériale et enfermé avec elle à Metz, il
était sorti de la citadelle lorraine vers la fin de septembre dans des
circonstances assez mystérieuses, à la suite d'une visite faite au
maréchal Bazaine par un personnage inconnu se disant accrédité
par M. de Bismarck et envoyé par l'impératrice, qui aurait témoigné
le désir de voir le maréchal Canrobert ou le général Bourbaki.
Bourbaki, informé de cet incident, n'avait demaidi aucune mis-
sion, il n'en avait réellement aucune; i! avait simpl<ment accepté,
le maréchal Canrobert ne pouvant partir, de se rendre en Angle-
772 REVUE DES DEUX MONDES.
terre, à la condition de pouvoir revenir, et il le croyait ainsi. Ar-
rivé en Angleterre, il n'avait pas tardé à s'apercevoir qu'on avait
été le jouet d'une fable imaginée par un aventurier. Il avait immé-
diatement repris la route do Metz, et, ne pouvant rentrer malgré
la précaution qu'il avait prise de faire réclamer une autorisation
du roi de Prusse par lord Granville, il était parti pour Tours. Tout
avait été loyal, correct dans sa conduite. Il n'avait pas caché à l'im-
pératrice que son épée appartenait avant tout à la France, il n'avait
pas à cacher au gouvernement de Tours le caractère et les circon-
stances de sa démarche.
Il emportait seulement le regret de n'avoir pu aller partager le
sort de ses soldats à Metz, et, chemin faisant, dans son voyage
vers le centre de la France, il se sentait ému de la confusion qu'il
voyait autour de lui, du désordre des troupes qu'il rencontrait.
Aussi, lorsqu'à son arrivée à Tours il avait reçu l'ofTie des premiers
commaudemens de l'armée, il n'avait pas hésité à les décliner, « ne
se sentant pas en mesure, disait-il, de réaliser ce que le public
attendait de lui. » Il s'était borné à demander d'être envoyé dans le
nord, où il espérait, s'il pouvait réunir quelques forces, se frayer
un passage jusqu'à Verdun et peut-être communiquer avec l'armée
de Metz. A défaut de succès de ce côté, il se proposait de se créer
un noyau d'hommes disciplinés et résolus pour tenter quelque coup
de main audacieux sur Beauvais, sur Compiègne, en pleines lignes
allemandes, et déjà il se préparait à réaliser ce dessein, quand tout
à coup le gouvernement, cédant à des criailleries d'agitateurs, à de
vulgaires pressions de parti, le rappelait du nord par une sorte de
révocation mal déguisée. On le destituait dans le nord, et le lende-
main, avec cette étrange habitude de traiter les généraux en sus-
pects tout en leur demandant de nouveaux services, le gouverne-
ment donnait au général Bourbaki un commandement supérieur
sur la Loire, bientôt même le commandement des 15% 18* et
20" corps formant la première armée. Bourbaki était arrivé en
pleine débâcle d'Orléans, et il ne pouvait se défendre d'une cer-
taine tristesse en voyant cette incohérence de direction. Il ac-
ceptait sans confiance et se résignait sans illusion, doutant du
succès, mais prêt à se mettre à l'œuvre, à prodiguer son dévoù-
ment, et bien sûr de retrouver l'entraînante autorité de sa vaillante
nature aux jours de combat.
Que voulait-on faire de ces soldats réunis sous le nom de pre-
mière armée? On ne le savait encore, et le généra! Bourbaki,
comme les autres, éiait réduit à écrire au gouvernement : « Je vous
demande de me faire connaître le plan général que vous avez
adopté pour la défense nationale. » Une chose certaine, c'est qu'a-
vant de songer à se servir de ces corps rejetés en désordre sur les
LA GUERRE DE FRANCE. 773
routes da centre il fallait les rallier, les raffermir, les réorganiser.
Tels qu'ils étaient, ils n'auraient pu même sans péril tenter cette
diversion secourable que Chanzy demandait à Bourbaki, et que ce-
lui-ci ne se sentait en mesure d'essayer que quelques jours plus
tard. La première nécessité était de refaire ces corps; c'est à cela
que se passaient les premières semaines de décembre. A ce moment
encore du reste, dans les conseils officiels, on n'avait point évidem-
ment abandonné l'idée de maintenir la première armée sur la Loire,
de la pousser en avant sur Paris. On y avait si peu renoncé que le
17 décembre M. Gambetta, qui était à Bourges, écrivait au général
Bourbaki pour le stimuler : « Songez quelle gloire ce serait pour
vous d'arriver à Fontainebleau presque sans coup férir! Je suis in-
formé qu'il n'y a pas un Prussien dans Seine-et-Marne. Il faut donc
profiter au plus vite de la situation de Fontainebleau. » Bourbaki
ne croyait pas si facile d'arriver de cette façon foudroyante et sans
coup férir à Fontainebleau; mais il croyait pouvoir se porter d'a-
bord sur Montargis et manœuvrer dans cette région en se servant
des moindres cours d'eau, en se créant des lignes artificielles de
stratégie. Une fois là, et la deuxième armée aidant, on aurait vu.
C'était en somme une partie du plan que le général Chanzy propo-
sait de son côté. Bourbaki se mettait en effet immédiatement en
marche, et le 19 il avait atteint le petit village de Beaugy; mais là
tout changeait subitement, le projet de l'expédition de l'est faisait
tout à coup son apparition, venait arrêter le mouvement commencé,
et ce qu'il y a d'assez curieux, c'est que M. Gambetta, après avoir
écrit comme il le faisait le 17 au général Bourbaki, écrivait dix
jours après dans un sens tout opposé au général Chanzy en lui
démontrant l'avantage d'une opération absolument différente. M. de
Freycinet avait été, je crois, il s'en attribue du moins le mérite, le
principal inspirateur de cette évolution soudaine dans la stratégie
de la défense.
Ainsi c'est le 19 décembre que l'idée de l'expédition de l'est
prenait une forme définitive, qu'elle devenait un projet arrêté, et
en l'acceptant le général Bourbaki ne se dissimulait pas ce qu'avait
de grave, de tardif au point de vue de la situation de Paris, de
périlleux, une entreprise qui pouvait si aisément devenir une aven-
ture; mais il se laissait peut-être aller à croire que l'écart qui allait
s'établir entre les deux armées de la Loire opérant à si grande dis-
tance mettrait le prince Frédéric-Charles dans l'embarras. Il ne
soupçonnait pas que les Allemands pourraient tenir tête a cette com-
plication nouvelle sans détacher un régiment de l'année du prince
Frédéric-Charles, prête à s'engager à fond contre Chanzy. De plus
il s'efforçait d'avance de préciser le sens, la portée et les limites
d'une opération à laquelle s'attachaient déjà d'étranges illusions.
774 REVUE DES DEUX MOJN'DES.
Il n'eut Jamais, quant à lui, la pensée de ces prodigieuses péripé-
ties dont on flattait bientôt l'imagination publique, de ces irrup-
tions foudroyantes sur les lignes allemandes, que sais-je encore?
peut-être d'une marche en pleine Allemagne. Ce qui lui semblait
possible et réalisable, c'était de forcer d'abord l'ennemi à quitter
les contrées envahies de l'est, Dijon, Gray, Yesoul, la Saône, de
manœuvrer de façon à faire lever le siège de Belfort, et, cela obtenu,
on pourrait aller tenter la fortune des armes du côté de Langres.
Même ramenée à ces termes, l'expédition offrait toujours assuré-
ment de sérieuses difficultés. Pour l'accomplir, Bourbaki allait avoir
à sa disposition le IS*" et le 20'' corps qu'il emmenait avec lui, un
2/»* coi'ps qui venait de s'organiser à Lyon sous le général de Bres-
solles, plus la division Cremer, qui, pendant ces délibérations
mêmes, livrait la bataille de Nuits, et une réserve sous les ordres
d'un officier de marine distingué, M. Fallu de la Barrière. Le
15^ corps, appelé quelques jours plus tard seulement dans l'est,
restait provisoirement autour de Bourges et de Nevers. Cette armée
était considérable sans doute, elle l'était surtout en apparence; elle
ne comptait pas cependant les 150,000 hommes qu'on lui a libéra-
lement attribués si souvent. En réalité, à son arrivée dans l'est,
Bourbaki avait 101,000 hommes, et dans le nombre il y avait bien
35,000 bons soldats capables de faire une campagne sérieuse. Le
reste n'avait ni habitude de la guerre, ni cohésion, ni discipline.
C'était là justement ce qui préoccupait Bourbaki dans ces cruelles
heures, ce qui le remplissait de perplexités jusqu'à la dernière mi-
nute. Ou raconte qu'au moment où se tenait le conseil décisif et où
Bourbaki semblait hésiter encore avant de se lancer dans une telle
affaire, on vit entrer tout à coup le général Glinchant, qui était, lui
aussi, un prisonnier de Metz échappé de la captivité, et qui venait
prendre le commandement du 20^ corps. « Tenez, aurait dit Bour-
baki, voilà Clinchaiit, je le connais; s'il pense que nous pouvons
marcher, je me fie à lui, j'accepte. » Le général Clinchant qui arri-
vait plein d'ardeur, impatient d'action, n'hésitait pas à se prononcer
pour l'entreprise, à combattre les derniers doutes du commandant
en chef. — « Eh bien ! aurait répondu Bourbaki, tout est dit, c'est
entendu, marchons! »
On était donc décidé, et, quoique tardive, quoique difficile, l'expé-
dition de l'est pouvait réussir. Le succès dépendait, à vrai dire, de
ce qu'on ferait pour préparer et assurer l'exécution du plan qu'on
avait conçu. On entrait dans une voie où il fallait tout prévoir, même
l'imprévu, à plus forte raison ce qu'il était si facile de pressentir,
les difficultés d'approvisionnement, la possibilité d'une diversion de
l'ennemi venant par l'ouest au secours de Werder, rejeté vers les
Vosges. Bourbaki n'était pas assez inexpérimenté pour se jeter à
LA GUERRE DE FRANCE. 775
l'aventure sans avoir pesé ses chances et calculé ce qui pouvait ar-
river, sans s'être prémuni contre tout ce qui pouvait interrompre,
compliquer ou menacer ses opérations, une fois qu'il serait en
pleine marche. Il avait d'abord insisté auprès du gouvernement sur
deux points. Il avait demandé qu'on assurât par tous les moyens des
vivres à son armée et qu'on accumulât les appiovisionnemens dans
Besançon, qui deviendrait ainsi pour lui une place de ravitaillement
et au Lesoin de refcge. Il avait demandé encore et surtout d'être
protégé sur son aile gauche et sur ses derrières contre toute tenta-
tive des Allemands par l'ouest, lorsqu'il s'avancerait sur Belforî,
après avoir dégagé Dijon et la Saône. Le gouvernement avait tout
promis : il avait assuré que la place de Besançon serait comblée
d'approvisionnemens, et quant aux Allemands venant de l'ouest,
ils seraient surveillés, neutralisés par une force considérable de mo-
bilisés. On ne pariait d'abord de rien moins que de 200,000 hommes.
C'était beaucoup plus qu'on n'en pouvait réunir; il n'en aurait pas
fallu la moitié, dans des positions un peu habilement choisies, pour
embarrasser ou ralentir l'ennemi, ne fut-ce que pendant quelques
jours. De plus Garibaldi serait envoyé à Dijon avec son armée forti-
fiée pour arrêter les Allemands au passage, s'ils se présentaient, ou
pour courir sur eux. Ici seulement commençait à éclater îe vice de
cette situation. Bourbaki, le chef principal de l'expédition, avait
sûrement besoin d'être garanti dans sa marche, il avait un intérêt
de preuiier ordre à savoir ce qui se passait sur son liane et sur ses
derrières, et il ne disposait pas des forces qui étaient censées con-
courir à ses opérations. Bourbaki n'avait peut-être pas plus envie
de commander à Garibaldi que Garibaldi ne se souciait d'être com-
mandé par Bourbîiki. Il n'y avait même aucun rapport régulier et
suivi entre les deux camps. C'était toujours la même histoire. Le
gouvernement restait le grand moteur lointain de ces forces di-
verses, de sorte que Bourbaki, moins protégé qu'il ne le croyait
peut-être, se trouvait exposé à devenir la victime de la plus désas-
treuse incohérence de conseils et de direction ; mais c'était là en-
core l'affaire de l'avenir. Pour le moment, il y avait deux conditions
premières et essentielles de succès.
Ces deux conditions étaient le secret et la rapidité des moave-
mens. Il est de toute évidence qu'il y avait un suprême intérêt à ne
rien laisser pénétrer de ce qu'on allait faire, à se dérober aux Alle-
mands et à les tromper, ne fût-ce que pendant quelques jours, de
telle ûiçon qu'ils ne pussent s'apercevoir de la grande conversion
vers l'est que lorsqu'on serait déjà sur le terrain, à l'heure de l'ac-
iion. Ce n'était pas facile, j'en conviens; on pouvait du moins éviter
de jeter son secret à tous les vents, et les chemins de fer, en offrant
des moyens de célérité, pouvaient aider à utiliser énergiquement les
776 REVUE DES DEUX MONDES.
quelques jours pendant lesquels on prolongerait les incertitudes de
l'ennemi. Malheureusement c'est ici que les déceptions se succé-
daient. Le secret ! il était vraiment bien gardé ! il courait partout. Les
journaux ébruitaient le mouvement avant qu'il fût commencé. Dans
toute la Franche-Comté, dans toute la Bourgogne, on ne parlait que
(le la grande expédition qui allait délivrer Beltbrt. Autour du gou-
vernement, on ne gardait aucune discrétion, tout était livré aux
commérages. Le chef cl' état-major de Garibaldi restait lui-même
(m jour scandalisé de s'entendre interpeller sur le seuil du minis-
tère, à Bordeaux, par un des familiers de la maison, membre d'un
« comité scientifique de la guerre, » qui lui disait tout haut devant
cinquante personnes inconnues : « Eh bien! vous allez dans l'est,
on va jouer la grande partie! » Un bruyant voyage de M. Gambetta
à Lyon en ce moment achevait de donner l'éveil. Si les Allemands
s'étaient m.épris, ils auraient été bien simples. Dès le 25 décembre,
l'état-major de Versailles recevait l'avis que les troupes françaises,
réunies autour de Nevers et de Bourges, venaient d'être expédiées
par chemin de fer vers Chalon-sur-Saône. Le général de Werder,
de son côté, savait au même instant que depuis quelques jours les
transports militaires se succédaient sur la ligne de Lyon à Besan-
çon, que « quelque chose d'extraordinaire se préparait. »
Restait la rapidité des mouvemens, qui jusqu'à un certain point
aurait pu compenser les inconvéniens de ces divulgations étourdies
en accélérant l'entrée en campagne. La rapidité manquait comme
tout le reste, plus que tout le reste. Je sais bien que, par une fata-
lité de plus dans cette accumulation d'imprévoyances qui avait si-
gnalé le commencement de la guerre, l'organisation des chemins
de fer français, dans leur application aux services militaires, était
d'une désolante infériorité vis-à-vis de l'organisation allemande,
ici cependant, les hommes du cabinet de Bordeaux se trouvaient
dans leur sphère. M. de Freycinet était un ingénieur connaissant
son métier; M. de Serre, ce jeune Polonais qui allait jouer je ne
sais quel personnage dans l'est, était, lui aussi, ingénieur, et ve-
nait de quitter les chemins de fer autrichiens. C'était le cas, pour
des hommes d'administration et d'expérience technique, de dé-
ployer leur activité là où ils pouvaient rendre de vrais services. Ils
n'avaient qu'à s'emparer, à se servir de ce puissant instrument
des chemins de fer, et ils auraient travaillé ainsi d'une façon bien
plus efficace au succès de la campagne en assurant les mouvemens
et les approvisionnemens de l'armée. Non, c'était trop médiocre, à
ce qu'il paraît; on avait la fureur de se mêler de stratégie lorsqu'on
n'en savait pas le premier mot, et là oii on aurait pu avoir quelque
compétence, on ne faisait pas ce qu'on aurait pu faire. On multi-
pliait les ordres sans doute; mais ces ordres étaient mal compris,
LA GUEBllE DE IKANCE. 777
mal obéis, faute d'une certaine unité de direction. Les chefs mili-
taires se plaignaient de la lenteur, de la confusion des embarque-
mens; les compagnies, qui avaient plus de mille wagons à expédier,
se plaignaient qu'on ne leur laissât pas le temps de réunir cet im-
mense matériel, qu'on encombrât leurs voies par imprévoyance,
par ce qu'un habile ingénieur, M. Jacqmin, appelle des « mesures
erronées ou incomplètes. » Au départ des 18" et '10^ corps, dit M. de
Freycinet, « l'entente s'est mal établie entre l'état-major de l'ar-
mée et les compagnies des chemins de fer... » Par qui donc cette
entente aurait-elle dû être établie et maintenue, si ce n'est par
l'administration de la guerre elle-même, intervenant pour impri-
mer l'unité d'action, pour régulariser ces grands transports? C'est
ce qu'on ne faisait pas, et le résultat était inévitable.
Au 19 décembre, l'expédition était décidée. Le 20, les premiers
ordres de mouvement étaient donnés pour le lendemain. Le 18^ et
le 20^ corps devaient partir de Bourges, de Nevers, de Saincaize et
de La Charité pour Chalon-sur-Saône et Chagny. De Bourges à
Châlon, il y avait 2/i8 kilomètres; de Saincaize à Chagny, il y
avait 173 kilomètres. On mit huit jours pour accomplir le mouve-
ment! C'était bien pire peu après lorsqu'il fallut mettre en route le
15® corps. Le gouvernement évaluait à 32,000 hommes les troupes
qu'on devait embarquer; il y avait plus de A0,000 hommes. Le mi-
nistère donnait quarante-huit heures à la compagnie pour exécuter
l'opération; on mit douze jours, traînant tout le long de la ligne
sur les voies encombrées. A chaque instant, les trains étaient obli-
gés de s'arrêter, ne pouvant plus avancer. Des détachemens de
troupes restaient sur place trente et quarante heures de suite, quel-
ques-uns même trois jours, sans pouvoir descendre, par 12 et
15 degrés de froid, par la neige la plus abondante. Les chevaux
mouraient, les hommes finissaient par n'avoir plus de vivres, et ne
pouvaient s'en procurer. Tout marchait ainsi, de sorte que les che-
mins de fer, au lieu d'être un moyen d'accélération, devenaient une
complication de plus faute d'être employés avec prévoyance. La
lenteur et la confusion des transports militaires préparaient le dé-
sordre, plus redoutable encore, du service des approvisionnemens,
et même avant d'être entrée en campagne l'armée avait à passer
par les plus énervantes épreuves, par toutes les misères d'un voyage
meurtrier pour la santé aussi bien que pour le moral des troupes.
Un temps précieux avait été perdu, on finissait néanmoins par sortir
de ce chaos.
IV.
Yoici donc cette armée qui, après avoir quitté Bourges et Nevers
le 21 décembre, commence à montrer ses têtes de colonnes dans
778 REVUE DES DEUX MONDES.
l'est le 26, et n'est guère réunie un peu au complet avant le 29.
Le 18^ corps, sous le général Billot, est à Chagny; le 20* corps de
Clinchant est à Chalon-sur-Saône avec la réserve Fallu de la Bar-
rière; à Beaune se trouve Gremer, qui ne demanderait pas mieux
que de rester indépendant, mais dont la division va former l'aile
gauche de l'armée dans sa marche vers Belfort. Le 24* corps a été
envoyé directement de Lyon sur Besançon; le 15" corps, laissé mo-
mentanément à Bourges, ne rejoindra que quelque s jours plus tard.
Le général Bourbaki arrive avec son armée, prêt à donner le signal
des opérations. Les Allemands , prompts à s'éclairer, n'avaient pas
tardé à se préoccuper de tout ce qu'ils entrevoyaient, et leur pre-
mière pensée avait été, dès le 28, de ne pas rester en l'air à Dijon,
de se nplier sur Gray, sur la ligne de la Saône, pour garder leurs
communications avec les Vosges, pour se tenir en mesure de faire
face aux événemens. Chose curieuse; c'était aussitôt à qui se dis-
puterait le mérite d'avoir forcé les Allemands à se retirer. Gari-
baldi, qui occupait quelques points entre Autun et Dijon, ne pou-
vait pas croire qu'un tel résultat ne fût pas dû à sa savante stratégie;
Cremer ne restait pas moins persuadé que l'honneur lui en revenait.
Ni l'un ni l'autre n'y étaient pour rien. Gremer n'entrait à Dijon
que le 31 décembre, trois jours après le départ des Prussiens, Ga-
ribaldi ne devait y arriver que le 7 janvier 1871. La présence seule
de l'armée de l'est à Chagny et à Ghâlon avait suffi évidemment
à provoquer cette retraite, qui n'était après tout qu'un mouvement
de concentration de l'ennemi. C'était la première conséquence de
la campagne qui s'ouvrait, qui ne s'engageait sérieusement que le
31 décembre et le 1"" janvier par la marche du 20* corps sur Dôle
et du 18* corps sur Auxonne. La marche de Cremer sur Dijon ren-
trait aussi dans cet ordre d'opérations.
Déjcà cependant on commençait à s'impatienter à Bordeaux, on
trouvait que tout marchait avec une lenteur désespérante. Que se
passait-il donc? On ne comprenait rien à cette « quasi-immobilité. »
Bourbaki était à peÎTie arrivé sur le terrain, la campagne s'ouvrait
à peine, que les chefs du cabinet militaire de Bordeaux, oubliant
qu'ils n'étaient point étrangers à ces lenteurs dont ils faisaient un
crime aux autres, et retrouvant toute la verve de leur génie straté-
gique, se remettaient à jouer ce jeu de grands directeurs de la
guerre qui avait si bien réussi sur la Loire! Ils ne cessaient d'as-
saillir le général en chef d'objurgations, d'instructions méticuleuses,
d'ordres, de contre-ordres où perçaient la prétention ignorante et
une défiance presque injurieuse. Ils avaient de l'organisation mili-
taire et de la discipline une telle idée qu'ils se faisaient adresser
des rapports directs par des commandans de corps d'armée, no-
tamment par le général Billot, qui rendait compte au ministre de
LA GUERRE DE FRANCE. 779
l'opération Ja plus simple sans passer par l'intermédiaire de son
chef. On semblait laisser une certaine liberté au commandant supé-
rieur, on ne lui en laissait aucune, — ou cette liberté qu'on avait
l'air de lui abandonner en principe, on la lui retirait en détail. On
s'efforçait de le lier de toute façon, et au moment où l'initiative du
chef militaire aurait dû s'exercer dans toute sa plénitude, sans autre
limite et sans autre sanction que sa responsabilité, on lui écrivait
gravement de Bordeaux : « Je désire qu'il soit bien entendu qu'au-
cune décision ne doit être prise avant de m'avoir été soumise... Il
faut, ainsi que je vous l'ai demandé, que vous m'indiquiez chaque
soir, aussitôt que la marche de la journée est terminée, les posi-
tions exactes des différons corps placés sous vos ordres, ainsi que
vos projets pour le lendemain... » Mouvemens, plan d'opérations,
détails, on veut tout savoir, tout conduire. « Il nous faut plus que
jamais coordonner nos mouvemens, avoir de la suite, ne jamais
marcher à l'aventure, mais savoir à toute heure où nous en sommes
et ce que nous voulons... »
Bref, on prodiguait les leçons et on prenait ses précautions. On
avait niieux fait du reste; on avait placé auprès du général en chef
une sorte à'ad hitus ou de « commissaire extraordinaire, » ou de
tribun militaire, je ne sais trop de quel nom le nommer. Quel était le
rôle de M. de Serre à l'asmée de l'est? On ne l'a jamais bien su. En
apparence, il n'avait aucune autorité sérieuse; en réalité, il se mê-
lait de bien des choses, il suivait le général, à qui il servait sou-
vent d'intermédiaire, et une certaine opinion faisait de lui un per-
sonnage. On disait tout bas qu'il arrivait avec de pleins pouvoirs,
qu'il avait dans son portefeuille !a révocation de Bourbaki, que le
commandement supérieur était destiné à Billot. On ne voyait pas
qu'avec ce système on énervait d'avance toute direction, on excitait
toutes ces défiances et ces rivalités qui sont le fléau d'une armée.
Quant au général en chef, qu'on plaçait dans des conditions si
étranges, il sentait indubitablement la position qu'on lui créait. Il
ne se faisait illusion ni sur le degré de confiance qu'on lui témoi-
gnait, ni sur la valeur de ceux qui prétendaient tout conduire, ni
sur les difficultés qui l'entouraient, qu'on semblait se faire un jeu
d'aggra.ver, comme si elles n'étaient pas assez sérieuses. S'il res-
tait à son poste, c'est qu'il croyait que c'était son devoir au mo-
ment de l'acdon et du péril. Il contenait ses susceptibilités, il ac-
cueillait sans amertume le nouveau compagnon qu'on lui donnait,
M. de Serre, et après s'être vu entouré dans le nord d'espionnages
ridicules, il se disait qu'il valait mieux avoir dans son camp, à ses
côtés, un jeune homme qui ne manquait d'ailleurs ni d'intelligence,
ni d'activité, ni de bonne grâce, qui somme toute ne mettait bien-
tôt dans ses relations qu'une attentive et courtoise déférence.
780 REVUE DES DEUX MONDES.
Certainement c'était assez puéril de rappeler à un chef d'armée
qu'il fallait « avoir de la suite » et se hâter. Bourbaki le savait
bien, et s'il ne marchait pas avec plus de rapidité, s'il n'entrait dé-
cidément en action que « quinze jours après le départ de Bourges, »
selon la remarque de M. de Freycinet, c'est qu'on ne lui avait
pas préparé les moyens d'aller plus vite; c'est que dès la première
étape, à Dole, on se trouvait réduit à s'avouer que les vivres man-
quaient, qu'on avait « de l'avoine pour un jour et demi, » qu'on
allait être « arrêté , faute de nourriture, » dans un pays désolé par
l'invasion, qui n'offrait plus les ressources nécessaires. Le plan du
général Bourbaki semblait du reste assez simple et conforme à la
nature de ses troupes, encore peu aguerries, aussi bien qu'à sa si-
tuation, qui l'obligeait à se tenir rapproché du chemin de fer de
Besançon, dont il avait besoin pour vivre. Ce plan consistait à s'avan-
cer par la vallée de l'Ognon, entre la Saône et le Doubs, à manœu-
vrer sur le flanc de l'ennemi de façon à le faire reculer en menaçant
sa retraite et en marchant sur Belfort, où il y aurait sans doute à
livrer une bataille décisive.
C'était le plan qu'on exécutait en se portant d'abord de Chagny
et de Châlon à Auxonne et à Dôle, puis le /i ou le 5 janvier à Pesmes
et à Marnay sur l'Ognon, puis enfin à Yillersexel, position d'une
certaine importance comme point d'intersection des routes de Te-
soul à Montbéliard, de Lure à Besançon. On forçait ainsi l'ennemi
à se retirer successivement de Dijon, de Gray, même de Vesoul. Si
le général Bourbaki marchait sans le savoir à une terrible aven-
ture, ce n'était point à coup sûr parce qu'il n'avait pas calculé ses
mouvemens; il agissait si peu à la légère que le 8 janvier, arrivé
à Montbozon, il pouvait adresser à Chanzy une dépêche où il pré-
cisait avec une parfaite netteté ce qu'il s'était proposé de faire et ce
qui se passerait sans doute le lendemain. « J'ai quitté Bourges, di-
sait-il, pour faire évacuer Dijon, Gray, Vesoul et lever le siège de
Belfort. Les garnisons de ces deux premières villes, menacées de se
voir couper leur retraite, se sont retirées sans combat. Je continue
l'exécution de mon programme... Il peut se faire que notre pre-
mière rencontre sérieuse ait lieu à Villersexel... » C'est là en effet
qu'allait éclater le premier choc. Le général de Werder, qui avait
été obligé de se replier jusqu'à Vesoul, et qui ne laissait pas que de
se sentir en péril, Werder croyait nécessaire de tenter un effort, ne
fût-ce que pour troubler la marche de cette armée qui s'avançait, et
le 9 janvier, avec la division Schmeling et des forces de la division
badoise, il se portait sur Bourbaki, contre lequel il allait se heur-
ter à Villersexel même.
jOccupé par les Allemands, repris par les Français, toujours dis-
puté avec fureur, le malheureux village était, de neuf heures du
LA GUERRE DE FRANCE. 781
matin à sept heures du soir, le théâtre d'une lutte sanglante qui
finissait par se concentrer au château. Un moment dans la jour-
née, nos bataillons avaient semblé faiblir, et il n'avait fallu rien
moins que l'arrivée de Bourbaki lui-même sur le terrain pour
rallier ces jeunes troupes électrisées tout à coup par ce brillant
courage, par l'impétueux capitaine qui se portait au feu en s'é-
criant d'un accent vibrant : « A moi l'infanterie! Est-ce que l'in-
fanterie française ne sait plus charger? » Chefs et soldats, tout
cédait aussitôt à cette inspiration guerrière, à cet éclat de comman-
dement; on revenait au combat, et Villersexel restait définitivement
en notre possession. La lutte avait été meurtrière, plus meurtrière
qu'on ne l'avouait au camp de Werder. C'était évidemment un suc-
cès enlevé avec vigueur par nos soldats, surtout par leur chef;
mais en même temps ce succès entraînait une perte de près de
quarante-huit heures très profitable à Werder, qui, en étant battu,
avait du moins obtenu l'avantage de troubler la marche de l'ar-
mée de l'est et de gagner un peu de temps pour se replier
sur des positions habilement choisies où il allait nous attendre.
Le 13 janvier, on était encore arrêté autour d'Arcey; on se battait
de nouveau assez vivement. Le lu au soir enfin , on allait coucher
sur les hauteurs de la rive droite de la Lisaine, faisant face aux
collines de la rive gauche, qui protègent les approches de Belfort,
et où les Allemands arrivaient de leur côté.
Pourquoi le général Bourbaki, au lieu d'aborder de front avec
toutes ses forces les positions redoutables qui couvrent la Lisaine,
ne s'était-il pas porté, comme il en avait été question, sur Yesoul
et Lure, de façon à tourner Belfort? Il avait peut-être une raison
assez grave : c'est que le chemin de fer de Gray à Vesoul n'était point
encore rétabli, et ne pouvait servir à nourrir une armée entière,
c'est que tous les approvisionnemens étaient accumulés sur le
Doubs, à Clerval, dernière station où l'on pouvait ariiver par le
chemin de fer venant de Besançon. Même en se tenant à proximité
de Clerval, on avait la plus grande peine à vivre, tant les trans-
ports étaient devenus difficiles. Les chevaux s'abattaient sur le ver-
glas qui couvrait les chemins, un accident survenu à un attelage
suspendait la marche de tout un convoi. Si l'on s'était porté un peu
loin de la ligne de ravitaillement, on se trouvait exposé à mourir
de faim; des partis de uhlans lancés à propos pouvaient ajouter au
trouble des communications. Pourquoi du moins le général Bour-
baki ne se pressait-il pas davantage et ne gagnait-il pas les Alle-
mands de vitesse sur la Lisaine? Un peu sans doute pour cette
même raison des approvisionnemens. Sur toute la route, on avait
été arrêté par la difficulté de suffire aux besoins de l'armée. A Vil-
lersexel, on n'avait perdu près de deux jours que pour attendre des
782 REVUE DES DEUX MONDES.
vivres. Les Allemands ne s'y étaient pas trompés, ils s'expliquaient
bien mieux que les Français la lenteur de la marche de Bourbaki,
et ils en profitaient naturellement. « ...Quant à être devancé par
Bourbaki devant Belfort, dit le major Blume, c'était un cas dont il
était à peine nécessaire de se préoccnper. Les nombreux prison-
niers faits dans ces dernières rencontres étaient si mal nourris, si
pauvrement équipés, qu'on n'avait pas à redouter d'un tel adver-
saii'e des mouvemens rapides de masses très concentrées, surtout
dans cette saison, où le froid sévissait avec une grande rigueur... »
Et c'est ainsi que Bourbaki, après avoir été conduit par les circon-
stances à se diriger sur la Lisaine, ne pouvait y arriver que le
14 janvier au soir. On était désormais en présence. Le nœud de la
situation allait être tranché dans un choc décisif. Cette nuit du lA
au 15 janvier, nuit froide, glaciale, — il y eut jusqu'à 15 degrés
Réaumur, — c'était la veillée des armes précédant une bataille de
trois jours, cet ensemble d'engagemens qui a gardé le nom de ba-
taille d'Héricoiirt.
Les deux armées n'étaient séparées que par la vallée assez étroite
où coule le torrent de la Lisaine, descendant des Vosges pour aller
se perdre vers Montbéliard dans l'Allaine, qui à son tour va se jeter
dans le Doubs. Sur la rive gauche, les Allemands occupaient une
série de positions habikmient liées, protégées d'abord par la Lisaine,
échelonnées de Montbéliard à Ghagey, à Chennebier, jusqu'à Fra-
hier sur la route de Lure à Belfort. C'était une ligne de 12 ou 15 ki-
lomètres dont Héricourt représentait à peu près le centre. Le gé-
néral de Werder avait au moins 45,000 hommes pour défendre ces
positions, assez rapprochées de Belfort pour qu'il y eût un échange
permanent de secours entre l'armée d'opérations et le corps d'in-
vestissement, pour qu'on pût même détacher momentanément une
partie de fartillerie de siège, qu'on employait à fortifier les points
principaux de la ligne de défense. Les Allemands n'avaient pas perdu
ces derniers jours. Malgré tout, Werder livré à lui-même, ne pou-
vant compter encore sur les secours qu'on lui promettait, Werder
n'était pas sans inquiétude, si bien que le 14 au soir encore il de-
mandait par le télégraphe à Versailles s'il. devait accepter le com-
bat devant Belfort. On lui répondait aussitôt d'attendre l'attaque,
de tenir ferme dans les fortes positions qu'il occupait, qu'il serait
bientôt secouru. Werder ne reçut cet ordre que lorsqu'il était déjà
engagé. L'eût-il voulu du reste, il ne pouvait guère éviter le choc;
l'armée fiançaise qu'il avait devant lui ne pouvait en effet rester
inactive. Cette armée était sur la rive droite de la Lisaine, occiipant,
elle aussi, de bonnes positions, mais n'ayant pas seulement à s'y
défendre, ayant au contraire à enlever celles de l'ennemi. — Le
24 « corps et la partie du lô*" corps qui arrivait se rai^prochaient de
LA GUERRE DE FRANCE. 783
Montbéliard sur la droite. Bourbaki lui-même était avec le 20" corps
de Clinchant en face d'Héricourt au centre. Sur la gauche, Billot
avec le 18'' corps avait sa direction vers Chagey. Un peu plus loin,
à l'extrême gauche, Cremer, venant directement de Dijon, débou-
chait avec sa division par Lure. Dans la nuit, tous les chefs de corps
avaient reçu leurs ordres de combat.
Dès la matinée du 15, le canon retentissait de toutes parts dans
l'atmosphère glacée et allait réveiller les espérances des assiégés
de Belfort. L'action, engagée sur toute la ligne, se prolongeait jus-
qu'au soir. Sur la droite, une partie du ib^ corps était chargée de
chasser l'ennemi de Montbéliard, de prendre possession de la ville,
et on y parvenait sans un trop violent effort; seulement on était
dans la ville, on n'avait pas la citadelle, où les Allemands avaient
pu s'établir et se retrancher par suite d'une incurie de l'adminis-
tration impériale qu'on n'avait pas eu l'idée ou le temps de répa-
rer (1). Sur le reste de la ligne, de Montbéliard à Iléricourt, des
forces du 20" et du 24" corps engageaient une lutte des plus vives,
cherchant à entamer directement les positions prussiennes; mais on
avait devant soi deux obstacles des plus sérieux qui rendaient le
succès difficile, la Lisaine d'abord, puis le remblai du chemin de
fer, et dans la pensée du général en chef, qui se chargeait avec
Clinchant de soutenir la bataille sur ce point, la véritable attaque
n'était pas là.
L'attaque sérieuse qui pouvait décider du sort de la journée et
jDeut-être de la campagne était sur la gauche; elle avait été con-
fiée à Billot et à Cremer, qui semblaient toujours fort impatiens
de se montrer. A eux seuls, ils avaient /iO,000 hommes sur un
effectif total d'un peu plus de 100,000 hommes, et 98 pièces d'ar-
tillerie sur 2â0 dont disposait l'armée. Ils avaient la mission d'exé-
cuter un mouvement par lequel on espérait déborder la droite de
l'ennemi. Ils devaient partir à sept heures du matin de Beverne,
qui n'est qu'à 7 kilomètres de la Lisaine, et se porter sur les po-
sitions prussiennes de Chenebier, d'Étobon, de Chagey. Malheu-
(1) Rien ne point mieux les procédés do l'administration impériale que ce que dit.
justement au sujet de Montliéliard, le général de Blois, commandant de l'artillerie du
•15'' corps : « Cette petite ville possède un château récemment déclassé et dépendant
de la direction du génie de Besançon. L'opération dn déclassement, simple mesure
financière destinée à leurrer le corps législatif, toujours avide d'économies sur le bud-
get de la guerre, consistait simplement à supprimer la garnison et à retirer le mobi-
lier militaire de la place. On se gardait bien de raser les remparts, mesure indis-
pensable pourtant, mais que l'on omettait pour éviter une dépense. Tout cela était
contraire au bon sens. Il résulta de cette omission que les Prussiens trouvèrent dans
le château de Monbéliard un excellent poste retranché qu'ils occupèrent sans peine et
sans fiais, et d'où ils purent faire du mal à la ville, » [L'Arlillerie du 1'6° corps iien-
dant la campagne de 1870-1811,)
784 REVUE DES DEUX MONDES.
reusement, soit que les chemins fussent peu praticables, et ils
étaient en effet couverts de glace et de neige, — soit qu'il y eût de
la confusion dans la marche des troupes, et la division Gremer fut,
il est vrai, obligée d'attendre trois heures pour laisser passer une
division du 18« corps, — - soit qu'on eût de l'humeur contre un
mouvement qui n'était pas celui qu'on avait imaginé, l'affaire com-
mençait péniblement. On arrivait assez tard l'après-midi devant les
positions qu'on devait enlever, et déjà la nuit tombait sans qu'il y
eût des résultats sérieux. L'issue de la journée restait des plus in-
certaines; on n'avait pas entamé l'ennemi.
Le 16, la lutte se renouvelait plus vive et plus acharnée que la
veille. Les tentatives les plus énergiques pour rompre les lignes
prussiennes entre Héricourt et Montbéliard échouaient encore une
fois. Sur la gauche, on était plus heureux; la division Gremer livrait
un sanglant combat qui la laissait maîtresse de Ghenebier. Ge n'é-
tait pas sans importance, puisque Werder écrivait le soir : « Le gé-
néral Degeufeld, devant des masses supérieures, a dû céder la posi-
tion do Ghenebier; je risquerai tout pour réoccuper Ghenebier. »
C'était donc un succès, mais un succès qui n'avait encore rien de
décisif, qu'il fallait disputer avant d'aller plus loin. Le 17, le com-
bat, à peine interrompu pendant la nuit, recommençait encore. On
se battait, on se maintenait, on ne pouvait avancer. Une chose as-
sez énigmatique et que les Allemands ont même remarquée comme
« un fait extraordinaire, » c'est le rôle de la garnison de Belfort
pendant ces trois jours. Dans la ville assiégée, on suivait avec
anxiété les progrès de la canonnade, les péripéties de ce conflit,
qu'on pouvait presque distinguer du haut de la foi"teresse. Si on
essaya quelques démonstrations contre les lignes d'investissement,
il est clair qu'il n'y eut aucune tentative bien sérieuse pour « ap-
puyer par une sortie l'attaque de Bourbaki, » et le major Blume ex-
plique le fait en supposant qu'à ce moment « l'énergie morale de la
garnison était déjà fortement ébranlée. » Peut-être en effet le colo-
nel Denfert se trouvait-il hors d'état d'engager une action qu'il eût
évidemment tentée, s'il l'avait pu.
Toujours est-il qu'on n'avait pas réussi, qu'on était réduit à res-
ter sur place sans pouvoir avancer, sans pouvoir entamer les lignes
prussiennes, et que cette lutte prolongée, sanglante, à peu près né-
gative, avait eu sur l'armée une influence désastreuse. Ges trois jour-
nées en eflet, et encore plus ces trois nuits qui venaient de passer,
avaient été pleines de souffrances. Le temps était horrible. La nuit
venue, pour ne pas mourir de froid, on n'avait d'autre ressource
que d'allumer quelques feux de bois vert. « Autour de ces feux, dit
un correspondant anglais qui suivait l'armée, se confondaient sans
distinction de rang généraux, officiers, soldats et jusqu'à des che-
LA GUERRE DE FRANGE. 785
vaux. Le thermomètre marquait 18 degrés. Un fort vent aigu souf-
Ilait sur le plateau, chassant devant lui des nuages de neige, nous
aveuglant et formant autour des hommes de petits tas dans les-
quels ils étaient enfoncés jusqu'aux genoux. Assis sur nos havre-sacs,
nous passâm'S la nuit les pieds dans le feu, espérant conserver ainsi
notre chaleiu* vitale... » Joignez à ceci les difficuliés croissantes de
l'approvisionnement, rinsuffisance complète des vivres, les tour-
mens de la faim venant achever l'œuvre de démoralisation com-
mencée par le froid.
Le résultat était fatal. Gomment continuer, avec des soldats
exténués par la misère et par la fatigue, une lutte où l'on s'achar-
nait inutilement depuis trois jours avec une armée moins éprou-
vée? Le général Bourbaki prit son parti le soir du troisième jour;
il vit qu'il ne pouvait plus rien, que l'armée allait fondre sous sa
main, et dans la nuit du 17 au 18 il télégraphiait au gouverne-
ment qu'il était obligé, à son grand regret, d'occuper a des posi-
tions nouvelles à quelques lieues en arrière de celles sur lesquelles
on avait combattu. » Gela signifiait qu'on se mettait en retraite
pour ne s'arrêter qu'à Besançon, et si cette fois encore on n'allait
pas aussi vite qu'on l'aurait voulu, c'est qu'il fallait rester en me-
sure de faire face à l'ennemi, qui commençait à sortir de ses lignes
de défense pour se mettre à notre poursuite; c'est qu'en outre, si
l'on voulait se retirer aussi régulièrement que possible, il fallait
laisser à l'aile gawche de l'armée, qui était la plus éloignée, qui
avait le plus long chemin à faire, le temps de se replier en décri-
vant un arc as^^pz étendu. Après avoir quitté la Lisaine le 18 janvier,
on arrivait le 22 autour de Besançon, où l'on comptait être à l'abri
des surprises et pouvoir se réorganiser. Bourbaki le croyait du
moins ainsi; il pouvait se faire encore cette illusion parce qu'il
ignorait ou ne savait que confusément ce qui se passait autour de
lui et déjà non loin de lui.
IV.
Ge n'était là en effet qu'une partie, le commencement du terrible
drame militaire dont la France orientale devait être le théâtre. Une
des premières conditions de sécurité pour l'armée de t'est, même si
elle avait réussi siu- la Lisaine, et à plus forte raison lorsqu'elle se
trouvait sous le coup d'un si cruel mécompte, c'était de rester tou-
jours garantie dans sa marche et dans ses mouvemens contre les
diversions que l'ennemi pouvait diriger de l'ouest sur son flanc et
sur ses derrières. G'est de là justement que venait le plus redou-
table orage, qui se rapprochait et grandissait d'heure en heure,
TOME eu. -- 1872, 9i
786 REVUE DES DEUX MONDES.
Bourbaki était allé tenter la fortune des armes devant Belfort, il
avait échoué. Qu'avait-on fait pour le protéger, pour arrêter au pas-
sage les secours allemands qui pouvaient être envoyés dans l'est?
Garibaldi était arrivé le 7 janvier à Dijon avec son armée, qu'on
ava.it un peu augmentée, et qui s'élevait à près de 25,000 hommes.
Là il était rejoint par une force de 15,000 à 18,000 mobilisés, sous
les ordres du général Pélissier. C'étaient quelque /i0,000 hommes,
avec les(|uels on pouvait tout au moins observer, battre le pays,
faire en quelque sorte la police de ces régions montagneuses de la
Côte-d'Or (jue tout ennemi venant de l'ouest devait nécessairement
traverser. Je ne sais quelle opinion se faisait Garibaldi ou quelle
idée on lui dormait du rôle qu'il avait à jouer dans des circonstances
si critiques et si décisives; mais ce qui se passait devant lui pendant
quelques jours, entre Dijon et Langres, le voici.
L'état-ni;ij()r de Versailles, prompt à s'apercevoir de ce qui se
préparait dans l'est, s'était hâté, dès les premiers jours de janvier,
de réunir les élémens d'une armée nouvelle d'opérations destinée à
secourir Werder. Cette armée, elle se composait de forces un peu
disséminées jusque-là, du ii* corps de Fransecki, qu'on avait en-
voyé de Palis à iMontargis, oii il n'avait maintenant plus rien à faire,
— du vu" corps de Zastrow, qu'on remettait au complet en lui
rendant une division employée sur la Meuse, — de la brigade d'in-
fanterie Daninnberg, occupée à batailler du côté de Montbard
contre les gjuibaldiens. L'armée nouvelle, qui, dans la pensée de
l'état-major jjrussien, devait comprendre les forces qu'on mettait en
mouvement et le xiv^ corps de Werder, allait être placée sous le
commandtment supérieur du général de Manteulîel et prendre le
nom d'armée du sud. Le point de concentration était Châtillon-sur-
Seine, dont M. de Moltke connaissait bien l'importance stratégique,
surtout depuis la « catastrophe » infligée au mois de novembre à un
posteprussicii [)ar Ricciotti Garibaldi. Chàlillon avait en effet le double
avantage de se relier par des voies ferrées à Chanmont, à Troyes, à
Nuits- sous- Ravières, sur la ligne de Paris à Lyon, et d'être comme
une position centrale en avant des défilés de la Côte-d'Or. C'est là que
les forces de l'armée du sud se réunissaient, à l'entrée des vallées
profondes de l'Âujon, de l'Aube, de l'Ource et de la Seine, dans les,
sinuosités desquelles s'enfoncent, à des intervalles de 10 à 15 kilo-
mètres, quatre routes montueuses qui par des rampes escarpées
conduisent aux hauts plateaux entre Langres et Dijon. Manteuffel
arrivait à Châiillon le 12. On hésitait encore, à ce qu'il paraît, entre
une marche sur Dijon, où l'on trouverait des chemins assez faciles,
et la marche plus hardie, plus décisive, mais aussi plus périlleuse,
par les montogucs. Ce fut, assure-t-on, le général de Zastrow qui
fit adopter le i)lan le plus audacieux en disant que « rien n'était à
LA GUERRE DE FRANCE. 787
craindre ni de Langres ni de Dijon,» et c'était malheureusement vraî.
Le 13, de fortes avant- gardes allaient occuper, à 6 lieues de Châ-
tillon, les gorges où l'on devait s'engager, et à minuit l'aimée en-
tière s'tbranlait en quatre colonnes. C'est alors que de Versailles
on écrivait à Werder de tenir ferme dans ses positions, que la pré-
sence de ManteulTel allait bientôt se faire sentir.
Manteuffel marchait avec une de ses colonnes, laissant ses chefe
de corps libres de se débrouiller pendant ces quelques jours, ayaat
simplement recommandé à celui qui arriverait le premier au débou-
ché des montagnes de se porter immédiatement sur les débouchés
des autres colonnes pour les protéger. Le ih janvier, il couchait à
Voulaines, à 5 lieues de Châtillon ; le 15, il était à Gern aines, ha-
meau perdu au milieu des bois près d'Auberive; il passait le J6 entre
Langres et Dijon, et descendait vers la Saône à la tête de plus de
€0,C00 hommes! Il avait suivi pendant 80 kilomètres quatje routes
étroites, montueuses, couvertes de neige glacée, éloignées les unes
des autres, à travers les forêts sans fin qui couvrent cette région.
A sa suite cheminaient, sans être incj;uiétés, ses équipages de ponts,
ses convois de vivres et de munitions, escortés de quelques cen-
taines de soldats. Le 17 et le ^8, il avait franchi les défilés, il était
en sûreté. Le 19, ses têtes de colonnes paraissaient sur la Saône, à
■Gray. Dès ce moment, il était en mesure de se relier à Werder et de
prendre la direction de l'ensemble des opérations. Jusque-là, avant
d'être fixé sur les événemens qui se passaient devant Bel fort, Man-
teuffel s'était proposé de marcher sur Vesoul pour prendre Bourbakî
entre deux feux, ou pour se mettre à sa poursuite, s'il était victo-
rieux. En apprenant Tissue de la bataille d'Héricourt et la retraite de
l'armée française sur Besançon, il modifiait son plan, il prenait dé-
sormais son point de direction sur le Doubs, pressentant bien que
Bourbaki ne s'arrêterait pas à Besançon, et dans la nuit du 20 au 21
il écrivait de Gray à Werder : « Votre excellence a pu voir que^
projetais de m'opposer, avec la partie de l'armée qui se trouve ici,
à la retraite présumée de l'ennemi de Besançon sur Lyon, pendant
que l'offensive prise par votre excellence retiendrait les arrière-
gardes françaises et retarderait peut-être le mouvement du gros de
l'armée ennemie... »
Yoilà le nœud de la campagne. M. de Moltke, suivant de Versailles
toutes ces péripéties, disait à cette époque au roi ou à l'eiupereur
Guillaume : « L'opération du général de Manteuffel est excessive-
ment audacieuse et hasardée, mais elle peut amener les plus grands
résultats. Au cas où il éprouverait un échec, il ne faudrait pas It
blâmer; on n'obtient pas d'effets importans sans se risquer un peu.»
Assurément le général de Manteuffel se risquait beaucoup; il fallait
tout l'orgueil de la victoire pour tenter de telles aventures. Mao-
788 REVUE DES DEUX MONDES.
teuffel s'était tout d'abord étrangement engag»^ dans cette marche
audacieuse qui l'avait porté sur la Saône. Il aurait suffi de quelques
milliers d'hommes résolus, occupant quelciues positions bien choi-
sies dans les montagnes, aux principaux délilés, pour lui barrer le
chemin, pour le ralentir tout au moins, pour in luiéter ses convois.
La vérité est qu'il n'avait rencontré aucune résistance !
Pendant ce temps, au moment même où Bourhaki se battait trois
jours durant devant Belfort, et où Matiteuffel cheminait tranquille-
ment à travers les montagnes de la Côte-d'Or pour aller écraser
l'armée de l'est, que faisait Garibaldi à Dijon? Il ^e plaignait tou-
jours, ou l'ou se plaignait pour lui. On se querellait avec le général
Pélissier, comme on était disposé à se quen'ller av<'c tous les géné-
raux français, pour des rivalités de commandemefit. On vivait à Dijon,
faisant quelques reconnaissances qui ne servaient à i ien. Ce n'était
pas qu'on ne fût averti. Les avis arrivaient de tous côtés, des maires,
des employés du télégraphe, des fugitifs qui se sauvaient, des ha-
bitans notables du pays, qui voyaient passer l'armée allemande.
L'auteur des Volonlaires du génie dtins Vesl, M. .Iules Garnier, qui
s'était avancé de son propre mouvement jusqu'à Messjgny, au nord
de Dijon, avait été stupéfait de tomber, à 10 kilomètres de la ville,
sur des éclaireurs prussiens avec lesquels on échangeait des coups
de fusil, et il s'était hâté de prévenir l'état-major de Garibaldi. Le
lendemain, une partie de l'armée des Vosges allait sur deux colonnes
faire une promenade militaire dans ces pai-ages; mais on ne pous-
sait pas la marche bien loin, on ne cherchaii |)as sf^rieusement l'en-
nemi, et avant le soir on reprenait triomph dément le chemin de
Dijon au bruit des nmsiques jouant la Marseillaisp^ tandis que des
hauteurs de Savigny-le-Sec les éclaireurs allemands regardaient en
riant cette brillanle opération. Bref, on ne faisat rien en se donnant
toujours l'sir de faire beaucoup, et il fallait bien que ce fût cho-
quant pour que de Bordeaux on écrivît assez vertement au chef
d'état-major de Garibaldi : « Je ne comprenils pas les incessantes
questions que vous me posez pour savoir qui commande, non plus
que les dillicultés qui surgissent toujours au ninment où, dites-
vous, vous allez entreprendre quelque chose... Vous êtes le seul
qui invoquez sans cesse des difficrdtés et des coullits pour justifier
sans doute votre inaction. Je ne vous cache pas que le gouverne-
ment est fort peu satisfait de ce qui vient de se passer. Vous n'avez
donné à l'armée de Bourbaki aucun appui, et votni présence à Dijon
a été absolument sans résultat pour la marche de l'ennemi de l'ouest
à l'est. En résumé, moins d'explications et plus d'actes, voilà ce
qu'on vous demande. »
Tout était malheureusement illusion et contre-temps dans l'ac-
tion de cette singulière armée, tout, jusqu'aux combats fort sérieux
LA GUERRE DE FRANCE. 789
en apparence et en réalité inutiles qu'elle était appelée à soutenir.
Le chef de l'airnée allemande en eiïet, sans craindre beaucoup Ga-
ribaldi, mais ne vou!;int pas non plus être gêné par lui, avait pris
ses précautions pour l'occuper ou pour « l'amuser, » comme il le
disait, et dans tous les cas pour l'immobiliser. Cette mission avait
été confiée h une brigade du ii* corps qu'on avait laissée un peu en
arrière, et qui re-^lait chargée de se présenter devant Dijon, pour y
entrer, si elle le pouvait, ou pour tenir en respect les forces qui s'y
trouvaient réunies, en couvrant les mouvemens du gros de l'armée
du sud. Cette brigade joua certes parfaitement son rôle. Elle arri-
vait aupiès de Dijon le 20 janvier. Cette fois on crut au camp de
Garibaldi avoir sur les bras l'armée prussienne tout entière. Aux
yeux de rétat-niajor, l'ennemi se multipliait; il y avait au moins
50,000 hommes! La réalité, c'était la brigade Kettler, comptant
2 régimens d'infanterie, 1 régiment de dragons et 2 batteries d'ar-
tillerie, à peu près 7,000 hommes en tout. Le général Kettler s'é-
tait peut-être flatté d'enlever aisément Dijon avec cette force; il se
trompait, il avait été abusé lui-même sur le chiffre de l'armée qu'il
avait devant lui. Trois jours de suite, le 21, le 22 et le 23 janvier,
il tournait autour des positions françaises devant la ville, renouve-
lant les assauts de tous côtés, se battant avec acharnement, et trois
jours de suite il échouait. Ne pouvant avoir raison de l'armée fran-
çaise, il allait se placer au-dessus de Dijon, dans la direction de
Messigny, pour surveiller et contenir les forces qu'il n'avait pu
dompter. Je ne veux nullement diminuer le mérite de Garibaldi. Il
gardait l'avantage, il avait infligé à Kettler les pertes les plus
graves, et il lestait n)aître de Dijon. Au fond, c'était à coup sûr le
plus médiocre triom{)he, et il n'y avait pas de quoi dire à ces jeunes
soldats des Vosges qu'ils avaient « revu les talons des terribles
soldats de Guillaume, » que tous les « opprimés de la famille
humaine » saluaient en eux leurs champions. Après tout, avec
â0,000 hommes on avait fermé les portes d'une ville à 7,000 hommes,
et ces combats, honorables pour ceux qui les livraient, ne servaient
à rien dans l'ensemble de la campagne. L'armée de Manteuffel n'a-
vait pas moins passé tranquillement, elle [était déjà sur le Doubs.
On n'osait pas uième se mettre à la poursuite de cette brigade quj
dans sa d-^faite remplissait encore sa mission en couvrant la ligne
des opérations allemandes. On s'était laissé « amuser » à ce jeu san-
glant, voilà la vérité. Toutefois ce n'était pas seulement la faute
de Garibaldi; c'était surtout la faute de ce gouvernement qui pré-
tendait diriger des opérations, « coordonner les mouvemens des
armées, » et qui ne coordonnait rien, qui laissait l'armée de l'est
sans la proieciion qui lui avait été promise, et qui, après avoir
quelques jours auparavant tancé Garibaldi pour son inaction, l'exal-
791 REVUE DES DEUX MONDES.
tait maintenant pour un succès cruellement dérisoire dont le prix
©u la rançon était le désastre de Bourbaki.
Au moment où se livraient ces combats de Dijon, les événe-
mens se pressaient en effet avec une étrange ra;)idité, et ici toutes
les dates prennent une saisissante importance. Le 20 janvier, Man-
teuffel est sur la Saône, à Gray; le 21, il pousse son année vers le
Doubs , le II*" corps dans la direction de Dôle, le vu® corps vers
Dampierre dans la direction de Besançon; le 22, on tient les deux
rives du Doubs; le 23, on arrive à Quingey, on se jette sur les
routes d'Arbois, de Poligny. Déjà la ligne directe de Besançon à
Lyon est coupée. En même temps Werder, redescendu des hau-
teurs de la Lisaine à Villersexel, se rapproche du haut Doub's, me-
nace Baume-les-Dames, Glerval, et conmience à fouiller au-delà
de Montbéliard les défilés du Lomont, de sorte que Bourbaki , en
arrivant sous Besançon le 22, se trouvait dès cette heure même
dans la condition la plus critique. Que pouvait-il faire? Sa première
pensée avait été naturellement de se mettre en défense, de disposer
son armée de manière à m.aintenii- la sûreté de ses positions. Le
24* corps restait vers Pont-de-Roide pour défendre les défilés du
Lomont. C'était un point essentiel k garder : si ou le perdait, on
était débordé et tourné par les plateaux supérieurs du Jura. Le 18%
le 20* corps, la division Cremer, se njaintenaieut d'abord en avant
du Doubs, sur la rive droite, pour repasser bientôt sur la rive
gauche. Le 15* corps, placé au premier moment à Baume-les-
Dames, ne tardait point à être ramené au sud de Besançon, sur la
route de Pontarlier; mais cette année qui arrivait démoralisée,
épuisée de souffrances et de combats malheureux, il fallait la re-
mettre un peu en ordre, la réorganiser à demi , avant de pouvoir
lui demander une action sérieuse, et en la réorganisant il fallait la
nourrir. Là éclatait pour le général en chef une déception cruelle.
Il avait demandé qu'on accumulât les approvisionnemens à Besan-
çon, on le lui avait promis, et l'intendant-général Priant venait lui
déclarer qu'il y avait sept jours de vivres en tout! Un convoi qu'on
attendait était en ce moment même surpris par l'ennemi à Dôle.
D'heure en heure se serrait autour de Bourbaki le réseau qui mena-
çait de l'étouffer.
C'était assurément une situation poignante d'où l'on ne pouvait
sortir que par une retraite opportune; mais de quel côté se diriger?
par où pouvait-on se frayer un passage entre Werder, qui descen-
dait du nord, et Manteuffel, qui se hâtait au sud, qui avait déjà
passé le Doubs? Bourbaki ne pouvait plus se méprendre sur l'éten-
due et la gravité du péril qui le pressait, qui à chaque instant se
révélait à lui sous les formes les plus redoutables. Seul il aurait eu
le droit de se plaindre, puisque de tout ce qu'on lui avait prorais.
LA GUERRE DE FRANCE. 701
rien n'avait été fait, puisqu'on avait laissé défiler tranquillement
une armée entière courant sur lui, et qu'on ne lui avait pas même
ménagé les ressources matérielles dont il avait besoin. Il ne se plai-
gnait pourtant ({u'av c une modération attristée, sau*^ amertume
violente. C'était au contraire le gouvernement qui le harcelait de
plaintes, de récriminations, qui lui reprochait durement ce qu'il
appelait ses lenteurs, et pendant ces journées du t>3, du 24, du
25 janvier qu'où passait à se débattre au milieu des difficultés les
plus inextricables, pendant ces quelques jours, le plus singulier, le
plus émouvant des drames se jouait à travers les airs, entre Bor-
deaux et 15esançon. Le gouvernement s'inquiétait, il n'avait certes
pas tout à fait tort, et il faisait tout ce qu'il pouvait pour '-'jouter à
la confusion aussi bien qu'aux perplexités du vaillant homme qui
se trouvait aux piises avec les plus cruelles complications. Tantôt
on demandait sérieusement au général en chef de se porter au se-
cours de Garibaldi. M. de Freycinet était si bien renseigné sur la
situation militaire de l'est, que le 23 janvier encore il écrivait à
Bourbaki : « L'ennemi attaque vraisemblablement Dijon avec de
grandes forces. Ne pouvez-vous faire unjnouvementqui porte appui
à Garibaldi? Il y aurait peut-être là une belle occasion de punir
l'ennemi de sa témérité à opérer entre vous et Garibaldi. » C'était
en vérité le monde renversé. Garibaldi aurait dû couvrir Bourbati
lorsqu'il en était temps; maintenant on demandait à Bourbaki de
secourir Garibaldi lorsque le mal était fait, lorsque lui-même plus
que personne il aurait eu besoin d'être secouru. Tantôt on adressait
au chef de l'armée de l'est des dépêches plus étranges encore, où
on le pressait puérilement de « se d'^gager vainqueur, » de « re-
conquérir les lignes de communications perdues, » de se replier
vers l'ouest en prenant pour point de direction Tonnerre, Auxerre,
Joigny, — et Bouri)aki répondait : « C'est comme si vous disiez à
la 2« armée, — l'armée de Chanzy, — de se diriger sur Chartres !..»
Aux accusations de lenteur dont on ne cessait de l'accabler, il ré-
pliquait le 2/i : (( Quand vous serez mieux informé, vous regretterez
le' reproche de lenteur que vous me faites. Les hommes sont exté-
nués de fatigue, les chevaux aussi. Je n'ai jamais perdu une heure^
ni pour aller, ni pour revenir... Votre dépèche me prouve que
vous croyez avoir une armée bien constituée. Il me s 'mbie v[\\q je
vous ai dit souvent le contraire. Du reste j'avoue que le labeur que
vous m infligez est au-dessus de lîies forces, et que vous feriez bien
de me remplacer... »
Ém.u de sa situation même autant que des obsessions dont il était
l'objet, Bourbaki prenait cependant un parti, le seul qu'il vît pos-
sible; il se décidait à se mettre en retraite sur Pontarlier, pour es-
sayer de regagner par là, en côtoyant la frontière de Suisse, la
792 REVUE DES DEUX MONDES.
direction du sud; mais aussitôt le gouvernement poussait les hauts
cris. Sans donner un ordre formel, sans vouloir engager sa respon-
sabilité, il plaçait Bourbaki sous le coup des eiïrayantes consé-
quences de sa résolution en lui représentant qu'il s'exposait à être
obligé de capituler ou de se jeter en Suisse, et en insistant plus que
jamais pour qu'on essaycât une trouée par l'ouest. On tint un con-
seil de guerre : seul le général Billot semblait croire au succès du
plan proposé par le gouvernement, et, comme Bourbaki lui offrait
de prendre la direction de l'armée en ne se réservant pour lui-
môiue que le commandement d'une division, Billot s'excusa en di-
sant que, pour tenter un tel mouvement, il fallait un homme ayant
le prestige militaire du général en chef. Tous les autres comman-
dans de corps se prononçaient pour la retraite sur Pontarlier, et la
retraite sur Pontarlier était maintenue. Aussi bien c'était la seule
voie encore ouverte, et il n'y avait même pas de temps à perdre, si
on voulait trouver ce passage libre. « Je tiendrai le plus longtemps
possible de Salins à Pontarlier et au mont Lomont, » écrivait le
général en chef au gouvernement. Il le croyait encore le 25, lorsque
tout à coup la situation, déjà si terrible, s'aggi-avait étrangement.
On apprenait que le Lorriont, qui couvrait la droite de l'armée,
venait d'être abandonné presque sans combat par le 24^ corps
de Bressolles, chargé de le défendre. Les légions de mobilisés de ce
coi-ps avaient pris la fuite au premier coup de fusil. Sans perdre un
instant, Eoui'baki donnait à Bressolles l'ordre de reprendre à tout
prix les positions perdues, il faisait aux généraux une obligation
de se mettre de leur personne à la tête des bataillons d'attaque,
et il promettait de conduire lui-même sur le terrain une division
du 18*" corps. Chose triste à dire, les légions de Bressolles, au lieu
-de revenir à la charge, battaient en retraite plus que jamais, sans
que les efforts des généraux pussent k'S arrêter. Le 18" corps, qui
était sur la rive droite du Doubs, perdait un certain temps à passer
sur la rive gauche. D'un autre côté, la division Cremer, envoyée au
sud pour occup r Salins, trouvait ce point au pouvoir de l'ennemi
et s'était vue rejetée à Levier, sur la route de Pontarlier. Enfin de
tous côtés arrivaient au quartier-général les nouvelles les plus at-
tristantes sur l'état moral et physique des troupes.
Tout se réunissait pour accabler un chef d'armée. Bourbaki, dans
son camp de refuge ou de détresse à Besançon, voyait tout à la fois
ses positions les plus utiles tomber, ses forces diminuer, les routes
se fermer devant lui, les vivres s'épuiser et près de manquer faute
d'un approvisionnement suffisant, — et avec cela le gouvernement
de Bordeaux le harcelait à chaque instant de ses dépêches préten-
tieuses, souvent blessantes. Si le général Bourbaki eut à cette heure
ingrate et terrible un accès de ce « désespoir noir » dont parle
LA GUERRE DE FRANCE. 793
M. Gambetta dans sa déposition devant la commission d'enquête
du h septembre, les circonstances y prêtaient assurément. Sa situa-
tion lui apparaissait dans tout ce qu'elle avait de tragique et de
sombre. Faire son devoir de soldat jusqu'au bout, il savait bien
qu'il le ferait, et s'il étiit allé ce jour-là combattre au Lomont,
comme il le voulait, il serait mort sans doute à la tête de ses batail-
lons; mais lui, chef d'armée, il se voyait exposé sinon à capituler, —
il se refusait à cette extrémité, — du moins à se jeter en Suisse. Il
serait peut-être accusé, soupçonné ! A cette seule pensée, le senti-
ment de l'honneur, si puissant en lui, se révoltait. Son âme, dévo-
rée d'émotions, pliait sous cette épreuve. Toute la journée du 26
néanmoins, il avait surv iilé à cheval les mouvemens de l'armée,
suivi de son aide-de-camp, le colonel Leperche, qui était pour lui
un ami, et qui, voyant bien les angoisses de son chef, avait eu la
précaution de lui enlever ses pistolets sans qu'il s'en aperçût; mais
la résolution de Bourhaki était prise. En rentrant le soir, paisible
en apparence, désespéré an fond du cœur, il prenait un prétexte
pour envoyer le colonel Leperche au chef d'état-major de l'armée,
il allait chercher des armes dans la chambre de son aide-de-camp,
il s'enfermait chez lui, et, peu d'instans après, il avait essayé de
mettre fin à sa vie. Heureusement la balle s'était aplatie sur son
crâne meurtri et ensanglanté comme sur une plaque de tir. Il était
assurément atteint de la façon la plus dangereuse, il n'était pas
perdu; il n'était qu'un des blessf^s, le premier des blessés de la
campagne de l'est. Du reste, à l'heure même où le général Bour-
baki, dans une inspiration de désespoir, essayait de se dérober par
la mort aux malheurs qu'il n'avait pas pu éviter et à ceux qu'il
prévoyait encore, le gouvernement de Bordeaux était occupé à lui
donner un successeur; il avait déjà désigné le général Clinchant,
qui se trouvait ainsi recueillir le commandsment des mains du
blessé volontaire, et M. de Freycinet avoue avec une certaine con-
fusion qu'il s'était senti soulagé en songeant que la dépêche qui
annonçait à Bourbaki sa révocation s'était croisée avec la nouvelle
de son suicide, qu'elle avait été conséquemment étrangère à cette
douloureuse tentative.
Maintenant qu'allait faire le général Clinchant? Le commande-
ment qu'il recevait était certes une mission de devoir et d'abnéga-
tion. Il n'avait pas le choix des combinaisons, il ne pouvait que
diriger et presser cette retraite sur Pontarlier qui restait plus que
jamais pour l'armée le seul mouvement possible, qu'on accomplis-
sait sans plus de retard par les chemins les plus durs, dans la neige
et la glace, au milieu de toutes les privations, de toutes les souf-
frances du froid et de la faim. On arrivait le 18 janvier autour de
Pontarlier, et dans cette ville même, qui un instant devenait un
794 REVUE DES DEUX MONDES.
vrai camp de misère, Glinchant n'avait et ne pouvait avoir qu'une
pensée : c'était de garder la seule route demeurée libre pour lui,
celle de Mouthe, par laquelle il pouvait eiicore peut-être, en se
glissant le long de la frontière suisse, regagner les lignes de Lons-
le-Saunier, de Bourg, de Lyon, et il avait même chargé Cremer
d'aller avec ses forces occuper quelques-unes des positions qui
pouvaient lui assurer ce passage; mais l'ennemi, lui aussi, arrivait
de toutes parts, exécutant avec une redoutable sûreté, avec un en-
semble terrible, le plan préconçu de Mantcuffel, qui était de fermer
toutes les issues et de placer l'armée française dans l'alternative
de se rendre ou de se jeter en Suisse. Le 28, de gros détachemens
de ManteufFe'l étaient déjà vers le sud à Nozeroy, à Champagnole,
menaçant justement le passage de Mouthe. D'un autre côté, les sol-
dats de Werder, descendant du nord, suivaient la frontière suisse
par Morteau. Le 29, des troupes du ii^ et du vii'^ corps allemands
serraient de près Pontarlier; elles arrivaient à quelques kilomètres
de la ville, à ChalTois, à Sombacourt, où les divisions de Glinchant
se battaient encore avec une certaine vivacité et tentaient un der-
nier effort de résistance. Évidemment le cercle se resserrait d'heure
en haure, on allait toucher à la crise suprême, lorsque dans ces
montagnes, où les hommes s'entre-tuaient au milieu des frimas,
éclatait une nouvelle qui semblait devoir faire tomber les armes
des mains des combattans. Un armistice général venait d'être si-
gné. Ces infortunés soldats de l'est se sentaient presque délivrés;
les chefs militaires respiraient un peu et se croyaient garantis, au
moins pour le moment. Du côté des Français, on cessait le feu. On
croyait à la paix, ce n'était pas même pour l'armée de l'est une
trêve de quelques heures; ce n'était qu'un grand et désastreux mé-
compte de plus qui allait accélérer la catastrophe.
Que s'élait-il donc passé? Il est vrai, il y avait un armistice né-
gocié, signé le 28 janvier à Versailles et paraissant s'appliquer à la
France entière comme à Paris. Seulement cet armistice contenait
un article d'une élasticité redoutable, d'une ambiguïté probable-
ment calculée, qui disait, au sujet des limites à fixer entre les ar-
mées belligérantes : «... A partir de ce point (les départemens de
l'est), le tracé de la ligne sera réservé à une entente qui aura lieu
aussitôt que les parties'contractantes seront renseignées sur la n-
tuation actuelle des opérations militaires en exécution da?is les dé-
partemens de la Côte-d'Or, du Doubs et du Jura... » Il y avait dans
cet article tout ce qu'on voudrait y mettre, la paix ou la guerre, il
y avait surtout la liberté du vainqueur garantie par le vague de
cette réserve équivoque. M. de Moltke, quant à lui, sachant ce
qu'il voulait, interprétant l'armistice à sa manière, télégraphiait
sur-le-champ le 28 janvier à onze heures du soir au général de
LA. GUERRE DE FRANCE. 795
Manteuffel : a ... Les départemens de la Gôte-d'Or, du Doubset du
Jura ne seront compris dans la trêve que lorsque les opérations
commencées de voire côté auront amené un résullut... » On parle
dans la convention de Versailles de la nécessité de se renseigner
sur la « situation actuelle des opérations » pour fixer un tracé de li-
mite entre les armées; M. de MoUke ajourne la trêve jusqu'au mo-
ment où les opérations lui auront donné ce qu'il désire. C'était la
libre interprétation d'un victorieux, ou plutôt de deux victorieux,
de M. de Bismarck, qui avait préparé le subterfuge diplomatique,
eTde M. de Moltke, qui en tirait les conséquences militaires. De son
côté, M. Jules Favre, qui allait à Versailles avec l'idée fixe d'arracher
Paris à la famine, qui ne connaissait même pas la situation de l'armée
de l'est, M. Jules Favre n'était pas coupable de subir des conditions
qu'il n'était pas maître de discuter; seulement il commettait à coup
sûr le plus prodigieux et le plus dangereux oubli en annonçant à la
délégation de Bordeaux qu'un armistice était signé, sans préciser la
condition exceptionnelle faite à l'armée de l'est. M. Jules Favre s'est
excusé depuis en disant que l'armistice, qui ne devait être exécuté que
trois jours plus tard en province, n'avait pu avoir d'inllaence sur le
dénoûment des aff dres de l'est, qui a eu lieu dans l'intervalle; mais
ce délai même « de trois jours » pour la province, M. Jules Favre
ne le faisait pas connaître, de sorte que le même malentendu au-
rait pu se produira partout. La délégation de Bordeaux, à son tour,
signifiait à tous les chefs militaires et particulièrement au comman-
dant de l'année de l'est ce qu'elle venait de recevoir, dans les
termes où elle le recevait. Il en résultait qu'au moment même où
nos généraux autour de Pontarlier se trouvaient désarmés, le géné-
ral de Manteuffel, mieux renseigné, sachant bien ce qu'on atten-
dait de lui, marchait toujours, hâtait ses opérations, sans vouloir
même accéder à une suspension d'hostilités de trente-six heures
qu'on lui demandait pour en référer à Versailles.
Il faut tout dire. Je ne sais pas si avec celte méprise de moins on
eût pu se sauver. Les Allemands tenaient déjà toutes les issues; le
cercle de fer était complet. Toujours est-il que l'armée française
soulTrait non-seulement de cette confusion, mais encore de cette
détente morale qui se produit parmi des hommes harassés de com-
bats et entrevoyant une lueur de paix. Ceci se passait le 30 et le
31 janvier. Dès que l'armistice ne s'appliquait point à l'est, le dé-
noûment était inévitable et ne pouvait même se faire attendre.
Réduit à cette cruelle extrémité, pressé de toutes parts, le général
Clinchant n'avait plus qu'une préoccupation, celle d'échapper à
l'étreinte de l'ennemi, de lui dérober ses soldats, ses armes, son
matériel, fût-ce en allant chercher un refuge au-delà de la fron-
tière . Le général suisse Herzog arrivait justement aux Verrières
796 REVUE DES DEUX MONDES^
Pendant la nuit du 31 janvier au 1" février, dans une pauvre
chambre enfumée d'une misérable maison de village, on signait
une convention qui réglait le passage de l'armée française en
Suisse. A ce moment encore cependant, cette malheureuse armée
voulait montrer qu'elle était digne d'une meilleure fortune. Le
i" février, serrée de près par les Allemands entre Pontarlier et Les
Verrières, à La Cluse, elle soutenait une lutte sanglante. Le général
Fallu de la Barrière, à la tête de la réserve, et le général Billot, li-
vraient un violent combat, décimaient les Prussitens, et couvraient
d'un dernier lustre cette triste retraite à travers les neiges. Après
cela, cette armée exténuée, brisée par toutes les misères, par le
froid, par la faim, par les maladies, passait la frontière un peu sur
tous les points au nombre de 80,000 hommes. Le général Fallu de
la Barrière, après son combat de La Cluse, s'échappait à travers les
montagnes avec une poignée d'hommes résolus, et parvenait à se
sauver. Cremer, de son côté, s'échappait, lui aussi, avec une partie
de ses troupes, tandis que l'autre partie était coupée par les Prus-
siens et rejetée vers la Suisse. Le dernier mot de la campagne de
l'est était dit. C'était depuis six mois la quatrième armée française
disparaissant d'un seul coup après celles de Sedan et de Metz, qui
étaient encore captives en Allemagne, et celle de Paris, qui restait
prisonnière dans nos murs.
Comment cette expédition de l'est, sur laquelle on avait fondé
tant d'espérances, finissait-elle ainsi? Est-ce la faute des chefs mili-
taires, des soldats? Non, le chef était un courageux capitaine, qui ne
pouvait assurément répondre à toutes les illusions qu'on se faisait,
mais qui remplissait son devoir avec un dévoûment passionné de
tous les instans et un élan de cœur dont on ne doutait pas. Les sol-
dats qu'il conduisait étaient certes mal organisés, peu disciplinés,
mal équipés; ils se battaient cependant avec intrépidité, ils ont sup-
porté bien des souffrances, et ils ont montré plus d'une fois qu'ils
auraient pu vaincre. La cause de tant de malheurs n'est pas là. Sans
doute, ce nouveau désastre aurait pu être épargné à la France; il
aurait pu être évité, si, au lieu d'agir en gouvernement d'ostenta-
tion et de confusion, on avait su ce qu'on voulait et ce qu'on pou-
vait, si on avait su laisser chacun à son rôle et préparer le succès,
comme on doit toujours le préparer, par l'ordre, l'organisation et la
prévoyance. M. Thiers a dit que les premiers revers de la guerre de
1870 ont tenu à ce qu'on n'était pas prêt; les derniers malheurs
ont tenu à ce qu'on n'a pas même su profiter de l'expérience des
premiers revers. C'est à la France d'aujourd'hui de s'éclairer à la
funèbre lumière des uns et des autres pour retrouver le secret d'une
grandeur qui ne peut être voilée que pour un moment.
Charles de Mazade.
L'ILE
DE MADAGASCAR
LES TENTATIVES DR COLONISATION. — LA NATURK DU PAVS.
UN VOYAGE SCIENTIFIQUE
V.
UNE RÉGENTE EXPLORATION DE LA GRANDE-TERRE (1).
I.
Les préoccupations que Madagascar a fait naître depuis plus de
deux siècles se sont modifiées avec les circonstances politiques; elles
ne se sont pas amoindries. Jamais nous ne pourrons oublier que pen-
dant de longues annt''es le drapeau de la Fi ance a flotté sur cette terre,
et nous nous réjouissons encore, grâce à la possession de Sainte-Marie
et de iNossi-Bé, de ne pas perdre de vue les rivngcs où sont morts
nos anciens colons. L'intérêt que la nature spéciale de la grande
île africaine a inspiré à des investigateurs d'rine autre époque s'ac-
croît avec le progrès de la science. Aujourd'hui la configuration
générale du pays est tracée, les richesses du sol sont entrevues, le
caractère de la végétation et de la population animale est constaté
par des observations di^jà nombreuses, les dillérentes races d'hommes
répandues sur le territoire sont distinguées entre elles d'une ma-
nière assez piécise, le changement que des influences étrangères
peuvent produire chez une nation barbare est attesté par le régime
actueL des Ovas; on s'enflamme aisément à l'idée d'en savoir da-
(1) Voyez la Revue du 1" juillet, du 1" aoCit, du l'f et du 15 septembre.
798 REVUE DES DEUX MONDES.
vantage, car on sent que de toute nouvelle étude sérieuse jaillira
une lumière sur une question irûportante. Les explorations de Ma-
dagascar ayant jusqu'ici toujours été restreintes aux parties voi-
sines du littoral et à une région de l'intérieur très circonscrite, il
s'agissait d'acquérir des notions exactes sur l'ensemble de l'île; mais
l'espoir d'atteindre ce but était problématique : les voyageurs comme
les résidens affirmaient qu'il était impossible de franchir certaines
limites. En présence des résultats obtenus par les recherches exé-
cutées près des côtes, d'importantes découvertes semblaient assu-
rées à l'investigateur instruit qui réussirait à pénétrer dans les con-
trées encore fermées aux Européens; — une addition notable à nos
connaissances géographiques n'était pas douteuse. Seulement on
n'espérait guère voir un homme assez épris de la science pour s'at-
tribuer une pareille tâche et pour ne faiblir ni devant les difficultés
ni devant le péril. Ce que personne n'attendait s'est réalisé. Après
plusieurs tentatives infructueuses, M. Alfred Grandidier, seul, sans
assistance étrangère d'aucun genre, est parvenu à se jeter au cœur
du pays, et trois fois, sous différentes latitudes, il a traversé dans
toute sa largeur la grande île africaine.
Estienne de Flacourt a tracé le premier la description d'une partie
considérable du littoral de Madagascar et présenté le tableau fidèle
des ressources naturelles de cette région, des coutumes et de l'état
social des habitans. L'œuvre est restée précieuse parce qu'elle offre
un ensemble d'observations rapportées avec conscience et recueillies
avec sagacité. Des membres de la mission anglaise de Tananarive
ont eu le mérite de faire connaître les Ovas et leur terriioire; un
Français qui a su vaincre des obstacles que nul encore n'avait vain-
cus vient aujouidhui nous rendre le même service à l'égard de
vastes étendues de la Grande-Terre jusqu'à présent inexplorées,
nous fournir des renseignemens qui permettront sans doute de re-
monter à l'origine des principaux peuples de Madagascar, nous
donner par ses découvertes la possibilité d'éclaircir plusieurs ques-
tions d'histoire naturelle et d'entrevoir une époque où la grande île
africaine était haJiitée par des êtres infiniment remarquables dont
les espèces sont maintenant éteintes. C'est assez pour captiver l'in-
térêt, et c'est une satisfaction de tenir d'un compatriote de nou-
velles informations d'un caractère vraiment scientifique sur la terre
lointaine qu'on a regardée si longtemps parmi nous comme une
possessif, n française. Les magnifiques résultats des travaux ac-
complis en Chine, en Mongolie et au Thibet par l'abbé Armand
David (j) nous ont inspiré un peu de fierté pour notre pays' la ré-
cente exploration de Madagascar nous ramène à ce senthnent.
(1) Voyez la Retue du 15 février, 15 mars, 15 mai, 15 juin 1871.
l'île de MADAGASCAR. 799
De nos jours, on a rarement à parler de voyages qui réalisent un
progrès bien notable dans la connaissance du monde. Des condi-
tions fort diverses sont indispensables pour assurer le succès de
pai'eilles entreprises; il faut, sans souci des dangers et des priva-
tions, avoir contracté l'habitude de vivre au milieu de pays sauvages
où souvent on ne trouve d'autre lit que la terre, d'autre couverture
que son manteau, d'autre abri qu'un arbre ou le creux d'un rocher,
il faut surtout être familiarisé avec des notions sciantifiques assez
variées et assez profondes pour saisir l'intérêt de tout ce qui s'offre
à l'attention ; il faut enfin ne jamais reculer devant un travail opi-
niâtre. Les récoltes de l'investigateur deviennent les principales
sources d'information et les témoins irrécusables de l'œuvre exé-
cutée; encore reste- t-il des observations impossibles à vérifier,
des appréciations qui échappent au contrôle direct. A cet égard,
notre confiance sera réglée d'après l'estime que nous, inspirent le
caractère, le talent, la rectitude d'esprit de l'auteur. Il est donc
nécessaire de dire comment l'explorateur de Madagascar s'est pré-
paré pour son voyage, comment il est arrivé au succès; l'exemple
d'ailleurs est bon à citer. Si par hasard il venait à toucher quelques
hommes jeunes, indépendans, capables de préférer à l'oisiveté le
bonheur de se distinguer par d'utiles et nobles travaux, tout le
monde devrait applaudir.
Le voyageur était assez favorisé du sort pour obéir à ses pen-
chans et adopter le genre de vie qui lui plaisait. Bientôt l'emploi
de ses jeunes années fut décidé et un plan fort simple arrêté; il
avait formé le dessein de visiter des terres lointaines, de ne né-
gliger aucune occasion d'acquérir une instruction suffisante pour
se livrer avec fruit à des recherches scientifiques. L'ambition du
jeune homme était d'élucider des points obscurs de l'histoire de
l'humanité, de remplir des lacunes de la géographie, de faire quel-
ques conquêtes profitables à l'histoire naturelle, de contribuer à
l'avancement de la physique du globe. Assez souvent un rêve de
ce genre agite l'esprit de ceux qui aiment les aventures, et d'ordi-
naire le rêve s'évanouit ou l'entreprise demeure stérile : l'igno-
rance a paralysé l'effort, le courage a cédé devant la peine ou le
péril, la résolution a manqué en présence des obstacles. Cette fois
rien n'a fait défaut.
En compagnie d'un frère aîné et d'un savant alors ignoré, au-
jourd'hui célèbre (1), M. Alfred Grandidicr partait pour l'Amérique
du Sud vers la fin de l'année 1857; il avait vingt ans, assez d'illu-
(1) M. Janssen, dont les travaux sur la constitution physique et chimique du soleil
ont eu un véritable retentissement.
800 REVUE DES DEUX MONDES.
sions pour soutenir sou ardeur, assoz de fermeté pour ne pas
craindre les déceptions. Les deux frères étaient chargés par le mi-
nistre de l'instruction publique d'une mission scientifique, — une
mission qui ne coûtait absolument rien à l'état et n'avait d'autre
avantage que d'assurer aux voyageurs bon accueil près des autori-
tés, considération près des habitans. MM. Graiididier visitèrent les
parties les moins fréquentées du Pérou, de la Bolivie, du Chili, du
Brésil, et cinq fois ils franchirent les Cordillères. Ils s'étaient pré-
parés à descendre le rio Madré de Dios jusqu'à l'Amazone et à tra-
verser ainsi une immense région encore inconnue. Ce beau projet
échoua par suite de la dispersion des gens de l'escorte; plusieurs
avaient succombé à la maladie, les uns ensuite avaient pris peur
et s'étaient sauvés, les autres, épuisés de fatigue, se refusèrent à
marcher. Sans avoir donné tous les résultats qu'il élait permis de
souhaiter, le voyage cependant n'a pas été stérile; des études sur
les mœurs et les usages des populations, des recherches de miné-
ralogie et de botanique ont été très favorablement appréciées (1).
M. Alfred Grandidier estime qu'il n'a fait qu'un premier pas, et,
maintenant seul, il poursuivra longtemps encore la carrière des
voyages. Au retour d'Amérique, il avait pris la résolution de visiter
une autre partie du monde; les contrées méridionales de l'Asie l'at-
tiraient; dès les premiers jours de l'année 1862, il s'embarque pour
l'Inde. En ce pays, dont les richesses de tout genre ont prodigieu-
sement occupé les savans, aucun sujet ne le frappe par le carac-
tère lie la nouveauté; le voyageur, sans doute un peu déçu, ne perd
pas courage, et consacre deux années à l'étude des idiomes et de
l'histoire des Hindous, — excellente préparation à des recherches
qui plus tard seront entreprises sur un terrain moins fouillé que la
patrie des adorateurs de Vishnou. Affaibli par des fièvres contractées
dans les jongles de l'île de Ceyian, M. Grandidier quitte l'Asie, et
s'arrête sur la côte orientale d'Afrique. Un séjour à l'île de Zanzibar
est l'occasion d'observer une faune intéressante, de noter d'utiles
remarques sur la flore, d'examiner des hommes de différentes races,
de recueillir des docum.ens sur le commerce du pays. Le voyageur
avait parcouru de vastes espaces de l'ancien et du nouveau monde,
et, s'apercevant alors qu'il ne suffit pas d'aller loin pour faire de
brillantes découvertes, il songeait à s'aventurer chez les peuples
sauvages. Un moment, le bruit de la reconnaissance des sources
du Nil par le capitaine Speke lui donne le désir de visiter îe fameux
(1) La rf lation du voyage, rédigée par l'alué dfis deux frères, M. Ernest Grandidier,
a paru en 1861; Paris, Michel Lévy. — A la fin de l'ouvrage, on trouve des rapport»
ou dp,3 remarques de divers savans sur les collections minéralogique, zoologique et
botanique formées par les deux yoj ageurs.
l'île de MADAGASCAR. 801
lac Nyanza, mais bientôt c'est Madagascar qui s'empare de son es-
prit. Madagascar! une terre intéressante par les souvenirs, une
terre où la nature a des mngnificences et des étrangetés presque
sans pareilles : seule, la ceinture de l'île a été explorée; en péné-
trant à l'intérieur, il sera donc possible de rassembler les matériaux
tout neufs d'une œuvre considérable. A cette pensée succède une
décision bien arrêtée.
M. Grandidier avait appris à voyager, et s'était instruit sur une
foule de sujets; désormais il saura reconnaître ce qui est digne
d'attention, distinguer ce qui réclame une observation précise, une
recherche approfondie. Au printemps de l'année 1865, plein d'es-
poir dans le succès, il aborde la grande île africaine sur la langue
de terre située en f;ice de notre colonie de Sainte-Marie, la Pointe-
à-Larrée. La préférence donnée à ce point de débarquement avait
été déterminée par de sérieux motifs; il s'agissait d'éviter la route
ordinaire de Tamatave à Tananarive et surtout d'échapper à la sur-
veillance des Ovas, qui n'avaient jamais permis aux Européens de
s'avancer dans l'ititérieur du pays. Par malheur, la vigilance des
chefs était extrême; à cette époque, la défiance contre les Français
se trouvait surexcitée par la réclamation d'une indemnité pour le
retrait de la charte concédée à M. Lambert par le roi Radama II.
Toute alternative consistait à se borner à des promenades sur une
étendue de quelques kilomètres ou à s'en aller. Le voyageur revint
à Sainte-Marie avec l'idée de tenter ailleurs l'exécution de son pro-
jet; la goélette du gouvernement le transporta au village de Ma-
nanhara, un peu au nord du cap Dellone, à l'entrée de la baie d'An-
tongil. Ici, les chefs ovas ne se montrèrent ni plus accommodans,
ni plus faciles à tromper que les autres. Gomme faveur exception-
nelle, on permit k notre compatriote de retourner à la Pointe-à-
Larrée en stiivant la côle, — un trajet d'une vingtaine de lieues.
Après six mois d'eiïorts inutiles, M. Grandidier quitte Madagascar.
Il avait mis à profit cette pauvre campagne en relevant la position
géographique de quelques villages, en se familiarisant avec la
langue et les mœurs des habitans; il s'était préparé pour l'avenir et
pour une meilleuie fortune.
L'insuccès d'une première entreprise n'avait en effet nullement
découragé l'explorateur. De retour à Bourbon, toujours ferme dans
sa résohition, il entrevoit la possibilité de réaliser son dessein en
évitant de paraître dans les lieux occupés par les Ovas. Une circon-
stance favorable se présente : depuis peu, des navires de la co'onie
vont trafiquer sur les côtes du sud et du sud-ouest dd la Grande-
Terre, entre le fort Dauphin et Mouroundava, au voisina^-e du
20^ degré de latitude. Au mois de juin 1866, sir la rade de Saint-
TouE eu. — 1872. 5j
802 REVUE DES DEUX MONDES.
Denis, \m navire se disposait au départ; le capitaine, marin hardi,
d'huineur enjouée, gai compagnon, propose à M, Grandidier d'être
de l'expédition. 11 verra un pays qui ne peut charmer personne,
mais (jui doit piquer la curiosité d'un voyageur en quête de l'in-
oonnn. C'est la région que Flacourt a signalée comme la plus sau-
vage de la grande île africaine, la région que les investigateurs
modernes ont absolument n(''gîigée; — une importante élude de
géographie' reste à faire. La proposition du capitaine avait été bien
vite acceptée; on met à la voile, et le quatrième jour, passant
très près de la terre, la baie de To'aonara s'offre à la vue, les mai-
sons du village apparaissent, et, mieux encore, sur l'emplace-
ment du fort Dauphin, un palais à deux étages entouré de galeries
de bois et surmonté d'une, toiture en pyramide : c'est la rési-
dence du gouverneur ova. Voilà donc le territoire des Antanosses
jadis occupé par les colons français, pays aujourd hui abandonné
des habitans, qui la plupart ont voulu se soustraire à la domination
des Ov.îs. Beaucoup d'entre eux vont se mettre au service des co-
lons d'' l'île Bourbon, et contractent un engngement de dix années.
Ainsi se trouvent sur le navire une cinauantaine d' Antanosses libé-
rés, poi'tant un petit pécule. Les pauvres gens n^viennent au pays
natal, mais ils ne débarqueront ni au fort Dauphin ni à la baie de
Manaliafa : les chefs, les parens, les amis sont partis; ils iront jus-
qu'à la baie de Saint-Augustin pour gagner ensuite, a;)rès plusieui'S
jours de marche, le campement des Antanosses émigrés.
II.
Aux alentours du fort Dauphin, on ne l'a pas oublié, il y a des
mont i^^nes d'un aspect imposant, une végétation belle et puissante;
au sud et à l'ouest, c'est un sol sablonneux, nu, stérile. Devant le
cap Sainte-Marie, la pointe australe de la grande île, des bancs de
rociie sans cesse battus des vagues défendent l'accès du rivage. En
certains endroits, la plage n'a pas plus de quelques mètres : les
dunes s'élèvent tout au bord de la mer comme une seule masse à
deux otages séparés par un large plateau, avec un sommet recti-
ligne: à distance, on croirait voir des fortifications. Des coquilles
rédu tes en poudre impalpable forment les faliins, et sui- les pentes
se montrent dans la poussière, au milieu de débris de co'juilles ter-
restres, des fragmens de ces œufs énormes qu'on a découverts il y
a vingt ans. On n'aperçoit ni un village, ni même une habitation
isolée sur toute la côte, l'eau douce fait absolument défaut. Il est
donc permis de se demander ce que peuvent venir chercher des na-
vires eu de tels parages; on va le savoir. Dans la misérable contrée,
l'île de Madagascar. 803
le pays des Antanciro lï., quo le Mandreré S(,*pare de la province
d'Anossi, il existe, épars, des arbustes rabougfis, et sur les troncs
croît un lichen tinctorial, une espèce d'orseilKi fort estimée, dont on
introduit en Europe des quantités considérables. Les habitans les
plus voisins de c^tie côte semée d'écueils, où la mer est toujours
houleuse, ne se livrent à aucun genre de navigation; une condition
essentielle pour le navire qui doit trafiquer est de porter des pi-
rogues. La chaloupe mouille à la moindre distance possible du ri-
vage, et la communication avec la terre s'établit au moyen des
pirogues »à balancier que les Antandrouïs manœuvrent avec assez
d'adresse poui- passer sans encombre entre les récifs. Avec M. Gran-
didier, on apprendra de quelle façoa pittoresque se |)!aî.ir[ue le com-
merce avec les Antandrouïs; on s'apercevra en mèîue temps que les
peuplades du sud de Madagascar n'ont rien acquis sous le rapport
de la civilisation depuis deux ou trois siècles.
Comme la côte est tout à fait iuhabiiée, le navire s'annonce en
tirant le canon; c'est l'appel entendu au loin et bien compris. Les
Malgaches accourent portant les objets d'échange; un camp s'éta-
blit sur la portion de la plage la plus étendue, adossé aux dunes.
Une voile de chaloupe supportée par quatre pi^ux est la tente où
vont se traiter les affaires, une haie faite de branches d'euphorbe
épineuse compléLura l'édifice; tout auprès s'élève, façonnée avec
des tiges sèches, une hutte juste assez grande pour contenir deux
hommes axroupis, c'est la case royale; enfin deux ou trois parcs
circonscrits par un? bordure de feuillage sont destinés aux indi-
gènes attendant leur tour de vente près des marchandises qu'ils
ont apportées. Au moment où le personnel du navire descend à
terre, la scène est pleine d'animation; hommes et femmes, au
nombre d'une centaine, vêtus d'un lambeau de toile en loques,
crient, s'injurient, se bousculent. Les femme?, fort peu séduisantes,
ne donnent point de graves distractions aux Européens; les opéra-
tions commiMicent; un matelot, tenant la balance, pèse les paquets
d'orseilîe, et le lieutenant du navire, assis à côté de la caisse qui
contient Ijs marchandises, paie la valeur. Une brasse de toile
blanche ou bleue est la rémunération de 15 kilogrammes du fa-
meux lichen tinctorial, 100 grammes de poudre le prix de 10 kilo-
grammes; les verroteries noir s et bleues, les marmites de fonte,
les clous dorés dont les Malgaches se plaisent à orner les crosses de
leurs fusils, sont aussi très demandés. Tout à coup le mouvement
s'arrête : on vient d'apercevoir le chef de la peuplade antandrouï,
le roi T-sifanihi, s' avançant avec une majestueuse lenteur pour sa-
luer les étrangers. C'est un vieillard maigre d'assez belle stature,
ayant le teint clair, les cheveux gris et lisses; il n'est pas de la
804 REVUE DES DEUX MONDES.
race de ses sujets, la physionomie dénonce un mélange de sang eu-
ropéen, ji;if ou arabe. Pour vêtement, il porte un simple morceau
de toile autour des reins, et il se drape fièrement dans un lamba
qu'on juge avoir été blanc; une petite calotte de jonc est posée sur
la tète. Bientôt on fait cercle près de la hutte royale; l'assemblée
ou le kabar, suivant l'appellation malgache, va délibérer. Le capi-
taine de la marine marchande doit débattre les conditions du droit
d'ancrage et de libre commerce que tout navire est oblgé de pay^r
dans les ports du sud et du sud-ouest de Madagascar. Le roi de la
peuplade antandrouï n'était pas grisé par la fortune; il se trouva
traité d'une manière généreuse par le don d'un baril de poudre,
d'un fusil à pierre, d'une marmite, de deux miroirs, de deux cents
clous dorés, d'ur.e pièce de toile bleue et de quatre bouteilles de
rhum abondamment mélangé d'eau, — ceci dans l'intention bien-
veillante, assurent les traitans, d'épargner au prince quelque trouble
d'esprit. Six chefs dépendans du roi, qui se posaient en protecteurs
des étrangers, durent encore être gratifiés de petits présens.
Devenu l'ami des Français, Tsifanihi voulut le lendemain se
rendre, escorté des principaux chefs, à bord du navire; c'était chose
nouvelle pour ces Malgaches, mais ils ne témoignèrent pas la
moindie surprise; en aucun lieu du monde, les barbares ne sont
accessibles à l'étonnement et à l'admiration. Tout en buvant de
petits verres de rhum, le seigneur antandrouï cherchait à persua-
der qu'il était venu à la côte en apprenant l'arrivée du navire par
amitié pour les blancs, afin de les couvrir de sa protection. C'était
une façon d'appeler la reconnaissance à son égard et de dissimuler
sa rapacité; il tenait à se tiouver sur le lieu même du trafic pour
prélever un impôt sur chaque vendeur d'orseille, avoir de celui-ci
un clou, de celui-là une balle ou une pincée de poudre. Le domaine
de ce roi était situé à plusieurs heures de marche dans f intérieur.
Pour M. Grandidier, accompagner le prince serait une excellente
occasion de commencer des études de géographie et des recherches
d'histoire naturelle; la promesse d'un baril de poudre fit agréer la
propositio'.i d'une manière toute gracieuse. Tsifanihi était un souve-
rain légitime jouissant de peu d'autorité, ne devant sa sûreté per-
sonnelle qu'à son mariage avec la fille du chef d'un peuple redouté;
aujourd'hui comme au temps de Flacourt, les Antandrouïs des di-
verses tribus sont en guerre perpétuelle les uns avec les autres, et
les vainqueurs ne sont pas plus généreux.
Aussitôt descendu à terre, notre compatriote parcourt le pays;
seuls, quelques reptiles se chauffant au soleil et des plantes d'un
aspect bizai're attirent son attention. Le jour suivant, on se met en
marche pour la réside;ice royale. Le voyageur français n'emporte
l'île de MADAGASCAR. 805
qu'un petit sac de riz et deux boîtes contenant li3S instrumens né-
cessaires aux observations et aux préparations; le mince bagage est
chargé sur les épaules de deux ou trois hommes qui ont piis de
l'entrain à l'aide de plusieurs rasades de rhum. La troupe gravit pé-
niblement des dunes hautes et abruptes; on se fraie un chemin à
travers les buissons épineux, et les jambes nues sont écorchées.
Au sommet, on ne découvre qu'une plaine stérile : pas un arbre, à
peine des broussailles; c'est désolé, inhabitable, triste comme les
déserts de l'Egypte et de l'Arabie et moins grandiose. Les indolens
Antandrouïs ne sont pas accoutumés à porter des fardeaux; à chaque
instant, ils changeaient d'épaule le bâton auquel étaient suspendus
les paquets; le roi, mû de compassion devant cette fatigue, n'hé-
sita point, sans souci de l'étiquette, à prendre sur son dos le sac
de riz de l'homme blanc. Après une longue marche dans le sable,
on se trouve frappé à l'aspect d'un nouveau paysage; pntout il y
a des nopals, c'est l'indice d'habitations voisines. Les nopals, vé-
gétaux originaires d'Amérique, depuis longtemps naturalisés en
Afrique et dans le midi de l'Europe, ont sans doute été introduits
à Madagascar par les Arabes; dans les malheureuses contrées que
n'arrose aucun cours d'eau, c'est une ressource inappréciable pour
les habitans. Ici, chaque famille possède sa plantation de nopals.
Les Antandrouïs ont une façon toute singulière de cueillir les fruits,
qui sont connus parmi nous sous le nom de figues de Barbarie : avec
la pointe de leur sagaie, ils les détachent fort adroitement, évitant
ainsi l'atteinte d'épines redoutables; ils les roulent dans le sable
afin de détacher les soies épineuses dont la surface est couverte, et
les pèlent avec le fer de la lance. A cette occupation, un homme
doit vraiment avoir l'air d'un guerrier. Les figues de Barbarie apai-
sent la fairn, calment la soif, et permettent de vivre sur un terri-
toire où le pauvre peuple déclare n'avoir pas vu une goutte d'eau
depuis plus d'un mois ; heureusement que la propreté n'est pas de
rigueur dans la société des Antandrouïs.
La caravane est arrivée au village de Tsifanihi; une assez vaste en-
ceinte de nopals annonce la résidence royale. Au milieu, sur un sol
couvert d'herbes desséchées, s'élèvent une dizaine de huttes ayant
environ 2 mètres de côté : elles sont à peu près assez hautes pour
qu'un homme de taille moyenne puisse s'y tenir debout; mais en
voyant la porte extrêmement étroite et toute basse il est p -rmis de
s'inquiéter de la manière d'y pénétrer. Rien de plus simple pour-
tant, on se couche par terre, et l'on entre en rampant. Le roi offrit
à l'étranger la meilleure de ses huttes. La présence d'un homme
blanc dans ce village, où personne n'en avait jamais vu, était un fa-
meux sujet de curiosité; naturellement toute la population accourt.
306 REVUE DES DEUX MONDES.
Les princes et les princesses s'entassent dans la cabane et contem-
plent à l'aise le nouveau- venu : les gens qui restent dehors, un peu
contrari(^s, trouvent vite le moyen de ne pas se priver du même
avantage; en un clin-d'œil, les planches formant les parois de
la hutte, simplement retenues par deux tringles, disparaissent, et
bientôt il ne reste que le toit. Le voyageur dut bien se fâcher pour
faire remettre l'édifice en état; après tout, il importait qu'il s'ha-
bituât proinpteineut à ne point craindre les trilDulations. Assailli
par les parens et par les parentes du roi soll'citant de petits ca-
deaux qui cimentant l'amitié, il donne des colliers de venoterie,
des clous dorés; piend-il, assis au milieu d'une nombreuse assem-
blée, son repas composé d'une vieille poule et d'un plat de riz cuits
à l'eau, des yeux avides lui rappellent que, pour conserver les
bonnes grâces des Antandrouïs, il ne doit pas oublier de faire avaler
de temps à autre une bouchée à chaque prince et à chaque prin-
cesse. Quand vint le soir, la peine fut grande pour se débarrasser
de tout ce monde, qui ne se piquait pas de discn tion.
Très pressé de se livrer à une exploration scientifique du pays,
M. Grandidier n'accordant au sommeil que les heures indispensa-
bles avait pris ses dispositions de bon matin. Le roi Tsifanihi et
son plus jeune fils, suivis de plusieurs esclaves, vont accompagner
l'étranger dans sa chasse. On se met en route eu marchant vers le
Dord. Les plantations de nopals s'étendent jusqu'à une grande dis-
tance; chaque année, les habitans s'attachent à les accroître. Entre
ces végétaux, il pousse un peu d'herbe, ce qui permet d'élever ou
du moins d'engraisser quelques bœufs. L'absence d'eau est un ol>-
stacle à la multiplication du bétail ; sur de vastes espaces de la ré-
gion du sud et du sud-ouest de la Grande- Terre, les indigènes n'ont
pendant plusieurs mois qu'un moyen d'obtenir un peu d'eau bour-
beuse : ils praiiquent dans le sable des trous d'taie certaine profon-
deur; par des suintemens, l'eau s'accumule, et on la puise dans des
calebasses. Souvent cette misérable ressource vieut à manquer; les
trous tarissent, il ne reste 'pour se désaltérer que les figues de Bar-
barie. Dans les localités où le sol n'est pas entièrement sablonneux,
il existait autrefois des arbres; la végétation naturelle a été détruite
par le feu afin de semer du millet, des haricots, des courges, des
citrouilles. A cause de la sécheresse, ces plantes languissent, les
récoltes sont mauvaises; les indigènes, réduits à faire griller le
millet, préfèrent parfois le broyer tout cru entre les dents. Notre
voyageur hii-même se vit obligé de se contenler de ce genre d'ali-
mentation. En été, lorsqu'on est privé du bienfait de la rosée, les
courges forment une réserve précieuse; mûries à l'excès ou pour-
ries, la pulpe liquéfiée sert de breuvage aux malheureux continuel-
l'île de MADAGASCAR. S07
lement exposés aux tortures de la soif. Au milieu des plaines sablon-
neuses croît une plante dont la racine volumineuse fournit encore
une assistance aux gens alfamés et altérés. Il est curieux de voir
quelles maigres ressources peuvent suffire à des hommes qui ne
connaissent pas de meilleure existence. On pourrait se cro're loin
de ce pays « abondamment pourvu de tout ce qui est nécessaire à
la vie, » que vante justement l'ancien historien de Madagascar; entre
la belle et riche province d'Anossi et la triste province d'Andiouï,
le contraste est complet.
La petite caravane a dépassé les terres plus ou moins cuhivôes;
maintenant c'est la nature sauvage, elle est triste, on ne voit que
de chétifs buissons épars. On entre dans une sorte de bois, la végé-
tation est clair-semée; c'est Thiver, il n'y a plus de feuilles, «Iles
ont été desséchées par le soleil bien avant la fin de l'été. Les p'antes
sont peu variées, mais plusieurs d'entre elles sont intéressantes;
elles n'existent pas dans les belles contrées de l'île. Les animaux
sont rares, et quelques espèces n'ont d'autre patrie que les soli-
tudes de la région méridionale de la Grande-Terre. Peu de pa{)il-
lons voltigent dans les clairières : en voici un pourtant qui est tout
à fait joli et jusqu'à présent inconnu; du même genre que Vuurore
commun dans nos bois au printemps, il a les ailes antérieures
teintes de pourpre violet (I). Au bruit des pas, des reptiles se glis-
sent sous les feuilles sèches ou disparaissent dans les buissons; ce
sont en général des animaux qu'on ne rencontre pas dans les ré-
gions fréquentées par les Européens. A peine le cri ou le battement
de l'aile d'un oiseau se fait-il entendre; néanmoins il est bon d'être
attentif : des oiseaux qui se montrent en ces lieux n'ont jamais été
vus ailleurs. C'est une petite fauvette d'un gris verdâtre en des-
sus, blanche en dessous, avec la queue d'un vert-olive (2); elle vole
de buisson en buisson, et parfois un mâle et une femelle semblent
ne pouvoir se quitter. En certains endroits, c'est un oiseau <le la
taille d'une petite tourterelle qui saute de branche en branche,
guettant des insectes et des limaces; on le reconnaît tout de suite
pour être du genre du coucou bleu de Madagascar et d'une espèce
particulière. Il est gris avec les pennes des ailes d'un vert doié, le»
grandes plumes de la queue d'un beau bleu, et il porte une huppe
à reflets métalliques. La caille, le kibou des Malgaches, eiiante
dans l'île entière, visite les déserts du sud, et dans cette régioii où
l'homme manque de nourriture, elle est respectée; jamais les An-
tandrouïs ou les Mahafales ne tuent un kibou. L'oiseau a sa lég uide,
(l) Anthocbaris Zoe, Grandidier.
(•2) L'espèce a été décrite par M. Grandidier sous le nom de Prinia chloropetoïdes.
REVUE DES DEUX MONDES.
simple et poétique. Deux jeunes femmes, disent les Malgaches,
étaient allées puiser de l'eau loin de l'habitation; deux voleurs, ca-
chés près de la source, se jetèrent sur les pauvres créatures sans
défense, dont les cris ne pouvaient êlre entendus du village, et les
emmenèrent captives. Il fallut traverser un bois; plusieurs cailles,
venant à s'envoler, firent un grand bruit; croyant à une surprise,
les voleurs se sauvèrent au plus vite et abandonnèrent leur proie.
A cette nouvelle, le chef de famille, rendant grâces à Dieu, à la pa-
trie et aux ancêtres, jura solennellement que lui et les siens ne fe-
raient jamais de mal au kibou. Aux yeux des habitans de Madagas-
car, rien n'est plus respectable que les vœux et les croyances des
ancêtres.
Le jeune explorateur tenait à savoir s'il existait des mammifères
dans ce triste pays, où les animaux sont encore moins nombreux
que les hommes ; les guides avaient répondu qu'on rencontrait
beaucoup de sifaks dans les environs. Le nom était connu, l'ani-
mal ne l'était pas; simplement qualifié par Flacourt de « guenuche
blanche à chaperon tanné, » personne n'en avait appris davantage
sur ce sujet. La chasse se poursuivait depuis le malin, deux ou
trois oiseaux seulement avaient été remarqués; tout à coup les Mal-
gaches s'arrêtent en poussant cette exclamation : sifak, sifak, et de
la main ils désignent entre des branches d'arbre une forme toute
blanche. Le voyageur tire un coup de feu, l'animal tombe, — un maki
ou plutôt un indri à longue queue, au pelage blanc, avec le sommet
de la tête d'un brun marron et la face nue d'un beau noir (1). Pour
des motifs qu'on nous laisse ignorer, l'indri blanc ou le sifak est
pour les Antandrouïs un animal sacré; aussi, quand, de retour au
village, M. Grandidier se mit à dépouiller l'individu qui venait d'être
tué, une cinquantaine de Malgaches de physionomie repoussante,
armés de la sagaie et de l'escopette, manifestèrent des dispositions
hostiles. Une députatiofa vint de la part du roi avertir létranger qu'il
pouvait garder la peau, mais que le corps devait être enveloppé de
feuilles et convenablement inhumé. Pour apaiser les colères, il fal-
lut enterrer en grande pompe les restes du sifak, mettre des pierres
sur la place et planter quelques raquettes de nopals. Le joli mam-
mifère vêtu de blanc habite la plupart des bois voisins des côtes du
sud et du sud-ouest; dans la suite de son voyage, M. Grandidier
s'est procuré des individus vivans qu'on prenait dans des filets.
Animaux doux et craintifs, les sifaks vont par petites troupes et se
livrent à toutes les gambades imaginables aux heures du matin et
(1) L'espèce a été décrite par M. Grandidier {Album de l',le de la Réunion) sous le
nom de Propitliecus Verreauxii.
• l'île Dl- MADAGASCAR. 809
de la soirée. Ils ne mangent que les jeunes pousses des arbres, des
fleurs et des baies; destinés à vivre dans des lieux où la sécheresse
est extrême, ils boivent à peine, un peu de la rosée de la nuit dé-
posée sur les feuilles leur suffit. En captivité, lorsqu'on leur présente
à boire, ils se contentent de passer la langue sur les parois du vase,
et, si leur nez vient à toucher l'eau, ils se retirent avec des marques
d'elTroi. Les sifaks, ayant comme toutes les espèces du même genre
les membres antérieurs très courts, sont incapables de marcher à
quatre pattes; à terre, dressés sur les pattes de derrière, ils avan-
cent par bouds, les bras en l'air, à la façon des enfans qui sautent à
pieds joints. Ils ne sont en possession de tous leurs avantages phy-
siques qu'au milieu des bois, sur les branches des arbres. On voit
des femelles, portant leur petit sur le dos, s'élancer à plus de
dix mètres sans effort apparent.
Après cinq jours d'excursions jusqu'à une dizaine de lieues au
nord du cap Sainte-Marie, n'ayant vu partout qu'un pays plat,
aride et sablonneux, notre compatriote dut retourner au rivage; un
avis l'informait que le navire s'était éloigné. En effet, arrivé au
sommet des dunes, il n'aperçoit aucun bâtiment sur la rade. Quel-
ques Antandrouïs venus à la côte pour vendre leur récolte d'orseille
disent que des étrangers ont été abandonnés sur le rivage; c'était
vrai, — des hommes mis à terre n'avaient pas eu le temps de re-
monter à bord, le navire ayant été forcé de gagner au plus vite la
haute mer pour se soustraire au péril dont le menaçait un raz de
marée. Pendant six jours, les malheureux Français, le cœur serré
devant la perspective de rester indéfiniment chez les Antandrouïs,
montent cent fois sur les dunes sans découvrir une voile; pour
comble de misère, les provisions manquent. Enfin la joie renaît; le
navire est en vue, il avance rapidement, il mouille à une assez
grande distance des rochers; malgré l'état de la mer, fort peu ras-
surant, deux Malgaches se jettent dans une pirogue pour aller de-
mander des vivres. Au retour, le frêle esquif chavire, les hommes
se sauvent à la nage ; mais les vivres attendus avec une fiévreuse
impatience sont engloutis : c'est encore un jour de souffrance. Un
peu de calme survient, on en profite, tout le monde s'embarque;
presque aussitôt le navire partait pour Masikoura.
Du cap de Sainte-Marie à la limite du pays des Antandrouïs, la
pointe Barlovv, indiquée sur toutes les cartes, la côte est absolument
déserte. Ici commence le territoire des Mahafales; on ne trouve en-
core qu'un seul petit village avant d'atteindre l'embouchure de la
rivière Masikoura, qui, aux époques de sécheresse, se perd dans les
sables. Sur ce point, il existe un centre de population, centre d'un
commerce analogue à celui dont les Antandrouïs ont offert un
810 REVUE DES DEUX MONDES.
exemple; notre voyageur se hâte de faire quelques études dans les
environs. En s'acheminant vers la baie de Saint-Augustin, le village
d'Itampoul se fait remarquer à quelques milles au nord de la Masi-
koura, mais plus loin, le littoral est inhabité; sur une étendue de
ZiO kilomètres, une ligne de roches dressées comme une muraille
haute de 2 cà 3 mètres, sans cesse b:ittue des vagues, rend fort dif-
ficiles les communications avec la mer. On revoit les grèves de
sable, les villages se succèdent. Maintenant c'est le pays des Saka-
laves; voici la baie de Saint-Âugnstin, où se jette l'Anoulahine, la
belle rivière que notre vieil historien de Madagascar comparait à
la Loire. Trois bourgades, Salar, Saint- Augustin, Tulléar, à l'em-
bouchure de la rivière de Fihérenane, sont voisines. Fréquentée de-
puis pkisieurs siècles par des navires étrangers, la baie de Saint-
Augustin attire aujourd'hui le commerce de Bourbon et de Maurice.
Avec un soin extrême, M. Grandidier visite la contrée; peut-être
sera-t-elle le point de départ de la vaste opération qu'il a projetée.
II remonte le cours de l'Anoulahine pendant une cinquantaine de
lieues ponr atteindre le pays des Antanosses émigrés; ce n'est en-
core qu'une simple reconnaissance. Près de Tuliéar, il se rend au
village du chef de la trilm des Antifihérénanes et se lie d'amitié avec
le roi Lahimerisa; c'est une relation dont plus tard il saura tirer
parti. 11 faut continuer à suivre la côte; de Tuliéar à Manoumbé,
une distance d'une qtiinzaine de lieues, il n'y a point d'habitations,
tandis que de Manoumbé à Mouroundava, entre le 2^^ et le 20'^ de-
gré de latitude, les villages sont nombreux; quelques-uns ont de 300
à 400 habitans, la plupart seulem.ent 50 ou 60. Un peu plus arrosé,
le pays s'embellit ; on remarque une certaine fertilité, on voit des
forêts.
La région du sud-ouest de la grande île africaine présente un
contraste bien frappant avec la bande orientale. Sur une étendue
de côtes d'environ 200 lieues, l'explorateur a observé partout un
terrain plat simplement accidenté par des monticules de sable que
les vents ont amassé; il n'a vu des montagnes que près de l'embou-
chure de l'Anoulahine. Du cap de Sainte-Marie à Mouroundava, on
ne compte pas plus d'une dizaine de rivières; au nord de la baie de
Saint-Augustin, la plus belle et la plus large est le Mangouka, qui
peut fournir des avantages considérables à l'agriculture. M. Gran-
didier a déterminé la position de l'embouchure de cette rivière,
jusqu'ici donnée d'une manière tout à fait inexacte, et il s'est as-
suré que des cours d'eau figurés sur des cartes n'ont jamais existé
que dans l'imagination de géographes mal renseignés. A une mé-
diocre distance des rivages du sud-ouest de Madagascar, il existe
des lacs salés; à 12 lieues environ à l'est de Mouroumbé se trouve le
l'île de MADAGASCAR. 811
lac Héoutri, et l'on assure que les Sakalaves y pèchent les mêmes
poissons que dans la nier. Presque partout le littoral est salubre;
l'exception se manifesie seulement près des côtes où croissent en
abondance des palétuviers, comme par exemple au voisinage de la
ville de Saint- Augustin. Sur toute cette bande occidentale de la
grande île africaine, la flore et la faune, vraiment pauvres, ont un
caraclèrd propre; c'est ainsi que dans ces régions déshéritées le
voyageur a pu faire de très intéressantes découvertes pour l'histoire
naturelle. Dans les bols des environs de Mouroundava, il a rencon-
tré le fameux chat 'aux pattes d'ours do-nt nous avons parlé, un
étrangesanglier d'espèce jusqu'alors inconnue, appartenant au type
du sanglier à masque du Gap de Bonne-Espérance, mais de taille
plus petite (i), et d'autres mammifères, diflerens oiseaux, des rep-
tiles que jamais on n'a vus soit dans les belles forêts de la cète
orientale, soit au fond des baies magnifiques du nord de la Grande-
Terre.
De nos jours, on a beaucoup parlé des Oras et des babitans de
la CG:e orientale, à peine des babitans du sud et du sud-ouest;
M. Grandidier n'a point parcouru une énorme é'endue de pays sans
observer les peuplades curieuses et peu sympathitTues qui l'oc-
cupent : ai)rès les Aiitandrouïs, les Mahafales, dont le territoire est
compris entre la pointe Barlow et la rivière d'Anoulahine, les Sa-
kalaves, répandus depuis cette rivière jusqu'au cap d'Ambre. Au-
trefois gouvernés par un seul roi, les Mahafales composent mainte-
nant trois groupes. Les Sakalaves se partagent en nombreuses
tribus : celles du sud, encore indépendantes; celles du nord, pour
la plupart aujourd'hui soumises à l'autorité des Ovas. Chez les
peuplades indépendantes, le roi exerce un pouvoir absolu; maître
de la vie et des biens de ses sujets, il agit suivant son humeur ou
son insj)iration; aucune loi n'est en usage, ai;cune coutume tradi-
tionnelle n'est respectée. Souvent les affaires se traitent dans les
assemblées des hommes libres, les kabars : les chefs d^'cident,
mais ils ne sont guère obéis; chacun entend se faire justice lui-
même. Libre ou esclave, le Sakalave ne raarcbe qu'armé de la lance
ou du mousquet chargé; les assassinats sont chose ordinaire, et ils
restent impunis jusqu'au jour où un parent de la victime tire ven-
geance sur le meurtrier ou sur un membre de sa famille. De tout
temps signalés comme des gens cruels, cupides, adonnés aux plus
grossières superstitions, comme d'audacieux voleurs, les Mahafales
et les Sakalaves n'ont pas été améliorés par des relations plus fré-
(1) Potamochœrus Edwanisii, décrit par M. Grandidier. — On peut voir encore eH
ca moment ce curieux mammifère vivant à la ménagerie du Jardin des Plantes.
812 REVUE DES DEUX MONDES.
quentes avec les Européens. Les trafiquans et même les simples
voyageurs doivent à titre de bienvenue donner une certaine quan-
tité d'objets au roi et aux différens chefs; le paiement effectué, de
nouveaux cadeaux sont réclamés les armes à la main. Ceux qui per-
dent patience devant cette insatiable rapacité s'exposent à de graves
dangers; le pillage de navires et le meurtre des équipages se sont
renouvelés dans ces dernières années.
Les contrées pauvres, arides, presque incultes, du sud et du sud-
ouest de la Grande-Terre ont une très faible population; M. Gran-
didier estime que le nombre des Antandrouïs ii'excède pas 20,000,
et qu'il ne faut pas compter plus de 30,000 Mahafales, 50,000 Sa-
kalaves antifihérénanes, 50,000 Sakalaves antimènes. Le commerce
ne saurait prendre une importance considérable avec de tels peu-
ples; cependant des navires de Bourbon en reçoivent, outre de
grandes masses d'orseille, des tortues (ces animaux ne sont pas
rares dans l.is parages de Madagascar), des haricots, des salai-
sons; ils portent en échange des verroteries, des toiles, des mar-
mites de fonte, des fusils à pierre et de la poudre. Les Maha-
fales et les Sakalaves, bien éloignés de l'insouciance habituelle des
sauvages, sont animés d'un esprit mercantile extraordinaire, sans
doute acquis au contact des Arabes, qui de temps immémorial vien-
nent trafiquer sur la côte occidentale de la grande îie africaine. Il
existe un certain nombre de ports et de criques où les. navires peu-
vent mouiller; ces refuges naturels qu'aucu ie carte ne désigne ne
sont connus que des marins des îles Mascareignes.
De MoiHoundava, que cette fois il ne devait pas dépasser dans
son exploration du littoral, M. Grandidier, s'étant porté à 25 lieues
dans l'intérieur des terres, atteignit Maliabou, maintenant occupé
par un poste d'Ovas; il a tâché d'en déterminer la position géogra-
phique, et il a constaté au-delà du village, la présence d'une petite
chaîne de collines courant du nord-nord-est au sud-sud-ouest :
premier indice d'un changement dans la configuration du sol à
quelque distance de la mer. Six mois avaient été employés à l'étude
d'une vaste région délaissée par les investigateurs; de })récieux ren-
seignemens étaient recueillis; le grand voyage projeté dans l'inté-
rieur de l'île restait à exécuter.
IH.
Pendant ce séjour sur le territoire des Antandrouïs, des Maha-
fales et des Sakalaves, M. Grandidier s'était signalé par d'utiles re-
cherches; géographes et naturalistes prennent déjà un vif intérêt à
ses travaux. Si les espérances dès longtemps conçues n'ont pu en-
l'île de MADAGASCAR. 813
core être réalisées, désormais le persévérant voyageur ne doute plus
de la possibilité du succès. Éloigné de son pays, de sa famille, de
ses amis dt puis cinq ans, il revient en France, se procure des in-
strumens, s'assure de tous les sujets qui méritent un examen atten-
tif, et, vers la fui de l'année 1867, il se remet en route. Avec la
connaissance acquise des localités, avec les relations qu'il a nouées,
il pense avoir des facilités particulières pour traverser l'île en re-
montant la rivière d'Anoulnhine; il commencera donc par aller re-
voir le roi Lahinierisa, qui l'a traité en ami. Un autre motif enga-
geait notre compatriote à visiter de nouveau les contrées qu'il avait
parcourues : des notes et des collections provenant des deux precé-
dens voyages avaient été perdues dans un incendie. Arrivé à Bour-
bon, il faut attendre le départ d'un bâtiment pour la côte occiden-
tale de Madagascar; mais, comme dédommagement d'un retard
pénible, l'explorateur aura la bonne fortune de retrouver le navire
qui l'a porté une première fois sur les rivages de la Grande-Terre.
Avant de se rendre à la baie de Saint-Augustin, le navire touche à
Yaviboule, sur la côte orientale, au nord du fort Dauphin; c'est l'oc-
casion de faire une reconnaissance de la partie du littoral la plus
fréquentée par nos anciens colons, et de rectifier à l'aide d'obser-
vations méridiennes des erreurs commises sur les cartes relative-
ment à la place de plusieurs rivières. D'Yaviboule, le navire allait
directement à la baie de Saint-Augustin, et M. Grandidier abordait
à Tulléar le 20 juin 1868. Attachons -nous maintenant aux pas du
voyageur. Ne songeons pas à le plaindre au sujet des ennuis qu'il
a éprouvés, des obstacles qui à certaines heures l'ont désolé sans
le rebuter, des fatigues qu'il a sul les, de la fièvre dont il a souffert,
des périls auxquels il a échappé; il va nous instruire de ce que nous
ignorions tous encore sur cette terre, qu'un jour, par un sentiment
d'orgueil, on voulut appeler la France orientale; c'est beaucoup
d'honneur pour lui, et, quand l'honneur est acquis, on ne compte
plus la peine.
Jeté à l'endroit préféré comme centre de ses premières opéra-
tions, le voyageur s'aperçoit qu'il n'a pas été oublié des Sakalaves :
sa réputation est faite; aux yeux de la plupart des Malgaches, un
homme qui manie des instrumens et regarde les étoiles, qui récolte
des plantes et emporte des peaux d'animaux, ne peut être qu'un
sorcier fort dang.reux, et les sorciers, on les tue. Par bonheur, il y
a des accommodemens possibles; la générosité est toujours uti signe
probable d'innocence. Notre compatriote, déjcà fanjiliarisé avec les
mœurs, le genre de vie, les superstitions du misérable peuple saka-
lave, s'attache tout de suite à gagner la faveur des grands. Sa pre-
mière visite est pour le roi Lahinierisa, qui règne sur le pays de Fihé-
rénane. Il le comble de cadeaux; charmé, le souverain n'hésite plus
Sih REVUE DES OliUX MO^Di•S.
à reconnaître dans l'homme blanc un véritable frère, il se lie avec l'é-
tranger par le serinent da sang. Plusieurs fois pendant son séjour
au voisinage de la baie de Saint-Augastin, le voyageur fut appelé
devant des kab.irs à répondre à des accusations de sorcellerie, mais
la protection royale le couvrait, la bienveillance des principaux
chefs faisait tomber les griefs. Les visites à Lahimerisa devaient
avoir des conséquences heureuses de pins d'un geiue. En revenant
de la résidence royale, silaée sur l.'S bords de la rivière Manournbé,
à Tulléar, l'explorateur aperçoit en un lieu qu'on appelle Ambou-
latsintra un petit marais; il s'empresse de faire remuer la fange,
et à une faible prifondeur on rencontre un amas considérable d'os-
semens fort extraordinaires, quelques-uns de proportions énormes.
Il y avait en quantité presque toutes les pièces du squelette d'un
hippopotame, des membres de l'oiseau colossal qu'on a nommé
Vœpyoniis, des tortues gigantesques, c'est-à-dire des animaux qui
n'existent plus, des espèces absolument éteintes depuis une époque
plus ou moins récente. Kous verrons bientôt le surprenant intérêt
de cette découverte, qui fut annoncée à l'Académie des Sciences
par M. Milne Edwards le 18 décembre 1868.
M. Grandidier se proposait de traverser l'île de Tulléar à Yavi-
boule; il avait reconnu la situation de cette dernière localité en
touchant à la côte orientale, et une fois déjà il avait fait presque la
moitié du chemin en se rendant chez les Antanosses émigrés. Les
Antanosses sont en général d'assez bonnes gens; parmi eux seuls, on
pouvait trouver des guides sûrs et des porteurs pour les bagages.
Il n'y avait pas moyen de songer à prendre des Mahafales ou des
Sakalaves capables de tout emporter, et de se débarrasser promp-
tement du propriétaire, s'il se montrait trop gênant. A cet égard,
notre compatriote était instruit par l'expérience; dans une circon-
stance, il avait été pillé par des Mahafales, et ne s'était pas échappé
sans peine des mains de ces biigands. Plein de confiance dans la
réussite de son projet, le géographe lève le plan de la bnie de
Saint-Augustin, mesure une base propre à servir de point de départ
pour les relèvemens trigonométriques qu'il devra exécuter, et s'oc-
cupe de l'hydrographie de la rivière Anoulahine. Il pensait se
mettre en route très prochainement lorsqu'un soir, assis devant la
porte de la hutte qu'il habitait à Tulléar, un bruit tout à fait ina-
sité dans le pays des Sakalaves vint l'interrompre dans son tra-
vail. C'était le grincement d'un violon accompagné du roulement
d'un tambour de bois, sujet de grap.de surprise,
Malgaches les Ovas sont les seu4s qui aient imité nos inslrumens de
musique, et les Ovas ne viennent pas en amis chez les Antifihéré-
nanes.
Tout ce tapage annonçait le prince antanosse Piabéfaner, qui
l'île de lAIADAGASCAR. 815
venait saluer le voyageur; pour marquer sa dignité, le seigneur
malgache se faisait précéder de deux musiciens et suivre d'une
nonibieuse troupe d'esclaves. Pabéfaner est un chef de la province
d'Anossi que les Ovas ont dépouillé de ses états, — un de ces chefs
qui, n'ayant pas voulu se soumettre aux vaiufjueurs, sont venus
s'établir avec leurs peuples dans les contrées disertes qu'arrose
l'Anoulahin". M. Grandidier avait fait sa connaissance à l'époffue
de ses premières excursions dans le sud-ouest de Madagascar; il se
louait du bon accueil qu'il avait reçu du priuce, et celui-ci de son
côté gardait un excellent souvenir de l'étranger, qui ne s'était pas
montré avare de petits présens. Aussi le seigneur malgache, ayant
appris le retour de l'Européen, s'euipressait-il de lui apporter un
cadeau de bienvenue; il avait mis quati'e jours à faire le trajet de
son village à Tulléar. Si l'amitié mène loin, l'intérêt mène bien
plus loin encore; le brave prince avait d'ardentes convoitises, il es-
pérait bien ne pas s'en retourner les mains vides. Notre explorateur
tendit les bras à cet ami; devant passer sur son domaine, désirant
engager des Antanosses pour l'expédition de Tulléar à Yaviboule,
aucune visite ne pouvait lui être plus agréable. Le cortège étant
trop nombreux pour entrer dans la hutte, la réception eut lieu en
plein air; sur le sable, on étendit une natte, le Français et ie sei-
gneur malgache prirent place, l'escoite forma le cercle. Incapable
de dissimuler longtemps, Rabéfaner aborda tout de suite ia ques-
tion des cadeaux. Pour toute répouse, M. Grandidier fit apporter
un baril de poudre, un fusil, des grains de corail, des clous, plu-
sieurs mètres d'indienne pour les femmes; la satisfaction du prince
était au comble, sa joie gagna l'assistance. Le voyageur ayant an-
noncé qu'il avait ordonné de tuer un bœuf pour le repas du soir et
que chaque hoaime recevrait une denii-bou teille de rhum, la troupe
entière des sauvage-s répondit à ces nobles procédés par des cris
d'enthousiasme.
Profitant de la situation, M. Grandidier entretint Piabéfaner de
son piojet, et le pria de lui laisser une douzaine de ses esclaves; le
chef malgache y consentit sur l'instant; les conditions du marché
furent débattues et arrêtées. Délivré d'un souci, l'explorateur, se
hâtant d'achever les opérations géodésiques qu'il avait entreprises,
se trouva bientôt prêt à partir. La caravane se composait d'un Bet-
simisarake actif, intelligent, ancien matelot devenu habile à pré-
parer les objets d'histoire naturelle, — c'était le serviteur favori,
î'honmie de confiance, — ensuite d'un Gafre enrôlé comme chasseur,
et des douze Antanosses, tous laids, très noirs, — ayant une grosse
figure plate, le nez épaté, les cheveux touffus et crépus, divisés,
selon la mode du pays, en une cinquantaine de petites tresses forte-
816 REVUE DES DEUX MONDES.
ment imprégnées d'huile, un corps vigoureux, un caractère docile et
insouciant, beaucoup de rapacité. Les paquets qu'il fallait emporter
étant réunis, la masse paraissait effrayante; il y avait les instruinens
indispensables pour les travaux scientifiques : th^^odolite, bous-
soles, lunette astronomique, thermomètres, baromètres, appareil
propre à mesurer les têtes des Malgaches, appareil de photographie,
boîtes, tubes et papiers pour la récolte ou la préparation des plantes
et des animaux; il y avait les provisions de bouche : du riz, des
haricots et les ustensiles de cuisine; il y avait enfin la monnaie
nécessaire pour acheter des vivres et l'amitié des chefs de chaque
district, — quelle monnaie ! — la seule qui ait cours dans les régions
du sud et de l'ouest de Madagascar : des fusils, des barils de poudre,
des balles et des pierres à feu, des pièces de toi'e bleue, des verro-
teries, des patères, des dés, des clous. Cet énorme bagage, lléau
de tout voyageur qui parcourt des pays barbares, devait être porté
par douze hommes; il avait été impossible d'en engager un plus
grand nombre. — A l'heure du départ, un peu de confusion était
inévitable, chacun se précipitait sur les fardeaux les moins lourds;
le maître dut intervenir pour faire une répartition convenable.
Ayant pris du courage avec quelques bonnes rasades de rhum, les
Antanosses partirent en suivant le rivage pour gagner les bords de
l'Anoulahine. L'explorateur va faire le trajet par mer dans une
pirogue; les Sakalaves de la côte sud-ouest manœuvrent avec une
merveilleuse dextérité de fines, légères, élégantes piiogues à ba-
lancier. Creusées dans un bois tendre, ces embarcations sont si
étroites et si longues qu'elles ne tiennent en équilibre que par le
contre-poids d'un tronc d'arbre fixé au moyen de deux perches; une
voile immense tendue à l'avant dd l'esquif prend si bien le vent
que la marche est d'une effrayante rapidité. Les pirogues chavirent
assez fréquemment, et parfois les Européens acceptent avec peine
ce mode de navigation; on s'y habitue néanmoins, et M. Grandidier,
qui s'y était accoutumé, arriva très promptemeni sur la petite pres-
qu'île de Tsaroundrane.
Cette presqu'île d'un mille carré de superficie, toute de sable,
s'avance au nord de l'embouchure de l'Anoulahine. Un jour, as-
sure-t-on, cette parcelle de terrain a été cédée à la France par le
roi Lahimerisa, et le commandant d'un navire en a pris possession
au nom de l'empereur [Napoléon III. Si l'événement s'est accompli,
il n'a causé aucune émotion en Europe. A la pointe de cette langue
de sable, on voit un village, groupe irrégulier de trente ou qua-
rante huttes, p.itites et misérables, faites de roseaux. Au moment où
l'étranger vient de meitre pied à terre, on célèbre une fête; les
femmes accroupies chantent et battent des mains, les hommes,
l'île de MADAGASCAR. 817
l'escopette et la sagaie en main, courent autour de l'assemblée en
poussant des cris de sauvages et en tirant de temps à autre des
coups de fusil, deux ou trois femmes dansent ou plutôt tournent
sur elles-mêmes en faisant des contorsions qui passent pour des
poses gracieuses. Ces divertissemens révélaient à l'observateur un
des traits du caractère superstitieux des Sakalaves. Le chef du vil-
lage avait été malade, son état de souffrance attribué à l'esprit
malin; les chants et les danses qu'on exécutait le soir et le matin
avaient pour objet de charmer l'esprit et de le rendre inoffensif.
Tout le monde se trouvant fatigué, des esclaves conduisant un trou-
peau de bœufs vers le convalescent, celui-ci du bout d'une ba-
guette désigna une génisse, — l'animal, alors devenu sacré, ne doit
jamais être tué par la famille, tandis qu'après une invocation à
l'Être suprême un bœuf est aussitôt sacrifié. Un morceau de la
viande cuite sera offert aux ancêtres sur un petit autel en roseaux,
et le reste de la bête distribué entre les assistans. L'explorateur
avait mieux à faire que de s'occuper longtemps des cérémonies des
Malgaches; le lendemain, il gravit les montagnes qui descendent
jusqu'à la presqu'île de Tsaroundrane, et par un dernier tour d'bo-
rizon il acheva son étude hydrographique de la baie de Saint-Au-
guslin. S'acheminant ensuite vers la vallée où coule l'Anoulahine, il
traverse le bois de palétuviers qui entoure le village de Saint-Au-
gustin, et arrive au bord du fleuve dont il se propose de tracer le
cours. A l'embouchure, la vallée est large de 500 à 600 mètres :
pendant les mois d'avril à décembre, le vaste lit de sable est presque
à sec; à l'époque où les pluies d'orage se succèdent dans l'intérieur
de l'île, la masse d'eau devient énorme, et empêche les polypiers
de s'établir comme sur les autres points du littoral.
En remontant l'Anoulahine pour atteindre le pays des Antanosses
émigrés, le voyageur, voulant donner tout le temps nécessaire aux
travaux de géographie et aux recherches d'histoire naturelle, fait
peu de chemin chaque jour. Autant que possible, il campe la nuit
sur une île, afin d'éviter les surprises. Près des rives du fleuve s'é-
tendent de vastes champs de haricots et de maïs : c'est la principale
nourriture des Sakalaves ; la pauvreté du sol et la sécheresse habi-
tuelle de la contrée ne permettent pas la culture du riz. Plus haut,
on voit des arbustes, quelques arbres, surtout des tamariniers; des
femmes et des enfans viennent en cueillir les gousses encore vertes.
Triste régal, la pulpe peu abondante qui entoure les graines est
aigre; mais si pauvre est le pays que des peuplades entières ne
vivent pendant des semaines que de cette pulpe, dont on enlève
l'acidité en la mêlant à de la cendre. La montée de l'Anoulahine
n'est pas effectuée sans quelques alertes. Un soir retentissent les
TOUE cii. — 1872. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
sons rauques d'une antsive, conque marine employée pour appeler
les soldats aux armes, et dont les chefs seuls ont le droit de faire
usage : l'alarme était légitime; on fut tranquillisé en reconnaissant
au clair de lune la jeunesse d'un village voisin qui allait sur une
île de sable se livrer à un jeu très goûté chez les Sakalaves. Jeunes
gens et jeunes filles, formés en deux groupes, courent, se croisent,
se poursuivent en improvisant des chansons; c'est une charmante
occasion pour les filles de se laisser séduire, pour les rivales de
s'injurier, pour les garçons de trouver le bonheur ou d'exercer une
vengeance. Une autre nuit, l'affaire était grave, le voyageur manqua
être pillé. Parvenu au village de Manansoufy, M. Grandidier re-
trouvait dans le chef du district un vieil ami. Tout de suite on se
fit des cadeaux : le prince apportait un coq, et l'offrait après avoir
arraché une p'ume et mis la tige dans sa bouche afin de bien prou-
ver que la bête n'était pas ensorcelée; le naturaliste français donna
deux verres de poudre. On ne s'attendrait pas à trouver des raffi-
nemens de gourmandise chez les Sakalaves; il en est cependant
qui ne cèdent en aucune façon à ce que nous connaissons de mieux
en ce genre. Aussitôt le coq jeté à terre, le cuisinier s'en était em-
paré, et, tenant l'oiseau par les pattes, un aide le plumait tout vif
en lui serrant le cou. Notre compatriote ordonnant qu'on cessât le
supplice , les Antanosses se récrièrent, parce que, si la bête était
plumée morte, la chair perdrait de sa délicatesse.
A peu de distance au-delà de Manansoufy, on quitte les états
de Lahimerisa, le roi des Antifihérénanes, et l'on entre sur le ter-
ritoire des Mahafales, les plus insupportables des Malgaches, vé-
ritables vautours affamés de tout ce qu'ils aperçoivent. Les vil-
lages sont rapprochés sur les bords de TAnoulahine. Sur la rive
droite s'élève le mont Vouhibé; on le contourne, et bientôt après
avoir traversé une petite rivière qui se jette dans le fleuve, on
atteint le premier village antanosse, occupé par quelques esclaves
chargés de la garde des bœufs. Au-delà, c'est une plaine sablon-
neuse ondulée que limite un affluent de l'Anoulahine, le Tahéza,
dont les eaux sont utilisées pour l'irrigation de belles rizières,
les premières qu'on rencontre en venant de la côte occidentale.
Le voyageur arrive à Salavaratse, domaine de Rabéfaner, qui s'est
fait connaître à Tulléar pour son amour des cadeaux. Le chef est
assis devant la porte de son habitation, les gens de l'escorte s'a-
genouilient devant le maître; Rasane, la femme du prince, un peu
gâtée par les empreintes de la petite vérole , se fait néanmoins re-
marquer de l'étranger par sa physionomie douce et gracieuse. Le
lendemain, accompagné de Rabéfaner, notre compatriote poui^suit
sa route vers Saloubé, la capitale des Antanosses émigrés; on peut
L ILE DE MADAGASCAR, 819
is'y rendre en suivant le cours sinueux de l'Anoulahine , mais le
•chemin direct longe d'abord le ïahéza et s'enfonce ensuite au mi-
lieu de collines nues et arides. Les mœurs, les usages, les supersti-
tions du peuple, que Flacourt observa si bien il y a plus de deux
siècles, n'ont pas changé. On s'arrête pour prendre le repas du ma-
tin, et le prince antanosse refuse de toucher à la volaille prépa-
rée par les gens de l'escorte : les Zafféramini, on s'en souvient,
ne mangent que la viande des animaux tués par des hommes de
leur caste; ils n'ont pas le même scrupule pour des pigeons verts
et des perroquets noirs abattus par l'explorateur français. Tout en
dévorant comme à des chiens le prince jetait les os à ses favoris, qui
recevaient le présent avec des signes de joie. A l'approche de Sa-
loubé, on distingue à la clarté de la lune, au bout d'une perche, une
tête sanglante : c'est un Bare qui, la nuit précédente, s'est introduit
dans l'enceinte pour voler des bœufs; pris, le misérable a été sur
l'instant mis à mort, selon la justice expéditive des Malgaches. Zou-
maner, le principal chef des Antanosses émigrés, réside dans le vil-
lage : l'ardent désir qu'il manifeste est de se lier avec l'étranger par
le serment du sang. L'avidité se dissimulait sous les démonstrations
d'amitié; comme Rabéfaner, le prince de Saloubé se préoccupait
des cadeaux qui devaient lui être offerts en pareille circonstance.
Le voyageur avait trop d'intérêt à conserver les bonnes grâces du
personnage pour ne point accueillir sa proposition. La cérémonie
a lieu avec les bizarreries dont nous ont entretenus les anciens
narrateurs des coutumes des Malgaches; l'acte consommé, princes
et princesses viennent en foule accabler l'Européen de félicita-
tions, le saluant des noms de père, de fils et de frère. Notre com-
patriote tombe malade; Zoumaner enter.d le guérir au moyen de
son talisman, et il arrive tenant en main un bout de corne de bœuf
enjolivé de perles de verre, qui contient une bouillie noirâtre com-
posée de tous les ingrédiens et de tous les débris imaginables.
Dès son entrée chez les Antanosses, M. Grandidier avait appris
que ce peuple était en guerre avec les Bares, ses voisins du côté
oriental; très affecté de cette nouvelle, qui allait mettre obstacle à son
voyage, il espérait encore que les hostilités cesseraient bientôt, il at-
tendit; sa patience s'épuisa, la lutte paraissait devoir être intermi-
nable. S'étant convaincu de l'impossibilité de passer sur le territoire
des Bares, il prit la résolution de retourner à Tulléar et de tenter
la traversée de l'île sous un autre parallèle. Les Antanosses affir-
ment que le pays des Bares est un immense plateau; on n'a pas
d'autre renseignement, et peut-être que longtemps, sur la carte de
Madagascar, un vaste espace de la région du sud restera sans la
moindre indication.
820 REVUE DES DEUX MONDES.
Revenu à la baie de Saint- Augustin, l'explorateur tenait à visiter,
à 2 lieues environ de la côte mahafale , le lac salé de Mananpet-
soutse, dont on l'avait beaucoup entretenu. C'eût été folie de s'a-
venturer dans ce pays de voleurs avec des instrumens ou des objets
capables d'exciter les défiances et surtout les convoitises des indi-
gènes, il fallut se borner à une simple reconnaissance. Le lac, qui
est fort étroit, a sa pointe nord à peu près sous le 24^ degré de la-
titude, et il s'étend dans la direction du sud sur une longueur d'en-
viron 35 à 38 kilomètres; au contraire du lac Héoutri, très peuplé
d'animaux marins, il paraît ne contenir aucun être vivant. Ayant
entrepris de faire l'hydrographie de la rivière de Fihérénane, qui
se jette dans la mer à Tulléar, M. Grandidier se trouvait à peine à
15 milles de la côte lorsque, malgré les ordres formels du roi Lahi-
merisa, les chefs sakalaves l'empêchèrent de continuer ses travaux.
Chaque jour, les persécutions devenant plus menaçantes dans ce
pays, le voyageur partit pour le Ménabé, prenant des latitudes tout
le long de la côte, afin d'assurer ou de rectifier sur la carte la po-
sition géographique des points les plus importans.
La saison pluvieuse commençait. A cette époque de l'année, les
voyages deviennent impossibles ; les débordemens des rivières ren-
dent les chemins impraticables , les moustiques s'abattent sur les
hommes et les mettent au supplice. L'explorateur dut hiverner à
Amboundrou, à l'enibouchure du Mourondava; le printemps revenu,
il se mit à étudier le cours du Tidsibon et du Mananboule, qu'on dit
être les branches d'un même fleuve. Le Tidsibon est navigable pour
des pirogues jusqu'à une trentaine de lieues de la mer, et peut-être
aura-t-il un jour quelque importance pour les relations commerciales;
une exacte reconnaissance de cette rivière offrait donc beaucoup
d'intérêt. M. Grandidier n'a pu l'exécuter au-delà d'une vingtaine
de milles; les cadeaux distribués au roi et aux principaux chefs de
la contrée ne suffirent pas pour aplanir les obstacles, il fallut re-
noncer à voir le lac d'Andranoumène , situé sur la rive droite du
Tidsibon, à hO milles de la côte. L'explorateur continua sa route
vers le nord; les difficultés augmentèrent, le géographe se voyait
d'avance signalé comme un sorcier des plus dangereux. L'accès de
trois petits états sakalaves compris entre le 16" et le 18« degré de
latitude lui demeura absolument interdit; des négriers arabes, ani-
més d'une haine féroce contre les Européens, et les Sakalaves obéis-
sant à leurs suggestions, n'épargnèrent à notre compatriote aucun
genre de vexations. Néanmoins, après déjà tant de déceptions,
M. Grandidier ne désespérait toujours pas du succès de son entre-
prise; renonçant à se heurter indéfiniment aux obstacles que lui op-
posent les Sakalaves, il s'embarque pour Nossi-Bé, et de là il se rend à
l'île de MADAGASCAR. 821
Madsanga, sur les rivages de la baie de Bombétok, dont les Ovas
sont aujourd'hui les maîtres. De là, le voyageur, qui sait maintenant
à quelle circonspection il est tenu, s'il veut réussir, parviendra à
faire la route entière jusqu'à Tananarive. Toujours surveillé, il doit
renoncer aux grandes opération» géodésiques, — viser aux villes ou
aux montagnes ne manqu<emt pm de laisser croire à des intentions
criminelles; une escorte d'honneur, composée de huit officiers et de
douze soldats, qu'on donne à l'étranger, est en réalité une escorte
de gardiens qui ne le perdront pas de vue un seul instant. Le géo-
graphe , contraint de se borner à des observations qu'il explique
aux Ovas par le besoin de régler sa montre sur le midi , se con-
tente d'un simple relèvement à la boussole, exécuté avec assez de
précision pour remplir sans graves erreurs les espaces entre les
points fixés d'une manière rigoureuse.
La route que suivent les Ovas depuis la prise de Madsanga
s'éloigne peu du Betsibouka, l'une des principales rivières de la
grande île africaine, navigable pour des pirogues jusqu'à son con-
fluent avec rikioupa. On affirmait qu'il était possible d'arriver très
près de Tananarive en remontant le fleuve; notre voyageur a re-
connu l'inexactitude de l'assertion. Des pirogues remontent l'Ikioupa
à quelques lieues au sud de la jonction des deux cours d'eau, mais
il faut encore dix journées de marche à travers un pays désert et
très montagneux pour atteindre la capitale de Madagascar. De
Madsanga à Tananarive, rapporte M. Grandidier, on traverse les
contrées les plus stériles, les plus désertes, les plus désolées qu'on
puisse imaginer. On s'éloigne de la côte, et pendant sept jours il
faut marcher au milieu de plaines arides; des arbustes rabougris
très épars, de petits bois, quelques lataniers, ne suffisent pas à
égayer le paysage. On atteint la grande chaîne granitique qui com-
mence au port Radama, courant à peu près du 14'' au 22" degré
de latitude. C'est comme une mer de montagnes, et ces montagnes
sont nues; à peine un peu d'herbe couvre le sol, de rares buissons
sont accrochés aux flancs des ravins. Yoilà bien les tristes solitudes
dont a parlé autrefois M. James Cameron, le désert qu'on rencontre
lorsqu'on s'achemine vers l'ouest après avoir franchi la hmite du
pays des Ovas. Une telle région est inhabitée et elle paraît inhabi-
table; aujourd'hui quelques postes d'Ovas sont échelonnés sur la
route pour la facilité des communications entre Tananarive et Mad-
sanga; les malheureux soldats n'ont pas d'occasions de se récréer,
et le passant les plaint de leur sort. Le voyageur mit vingt-six jours
à faire le trajet de la côte nord-ouest à la capitale.
La province d'Imerina, surtout dans la partie centrale, contraste
avec les solitudes de la région occidentale; le pays, dont les Euro-
822 REYUE DES DEUX MONDES,
péens admirent les belles cultures de riz, a une population énorme.
Dans la vallée, toute parsemée de collines, longue de 30 à 32 kilo-
mètres et large de 18 kilomètres, où domine Tananarive, les vil-
lages sont à quelques centaines de pas les uns des autres. Arrivé
dans la capitale, M. Grandidier fut présenté au premier ministre
par notre consul, M. Jean Laborde, dont personne assurément n'a
oublié les gigantesques travaux. Bien accueilli du ministre, fort de
la protection d'un personnage aussi considérable, l'investigateur
français a pu se livrer sans crainte aux observations astronomiques
et aux opérations géodésiques nécessaires pour dresser la carte
exacte de la province d'Imerina; il a visité le lac Tasy, la montagne
d'Andringhitra, les chutes de l'ikioupa et tous les autres points les
plus remarquables de la contrée. De Tananarive, il s'est rendu au
plateau d'Ankaye, afin de reconnaître la source du Mangourou, le
grand fleuve de la côte orientale; traversant ensuite plusieurs mon-
tagnes dans la direction du nord-nord-ouest, il s'est trouvé dans la
vallée qu'habite le peuple antsihianaque. Avec un soin extrême, il
a étudié le pays, observé les habitans, reconnu les contours du plus
beau lac de Madagascar, le lac Alaoutre, qui s'étend sur une lon-
gueur de plus de 30 milles. Revenant par les montagnes qui bor-
dent à l'ouest le plateau d'Ankaye, il rentrait dans la capitale après
avoir marché pendant vingt-trois jours. Ce retour était motivé par
le désir d'observer en octobre et en novembre des occultations d'é-
toiles par la lune, afin de déterminer d'une manière exacte la position
véritable de Tananarive, qui est restée fort incertaine. Le phéno-
mène n'eut pas lieu alors, et, comme plus tard les conditions de
l'atmosphère deviennent défavorables, le voyageur, remettant le
travail à l'année suivante, partit en s'acheminant vers le sud pour
se diriger ensuite vers la côte occidentale.
Il pénètre ainsi dans la province montagneuse des Betsiîéos, où la
population est assez nombreuse. Les roches granitiques se montrent
de toutes parts, en divers endroits, ce sont d'énormes masses de mi-
caschiste; la végétation n'est pas abondante, et de certains villages
il faut aller à plusieurs jours de marche chercher le bois nécessaire
aux constructions, mais de petites vallées, qu'arrosent une infinité
de torrens, sont couvertes de rizières. Après un trajet d'une quaran-
taine de lieues dans la direction du sud, l'explorateur, tournant à
l'ouest, passe plusieurs forts ovas et atteint Zanzine, où se termine
l'immense massif des montagnes centrales. Au sortir de Zanzine,
on entre dans le pays des Sakalaves antimènes, une vaste plaina
coupée entre le à2^ et le hZ^ degré de longitude par une chaîne
étroite qui semble régner du nord au sud sur presque toute la lon-
gueur de l'île. Après vingt journées de marche, M. Grandidier par-
l'île de MADAGASCAR. 82S
venait à l'embouchure du Mouroundava, et pour la seconde fois il
allait hiverner à Amboundrou.
Le 15 mars 1870, le temps était superbe, le voyageur dit un der-
nier adieu à sa résidence d'hiver, et sur une pirogue à balancier
il se rend par mer à l'embouchure de la petite rivière de Maïtam-
pake, sous le 2P degré de latitude. Traversant un pays peu habité
où continuellement des bandits enlèvent du bétail et des hommes,
il arrive au fort Manza, le poste des Ovas le plus avancé au sud
chez les Sakalaves, et il reconnaît une chaîne de montagnes de
formation secondaire en avant du massif granitique. Il entre de
nouveau dans le pays des Betsiléos, passant cette fois dans la région
tout à fciit méridionale, et se porte à la capitale de la province, Fia-
narantsoua, la seconde ville de Madagascar. Bientôt il poursuit le
chemin vers la côte orientale; le paysage prend un autre aspect,
les montagnes, comme entassées, sont en partie couvertes de fo-
rêts, le sol se montre fertile. Enfin M. Grandidier arrive à Manan-
zarine; en trente-neuf jours, il avait traversé en entier la Grande-
Terre de l'ouest à l'est.
Des bords du Mananzarine, l'explorateur se dirige au sud en
suivant la côte, et vient, aux rives du Matitanane, visiter le pays
où, encore aujourd'hui comme au temps de Flacourt, vivent les
descendans des Arabes qui à une époque reculée se sont établis
sur le littoral de la grande île africaine; puis, remontant au nord
jusqu'au Mangourou, sous le SC degré de l-atitude, il étudie les
lagunes et les canaux parallèles à la côte, il rectifia sur la carte
la position mal indiquée de plusieurs embouchures de rivières, et
note des criques, des ports, même des rivières, qu'on n'a jamais
signalés. — Du village de Mahanourou, l'explorateur retourne à
Tananarive par une voie qui n'est connue que des Malgaches ; on
traverse des vallées fertiles, une partie de la forêt d'Analamazaotra,
et l'on passe au pied de montagnes abruptes. Dans la capitale
d'Imerina, M. Grandidier réussit à faire les observations astrono-
miques qui le préoccupaient depuis une année; ses études sur le pays
des Ovas étant achevées, il revient par la route ordinaire à Andou-
vourante, revoit Tamatave et la Pointe-à-Larrée avec l'intention de
relier entre elles les différentes parties de ses travaux géodésiques,
et à la fin du mois d'août 1870, se trouvant fatigué, il quitte Mada-
gascar après un séjour de près de deux ans et demi, assez satisfait
sans doute du succès de son entreprise, mais encore malheureux
d'abandonner un champ d'exploration qui ne sera pas de si tôt
épuisé.
§24 REVUE DES DEUX MONDES,
IV.
Les observations et les nombreux matériaux de divers genres
recueillis par notre compatriote jettent un jour vraiment nouveau
sur la grande île africaine, sur les populations de ce pays, sur plu-
sieurs questions importantes d'histoire naturelle. Si des portions de
territoire plus ou moins étendues de la Grande-Terre n'ont pas
encore été visitées, toutes les contrées adjacentes sont à présent
assez connues pour qu'on ait de l'ensemble du pays une notion très
précise. Les investigateurs n'ayant vu que la côte orientale, ravis
en présence d'une nature à la fois étrange et superbe, ont fait de
Madagascar un délicieux tableau. On disait, il est vrai, que le litto-
ral du sud et du sud-ouest est triste, misérable, désolé, mais on ne
parlait que du bord immédiat de la mer. Lorsque dans le siècle ac-
tuel les Européens ont fréquenté le nord de l'île à l'est ou à l'ouest,
chaque récit témoigna d'une irrésistible admiration pour les ma-
gnificences de ces rivages : la baie de Diego-Suarez, une des mer-
veilles du monde ; la baie de Passandava pleine d'enchantemens !
On oubliait la description de l'amas de montagnes, les désespérantes
solitudes de la région située à l'ouest de la province d'Imerina. Si
les yeux se fixaient sur la carte, ils s'arrêtaient sur d'immenses es-
paces que personne ne connaissait, et l'imagination seule pouvait se
donner carrière. Maintenant la réalité s'offre aux regards et à la
méditation. Comme d'autres îles, Madagascar présente les plus pro-
digieux contrastes, et ce fait permettra d'expliquer bien des phéno-
mènes. Ici, le pays possède les plus brillantes richesses de la na-
ture; l'homme sauvage peut vivre heureux sans travail, l'homme
civilisé se procurerait toutes les jouissances imaginables de la vie
matérielle, et, s'il avait les sentimens du poëte, de l'artiste ou du
savant, il rencontrerait à profusion les sujets qui élèvent la pensée
ou charment l'esprit. Là au contraire, le sol est ingrat, les hommes,
obligés d'arracher péniblement à la terre une nourriture insuffisante,
paraissent condamnés à vivre éternellement à la façon des bêtes.
Ailleurs, c'est pire : les roches sont nues ; il n'y a ni un peu de
terre, ni un ruisseau qui rendent possible l'existence des hommes
et des animaux; sur la grande île africaine, la part de ces lieux dé-
solés est immense.-
Jusqu'ici, relativement à la configuration du sol de Madagascar,
nous n'avions que des renseignemens assez vagues, et, à l'égard des
grandes montagnes, d'autres observations d'un caractère scienti-
fique que celles de M. Edm. Guillemin, bornées aux parties voisines
du littoral. Avec M. Grandidier, nous prendrons une idée de l'en-
L ÎLE DE MADAGASCAR. 825
semble. L'île, toute montagneuse au nord et à l'est, paraît, au
moins par comparaison, peu élevée au sud et à l'ouest. Si de la côte
orientale on traverse la Grande-Terre vers le centre, pour se rendre
à la côte occidentale, il faut bientôt gravir une première chaîne de
montagnes arrivant jusqu'à la mer ou s'en écartant de (jjielques
lieues, mais toujours parallèle à la côte du port Leven au fort Dau-
phin. Tantôt montant, tantôt descendant, on s'élève par degrés à
la hauteur de 800 à 900 mètres; nulle part jusqu'à la ligne de faîte,
on ne trouve de terrain plat, il n'y a que d'étroits vallons et des
ravins sillonnés par de petits torrens. Au pied du versant occiden-
tal, entre 19" 30' et 21° 30' de latitude, on arrive dans une val-
lée étroite et profonde, plus au nord sur un vaste plateau comme
ceux d'Ankaye et d'Antsianake; vallons et plateaux ont été d'é-
normes cirques très tourmentés comme tout le pays environnant,
convertis en lacs par les eaux pluviales, puis comblés par des ébou-
lemens de terre argileuse et par l'hifmus provenant des détritus de
végétaux; — le phénomène se continue encore d'une manière très sen-
sible en plusieurs endroits. De l'autre côté ou du plateau ou de la
vallée commence la seconde chaîne des montagnes : sur une pente
partout très abrupte, on atteint rapidement les sommets; c'est la
limite de partage des eaux. Les torrens qui coulent sur le versant
oriental vont se perdre dans l'Océan indien; ceux qui prennent leur
source à l'ouest vont, après un parcours trois ou quatre fois plus
long, se jeter dans le canal de Mozambique. Lorsqu'on a franchi la
ligne de partage des eaux, loin de descendre, on entre dans la
région la plus bouleversée, le grand massif dont la moindre altitude
demeure à 1,000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Sur une lar-
geur de 30 à 35 lieues, c'est un immense amas de montagnes qui
ne s'étend pas vers le sud au delà du 23* degré de latitude; M. Gran-
didier en compare l'aspect à celui d'une mer houleuse. A la limite,
la pente est très rapide; en peu d'instans, on se trouve dans une
plaine, à 200 mètres au-dessus de la mer, — plaine sablonneuse,
immense, large de 35 à liO lieues, coupée dans le sens de la lon-
gueur du lO*" au 25*^ degré de latitude par une ligne de montagnes,
le Béhamara, plus à l'ouest et seulement vers le sud par une autre
chaîne qui, venant se confondre avec la précédente sous le 26* de-
gré de latitude, forme un vaste plateau, enfin par une chaîne plus
ou moins voisine du littoral. La région du sud-ouest a échappé
aux grandes convulsions qui ont amené les soulèvemens des masses
granitiques dans le nord, le centre et la partie orientale; elle ne
s'est pas sensiblement modifiée depuis les jours de la période géo-
logique secondaire.
La grande île africaine subit un changement qui s'opère avec
826 REVUE DES DEUX MONDES.
lenteur, mais aussi avec continuité : la côte orientale est minée d'une
manière incessante ; le grand courant équatorial heurte violemment
contre les rivages, désagrège les roches, entraîne les débris etjette
le sable qui obstrue l'embouchure des rivières. En peu d'endroits,
comme à Foulepointe et à Tamatave, où le courant se fait moins
sentir, de petits récifs de coraux ayant pu se former arrêtent le tra-
vail d'érosion. Le caractère de la flore et de la faune nous disait
que Madagascar, couvrant aulrefois une vaste étendue de l'Océan
indien, avait été un véritable continent; l'observation du phénomène
qui se produit sar la côte orientale en apporte une preuve directe.
Si la Grande-Terre diminue à l'est, elle tend à s'élargir à l'ouest
sans qu'il y ait compensation. Les eaux, assez tranquilles, permet-
tent aux polypiers de s'établir près des rivages ; le sable de la mer,
la terre et tous les débris arrachés aux montagnes que charrient les
rivières se déposent sur les bancs de coraux, et de la sorte les
estuaires se trouvent fermés ou comblés. La présence des lacs salés
au voisinage de la côte occidentale, l'existence des animaux marins
dans le lac Héoutri, sont donc parfaitement expliquées. Dans un
avenir plus ou moins éloigné, des îlots seront unis à la grande île :
une foule de criques, la baie de Tulléar, sans doute même en partie
la baie de Saint-Augustin, seront fermées; près du littoral s'étendra
une suite de lacs salés.
M. Grandidier a donné une attention particulière au tracé des
cours d'eau : torrens, ruisseaux et rivières qui tombent dans l'Océan
indien sont en quantité; les torrens qui se jettent directement dans
la mer se comptent par centaines. Les rivières de la région orien-
tale, il est vrai, n'ont pas en général un long trajet; seul, le Man-
gourou, dont la source est au pied du haut massif d'Ankaratra, fait
exception. A l'ouest, les torrens serpentant et s'entre-croisant au
fond des ravins de la masse des montagnes centrales forment un
petit nombre de fleuves d'une largeur considérable; dans la partie
méridionale, on le sait, les rivières sont rares : sur des espaces de
15, 30, 60 lieues, il n'existe pas le plus petit ruisseau. Si l'ex-
plorateur, en parcourant plus de 3,000 kilomètres dans l'inté-
rieur de l'île et au moins 2,000 sur les côtes, a étudié les reliefs du
sol et s'est assuré de la direction des cours d'eau, avec le même
soin il s'est attaché à déterminer la longitude et la latitude d'une
infinité de points importans et à me&urer la hauteur des montagnes
les plus remarquables. Maintenant l'auteur s'occupe des calculs et
de la discussion de ses observations astronomiques et géodésiques.
C'est ainsi, avec des élémens d'une valeur très certaine, que sera
dressée la nouvelle carte de Madagascar : l'œuvre marquera un im-
mense progrès dans la connaissance géographique de l'une des plus
l'île de MADAGASCAR. 827
belles îles du monde; elle servira les intérêts de la marine mar-
chande. Aujourd'hui des capitaines de navires perdent souvent plu-
sieurs jours à chercher un endroit de la côte mal indiqué, et les
marins instruits par une longue pratique, fiers de leur avantage, se
gardent bien de fournir aux autres le moindre renseignement.
Nous avions peu d'indications précises sur le climat de la grande
île africaine, dont se louaient tant nos anciens compatriotes du fort
Dauphin. M. Grandidier a tenu registre pendant plus dô deux ans de
la température à différentes heures de la journée, ainsi que de l'état
général de l'atmosphère; ses observations conduiront à expliquer de
cui'ieuses particularités dans la distribution de certains végétaux et
de plusieurs espèces animales. A Madagascar, les orages sont fré-
quens dans la saison chaude et les pluies très abondantes, le climat
n'est pas le même à la côte orientale, à la côte occidentale et dans
l'intérieur; mais jamais nulle part la chaleur n'est très intense ni
le froid très vif. Au niveau moyen des montagnes du massif central,
le thermomètre marque encore 6 degrés au-dessus de zéro dans les
nuits les plus froides. C'est seulement sur les sommets des monts
Ankaratm et sur quelques pics d'une élévation da 2,000 mètres que
la température s'abaisse au degré de congélation, et le cas, pa-
raît-il, est assez rare.
On a pu voir dans le cours de ce récit combien jusqu'à pré-
sent étaient restreintes nos informations relatives à la nature des
terrains de la grande île africaine ; de ce côté, les recherches de
M. Grandidier commencent à répandre la lumière. Elles révèlent
l'existence des terrains jurassiques sur une vaste étendue, et appren-
nent que le sol des montagnes de l'ouest et de toute la plaine occu-
pant l'espace entr« le massif granitique central et la mer appartiei-t
à la période géologique secondaire ; elles prouvent la présence des
terrains de l'épocpia tertiaire sur différens points, en particulier au
voisinage de Tulléar, et de dépôts d'alluvions ou de terrains quar-
tenaires en plusieurs endroits. Da nombreux fossiles ont été recueil-
lis par M. Grandidier; étudiés par un des naturalistes du Muséum,
le docteur P. Fischer, ils rendent absolument certaine la détermi-
nation des étages de chacune des périodes géologiques. Ces fossiles,
les uns identiques aux espèces qu'on rencontre en Europe, les
autres très voisins, montrent pour les êtres des anciennes périodes
de la terre une dissémination dont les faunes actuelles offrent peu
d'exemples. L'explorateur de Madagascar s'est inquiété de ces fa-
meuses richesses minérales qui ont toujours préoccupé les Euro-
péens; au milieu des massifs situés à 20 lieues au sud -ouest de Ta-
nanarive, il a reconnu de beaux gisemens de cuivre et de plomb,
et il en existe assurément beaucoup d'autres. La province d'Iraerina
828 REVUE DES DEUX MONDES.
possède des mines de manganèse, des filons de plombagine et,
comme on l'a souvent répété, le minerai de fer en abondance. Des
renseignemens plus précis sont difficiles à obtenir, car une loi en-
core en vigueur défend, sous des peines sévères, de rechercher les
mines. Notre compatriote, plusieurs fois admis à l'audience de la
reine de Madagascar et de son premier ministre, n'a pas perdu si
belle occasion d'insister sur les avantages de l'exploitation des
mines pour la prospérité d'un pays; mais les Ovas, tenus en dé-
fiance par l'exemple de la Californie, redoutent une invasion d'émi-
grans. Le voyageur français s'est efforcé de dissiper cette crainte,
le ministre a promis de s'occuper de la question ; peut-être dans
un avenir plus ou moins prochain des ingénieurs européens seront-
ils appelés par le gouvernement de Tananarive à faire une étude
des mines de la Grande-Terre et à en diriger l'exploitation.
Comme nous l'avons montré, la végétation de Madagascar a beau-
coup occupé les botanistes; à l'aide des matériaux rassemblés de-
puis le commencement du siècle et des observations consignées
dans divers ouvrages, on pourrait présenter la flore de la grande
île d'une manière déjà fort instructive. Cette flore sera en partie
complétée par les espèces recueillies dans les régions nouvellement
parcourues. Les rares plantes des contrées stériles offriront un in-
térêt réel, parce qu'elles doivent en général être très caractéristi-
ques. Avec M. Grandidier, nous apprenons dans quelles limites est
contenue la brillante et extraordinaire végétation si admirée des
naturalistes. Sur la. côLe orientale, on le sait, elle commence près
de la mer. Sur une largeur de 5 à 10 lieues, les forêts se succèdent
presque sans interruption; elles s'étendent au nord et au nord-
ouest, et du côté de l'ouest avec une ampleur moindre peut-être
elles se prolongent très loin vers le sud à plus ou moins grande
distance du littoral; c'est une sorte de ceinture. Un peu de végé-
tation ne reparaît qu'à la source des torrens et des ruisseaux, îlots
de verdure perdus dans l'immensité des montagnes nues. Partout
ailleurs, le sol est stérile; sur une terre dure croît à peine un chétif
gazon, sur la terre argileuse rouge ne pousse pas un brin d'herbe.
Si, comme dans la province d'Imerina et dans le pays des Betsiléos,
il existe entre les montagnes quelques étroits vallons marécageux,
par le travail des hommes, ils ont été convertis en belles rizières.
Les recherches de notre explorateur ont été particulièrement pro-
ductives pour la zoologie. Des espèces de tous les groupes d'animaux
ont été recueillies en abondance : beaucoup d'entre elles se trou-
vaient inconnues; ainsi des notions nouvelles ont été acquises sur la
faune de Madagascar. Des individus de plusieurs types remarqua-
bles ont été apportés pour la première fois dans de bonnes condi-
l'île de MADAGASCAR. 829
tions pour l'étude, et des questions d'une haute importance scienti-
fique ont pu être résolues. Des observations plus ou moins anciennes
conduisaient à penser que sur la Grande-Terre certaines espèces
végétales et animales habitent des régions très circonscrites; au-
jourd'hui le fait est bien démontré. Les jolis mammifères du groupe
des lémuriens, indris et makis, si caractéristiques de la faune de
la grande île africaine, ont été le sujet de remarques curieuses et
de découvertes qui méritent d'être citées. Les indris sont du nombre
de ces animaux attachés à un canton : l'espèce répandue dans une
partie de forêt est remplacée un peu plus loin par une autre es-
pèce, comme la première ne dépassant jamais ses limites ordinaires
malgré l'uniformité apparente des lieux; les naturels l'affirment,
et le voyageur a constaté l'exactitude de l'assertion. Des makis en-
voyés isolément en Europe, morts ou vivans, et placés dans nos
musées, présentant de grandes différences dans la coloration du
pelage et même dans la forme de la tête, avaient paru aux yeux
des zoologistes être d'espèces bien distinctes. M. Grandidier ayant
rassemblé et comparé quantité d'individus, il est devenu évident
que les makis, en réalité peu nombreux en espèces, offrent des
variations infinies. Chez quelques mammifères du même groupe,
une queue singulière par le volume avait attiré l'attention; on ap-
prend pour la première fois la signification de la difformité. Les
chirogales, comme on les appelle, passent la saison sèche en état
de léthargie; avant le sommeil, de la graisse s'emmagasine en
quelque sorte en différentes parties du corps, et principalement
autour de la queue, de façon à fournir les matériaux nécessaires
à l'entretien de la vie de l'animal jusqu'au moment du réveil. Les
lémuriens, nous l'avons dit, ont des ressemblances frappantes
avec les singes, et en même temps des particularités très nota-
bles; d'après la seule considération des adultes, il paraissait à peu
près impossible de saisir le véritable degré de parenté de ces ani-
maux; les collections formées par l'explorateur de la grande île
africaine ont donné à M. Alphonse Milne Edwards la facihté de faire
une étude des makis à l'époque de la vie utérine, et de cette étude
est sortie la preuve que la parenté entre les lémuriens et les singes
est plus éloignée qu'on ne l'imaginait.
Le curieux chat aux pattes d'ours (1) avait été décrit d'après un
jeune individu; les caractères demeuraient incertains, les recher-
ches de M. Grandidier ont permis de les déterminer. L'existence
de pachydermes à Madagascar restait problématique; elle a été
démontrée par la découverte du petit sanglier à masque dans les
(1) Cryptoprocta ferox.
830 REVUE DES DEUX MONDES.
bois des environs de Mouroundava (1). La présence de mammi-
fères de l'ordre des rongeurs était douteuse, elle ne l'est plus; au
pays des Sakalaves antimènes, un gros rongeur herbivore a été
rencontré (2). On ignorait si le crocodile des fleuves de la Grande-
Terre était de l'espèce d'Afrique ou d'une autre; on sait à présent
qu'il est d'une espèce particulière.
Depuis quelques années, les richesses zoologiques de Madagascar
ont attiré des naturalistes sur ce coin du monde. Un savant hol-
landais, M. François Pollen, et un habile chasseur, M. Van Dam,
après avoir visité les îles Comores, sont venus fouiller les bois du
nord de la Grande-Terre, et se sont avancés chez les Sakalaves de
la tribu des Antancars. Plusieurs espèces d'animaux, jusqu'alors
inconnues des zoologistes, ont été trouvées; des observations sur le
pays et sur les habitans ont été consignées. La relation du voyage,
écrite en langue française, est en voie de publication (3). Un inves-
tigateur anglais chargé d'une mission par un amateur des États-
Unis, M. Grossley, est allé poursuivre la recharche des oiseaux sur
les côtes du nord-est; et il a eu de bonnes fortunes {h). Les maté-
riaux qui nous procurent la connaissance très précise de la faune
de Madagascar se sont prodigieusement accumulés; les récentes
découvertes fournissent de nouvelles preuves du caractère tout spé-
cial de cette faune.
Nous venons de parler de l'état actuel, mais n'avons-nous pas
dit qu'il était possible d'entrevoir un état antérieur, une époque où
vivaient à Madagascar des animaux des plus remarquables dont
les espèces sont maintenant éteintes? La découverte d'une foale
d'os d'hippopotames, de membres et d'œufs à.'œpyorniSy de restes de
tortues colossales, de coquilles ensevelies dans le sable des dunes,
est une révélation. Tout le monde a entendu parler des œufs
énormes, — six fois plus gros que ceux de l'autruche, — apportés
à Paris il y a une vingtaine d'années, et qui sont exposés dans une
vitrine des galeries du Muséum d'histoire naturelle. Ces œufs étaient
parvenus, accompagnés de quelques fragniens d'os trouvés dans le
même gisement, débris d'un oiseau de proportions extraordinaires
auquel Isidore Geoffroy Saint -Hilaire donnait le nom à'œpyornis
géant (5). Lorsque le savant fit part à l'Académie des Sciences de
(1) Potamochœrus Edwardsii, Grandidier,
(2) Hypogeomys antimena, Grandidier.
(3) Recherches sur la faune de Madagascar et ses dépendances d'après les découvertes
de François Pollen et Van Dam, Leyde.
(4) Les oiseaux découverts par M. Grossley sont décrits par M. Sliarpe : Proceedings
of the zoological Society, 1870-1871.
(5) Mpyornis maximus. Voyez à ce sujet, dans la Revue du 15 octobre 1S70, p. C95,
les Animaux disparus depuis les temps historiques.
l'île de MADAGASCAR. 831
l'étonnante trouvaille, il avait l'espoir qu'un jour on rencontrerait
l'oiseau vivant au milieu des solitudes alors inconnues de la Grande-
Terre; un instant l'illusion fut partagée par tous les naturalistes.
Elle s'est évanouie depuis les explorations de M. Grandidier; il n'y
a certainement plus d'œpyornis à Madagascar, et autrefois, dan? un
temps plus ou moins éloigné, ces énormes oiseaux erraient en grand
nombre dans la région du sud- ouest de l'île. Aucun doute à cet
égard n'est permis. Des morceaux de leurs œufs apparaissent conti-
nuellement Z.U milieu des sables. Il y avait plusieurs espèces d'se-
pyornis, de taille inégale, habitant les mêmes lieux (1); le voyageur
en a recueilli des restes, derniers vestiges d'animaux d'un type
étrange. A l'époque où vivaient les œpyornis, les hippopotames de-
vaient être d'une abondance extraordinaire sur la grande île afri-
caine; dans le petit marais d'Amboulatsintra, les os d'une cinquan-
taine d!individus ont été ramassés en peu d'heures. L'espèce, de
dimensions notablement inférieures à celles de l'hippopotame du Nil,
se distinguait encore par d'autres caractères très particuliers (2) :
elle est absolument éteinte; jamais les Européens qui ont visité Ma-
dagascar, même au xv!*" et au xvii^ siècle, n'ont entendu parler de
l'existence d'hippopotames en ce pays.
Ce n'est pas tout; tandis que de nos jours les tortues assez va-
riées qu'on observe sur la Grande-Terre sont de taille petite ou
moyenne, autrefois, dans les fleuves que fréquentaient les hippo-
potames, se baignaient des tortues d'eau douce gigantesques, sur
les sables où couraient les œpyoïnis se promenaient de grosses tor-
tues terrestres, longues de 1 mètre à 1 mètre i/'2 (3). M. Grandidier
pense que ces différons animaux pouvaient encore exister il y a
deux ou trois siècles, comme le dronte de l'île Maurice, comme le
solitaire de l'île Rodriguez; nous croyons qu'ils ont disparu à une
époque infiniment plus ancienne. De grands animaux dont l'homme
est contemporain ne sont pas les seuls qui se soient éteints. Dans
le sable des dunes du cap Saiate-xMarie et probablement de toute
la côte du sud-ouest, des coquilles de mollusques terrestres se
trouvent en immense quantité. Les unes, ayant parfois conservé une
coloration, appartiennent à des espèces encore vivantes, les autres
à des espèces anéanties ; elles sont mêlées à des débris d'œufs
d' œpyornis; cette circonstance est un indice de contemporanéité. Que
(1) Outre des membres de ï\Epijornis maximus, oa a trouvé des restes de deux
espèces plus petites du même genre, Mpyornis médius et xEpyornis modestus, Al-
phonse Milne Edwards et Grandidier.
(2; Hippopotamus Leineiiei, Grandidier.
(3) Emys gigantea et Testudo abrupta, décrites par M. Grandidier d'après les osse-
mens trouvés dans le marais d'Amboulatsintra.
332 REVUE DES DEUX MONDES.
maintenant on se figure tous ces animaux : hippopotames, sepyornis
de plusieurs sortes, tortues gigantesques, mollusques divers encore
vivans, et la physionomie de l'ensemble de la faune de Madagascar
sera modifiée d'une manière très sensible. Si alors on songe qu'à
une époque notre sol était habité par les ours et les lions des ca-
vernes, par les mammouths, les rennes, les unis, il sera permis de
regarder comme vraisemblable que dans la période actuelle des
changemens dans les conditions de la vie ont eu lieu sur la grande
île africaine, de même qu'en d'autres parties du monde. Qu'un
jour des investigateurs se mettent à fouiller les marais, le lit
des rivières, les cavernes de Madagascar, et l'on verra sans doute
en foule reparaître à la lumière des formes animales disparues et
des objets qui conduiront à rétablir des pages envolées de l'histoire
de la terre. La merveilleuse découverte de M. Grandidier dans le
marais d'Amboulatsintra est pour l'avenir le présage d'une immen-
sité de découvertes.
Après la géographie, après l'histoire naturelle, l'explorateur de
Madagascar s'est occupé avec prédilection de l'histoire des habi-
tans de la Grande-Terre : familiarisé avec l'idiome, partout il a
étudié les mœurs, les coutumes, les croyances, les superstitions; aux
sources mêmes, il a recueilli des traditions. Les caractères physi-
ques des difïérens peuples ont été observés à l'aide des moyens
dont la science dispose; aucun genre d'investigation n'a été négligé
pour remonter aux origines. C'est à présent qu'on juge si le voya-
geur a dû s'applaudir d'avoir séjourné parmi les Hindous et les Ma-
lais, d'avoir vu les nègres de la côte orientale d'Afrique, connu les
Arabes de Zanzibar; il possédait des termes de comparaison indis-
pensables pour l'étude des Malgaches. Entre les mains de M. Gran-
didier, la photographie a produit une œuvre du caractère le plus
sérieux et le plus instructif. Nous n'avions pas l'idée d'une ville de
Madagascar; des vues de Tananarive, vraisemblablement dessinées
de souvenir et publiées dans plusieurs ouvrages, sont presque des
images de fantaisie. Maintenant on va connaître l'aspect de la capi-
tale des Ovas : voici dans son ensemble la populeuse cité bâtie sur
la colline dont le terrain est inégal, la principale rue, laide et tor-
tueuse, les ruelles, les cases entassées, celles des pauvres faites de
terre, celles des riches en bois, parce que cela coûte plus cher, —
devant les portes la pierre qui sert de marche, tout au sommet^de la
ville les habitations des hauts personnages, le palais de la reine
avec son immense toiture, à côté la Maison d'argent avec son bal-
con, d'où la vieille Ranavalona donnait audience aux envoyés des
nations étrangères, puis les demeures des ministres. Dans la direc-
tion du sud, un large espace vide est d'un effet détestable : c'est
l'île de MADAGASCAR. 833
un rocher; — en ce pays, on ne prend jamais la peine de niveler le
sol. Dans la cérémonie qui s'accomplit à l'occasion du mariage de
la reine apparaît dans une réalité saisissante le peuple presque bar-
bare qui a reçu l'atteinte de la civilisation européenne; on sent
la foule entre les haies des soldats habillés de blanc; un peu
d'illusion, et l'on se croirait sur la scène elle-même. Des por-
traits d'hommes et de femmes de toute condition, de face et de
profil, nous mettent pour la première fois dans une 'sorte de re-
lation intime avec les peuples de la grande île africaine. A peine
renseignés à l'égard de la physionomie générale des Ovas et de
quelques individus de la côte orientale par les photographies de
M. Ellis et de M. Gharnay, nous pouvons aujourd'hui avoir une idée
vraiment nette des signes caractéristiques des Malgaches, — Ovas,
Betsimisarakes, Antanosses, Mahafales, Sakalaves.
On considère les Ovas, les uns vêtus à l'Européenne ou portant le
costume militaire, les autres élégamment drapés dans un lamba;
des yeux étroits et peu ouverts, des pommettes saillantes, des che-
veux lisses et raides, dénotent bien une origine asiatique. On de-
meure frappé des différences de physionomie entre les plus hauts
personnages : celui-ci porte la marque d'une certaine distinction, il
est de race pure; celui-là semble vulgaire, il est sorti des plus
humbles rangs, et le sang qui coule dans ses veines n'est pas sans
mélange. Les femmes, reine, princesses ou autres, n'enchantent
point par la beauté; celle qui gouvernait la maison du révérend
William Ellis n'a pas été oubliée. Viennent les Betsimisarakes, habi-
tans de la cote orientale ; hommes et femmes avec une grosse face
plate, un nez prodigieusement épaté, de grosses lèvres et une im-
mense chevelure crépue, sont affreux, mais ils n'ont pas en géné-
ral de mauvaises figures; l'explorateur de Madagascar les regarde
comme des nègres océaniens, et il a plus d'une bonne raison pour
défendre cette opinion. Les Antanosses ne sont guère mieux par-
tagés que les Betsimisarakes sous le rapport des avantages physi-
ques, peut-être ont-ils la même origine. Les Sakalaves, surtout les
nobles, se distinguent au premier coup d'œil des autres Malgaches;
ils présentent une certaine harmonie dans les lignes du visage;
M. Grandidier est porté à croire qu'ils sont venus des rivages du
Malabar. Des femmes de cette race, des princesses il est vrai , sont
loin d'être sans charmes : pourvues d'une abondante chevelure, elles
la partagent en une quantité énorme de petites tresses , et, cour-
bant ces tresses en arrière vers le point central de la tête, elles
donnent à l'ensemble l'apparence d'un soleil; pareille coiffure, qui
exige plusieurs jours de travail, serait sans doute fort admirée dans
nos salons. Une de ces nobles dames sakalaves a le maintien de la
TOME en. — 1872. 53
834 REVUE DES DEUX MONDES.
personne qui ne doute pas Je sa beauté; une jeune fille a l'air mo-
deste et gracieux d'une enfant qui espère être trouvée jolie. Après
l'examen de celte collection de photographies, on garde des sympa-
thies et des antipathies comme si les personnages eux-mêmes avaient
apparu.
Le voyageur a beaucoup observé les Arabes, dont nous avons déjà
indiqué l'influence manifeste sur la population malgache tout en-
tière; il a suivi cette influence dans chaque région, il est allé chez
les Matitaues recueillir des documens, et il a rapporté des extraits
des livres écrits en caractères arabes religieusement conservés dans
cette tribu; on y trouvera sans doute des faits historiques fort cu-
rieux. M. Grandidier s'est efforcé d'arriver à une estimation aussi
approximative que possible de la population actuelle de Madagascar;
pour une si vaste terre, elle est faible, au plus h millions d'âmes,
1 million dans la province d'Imerina, 600,000 dans la province des
Betsiléos, près de 2 millions sur la bande orientale; ensuite il ne
faut pas compter plus de 500,000 pour les Sakalaves, Bares, An-
tandrouïs et Mahafales. Aujourd'hui les Ovas sont les maîtres de la
moitié de l'île; des chefs encore indépendans gouvernent les par-
ties du territoire que les premiers n'ont pas envahies, particulière-
ment au sud et à l'ouest, ou celles qu'ils ont perdues. L'avenir du
pays appartient au gouvernement de Tananarive.
De précieux matériaux sont rassemblés; dans peu d'années, nous
aurons une véritable histoire générale de la grande île africaine.
M. Grandidier a présenté des notices sur son voyage à la Société
de géographie et à l'Académie des Sciences; dans divers recueils, et
le plus souvent de concert avec M. Alphonse Milne Edwards, il a
publié les descriptions des animaux les plus remarquables qu'il a
découverts. Ses collections sont déposées au Muséum d'histoire na-
turelle; bientôt elles seront une propriété nationale. Maintenant le
voyageur prépare le vaste ouvrage qui fera connaître Madagascar
d'une façon toute nouvelle. L'œuvre est immense, même avec le con-
cours de quelques hommes spéciaux : douze ou quinze volumes
et cinq cents planches suffiront à peine; mais la persévérance, les
soins, le talent, les sacrifices nécessaires ne manqueront pas à
l'exécution, L'œuvre achevée, chacun dira que l'explorateur de la
Gi*ande- Terre a bien mérité de la science et du pays.
Emile Blanchard,
LES
MISSIONS EXTERIEURES
DE LA MARINE
III.
LA STATION DU LEVANT.
I.
L'ARCHIPEL GREC ET LES COTES DE L'ASÎE-MINEUPE
AVANT L'INSURRECTION.
De toutes les missions que le soin de nos intérêts extérieurs et
le juste souci de noire influence ont imposées depuis soixante ans à
notre marine, la plus délicate et la plus importante a été sans con-
tredit celle qu'ont remplie dans les mers du Levant, de 1816 à
1830, les officiers successivement appelés au commandement de
cette station navale. Il ne s'agissait au début que de rouvrir à notre
commerce un trafic dont nous avions eu pendant deux siècles le
monopole; mais bientôt la miss'on d( vint plus c( mpliquée. Proscrit
par le sultan, le pacha de Janina s'était mis en état de rébellion ou-
verte; il tenait en échec toutes les forces disponibles de l'empire.
La vaste conspiration mystique qui couvait en Grèce choisit cette
occasion pour éclater. Pendant que les prpulations chrétiennes se
soulevaient de toutes parts, le fanatisme musulman appelait, pour
les réduire, les milices asiatiques aux armes. Une sanglante anar-
chie menaçait dès lors sur le continent la sécurité de nos compa-
triotes, dans les îles celle de nos protégés, les Grecs du rit ca-
tholique. La piraterie, pendant ce temps, désolait l'Archipel. La
navigation y était devenue pour les neutres plus périlleuse que sur
836 REVUE DES DEUX MONDES.
les côtes des régences barbaresques. Quant aux belligérans, ils
ne s'accordaient de merci que lorsqu'ils y étaient contraints par
la présence de quelque pavillon étranger. Il y avait donc, pour les
navires de guerre qui composaient à cette époque la station navale
du Levant, de nombreux griefs à redresser, de douloureuses in-
fortunes à secourir. Les ressources dont nous disposions étaient
malheureusement très restreintes, car la France se relevait à peine
de ses raines, et une rigoureuse économie présidait encore à ses
dépenses. Nos capitaines se multiplièrent; leur activité trouva le
moyen de pourvoir à tout. Sur ce théâtre, où les pavillons de la
Grande-Bretagne, de l'Autriche et des États-Unis flottaient à côté
du nôtre, l'opinion publique ne tarda pas à nous attribuer le pre-
mier rang. Nous l'avions conquis par notre loyauté, par notre pru-
dence, par notre fermeté aussi exempte d'emportement que de
faiblesse. Il y a là, pour qui sait apprécier à leur juste valeur les
services rendus, une des pages les plus honorables de l'histoire de
la marine française; c'est en outre une page presque contempo-
raine. A ce titre seul, j'éprouverais un vif plaisir à la raconter, car
j'y retrouve les noms qu'a vénérés et aimés ma jeunesse. J'espère
qu'un intérêt plus sérieux justifiera l'étude à laquelle je me suis li-
vré, et qu'il en sortira pour la génération gardienne de notre avenir
plus d'un profitable enseignement.
Une flatteuse confiance avait mis entre mes mains la correspon-
dance de l'illustre amiral dont le rôle a été prépondérant dans les
événemens de cette époque, et qui par sa résolution a décidé, au mo-
ment critique, du sort de la Grèce; mais, bien que l'amiral de Rigny
ait séjourné à diverses reprises dans le Levant, sur Y Aigrette du
mois d'avril 1816 au mois d'octobre 1817, sur la Mcdce du mois
de mai 1822 au mois de juin 1824, ses lettres n'ont toute leur por-
tée et ne permettent d'embrasser l'ensemble de la situation poli-
tique qu'à partir des premiers jours de l'année 1825. J'ai cru qu'il
était bon de remonter plus haut, de prendre les troubles à leur
principe, la station à son origine. Le ministère de la marine a con-
senti à m'ouvrir ses archives. Je me suis ainsi trouvé en possession
d'une masse de documens sous laquelle ma curiosité courait le
risque de demeurer amplement satisfaite, mais ensevelie. Je m'en
suis dégagé par un suprême effort. Peut-être aurais-je pu de ce
long examen faire jaillir quelques clartés nouvelles sur des événe-
mens qui à une autre époque ont passionné la France, et dont notre
humeur mobile a méconnu, le jour où elle s'est ravisée, l'incontes-
table et légitime grandeur. Le moment n'eût-il pas été bien choisi
pour essayer de refaire avec impartialité, et en s' appuyant sur des
renseignemens certains, cette émouvante histoire? Ce qui avait
cessé de nous toucher, ce qui nous trouvait dédaigneux, scepti-
LA STATION DU LEVANT. 837
ques, indifférens au sortir de combats victorieux, ne nous eût-il
pas attendris quand nous étions nous-mêmes tout saignans encore
de nos défaites? Quelque chose me disait que nous comprendrions
mieux à cette heure l'émotion générale qui tout à coup s'empara
de nos pères, gagna le cœur trop longtemps fermé des hommes d'état
et finit par leur arracher, en dépit de tous leurs scrupules, une in-
tervention que beaucoup d'entre eux jugèrent jusqu'au dernier mo-
ment imprudente et impolitique. M'appartenait-il pourtant d'abor-
der dans toute son étendue un sujet aussi vaste? Marin, j'ai pensé
que j'étais appelé à parler avant tout de marine. Je me suis donc
appliqué à borner mon récit. J'en dirai assez pour faire comprendre
les causes, les péripéties et l'issue de la lutte; qu'on ne s'étonne
pas si j'insiste sur les épisodes qui, par un côté quelconque, pré-
senteront un intérêt maritime. Je reviendrai ainsi par une pente
qui m'est depuis longtemps familière aux préoccupations d'où est
née la première idée de ce travail. Je ne l'aurais jamais entrepris,
si je ne m'étais flatté de le faire servir à l'instruction de ceux qui
seront bientôt nos successeurs, de le faire tourner à l'honneur de
ceux qui ont été nos guides et nos devanciers.
La composition et les opérations des flottes que la Grèce moderne
opposa pendant sept années aux vaisseaux ottomans sont de nature
à éclairer la stratégie navale de l'avenir tout aussi bien que celle
du passé. Quand on voit des bricks de 200 à 300 tonneaux affronter
les massives escadres sorties des Dardanelles, disperser et chasser
devant eux, comme un troupeau de daims effarés, les corvettes, les
frégates, les vaisseaux de 80 canons, on s'explique bien mieux la
défaite de la grande Armada et la destruction des lourdes nefs de
Philippe II par la flottille agile de lord Howard. Les longues lignes
qui se foudroient pendant des heures entières sans qu'une artillerie
impuissante réussisse à les entamer, les brûlots protégés par ces
murailles mobiles qui tout à coup s'élancent à travers la fumée pour
aller s''accrocher aux flancs des capitan-pachas, ces armées qui se
déploient sur plusieurs lieues d'étendue, qui s'éloignent, se rap-
prochent, engagent ou cessent le combat, sans avoir besoin de re-
courir à notre appareil compliqué de signaux, tout cela nous re-
porte, en fait de tactique navale, à plus de deux siècles en arrière.
Au spectacle de ces batailles rangées, où figurèrent souvent plus de
cent navires, — batailles auxquelles il me semble avoir assisté, car
le hasard leur donna pour témoins des officiers que l'amiral de
Rigny appelait ses élèves et que j'ai appelés mes maîtres, — les
manœuvres des Blake, des Tromp et des Ruyter se sont éclairées
pour moi d'un nouveau jour. Là cependant ne se borne pas l'inté-
rêt que l'étude des combats livrés par les bâtimens d'Ipsara et d'Hy-
838 REVUE DES DEUX MONDES,
dra peut offrir. Dans cet Orient frappé de léthargie, il fallait s'at-
tendre à retrouver les choses de la mer en l'état où les institutions
et l'art naval du xvii" siècle les avaient laissées. Ce qu'il y a de
piquant, c'est de voir la science nous ramener par un long détour
au mode d'attaque pratiqué il y a cinquante ans par les Hydriotes,
il y a deux cents ans par les Français, les Anglais et les Hollandais.
Nous avons cuirassé nos navires et rendu de nouveau l'artillerie
sans effet; nous en reviendrons nécessairement à l'emploi des
moyens qui suppléaient autrefois le canon. Nos brûlots s'appelle-
ront des bâlimens-torpilles.
Nous verrons donc encore des armées navales s'observer, se me-
nacer longtemps avant de se décider à se joindre, puis tout à coup
se ruer l'une sur l'autre, se traverser, se heurter, se confondre. En
avant seront rangés les navires de haut bord, ceux qui seront de
taille à combattre par le fer et par le choc, qui auront été construits
pour briser ou pour écarter de leur proue les obstacles. Cette pre-
mière ligne en couvrira et en conduira au milieu de la mêlée une
seconde. Dans celle-ci se tiendront, dissimulés jusqu'au moment
propice, les avisos munis de cônes explosifs, les chaloupes conver-
ties en engins destructeurs. Plus d'une de ces guêpes devra laisser
son dird et sa vie dans la plai^. Les batailles futures exigeront des
dévoûmens antiques. Peut-êlre alors ne sera-t-il pas inutile d'étu-
dier de plus près les mouvemens par lesquels les grands amiraux
du XVI* et du xvii" siècle préparaient l'action de leurs brûlots, évi-
tant de les envoyer à des sacrifices inutiles, les protégeant jusqu'au
dernier moment et ne leur donnant à détruire que des vaisseaux
déjà ébranlés. C'est alors aussi qu'on verra revivre plus d'un nom
demeuré injustement obscur. On voudra savoir quels étaient ces ca-
pitaines à qui était réservée la plus rude basogne, d'où venaient
ces enfans perdus dont le dévoûment n'avait part qu'à la peine sans
pouvoir jamais aspirer à l'honneur, héros plébéiens qu'on retrouve
dans tous nos combats jusqu'à la fin du règne de Louis XIV, et qui,
par ordre de Richelieu, recevaient des mains de l'archevêque de
Sourdis des chaînes d'or pour avoir incendié dans la baie de Gue-
tarie toute un 3 flotte espagnole. La race de ces vaillans hommes
ne peut être éteinte parmi nous. Aux plus rares courages cependant
il ne faut pas demander l'impossible. Il est donc utile de bien pré-
ciser les hauts faits que l'on veut donner pour exemples, de re-
chercher soigneusement dans quelles conditions ces heureux traits
d'audace ont été accomplis, et quelles ingénieuses précautions en
ont assuré le succès. C'est à ce point de vue surtout que les exploits
des marins grecs ont un droit spécial à notre attention.
LA STATION DU LEVANT. 839
I.
Apres au gain, enclins à la piraterie, sans pitié pour les vaincus,
sans respect pour la foi jurée, la plupart des chefs intrépides qui
montaient les navires d'IIydra, de S[)ezzia, d'Ipsara ou de Gaxos
ont plus d'une fois mérité les malédictions des neutres et excité
notre in lignation; mais les gueux de mer à qui les Provinces-Unies
ont dû leur indépendance, les flibustiers terreur des gaUons espa-
gnols, les aventuriers qui ont porté les noms de sir Francis Drake,
de John Ilawkins, de Martin Forbisher, tous ces grands patriotes
que nous contemplons aujourd'hui à travers un prisme, élaient-ils
plus humains, plus désintéressés, plus scrupuleux observateurs du
droit des gens que les compagnons indisciplinés de Miaulis? On
peut fouiller les annales des temps passés et l'histoire des temps
modernes; on n'y découvrira pas de figure plus noble que celle de
Canaris, «le brave des braves, l'âme la plus franche et la plus
loyale qu'il fût possible de rencontrer (1). »
L'inexpérience du compagnon de Paul-Émile n'a pas, comme l'a
prétendu le poète, « fait tout le succès d'Annibal, » mais elle y a
beaucoup contribué. La négligence des Turcs n'a pas moins favorisé
l'audace des marins grecs. C'est là un point qu'il importe de ne pas
perdre de vue. Lorsque les Hydriotes ont dû se mesurer avec les
navires qui composaient le contingent algérien ou môme avec ceux
que leur opposait la flotte égyptienne, ils ont trouvé de tout autres
conditions de combat. Si la flotte de Philippe II n'eût compté que
des frégates de Dunkerque, les Anglais n'en auraient pas eu aussi
aisément raison. On peut se montrer entreprenant sans danger avec
im ennemi qui se défend mal, qui souvent même ne se défend pas.
Cependant, si l'on veut se flatter d'imiter les Grecs dans leurs coups
de main heureux, il faudra d'abord élever son cœur à la hauteur de
leur héroïsme, car ils ont été héroïques, — je le prouverai par les
témoignages les plus irrécusables.
Un écrivain anglais l'a fait remarquer avec raison : pendant long-
temps, nous n'avons connu les habitans du Levant que par les por-
traits que nous en traçaient leurs rivaux commerciaux, — autant
vaudrait dire leurs plus mortels ennemis. Il n'est pas surprenant
que nous nous soyons habitués à les voir sous un jour peu favo-
rable. Le ciel de la Grèce aurait-il donc perdu sa vertu et la plante
humaine y aurait-elle dégméré? Ni les peintres ni les sculpteurs ne
seront de cet avis. Plus d'une tête de palikare ne déparerait pas la
(1) Rapport du commandant Le Ray, aide-de-camp de l'amiral de Rigny (Mile,
•22 septembre 1823),
8Ù0 REVUE DES DEUX MONDES.
Statue d'Apollon. Les vierges de Tine ou de Lesbos pourraient encore
servir de modèle à Praxitèle. Il existe également sous ce ciel géné-
reux et fécond des âmes dignes de la splendide demeure qu'elles
habitent; mais la masse du peuple, — il serait puéril de le mécon-
naître, — se ressentira longtemps d'un passé désastreux. Jamais
nation n'avait été enfouie sous une couche aussi profonde d'igno-
rance et de servitude. La renaissance de la Grèce est un phénomène
dont l'histoire ae présentera probablement pas un second exemple,
et qui ne saurait s'expliquer que par une vitalité exceptionnelle. On
en demeurera convaincu, si l'on veut bien jeter avec nous un coup
d'œil rapide sur les diverses phases que ce peuple avait traversées
depuis le premier écroulement de l'empire byzantin.
La conquête étrangère a quelquefois rajeuni le sang des vaincus,
semblable à ces masses planétaires qui devaient, suivant un sys-
tème ingénieux, alimenter le foyer du soleil. Tel a été le caractère
de la conquête de la Chine par les Mantchoux, de celle de l'Angle-
terre par les Normands. Pour la Grèce, quatre ou cinq fois con-
quise dans l'espace de quelques siècles, l'asservissement a toujours
été sans compensation. La fin du moyen âge fut sans doute une
poétique époque. Les chevaliers errans s'y partageaient les empires
et donnaient des îles à leurs écuyers. Les princes d'Achaïe, les ducs
d'Athènes et les ducs de Naxos, les capitaines de la grande Compa-
gnie Catalane, ont rempli l'Europe du bruit de leurs prouesses.
Pendant près de deux cents ans, le souvenir de ces soldats heu-
reux a défrayé les romans de chevalerie et entretenu dans tous les
cœurs bien nés une émulation généreuse; mais pour le bétail hu-
main, qui n'avait d'autre lot que d'illustrer le blason de ses maîtres
et de subvenir à la pompe de leurs cours féodales, l'occupation la-
tine ne fut pas un moindre fléau que ne devait l'être le pouvoir des
sultans. C'est même à ces temps reculés, à cette époque singulière-
ment embellie par nos fables , qu'il faut faire remonter la haine si
violente que les populations orthodoxes n'ont cessé de montrer en-
vers les catholiques. Percevoir des taxes et bâtir des forteresses,
tel fut le principal, sinon l'unique soin des vainqueurs qui dépe-
cèrent le patrimoine des Comnènes. Venise elle-même ne fit pas
autre chose tant qu'elle resta maîtresse de l'île de Candie. Lors-
qu'on 1685, profitant des embarras de l'empire ottoman et s' ap-
puyant sur l'alliance de l'Allemagne, elle réussit à s'emparer de la
Morée, sa politique ne paraît pas avoir eu de meilleures tendances.
Aussi la population indigène repassa-t-elle avec une indifférence
complète, après trente ans de domination vénitienne, sous le joug
dont la sérénissime république avait prétendu la délivrer.
Cette indifférence, qui est la condamnation de la domination la-
tine, ne saurait être en aucune façon l'apologie de la domination
LA STATION DU LEVANT. 8Al
musulmane. De tous les conquérans qui ont ravagé le monde, les
Turcs ont été incontestablement les plus malfaisans. Partout où ils
ont passé, ils ont flétri les âmes et remdu le sol stérile. Les récits
des voyageurs du xvii« et du xviii* siècle ne nous entretiennent
pas des souffrances des Grecs ; ils nous ont transmis le plus triste
tableau de leur abaissement.
Les successeurs de Mahomet II n'avaient rien négligé pour abattre
l'orgueil des vaincus. Ils voulaient des populations humiliées pour
avoir plus sûrement des populations soumises. La distinction entre
les chrétiens et les mahométans s'étendait aux moindres minuties.
Un chrétien ne pouvait porter que des vêtemens et des coiffures de
couleurs sombres. Il devait peindre sa maison en noir ou en brun
foncé. S'il tuait un musulman, fût-ce pour sa défense, s'il frappait
un shf^riff, c'est-à-dire un de ces descendans de Mahomet que dis-
tingue encore le turban vert, — et il y a des milliers de shériffs
dans certaines villes de l'Orient, — il était le plus souvent mis à
mort sans jugement et sur place. La plus juste querelle avec un
croyant l'exposait tout au moins à une forte amende et à la baston-
nade. Son témoignage était sans valeur devant la justice. C'est à
peine si deux témoins chrétiens pouvaient espérer compter pour un
seul. Ni les joies de la famille, ni un tranquille bien-être, ni l'exhi-
bition même d'un faste insolent, n'étaient incompatibles avec cette
situation dégradée. Gouvernés par leurs prêtres, taxés et admi-
nistrés par leurs primats, « grands parleurs, grands railleurs et
marchands très accorts, » les Grecs, s'ils n'avaient aucune liberté
politique, n'en jouissaient pas moins des plus amples franchises
municipales. Exempts du service militaire depuis que les musulmans
avaient tenu à en assumer tout le poids, ils avaient des loisirs, et
ces loisirs, ils les employaient « à boire et à festiner. » Quant à
leurs femmes, « pompeuses au possible, vêtues d'étoffes de soie, la
gorge découverte, les bras chargés de bracelets d'or, » elles allaient
par les rues, traînant leurs mules brodées, sans songer à gémir
d'être « esclaves du Turc, » et plus fières « de toute cette bravade »
que honteuses de leur servitude.
Comment une telle résignation ne parvint-elle pas à désarmer
la rigueur des sultans, et par quel excès d'ombrage le divan osa-t-il
à diverses reprises concevoir le projet d'exterminer un peuple qui
payait si régulièrement chaque anpée le droit d'exister? Le karatch,
cet impôt de capitation que le Koran exige du vaincu qui veut rester
rebelle à la foi musulmane, constituait le principal revenu du trésor
public. Les Grecs s'y étaient soumis sans murmure, et continuaient
de l'acquitter sans se plaindre. Pendant longtemps, ils ne vécurent
pas moins que par une tolérance tacite, sous la menace constante
du fetva, qui pouvait les faire brusquement disparaître de la surface
8h2 REVUE DES DEUX MONDES.
de la terre; mais tout est sujet au changement en ce monde, et il
eût été par trop singulier que les Turcs eussent le privilège d'arrêter
la roue de la fortune parce qu'il leur plaisait de demeurer eux-
mêmes immobiles. Leurs armées avaient nagrère recruté leur meil-
leure infanterie au sein des populations conquises. Le sultan préle-
vait dans chaque famille chrétienne l'enfant le plus robuste et le
mieux constitué pour le consacrer à la gloire du prophète. Ce fu-
neste tribut, drjà tombé en désuétude, fut formellement aboli vers
l'époque où les Vénitiens envahirent la Morée. Les janissaires étaient
devenus insensiblement une milice bourgeoise; ils voulurent de-
venir une caste héréditaire, et revendiquèrent pour leurs propres
enfans la solde et les prérogatives réservées par les premiers sul-
tans aux rejetons des nations inrilèles. Les prétentions d'un corps
qui ne devait pas être moins redoutable à ses maîtres qu'à l'ennemi
étranger furent imprudemment accueillies , et le déclin militaire
de l'empire suivit de près la mesure par laquelle Amurat IV lit droit
à cette impolitique demande. Funeste à l'armée turque, dont la
sève cessa ainsi de se renouveler, l'abolition du tribut imposé aux
chrétiens depuis le règne d'Oikhan fut pour la race conquise un
inestimable bienfait; elle lui rendit toute sa fécondité. A dater de
ce moment, on put prévoir le jour où la polygamie et un état de
guerre presque constant laisseraient les Turcs en mino ité dans la
plupart des fiefs que, sous le nom de sandjaks et de timars, ils s'é-
taient constitués en Europe.
Heureusement pour les Osmanlis, jusqu'aux premières années du
xviri^ siècle les passions religietises n'avaient point pris parti contre
leur puis>ance. Le patriarche de Con^tantinople et le haut clergé
soutenaient de toat leur crédit l'autorité chancelante du sultan.
En la laissant ébranler davantage, ils auraient craint de seconder
les projets de quelque puissance catholique. Les Vénitiens les ont
même accusés d'avoir favorisé par leurs menées secrètes les rapides
succès d'Ali Kumurgi, qui en 1715 n'employa que trois mois pour
reconquérir la Morée. Cependant le ciel ne devait pas tarder à sus-
citer aux successeurs d'Oihman un ennemi cent fois plus dange-
reux que l'empereur d'Autriche ou la république de Venise, car cet
ennemi était à la fols un réformateur hardi, un soldat ambitieux et
un fervent champion de la foi orthodoxe. Vrai ou apocryphe, le tes-
tament de Pieire le Grand n'en est pas moins demeuré l'évangile
politique de tous les hommes d'état moscovites, et ce testament
comprenait dans ses moyens d'action les plus puissans l'agitation
religieuse de la Grèce. Cette agitation, habilement entretenue par
de nombreux agens, produisit à vingt ans d'intervalle deux soulè-
vemens qui furent cruellement comprimés. Sacrifiés en 177/i aux
exigences de la paix générale, les Grecs furent une seconde fois
LA STATION DU LEVANT. SllZ
abandonnés en 1790 par la Russie, trop faible pour braver les me-
naces de l'Europe. Les Grecs suppliaient alors l'impératrice Cathe-
rine de leur donner pour souverain un de Sis petits-fils. C'était leur
liberté complète et leur autonomie qu'ils réclamaient lorsque quel-
ques années plus tard le souffle puissant de la révolution française
vint à passer sur le monde. Cette émotion resta sans conséquence;
elle n'engendra que de nouveau?: martyrs.
La dissolution de l'empire ottoman apparaissait cependant chaque
jour plus imminente. Retranchés dans leur stupide et pompeuse
gravité, les Turcs regardaient d'un œil indifférent le monde se mou-
voir autour d'eux. Les autres nations perfectionnaient leurs armes,
modifiaient leur tactique, faisaient de la guerre une science. 11 y
allait de la vie pour tout sultan soupçonné seulement de songer à
s'approprier ces progrès. Les Turcs n'avaient gardé que l'orgueil
du passé; ils en avaient perdu les vertus militaires. Si le fanatisme
qui avait été jadis l'âme de cette nation se réveillait parfois, s'il
semblait l'arracher un instant à son incurable apathie, ce n'était
pas pour la conduire contre les infidèles, c'était pour l'ameuter
contre les réformateurs. Tout poussait donc un pouvoir usé à l'abîme.
Les sultans ne dataient plus leurs décrets « de leur étiier impé-
rial, » ils les dataient du sein des harems où la sédition les avait
contraints de s'enfermer. Ces fantômes de souverains ne pouvaient
que lâcher la bride à toutes les tyrannies locales. Aussi la situation
des chrétiens s'aggravait -elle chaque jour davantage. Dans les
villes, ils avaient à redouter les exactions des fonctionnaires turcs,
dans les campagnes les violences des soldats vagabonds. Toute sé-
curité avait disparu, et la sécurité est la seule compensation que le
despotisme étranger puisse offrir en échange de la servitude. Les
femmes mêmes, d'ordinaire sacrées aux yeux du musulman, se
voyaient exposées aux plus grossiers outrages; le culte, si efficace-
ment protégé jusqu'alors, subissait des affronts qui lui avaient été
épargnés au milieu c!e la plus grande effervescence de la conquête.
En quelques années, le désespoir, la soif de la vengeance, eurent
peuplé les montagnes de bandits. Ces klephtes avaient pour com-
plices les nombreux mécontens que remuait jusqu'au fond du cœur
leur audace. Tous les chrétiens d'ailleurs n'avaient pas été désar-
més. La Thessalie et la Macédoine avaient leurs armatoles; les Ma-
niotes occupaient le massif du Taygète, les Souliotes les gorges où
l'Achéron prend sa source. La Grèce était donc enfin mûre pour une
insurrection. Il suffisait que la Russie en donnât de nouveau le si-
gnal. Chose étrange, ce fut précisément la Russie qui, par les allures
qu'elle venait d'imprimer à la politique générale, recula de cinq ou
six ans l'explosion.
La sainte-alliance n'avait pas de plus fervent apôtre que l'empe-
Slx!l REVUE DES DEUX MONDES.
reur Alexandre, et cette ligue souveraine avait adopté pour principe
le raffermissement de l'Europe sur ses anciennes bases. Tout ce
qui avait existé avant la révolution étant réputé sacré, le sultan lui-
même devenait à cette heure légitime; mais c'était en vain que les
rois assemblés en congrès se flattaient d'étouffer à jamais dans le
monde un fatal esprit de révolte. Ce que le successeur de Pierre
le Grand, dans sa loyauté politique, se refusait à faire, il se ren-
contra un pacha musulman pour se charger bien plus sûrement
encore de l'accomplir.
De tout temps, le pouvoir de la Porte avait été purement nominal
sur quelques-unes des provinces de l'empire. La rébellion devait
prendre un caractère infiniment plus grave le jour où elle gagne-
rait des territoires voisins du siège même du gouvernement. La
révolte du pacha de Widdin avait eu pour conséquence indirecte
en ISOZi l'insurrection générale de la Servie; le Monténégro avait
dû ses premiers progrès à la turbulence de Kara-Mahmoud, le gou-
verneur insubordonné de la Haute-Albanie. Les intrigues et les
cruautés du pacha de Janina, dont l'autorité s'était successivement
étendue sur la Thessalie, sur le Péloponèse et sur l'Épire, prépa-
raient la grande levée de boucliers de la Grèce.
Tel était l'état des choses en Orient, telles étaient les dispositions
des puissances européennes, rassurées par le calme apparent qui
se manifestait partout à la surface, quand le gouvernement de la
restauration, remis de ses premières secousses et n'ayant plus à
surveiller sur les côtes de Provence les prétendus projets de débar-
quement du prince Lucien Bonaparte, sur les côtes de Corse la
prise d'armes des insurgés du Fiumorbo, songea, au mois de fé-
vrier 1816, à trouver une frégate pour transporter l'ambassadeur
du roi à Constantinople, et quelques navires de moindres dimen-
sions pour protéger notre commerce renaissant dans le Levant.
II.
Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu dans l'histoire de France une
période plus sombre et plus mélancolique que celle qui suivit les
cent-jours. Les archives mêmes de la marine ont gardé la trace du
fâcheux état des esprits à cette époque. Ce qui augmentait le ma-
rasme général, ce qui pouvait expliquer jusqu'à un certain point
l'irritation presque universelle, c'est que la France alors n'était pas
seulement tiraillée par des passions contraires, elle était en proie à
la gêne, car son crédit n'était pas fondé encore.
Les échanges maritimes avaient joué un grand rôle dans la pro-
spérité de l'ancienne monarchie. Le premier soin de la restauration
devait donc être de rendre à notre commerce extérieur son essor et
LA STATION DU LEVANT, 8/15
de renouer les traditions qui l'avaient fait autrefois fleurir. Mal-
heureusement notre absence avait été mise à profit, et, sur les
marchés où jadis nous commandions en maîtres, nous trouvions à
peine une place qui ne fut déjà occupée par nos rivaux. La naviga-
tion que nous faisions dans le Levant, avant la guerre qui nous
avait fermé l'accès de toutes les mers du globe, se divisait en deux
branches : la navigation directe entre Marseille et les diverses
échelles, la navigation de cabotage connue sous le nom de cara-
vane. La première occupait annuellement cent quatre-vingts navires
montés par 2 ou 3,000 marins et portant à peu près 25,000 ton-
neaux; la seconde employait cent cinquante bâtimens d'un échan-
tillon inférieur. Ces derniers armemens appartenaient aux divers
ports de la côte de Provence compris entre Agde et Antibes. Ils al-
laient, laissés complètement à la discrétion de leurs capitaines,
chercher fortune dans les états soumis aux lois du grand-seigneur.
Leur absence durait dix-huit mois ou deux ans. Transportant d'une
échelle à l'autre des marchandises et des passagers, ils couvraient
de leur pavillon tout ce qui sous le pavillon turc eût été exposé
aux attaques des galères de Malte. Leur campagne terminée, ils
rapportaient à Marseille une cargaison qu'avaient généralement
payée les profits de la caravane. Nous tirions ainsi chaque année
près de 2 millions de francs de l'étranger, et nous donnions de
l'emploi à plus de 1,500 matelots.
Cette navigation si avantageuse avait entièrement cessé pour
nous. La suppression de l'ordre de Malte avait rendu la sécurité au
pavillon turc. Pendant la guerre qui tenait nos bâtimens de com-
merce renfermés dans nos ports, les navires grecs parcouraient la
Méditerranée sans crainte , abrités sous les couleurs respectées du
sultan, ou profitaient de la faculté que leur avait ouverte en 111k
le traité de Kainardji d'emprunter le pavillon russe pour se rendre
aux bouches du Danube et pour pénétrer jusqu'au fond de la mer
d'Âzof. A la faveur de ce double privilège, les Grecs étaient certains
de pouvoir toujours naviguer sous un pavillon neutre. Tuut au plus
avaient-ils à redouter les assauts de quelque pirate barbaresque ;
mais leurs équipages étaient nombreux, leurs navires bien armés et
réputés pour leur marche supérieure. Ils n'étaient pas seulement
en état de faire de rapides traversées, ils pouvaient de plus affron-
ter en chemin les mauvaises rencontres. C'est ainsi que, favorisés
par les luttes intestines de l'Europe, les sujets chrétiens de la Porte
s'assurèrent en quelques années le riche monopole du transport des
grains de l'Egypte et de la Mer-iNoire. Le commerce des épices avait
donné aux provinces unies des Pays-Bas une flotte marchande qui
se convertit rapidement en escadres de guerre; le roulage de l'Ar-
ShQ REVUE DES DEUX MOîsDES.
chipel préparait à la Grèce, pour la jour de l'insurrection; une ma-
rine non moins apte à se transformer.
Les îles d'Hydra, de Spezzin, d'Ipsara, de Gaxos, étaient des ro-
chers nus et escarpés; elles ne possédaient pas de ports ou du
moins pas d'abiis véritablement dignes de ce nom. Les navires de-
vaient s'y entasser dans quelque anfractuosité de la côte, serrés les
uns contre les autres, retenus immobiles par quatre amarres. Ces
rochers mettaient cependant en mer chaque année près de quatre
cents bâtimens dont le moindre jaugeait de 150 à 200 tonneaux.
Entre les quatre îles que je viens de nommer, Hydra occupait plus
que le premier rang. Il fallait lui reconnaître une importance à part.
Jalouse d'Ipsara, personne n'eût songé à lui donner Ipsara pour ri-
vale. Autant par sympathie que par humilité, Spezzla se rangeait
sous sa dépendance. Spezzia en effet était, ainsi qu'Hydra, une co-
lonie albanaise : Ipsara et Gaxos avaient été peuplées par une race
différente; on y parlait la langue romaïque et les dialectes de l'É-
pire n'y auraient pas été compris.
L'île d'Hydra est très avantageusement située. Elle commande le
passage qui met en communication le golfe de Nauplie et le golfe
d'Athènes. Quelques colons albanais, fuyant les exactions du pa-
cha de la Morée, vinrent s'y réfugier dans le courant de l'année
1730. En 1816, une population de 20,000 habitans, dans laquelle
on comptait près de 10,000 maririS, attestait sur ce roc désolé la
puissance fécondante du commsice. Aucun luxe extérieur ne tra-
hissait d'ailleurs la secrète opulence d'une race parcimonieuse et
frugale. Le plus riche Hydriote mettait tout son faste à édifier près
du bord de la mer une demeure construite sur le modèle des mai-
sons génoises : au rez-de-chaussée, de vastes magasins renfer-
maient les marchandises; des caves voûtées ou des puits creusés
dans le roc gardaient mystérieusement les monceaux de piastres.
Le gouvernement avait pris, au sein de cette communauté labo-
rieuse, la forme vers laquelle il incline toujours dans la société al-
banaise. Les familles des premiers fondateurs s'étaient réservé les
honneurs municipaux; elles avaient ainsi constitué à leur profit une
oligarchie altière que divisaient malheureusement les rivalités les
plus vives. Ces antagonismes donnaient naissance à de perpétuelles
querelles; les Hydriotes sentirent la nécessité de les contenir par
une autorité supérieure le jour où ils les virent ensanglanter jus-
qu'au parvis des églises. Ils demandèrent alors au capitan- pacha
un gouverneur qui pût maintenir parmi eux une meilleure police.
Ce magistrat suprême, accordé à leurs instantes requêtes, fut choisi
parmi les notables de l'île; mais, quel que fût le titre dont on le
para, il n'en resta pas moins un simple magistrat municipal, à
LA STATION DU LEVANT, 8^7
peine investi par la sanction de la Porte d'un peu plus de prestige.
Ce n'était pourtant pas chose indifférente que de s'être placé
sous la protection sp'>^cia!e du capitan-paclia. Le pouvoir de ce haut
dignitaire s'étendait sur tout l'Archipel et sur une partie des côtes
du Péloponèse. Le capitan-pacha ne commandait pas seulement la
flotte, il était aussi chargé de l'équiper. Investi à cet effet des pré-
rogatives dévolues jadis à nos amiraux, il recueillait le tribut des
îles et y opérait les levées d'hommes que les circonstances ren-
daient nécessaires. Rien ne pouvait donc être plus précieux pour
des insulaires que sa bienveillance. Les Ilydriotes ne croyaient pas
la payer trop cher en lui offrant chaque année de riches présens et
en s'engageant à entretenir à leurs frais sur les bâlimt ns de la
flotte ottomane, pendant toute la durée de la campagne d'été, un
contingent de 250 marins. Le chiffre de cette dépense ne dépassait
pas 80,000 francs; celui de la somme affectée à l'achat des présens
20,000 francs. C'étaient les seules taxes que payaient les habitans
d'Hydra, affranchis de l'humiliant impôt du karatch.
On a comparé les îles albanaises aux anciennes villes libres de
l'empire d'Allemagne. Le rapprochement est jusqu'à un ceitain
point fondé. Le commerce fuit instinctivement tout ce qui gênerait
à un degré quelconque la liberté de ses allures. C'est ainsi qu'on
peut s'expliquer comment, entre tant d'îles pourvues d'excellens
ports, offrant par les seuls produits de leur sol un fret avantageux
à l'exportation, la marine grecque avait choisi, pour y établir ses
chantiers et pour y concentrer ses armemens, quatre îlots qui n'a-
vaient d'autre titre à cette préférence que l'absence de tout voisi-
nage importun. Des colonies avaient pris racine sur une terre
ingrate dont l'âpreté rebutait jusqu'aux plus humbles arbustes.
Chypre, Candie, Rhodes, Stancho, Métélin, Samos, les douze îles
dont se composait, sous le sceptre des empereurs byzantins, le
Tiiùme de la mer Egée, tous ces archipels sur lesquels avaient régné
ou des ducs ou des princes, dont les rades avaient abrité des flottes,
dont les villes avaient soutenu des sièges, languissaient au contraire
sous la main de l'administration musulmane, et voyaient se dé-
peupler leur fertile territoire.
Une seule île avait échappé à ce destin funeste. Chio présentait
un spectacle peu commun dans l'empire des sultans : on y jouissait
en paix des fruits de son travail, et l'on y acquérait la richesse
sans avoir besoin de se livrer à de douteuses industries ou à des
spéculations hasardeuses. La distillation du mastic, la culture des
vergers, faisaient de cette île fortunée un véritable Éden; mais Chio
avait été gouvernée pendant deux cent vingt ans par une maison
de commerce génoise, et le régime municipal sous lequel ses cam-
848 REVUE DES DEUX MONDES.
pagnes avaient prospéré n'avait subi après la conquête ottomane
qu'une altération insensible.
Les plus heureux de tous les sujets chrétiens du sultan, les Chiotes,
furent aussi longtemps les plus dociles. Beaucoup parmi eux avaient
visité l'Europe; on les citait pour leur instruction et pour leurs ver-
tus domestiques. Il n'était pas rare de rencontrer des Chiotes qui
parlaient avec une égale facilité plusieurs langues. La pratique de
la médecine leur ouvrit, vers la fin du xviii* siècle, l'accès des
honneurs officiels; des emplois importans furent créés pour eux.
Les fils des riches marchands de Ghio devinrent drogmans de la
flotte et drogmans de la Porte, voïvodes des vastes provinces situées
au-delà du Danube. L'élément grec eut ainsi une double issue pour
arriver aux affaires. Les Chiotes partagèrent avec le haut clergé
orthodoxe l'influence que l'intelHgence et le travail finissent tou-
jours par acquérir sur une orgueilleuse incurie.
Ce n'était pas avec cette île florissante, ce n'était pas davantage
avec les autres groupes de l'Archipel que notre commerce, dont
l'activité s'était toujours portée vers les côtes de l'Asie-Mineure,
pouvait espérer de renouer des relations de quelque importance.
Les îles de Métélin et de Candie fournissaient chacune de 25,000 à
30,000 mesures d'huile. Les navires d'Hydra et d'Ipsara suffisaient
pour transporter ces produits à Trieste, en Italie et dans la Mer-
Noire; des vins de liqueur, quelques cargaisons de fruits dont la
culture était également propre au midi de la France, représentaient
le seul fret que les autres îles auraient pu nous offrir. Nous n'a-
vions ainsi dans l'Archipel grec aucun de ces intérêts positifs dont
la protection eût justifié l'entretien d'une station navale perma-
nente; mais notre pavillon y était alors appelé et retenu par des
considérations d'un autre ordre.
De temps immémorial, la protection du culte catholique en Orient
avait été un des attributs de la couronne de France. Ce droit, au-
quel la piété de nos rois avait toujours attaché le plus grand prix,
nous créait des devoirs en même temps qu'une situation exception-
nelle. Se détacher de tout, laisser peu à peu, par une dédaigneuse
indifférence, se relâcher les liens qui nous unissaient naguère aux
autres peuples, eût été un triste moyen de rendre au nom français
son prestige. La république elle-même, dans ses plus mauvais
jours, avait continué de défendre les établissemens latins de l'Ar-
chipel contre les entreprises des autorités musulmanes ou des
sectes chrétiennes dissidentes. Les Turcs sont naturellement enclins
à respecter les traditions, surtout celles qui ont un caractère reli-
gieux. L'exercice du droit qui nous était conféré n'eût commencé à
leur causer quelque ombrage que le jour où nous eussions tenté
LA STATION DU LEVANT.
d'affaiblir chez les catholiques le sentiment de leurs devoirs envers
le sultan. La souveraineté du grand-seigneur devait rester intacte
et dominer dans toute sa plénitude les débats dont il nous était
permis d'entretenir le divan. Il y avait donc dans cette ingérence
un dangereux écueil à éviter, un écueil contre lequel on ne pouvait
trop mettre en garde nos agens politiques et nos officiers.
Les Latins de l'Archipel étaient fort portés à exagérer les effets
de notre protection. Ce n'était plus assez pour eux de porter le
nom et l'habit de Francs, qu'ils avaient hérités de leurs ancêtres
vénitiens ou génois; pour se soustraire plus sûrement encore au
paiement des contributions sous lesquelles gémissaient leurs com-
patriotes orthodoxes, ils prétendaient arborer la cocarde blanche.
Nous avions le devoir de tempérer cet excès d'enthousiasme, et
pourtant jamais plus touchant hommage n'avait été rendu à notre
grandeur passée. Longtemps, aux yeux des Grecs, le véritable sou-
verain de toutes les nations qui parlaient la langue franque avait
été le puissant monarque résidant cà Paris. Les croisés aux mains
desquels étaient tombés Chypre et Jérusalem, les comtes et les
princes qui s'étaient partagé les dépouilles des empereurs de By-
zance, les chevaliers qui avaient soutenu avec un si merveilleux
courage les deux sièges de Rhodes, ceux qui montaient encore à la
fin du XVIII'' siècle les galères ou les vaisseaux de Malte, les capi-
taines marchands de Cette et de Marseille, tous ces preux d'un
siècle légendaire, tous ces trafiquans d'un autre âge étaient con-
fondus dans les souvenirs des habitans du Levant sous une déno-
mination générale. Ils étaient Français au même titre que les com-
pagnons de Baudouin, comte de Flandres, en vertu de la même
illusion que les Anglais et les Écossais qui suivaient la bannière de
Richard d'Angleterre. La position prépondérante qu'avait prise à
Constantinople notre ambassadeur depuis le temps de François I",
l'éclat incomparable qu'avait jeté le règne de Louis XIV, l'activité
de notre marine marchande pendant toute la durée du xviii" siècle,
le séjour prolongé de notre armée en Egypte, le bruit de nos vic-
toires, le retentissement inusité de nos désastres, rien n'avait man-
qué pour confirmer chez les Grecs le sentiment de notre impor-
tance. La superbe assurance avec laquelle le nouveau chef de ce
peuple vaincu reprenait sa place dans la famille des rois et y m.sin-
tenait les prérogatives dues à l'ancienneté de sa race contribuait
également à frapper les esprits. Notre pavillon ne pouvait se mon-
trer nulle part sans y exciter des transports. On le saluait des
mêmes acclamations, à Tine, qui avait été autrefois dans l'Archipel
le siège de la domination vénitienne, à Naxie, qui était restée pen-
dant trois cent soixante ans le centre des possessions ducales, à
TOME cii. — 1872. 54
850 REVUE DES DEUX MONDES.
Santorin, où florissitient nos plus anciens établissemens religieux, à
Syra, où une humble communauté réfugiée sur un pic solitaire ne
se croyait pas encore assez défendue par sa pauvreté, et ne cessait
d'épier de l'inaccessible asile qu'elle s'était choisi l'approche tou-
jours redoutée des forbans.
Il y avait en effet plus d'un motif pour que nos vaisseaux, repa-
raissant au milieu de ces îles après une longue absence, y fussent
les bienvenus. Le besoin d'une police maritime se faisait générale-
ment sentir dans des mers que la flotte ottomane se bornait à par-
courir une fois l'an, lorsqu'elle venait, du mois de juin au mois de
septembre, recueillir le tribut payé par les insulaires. Les pirates
avaient le champ libre pendant les deux tiers de l'année. Les côtes
de l'Archipel n'avaient jamais été sûres, et il fut un temps où, sous
prétexte d'y faire la guerre aux Turcs, les bandits de toutes les
nations s'y donnaient rendez-vous. A l'issue des grandes luttes de
l'empire, ce fut ailleurs que la piraterie cosmopolite alla déployer
son drapeau; elle choisit de préférence les canaux et les débouque-
mens des Antilles. Dans l'Archipel, on n'était point exposé à ren-
contrer de ces hardis croiseurs en haute mer, mais on n'était pas
arrêté par le calme, aux abords surtout du cap Matapan ou du cap
Saint-Ange, sans courir de sérieux dangers. 11 y avait toujours dans
ces parages quelque barque embusquée pour guetter les navires au
passage. Dès que le signal convenu avait été donné, les laboureurs
se hâtaient de quitter la bêche ou la charrue et redevenaient pirates
pour avoir leur part du butin; satisfaits de celui qu'ils pouvaient
emporter, ils se contentaient généralement de dévaliser leur vic-
time à la hâte. D'autres fois cependant l'expédition prenait un ca-
ractère plus sérieux; le navire capturé était conduit dans quelque
île écartée. Là on rançonnait de son mieux l'équipage, et l'on visi-
tait le fond de cale à loisir. Les primats de l'île étaient trop heu-
reux, si, se voyant en nombre, les brigands ne cédaient pas à la
tentation d'opérer sur leur territoire une descente.
Cette basse piraterie, qu'il n'était pas au pouvoir de nos navires
de guerre d'extirper, puisqu'elle n'affrontait jamais leur présence,
ne dénotait pas seulement un manque absolu de répression, elle
indiquait déjà le profond mépris où était tombée l'autorité du sul-
tan. Je ne citerai qu'un exemple des épreuves auxquelles une sem-
blable désorganisation exposait la navigation neutre et les sujets
paisibles de la Porte, mais cet exemple suffira pour faire appj-écier
la situation morale où la grande insurrection de 1821 allait trouver
l'Archipel.
Dans les premiers mois de l'année 1815, un bâtiment de com-
merce français, tombé au pouvoir des pirates de la côte du Magne,
LA. STATION DU LEVANT. 851
fut amené par la barque qui s'en était emparée au mouillage de
l'Argentière. Cette île peu considérable est située à l'entrée de l'Ar-
chipel, presque en face du port de Milo. Avant la révolution, elle
avait été le poste avancé où nos navires de guerre venaient prendre
des pilotes, le lieu que l'ordre de Malte avait choisi pour y faire
reposer ses caravanes. Les forbans consentaient à relâcher leur
piise moyennant le paiement immédiat d'une rançon. Le capitaine
acceptait les conditions qui lui étaient faites et se félicitait déjà
d'en être quitte à ce prix. Pour se procurer la somme exigée, il s'é-
tait mis en relation avec les primats. Tout allait donc à son gré;
les bandits seraient satisfaits et l'équipage capturé serait libre; mais
il se trouva un homme pour s'indigner d'un pareil compromis et
pour refuser d'y prêter les mains.
Cet homme, toute la marine du Levant l'a connu, et plus d'an
officier vit encore qui pourrait témoigner de son zèle. D'origine fran-
çaise, il a été jusqu'à la fin de l'année 18/jO vice-consul de France
à Milo. M. Brest, — tel était le nom de cet énergique champion de
nos droits, — appartenait à une famille qui, de père en fils, avait
exercé les honorables et lucratives fonctions de pilote du roi dans
les mers du Levant. Il n'eut pas plus tôt appris le grand événement
qui venait de replacer l'héritier de saint Louis sur son trône qu'il
se crut à son tour en droit de réclamer les prérogatives et les émo-
lumens dont avaient joui ses ancêtres. Le pilote du roi résidait d'or-
dinaire à l'Argentière. Il n'était pas chargé de conduire lui-même
nos navires, il devait leur fournir des pilotes grecs dont il pût ré-
pondre. Investi des immunités consulaires, c'était un personnage.
Le souvenir d'une famille qui avait occupé pendant près d'un siècle
un poste de cette importance ne pouvait s'être évanoui dans îe
court espace de vingt ans. Les habitans de l'Argentière virent donc
sans grande surprise M. Brest arriver inopinément dans leur île et
s'y proclamer, de son autorité privée, « agent français pBOvisoire. »
Installé depuis quelques mois à son poste, et prenant au sérieux les
devoirs de sa charge, M. Brest s'opposait à un arrangement qu'il
jugeait contraire à la dignité du pavillon du roi. Pour soutenir son
dire, il s'était empressé de rassembler les primats et les notables.
Il les avait harangués et était parvenu avec leur aide à faire prendre
les armes aux habitans. Les bandits, de leur côté, n'avaient pas
tardé à perdre patience; ils débarquèrent en force sur la plage.
M. Brest les repoussa, leur tua quelques hommes et leur fit dix-
sept prisonniers. De retour à leur bord, les pirates, laissant le bâti-
ment français à la dis[)Osiiion des vainqueurs, se hâtèrent d'appa-
reiller.
Ils étaient partis, mais en se promettant bien de revenir. Ils re-
parurent en effet le 22 juin 1815 avec trois mùtiks montés par plus
852 KEVUE DES DEUX MONDES.
de 200 hommes. Un ultimatum fut adressé à M. Brest. Trois chefs
l'avaient signé, Catramatto, Francopolo et Loyo. Si dans trois quarts
d'heure l'agent français n'avait pas payé la somme de liO.OOO pias-
tres, s'il n'avait pas relâché les dix-sept hommes qu'il avait pris
quelques mois auparavant, il devait s'attendre à être haché en
morceaux. Sa femme et ses enfans auraient le même sort; ceux qui
lui écrivaient boiraient son sang. L'eût-il voulu, M. Brest n'était
plus en mesure de satisfaire les forbans. Les prisonniers que ces
bandits réclamaient, il les avait livrés à M. de Mackau, le jeune et
brillant capitaine du brick YAlacrity. Celui-ci les avait transportés
à Smyrne et remis au musselin. Le musselin les avait envoyés à
Boudroun, l'ancienne Halicarnasse, où les chevaliers de Bhodes
avaient eu jadis leurs chantiers et où le grand-seigneur fusait en
ce moment construire une frégate. Il n'y avait donc plus qu'un
parti à prendre, attendre les scélérats de pied ferme. C'est ce que
fit de nouveau M. Brest; mais le sort cette fois ne lui fut pas favo-
rable. Il fallut battre en retraite et s'aller enfermer dans les mai-
sons pour y soutenir un véritable siège. Suivi de sept hommes,
M. Brest avait pris position sur la terrasse de la demeure consulaire,
et y avait arboré le pavillon du roi. Après trois heures de combat,
on lui proposa de capituler. Il aurait la vie sauve, mais on exigeait
qu'il livrât sa femme et ses enfans. On devine aisément quelle fut
sa réponse. Il reprit avec plus d'énergie la fusillade. Les brigands
parvinrent enfin à enfoncer une porte de la maison et à mettre le
l'eu au plancher. M. Brest n'eut que le temps de s'écha[)per avec
trois Grecs, seuls survivans de sa petite troupe. Il saisit la drisse
du pavillon, et se laissa glisser le long d'un mur qui donnait sur la
campagne.
Pendant ce temps, sa femme, épuisée de fatigue, en proie à
toutes les tortures de la faim et de la soif, errait dans les mon-
tagnes. Elle avait fui, emportant dans ses bras deux enfans en bas
âge; elle nourrissait le plus jeune. Bien que l'autre fût sevré de-
puis longtemps, elle lui donna également le sein, et durant qua-
rante-huit heures le lait maternel fut le seul aliment qui soutint ces
deux frêles existences. Vaincue par d'intolérables tourmens, cédant
à la soif, plus forte que sa terreur, M'"* Brest osa enfin se rapprocher
du village. Le chasseur du désert s'embusque près de la source où
il sait que viendront boire les bêtes fauves. Les foibans attendaient
la fugitive dans le voisinage du seul puits qui existât sur cette par-
tie de l'île. Ils se montrèrent dès qu'ils l'aperçurent, la saisirent et
l'entraînèrent avec ses deux enfans sur le bord de la mer. Là, ils
lui firent subir les plus odieux traitemens. Les uns lui versaient de
l'huile bouillante sur la poitrine, pour lui faire avouer où était caché
son mari; d'autres la menaçaient de couper en deux ses enfans, si
LA STATION DU LEVANT. 853
elle s'obstinait à ne pas révéler la retraite de M. Brest. La con-
stance de la pauvre femme finit par lasser la férocité des brigands.
Ils s'abouchèrent avec les primats et offrirent de rendre la liberté
à cette lamille si digne de compassion aussitôt qu'ils auraient tou-
ché une rançon de 6,000 piastres. Secrètement averti, M. Brest par-
vint à rassembler la somme demandée, et les forbans consentirent
à lâcher leur proie. M"" Brest fut jetée sur l'île de Milo dans un
état de nudité complète. Quant au malheureux agent consulaire,
traqué pendant trente-trois jours, se cachant dans les broussailles,
se réfugiant la nuit dans quelque caverne, il parvint à déjouer
toutes les poursuites et réussit enfin à gagner Milo. Il y avait re-
joint sa femme et ses enfans; mais xMilo ne lui sembla pas un asile
assez sûr. 11 se fit conduire avec sa famille à Siphante. Le premier
navire étranger que les vents du nord amenèrent en relâche sur les
côtes de cette île lui fournit le moyen de passer à Gonstantinople.
Il n'eut pas plus tôt touché les rives du Bosphore, qu'il s'em-
pressa d'aller porter sa plainte à l'ambassadeur de France, récem-
ment débarqué lui-même; mais quelle réparation l'ambassadeur
pouvait-il espérer de la faiblesse d'un gouvernement qui assistait
impassible à de pareils drames? Le représentant du roi Louis XVIII
ne demanda justice qu'à la station française. Quelques mois s'étaient
à peine écoulés, justice était faite. La frégate la Galatée avait fouillé
tous les coins de l'Archipel, exploré tous les canaux, expédié ses
embarcations dans les moindres criques. On n'avait encore décou-
vert aucune trace des brigands signalés à notre vindicte. On finit
par apprendre que les misérables étaient revenus à Milo. Des guides
sûrs conduisirent nos marins jusqu'à l'entrée de la grotte qui ser-
vait de repaire à Catramatto et à quelques-uns de ses comp.ignons.
Surpris dans leur bauge, les pirates firent peu de résistance. On
les livra au gouvernement turc, mais en lui recommandant de les
mieux garder que les dix-sept prisonniers remis par M. de Mackau.
La captivité de ceux-ci en effet n'avait pas été longue. Ils avaient
enlevé un bateau sur la plage de Boudroun, gagné dans cet esquif
les côtes de la Morée et pillé en route deux navires de commerce.
Ce fut par ces bâtimens qu'on eut de leurs nouvelles.
Certes ce n'est pas du courage de pareils bandits qu'une nation
opprimée peut attendre sa délivrance. Il n'était cependant que trop
facile de prévoir ce qui se passerait le jour où une lutte mortelle
s'engagerait avec la Turquie. Le patriotisme aux- abois n'est pas
toujours le maître de répudier le concours des plus tristes auxi-
liaires. Les écumeurs de mer devaient fatalement s'imposer aux
flottes de la Grèce, comme les klephtes de la montagne à ses ar-
mées. Ils apporteraient avec eux, sur des navires qui n'étaient pas
seulement redoutés du croissant, leurs instincts féroces et leurs ha-
854 REVUE DES DEUX MONDES.
Mtudes de pillage. On les verrait partout semant le désordre, don-
nant le signal de la débandade et l'exemple de l'indiscipline, dés-
honorant la cause qu'abandonnés à eux-mêmes ils auraient été
impuissans à servir. Ces compromettans ouvriers ont été l'écueil de
plus d'une grande œuvre; mais les crimes de quelques croiseurs
isolés n'empêcheront pas la postérité de rendre hommage à l'habi-
leté, à la ténacité déployées par la marine grecque pendant la
guerre de l'indépendance. En 1790, l'héroïsme de Lambro Canziani
n'avait pas suffi pour racheter les excès de ses compagnons. De^l821
à 1827, il y a eu plus de dévoûment et de sacrifices qu'il n'en eût
fallu pour étouffer la voix des détracteurs de la Grèce.
III.
Le comte de Moncabrié, capitaine de vaisseau, fut le premier offi-
cier que, sous la restauration, on vit investi du commandement en
chef de la station navale du Levant. Dès le mois d'avril 1816, il
avait été chargé d'aller embarquer à Bastia, sur la frégate la Galaiée,
qu'il montait, M. le marquis de Rivière, relevé de ses fonctions de
gouverneur de la Corse et nommé ambassadeur du roi à Constanti-
nople. Arrivé dans le Levant, le marquis de Rivière passa sur la
corvette VEmulation, que commandait à cette époque le lieutenant
de vaisseau Regnault de La Susse. VEmulation, déguisée en navire
de commerce, franchit les Dardanelles, défila tranquillement sous
les murs du sérail, et ne s'arrêta que devant les quais de Theiapia.
Le comte de Moncabrié et plusieurs officiers de la station avaient
également pris passage sur la corvette. Ils firent partie du cortège
qui accompagna l'ambassadeur lorsqu'il se présenta devant le sul-
tan. Le marquis de Rivière avait voulu donner à la cérémonie de
son investiture l'éclat des anciens jours. Les puérilités de l'étiquette
ne sont pas à dédaigner avec les Orientaux. Le divan pouvait être
tenté de croire notre puissance à jamais anéantie. Il n'en était que
plus essentiel de tenir notre drapeau d'une main ferme et d'élever
nos prétenlions à la hauteur que leur assignait le rang où nous
avait maintenus le consentement unanime de l'Europe. Si cette at-
titude avait ses avantages quand nous nous trouvions en présence
du sultan, elle nous était commandée' bien plus impérieusement
encore vis-à-vis des pachas qui, sur divers points du territoire de
l'empire, s'étaient arrogé le monopole absolu du commerce. En
Egypte et en Syrie, la navigation étrangère se trouvait à la discré-
tion de gouverneurs devenus de fait presque indépendans. Ap-
prendre cà ces dispensateurs de tous les chargemens et de tous les
privilèges qu'il fallait encore compter avec nous était sans contredit
le meilleur moyen de servir nos intérêts commerciaux.
LA STATION DU LEV^ANT. 855
En dehors des expéditions de guerre qui ont ajouté un nouveau
lustre à nos armes, la marine de la restauration a rendu ce signalé
service à la France de relever son crédit moral, de faire partout
respecter son nom, en plus d'une occasion de le faire bénir. Bien
souvent nos vaisseaux ont parcouru le monde sans avoir reçu d'autre
mission que d'aller au loin « montrer le pavillon. » Telle était alors
l'expression consacrée. On ne pouvait mieux indiquer la nature un
peu vague des instructions qu'emportaient aux pays d'outre-mer
la plupart de nos capitaines. On ne les expédiait pas à l'étranger
uniquement pour qu'ils y fissent parade de nos forces; on les en-
voyait aussi à la découverte.
Des lois protectrices avaient cru devoir réserver à notre pavillon
l'approvisionnement exclusif du marché français. C'était fort sage
sans doute dans les circonstances où nous nous trouvions, mais
nous n'étions pas les seuls à nous entourer ainsi de prohibitions et
de barrières de douanes. Les autres nations de l'Europe avaient
adopté à notre égard des règles non moins sévères. Pour rencontrer
à cette époque des cliens en dehors du marché national, il fallait
les aller chercher chez des peuples dont l'industrie fût par excep-
tion restée stationnaire; il fallait interroger leurs besoins, pressentir
leurs goûts, deviner leurs instincts. Quelques-uns des rapports que
nos officiers, à cette heure de réveil, adressèrent au ministre de la
marine sont fort remarquables. Il en est qui dépassent la portée
d'un simple renseignement commercial; on leur peut attribuer sans
crainte la valeur du plus sérieux document politique. Pour agir
avec discernement, les hommes d'état ont, avant tout, besoin d'in-
formations exactes. Le gouvernement de la restauration aimait à se
faire renseigner par sa marine. L'histoire ne dit pas qu'il ait eu à
regretter cette confiance.
Outre la Galatée, frégate de AO canons, la division navale placée
sous les ordres du comte de Moncabrié comprenait deux corvettes,
V Aigrette et Y Emulation, commandées, la première parle chevalier
de Piigny, la seconde, je l'ai déjà dit, par le lieutenant de vaisseau
de La Susse; deux bricks, le Zéphir et le Faune, dont les capitaines
étoaient M. de Meslay et M. Dumanoir; une goélette, la Biche, confiée
à M. Maillard de Liscourt. La plupart de ces capitaines ont marqué
dans notre marine. Ce n'est pas sans dessein que j'extrais leurs
noms des poudreux dossiers qui viennent de pass^er sous mes yeux.
Il est bon de montrer à nos jeunes officiers ces brillantes carrières
à leur début; ils verront ^comment, même au milieu de la paix la
plus profonde, les sujets d'élite peuvent encore se distinguer de la
foule. Longtemps avant le combat de Navarin et l'entrée de vive
force de nos vaisseaux dans le Tage, le ministre de la marine n'é-
tait pas le seul à connaître quels étaient les officiers qui avaient à la
856 REVUE DES DEUX MONDES.
fois le cœur ferme et le coup d'œil juste. Les épreuves de naviga-
tions difficiles et de missions délicates avaient également fixé l'opi-
nion publique.
L'audience solennelle du sultan eut lieu dans les premiers jours
de juillet. Le 19, le comte de Moncabrié rejoignait, au mouillage
de Ténédos, la frégate qui l'y attendait depuis un mois, et presque
aussitôt les bâlimens de la station se dispersaient pour aller visiter
les îles de l'Archipel, le golfe de Salonique, le port d'Alexandrie et
les diverses échelles de l' Asie-Mineure. Le grand marché du Levant
était toujours Smyrne. Les tabacs de la Macédoine, les laines de la
Thrace, les huiles de Métélin, les soies de Brousse, les fils de chèvre
d'Angora, les chevrons d'Iconium et de Satalie, les tapis de Gésa-
rée, les cuivres de Tocat, les galles et les grains du Diarbekir, enfin
tous les cotons de l' Asie-Mineure, transportés à dos de chameau,
venaient remplir les riches magasins de cette ville, tandis que les
mêmes caravanes, retournant dans l'intérieur, allaient y répandre
les marchandises d'Europe. Le commerce total de Smyrne était
évalué à 130 millions de francs : celui qui avait lieu avec la chré-
tienté atteignait, année moyenne, le chiffre de 70 millions; c'était
la moitié de tout le commerce extérieur de la Turquie. Depuis des
siècles, les Turcs n'avaient rien changé à leurs goûts et à leurs
habitudes. La France leur portait autrefois des draps, des bonnets,
des soieries, des étoffes d'or et d'argent, des galons, quelques ar-
ticles de modes, très peu de denrées coloniales. C'était des mêmes
produits qu'elle devait, en 1816, se flatter de les approvisionner;
mais plus d'un concurrent nous disputait cette utile clientèle. Les
habitudes prises pendant la guerre ne contribuaient pas seules à
favoriser l'importation des draps de l'Allemagne. Les Turcs se plai-
gnaient d'avoir été trompés par les premiers envois qui leur avaient
été faits de nos ports sur la qualité aussi bien que sur l'aunage.
Pour rétablir le crédit de nos fabriques du Languedoc, nos officiers,
— le chevalier de Rigny entre autres, — jugeaient indispensable
de remettre en vigueur l'inspection qui en surveillait jadis avec
tant d'efficacité les produits. On espérait ainsi rendre aux négocians
de Smyrne la confiance qu'ils avaient perdue et nous donner le
moyen de reprendre notre place sur un marché où le chiffre de nos
exportations et de nos importations réunies avait dépassé 12 mil-
lions dft francs.
Immédiatement après le marché de Smyrne venait autrefois celui
de Salonique. Cette ville n'avait rien perdu à la guerre qui avait
désolé l'Europe ; elle était devenue au contraire, pendant cette fu-
neste période, le centre d'un commerce de transit fort actif. Les
cotons de l'Asie-Mineure affluaient alors de Smyrne vers le golfe
qui leur ouvrait, par la vallée du Vardar, un chemin comparative-
LA STATION DU LEVANT. 857
ment facile pour approvisionner l'Allemagne, l'Italie et jusqu'à la
France; mais c'est aussi par cette voie qu'étaient descendus en
Orient les produits des manufactures rivales qui tenaient encore en
échec ceux de notre industrie. Avant la révolution, Marseille im-
portait à Salonique de 800 à 1,000 balles de draps. Ses échanges
avec cette seule échelle s'élevaient après de 7 millions de francs.
Nous avions eu dix maisons de commerce à Salonique. En 1815, il
n'en restait plus que quatre, très pauvres et occupées de transac-
tions dont la valeur totale dépassait à peine 1 million.
Les Turcs considèrent Salonique, au point de vue militaire, comme
une des clés de leur empire; m.ais l'importance commerciale de
cette place ne paraissait pas destinée à s'accroître. L'émigration
enlevait chaque année à la Macédoine une partie de ses habitans.
Pressés de fuir la tyrannie des beys héréditaires, ils allaient, sous
le nom à' amantes, s'engager à la solde des autres pachas. Le pays
s'appauvrissait ainsi peu à peu, et la consommation des objets ve-
nant de l'étranger y diminuait en même temps que la production
indigène. Les villes comme les peuples ont leurs éclipses; pas plus
que les peuples, elles n'ont sujet de désespérer quand elles n'ont dii
leur déclin qu'aux rigueurs temporaires de la fortune. La vallée de
Salonique est une brèche pratiquée par la nature, de l'Orient vers
l'Europe. Cette brèche s'était un instant fermée; là voilà qui se
rouvre, infiniment plus large et plus facile, grâce aux progrès de
la science et aux nouveaux moyens de locomotion propres à notre
siècle. Ce ne sera plus bientôt à Marseille, à Trieste ou à Brindisi
que le voyageur se rendra, s'il est impatient de gagner Suez; ce
sera par Salonique qu'il voudra passer.
Pour dédommager Marseille de la concurrence que lui oppo-
saient Livourne et Malte, ces deux grands entrepôts de l'Angle-
terre, Trieste, devenu le courtier de la Belgique et de l'Allemagne,
Ipsara et Hydra affectant dans la Méditerranée le rôle qu'avaient
eu au xvii^ siècle les ports de la Hollande, il ne restait plus en
1816 que le commerce jusqu'alors insignifiant de l'Egypte. La puis-
sance naissante de Méhémet-Ali attira l'attention de tous les ca-
pitaines qui à cette époque visitèrent le port d'Alexandrie. A leurs
yeux, l'avenir commercial n'était plus pour nous en Turquie; c'éiait
vers le delta du Nil, vers cette terre d'une fertilité sans égale,
qu'il fallait tourner nos spéculations. La vallée de l'Egypte, com-
prise entre deux déserts, peut avoir environ 1,700 lieues carrées de
surface et 7 millions d'arpens de terres cultivables. En 1816, trois
cinquièmes seulement de ces terrains étaient en rapport, et l'on y
récoltait déjà, dans les années moyennes, 36 millions de quintaux de
blé, 800,000 quintaux de riz, 100,000 de sucre, 60,000 de coton, à
peu près autant de lin, de l'indigo, du safran, des soudes et du na-
858 REVUE DES DEUX MONDES.
tron. Un tel centre de production, si bien placé à notre portée, était
fait pour stimuler nos entreprises. La valeur totale des échanges
entre la France et l'Egypte n'avait jamais dépassé 6 millions; elle
était descendue depuis la révolution à 600,000 francs. Dans les con-
ditions nouvelles que faisait au pays un pouvoir énergique, les es-
pérances qu'une enquête attentive avait laissé entrevoir ne devaient
pas tarder à paraître trop modestes.
Né à Kavala en Roumélie vers la fin de l'année 1773, Méhémet-
Ali était un soldat de fortune. L'empire ottoman est la terre classi-
que de ces élévations subites. Il n'y faudrait pas prononcer le mot
de parvenu, on risquerait de n'être pas compris. Dans un état qui
a pris pour règle cette maxime philosophique : « quand Dieu donne
un emploi, il donne en même temps la capacité nécessaire pour le
remplir, » on peut s'endormir porte-pipe et se réveiller le lende-
main général. Méhémet-Ali était arrivé en Egypte au moment de
l'occupation française. Ce n'était encore qu'un vaillant arnaute; il
fit son chemin de révolte en révolte. En 1804, il était déjà assez
fort pour lutter contre le représentant du sultan, Kosrew-Pacha.
En 1806, la Porte le confirmait dans le pachalick de l'Egypte. Le
massacre des mamelouks avait en 1811 consolidé son autorité. Il
venait de raffermir à son tour le pouvoir du sultan Mahmoud en lui
renvoyant les clés de La Mecque, qu'il avait reprises sur les Wa-
habites. Maître absolu dans une province où n'avait jusqu'alors
régné que l'anarchie, il y disposait de tout, des cultures, des fabri-
ques, des transactions. Il mettait le prix qu'il voulait aux marchan-
dises, accordait à qui lui plaisait le privilège de les exporter. Il
avait établi des maisons de commerce à Malte, à Livourne, en An-
gleterre; il projetait d'en établir une à Marseille. L'exploitation de
l'Egypte lui rapportait environ 70 millions de francs. C'était le
double de ce qu'en arrachaient les mamelouk^!, et presque le triple
de ce qu'en avaient jamais tiré les Français. Les dépenses, y com-
pris l'entretien d'une armée de 50,000 hommes, recrutée principa-
lement en Albanie et en Macédoine, ne dépassaient pas AO millions.
On voit qu'il restait encore au pacha d'amples ressources pour cor-
rompre par ses largesses tous les alentours du sérail.
Turc fin et délié, Méhémet-Ali avait réussi à intéresser la cu-
pidité même du sultan à la prospérité de l'Egypte. Ses libéralités
fastueuses faisaient presque oublier à ce maître jaloux son indépen-
dance. Les vues de Méhémet-Ali ne manquaient pas d'ailleurs
d'un& certaine grandeur. 11 songeait dès lors à réaliser quelques-
uns des projets conçus par les Français. La barre de Rosette rete-
nait souvent pendant des mois entiers à l'embouchure dii Nil les
djermes chargées des produits de la Haute-Egypte. Le pacha vou-
lait faire réparer et rendre navigable le canal qui reliait autrefois
LA STATION DU LEVANT. 859
le fleuve au port d'Alexandrie. Il avait même, disait-on, des des-
seins d'une plus haute portée, et déjà on lui attribuait la pensée de
mettre en communication le Nil et la Mer-Rouge; mais les Anglais
avaient les yeux ouverts sur ses entreprises, et il n'était pas en-
core assez puissant pour oser donner suite à un projet dont les pos-
sesseurs de l'Inde auraient infailliblement pris ombrage. Cette sur-
veillance inquiète l'irritait et l'inclinait chaque jour davantage vers
la France. II aimait à s'entourer de Français : nous étions pour lui
les plus sûrs alliés, parce qu'il voyait en nous les ennemis naturels
et irréconciliables de l'Angleterre. Grâce à ces tendances, Marseille
avait à ses portes plus qu'un marché étranger; elle avait en quel-
que sorte une colonie française.
Les souvenirs de la campagne de 1797 ne nous étaient pas défa-
vorables en Egypte; ils nuisaient à notre influence en Syrie. Là on
ne nous avait connus que par l'invasion, l'insuccès et une retraite
désastreuse. Djezzar-Pacha avait fait embarquer à cette époque tous
les Français qu'il avait trouvés dans son pachalick. Son successeur
Solim.an répondait à M. de Moncabrié, qui se plaignait amèrement
d'une insulte faite quelques mois auparavant par le bey de Jafla, le
lieutenant de Soliman, au capitaine Dumanoir : « Ce qu'il y a de
mieux à faire, c'est d'oublier le passé ; espérons que tout ira mieux
à l'avenir. » Nous avions eu des maisons de commerce à Jaffa, à
Saint-Jean-d'Acre, à Seyde, à Tripoli, à Latakié, à Alexandrette.
Tous ces établissemens avaient disparu ; il ne restait pas trace des
anciennes relations. A l'exemple de Méhémet-Ali, le nouveau pacha
d'Acre s'était emparé de tout le commerce de la province; mais,
loin d'encourager, comme le gouverneur de l'Egypte, nos compa-
triotes, Soliman par ses procédés contribuait beaucoup à les éloi-
gner de ces parages.
La première tournée accomplie par nos navires dans les mers du
Levant ne servit pas seulement à y établir d'une façon précise le
bilan de nos opérations commerciales; elle nous a[)prit aussi où en
étaient les affaires de l'empire ottoman. L'aveuglement, l'impuis-
sance et l'apathie des Turcs faisaient pressentir une crise très pro-
chaine. L'exemple de la Servie ne pouvait manquer d'être tôt ou
tard contagieux pour la Grèce. La force de la race hellénique rési-
dait dans deux ou trois provinces, le Péloponèse, les îles, la Grèce
continentale. C'est là que 8 ou 900,000 habitans, sourdement tra-
vaillés par de mystérieux agitateurs, s'apprêtaient en silence à se-
couer le joug d'un état qui comptait encore 19 millions de sujets.
D'un autre côté, la vitalité de la race ottomane qui depuis un quart
de siècle semblait s'être retirée chez les Albanai*? et chez les Bos-
niaques venait de reparaître avec un certain éclat en Egypte. II y
860 REVUE DES DEUX MONDES,
avait déjà dans cette province lointaine l'embryon d'une puissance
que le sultan pourrait appeler à son aide, si l'ambitioa d'un sujet
déloyal ne la tournait pas contre lui. De toute façon, les ressources
des Grecs étaient concentrées; celles des Turcs devaient être appe-
lées des extrémités les plus reculées de l'empire. La proportion des
forces pouvait donc demeurer égale, si les Grecs parvenaient à fer-
mer à l'ennemi la route maritime. Qui serait le plus fort des quatre
cents navires d'Ipsara et d'Hydra ou des frégates et des corvettes
de Gonstantinople, de Tunis, d'Alger et d'Alexandrie? Celui qui eût
pu répondre d'avance à cette question aurait prophétisé sans peine
la tournure que prendraient les événemens et le succès final de la
lutte.
IV.
Chaque fois qoe le sort des armes a cessé de nous être favorable,
nous en éprouvons un profond étonnement, si profond qu'on a pu
en plus d'une occasion reprocher à cette surprise singulière d'avoir
contribué à paralyser la défense. Notre consternation, par bon-
heur, n'est jamais de bien longue durée; nous nous remettons vite
de nos plus fâcheuses impressions, et c'est là ce que les étrangers
appellent avec raison a notre élasticité. » Presque toujours une
grande activité d'esprit, une sorte de renaissance intellectuelle, ont
distingué les périodes qui suivirent nos plus rudes épreuves. Quel
siècle vit jamais une plus belle floraison que celle dont les pre-
mières années de la restauration se parèrent tout à coup aux ap-
plaudissemens du monde? Nous ressaisîmes alors le sceptre de la
science et des lettres que la main fiévreuse de la France avait laissé
un instant échapper. C'est ainsi que nous entendions rester, malgré
nos malheurs, malgré nos défaites, ce que le conquérant de l'Europe
avait eu le droit d'appeler la « grande nation. » Le goût de l'é-
tude était partout; il devait se manifester avec plus d'énergie en-
core dans la marine, car la marine se rappelait avec un juste orgueil
qu'elle avait été sous l'ancienne monarchie l'arme savante par ex-
cellence. Que d'aptitudes diverses se firent jour, de 1816 à 1821,
dans cette seule station du Levant, où l'on put voir figurer, à côté
de capitaines qui s'appelaient Halgan, Grivel, des Retours, de Mont-
gery, Gautier, Kergrist, Duval d'Ailly, des lientenans tels que les
Hugon et les Gallois, officiers dont on s'étonne de rencontrer les
noms, qu'avait déjà illustrés plus d'un glorieux fait d'armes, en-
core relégués à cette date dans un poste aussi humble !
Le 7 septembre 1817, la frégate la Cléopâtre, montée par le ca-
pitaine de vaisseau Halgan, mouillait sur la rade de Smyrne. C'était
LA STATION DU LEVANT. 861
un nouveau commandant qui venait prendre possession de la sta-
tion. Destiné à devenir successivement contre-amiral, chef du per-
sonnel au ministère de la marine, vice-amiral, enfin, quand une
révolution lui eut inspiré le désir de se tenir à l'écart, directeur-
général du dépôt des cartes et plans , M. Halgan est assurément
l'ofiicier qui , avec l'amiral de Rigny, ait jeté sur les affaires de la
Grèce le regard le plus perspicace. Nous le retrouverons au mois
d'août 1821 dans le Levant. Ce seront alors les dépêches du contre-
amiral Halgan qu'il faudra consulter, ce seront ses prévisions seules
qu'il faudra croire; le conseil des ministres, le roi lui-même, y pui-
seront leurs meilleures inspirations. Du mois de septembre 1817
au mois d'avril 1818, la mission du commandant de la Clcopâtre
eut moins de portée. Tout semblait sommeiller encore sur cette
terre, pareille à la prairie qui recouvre le flot déjà bouillant de lave.
Les officiers de la Clcopâtre, après avoir parcouru une partie de
l'Asie-Mineure, mouillé devant Ténédos, relâché pendant quelques
jours à Athènes, ne rapportaient de cette intéressante revue que
des impressions de poètes et d'artistes. La poésie, il faut bien le
dire, a toujours compté des adorateurs dans le personnel de la
flotte. C'est une faiblesse qui ne date pas de nos jours. Le comte
d'Estaing, à la veille du combat de La Grenade, fais-ait « gémir la
presse» en Phonneur de la marquise de Bouille, et tous les aspirans
de la restauration ont chanté les couplets du capitaine Grivel :
Lorsque l'amour voulut livrer bataille...
Quel charme! quelle aubaine pour de gais jeunes gens encore tout
imbus des naïves traditions du collège de pouvoir visiter avec de
tels guides cette Athènes qu'aucun Français vivant n'avait contem-
plée, de passer des plaines de la Troade et des bords du Scamandre
aux rives sur lesquelles s'épand le platane d'Hippocrate et s'ouvre
le port de Gnide, de débarquer à Jaffa et d'aller, comme de nou-
veaux croisés, adorer le saint sépulcre ! L'amour de l'antiquité fit
un instant diversion aux préoccupations du matelotage et aux ar-
deurs de l'astronomie, car l'astronomie aussi avait ses adeptes. Les
plus vaillans officiers s'adonnaient, avec une ferveur qui ne s'apaisa
que quelques années plus tard, au culte des distances lunaires.
C'est en ce moment que le capitaine Gautier, sur la gabare la Che-
vrei/e, déterminait dans toute l'étendue du bassin oriental de la
Méditerranée, de Toulon jusqu'aux extrémités des côtes de Syrie et
de Caramanie, une série de positions géographiques sur lesquelles
les hydrographes qui l'ont suivi n'ont fait qu'appuyer leurs tra-
vaux; ils n'ont rien trouvé à y reprendre. Du mont Saint-Élie de
862 REVUE DES DEUX MONDES.
Paros et du mont Jupiter de Naxie, élevé de plus de 1,000 mètres,
les officiers de la Chevrette avaient pu relever presque toutes les
îles de l'Archipel. Dans une autre campagne, ils avaient fait le tour
entier des côtes du Pont-Euxin, promené le pavillon français du
Bosphore de Thrace au Bosphore ciramérien, des bouches du Phase
à celles de l'Ister.
Le h juillet 1820, la Chevrette mouillait devant Sébastopol. Cette
ville, située sur l'emplacement du village tartare d'Âktiar, venait
de sortir du néant. Les bords de la baie se couvraient déjà de ma-
gasins immenses, de vastes casernes, de forts considérables. Les
vaisseaux construits à Nicolaïef trouvaient ainsi à 56 lieues des
bouches du Bug et du Dnieper les ressources d'un grand arsenal
pour y compléter leur armement. Qui eût dit à cette époque, quand
les officiers de la Chevrette rencontraient l'accueil empressé auquel
devaient s'attendre de la part des sujets de l'empereur Alexandre
les sujets du roi Louis XVIIl, que ce seraient des mains françaises
qui ouvriraient la tranchée devant Sébastopol, qui renverseraient
ses remparts et feraient sauter ses monumens? L'alliance des grands
peuples ne devrait-elle pas être moins fragile, et n'y a-t-il donc
plus d'affmités certaines qui puissent désigner aux nations de quel
côté leur sympathie doit se diriger pour y rencontrer des amitiés
durables ?
Ne croyez pas qu'il n'y eût que des philosophes sur la Clcoj}â!re,
des poètes sur YEspcrance et des astronomes sur la Chevrette. Nous
étions alors tellement désabusés de la gloire qu'im certain parfum
d'idylle se répandait en tous lieux. Les rois traduisaient Horace, et
les officiers de marine se faisaient naturalistes. On les voyait courir
après le Carahus scabrocus ou chercher avec opiniâtreté la chenille
du Sphinx JSerii, C'est ainsi que Dumont d'Urville préludait à ses
grandes campagnes d'exploration. Il cueillait des simples sur la plage
de Trébisonde et sur les collines de Therapia. C'est à Therapia que le
sort propice, sort dont on aime à l'entendre se féliciter avec effusion,
lui envoya dans le fils aîné du marquis de Rivière, « charmant enfant
à peine âgé de sept à huit ans, » un collaborateur qui unissait déjà
« aux qualités les plus aimables une instruction bien rare dans un âge
aussi tendre. » Continuant de poursuivre la flore de l'Archipel sur
tous les îlots que le capitaine Gautier choisissait pour ses stations
astronomiques, l'ardent botaniste se trouva un beau jour en présence
de deux fragmens de marbre dont l'ensemble avait dû composer jadis
le corps d'une déesse. Un paysan les avait rencontrés trois semaines
auparavant sous sa bêche. Dumont d'Urville jugea ces débris « d'un
bon goût; » il admira «cette femme dont la main gauche relevée te-
nait une pomme et dont la droite soutenait une ceinture habilement
LA STATION DU LEVANT. 863
drapée au-dessous des reins. » Ses cheveux, retroussés par derrière
et retenus par un bandeau, lui parurent encadrer « une figure fort
belle et qui eût été biea conservée, si le bout du nez n'avait été lé-
' gèremeiit entamé. » Le seul pied qui restât était nu. Les oreilles
percées avaient dû porter des pendans. De retour à Constantiaople,
Dumont d'Urville entretint avec enthousiasme l'ambassadeur de sa
découverte. Le premier secrétaire d'ambassade, M. de Marcellus,
fut dépêché immédiatement sur les lieux; mais déjà le paysan, las
d'une trop longue attente, avait vendu pour 150 lianes environ sa
statue à un prêtre grec qui se proposait d'en faire hommage au
drogman du capitan-pacha. En Turquie, heureusement chose con-
clue n'est pas toujours chose faite. M. de Marcellus arriva au mo-
ment où les débris allaient être embarqués pour Gonstantinople. Il
protesta, demanda des juges, et, prêt à livrer bataille, s'il le fallait,
pour défendre son trésor, finit par l'emporter, grâce à la conni-
vence des primats. Quand la flotte ottomane vint faire sa tournée
dans les îles et que le drogman fut informé de ce qui s'était passé,
il s'en montra vivement irrité. Les primats convoqués reçurent la
bastonnade; mais la Vénus de Milo nous était restée, et M. de Mar-
cellus l'avait dirigée sur Paris.
Ainsi sortaient peu à peu de l'oubli les souvenirs d'un passé
dont rien encore n'avait égalé les merveilles. Les voyageurs qui,
de tous les coins de l'Europe rendue aux travaux de la paix, ac-
couraient contempler ces précieuses reliques s'imprégnaient pres-
que à leur insu d'une secrète sympathie pour le peuple dont les an-
cêtres avaient produit de tels chefs-d'œuvre. Les réminiscences
classiques, l'enthousiasme des antiquaires, ont beaucoup contribué
à l'appui que la révolution grecque a reçu de l'extérieur. Cet appui
s'est manifesté avec énergie au moment où l'insurrection allait suc-
comber, mais ce n'est pas l'Europe qui la première a aidé la Grèce
à soulever la pierre de son tombeau; c'est, je ne crains pas de le
répéter, un Turc rebelle à son maître, le farouche et sanguinaire
gouverneur de l'Épire.
Avec toute sa caulèle et toute son habileté, Ali de Tébélen n'é-
tait qu'un sauvage. Son étroit génie n'embrassait qu'un horizon
borné. Plus infatué de l'orgueil de sa race qu'attaché aux préceptes
de sa religion, véritable type du guerrier albanais, il n'eût jamais
pu atteindre à la taille du pacha d'Egypte. Il était du pays qui avait
vu naître Pyrrhus. Méliémet-Ali était digne d'appartenir k la con-
trée qui donna le jour à Alexandre. Dans ses plus grands écarts,
quand il lutlait pour sa vie et pour sa souveraineté, le pacha rou-
méliote se garda soigneusement de tout pacte dangereux avec les
inlidèles. Il voulait vaincre le sultan, mais sans ébranler l'isla-
misme. Tel est le trait marquant qui distingue sa conduite, et à ce
REVUE DES DEUX MONDES.
trait seul les hommes d'état auraient pu reconnaître un fondateur
d'empire. Le pacha albanais au contraire fut l'instrument inconsi-
déré de la régéiiération d'un peuple qui n'avait, sous aucun rapport,
ses sympathies, et qu'il n'entrait certes pas dans sa pensée d'af-
franchir. Sa capitale devint pour les Grecs un centre d'action et
presque un foyer littéraire. Ils apprirent la guerre dans son camp
et la politique à sa cour. Quelques-uns, et des plus illustres, ne
montrèrent que trop quelles leçons ils avaient reçues à son école.
Ali s'était proposé, avant tout, d'abaisser l'aristocratie foncière,
dont il prévoyait la résistance au pouvoir indépendant que depuis
longtemps il convoitait, lisant tour à tour de violence et d'adresse,
il avait fait passer la richesse et l'autorité militaire des mains des
familles tuiques aux mains avides de ses compatriotes. Divisés en
deux grandes tribus que sépare le Sconibi, portant au nord de ce
fleuve le nom de Guègues, celui de Tosques au midi, les Albanais
forment une race distincte en Europe. Penrlant le dernier siècle,
au fur et à mesure que déclinait l'importance des anciennes mi-
lices, ces soldats montagnards, toujours prêts à vendre leurs ser-
vices aux gouverneurs qui les voulaient accepter, avaient rapide-
ment grandi en considération et en puissance. Tous les pachas
tenaient à s'entourer d'une garde composée d'aussi valeureux mer-
cenaires. Le costume albanais devint à la mod ", et les plus fiers
Ottomans portèrent avec orgueil la fustanelle blanche des Tosques.
Les Grecs eux-mêmes, quand le second fils d'Ali, Vely-Pacha, gou-
verna la Morée, adoptèrent ce vêtement, symbole de vaillance, et
en firent l'élégante parure des palikares. L'i'lée de fonder un em-
pire albanais sur les ruines de l'empire chancelant de Constanti-
nople eût donc pu germer dans res[)rit d'un piclia ambitieux; il
est fort douteux qu'Ali ait préparé, ait môme j imais entrevu un
dessein aussi vaste. Ses premiers efforts pour rendre à l'autorité
le prestige dont l'avait insensiblement dépouillée une oligarchie
ignorante et hautaine avaient eu l'approbation sans réserve du sul-
tan; mais bientôt l'excès de son zèle le rendit suspect. Pour oser
le frapper, le divan, suivant sa coutume invariable, le voulut d'a-
bord affaiblir. 11 commença par enlever à son fils l'important pa-
chalik de la Morée. Ali comprit sans peine la portée de ce premier
coup. Prévoyait dès ce jour les desseins sinisties de la Ports, il
s'occupa de chercher en tous lieux des appuis, et, parmi ses com-
patriotes, des vengeurs pour ses griefs personnils. Ismaël-Bey lui
était allié par le sang, mais Ali lui attribuait les mesures dont il
avait eu à se plaindre. 11 le fit attaquer en plein midi par trois
assassins dans les rues de Conslantinople, au ir)ois de féviier de
l'année J820. Échappé à cet assaut, Ismnël reçut l'ordre de mar-
cher contre le pacha rebelle. Toutes les forces de l'empire furent
LA STATION DU LEVANT. S6&
mises en mouvement. Les Guègues et les Bulgares s'avancèrent
pour cerner la Basse- Albanie. Ali appela les Grecs aux armes;
il était trop t\rd, ses défenses étaient déjà tournées, et avant d'a-
voir pu recevoir de cette diversion le secours qu'il en attendait, il
voyait arriver devant Janina les troupes conduites par Ismaël. Il
n'eut que le temps de brûler la ville et de se réfugier dans la cita-
delle avec 6,000 hommes. Pendant l'été, une division de la flotte
ottomane arriva sur la côte d'Albanie, et, au moment où Arta était
assiégée par terre, le capitan-bey canonnait Prevesa. Un des fils
d'Ali commandait dans cette place; il la livra sans essayer de la
défendre. Ismaël put ainsi recevoir de la flotte sa grosse artillerie
et ses munitions. Au mois d'octobre 1820, il ouvrait le feu sur la
forteresse qui forme l'acropole de Janina. Ali était perdii. Le vieux
lion cependant résistait encore. « Il continue, à l'étonnement de
tout le monde, écrivait de Zante le vice-consul de France, M. Boiir-
baki, de combattre, enfermé dans le petit château de la ville, bien
qu'il ait été abandonné de toutes ses troupes et de ses trois fils.
Toutes les côtes , de Missolonghi à Valona , sont occupées par les
troupes du grand-seigneur, ainsi que la Haute et la Basse-Albanie.
Tout cela a eu lieu en moins de deux mois. L'apparition de sept à
huit bâtimens de guerre a suffi pour anéantir ce terrible homme. »
Dès la fin de 1820, les négocians étrangers, les consuls, les ca-
pitaines de nos navires de guerre, sont unanimes quand ils parient
de la Grèce; tous y signalent à l'envi l'attitude séditieuse des chré-
tiens. La révolution vient d'éclater en Espagne; les îles ioniennes
s'agitent sous la main de l'Angleterre, qui, « avec son sang-froid
habituel et le plus grand calme, continue d'accabler ses protégés
d'impositions et de les appauvrir. » Le démon de la discorde est de
nouveau déchaîné sur le monde. Inquiète, ébranlée, avertie ds
toutes parts, la Porte n'ose pas cependant détourner son attention
de l'Épire. C'est toujours de ce côté qu'elle expédie des soldats, des
vaisseaux, des approvisionnemens. Ali est le seul ennemi que le
sultan Mahmoud se préoccupe d'abattre. Ismaël a paru trop lent;
on le remplace et bientôt on le décapite. Kourchid-Pacha, gouver-
neur de la Morée depuis le mois de novembre 1820, est nommé
séraskier à sa place. Malgré les inquiétudes que doit lui causer l'é-
tat de fermentation où se trouve la Grèce, Kourchid n'hésite pas. Il
part, emmenant avec lui tout ce qu'il peut rassembler de troupes,
et se rend à marches forcées sous les murs de Janina. Il a laissé à
Tripolitza son lieutenant; mais il l'a laissé sans forces, car, malgré
tous les secours envoyés à l'armée d'Albanie, cette armée ne dé-
passera pas 20,000 hommes.
« Maintenant ou jamais, » tel dut être le sentiment qui, comme
TOME eu. — 1872. oS
8^ REVUE DES DECX MONDES.
un trait de flamme, parcourut la Morée, quand elle se vit tout à
coup dégarnie de troupes ottomanes, armée par les soins d'Ali, ex-
cités par ses agens et unie dans une seule pensée, celle de la lutte.
Ce ne fut point cependant la Morée qui donna aux populations chré-
tiennes le signal de l'insurrection. Ce signal leur vint d'Odessa et
des principautés danubiennes. Odessa était le foyer de la conspira-
ration hétairiste. Les peuples à cette époque aimaient à travailler
dans l'ombre; le temps était aux sociétés secrètes. L'hétairie fut une
sorte de carbonarisme orthodoxe dont la trame s'étendit lentement
pendant un quart de siècle et finit par envelopper tous les états eu-
ropéens du sultan. Le mouvement hétairiste avait choisi pour chef
le fils d'un ancien hospodar de la Valachie déposé en 1806, le
prince Alexandre Ipsilanti. Devenu major-général au service de la
Russie, blessé à la bataille de Kulm, où il avait perdu le bras droit,
le prince, aussi vaillant soldat que mauvais politique, croyait le
peuple grec disposé à l'acclamer comme son suzerain, et ne doutait
pas que les 6 millions d'âmes de la Roumanie ne se levassent à la
voix des boyards, qui les avaient toujours traités avec moins de
merci que les Turcs. Fort dés stipulations du traité de Bucharest, —
ce traité n'avait restitué les provinces danubiennes à la Turquie
qu'en lui déniant le droit d'y faire entrer des troupes sans l'aveu
préalable du tsar, — le prince Ipsilanti franchit le Pruth le 6 mars
1821. Le 9 avril, il était à Bucharest. Ce fut le terme de son entre-
prise. En deux mois, il avait réuni 2,000 hommes à peine; l'empe-
reur Alexandre le désavouait, le patriarche de Constantinople lan-
çait contre ses complices l'anathème, et les troupes ottomanes qui
bordaient le cours du Danube venaient de recevoir de la Russie
l'autorisation de passer sur l'autre rive du fleuve. A la fin de mai,
le pacha de Silistrie avait rétabli l'autorité du sultan à lassy et à
Bucharest. Le 26 juin, le prince Ipsilanti était réfugié sur le terri-
toire autrichien.
La tentative infructueuse des principautés heureusement n'avait
rien perdu; l'élan cette fois était trop bien donné. Ali-Pacha ne se
rendait pas, et continuait à retenir devant Janina l'armée de Kour-
chid. La Grèce, la véritable Grèce, se levait à son tour. Elle se levait
à ce cri, qui fut pendant sept ans de cruelles épreuves son unique
appui et sa patriotique devise : « les Grecs et les Turcs ne peuvent
plus vivre ensemble. » Elle se levait comme elle ne s'était point le-
vée encore, — pour mourir ou pour triompher. Une nouvelle pé-
riode, de nouveaux devoirs commençaient pour la station française.
E. JURIEN DE LA GrAVIÈRE.
UNE STATION GÉODÉSIOUE
AU SOMMET DU CANIGOU
DANS LES PYRÉNÉES-ORIENTALES.
HISTORIQUE,
Toute carte géographique a pour fondement une triangulation
générale. La géodésie est la science qui nous enseigne les procédés
pour construire et les méthodes pour calculer ces triangles. Le pre-
mier soin du géodésien consiste à tracer directement sur le sol un
des côtés du premier triangle de son réseau. Dans une grande
plaine ou sur une route rectiligne, il mesure à l'aide de règles en
métal une distance de 10 à 12 kilomètres. Les précautions les plus
minutieuses permettent de le faire avec une grande exactitude.
Cette distance ainsi mesurée rigoureusement prend le nom de base
géodcsique. Des deux extrémités de cette base, on vise avec une lu-
nette portée sur un cercle gradué un point apparent tel que le som-
met d'un édifice, d'une colline, d'une montagne ou d'une pyramide
construite à cet effet. L'on détermine ensuite les angles que ces
deux directions font avec celle de la base. Le troisième angle, ayant
son sommet au point visé, est mesuré à son tour et sert de vérifica-
tion aux deux autres en vertu de ce théorème de géométrie, que les
trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits. On obtient ainsi
un premier triangle parfaitement connu dans toutes ses dimen-
sions. L'opération se poursuit en prenant pour base un autre côté
du premier triangle et en visant également un autre point remar-
quable du relief terrestre. Procédant toujours ainsi, les triangles
s'ajoutent les uns aux autres et forment un réseau continu pouvant
s'étendre dans toutes les directions. Quand le pays tout entier est
couvert par ce réseau trigonométrique, la position relative de tous
les points coïncidant avec les sommets des triangles est exactement
868 REVUE DES DEUX MONDES.
déterminée. On fixe alors celle des points secondaires au moyen
de petits triangles qui s'appuient sur les premiers. Ces nouveaux
points plus rapprochés les uns des autres servent à en déterminer
d'autres encore plus voisins, et enfin à placer les villages, les ha-
meaux, les fermes isolées, dessiner les cours d'eau, indiquer les
vallées et les reliefs du sol, achever en un mot la topographie du
pays.
Mais la géodésie se propose encore un autre but, sinon plus utile,
du moins plus élevé, c'est la connnaissance exacte de la figure de la
terre. Les anciens savaient déjà qu'elle avait la forme d'une sphère,
et ils firent quelques efforts pour en estimer les dimensions. Éra-
tosthène, Possidonius, Ptolémée, nous ont transmis des mesures
que la science moderne ne saurait utiliser à cause de l'imperfec-
tion des moyens d'observation et de l'incertitude qui plane sur la
valeur exacte du stade, unité de mesure itinéraire des anciens. Les
modernes comprirent que le problème était complexe : il s'agissait
non-seulement de mesurer les dimensions de la terre, mais aussi
de s'assurer si elle était une sphère parfaite ou bien un sphéroïde
quelconque, allongé ou aplati aux deux pôles. On se demandait
encore si la surface de notre planète, en la supposant entièrement
couverte par les eaux de la mer, est parfaitement régulière et telle
qu'elle doit résulter de la rotation de la terre sur elle-même à l'é-
poque où elle roulait dans l'espace à l'état de globe incandescent
semi-fluide, en un mot si sa forme est, comme disent les géomè-
tres, celle d'un sjyhéroide de révolution. Fernel, médecin et astro-
nome de Paris, essaya le premier, vers 1550, de mesurer la longueur
d'un degré de latitude, c'est-à-dire de la 90« partie de la distance
de l'équateur au pôle. Amiens étant, à très peu de chose près, à
1 degré au nord de Paris et presque sous le même méridien , c'est-
à-dire sous un demi-grand cercle passant par le pôle et l'obser-
vatoire de Paris, — Fernel , adaptant à une roue de sa voiture un
mécanisme qui comptait le nombre des tours de cette roue, fit plu-
sieurs fois le trajet de Paris à Amiens, tint compte des sinuosités
de la route, et en conclut que le degré mesuré sur la terre entre les
deux stations était de 56 7Î6 toises ou 110 600 mètres, nombre très
approché de la vérité, car on estime aujourd'hui à 111 120 mètres
la valeur moyenne du degré terrestre latitudinal.
L'Académie des Sciences de Paris résolut de reprendre cette ques-
tion. Elle comprit que la détermination d'un arc de méridien doit
s'appuyer sur des triangulations suffisamment prolongées, exécu-
tées sous l'équateur, dans les latitudes moyennes et vers le pôle,
afin d'en conclure la figure exacte du sphéroïde terrestre. En posant
ces principes, l'Académie inaugurait la géodésie moderne et don-
nait un exemple suivi depuis par les autres nations civilisées. Picard
STATION GÉODÉSIQUE AU CANIGOU. 869
est d'abord chargé en 1669 de mesurer l'arc du méridien, de 1 de-
gré environ , compris entre la ferme de Malvoisine, au nord-est de
La Ferté-Aleps, et la flèche de la cathédrale d'Amiens. II com-
mence par tracer une base de 5 663 toises sur la route de Yillejuif
à Juvisy, au sud de Paris, et construit un premier triangle dont les
sommets sont occupés par Yillejuif, Juvisy et Brie-Gomte-Robert;
puis, s'avançant vers le nord en laissant Paris à l'ouest, il trouve, pour
la distance de Malvoisine à Amiens, une longueur de 78 850 toises.
Son réseau trigonométrique comprenait la méridienne de Paris. A
l'aide d'observations astronomiques, Picard obtint la distance de
cette ligne aux points correspondans de la triangulation, ainsi que
les longueurs de ces fractions de méridien; enfin, ayant déterminé
par l'observation des mêmes étoiles les latitudes des points extrêmes
de sa chaîne de triangles, le même astronome en conclut que
sous le parallèle de Paris la valeur du degré était sur la terre de
57 060 toises, — résultat qui ne diffère que de 31Zi toises de celui
qu'avait obtenu un siècle auparavant le médecin Fernel.
Cependant l'Académie se préoccupait d'une autre détermination
qui se rattache intimement à la figure de la terre, celle de la lon-
gueur du pendule. En effet, si la terre est une sphère parfaite et
homogène, la longueur du pendule battant la seconde ne sera in-
fluencée que par la force centrifuge, conséquence de sa rotation;
cette force, nulle aux pôles, qui restent toujours immobiles, attein-
dra sa plus grande valeur à l'équateur. Si au contraire notre globe
est un sphéroïde aplati aux deux pôles, la pesanteur agissant avec
plus d'intensité vers les régions polaires, moins distantes du centre
de la terre, cette variation d'intensité vient s'ajouter à la force cen-
trifuge pour modifier la longueur du pendule. L'Académie, pour
résoudre le problème, expédia en 1672 à Gayenne, colonie située
sous l'équateur, l'astronome Richer. Gelui-ci constata que la lon-
gueur du pendule battant la seconde à Gayenne est de 0'",991,
tandis qu'à Paris elle est de 0'",99/i, et Laplace détermina plus tard
la relation mathématique qui lie la longueur du pendule à l'aplatis-
S3ment du sphéroïde terrestre-. On ne peut se faire une idée des
précautions infinies dont le physicien doit s'entourer pour ce genre
d'observations, ni de toutes les corrections minutieuses, mais néces-
saires, lorsqu'il s'agit d'apprécier une différence de longueur qui,
entre Paris et Gayenne, n'est que de 3 millimètres. De nos jours,
les perfectionnemens de la mécanique pratique et les progrès de la
physique ont rendu ces expériences plus faciles et plus sûres; tou-
tefois on ne saurait trop admirer les résultats obtenus par Richer,
qui dut suppléer, il y a juste deux siècles, à l'imperfection de ses
instrumens par une patience inépuisable et une sagacité peu com-
mune.
870 REVUE DES DEUX MONDES.
L'Académie ne perdait pas de vue la nécessité de prolonger l'arc
d'un degré mesuré par Picard entre Malvoisine et Amiens. De 1683
à 1718, cet arc est étendu par Dominique Cassini et Lahire dans le
nord jusqu'à Dunkerque, dans le sud jusqu'à Collioure. Ces me-
sures ayant donné un résultat contraire à la notion de l'aplatisse-
ment du sphéroïde terrestre aux deux pôles, les astronomes fran-
çais ne reculèrent pas devant la pénible tâche de recommencer le
grand travail exécuté par deux d'entre eux. En 1739, Cassini de
Thury et Lacaille reprenaient tout le travail de Dominique Cassini
et de Lahire : c'est ce qu'on nomme la méridienne vérifiée, qui sert
de base à la première carte générale de la France, dite carte de
Cassini. Cette triangulation, contrairement à celle de leurs prédé-
cesseurs Dominique Cassini et Lahire, confirmait la théorie de l'a-
platissement du globe. Pour la mettre hors de doute ou la con-
damner sans retour, l'Académie fait un nouvel appel au savoir et
au dévoûment de ses membres. Sans attendre l'achèvement de la
vérification du méridien français, Bouguer, La Condamine et Godin
étaient partis pour le Pérou en 1735; ils y séjournèrent dix ans
pour mesurer près de l'équateur un arc de 3 degrés entre Quito et
Cuença. Cette triangulation, d'accord avec la méridienne vérifiée,
montrait que les degrés mesurés sur la terre sont plus longs dans
les latitudes moyennes que sous l'équateur; en effet, l'arc de Mal-
voisine à Amiens, mesuré par Picard, était de 57 600 toises, l'arc
péruvien de Bouguer et La Condamine de 56 737 toises seulement.
Tandis que ces deux astronomes opéraient au Pérou, cinq de
leurs confrères, Maupertuis, Clairaut, Camus, Lemonnier et Ou-
thier, mesuraient en plein hiver un arc en Laponie, le long du
.fleuve Tornéo, entre la montagne d'Ava-Saxa et le village de Pello,
sous le 66^ degré de latitude. Leurs opérations, vérifiées depuis par
une commission de savans suédois que présidait l'astronome Svan-
berg, donna 57 196 toises pour la longueur de l'arc lapon, c'est-à-
dire 136 toises de plus qu'à Paris et Zi59 toises de plus qu'au Pérou.
L'aplatissement du sphéroïde terrestre devenait donc un fait in-
contestable. La valeur de cet élément dans l'état actuel de nos con-
naissances est de 1/295^; par conséquent, si on suppose le diamètre
de l'équateur divisé en 295 parties égales, l'axe qui va d'un pôle à
l'autre n'en contiendra que 294. On conçoit l'importance de ces
données pour la détermination de la circonférence, du volume, du
poids et de l'état antérieur de la planète que nous habitons.
Quand on songe à cet ensemble de travaux scientifiques conçus,
exécutés, discutés, comparés les uns aux autres par les membres
de notre ancienne académie, on ne peut se défendre d'un profond
sentiment d'estime pour ces serviteurs si dignes et si dévoués de la
science, mettant en commun leur savoir, leur expérience, leurs
STATION GÉODÉSIQUE AU CANIGOU. 871
travaux, et sacrifiant leur temps, leur repos, leur santé, à la re-
cherche de la vérité. L'on se rappelle involontairement ce bel éloge
de l'Académie par Bailly (1), telle qu'elle était en 1669, lorsque Do-
minique Gassini fut appelé en France par Golbert à la sollicitation
de Picard. « Dominique Gassini, dit Baillj% trouva l'Académie oc-
cupée du dénombrement de nos connaissances. Elle étudiait, exa-
minait les anciens pour juger leurs opinions et leurs travaux, pour
décider ce qui méritait d'être conservé et ce qui demandait à être
perfectionné ou recommencé. L'illustre Fontenelle nous a conservé
le résultat de ces conférences savantes. On croit voir les états-gé-
néraux d'une grande nation assemblés pour discuter ses intérêts,
s'éclairant par les abus du passé et s'occupant du bonheur de l'ave-
nir. Gette nation, c'était l'espèce humaine, les intérêts discutés
étaient ceux de l'esprit humain, l'Académie tenait dans ses mains
l'héiitage des générations passées et la fortune des générations fu-
tures. Dans ces momens de paix ou de repos où la voix du génie
peut se faire entendre, dans ces momens de fécondité où plusieurs
grands hommes réunis sont capables d'an grand effort, l'Académie
disposa tout pour élever l'esprit humain et le placer à une hauteur
et à un degré de lumière où l'on n'eût plus à craindre les rechutes
de l'ignorance et où l'on pût se passer du mouvement qui manque
aux siècles stériles. C'était en effet un renouvellement : les esprits
étaient mûris par l'expérience, le génie éclairait la raison, et la
raison réglait le génie. » On sent dans ces paroles émues, écrites
en 1778, le souffle précurseur de 1789, et Bailly semble pressentir
l'avènement d'autres états- généraux plus solennels encore, élus
par la nation tout entière pour discuter des problèmes sociaux
aussi importans que ceux de la science, et réformer comme l'Aca-
démie les erreurs et les abus du passé.
La constituante avait remplacé les états-généraux et travaillait à
la régénération de la France. Un système général et uniforme des
poids et mesures n'existait pas. Chaque province, chaque ville avait
le sien ; de là une confusion inexprimable et un véritable obstacle
aux transactions commerciales à l'intérieur et au dehors. L'assem-
blée, sur la proposition de Talleyrand, nomme une commission
composée de Borda, Lagrange, Laplace, Monge et Condorcet, qui
dépose son rapport le 19 mars 1791. Sa première conclusion était
de prendre pour unité de longueur la dix milhonième partie de
la distance du pôle à l'équateur, ou d'un quart du méridien ter-
restre, et de rattacher ainsi le mètre.) base de tout le système des
poids et mesures, aux dimensions mêmes du globe terrestre. L'idée
n'était pas précisément nouvelle. Jacques Gassini, dans son ou-
(1) Histoire de l'Aslronomie moderne, 1779, t. II, p. 337.
872 REVUE DES DEUX MONDES.
vrage sur la Grandeur et la figure de la terre, proposait une brasse
qui serait la dix millionième partie du rayon terrestre. Fonte-
nelle, de son côté, avait dit : « Quiconque réglera un pendule à
secondes sur le mouvement moyen du soleil retrouvera la même
longueur, » et La Condamine proposait de prendre pour mesure
fondamentale la longueur du pendule battant la seconde sous l'é-
quateur; nous avons vu que cette longueur est de 0"",991, pir
conséquent plus courte que le mètre actuel de 9 millimètres seu-
lement. La commission nommée par la constituante, voulant ratta-
cher directement le mètre aux dimensions du globe terrestre, jugea
nécessaire de déterminer la méridienne de Dunkerquc à Barcelone.
Méchain fut chargé de la partie méridionale de l'arc à mesurer
entre Rodez et Barcelone; Delambre se réserva la partie comprise
entre Rodez et Dunkerque. Cette grande entreprise, menée à bonne
fin dans l'espace de quelques années, excita l'admiration de tous
les juges compétens. Méchain paya de sa vie son dévoûment à la
science; il succomba aux suites des fatigues qu'il avait endurées;
inais son œuvre ne resta pas inachevée. Comme sur un champ de
bataille où un soldat qui tombe est immédiatement remplacé par
d'autres qui continuent la lutte, Biot et Arago reprirent l'œuvre de
Méchain et prolongèrent la triangulation jusqu'à l'île de Formen-
tera, la plus méridionale des Baléares. Il faut lire dans les Souve-
nirs de ma jeunesse, de François Arago , le récit attachant des dif-
ficultés qu'ils eurent à surmonter pour rattacher les îles Baléares au
continent, au moyen de trois triangles plus grands que tous ceux
gui avaient été mesurés jusque-là; le côté de l'un n'avait pas moins
de 160 kilomètres de longueur.
Le système métrique repose sur l'arc français et sur celui qui a
été mesuré au Pérou par Bouguer et La Condamine; la combinai-
son de ces arcs donnait l/33/i^ pour l'aplatissement du globe, et
pour la distance du pôle à l'équateur 5 130 7A0 toises, d'où l'on
déduisit pour le mètre, rapporté à la toise du Pérou, hhZ lignes
plus 296 millièmes de ligne. Les mesures d'arcs du méridien exé-
cutées depuis dans d'autres pays ont modifié la valeur de l'aplatis-
sement du sphéroïde terrestre; mais les relations du mètre avec les
dimensions du globe n'en sont pas moins rigoureusement connues,
elles réunissent toutes les conditions nécessaires pour établir le
rapport entre cette unité de mesure et le quart du méridien ter-
restre. Bessel, qui jeta tant d'éclat sur l'obervatoire de Kœnigsberg,
a soumis cette question à un examen approfondi; il conclut judi-
cieusement que de nouvelles mesures modifieront incessamment
nos connaissances sur les dimensions et la figure de la terre, et par
conséquent sur la valeur absolue du mètre considéré comme étant
la dix millionième partie de la distance du pôle à l'équateur; mais
STATION GÉODÉSIQUE AU CANIGOt . 873
il suffit que l'on connaisse les élémens qui ont servi à l'établir, et
qu'on ait conservé l'étalon déposé aux archives de Paris. En adop-
tant tout récemment ce mètre comme étalon international des poids
et mesures, les savans délégués de presque toutes les nations civi-
lisées de l'Europe et de l'Amérique, réunis il y a un mois à Paris,
ont donné une sanction décisive et solennelle à l'œuvre de la com-
mission d'académiciens français nommés par la constituante en 1791 .
L'exécution de la carte de France par Gassini avait nécessité la
mesure de diverses chaînes trigonométriqiies perpendiculaires à la
méridienne. Ces travaux durent être repris et multipliés pour l'éta-
blissement de la carte dite de l'état-major, dont l'exécution avait
été décrétée par Louis XYIII le 6 août 1817. Ce fut l'œuvre du corps
des ingénieurs géographes; c'est à eux que revient l'honneur d'a-
voir terminé la triangulation de notre pays, et jeté les fondemens
de la nouvelle carte de France. Malgré des imperfections révélées
par les rapides progrès de la science depuis le commencement du
siècle, cette carte n'en est pas moins un monument dont les étran-
gers savent apprécier la valeur; mais la fusion du corps des ingé-
nieurs géographes avec le corps d'état-major de l'armée, accomplie
en 1831 pour satisfaire à de fausses idées d'égalité militaire, porta
un coup mortel à la géodésie en rejetant dans l'armée active presque
tous les officiers de cette arme naturellement plus préoccupés de leur
avancement que de celui des sciences géographiques. A partir de ce
moment, la grande géodésie entre en France dans une période de
déclin. On se borne à l'achèvement de la partie topographique des
feuilles de la carte de France encore non publiées. En Algérie seu-
lement, le gouvernement subit la nécessité de faire exécuter une
carte indispensable au succès des opérations militaires. L'œuvre,
interrompue par la guerre de Crimée, est reprise et poursuivie en
1859 par deux brigades d'officiers dirigés par les capitaines Versi-
gny et Perrier. Les autres peuples pendant ce temps étaient entrés
en scène, et continuaient les grands travaux des académiciens fran-
çais. Les Russes déterminaient astronomiquement en 1852 à Ham-
merfest, dans la Laponie norvégienne, la position géographique
de l'extrémité d'un arc qui s'étend de cette ville jusqu'au Danube
sur une longueur de 25 degrés. La triangulation commencée par
Bessel et Bœyer en 1831 dans la Prusse orientale va bientôt s'é-
tendre de Christiania, en Norvège, jusqu'à Palerme, en Sicile, sur
une étendue de 22 degrés latitudinaux. Les Anglais ont couvert
leurs îles de triangles qui comprennent jusqu'aux Shetlands, et ont
Aesuré de longues chaînes dans la presqu'île de l'Inde depuis Cey-
lan jusqu'à l'Himalaya.
La France sommeillait. Enfin en 1869 un heureux hasard fut le
point de départ d'un réveil, dû à l'initiative d'un officier d'état-
S7ll REVUE DES DEUX MONDES.
major. Le capitaine Perrier, occupé de ses opérations géodésiques
sur les montagnes des environs d'Oran et de Tlemcen, en Algérie,
apprit de la bouche des Arabes que dans les journées favorables
on voyait au coucher du soleil les montagnes de l'Espagne. Long-
temps il fut incrédule; mais le soir du 18 octobre 1868 il distingua
nettement deux sommets qui d'après leur direction appartenaient
aux sierras de la province de Grenade : il les revit à plusieurs re-
prises de différons points de la côte africaine, et constata que leur
forme restait la même ; c'étaient les cimes du Mulhaçen et du pic
de Sagra. .On pouvait donc relier la triangulation de l'Espagne,
exécutée actuellement avec le plus grand soin par le général Ibanes,
à celle de l'Algérie, et la continuer dans le sud jusqu'à la limite
extrême de nos possessions africaines. La méridienne française étant
déjà rattachée à celle de l'Angleterre, on aurait ainsi une chaîne
continue de triangles depuis les Shetlands jusqu'au Sahara, c'est-
à-dire un arc de 30 degrés îatitudinaux, le plus long qui ait été
mesuré jusqu'ici. Le capitaine Perriei' soumit cette idée au maré-
chal Niel. Frappé de l'importance, séduit par la grandeur du pro-
jet, ce ministre intelligent comprit en même temps qu'il était né-
cessaire de recommencer la mesure de la méridienne de France
comprise entre Dunkerque et Perpignan. En effet, c'est une vérité
absolue dans les sciences positives que toutes les questions doivent
être reprises au moins tous les cent ans en utilisant les procédés
nouveaux et plus parfaits qu'un progrès incessant introduit dans
la pratique et dans la théorie, car la vérité absolue est un idéal dont
nous nous rapprochons sans cesse avec la conviction de ne jamais
l'atteindre. Il fallait donc mesurer de nouveau les triangles de De-
lambre et Méchain, ou remplacer ceux qui pouvaient être. défec-
tueux sous le point de vue de la forme ou des dimensions. Sur la
proposition du Bureau des longitudes, trois officiers instruits et zé-
lés, MM. Perrier, Penel et Bassot, furent chargés d'entreprendre ce
long et pénible travail. Quelques fonds leur furent alloués, quel-
ques soldats pris dans la garnison voisine mis à leur disposition.
Munis d'instrumens construits sur les données de la science mo-
derne, ils entrèrent en campagne.
Parmi les stations déjà faites de la méridienne, le Ganigou est
une des plus importantes; c'est une montagne isolée qui termine à
l'orient la chaîne des Hautes-Pyrénées. Gorabœuf y avait séjourné
lorsqu'il mesurait le parallèle qui s'étend de l'Océan à la Méditerra-
née; des ingénieurs espagnols y passèrent trois semaines en 1868 :
c'est donc une station commune au réseau espagnol et au réseali
français. M. Perrier voulut bien m'inviter à venir habiter sous sa
tente. J'acceptai avec empressement; j'étais désireux de connaître
les perfectionnemens dont la géodésie moderne s'est enrichie, je me
STATION GÉODÉSIQUE AU CANIGOU. 875
réjouissais de séjourner de nouveau pendant quelque temps sur un
sommet élevé, comme dans ma jeunesse, lorsque je passais d'heu-
reux jours avec Bravais sur le Faulhorn, au grand plateau du Mont-
Blanc, et sur le Slaadberg dans la baie de Bellsound au Spitzberg.
Je pouvais prendre part aux observations météorologiques que ces
officiers faisaient concurremment avec leurs travaux géodé^riques,
et les compléter par des études appartenant au domaine des
sciences naturelles, car tout se tient étroitement dans le monde
physique, et le fait le plus insignifiant en apparence se traduit en
conséquences infinies qu'on peut poursuivre dans toutes les direc-
tions. On en verra la preuve dans les pages suivantes.
II. — SÉJOUR SUR LE CANIGOU.
Dernier contre-fort des Pyrénées vers la Méditerranée, le Ganigou
est le pendant de la montagne de la Rhune, qui s'élève au-dessus de
Saint-Jean-de-Luz, au fond du golfe de Biscaye; mais, tandis qu'elle
s'abaisse vers f Océan, la chaîne conserve sa hauteur en s'appro-
chant de la Méditerranée. D'après les calculs de Corabœuf, le Ga-
nigou s'élève à 2 785 mètres au-dessus de la mer, la Rhune à
900 mètres seulement, et la plus haute cime des Pyrénées, la Ma-
ladetta, à 3 354. Le Ganigou forme un groupe parfaitement limité et
circonscrit d'un côté par la vallée de la Têt, rivièra torrentielle qui
passe à Perpignan et descend des montagnes qui entourent la forte-
resse du Mont-Louis, et de l'autre par la vallée de Géret, parcourue
par le Tech, qui se jette dans la Méditerranée près d'Argelez-sur-Mer.
Les petitf s vallées de Sahors, du Vernet, de Fillos et de Ballestavy
pénètrent dans l'intérieur du massif et le mettent en rapport avec la
vallée de la Têt. Le chemin qui mène au sommet de la montagne,
praticable seulement pour les mulets jusqu'à ÛOO mètres au-dessous
du point culminant, part des bains du Vernet, passe par le village de
Gasteil au pied des ruines pittoresques de l'ancienne *bbaye de Saint-
Martin-du-Canigou, en suivant toujours le torrent de Gadi. A 1 367 mè-
tres, près de la Fontaine froide, dont la température est de 9°,1, on
entre dans les forêts de hêtres et du pin des Pyrénées (1) accompa-
gnés des premiers rhododendrons (2). A 1 7ii5 mètres, on dépasse les
derniers champs cultivés en seigle et en pommes de terre, éche-
lonnés sur une pente tournée vers le sud-est; peu après, on traverse
le torrent de la Lipandière, affluent du Gadi. Dans l'été de 1872,
son lit était encombré d'un nombre immense de pins et de bouleaux
ailte-chés aux pentes voisines par une avalanche du printemps. La
(1) Pimis uncinata.
(2) Rhododendron ferrugineum.
876 REVUE DES DEUX MONDES.
neige avait presque entièrement disparu le 21 août. Une autre ava-
lanche tombée sur le torrent de Cadi à 1 845 mètres au-dessus de la
mer mesurait encore 500 mètres de long, et formait un pont d'une
seule arche miné en dessous par les eaux du torrent; le 28 août, il
était écroulé sur une longueur de 60 mètres, mais la clé de la voûte
qui restait était encore d'une épaisseur rassurante. Après avoir re-
monté de l'autre côté, on arrive au chalet ou Jas de Cadi, le plus
élevé de îa montagne (2 100 mètres), celui où les touristes qui veulent
voir le lever du soleil au sommet du Canigou ont coutume de passer
la nuit. Une forêt continue de pins des Pyrénées règne de ce point
jusqu'à une source dont la température est de /i°,7. Les Catalans
lui ont donné le nom de leur illustre compatriote François Arago
en souvenir du dernier séjour qu'il fit au pied du Canigou en 18/i2.
A 2 320 mètres, on sort de la forêt, et l'on se trouve à la limite
de la végétation arborescente, formée uniquement par le pin des
Pyrénées. Je n'ai pas été médiocrement surpris do voir à cette hau-
teur des arbres ayant 5 mètres de haut et un tronc à l'avenant ; le
plus gros mesurait 2"", 85 de circonférence. Les branches tordues et
mutilées de ces arbres témoignent de la lutte qu'ils soutiennent
contre les ouragans et le poids de la neige qui les courbent en
hiver. Quelques-uns sont morts et desséchés; mais d'autres étaient
en pleine végétation. Cette limite est bien celle qu'ils ne peuvent
dépasser, car la montagne s'élève en pente douce devant eux, et
rien, si ce n'est le climat, ne les empêchait de monter plus haut;
quelques sujets rabougris semblaient pour ainsi dire tenter l'esca-
lade, mais ils s'arrêtaient à leur tour, et le genêt (l), le rhododen-
dron, le genévrier et la bruyère commune couvraient seuls les
lianes déboisés de la montagne. Telles sont la longueur et la rigueur
des hivers, la brièveté et la tiédeur des étés dans ces hautes ré-
gions, que ces arbres ne végètent que pendant quelques mois
de l'année; leur croissance est donc nécessairement très lente.
Un garde -généi'al des forêts voulut bien me donner une ron-
delle prise à la base d'un de ces pins : elle avait un diamètre de
0'",278 sans compter l'écorce. Le nombre des couches ligneuses,
toujours égal à celui des années que l'arbre a vécu, s'élève à 150 ;
cet arbre datait donc de l'année 1722. En moyenne, les couches
avaient une épaisseur de O/iO*"' de millimètre. Pour donner une idée
de la lenteur de cette végétation, je dirai que les pins de la forêt de
Haguenau en Alsace ont en général, à l'âge de 150 ans, un diamètre
de 0'",828; leur accroissement en diamètre est donc environ trois
fois plus rapide que celui des pins des Pyrénées à 2 300 mètres af-
dessus de la mer. Pour trouver une végétation aussi lente dans la
(1) Genista purgans.
STATION GÉODÉSIQUE AU CANIGOU. 877
plaine, il faut s'avancer de 2!i degrés latitudinaux vers le nord jus-
qu'au village de Pello dans la Laponie suédoise, où j'ai observé des
pins dont la croissance n'était guère plus rapide que celle du pin
des Pyrénées à sa limite altitudinale.
En sortant de la forêt, on atteint un petit plateau d'où l'on dé-
couvre enfin la vraie cime de la montagne, cachée jusque-là par
d'autres sommets. Ce plateau, situé à 2 359 mètres, se nomme le
Plat de Cadî; c'est le fond de l'ancien glacier de Gadi dans sa der-
nière période de retrait. A l'époque glaciaire, ce glacier, débouchant
dans la vallée de la Têt, poussait ses dernières moraines jusqu'en
aval de Vinça. En se retirant, il a stationné longtemps au village de
Gasteil, où il a également déposé une puissante moraine. Le Plat de
Gadi, circonscrit par les moraines latérales et frontales du glacier,
en indique la dernière station. Aujourd'hui le Ganigou n'a plus de
glaciers; quelques amas de neige persistent dans des creux abrités
du soleil , mais ils ne remplissent jamais un couloir tout entier, et
la neige ne se convertit pas en glace par suite de fusions et de con-
gélations répétées. Dans les Alpes helvétiques, où le climat est plus
froid, de petits glaciers permanens existent autour de sommets
moins élevés que le Ganigou, tels que le Faulhorn et le Maenliflûh,
qui ne dépassent pas 2 680 mètres.
Trois tentes avaient été dressées sur ce petit plateau, l'une pour
les officiers, la seconde pour les sous -officiers, la troisième pour les
dix soldats que le colonel du 15® de ligne avait mis à la disposition
des géodésiens. Un réduit en pierres construit par les ingénieurs
espagnols, qui avaient passé trois semaines sur ce point en 1868,
servait de cuisine. Get emplacement était heureusement choisi; le
plateau de Cadi est à la fin du chemin praticable pour les mulets et
à la limite de la végétation arborescente. Des troncs de pins morts
et desséchés servaient à alimenter notre feu de bivouac. La source
du Gadi, surgissant immédiatement au-dessous du campement,
nous fournissait une eau délicieuse à la température constante de
û*,7. Les bergers, qui à cette époque de l'année font paître leurs
troupeaux à cette hauteur, nous cédaient des moutons qui faisaient
la base de notre alimentation. Le pain et le vin étaient apportés
du Vernet à dos de mulet. Une basse-cour improvisée de poules et
de canards se nourrissait des restes de la cuisine. Notre vie était
assurée. Du campement il fallait chaque matin monter au sommet.
Cette ascension n'avait rien de pénible jusqu'à l'endroit où com-
mence la rheminée; c'est un couloir étroit ayant une pente de à'2 de-
grés qui s'élève entre les couches redressées du sommet de la mon-
tagne. Sur une hauteur de 80 mètres environ, il faut grimper en
s'aidant des mains et des pieds. Pour des touristes exercés, ce pas-
sage n'a rien de difficile ; mais de lourds et délicats instrumens, le
878 REVUE DES DEUX MONDES.
cercle azimuthal entre autres, avaient dû être hissés par cette che-
minée. Un maçon avec ses matériaux l'avait franchi pour construire
au sommet un pilier en briques sous la direction du capitaine Bas-
sot; un mineur y avait porté ses lourds fleurets, afm de forer dans
la roche un trou de la profondeur de 1 mètre; des charpentiers
chargés de grosses poutres destinées à soutenir les abris résistans
sous lesquels les instrumsns géodésiques et météorologiques étaient
abrités avaient dû escalader ce couloir. La cheminée aboutit au
sommet de la montagne, qui n'a guère que 8 mètres de long sur 5 de
large. Ce sommet est formé par la rencontre de deux arêtes, l'une,
praticable, qui s'abaisse rapidement vers le nord-est, l'autre, abor-
dable seulement pour de hardis montagnards, qui se dirige vers le
nord en se maintenant d'abord à la même hauteur pour plonger en-
suite tout à coup vers la plaine. C'est cette arête qui donne au Cani-
gou, vu de loin, l'apparence d'une montagne terminée par un double
sommet. Les deux arêtes sont formées de couches de micaschiste
redressées verticalement et coupées sous tous les angles imaginables
par des filons de quartz d'une éclatante blancheur. La cheminée est
comprise dans l'intervalle de deux couches verticales de micaschiste.
Cette roche subit l'action du temps, elle se dégrade. Sous l'influence
des agens atmosphériques, les parties les moins résistantes se dé-
truisent et s'éboulent, les autres restent debout sous la forme de pi-
lastres, d'aiguilles ou de murs dont l'ensemble nous rappelait dou-
loureusement les ruines de l'Hôtel de Yille de Paris. Vers l'est, le
sommet du Canigou surplombe des escarpemens verticaux qui plon-
gent dans un étroit vallon abrité des rayons du soleil, où la neige
persiste lout l'été , en alimentant le ruisseau qui se jette à Prades
dans la rivière de la Têt. Au-delà s'étend la verte forêt de Pons, qui
conduit dans la vallée de Ballestavy.
Pendant les dix jours que nous avons séjourné au sommet du
Canigou, ces lieux solitaires avaient pris une animation extraordi-
naire. Nos agiles fantassins étaient sans cesse sur le chemin du
campement au sommet. Tous les matins, avant le jour, nous y
montions pour continuer les observations météorologiques de di-
verse nature qui remplissaient les loisirs forcés qu'un temps va-
riable ou brumeux imposait à la géodésie. Le sommet du Canigou
avait été transformé en un véritable cabinet de physique. Ther-
momètres, psychromètres, destinés à indiquer les températures
et l'humidité de l'air, étaient disposés sous une toile qui les met-
tait à l'abri du soleil; d'autres thermomètres étaient enfoncés à
diverses profondeurs dans le sol. Des baromètres pendaient le long
de forts poteaux portant le toit qui ombrageait les instrumens. La
cabane en pierres plates qui se trouve au sommet était remplie de
caisses d'instrumens magnétiques et géodésiques. Sur l'extrémité
STATION GÉODÉSIQUE AU CANIGOU. 879
noM du sommet s'élevait le pilier en briques servant de support
au cercle azimuthal, qui dans la géodésie moderne a remplaaé le
théodolite. De ce point, la vue était incomparable : au sud-est, les
montagnes des Albères, plus basses que les Pyrénées, et la côte
d'Espagne avec ses découpures nombreuses se succédant sans in-
terruption jusqu'à Barcelone; au nord-est, la côte de France, formant
une courbe régulière et continue jusqu'aux embouchures du Rhône.
L'astronome de Zach prétend avoir vu le Canigou des hauteurs de
îs'otre-Dame-de-la-Garde, près de Marseille. Je l'ai aperçu moi-
même de la manière la plus distincte au coucher du soleil des bords
de la mer près d'Aigues-mortes, à la distance de ISO kilomètres.
Quelquefois il est visible de la promenade du Peyrou à Montpellier
et des hauteurs voisines de Barcelone. Au nord apparaissent les som-
mets des montagnes de l'Aude et à l'horizon celles de l'Hérault et de
l'Aveyron. Entre la montagne et la mer s'étend la vallée de la Têt,
simulant une route blanche et sinueuse : elle aboutit à la vilte de
Perpignan, surmontée de sa citadelle. Plus près est celle de Prades,
dont on distingue les maisons à l'œil nu, et les vallées de Sahore,
du Vernet et de Fillos, contrastant par leur belle verdure avec les
montagnes dénudées qui les dominent au nord. Yers l'ouest, la val-
lée de la Têt s'élève vers la forteresse de Mont-Louis, située à
i 665 mètres au-dessus de la mer, et semblable à cette distance
aux plans en relief qu'on voit aux Invalides. La route qui y conduit
se montre çà et là sur les contre-forts de la vallée. Au sud, les autres
sommets du Canigou nous cachaient les cimes lointaines; mais nos
yeux s'arrêtaient souvent sur les trois tentes blanches du campe-
ment , hôtellerie provisoire où nous attendaient le soir un frugal
souper et un sommeil réparateur.
Ce panorama explique pourquoi le Canigou a toujours été un
point géodésique de premier ordre, le sommet du dernier triangle
de la méridienne de France et du premier de celle de l'Espagne; mais
combien les savans qui ont précédé les géodésiens actuels devaient
avoir de peine à reconnaître au loin les sommets sur lesquels ils
avaient placé leurs signaux ! Ces signaux consistaient en une mire
élevée au-dessus d'une pyramide en maçonnerie ou en charpente.
Cette mire était peinte de différentes couleurs suivant celle du fond
sur lequel elle devait se projeter : en blanc quand le fond était ha-
bituellement noir, en noir lorsqu'il était blanc. Avec la hauteur du
soleil, l'illumination changeait : le matin, l'astre éclairait la partie
orientale du signal; la partie occidentale restant dans l'ombre,
l'observateur n'était pas sûr de viser au milieu de la mire; à midi,
l'éclairage n'était plus le môme, et le soir il était l'inverse de celui
du matin. En outre la rl-fraclion atmosjjhcrique déplaçait la mire
soit dans le sens vertical, soit latéralement. En effet, la ligne qui
880 REVUE DES DEUX MONDES.
va de l'œil à un objet éloigné n'est pas une ligne droite, c'est une
ligne brisée dont la courbure varie suivant la température et l'état
hygrométrique des couches d'air qu'elle traverse; de là des erreurs
de pointé considérables qui influent sur la valeur des angles mesu-
rés. Toutes ces causes d'erreur s'appliquent aux signaux, aux clo-
chers, aux tours, aux édifices quelconques choisis jadis par les
géodésiens comme points de repère pour les sommets de leurs
triangles. Il y a mieux : par les temps brumeux, avec le hâle par
exemple, la mire devenait complètement invisible, et l'observateur
attendait des jours, quelquefois des semaines entières, l'instant
propice où il pouvait apercevoir le signal.
Un grand géomètre allemand, Gauss, chargé de la triangulation
du Hanovre en 1831, a fait disparaître ces inconvéniens par un
moyen aussi simple qu'ingénieux. Il avait sans doute observé qu'une
vitre éclairée par les rayons du soleil est visible à une distance
énorme. Cette remarque, que tant d'autres avaient faite avant lui,
fut le point de départ de son héliotrope. Simplifié par les géodé-
siens modernes, cet instrument consiste en un miroir argenté de
1 décimètre carré, porté sur un châssis qui permet de lui donner
une position et une inclinaison quelconques. Une planchette percée
d'un trou circulaire est placée devant le miroir dans la direction du
sommet où se trouve l'observateur, et en changeant de temps en
temps l'orientation et l'inclinaison de la glace à mesure que le so-
leil se déplace dans le ciel, on fait en sorte que les rayons réfléchis
par le miroir passent toujours par le trou circulaire, dont elles
éclairent les bords. Le géodésien vise sur ce miroir, qui de loin a
l'apparence d'une étoile de première grandeur. Cette étoile artifi-
cielle est parfaitement distincte, même à l'œil nu, à la distance de
100 kilomètres, et la courbure de la terre est le seul obstacle qui
en limite la visibilité dans une lunette d'un grossissement de cin-
quante à soixante fois; brillante comme Sirius par un temps clair,
on l'aperçoit même avec le hâle ou un horizon brumeux. Trois
étoiles brillaient ainsi lorsque nous étions sur le Canigou, l'une à
38 820 mètres sur la montagne de Bugarach, près de Limoux, dans
le département de l'Aude; l'autre à Forcerai, au-dessus de la vallée
de la Têt, à 30 5/il mètres, la troisième sur la montagne de Tauch,
k hl 151 mètres. Quelquefois la montagne était peu visible; mais,
quand le soleil se montrait, l'étoile l'était toujours. C'est à l'aide de
miroirs argentés de 2 décimètres de côté que le capitaine Perrier
se propose de rattacher la triangulation de l'Algérie à celle de l'Es-
pagne. Pendant le jour, deux de ces miroirs, placés sur les sommets
du Mulhaçen et du pic de Sagra, et pendant la nuit des feux élec-
triques seront visibles des montagnes des environs d'Oran à la dis-
tance de 270 kilomètres.
STATION GÉODÉSIQUE AU CANIGOU. 881
L'emploi des miroirs n'est pas le seul perfectionnement dont la
géodésie pratique ait à s'applaudir. C'est un axiome en mécanique
qu'un bon instrument ne doit servir qu'à un seul usage; aussi le
cei^de azimuiUal a-t-il remplacé le théodolite. Celui-ci pouvait me-
surer à la fois des angles horizontaux et des angles verticaux. Le
cercle azimuthal, comme l'indique son nom, ne mesure que des an-
gles horizontaux. Ce cercle est divisé en /lOO parties égales appe-
lées grodef;, divisées elles-mêmes en 10 parties valant chacune
dix minutes centésimales. Les cercles de Méchain et de Delambre
ne donnaient à la lecture que la minute ou i/hO 000* de la circon-
férence; dans les cercles azimuthaux modernes, on estime directe-
ment deux secondes ou 1/2 000 000* de la circonférence. Or on
comprend que, dans un angle dont les côtés ont 30 kilomètres de
longueur par exemple, la plus petite erreur dans la mesure de
cet angle devienne considérable, transportée à l'extrémité de ces
côtés. Ainsi une erreur d'une minute centésimale, première ap-
proximation de la lecture pour Delambre, transportée à 30 kilo-
mètres, équivaut à ù'",71. Aujourd'hui cette erreur de deux se-
condes, la plus grande possible, correspond à une longueur de
9 millimètres seulement; c'est encore trop, mais l'erreur est 523 fois
moindre qu'à la fin du siècle dernier. La substitution du miroir à
la mire a un autre avantage : elle rend la visée plus précise. En
effet, la lunette porte à l'intérieur deux fils doubles disposés en
croix; ces quatre fils, par leur intersection au centre de l'objectif,
forment un petit carré. Le miroir, semblable à une étoile, se trouve
placé au milieu de ce carré ; si l'étoile paraît immobile, on est as-
suré que la réfraction atmosphérique est nulle ou presque nulle;
dans le cas contraire, l'image ne serait pas fixe, elle oscillerait ou
se déplacerait, et le géodésien, averti, attendrait un moment plus
favorable pour continuer ses observations. Biot avait coutume de
dire : Le devoir de l'astronome est d'exiger du constructeur un in-
strument aussi parfait que possible. Le cercle doit être un cercle
parfait, la graduation en 360 degrés ou AOO grades sera exécutée
avec les soins les plus minutieux, afin que les divisions soient rigou-
reusement égales entre elles et séparées par des traits d'une finesse
extrême , visibles seulement au microscope. L'instrument achevé et
vérifié , on suppose que le cercle est mal centré, mal divisé, que
les degrés ne sont pas égaux entre eux, et l'on s'applique à corriger
ces erreurs. — Borda avait imaginé le cercle répétiteur, qui porte
son nom. Ce cercle est muni de deux lunettes placées l'une au-
dessus, l'autre au-dessous, et, pour obtenir un angle, on faisait
tourner alternativement le cercle et les lunettes, de manière à me-
surer cet angle sur tout le pourtour de la circonférence du cercle
TOME cii. — 1872. 56
882 REVUE DES DEUX MONDES.
gradué; mais ces lunettes, ce cercle, étaient chaque fois arrêtés par
des vis.; la pression de ces vis n'était pas la même ; de là des dé-
placemens variables qui annulaient les avantages de cette répétition
des angles. Dans les instrumens modernes, le cercle seul tourne à
frottement au dedans d'un autre cercle qui lui est concentrique, on
ne le fixe pas avec des vis, et on mesure chaque ang!e autant de
fois qu'on le juge nécessaire sur toutes les parties de la circon-
férence. Autre exemple : l'artiste a pris les précautions les plus
minutieuses pour que l'axe optique de la lunette coïncide avec ce-
lui de l'instrument. Il a réussi; mais le géodésien suppose le con-
traire, et retourne l'instrument h chaque série d'observations pour
s'affranchir de cette nouvelle cause d'erreur. C'est ainsi, en annu-
lant toutes celles que l'esprit le plus soupçonneux peut imaginer,
que les astronomes et les géodésiens se rapprochent de plus en plus
de l'exactitude absolue. Plus les distances sont grandes, plus les
moyens de mensuration doivent être parfaits. Si je ne craignais
d'aborder des détails trop techniques, je pourrais indiquer encore
un grand nombre de perfectionnemens introduits dans la géodésie
moderne; j'essaierais par exemple de faire comprendre comment
l'altitude du Canigou a été déterminée à l'aide de mesures angu-
laires réciproques et rigoureusement simultanées par MM. Bassot et
Penel. Je me bornerai à dire que ces observations, éliminant les
erreurs dues à la réfraction terrestre, ont confirmé l'exactitude du
nombre 2 785 mètres, obtenu par le colonel Corabœuf.
Souvent les opérations géodésiques sont difticiles et même im-
possibles avec les anciens signaux, parce que l'horizon n'est pas
bien pur et paraît comme enfumé, bien que le ciel soit parfaitement
serein. Dans la journée du 25 août, nous fûmes témoins d'un phé-
nomène optique analogue encore inexpliqué, quoique bien connu
des météorologistes qui ont séjourné sur des somm'^,ts élevés; je
veux parler du brouillard sec, fumée d'horizon, haie des Suisses,
Uœhcnrûuch des Allemands, callina des Espagnols, kohar des ha-
bitans de l'Abyssinie. Le ciel est pur, l'air calme, le baromètre haut,
l'hygromètre au sec. Le touriste confiant gravit courageusement la
montagne dans l'espoir de jouir au sommet de la vue étendue pro-
mise par son guide. Après plusieurs heures de fatigue, il arrive au
sommet : ô déception ! au-dessus de sa tête, le ciel est toujours
pur, pas un nuage n'en trouble l'azur, les objets rapprochés sont
parfaitement visibles; mais plus loin, à quelques lieues et surtout à
l'horizon, une fumée rougeâtre enveloppe tous les objets, les con-
tours des montagnes sont indécis, et les cimes semblent surgir
d'une mer de brouillard. La vue même de la plaine est indistincte
et comme brouillée, on dirait un tableau effacé ou inachevé. C'est
le hâle, c'est la fumée d'horizon, étudiés par de Saussure en
STATION GÉODÉSIQUE AU CANIGOU. S8(^
Suisse, par M. de Humboldt au Mexique, et dans les montagnes
de l'Auvergne par M. Lecoq et moi (1). Plus rare lorsqu'on s'avance
dans le nord, la callina est habituelle en Espagne, en Alg(^rie, en
Abyssinie, de juin à septembre. M. Wilkomm ("2), qui l'a observéo
dans la péninsule, pense, comme les habitans du pays, qu'elle s'a(>-
croît et diminue avec la chaleur. Plusieurs fois il a fini par at-
teindre les lieux enveloppés de callina; à mesure qu'il s'appro-
chait, tout devenait clair et distinct, la callina semblait l'uir devant
lui, comme dans le désert l'eau fantastique, effet des illusions dui
mirage, fuit devant le voyageur impatient de l'atteindre. Au lieu,
de ces vagues apparences que revêt souvent la callina, nous la-
vîmes dans la journée du 25 août former un anneau complet fai*-
sant tout le tour de l'iwrizon et interrompu seulement par de»
montagnes aussi élevées que le Canigiu. Cet anneau, d'un gris
rougeâtre comme la fumée, était nettement délimité, et M. Basset
put constater à l'aide du théodolite que le bord supérieur était
éloigné de 90 degrés du zénith (exactement 100 grades, 87'),
L'anneau se maintint toute la journée jusqu'au soir, où il devint
moins distinct. Le lendemain, le soleil levant, sortant de la mer-
au milieu des brumes matinales, montait lentement au-dessus de
l'horizon comme un disque rouge dépouillé de rayons. Il entra dans
la callina; ses apparences ne changèrent pas, mais au moment où il
sortit de cette fumée atmosphérique, les rayons jaillirent tout à coup
de l'orbe incandescent et éclairèrent tout le paysage d'une lumière
subite. Nous vîmes alors l'ombre immense du Ganigou, qui se pro-
longeait dans l'ouest jusqu'aux cimes les plus éloignées; elle dimi-
nua peu à peu en se rapprochant, et s'évanouit enfin dans la val^
lée de la Tèt. Le jour était venu, précédé d'une aurore prolongée,
et le soleil en quittant la callina était assez élevé au-dessus de
l'horizon pour illuminer à la fois la plaine et la montagne.
Je crois en avoir dit assez pour que le lecteur soit pénétré de
l'importance et de la difficulté des travaux géodésiques. Ces tra-
vaux sont le fondement de la géographie, et celle-ci à son tour est
la base de l'art militaire, dont toutes les combinaisons reposent sur
une connaissance exacte de la géographie et de la topographie des
contrées où les armé^'s ennemies manœuvrent les unes contre les
autres. On sait ce que l'ignorance de la géographie de notre propre
pays nous a coûté , et l'on s'étonnera que les travaux g^'odési-
ques soient si peu prisés par ceux-là mêmes qui sont destinés- k
en recueillir les fruits. Croirait -on que les campagnes géodési-
ques ne comptent pas comme des campagnes militaires et ne soient
(1) Essai sur la nature et l'origine des diverses espèces de brouillards secs {Jïn^
nuaife météorologique de la France, 1850).
[2) Zwey Jahre in Spanien und Portugal j t. III, p. 110,
384 REVUE DES DEUX MONDES.
même pas assimilées aux fonctions si douces, si peu fatigantes
pour le corps et pour l'esprit, que les capitaines d'état-major rem-
plissent auprès des généraux qui commandent les divisions d'Al-
ger, d'Oran et de Constantine? Comprend-on que l'avancement soit
moins rapide pour les officiers chargés de ces travaux que pour les
autres? Dans les pays étrangers, en Angleterre, en Allemagne, en
Russie, en Espagne, ce sont des généraux qui sont à la tête du ser-
vice géodésique, et ce sont des travaux géodésiques qui leur ont
valu ce grade. En France, nos géodésiens les plus célèbres. Puis-
sant, Corabœuf, Brousseaud, Peytier, Hossard, n'ont pas dépassé
celui de colonel; Deîcros, l'un des plus méritans, est mort comman-
dant après avoir pris part à toutes les grandes opérations de la
carte de France. L'art militaire étant l'application de toutes les
sciences à la défense du territoire, le courage n'est point la seule
qualité qu'on puisse et qu'on doive exiger d'un officier : le savoir
lui est aussi nécessaire que la bravoure ; il combattra avec sa tête
plus efficacement qu'avec son bras, et il n'est pas quitte envers
son pays quand il a prouvé qu'il ne craint pas de mourir pour lui.
L'étude doit donc être recommandée aux militaires autant qu'aux
professeurs et récompensée chez les uns comme chez les autres, car
aujourd'hui c'est par la science qu'un peuple s'élève au-dessus des
autres dans les arts de la paix comme dans ceux de la guerre.
III, — CLIMAT ET FLORE DO SOMMET DU CANIGOD.
Pendant les séjours que j'ai faits sur les hautes montagnes, la
flore des sommets m'a toujours vivement préoccupé. N'cst-il pas
intéressant en effet de connaître les plantes qui, parties du bas de
la montagne, montent pour ainsi dire à l'assaut de ces points cul-
minans, et celles qui, complètement inconnues sur les flancs du
massif, apparaissent tout à coup sur une cime élevée? Pour le Ca-
nigou, la question était encore plus piquante que pour un sommet
des Alpes de la Suisse ou des Hautes-Pyrénées. La plaine de Perpi-
gnan est la plus chaude de France, l'oranger, le palmier-dattier,
l'agave, y vivent en pleine terre. La température annuelle moyenne,
d'après les observations de M. le docteur Fines, y atteint 14% 1. On
peut en déduire que celle du sommet du Canigou est de — 1",/!;
c'est le climat de l'extrémité septentrionale de la Norvège. Pendant
notre séjour, du 22 au 29 août, la température moyenne de l'air
au sommet du Canigou a été de 6", 5; à Perpignan, elle était de
22'*,2. Au sommet, la température n'a jamais dépassé 14%2; à Per-
pignan, elle s'est élevée à 32%5. Quant au froid, le degré le plus
bas auquel le thermomètre soit descendu pendant la nuit au som-
met a été de — 3°,7 au-dessous de zéro.
STATION GÉODÉSIQUE AU CANIGOU. 885
Quand on veut connaître toutes les conditions qui influent sur la
végétation, les températures du sol ne doivent pas être négligées,
car la plante est échauffée par le sol où elle plonge ses racines,
comme par l'air qui entoure les parties découvertes. Mes compa-
gnons avaient enfoncé des thermomètres dans la terre à 2, à 10 et
à 20 centimètres; dans cette zone, la température moyenne du sol a
été de 10°, 8, plus élevée par conséquent de A%o que celle de l'air. Le
25 août, cette température est montée à 20",/!, c'est-à-dire à 6°,2
au-dessus de celle de l'air; c'est donc le sol bien plus que l'air qui
favorise la végétation des plantes alpines et leur permet d'en accom-
plir les phases dans un temps relativement très limité. Les tempé-
ratures du sol près de la surface ne sont pas les seules qu'il soit
intéressant de connaître; il ne l'est pas moins de savoir à quelle
profondeur la chaleur solaire pénètre dans l'épaisseur des diffé-
rentes roches qui composent l'écorce du globe. Un mineur appelé
au sommet du Ganigou fora dans le micaschiste un trou de 1 mètre
de profondeur. Un thermomètre enchâssé dans une monture en bois
fut laissé à demeure au fond de ce trou; il marquait 7%6. Au cam-
pement, à l'altitude de 2 359 mètres, un autre thermomètre fut
enfoncé dans le même sol à O'^'jSO, la dureté de la roche n'ayant
pas permis de foncer davantage; le thermomètre se tint à 8°, 9 en
oscillant de quelques dixièmes seulement autour de cette moyenne.
Au Vernet, à 630 mètres au-dessus de la mer et à 1 mètre au-dessous
de la surface, la chaleur était de 14", 6 (1). On voit par ces chiffres
que la chaleur solaire pénètre dans la terre, et que l'influence du
jour et de la nuit est encore sensible à la profondeur indiquée.
Le bas de la cheminée par laquelle on arrive au sommet du Ga-
nigou se trouve à 80 mètres au-dessous de ce sommet : c'est à partir
de ce point que je me suis appliqué à recueillir toutes les plantes
phanérogames qui croissent sur le cône terminal compris entre
2 700 et 2 785 mètres. Je ne pouvais espérer de n'en manquer au-
cune : il eût fallu pour cela visiter le sommet de juin jusqu'en sep-
tembre, à l'exemple de Ramond, qui fit dix-sept ascensions sur le
pic du Midi pour y cueillir toutes les fleurs qui le parent en été. En
effet, lorsqu'elles sont défleuries, les plantes alpines échappent à la
vue par leur petitesse et leur ressemblance avec celles qui les en-
tourent. Tous ces végétaux sont des espèces naines abritées sous les
pierres, cachées dans les fissures, blotties contre les rochers. Leur
végétation chaque année n'est que de quatre mois tout au plus;
aussi des sous-arbrisseaux, tels que le myrtille, le rhododendron,
le genévrier, longs de 2 décimètres, sont-ils aussi vieux que les
grands arbres de la plaine. Gomment s'en étonner? Pendant huit
(1) A l'observatoire de Paris, pendant la même période, le thermomètre enfoncé
d« 1 mètre dans le sol variait de 20°,2 à 19'',4,
886 REVUE DES DEUX MONDES.
mois, d'octobre à mai, ces végétaux dorment ensevelis sons une
épaisse couche de neige; lorsqu'elle a disparu, des vents violens et
continus les couchent sur le sol : la température de l'air oscille au-
tour de zéro, et s'élève rarement à 10 degrés au-dessus. Les nuages,
attirés par la cime isolée du Canigou, l'entourent presque toujours
d'une brun)e épaisse identique aux brouillards de la plaine. Quand
le soleil luit, le sol s'échauffe, comme nous l'avons vu, plus que
l'air, et les plantes alpines sont dans les conditions analogues à
celles des végétaux élevés sur couche dans nos bâches ou dans nos
serres. Peu de plantes peuvent s'accommoder d'un pareil régime.
Cependatit j'ai trouvé 58 espèces sur le sommet du Canigou. Il y
en a davantage; sur la cime du Faulhorn, après plusieurs séjours
de quelques semaines renouvelés pendant trois ans, j'avais cueilli
sur le cône terminal, situé à 100 mètres au-dessous de celui du Ca-
nigou, mais à !i degrés latitudinaux plus au nord, 132 e.«pôces de
plantes phanérogames; Ramond, sur le pic du ]\lidi de Bagnères,
plus haut de 100 mètres que le Canigou, avait tiouvé 72 espèces.
Ma florule du sommet de cette montagne n'est donc pas com-
plète; cependant elle est suffisante pour donner lieu à quelques
considérations de géographie et de topographie botaniques. D'a-
bord pas une de ces plantes ne croit dans la plaine de Perpignan,
dont la végétation est celle du littoral méditerranéen. Sur 58 es-
pèces, il y en a 50 qu'on retrouve dans les Alpes; les 8 autres,
inconnues dans les Alpes, sont propres aux Pyrénées ou reparaissent
dans les Cévennes et les montagnes du centre de la Fiance (1).
Ainsi la flore du Canigou est une flore essentielK ment alpine; mais
nous avons démontré, dans une autre étude (2), que la flore des
Pyrénées n'est qu'une extension de la flore polaire, qui s'est avancée
pendant l'époque glaciaire jusque dans les latitudes moyennes de
l'Europe. Cette période a été suivie d'un réchauffement dont nous
éprouvons les effets; alors les plantes polaires et Scandinaves se
sont réfugiées dans les montagnes, comme les chamois et les mar-
mottes, qui vivaient autrefois dans nos plaines. Cela est si vrai que
le sommet du Canigou nous offre 17 plantes (3) qui, habitant les
Alpes, se retrouvent également dans les régions polaires telles que
le Spitzberg, la Nouvelle-Zemble, l'Asie et l'Amérique arctiques, y
compris le Groenland, où l'époque glaciaire règne encore actuelle-
(1) Ce sont : Silène ciliata, Saxifraga geranioides, Leucanlhemuni palmatum,
Senecio leucophyllus, Jasione perennis , Myosotis pyrenaica, Pedicularis pyrenaka,
Oreoddoa disticha.
(2) Voyez la Bévue du l^"^ février 1870.
(3) Anémone alpina, Draba hirta, Sdene acaulis, Cerastium alpinum, Saxifrag^a
eppositifolia, S. exarata, Alchimilla alpina, Aster alpinus, Thymus serpyUum, Vac-
einium uligi-nosum , Oxyria digyna, Armeria alpina, Juniperus communis , Luzula
spicata, Juncus trifidus, Poa alpina et P. laoaa.
STATION GÉODÉSIQUE AU CANIGOU. 887
ment. Nous avons donc en France le même contraste que sur le
revers méridional des Alpes : le voyageur, partant de la région
des orangers et des oliviers, peut s'élever en un jour dans celle des
plantes du Spitzberg et du Groenland.
Les sommets élevés sont des observatoires où les a'^tronomes, les
physiciens et les naturalistes peuvent résoudre une foule de pro-
blèmes dont l'étude même est impossible dans la plaine. Pour les
habiter, il faut renoncer à quelques-uns des rafilnemeng de la vie
habituelle; mais que de compensations à ces légers sacrifices, que de
grandes impressions en face du spectacle toujours changeant d'une
vaste étendue de la surface terrestre déployée sous vos yeux! Ra-
mond, le pdntre et l'explorateur des Pyrénées, l'avait bien senti.
Surpris un jour par le mauvais temps au sommet du pic d'Espingo,
il se réfugie sous un bloc de granit avec son guide et assiste au
spectacle grandies ' d'un orage dans ces hautes région^. Son imagi-
nation s'éveillant, il se figure ce que verrait un observateur qui pas-
serait une année entière au sommet de ce pic. «Non, s'écrie- t-il en
se voyant à la place de l'observateur favorisé, non, ses jours ne se-
raient point livrés à l'ennui. Que d'événemens se succéderaient
jusqu'à présent inconnus, inobservés, inouis 1 Que de sensations et
d'idées nouvelles! Quel spectacle, une fois que les tempêtes de l'au-
tomne se seraient emparées de ces lieux comme de leur domaine,
que l'izard léger et la triste corneille, seuls habitans de ces déserts,
en auraient fui les hauteurs, qu'une neige fine et volage, entraînée
de pentes en pentes et volant de rochers en rochers, aurait englouti
sous ses flots capiicieux leur stérile étendue! » Esquissant à grands
traits les phénomènes météorologiques, l'aspect du ciel et des mon-
tagnes pendant l'hiver, les nuits sombres et bruineu=;es suivies de
journées radieuses où le soleil illumine les hauts sommets, tandis
que la plaine disparaît sous une épaisse couche de nuages, les vio-
lentes bourrasques de vent interrompues par des intervalles d'un
calme profond, il arrive au moment de la fonte des neiges. Les pre-
mières fleurs enîr.'ouvrent leurs corolles sur la terre ruisselante
d'eau glacée; le blanc linceul qui les a protégées pendant l'hiver se
soulève pour les confier aux tièdes haleines du printemps. Les noires
forêts se dessinent sur le flanc des montagnes, les pentes gazonnées
reparaissent, la végétation renaît, les troupeaux s'ap[)rêtent à monter
dans les pâturages. L'été règne enfin, et les hauts somuiets, deve-
nus accessibles à l'homme, appellent le touriste pour réjouir ses
yeux, le poète pour l'inspirer, et le savant pour lui révéler des se-
crets que la nature dérobe à celui qui l'interroge entre les murs
étroits d'un laboratoire ou dans les limites de l'horizon borné des
villes et des plaines habitées.
Charles Martins.
LES AILES DE COURAGE
CONTE FANTASTIQUE.
A AURORE ET GABRIELLE SAND.
Cette fois-ci, mesdemoiselles chéries, l'histoire sera longue : vous l'avez demandée
comme cela. Si vous vous endormez en l'écoutant, on la finira un autre jour, à la con-
dition que vous vous rappellerez le commencement. Aurore a demandé que la scène
se passât dans un lieu remarqué par vous durant vos voyages. Je n'ai pas beaucoup de
choix, et je suis forcée de vous ramener en Normandie, où déjà vous avez fait connais-
sance avec le marécage fleuri de la Reine Coax; mais nous sortirons de ces eaux tran-
quilles, et nous irons voir, non loin de là, cette mer rose et bleue que vous aimiez
encore plus. Prenez votre tricot ou vos découpures, soyez sages, mais interrompez
quand vous ne comprendrez pas. Je m'expliquerai en mots parlés, qui sont toujours
plus clairs que les mots écrits. Vous voulez qu'il y ait du merveilleux dans mon récit.
Il y en aura un peu, mais c'est à la condition qu'il y aura aussi des choses vraies que
tout le monde ne sait pas, et que vous ne serez pas fâchées d'apprendre, non plus que
vos grands cousins qui sont là. La nature est une mine de merveilles, mes chers
enfans, et toutes les fois qu'on y met tant soit peu le nez, on est étonné de ce qu'elle
vous révèle.
Nohant, octobre 1872.
L
Il y avait dans les terres du pays d'Auge, du côté de Saint-Pierre-
d'Azif, à trois lieues de la mer, un bon paysan et sa femme qui, à
force de travail, étaient devenus assez riches. Dans ce temps-là,
c'est-à-dire il y a environ cent ans, le pays n'était pas très bien
cultivé. C'étaient des herbages et puis des herbages, avec des pom-
miers et encore des pommiers; un grand pays tout plat, à perte de
vue, et de temps en temps un petit bois de noisetiers, avec un jar-
dinet et une maison de bois et de torchis, la pierre étant rare. On
LES AILES DE COURAGE. 889
élevait par là de bonnes vaches, on faisait d'excellent beurre et des
fromages renommés; mais, comme il n'y avait alors ni grandes
routes, ni chemins de fer, ni toutes ces maisons de campagne qu'on
voit aujourd'hui sur la côte, le paysan n'avait pas beaucoup d'i-
dées, et n'inventait rien pour augmenter ou varier les produits de
la terre.
Celui dont je vous parle s'appelait Doucy et on appelait sa femme
la mère Doucette. Ils avaient plusieurs enfans qui tous travaillaient
comme eux, n'inventaient pas davantage et ne se plaignaient de
rien, tous très bons, très doux, très indilTérens, ne faisant rien vite,
mais faisant toujours quelque chose et pouvant arriver à la longue
à mettre de côté un peu d'argent pour acheter de la terre.
Il y en avait un seul, qii'on appelait Glopinet, qui ne travaillait
pas ou presque pas. Ce n'est point qu'il fût faible ou malade; il
était frais et fort, quoiqu'un peu boiteux, très joli de visage et rose
comme une pomme. Ce n'est pas non plus qu'il fût désobéissant ou
paresseux, il n'avait aucune malice et ne craignait pas de se donner
delà peine; mais il avait une idée à lui, et cette idi^'-e, c'était d'être
marin. Si on lui eût demandé ce que c'était que d'être marin, il eût
été bien embarrassé de le dire, car il n'avait guère que dix ans
quand cette idée entra dans sa tête, et voici comment elle y entra.
Il avait un oncle, frère de sa mère, qui était parti tout jeune sur
un navire marchand et qui avait vu beaucoup de pays. Cet oncle,
établi sur la côte de Trouville, venait de loin en loin voir les Doucy,
et il racontait beaucoup de choses extraordinaires qui n'étaient
peut-être pas toutes vraies, mais dont Clopiuet ne doutait point,
tant elles lui paraissaient belles. C'est ainsi qu'il prit l'idée de
voyager et une très grande envie d'aller sur la mer, encore qu'il ne
l'eût jamais vue, et qu'il ne sût pas au juste ce que c'était.
Elle n'était pas loin pourtant, et il eût bien pu marcher jusque-
là, sa boiterie ne le gênant guère ; mais son père ne se souciait pas
de lui voir prendre le goût des voyages, et ce n'était pas la coutume
des paysans de ce temps-là de s'éloigner sans nécessité de leur en-
droit. Les frères aînés allaient aux foires et marchés quand besoin
était. Pendant ce temps-là, les plus jeunes gardaient ou soignaient
les vaches, et ce n'était jamais le tour de Glopinet d'aller se pro-
mener. Il en prit de l'ennui et en devint tout rêveur. Quand il me-
nait paître ses bêtes, au lieu d'inventer quel<iue amu?ement, comme
de faire des paniers de jonc ou de bâtir des petites maisons avec de
la terre et des brins de bois, il regardait les nuages et surtout les
oiseaux voyageurs qui passaient pour aller à la mer ou pour en re-
venir. — Sont-ils heureux, ceux-là ! se disait-il; ils ont des ailes et
vont où il leur plaît. Ils voient comment le monde est fait, et jamais
ils ne s'ennuiePat,
REVUE DES DEUX MONDES.
A force de regarder les oiseaux, il les connaissait à leur vol, si
haut qa'ils fussent dans le ciel. Il savait leurs babiiudes de voyage,
comment les grues se mettent en flèche pour fendre les courans
d'air, comment les étourneaux volent en troupe serrée, comment
planent les oiseaux de proie, et comment les oies sauvages se sui-
vent en ligne à distance bien égale. Il était toujours content de voir
arriver les oi&eaiix de passage, et il essayait souvent de courir aussi
vite qu'ils volaient; mais c'était peine inutile : il n'avait pas fait
dix pas qu'ils avaient fait une lieue et qu'il les perdait de vue.
Soit à cau>e de sa boiterie, soit parce qu'il n'était pas naturelle-
ment brave, Clopinet ne s'éloignait guère de la njaison, et ne faisait
rien pour accoider son courage avec sa curiosité. Un jour que
l'oncle marin était venu voir la famille, et que Glopinet parlait
d'aller voir la mer avec lui , si son papa voulait bien le permettre :
— Toi? dit le père Doucy en riant : tais-toi donc! tu ne sais pas
marcher, et tu as peur de tout. Ne vous embarrassez jamais de ce
gamin-là, beau-frère ! c'est un malingre et un poltron. L'an dernier,
il s'est caché tout un jour dans les fagots, parce qu'il a passé un
ramoneur un peu barbouillé qu'il a pris pour le diable. Il ne peut
pas voir sans crier le tailleur qui vient faire nos habits, parce qu'il
est bossu. Un chien qui grogne, une vache qui le regarde, une
pomme qui tombe, le voilà qui s'envole. On peut bien dire que c'en
est un qui est venu au monde avec les ailes de la peur attachées
aux épaules.
— Ça passera, ça passera, répondit l'oncle Laquille, — c'était le
nom du marin; — quand on est enfant, on a des ailes de peur; plus
tard, il vous en pousse d'autres.
Ces paroles étonnèrent beaucoup le petit Glopinet. — Je n'ai point
d'ailes, dit-iî, mon papa se moque; mais peut-être qu'il m'en pous-
serait, si j'allais sur la mer!
— Mois, reprit le père Doucy, ton oncle devrait en avoir! Dis-
lui donc d'# te les montrer !
— J'en ai quand il en faut, reprit le marin d'un air modeste; mais
ce sont des ailes de courage pour voler au danger.
Glopinet trouva ces paroles très belles, et ne ks oublia jamais;
mais le père Doucy rabattit l'orgueil de son beau- frère en lui di-
sant : — Je ne dis point que tu n'aies pas ces ailes-là quand il faut
faire ton devoir; mais quand tu rentres à la maison, tu n'en es plus
si fier, ta femme te les coupe!
Le père Doucy disait cela parce que la mère Laquille gouvernait
le ménnge, tandis qu'au contraire la mère Doucette était très bien
nommée et tout à fait soumise à son mari.
A cause de cela, cette bonne femme n'osait point encourager les
idées de Glopinet, dont le père ne voulait pas entendre parler. Il
LES AILES DE COURAGE. 8M
disait que le métier de marin était trop dur pour un garçon qui
avait une jambe plus faible que l'autre; il disait pourtant aussi que
Clopinet, malgré sa bonne santé, ne serait jamais un homme assez
solide pour bêcher la terre, et qu'il fallait lui faire apprendre l'état
de tailleur, qui est un bon état dans les campagnes.
Aussi, un jour que le tailleur était venu dans la famille, comme
il avait coutume de venir tous les ans, le père Doucy lui dit : —
Tire-à-gancJw, mon ami, — on appelait ainsi le tailleur parce qu'il
était gaucher et lirait l'aiguille au rebours des autres, — nous n'a-
vons pas d'ouvrage à te donner cette année; mais voilà un petit qui
aurait bonne envie d'apprendre ton état. Je te paieiai quelque
chose pour son apprentissage, si tu veux être raisonnable et te con-
tenter de ce que je t'offrirai. Dans un an d'ici, il pourra t'aider,
faire tes commissions, être enfin ton petit serviteur et gagner chez
toi sa nourri lure.
— Combien donc est-ce que vous donneriez? dit le tailleur en re-
gardant Clopinet du coin de l'œil, d'un air un peu dédaigneux,
comme pour d ^précier d'avance la marchandise.
Pendant que le paysan et le tailleur discutaient ta voix basse les
conditions du marché, et se tenaient à deux livres tournois de dif-
férence, Ciopinet, tout interdit, car jamais il n'avait eu la moindre
envie de coudre et de tailler, essayait de regarder tranquillement
le patron auquel on était en train de le vendre. C'était un petit
homme bossu des deux épp,ules, louche des deux yeux, boiteux des
deux jambes. Si on eût pu le détortiller et l'étendre sur une table,
il eût été grand; mais il était si cassé et si soudé aux angles que,
quand il marchait, il n'était pas plus haut que Clopinet lui-même,
qui avait alors douze ans et n'était pas très grand ponr son âge.
Tire-à-gauche, lui, pouvait bien avoir la cinquantaine; sa tête,
énorme en longueur, jaune et chauve, ressemblait à un gros con-
combre. Il était sordidement vêtu des guenilles qui n'avaient pu
resservir dans les vêtemens de ses pratiques, et que l'on eût jetées
aux fumiers, s'il ne les eût réclamées; mais ce qu'il y avait en lui
de plus horrible, c'était ses pieds et ses mains, d'une longueur dé-
mesurée et très agiles, car, avec ses bras en fuseau et ses jambes
enéquerre, il travaillait et marchait plus vite qu'aucun autre. L'œil
pouvait à peine suivre l'éclair de sa grosse aiguille quand il cou-
sait, et le toiurbiilon de poussière qu'il soulevait en rasant la terr«
pour courir.
Clopinet avait vu plusieurs fois Tire-à-gauche, et n'avait jamais
manqué de le trouver fort laid; mais ce jour-là il le trouva épou-
vantable, et la peur qu'il en avait toujours eue devint si forte qu'il
se serait sauvé, s'il n'eût pensé à ces ailes de peur qu'on lui repro-
chait d'avoir aux épaules.
892 REVUE DES DEUX MONDES.
Quand le marché fut conclu, Doucy et le tailleur se tapèrent dans
la main, burent en trinquant un demi-broc d.e cidre, et la mère
Doucette, avertie de ce qui se passait, s'en alla, sans rien dire,
dans l'autre chambre pour faire le paquet du pauvre enfant que le
tailleur allait lui prendre pour trois ans.
Jusque-là, Ciopinet n'avait pas compris ce qui lui arrivait. 11
avait bien entendu dire une ou deux fois à son père qu'on songe-
rait à le pourvoir d'un métier manuel à cause de la faiblesse de sa
jambe; mais il ne pensait pas que cela dût être réglé sitôt et contre
son gré. Donner un démenti à son père, faire résistance, c'était là
une chose à laquelle il ne pouvait pas songer non plus, car il était
doux et soumis, et pendant un moment il crut que rien ne serait
décidé sans son consentement; mais quand il vit sa mère sortir de
la chambre sans le regarder, comme si elle eût craint de pleurer
devant lui, il comprit son malheur, et s'élança après elle pour la
supplier de le secourir.
Il n'en eut pas le temps. Le tailleur allongea son long bras, et le
saisit comme une araignée prend une mouche; puis, le plantant
sur sa bosse de derrière et lui serrant les jambes qu'il avait rame-
nées sur sa bosse de devant, il se leva en disant au père Doucy :
— C'est bien, c'est entendu. Nous laisserons pleuier la mère, elle
pleurera moins quand elle ne le verra plus; elle en a pour une
heure à empaqueter ses nippes. Vous m'enverrez ça demain à Dives,
où je vais passer trois jours. Çà, petit, tenez-vous coi, et ne criez
point, ou avec mes bons ciseaux, que vous voyez là pendus à ma
ceinture, je vous coupe la langue.
— Traitez- le avec douceur, dit le père; il n'est point méchant et
fera toutes vos volontés.
— C'est bon, c'est bon, reprit le tailleur, ne soyez point en peine
de lui, j'en fais mon affaire. En route, en route! ne vous attendris-
sez pas, ou je renonce à le prendre.
— Souffi-ez au moins que je l'embrasse, dit le père Doucy ; un
enfant qui s'en va...
— Eh! vous le reverrez; il reviendra travailler avec moi chez
vous. Bonjour, bonjour, point de scène, point de pleurs, ou je vous
le laisse. Pour ce que vous payez, je n'y tiens déjà pas tant.
En parlant ainsi, Tire-à-gauche franchit la porte de la maison
et se mit à courir, avec Ciopinet sur son dos, à travers les pom-
miers. L'enfant essaya de crier; mais il avait la goi-ge serrée, et ses
dents claquaient de peur. Il se retourna avec angoisse vers sa maison.
Ce n'était pas tant d'obéir qui le chagrinait, que de ne pouvoir em-
brasser ses pnrens et leur dire adieu; c'est cet:e cruauté-là qui lui
semblait impossible à comprendre. Il vit sa mère qui accourait sur
la porte, et qui lui tendait les bras. Il réussit à s'écrier : Maman!
LES AILES DE COURAGE. 898
au milieu d'un sanglot étoulîé; elle fit quelques pas, comme si elle
eût voulu le rattraper; mais le père la retint, et elle tomba, pâle
comme si elle eût été morte, dans les bras de François, son fils
aîné, qui jurait de chagrin et montrait le poing au tailleur d'un air
de menace. Tire-à-gauche ne fit qu'en rire, d'un rire affreux qui
ressemblait au bruit d'une scie dans la pierre, et il doubla le pas,
ce pas gigantesque, fantastique, qu'il était impossible de suivre.
Clopinet, croyant que sa mère était morte et voyant que rien ne
pouvait le sauver, souhaita de mourir aussi, laissa tomber sa tête
sur l'épaule monstrueuse du tailleur et perdit connaissance.
Alors le tailleur, le trouvant trop lourd et le jugeant endormi, le
mit sur son âne, qu'il avait laissé paître dans la prairie, et qui était
aussi petit, aussi laid et aussi boiteux que lui. Il lui allongea un
grand coup de pied pour le faire marcher, et ne s'arrêta plus qu'à
trois lieues de là, dans les dunes.
Là il se coucha pour faire un somme, sans se soucier de voir si
l'enfant dormait tout de bon, ou s'il était malade. Clopinet, en ou-
vrant les yeux, se crut seul, et regarda autour de lui sans com-
prendre où il était; c'était un endroit singulier qu'il n'avait jamais
vu, et qui ne ressemblait à aucun autre. Il se trouvait comme en-
fermé dans un creux de gazon épais et rude, qui croissait en grosses
touffes sur un terrain inégal, relevé de tous côfés en pointes cro-
chues; c'étaient les déchirures des grandes marnes grises qui s'é-
tendent, entre Villers et Beuzeval, sur le rivage de la mer, et qui la
cachent aux regards quand on les suit par le milieu de leur épais-
seur. Après s'être étonné un peu, Clopinet retrouva la mémoire, et
son cœur se serra au souvenir de son enlèvement par le tailleur;
mais il bondit de joie en s'imaginant que son ravisseur l'avait aban-
donné, et qu'en cherchant un peu il retrouverait le chemin de sa
maison.
Aussitôt pensé, aussitôt fait. Il se releva et fit quelques pas sur le
sentier assez large qui s'offrait à lui; mais il s'arrêta glacé d'épou-
vante en voyant Tire-à-gauche étendu à deux pas de lui, dormant
d'un œil et de l'autre surveillant tous ses mouvemens. L'âne brou-
tait un peu plus loin.
Clopinet se recoucha aussitôt et se tint tranquille, quoique le
cœur lui battît bien fort. Tout à coup il entendit un grognement
clair, comme si un corbeau croassait non loin de lui. Il se retourna
et vit que le tailleur ronflait et dormait pour tout de bon avec un
œil ouvert. C'était son habitude, cet œil crevé ne se fermait plus;
mais il n'en dormait pas moins. Il était fatigué, car il faisait chaud.
Clopinet se traîna sur ses geaoux jusqu'auprès de lui, toujours
terrifié par ce vilain œil qui le regardait. 11 passa sa main de-
vant, l'œil ne bougea pas, l'œil ne voyait pas. Alors l'enfant, se
REVUE DES DEUX MONDES.
•traînant toujours, sortit du creux en suivant le chemin et se trouva
dans un autre creux plus grand , que le chemin traversait aussi.
II ôta et abandonna ses sabots pour mieux courir, et tout à coup,
se jetant dans les herbes, il quitta le sentier, gagna la hauteur, et
-se mit à la descendre aussi vite qu'un lièvre, dans un fouillis de
buissons et de plantes folles où il se trouva perdu et couvert par-
dessus la tête. Il courut longtemps ainsi; puis, s' avisant que, si le
tailleur le cherchait, il verrait remuer les herbes et les feuilles, il
s'arrêta, se blottit au plus épais, et resta immobile, retenant sa
respiration.
Tout cela lui réussit très bien. Tire-à- gauche, après avoir dormi
assez longtemps, s'éveilla, vit que son prisonnier lui avait échappé,
tjrouva les sabots, ne daigna pas les ramasser, suivit quelque temps
la trace des pieds nus, et continua son chemin en ricanant, car ce
chemin conduisait à Dives, où le tailleur comptait aller passer la
;nuit; cet imbécile d'enfant, pensait-il, s'est imaginé suivre le che-
min de sa maison ; il n'a pas su qu'il lui tournait le dos, en quatre
enjambées je l'aurai rattrapé.
Et le tailleur, battant et chassant devant lui son âne, se mit à
raser le terrain avec ses grandes jambes tordues, qui s'agitaient
comme deux faux, et qui allaient aussi vite que deux ailes; mais,
grâce à la bonne idée que l'enfant avait eue de prendre en sens con-
traire, plus le tailleur avançait, plus il s'éloignait de lui.
II.
11 faisait nuit quand Clopinet se sentit assez rassuré pour sortir
de sa cachette; c'était une douce soirée de printemps, tranquille et
voilée. Il écouta avant de bouger, et fut très effrayé d'un bruit sin-
gulier. Il s'imagina que c'était le terrible pas du tailleur qui fai-
sait crier le sable au-dessous de lui, et puis, comme cela ressem-
blait par moniens à une étoffe qu'on déchire, il pensa encore au
tailleur déchirant les étoffes avant d'y mettre ses terribles ciseaux;
-mais cela recommençait toujours sans augmenter ni diminuer de
force et de vitesse, sans se rapprocher et sans jamais s'arrêter.
C'était la mer brisant au bas de la grève. Clopinet ne connaissait
pas ce bruit-là, il essaya de voir, et s'assura aussi bien que possible
dans l'obscurité que personne autre que lui n'était dans ce désert.
C'était pour lui un lieu incompréhensible. D'où il était, en sortant
la tête des buissons, il voyait un grand demi-cercle de dunes dont
il ne pouvait distinguer les plis et les ressauts, et qui lui parais-
sait être une immense muraillle ébréchée s'écroulant dans le vide.
Co vide, c'était la mer; mais, comme il ne s'en faisait aucune idée
et que la brume du soir lui cachait l'horizon, il ne la distinguait
LES AILES DE COURAGE.
pas du ciel et s'étonnait seulement de voir des étoiles dans le haut
et de singulières clartés dans le bas. Était-ce des éclairs de chaf-
leur? Mais comment se trouvaient-ils sous ses pieds? Comment
comprendre tout cela quand on n'a rien vu, pas même une grande
rivière ou une petite montagne? Clopinet marcha un peu dans les
grosses herbes sans oser descendre plus bas, il avait peur et il avait
faim. — Il faut, se dit-il, qiie je cherche un endroit pour dormir, car
au petit jour je veux demander le chemin de chez nous et retourner
voir si ma pauvre mère n'est pas morte. — Cette idée le fit pleurer,
mais en se souvenant qu'il avait été comme mort lui-mêuie sur le
dos du tailleur, il espéra que sa mère en reviendrait aussi.
Il n'osiiit pas dormir au premier endroit venu, de peur d'être
surpris par l'horrible patron qu'il supposait toujours lancé à sa re-
cherche, et il ne se trouvait pas assez loin du chemin par où il eût
pu revenir vers lui. Il descendit donc avec précaution, et vit que cela
était plus difficile qu'il ne l'avait pensé. Le rebord de la dune n'était
pas un mur où il pût se laisser glisser. C'était un terrain tout coupée
tout crevassé et tout hérissé, comme une châtaigne, de pointes mal
solides qui cédaient sous la main quand on voulait s'y accrocher;
puis il rencontrait de grandes fentes cachées par l'heibe et les
épines, et il craignait d'y tomber. Il ne put en éviter quelques-unes
qui avaient de l'eau au fond, et qui par bonheur n'étaient pas pro-
fondes; mais la nuit, la solitude et le danger de ce terrain perfide,
si nouveau pour un habitant des plaines et si difficile pour un boi-
teux, lui causèrent une grande tristesse et peu à peu un grand
effroi. Il renonça à descendre et voulut remonter. Ce fut pire. Si le
dessus du terrain était séché par le soleil et un peu consolidé par
l'herbe épaisse, le flanc de cette fausse roche était humide et glis-
sant, le pied n'y pouvait trouver d'appui, de gros morceaux de
marne épaisse se détachaient et laissaient crouler de gros cailloux
qui étaient comme tombés du ciel de place en place. Épuisé de fa-
tigue, l'enfant se crut perdu; il ne savait pas si les loups ne vien-
draient pas le manger.
Il se jeta tout découragé sur une mousse épaisse qu'il rencontra
et essaya de s'endormir pour tromper la faim; mais il rêva qu'il
glissait, et quelque chose qui passa sur lui en courant, peut-être
un renard, peut-être un lièvre, lui fit une telle peur qu'il s'enfuit,
sans savoir où, au risque de tomber dans une fente et de s'y noyer.
Il n'avait plus sa raison, et ne reconnaissait plus les choses qu'il avait
vues au jour. Il allait d'un creux à l'autre, s'imaginant qu'au lieu
de courir il volait au-dessus de la terre. Il rencontrait ces grandes
crêtes de la dune qui l'avaient étonné, et il les prenait pour des
géans qui le regardaient en branlant la tôte. Chaque buisson noir
lui paraissait une bête accroupie, prête à s'élancer sur lui. Il lui
896 REVUE DES DEUX MONDES.
venait aussi des idées folles et des souvenirs de choses qu'il avait
oubliées. Une fois son oncle le marin avait dit devant lui : « Quand
on s'est donné aux esprits de la mer, les esprits de la terre ne veu-
lent plus de vous. » Et cette parole symbolique lui revenait comme
une menace. — J'ai trop pensé à la mer, se disait-il, et voilà que
la terre me renvoie et me déteste; elle se déchire et se fend de tous
les côtés sous mes pief^ls, elle se dresse en pointes qui ne tiennent à
rien et qui veulent m'écraser. Je suis perdu, je ne sais pas où est la
mer, qui peut-être serait meilleure pour moi; je ne sais pas de quel
côté est mon pays et si je retrouverai jamais ma maison. Peut-être
que la terre s'est aussi fâchée contre mes parens, et qu'ils n'exis-
tent plus"!
Gomme il pensait cela, il entendit passer au-dessus de sa tête
quelque chose de très surprenant. C'était une quantité de petites
voix plaintives qui semblaient appeler du secours; ce n'étaient pas
des cris d'oiseau, c'étaient des voix de petits enfans, si douces et si
tristes, que le chagrin et la détresse de Glopinet en augmentèrent
et qu'il cria : — Par ici, par ici, petits esprits, venez pleurer avec
moi ou emmenez-moi pleurer avec vous, car au moins vous êtes
tous ensemble pour vous plaindre, et moi je suis tout seul.
Les petites voix continuaient à passer, et il y en avait tant que
cela passa pendant un quart d'heure sans faire attention à Glopinet,
bien que peu à peu sa voix, à lui, se fût mise à l'unisson de cette
douce plainte. Enfm elles devinrent plus rares, la grande troupe
s'éloignait; il ne passa plus que des voix isolées qui étaient en re-
tard et appelaient d'un accent plein d'angoisse pour qu'on les at-
tendit. Quand Glopinet, qui courait toujours sans pouvoir les suivre,
entendit passer celle qu'il jugea devoir être la dernière, il fut déses-
péré, car ces compagnons invisibles de son malheur avaient adouci
son chagrin, et il se retrouvait dans l'horreur de la solitude. Alors
il s'écria : — Esprits de la nuit, esprits de la mer peut-être, ayez
pitié, emportez-moi!
En même temps il fit en courant un grand eflbrt, comme pour
ouvrir ses ailes, et, soit que le désir qu'il en avait lui en eût fait
pousser, soit que tout ceci fût un rêve de la fièvre et de la faim, il
sentit qu'il quittait la terre, et qu'il s'envolait dans la direction
que suivaient les esprits voyageurs. Emporté dans l'air grisâtre,
il crut voir distinctement des petites flèches noires qui volaient
devant lui; mais bientôt il ne vit plus rien que du brouillard, et
il appela en vain pour qu'on l'attendît. Les voix avançaient tou-
jours, pleurant toutes ensemble, mais allant plus vite que lui et sa
perdant à travers la nue. Alors Glopinet sentit ses ailes se fatiguer,
son vol s'appesantir, et il descendit, descendit sans tomber, mais
sans pouvoir s'arrêter, jusqu'au pied de la dune. Dès qu'il toucha la
LES AILES DE COURAGE. 897
terre, il agita ses bras, et s'imagina que c'était toujours des ailes
qui pourraient repartir quand il ne serait plus fatigué. Au reste, il
n'eut pas le loisir de s'en tourmenter, car ce qu'il voyait l'occupait
tellement qu'il ne songeait presque plus à lui-même.
La nuit était toujours voilée, mais pas assez sombre pour l'em-
pêcher de distinguer les objets qui n'étaient pas très éloignés. II
était assis sur un sable très fin et très doux, parmi de grosses
boules rondes et blanchâtres qu'il prit d'abord pour des pommiers
en fleurs. Eu regardant mieux et en touchant celles qui étaient près
de lui, il reconnut que c'était de grosses roches pareilles à celles
qu'il avait vues sur le haut des dunes, et qui avaient glissé, il y
avait peut-être longtemps, jusque sur la plage.
C'était une belle plage, car en cet endroit-là la mer venait chaque
jour jusqu'au pied de la dune balayer la boue qui tombait de cette
montagne marneuse. Le sable était d'ailleurs lavé en mille endroits
par de petits filets d'eau douce qui filtraient le long de la hauteur
et se perdaient sans bruit et sans bouillonnement dans l'eau salée;
mais, comme la marée n'était pas encore tout h fait montée, tout
en entendant le bruit de la vague qui approchait, Clopinet ne voyait
encore que cette longue et pâle bande de sable humide que perçait
une multitude de masses noires plus ou moins grosses et toutes plus
ou moins arrondies. Clopinet n'avait plus peur; il regardait ces
masses immobiles avec étonnement. C'était comme un troupeau de
bêtes énormes qui dormait devant lui. Il voulut les voir de près et
avança sur le sable jusqu'à ce qu'il put en toucher une. C'était une
roche pareille à celle qu'il venait de quitter; mais pourquoi était-
elle noire, tandis que celles du rivage étaient blanches? Il toucha
encore et amena à lui quelque chose comme une énorme grappe de
raisins noirs. Il avait faim, il y mordit, et ne trouva sous sa dent
que des coquilles assez dures; mais ses dents étaient bonnes et en-
tamaient de petites moules excellentes. Aussitôt il les ouvrit avec
son couteau et apaisa sa faim, car il y avait de ces moules à l'infini
et c'était ce revêtement épais de coquillages qui rendait noirs les
cailloux blancs tombés comme les autres du sommet et des flancs
de la dune.
Quand il eut bien mangé, il se sentit tout ranimé et redevint rai-
sonnable. Il ne se souvint plus d'avoir eu des ailes, et pensa qu'il
avait roulé doucement le long des marnes en croyant voler dans les
nuages.
Alors il monta sur une des plus grosses roches noires et regarda
ce qu'il y avait au-delà. Il revit passer ces longs éclairs pâles qu'il
avait ds^jà vus d'en haut et qui paraissaient raser le sol. Qu'est-ce
que ce pouvait être? Il se rappela que son oncle avait dit devant lui
TOME eu. — 1872. 87
898 REVUE DES DEUX MONDES.
que l'eau de mer brillait souvent comme un feu blanc pendant la
nuit, et il se dit enfin que ce qu'il voyait devait être la mer. Elle
était tout près et avançait vers les roches, mais si lentement et avec
un mouvement si régulier et un bruit si uniforme que l'enfant ne
se rendit pas conjpte du terrain qu'elle gagnait, et resta bien tran-
quille sur son rocher à la regarder aller et venir, avancer, reculer,
se plisser en grosses lames, s'élever pour s'abattre aussitôt et re-
commencer jusqu'à ce qu'elle vînt s'aplatir sur la grève avec ce
bruit sec et frais qui n'est pas sans charme dans les nuits tran-
quilles, et qui appelle le sommeil, pour peu qu'on y soit disposé.
Clopinet n'y put résister; il était peut-être dix heures du soir, et
jamais il n'avait veillé si tard. Son lit de roches et de coquillages
n'était pas précisément mollet; mais, quand on est bien las, où ne
dormirait-on point? Pendant quelques instans, il fixa ses yeux ap-
pesantis sur cette mince nappe argentée qui s'étend mollement sur
le sable, qui avance encore au moment où la vague recule déjà,
qui est reprise et poussée plus avant quand elle revient. Piien n'est
moins effrayant que cette douce et perfide invasion de la marée
montante.
Clopinet vit bien que la bande de sable se rétrécissait devant lui
et que de petits flots commençaient à laver le pied de son rocher.
Ils étaient si jolis avec leur fine écume blanche qu'il n'en prit au-
cun souci. C'était la mer, il la voyait, il la touchait enfin ! Elle n'é-
tait pas bien grande, car au-delà de cinq ou six lames il ne voyait
plus rien qu'une ban(^e noire perdue dans la brume. Elle n'avait
rien de méchant, elle devait bien savoir qu'il avait toujours sou-
haité de vivre avec elle. Sans doute elle était raisonnable, car
l'oncle marin parlait souvent d'elle comme d'une personne majes-
tueuse et respectable. Cela fit songer à Clopinet qu'il ne l'avait pas
encore saluée, et que ce n'était point honnête. Tout appesanti par le
sommeil qui le gagnait, il souleva poliment son bonnet de laine,
et, laissant retomber sa tête sur son bras gauche étendu, il s'en-
dormit en tenant toujours son bonnet dans la main droite.
III.
Cependant, au bout de deux heures, il fut réveillé par un bruit
singulier. La mer battait le rocher avec tant de force qu'il parais-
sait trembler, et même Clopinet ne vit plus de rocher; il vit un gros
ourlet d'écume tout autour de lui. La marée était haute, et l'enfant
ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Il voulut se sauver du côté
par où il était venu, mais il y avait autant d'eau d'un côté que de
l'autre, et toutes les roches noires avaient absolument disparu. Le
LES AILES DE COURAGE.
Hat montait jusqu'au pied des roches blanches, et semblait vouloir
monter encore plus haut. Glopinet essaya de mettre ses jambes
dans l'eau pour voir si elle était profonde. Il ne sentit pas le fond,
mais il sentit que, s'il lâchait le rocher, la vague allait l'emporter.
Alors il se jugea décidément perdu, pensa à sa mère et ferma les
yeux pour ne point se voir mourir.
Tout d'un coup il entendit au-dessus de lui les petites voix qui
l'avaient appelé sur la dune, et le courage lui revint. Il avait déjà
volé pour descendre de Là-haut, il pouvait bien voler encore pour
y retourner. Il imita le cri de ces esprits invisibles, et il les en-
tendit planer sur lui comme s'ils tournaient en rond pour l'appe-
ler et l'attendre. Il fit de nouveau un grand effort avec ses bras,
qui le soutinrent comme des ailes, et il s'éleva dans les airs ; mais
il sentit qu'il ne volait pas bien haut et qu'il planait sur la mer,
allant, venant, effleurant les vagues, se reposant sur le rocher,
se remettant à voltiger, à nager, et trouvant à cela un plaisir ex-
trême. L'eau de mer lui semblait tiède, il s'y soutenait sans effort
comme s'il n'eût fait que cela toute sa vie, et puis il eut envie de
voir dedans. Il ferma ses ailes et y plongea la tête. L'eau était
tout en feu blanc qui ne le brûlait pas. Enfin il se sentit fatigué,
et, revenant à son rocher, il s'y rendormit profondément, bercé
par le beau bruit des vagues et par la douce voix des esprits, qui
continuaient à faire de petits cris d'enfant dans les airs.
Quand il s'éveilla, le soleil se levait dans un brouillard argenté
qui s'en allait par grandes bandes autour de l'horizon. Un vent frais
plissait la mer verte, et du côté du levant elle avait de grandes
lames roses et lilas; l'horizon se dégageait rapidement, et le ro-
cher où Glopinet avait dormi était assez élevé pour qu'il vît com-
bien la mer était grande. Elle était moins tranquille que la veille,
mais elle était beaucoup plus loin, et il voulut la voir de près en
plein jour. Il courut sur le sable, peu soucieux de mouiller ses
jambes dans les grandes flaques qu'elle avait laissées, et il ne fut
content que lorsqu'il en eut jusqu'aux genoux. 11 ramassa quantité
de coquillages différens, qui tous étaient bons et joli?, puis il re-
tourna au pied de la dune pour boire aux petites sources un peu
saumâtres, mais moins acres que l'eau de mer qu'il avait goûtée.
II était si content de voir cette grande chose dont il avait tant rêvé
qu'il ne pensait plus à retourner chez lui. Il avait presque oublié
tout ce qui lui était arrivé la veille. Il allait et venait sur le rivage,
regardant tout, touchant à tout, essayant de se rendre compte de
tout. 11 vit au loin passer des barques, et il comprit ce que c'était
en distinguant les hommes qui les montaieiit et les voiles que le
vent enflait. 11 vit même un navire à l'horizon et crut que c'était
une église; mais cela mai'chait comme les barques, et son cœur
900 REVUE DES DEUX MONDES.
battit bien fort. C'était donc là un vaisseau, une de ces maisons
flottantes sur lesquelles son oncle avait voyagé ! Glopinet eût voulu
être sur ce bâtiment et voir où finissait la mer, au-delà de la ligne
grise qui la séparait du ciel.
Il ne pensait plus au tailleur, lorsque la peur lui revint à cause
d'une personne qu'il aperçut au loin, marchant sur le rivage et se
dirigeant de son côté; mais il se rassura bien vite en voyant que
c'était un homme fait comme les autres, et même il lui sembla re-
connaître son frère aîné François, celui qui, la veille, avait montré
le poing au tailleur, car François détestait le tailleur et chérissait
son petit Glopinet.
C'était lui, c'était bien lui, et Clopinet courut à sa rencontre pour
se jeter dans ses bras. — Et d'où viens-tu, d'où sors-tu? s'écria
François en l'embrassant. 11 n'est que sept heures du matin; tu ne
viens pas de Dives. Où donc as-tu passé la nuit?
— Là, sur cette grosse pierre noire, dit Clopinet.
— Comment! sur la Grosse- Vache?
— Ce n'est pas une vache, mon François, c'est une pierre pour
de vrai.
— Eh! je le sais bien! Toi, tu ne sais pas qu'on appelle ces
pierres-là les Vaches-Noires? Mais pendant la marée où étais-tu?
— Je ne sais point ce que tu veux dire.
— La mer qui monte jusqu'ici, jusqu'à ces pierres qu'on appelle
les Vaches-Blanches?
— Ah ! oui, j'ai vu cela, mais les esprits de la mer m'ont empê-
ché de me noyer.
— Il ne faut pas dire de folies, Clopinet ! il n'y a pas d'esprits
sur la mer; sur la terre, je ne dis pas,...
— Qu'ils soient de la terre ou de la mer, reprit Clopinet vive-
ment, je te dis qu'ils m'ont porté secours.
— Tu les as vus?
— Non, je les ai entendus. Enfin me voilà, et même j'ai bien
dormi tout au beau milieu de l'eau.
— Alors tu peux dire que tu as eu une fière chance! Je sais bien
que cette Grosse-Vache-là, étant la plus haute, est la seule que la
marée ne couvre pas tout à fait quand la mer est tranquille; mais
s'il était venu le moindre coup de vent, elle eût monté par-dessus,
et c'était fini de toi, mon pauvre petit.
— Bah! bah! je sais très bien nager, plonger, voler au-dessus
des vagues, c'est très amusant.
— Allons! allons! tu me dis des bêtises. Tes habits ne sont pas
mouillés. Tu as eu peur, tu as eu faim et froid; pourtant tu n'as pas
l'air malade. Mange le pain que je t'apporte, et bois un bon coup de
eidre que j'ai là dans ma gourde, et puis tu me raconteras raison-
à
LES AILES DE COURAGE. 901
nablement comment tu as quitté ce chien de tailleur, car je vois
bien que tu t'es sauvé de ses griffes.
Clopinet raconta tout ce qui s'était passé. — Eh bien! répondit
François, j'aime autant qu'il n'ait pas eu le temps de te faire souf-
frir, car c'est un méchant homme, et je sais qu'il a fait mourir des
apprentis à force de les maltraiter et de les priver de nourriture.
R'otre père ne veut pas croire ce que je lui dis, et il a persuadé à
notre mère que j'en voulais à cet homme- là et ne disais point la
vérité. Tu sais qu'elle craint beaucoup le père et veut tout ce qu'il
veut. Elle a beaucoup pleuré hier, et n'a pas soupe; mais ce ma-
tin elle l'a écouté, et tous deux s'imaginent que ton chagrin est
passé comme le leur, que tu es déjà habitué à ton patron. Il n'y
a pas moyen de leur faire penser le contraire, et, si tu reviens chez
nous, tu es bien sûr que le père te corrigera et te reconduira lui-
même ce soir à Dives, où le tailleur, qui ne demeure nulle part,
doit, à ce qu'il a dit, passer deux jours. La mère ne pourra pas te
défendre, elle ne fera que pleurer. Si tu m'en crois, tu iras trouver
ton oncle Laquille, qui demeure à Trouville. Tu lui diras de te faire
entrer mousse dans la marine, et tu seras content, puisque c'est
ton idée.
— Mais on ne voudra pas de moi pour marin, répondit Clopinet
tout abattu. Papa l'a dit, un boiteux n'est pas un homme, on n'en
peut faire qu'un tailleur.
— Tu n'es pas si boiteux que ça, puisque tu as couru toute la
nuit sans sabots dans ce vilain endroit qu'on appelle le désert. Est-
ce que tu as attrapé du mal?
— Nenni, dit Clopinet, seulement je suis plus fatigué de ma
jambe droite que de la gauche.
— Ce n'est rien, tu n'as pas besoin d'en parler. Çà, que veux-
tu faire? Si le père était là, il me commanderait de te reconduire
bon gré mal gré au tailleur, et je ne le ferais point avec plaisir, car
je sais ce qui t'attend chez lui; mais il n'y est pas, et, si tu veux,
je vais te conduire à Trouville. Ce n'est pas loin d'ici, et je serai
encore revenu chez nous ce soir.
— Allons à Trouville, s'écria Clopinet. Ah ! mon François, tu me
sauves la vie ! Puisque la mère n'est pas malade de chagrin, puisque
le père n'a pas de chagrin du tout, je ne demande qu'à m'en aller
surla mer, qui me veut bien et qui n'a pas été méchante pour moi.
Ils arrivèrent à Trouville au bout de trois heures; c'était dans ce
temps-là un pauvre village de pêcheurs, où l'oncle Laquille, établi
sur la grève, avait une petite maison, une barque, une femme et
sept enfans. Il reçut très bien Clopinet, l'approuva de ne pas vou-
loir descendre à l'ignoble métier de tailleur, écouta avec admira-
tion le récit de la nuit qu'il avait passée sur la Grosse-Yache, et
902 REVUE DES DEUX MONDES.
jura par tous les jurons de terre et de mer qu'il était destiné aux
plus belles aventures. Il promit de s'occuper dès le lendemain de
son admission soit dans la marine marchande, soit dans celle de
l'état.
— Tu peux, ajouta-t-il en s'adressant à François, retourner chez
tes parens, et, comme je sais que le père Doucy a la tête dure, tu
feras aussi bien de lui laisser croire que le petit est avec son pa-
tron. Je le connais, ce crabe de tailleur, c'est un mauvais drôle,
avare, cruel avec les faibles, poltron avec les forts. J'avoue que je
serais humilié d'avoir un neveu élevé si salement. Ya-t'en, Fran-
çois, et sois tranquille, je me charge de tout. Mo'ûh un garçon qui
fera honneur à sa famille. Laisse-leur croire qu'il est à Dives. Il se
passera peut-être deux ou trois mois avant que Tire-à-gauche re-
tourne chez vous. Quand ton père saura que le petit a filé, il sera
temps de lui dire qu'il est sur la mer, et qu'il n'y reçoit de coups
que de mains nobles, — des mains d'homme, des mains de marins!
La dernière des hontes, c'est d'être rossé par un bossu.
François trouva tout cela fort juste, et Clopinet aussi. L'idée
d'être corrigé sans être coupable n'entrait pas dans ses prévisions.
Le tailleur seul était capable d'une cruauté gratuite. François s'en
retourna donc, et fit comme il était convenu. En partant, il remit
à son petit frère un paquet de hardes que la mère Doucette avait
bien rapiécées, des chaussures neuves et un peu d'argent, auquel
il ajouta de sa poche deux beaux grands écus de six livres et un
petit sac de liards, afin qu'il n'eût à changer son argent que dans
les grandes occasions. Il l'embrassa sur les deux joues, et lui re-
commanda de se bien conduire.
L'oncle Laquille était un homme excellent, très exalté, même un
peu braque, doux comme quelqu'un qui a beaucoup souffert et
beaucoup peiné avec patience. Il avait voyagé et savait pas mal de
choses, mais il les voyait en beau, en grand, en laid ou en bizarre
dans ses souvenirs, et surtout quand il avait bu beaucoup de cidre,
il lui était impossible de les dire comme elles étaient. Clopinet l'é-
coutait avec avidité et lui faisait mille questions. A l'heure du sou-
per, M'"^ Laquille rentra, et Clopinet lui fut présenté. C'était une
grande femme sèche, vêtue d'un vieux jupon sale et coiffée d'un
bonnet de coton à la mode du pays; elle avait plus de barbe au
menton que son mari et ne paraissait point habituée à lui obéir.
Elle ne fit pas un très bel accueil à Clopinet, et Laquille fut obligé
de lui dire bien vite que sa présence chez eux n'était pas pour
durer; elle lui servit à souper en rechignant et en remarquant avec
humeur qu'il avait un appétit de marsouin.
Le lendemain, Laquille fît ce qu'il avait promis. Il conduisit
Clopinet chez divers patrons de barque, qui, le voyant boiter, le
LES AILES DE COURAGE. 903
refusèrent. Il en fut de même quand il le présenta aux hommes
chargés de recruter pour la marine du roi. Le pauvre Ciopinet ren-
tra bien humilié au logis de son oncle, et celui-ci fut forcé d'avouer
à sa femme qu'ils n'avaient réussi à rien, parce que l'enfant avait
une jambe faible, et que, n'ayant pas été élevé au bord de la mer,
il n'avait pas non plus la mine hardie et la tournure leste qui con-
viennent à un maria.
— J'en étais bien sûre, répondit M'"* Laquille. Il n'est bon à
rien, pas même à faire un lourdaud de paysan. Tu as eu grand tort
de t'en charger, tu ne fais que des sottises quand je ne suis pas là.
Il faut le conduire au tailleur ou à ses parens. J'ai assez d'enfans
comme ça, et ne me soucie point d'un inutile de plus à la maison.
— Patience, ma femme! répondit Laquille. Il est possible que
quelqu'un veuille de lui pour aller à la pêche de la morue.
M""' Laquille haussa les épaules. Le village regorgeait d'enfans
déjcà dressés à la pêche, et personne ne voudrait de celui-ci qui
ne savait rien et n'intéressait personne. Laquille s'ob^^tina à essayer
dès le lendemain, mais il échoua. Tout le monde avait plus d'en-
fans que d'ouvrage à leur donner. M'"'' Laquille s'écria que, pour
son compte, elle en avait trop, et n'entendait pas en nourrir un de
plus. Laquille lui demanda de prendre patience encore quelques
jours, et mena Ciopinet avec lui à la pêche. Ce fut un grand plaisir
pour l'enfant, qui oublia tous ses chagrins en se sentant enfin bal-
lotté sur cette grande eau qu'il aimait tant. — C'est pourtant un
gars solide, disait Laquille en rentrant; il n'a peur de rien, il n'est
pas malade en mer, et même il a le pied marin. Si je pouvais le
garder, j'en ferais quelque chose.
M'"* Laquille ne répondit rien; mais, quand la nuit fut venue et
que tous les enfans furent couchés, Ciopinet, qui ne dormait pas,
car l'inquiétude le tenait éveillé, entendit la femme au bonnet de
coton dire à son mari : — En voilà assez! Le tailleur doit passer
ici demain matin pour aller chercher des marchandises à Honfleur;
j'entends que tu lui rendes son apprenti; il saura bien le mettre
à la raison. Il n'y a rien de tel pour rendre les enfans gentils que
de les fouailler jusqu'au sang.
Laquille baissa la tête, soupira et ne répondit point. Ciopinet vit
que son sort était décidé, et que, pas plus que sa mère, son oncle
ne le préserverait du tailleur. Alors, résolu à se sauver, il attendit
que tout le nionde fût endormi, et se leva tout doucement. Il mit
ses habits, prit son paquet, qui lui servait d'oreilhr, et s'assura que
son argent était dans sa poche, se disposant à quitter son lit. C'était
un diôle de lit, je dois vous le dire. Comme tous les enfans de La-
quille étaient couchés bien serrés avec le père et la mère dans les
deux seules couchettes qu'il y eût dans la maison, on avait mis une
904 REVUE DES DEUX MONDES.
botte d'algues pour Clopinet dans une petite soupente qui donnait
contre une lucarne où il fallait monter avec une échelle. II allongea
donc un pied dans l'obscurité pour trouver le barreau de cette
échelle; mais il ne sentit rien, et se souvint que M'"*" Laquille l'avait
retirée pour grimper à son grenier, qui était en face, à l'autre bout
de la chambre. Clopinet souleva une petite loque qui servait de ri-
deau à sa lucarne, et vit qu'il faisait une nuit claire. Il put s'as-
surer ainsi que l'échelle était hors de portée, et qu'il n'était pas
possible de sauter de si haut dans la chambre sans se casser le cou.
Chose singulière, il ne pensa point à ses ailes. Son frère s'étant
moqué de lui à ce sujet, il n'avait osé en reparler à personne, et il
se disait qu'il les avait peut-être rêvées. Pourtant il fallait partir
et ne pas attendre le jour. Il ouvrit la lucarne et s'assura que son
corps pouvait y pas^^er; mais, en mettant la tête dehors, il vit que
c'était beaucoup trop haut pour sauter. La mer était encore loin. II
avait remarqué, la veille au soir, que la marée venait battre les
pi'feux qui soutenaient la maison; mais quand reviendrait-elle? On
lui avait dit une fois toutes les vingt-trois heures; Clopinet ne sa-
vait pas assez compter pour faire son calcul.
— Pourtant, si la mer venait me chercher, se disait-il, je saute-
rais bien dedans ; je n'ai pas peur d'elle, elle est bonne pour moi.
Il y avait longtemps qu'il songeait ainsi, toujours tenant son pa-
quet, tantôt dormant malgré lui, tantôt rêvant qu'il était sur la
barque de son oncle, quand un coup de vent ouvrit la lucarne, qu'il
avait mal refermée. Il s'éveilla tout à fait et entendit passer les
voix enfantines des petits esprits de la nuit. Il comprenait cette
fois leur chanson. — Viens, viens, disaient-elles, à la mer, à la
mer! Allons, ne te rendors pas, ouvre tes ailes et viens avec nous,
à la mer, à la mer!
Clopinet sentit son cœur battre et ses ailes s'ouvrir. Il sauta de
la lucarne, et de là sur un vieux mât qui était attaché à la maison
et qui servait de perchoir aux pigeons, puis il se laissa glisser ou
s'envola comme c'était son idée, et se trouva dans la mer sur la
barque de son oncle.
Elle était bien amarrée avec une chaîne et un cadenas. Il n'y
avait pas moyen de s'en servir; mais l'eau ne faisait que lécher le
rivage, elle n'était pas profonde, et Clopinet, soit qu'il nageât à la
manière des oiseaux, soit qu'il fût porté par le vent, arriva sans
mouiller son corps dans une grande plaine de sables et de joncs ma-
rins très sèchp, et où il n'était point aisé de marcher vite. D'ailleurs
c'était l'heure de dormir, et Clopinet avait veillé au-delà de ses
forces. 11 se coucha dans ce sable fin et chaud, et ne s'éveilla qu'au
lever du soleil, bien reposé et bien content de se sentir libre.
Sa joie fut vite troublée par une découverte fâcheuse : il avait cru
LES AILES DE COURAGE. 905
voler et marcher du côté de Honfleur, dont il avait vu le phare, et
il s'était trompé. Il se reconnaissait, il avait passé là l'avant-veille
avec son frère François. Il était revenu par là de Villers et des
Vaches-Noires. 11 y retournait! C'est par là que le tailleur devait
revenir de Dives, il risquait de le rencontrer. Retourner à Trouville
n'était pas plus rassurant. On l'y verrait, on ne manquerait pas de
livrer sa piste à l'ennemi.
Il prit le parti de continuer du côté des dunes en se tenant loin
du chemin plus élevé qui traverse les sables et en rasant la grève.
Son oncle lui avait appris que le tailleur avait la mer en aversion :
il en avait une peur bleue, il disait n'avoir jamais pu mettre le pied
sur une barque sans être malade à en mourir. La vue seule des
vagues suffisait pour lui tourner le cœur, et quand il cheminait sur
la côte, il se gardait bien de suivre les plages, il allait toujours par
le plus haut et par le plus loin.
Clopinet arriva ainsi à Yillers, où, après avoir bien regardé au-
tour de lui, il acheta vite un grand pain, et tout aussitôt il reprit
sa route le long des dunes jusqu'aux Vaches- Noires, oià il se re-
trouva seul, dans son désert, avec un plaisir..., comme s'il eût
revu sa maison et son jardin.
Cependant il ne souhaitait plus retourner chez ses parens. Ce que
son frère lui avait dit lui ôtait toute espérance d'attendrir son père
et de trouver protection auprès de la mère Doucette. Il mangea en
regardant la côte; le peu de jours qu'il avait passés avec son oncle
lui avait donné quelques notions du pays. La journée était claire, il
vit comme l'embouchure de la Seine était loin, et que pour gagner
Honfleur il fallait traverser des pays plats et découverts. Les dunes
où il se trouvait étaient les seules du voisinage où il pût se ca-
cher, s'abriter et vivre seul. Le pauvre enfant avait peur de tout le
monde, M'""" Laquille ne l'avait pas réconcilié avec le genre humain.
D'ailleurs il était très habitué à la solitude, lui qui n'avait encore
fait que de garder les vaches dans un pays où il ne passait jamais
personne. Enfin, depuis qu'il avait commerce avec les esprits, il
n'avait plus aucune peur de la vie sauvage.
Toutes ces réflexions faites, il résolut de parcourir ce revers de
la dune et de s'y établir pour toujours. — Pour toujours! Vous allez
me dire que ce n'était pas possible, que l'hiver viendrait, que les
deux ou trois écus de Clopinet s'épuiseraient vite. Puis, eût-il eu
beaucoup d'argent, comment faire pour manger et s'habiller dans
un désert où il ne pousse que des herbes dont les troupeaux mêmes
ne veulent pas? H y avait bien la mer et ses inépuisables coquil-
lages, mais on s'en lasse, surtout quand on n'a à boire que de l'eau
qui n'est pas bien bonne. — Je vous répondrai que Clopinet n'était
pas un enfant pareil à ceux qui à douze ans savent lire et écrire. Il
906 REYUE DES DEUX MONDES.
ne savait rien du tout, il ne prévoyait rien, il n'avait jamais réflé-
chi, peut-être ii'avait-il même pas l'habitude de penser. Sa mère
avait toujours songé à tout pour lui, et malgré lui il s'imaginait
qu'elle était toujours là, à deux pas, prête à lui apporter sa soupe
et à le border dans son lit. Ce n'est que par momens qu'il se sou-
venait d'être seul pour toujours; mais, à force de se répéter ce
mot-là, il s'aperçut qu'il n'y comprenait rien, et que l'avenir ne si-
gnifiait pour lui qu'une chose : échapper au tailleur.
Il s'enfonça dan^ les déchirures de la dune. Auprès des Vachss-
Noires, elle était haute de plus de cent mètres et toute coupée à
pic, très belle, tiès sombre, avec des parois bigarrées de rouge, de
gris et de brun-olive, qui lui donnaient l'air d'une roche bien solide.
C'est par là qu'il aurait voulu se nicher, mais il ne paraissait point
possible d'y aller. Qui sait pourtant s'il n'y avait pas quelque pas-
sage? Son frère lui avait tant dit qu'il ne fallait pas dormir sur les
Yaches-Noires qu'il avait promis de ne plus s'y risquer; puis le
jour il redevenait un peu craintif et ne croyait plus beaucoup à ce
qu'il avait vu la nuit. Il grimpa donc les endroits; praticables de la
dune et les trouva moins eiïrayans et moins difficiles qu'il ne l'avait
pensé. Bientôt il en connut tous les endroits solides et comment on
pouvait traverser sans danger les éboulemens en suivant les parties
où poussaient certaines plantes. Il connut aussi celles qui étaient
trompeuses. Enfin il pénétra dans la grande dune, et vit qu'elle était
toute gazonnée dans certaines fentes, et qu'il y pouvait marcher
sans trop glisser et sans enfoncer beaucoup. Après avoir erré long-
temps, très longtemps, au hasard, dans ces éboulemens plus ou
moins solidifiés, il arriva sur une partie rocheuse et vit devant lui
un enfoncement en forme de grotte, maçonnée en partie. Il y entra
et trouva que c'éîait comme une petite maison qu'on aurait creusée
là pour y demeurer. Il y avait un banc de pierre et un endroit noirci
comme si on y eût allumé du feu; mais il y avait bien longtemps
qu'on n'y demeurait plus, car le beau gazon fin qui entourait l'en-
trée ne portait aucune trace de foulure; même il y avait de grandes
broussailles qui pendaient devant l'ouverture, et que personne ne
se donnait plus la peine de couper.
Glopinet s'empai a de cet ermitage abandonné depuis bien des an-
nées à cause des éboulemens du terrain environnant. 11 y plaça son
paquet et coupa des herbes sèches pour se faire un lit sur le banc
de pierre, — A présent, se dit-il, le tailleur ni ma tante Laqnille ne
me trouveront jamais. Je suis très bien, et si j'avais seulement une
de nos vaches [)our me tenir compagnie, je ne m'ennuierais point.
Il regrettait ses vaches, que pourtant il n'avait jamais beaucoup
aimées, et la tristesse le gagnait. Il prit le parti de dormir, car il
avait assez de pain pour deux jours, et il s'était promis de ne pas
LES AILES DE COURAGE. 907
se montrer tint que le tailleur pourrait être dans les environs. II
dormit longtemps, et, le soir étant venu, il élait rassasié de som-
meil. Encourngé par l'obscurité, il parcourut ce qu'il lui plut d'ap-
peler son jardin , car il y avait là beaucoup de Heurs. C'était tout
de même un drôle de jardin ; cela était fait comme un fossé de ver-
dure entre des talus tout droits qui ne laissaient voir qu'un peu de
ciel. On y était dans un trou, mais ce trou, placé très haut sur la
dune, n'avait pas de chemin pour monter ni descendre, et Giopinet,
ne se souvenant pas bien comment il y était arrivé, se demanda s'il
retrouverait le moyen d'en sortir.
Comme il avait l'esprit assez tranquille, ne souffrant plus ni de
faim ni de fatigue, il s'essaya pour la première fois à raisonner et à
prévoir. Il n'y a rien de tel pour cela que d'y être forcé. Il se dit
que, quelqu'un ayant demeuré là, il devait toujours être possible
de s'y reconnaître. Il se dit aussi qu'il devait être proche de la mer,
puisqu'il s'était tenu dans l'épaisseur de la dune loin du petit che-
min qui en occupait à peu près le milieu, ce mên)e chemin où il
avait échappé au tailleur; mais pourquoi ne voyait-il pas la mer?
— La ravine où il se trouvait tournait un peu à sa droite, et à sa
gauche c'était comme un chemin naturel. Il le suivit, et arriva
bientôt à une sorte de petit mur évidemment construit de main
d'homme et percé d'un trou par où il regarda. Alors il vit la mer à
cent pieds au-dessoits de lui et la lune qui se levait dans de. gros
nuages noirs. H fut content d'avoir à son gré la vue de cette mer
qu'il aimait tant, dont il entendit la voix qui montait et qui pro-
mettait de le bercer plus doucement qu'autour de la Grosse-Vache.
Il examina bien la i)aroi extérieure de la falaise, car en cet endroit
la dune était assez solide pour être une vraie falaise, toute droite
et tout à fait inaccessible. Celui qui avait demeuré là avant lui avait
donc eu aussi des raisons de se bien cacher, puisqu'il s'était fait un
guettoir dans un lieu si escarpé et si sauvage.
Alors Clopinet voulut voir l'autre bout de cette ravine tournante
où il se trouvait comme enfermé, et, revenant sur sts pas, il y alla;
mais il fut vite arrêté par une fente profonde et une muraille natu-
relle toute droite. Enfin il chercha au clair de la lune, qui n'était
pas bien brillant, à reconnaître l'endroit par où il avait pénétré dans
cette cachette. 11 s'engagea en tâtonnant dans plusieurs fentes fer-
mées par des éboulemens si dangereux qu'il n'osa plus en essayer,
et se promit de vérifier cela au jour. La lune se voilait de plus en
plus, mais le peu de ciel qu'il voyait au-dessus de sa tête était en-
core clair; il en profita pour rentrer dans sa grotte, car son jardin
sauvage n'était pas uni et facile à parcourir. Il n'avait pas sommeil,
il s'ennuya de ne rien voir, et devint triste; il espéra que les petits
esprits viendraient lui tenir compagnie : il n'entendit que le mugis-
908 REVUE DES DEUX MONDES.
sèment de l'orage qui montait et couvrait celui de la mer. Alors il
s'endormit, mais d'un sommeil léger et interrompu souvent.
Il n'avait jamais rêvé, tant il avait l'habitude de bien dormir,
ou, s'il avait rêvé, il ne s'en était jamais rendu compte en s'éveil-
lant. Cette nuit-là, il rêva beaucoup; il se voyait encore une fois
perdu dans les dunes sans pouvoir en sortir, et puis il se trouvait
tout à coup transporté dans son pays, dans sa maison, et il entendait
son père qui comptait de l'argent en répétant sans cesse le même
nombre, dix-huit, dix-Jiuil, dix-huit, — C'était dix-huit livres qui
avaient été promises au tailleur pour la première année d'appren-
tissage, et le tailleur en voulait vingt. Le père Doucy s'était obs-
tiné, et il avait répété « dix-huit » jusqu'à ce que la chose fût ac-
ceptée. — Clopinet crut alors sentir la terrible main crochue du
tailleur qui s'abattait sur lui. Il fît un grand cri et s'éveilla. — Où
était-il? 11 faisait noir dans sa grotte comme dans un four. Il se sou-
vint et se rassura; mais tout aussitôt il ne sut que penser, car il en-
tendit bien distincteme-nt, et cette fois bien éveillé, une voix qui par-
lait à deux pas de lui et qui répétait dix-huit, dix-huit, dix-huit,
.Clopinet en eut une sueur froide sur tout le corps; ce n'était pas
la voix forte et franche de son père, c'était une voix grêle et cas-
sée, toute pareille à celle du tailleur au moment où il avait dit :
dix-huit, dix-huit,... va pour dix-huit! — 11 était donc là! il avait
découvert la retraite de son apprenti, il allait l'emporter? Clopinet
éperdu sauta de son lit de rocher. Quelque chose tourbillonna
bruyamment autour de lui, et sortit de la grotte en répétant d'une
voix aigre qui se perdit dans l'éloignement : dix-huit,,., dix-huit!..
Le tailleur était donc venu là, peut-être pour s'y réfugier contre
l'orage; il n'avait pas vu Clopinet endormi, et à son réveil il en
avait eu peur, puisqu'il se sauvait! Cette idée, que le tailleur était
poltron, peut-être plus poltron que lui, enhardit singulièrement Clo-
pinet. Il se recoucha avec son bâton à côté de lui, résolu à laper
ferme, si l'ennemi revenait.
Quand il eut sommeillé un bout de temps, il s'éveilla encore;
l'orage avait passé, la lune brillait sur le gazon, à l'entrée de la
grotte. Il avait plu, et les feuillages qui pendaient devant l'ouver-
ture reluisaient comme des diamans verts. Alors Clopinet fut très
étonné d'entendre, dans le calme de la nuit, le mugissement du
taureau, le bêlement des chèvres et l'aboiement des chiens à très
peu de distance. Il écouta, et cela se répéta si souvent qu'en fer-
mant les yeux il aurait juré qu'if était dans sa maison et qu'il en-
tendait ses bêtes. Pourtant il était bien dans sa grotte et dans le
désert; comment une habitation et des troupeaux pouvaient-ils se
trouver si près de lui?
D'abord ces bruits lui furent agréables, ils adoucissaient l'effroi
LES AILES DE COURAGE. 909
de la solitude; mais le dix-huit se fit encore entendre, répété à sa-
tiété par plusieurs voix qui partaient de différens côtés, on aurait
dit une bande de tailleurs éparpillés sur les pointes de la dune,
qui le menaçaient eu se moquant de lui. Glopinet ne put se rendor-
mir; il attendit le jour sans bouger et n'entendit plus rien. Il sortit
de la grotte, regarda partout et ne vit personne. Seulement il y
avait beaucoup d'oiseaux de mer et de rivage qui avaient dormi
sur le haut des dunes et qui passaient au-dessus de lui. Il vit des
vanneaux, au plumage d'émeraude, qui voltigeaient en faisant dans
l'air mille cabrioles gracieuses, des barges de diverses espèces, et
un grand butor qui passait tristement , le cou replié sur son dos et
les pattes étendues. Il ne connaissait pas ces oiseaux-là par leurs
noms, il n'en avait jamais vu de près, parce qu'il n'y avait ni étang
ni rivière dans son endroit, et que les oiseaux de passage ne s'y
abattaient pas. Il prit plaisir à les regarder, mais tout cela ne lui
expliquait pas les bruits qui l'avaient étonné, et il résolut de sa-
voir s'il y avait un endroit habité dans son voisinage.
Il s'agissait de sortir de son trou. Au grand jour, rien n'était
plus facile, quoique le passage fût étroit et embrouillé de buissons
épineux. 11 le remarqua bien, et, sûr de ne plus se tromper, même
la nuit, il monta sur un endroit plus élevé d'où il vit tout le pays
environnant. Aussi loin que sa vue put s'étendre, il ne trouva que
le désert et pas la moindre trace de culture et d'habitation.
Il s'imagina alors que les diables de la nuit avaient voulu l'ef-
frayer. Son frère François lui avait dit : «11 n'y a pas d'esprits sur la
mer, sur la terre je ne dis pas, » et ses parens croyaient à toute
sorte de lutins, bons ou mauvais, qui donnaient la maladie ou la
santé à leurs bêtes. Glopinet ne se piquait pas d'en savoir plus
long qu'eux. Il n'avait jamais eu affaire à des esprits quelconques
avant d'avoir passé la nuit dehors; mais depuis ce moment-là il
croyait aux esprits de la mer, il pouvait donc bien croire à ceux de
la terre, et il s'en inquiéta, car il avait lieu de les croire mal dispo-
sés pour lui. Peut-être voulaient-ils l'empêcher de demeurer dans
la falaise, peut-être le tailleur était-il sorcier et avait -il le pouvoir
de venir en esprit le tourmenter pendant la nuit. Tout cela était
bien confus dans sa tête; mais, après tout, le fantôme qui disait
dix-huit s'était enfui devant lui, et les autres n'avaient pas osé pa-
raître. Ils s'étaient contentés d'imiter des cris d'animaux, peut-être
pour le faire sortir de son refuge et l'égarer pendant la nuit. —
Une autre fois, pensa-t-il, ils diront tout ce qu'ils voudront, je ne
bougerai mie; je ne me perdrai plus dans la dune, je la connais à
présent, et, si les lutins entrent dans ma grotte, je les battrai; mon
oncle l'a dit, il me poussera des ailes de courage.
910 REVUE DES DEUX MONDES.
IV.
Il se mit à chercher de l'ean à boire. L'eau ne manquait pas, il
en sortait de tous les côtés. Il remarqua que plus il montait, plus
elle était douce; cependant elle avait un goût terreux qui n'était
point agréable. Enfin il découvrit un petit filet qui sortait de l'endroit
rocheux et qui sentait le thym sauvage, mais cette, bonne eau tom-
bait goutte à goutte, comme si elle eût voulu se faire prier, et il eût
fallu un vase pour la recueillir. 11 avisa en plusieurs endroits de
grandes huîtres de pierre qui étaient engagées dans les marnes;
elles étaient presque toutes cassées; la mer avait monté jusque-là
autrefois, et les avait roulées. En cherchant mieux, il en trouva
plusieurs très larges et entières. Il les adapta bien adroitement les
unes au-dessus des autres dans le passage du filet d'eau, de ma-
nière qu'elles pussent se remplir toutes et lui fournir une provision
toujours prête et toujours renouvelée. Il attendit et en emporta une
bien pleine pour déjeuner dans son jardin. Il n'avait que du pain
sec, mais il n'était pas habitué aux confitures, et savait fort bien
s'en passer.
Il ne trouva pas la journée longue. Il faisait un temps charmant,
et il s'amusa à regarder les plantes qui poussaient dans son gazon
et qui ne ressemblaient pas à celles des herbages de la plaine. Il y
en avait de désagréables, toutes hérissées d'épines et de dards, mais
il leur pardonna; c'était comme des gardiens chargés de le défendre
contre les visites fâcheuses. Il y en avait d'autres très jolies qui lui
plurent beaucoup et sur lesquelles il eut soin de ne pas marcher ni
s'asseoir, car elles égayaient les alentours de son refuge, et il se
serait reproché de les abîmer.
Ce jour-là, par le trou pratiqué dans le vieux pan de mur au
flâne de la falaise et qu'il appela sa fenêtre, il se rassasia de re-
garder la mer. Il la trouva plus belle qu'il ne l'avait encore vue. Il
contempla au loin des embarcations de différentes grandeurs; au-
cune n'approchait des Vaches-lNoires, l'endroit était réputé dange-
reux. Aujourd'hui on y va de tous côtés recueillir des moules. Dans
ce temps-là, la côte était déserte, on n'y voyait pas une âme. Cette
grande solitude l'enhardit. Vers le soir, il alla ramasser des co-
quillages sur la grève pour son souper, et il regarda bien si du
dehors on pouvait voir sa fenêtre. Cela était impossible; elle était
trop haut, trop petite, le mur était trop bien caché par la végéta-
tion. Il ne put la retrouver avec ses yeux. Cette nuit-là, il dormit
bien tranquille. Il avait tant marché, tant grimpé pour connaître
tous les recoins du désert qu'il n'eut au*cun besoin d'être bercé. Si
LES AILES DE COURAGE. 911
les Intins s'amusèrent à crier et à parler comme la veille, il ne les
entendit pas.
Le troisième jour fut employé à explorer le bas de la dune, afm
d'avoir là une bonne cachette en cas de surprise sur la plage. 11 en
trouva dix pour une, et, tout étant ainsi arrangé et prévu, il se sen-
tit aussi libre qu'un petit animal sauvage qui connaît son lieu de
promenade et son terrier. 11 pensa aussi à faire sa provision de co-
quillages pour avoir de quoi déjeuner ou dîner dans sa grotte, s'il ne
lui plaisait pas de redescendre pour chaque repas à la mer. 11 y avait
beaucoup de joncs sur la côte, des genêts, des saules nains, des ar-
bustes flexibles; il en emporta les rameaux, et travailla chez lui (il
disait déjà chez moi) à se faire un beau grand panier assez solide.
Il se fit aussi un lit excellent avec des algues que la mer apportait
sur le rivage. Enfin il s'imagina de chasser, et, comme il était adroit
à lancer des pierres, il abattit, après l'avoir guettée longtemps, une
perdrix de mer qu'il voyait courir et jouer sur la grève. C'était un
joli oiseau très gras; il s'agissait de le faire cuire. Clopinet n'était
pas embarrassé pour allumer du feu. Il avait dans son paquet une
chose que dans ce temps-là on appelait un fusil, et dont tout le
monde était muni en voyage. C'était un anneau de fer et un mor-
ceau d'amadou. Avec un caillou, on avait du feu presque aussi vite
qu'à présent. Il fit un tas de feuilles et de broussailles sèches, et
réussit à cuire son oiseau. Je ne réponds pas que la chair fût bien
bonne et ne sentît pas la fumée, mais il la trouva excellente, et re-
gretta de ne pouvoir en offrir une aile à sa mère et une cuisse à
son frère François. La perdrix de mer n'est point du tout une per-
drix, c'est plutôt une hirondelle. Elle vit de cor|uillages et non de
grains. Elle est très jolie avec son bec et son collier, qui ressem-
blent un peu en effet à ceux des perdrix. Elle est à peu près grosse
comme un merle. On voit que Clopinet ne risqua pas d'avoir une
indigestion.
Il avait vu, en chassant ce gibier, beaucoup d'autres oiseaux qui
l'avaient bien tenté, des guignettes, des pluviers, des alouettes de
mer, qui ne sont pas non plus des alouettes, mais qui sont une sorte
de petits bécasseaux, — des huîtriers ou pies de mer, des harles,
des tourne-pierres, des mauves, des plongeons, enfin une quantité
de bêtes em;)lumées qu'il ne connaissait pas, et qui, aux approches
du soir, venaient s'ébattre avec des cris bruyans sur le sable. Il en
remarqua de très gros qui nageaient au large et qui, au coucher
du soleil, s'éloignaient encore plus, comme s'ils eussent eu l'habi-
tude de dormir sur la mer. D'autres revenaient à terre et se glis-
saient dans les fentes de la dune; d'autres prenaient leur vol, s'éle-
vaient très haut et semblaient disparaître le matin dans les petits
nuages blancs qui flottaient comme des vagues dans le ciel rose.
912 REVUE DES DEUX MONDES,
Le soir, ils semblaient en redescendre pour souper sur les rochers
et dans les sables. Clopinet se figura d'abord qu'ils passaient la
journée dans le ciel, mais il en vit un très grand qui était perché
sur le plus haut de la dune et qui s'en détacha pour faire un tour
dans les airs et descendre à son lieu de pêche. Après celui-là, et
partant toujours du sommet de la dune, un oiseau part^il lit le même
manège, et puis un autre; Clopinet en compta une vingtaine. Il en
conclut que ces oiseaux nichaient là-haut, et qu'ils étaient noc-
turnes comme les chouettes.
Clopinet, qui de sa lucarne faisait beaucoup d'observations et
voyait les oiseaux de très près sans en être aperçu, apprit une
chose qui Tamusa beaucoup. Les hirondelles de mer, qui décri-
vaient de grands cercles autour de lui, laissaient tomber souvent
de leur bec quelque chose qui ressemblait à des coquillages ou à
de petits poissons, et comme elles se balançaient en même temps
sur place en jetant un certain cri, elles avaient l'air de le faire ex-
près et d'avertir. Il en suivit de l'œil une en particulier et regarda
en bas. Alors il vit remuer quelque chose par terre, comme si c'eût
été le petit monde qui venait ramasser la nourriture que les mères
leur jetaient du haut des airs. Quand il retourna à la grève, il put
s'assurer qu'il ne s'était pas trompé; mais quand il voulut s'appro-
cher des petits pour les prendre, car ils ne volaient pas encore, la
mère hirondelle jeta un autre cri qui, au lieu de les appeler sur le
sable, les fit fuir vers la terre. Clopinet les chercha sous les herbes
où ils s'étaient tapis et se tenaient immobiles. Il les trouva, et ne
voulut point les prendre pour ne pas faire de chagrin à leur mère,
qui en savait probablement le compte.
Tout en regardant comment les oiseaux s'y prenaient pour pê-
cher, il apprit à pêcher lui-même. Il n'y avait pas que des coquil-
lages sur la rive : ii y avait sur les sables, au moment où la marée
se retirait, quantité de petits poissons très jolis et très appétissans.
Il ne s'agissait que de se trouver là pour les prendre avant que le
flot qui les poussait ne les eût emportés. Il vit comme les oiseaux pê-
cheurs étaient adroits et rusés. Il fit comme eux; mais la marée était
brutale, et Clopinet, sans en avoir peur, voyait bien maintenant que
les ailes lui manquaient pour sauter par-dessus la vague, et qu'il
ne suffirait plus de son caprice pour devenir oiseau. 11 n'avait eu
cette faculté que dans les momens de grand danger ou de grand
désespoir, et il ne souhaitait point trop de s'y retrouver. Il aimait
mieux s'apprendre à nager lui-même, et comme il se fiait à la mer,
en un jour il nagea comme une mouette et sans savoir lui-même
comment cela lui venait. Il faut croire que l'homme nage naturelle-
ment comme tous les animaux, et que c'est la peur seule qui l'en
empêche.
LES AILES DE COURAGE. 913
Cependant, comme les oiseaux nageaient plus longtemps que lui
sans se fatiguer et voyaient mieux à travers l'eau de mer, il était
loin de prendre autant de poisson qu'eux. Il renonça donc à lutter
avec ces habiles plongeurs, et il observa d'autres oiseaux qui ne
plongeaient pas et fouillaient le sable encore mouillé avec leurs
longs becs. 11 fouilla aussi avec une petite pelle qu'il se fabriqua,
et il trouva des équilles à discrétion; c'est une petite anguille ex-
cellente qui abonde sur cette côte, et il en fit cuire pour son sou-
per. S'il avait eu du pain, il se fût trouvé nourri comme un roi ;
mais le sien était fini, et il n'osait pas encore se montrer pour en
aller acheter à Villers.
Il résolut de s'en passer le plus longtemps qu'il pourrait et se
mit en tête de trouver des œufs. C'était le temps des nids; il ne
savait pas que la plupart des oiseaux de mer n'en font pas, qu'ils
pondent à nu ou presque à nu sur le sable ou dans les rochers. II
en trouva donc par hasard là où il n'en cherchait pas, mais ils
étaient si petits que cela ne comptait guère; les gros oiseaux qui
devaient donner de gros œufs pondaient probablement tout en haut
de la falaise, et il ne semblait pas possible à une personne d'aller
jusque-là, car, si du côté du désert elle était de moitié moins haute
que de celui de la mer, elle offrait encore par là un escarpement si
raide, avec des veines de terre si friables, que le vertige vous pre-
nait rien que de la regarder d'en bas.
Mais chaque jour qui s'écoulait rendait Clopinet moins poltron. Il
apprenait à devenir prudent, c'est-à-dire brave avec tranquillité, et
à raisonner le danger au lieu de le fuir aveuglément. Il étudia si
bien les contours et les anfractuosités de la grande falaise, qu'il
monta presque au faîte sans accident. Il fut bien récompensé de sa
peine, car il trouva dans un trou quatre beaux œufs verts qu'il mit
dans son panier, dont il avait garni le fond avec des algues. Il
trouva là aussi de belles plumes, et il en ramassa trois qu'il mit à
son bonnet. C'étaient trois plumes longues, minces et fines, blanches
comme la neige, et qui paraissaient venir de la tête ou de la queue
du m.ême oiseau. Gomme les œufs étaient tout chauds, il pensa bien
alors que les mères venaient pondre ou couver la nuit, et qu'il
pourrait les surprendre et s'en emparer; mais il pensa aus'si que,
pour un oiseau ou deux de pris, il effraierait tous les autres, et
risquerait de leur faire abandonner ce campement. Il préféra y
trouver des œufs à discrétion quand il lui plairait d'y revenir, et il
les laissa tranquilles.
Huit jours s'étaient déjà passés, et Clopinet n'avait vu personne
ni sur le rivage ni sur les dunes. Il avait été si occupé qu'il n'avait
pas eu le temps de s'ennuyer; mais quand il se fut bien installé et à
TOME eu. — 1872. 58
914 REVUE DES DEUX MONDES.
peu près assuré de sa nourriture, quand les dunes et le rivage
n'eurent plus un seul récit qu'il n'eût exploré et fouillé, il en
vînt à trouver la jouriK'e longue et à ne trop savoir que faire du
repos. Déjà il connaissait à mhu près les habitudes de toutes les
bêtes au milieu desquelles ii vivait; il eût souhaité connaître leurs
noms, de quels pays elles venaient, raconter les observations qu'il
avait faites, causer enfin avec ijuelqu'un. Le temps était très beau,
le pied boueux des dunes séchait au soleil de mai, et la plage re-
devenait un chemin praticat»le aux heures de marée basse. Il vit
donc apparaître quelques passans, et le cœur lui battit bien fort de
l'envie d'aller leur parler, ne fût-ce que pour leur dire : « II fait
beau temps, il y a du plaisir à marcher. » Il n'osa pas, car, si on
venait à lui demander qui il était et ce qu'il faisait là, que ré-
pondrait-il? Il savait qu'on J)!âme les vagabonds et que parfois on
les ramasse pour les mettre en prison. Il était trop simple et trop
honnête pour se donner un faux nom et inventer une fausse his-
toire; il aima mieux ne pas se montrer.
Cependant, un matin le vent d'est lui apporta un son de cloches et
lui apprit que c'était dimanche. Par habitude, il mit ses meilleurs
habits, et puis il attacha les ;rois plumes blanches à son bonnet, il
se chaussa bien propremetit, et, bien peigné, bien lavé, il se mit à
marcher sans trop savoir où il allait. Il avait coutume d'aller à la
messe le dimanche. C'était jxir de rencontre et de causerie avec
les jeunes gars de sa paroisse, parens ou amis. On jouait aux
quilles, on dansait quelquefo's. Cette cloche qui sonnait, c'était un
appel à la vie commune; Clopinet ne comprenait pas qu'on pût res-
ter seul le dimanche.
Qui sait s'il ne rencontrerait pas encore son frère François? Il
eût risqué beaucoup pour a\ oir des nouvelles de ses parens, il se
risqua donc; le tailleur devaii être bien loin du côté d'Honfleur. Il
coupa à vol d'oiseau à travers le désert et se trouva bientôt à deux
pas au-dessus de Yillers. Co.nrne il n'y connaissait personne et que
personne ne l'y connaissaiu il espéra passer inaperçu, voir des
ligures de chrétiens et entendre le son de la voix humaine sans
qu'on fît attention à lui. Gei;i lui était déjà arrivé dans cet endroit,
puisqu'il y avait passé deux lois; mais cette fois-ci il fut très étonné
de voir que tout le monde le regardait et se retournait même pour
le suivre des yeux.
V.
Gela l'inquiéta, et ii peu ■ lit à s'en retourner; mais, comme il
passait devant un boulanger, l'envie de manger du pain fut si
garnde qu'il s'arrêta sur la, [iorte pour en demander.
LES AILES DE COURAGE. 915
— Combien en veux-tu, mon garçon? lui demanda le boulanger,
qui l'examinait d'un air de surprise enjouée.
— Pouvez-vous m'en donner un bien gros? dit Glopinet, qui dé-
sirait en avoir pour plusieurs Jours.
— Certainement, répondit le boulanger, et même deux, et même
trois, si tu as la force de les emporter.
— Eh bien! donnez-m'en trois, reprit Clopinet, je les porterai
bien.
— Il y a donc bien du monde à nourrir chez vous?
— Apparemment, répondit l'enfant, qui ne voulait pas faire de
mensonges.
— Oh ! oh ! tu es bien fier ! Tu n'aimes pas à causer? Tu ne veux
pas dire qui tu es et où tu demeures, car je ne te connais point, et
tu n'es pas du pays?
— Non, je ne suis point d'ici, répondit Clopinet; mais je n'ai pas
le temps de causer. Donnez-moi mes trois pains, s'il vous plaît, et
dites-moi ce qu'il faut vous donner d'argent.
— Ah dame! ça fait de l'argent, car le pain est très cher ici;
mais, si tu veux me donner les trois plumes que tu as à ton bonnet,
tu pourras revenir tous les dimanches pendant un mois chercher
autant de pain qu'aujourd'hui sans que je te demande d'argent. Tu
vois que je suis raisonnable, et tu dois être content.
Glopinet crut d'abord que le boulanger se moquait de lui; mais,
comme cet homme insistait, il lui vint tout à coup assez de juge-
ment dans l'esprit pour se dire que ses trois plumes devaient être
quelque chose de rare, et que c'était cela que le monde regardait
et non pas lui. Il les ôta vitement, et ïe boulanger tendait déjà la
main pour les prendre quand Clopinet, qui ne tenait pas à l'argent,
parce qu'avec ses deux gros écus il se croyait riche pour toute sa
vie, refusa de donner ces plumes si belles et qu'il avait été cher-
cher si haut, au péril de sa vie. — Non, dit-il, voilà de l'argent;
payez -vous de vos trois pains, j'aime mieux garder mes trois plumes.
— Veux-tu du pain deux fois par semaine au lieu d'une seule fois?
— Non, merci, j'aime mieux payer.
— Veux-tu quatre pains par semaine pendant deux mois?
— Je vous dis que non, répondit Glopinet, j'aime mieux mes
plumes.
Le boulanger lui donna les trois pr>ins, Clopinet paya et s'éloigna;
mais, comme pour reprendre le ch( min du désert il devait tourner
la rue, il se retrouva derrière la mai.><on du boulanger, et il entendit
que cet homme disait : — Non! pour (juaiante-huit livres de pain,
il n'a pas voulu me céder ses plumes !
Glopinet s'arrêta sous la fenêtre et entendit une voix de femme
qui disait : — Etait-ce bien des plumes de roupeau?
916 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oh ! des vraies, et des plus belles que j'aie jamais vues !
— Diantre ! reprit la femme , ça devient rare ; les roupeaux ne
nichent plus sur la plage, et à présent il y a de ces aigrettes qu'on
paie un louis la pièce. Ça t'aurait fait trois louis ! Eh bien ! il faut
courir après ce petit et lui offrir un écu de trois livres pour chaque
plume; peut-être aimera-t-il mieux de l'argent blanc qu'un crédit
de pain.
Clopinet, on l'a vu, ne tenait pas à l'argent blanc. Il doubla le
pas, et pendant que le boulanger le cherchait d'un côté, il se sauva
de l'autre et retourna vers son désert.
Cette aventure lui donnait bien à penser. — Pourquoi donc, se
disait-il, ces plumes de roupeau, puisque roupeau il y a, sont-elles
si précieuses? comment est-il possible que des plumes d'oiseau
puissent valoir un louis d'or la pièce? J'aurais cru que cela ne pou-
vait servir que d'amusette à se mettre sur la tête, et voilà que, si
j'avais demandé au boulanger de me nourrir pendant un an, il au-
rait peut-être dit oui pour avoir mes trois plumes!
N'ayant pas encore connu la misère , Clopinet n'était pas inté-
ressé. Il était bien plus sensible au plaisir de posséder une chose
rare qui avait peut-être une vertu merveilleuse, inconnue. Comme
il était absorbé par ces réflexions et suivait, sans plus se méfier de
rien, le chemin du milieu des dunes, il entendit derrière lui une
voix aigre et criarde qui disait : — Vous dites qu'il a pris par là;
soyez tranquille, je le rattraperai bien, et s'il ne veut pas vendre
ses plumes, je les lui arracherai; comme ça nous les aurons pour
rien, et c'est la meilleure manière de faire les affaires.
Cette voix était encore loin, mais elle était si perçante qu'elle
portait à bonne distance, et comme elle était de celles qu'on n'ou-
blie pas, Clopinet reconnut que le tailleur en personne était à sa
poursuite. Tout aussitôt ses ailes de peur l'emportèrent bien loin du
chemin dans les buissons; mais, quand il fut là, il se sentit très
honteux d'être si lâche devant un bossu, lui qui était monté à la
grande dune et qui avait nagé dans la mer, deux choses que Tire-
à-gauche n'eût jamais osé tenter. — Il faut, pensa- t-il, que je de-
vienne un homme et que je cesse de craindre un autre homme;
sans cela, je serai toujours malheureux et ne pourrai aller où bon
me semble. Je suis aussi grand et aussi fort que cet avorton de
tailleur, et mon oncle Laquille assure qu'il n'est brave qu'avec ceux
qui ne le sont pas. Finissons-en, allons ! et que les bons esprits de
la mer me protègent !
Il remit fièrement ses trois plumes à son bonnet, posa ses trois
pains sur l'herbe, et, ramassant son bcîton qui était solide et ferré
au bout, il s'en alla tout droit au-devant du tailleur, résolu à taper
dessus et à le dégoûter de courir après lui. Quand il le vit en face,
LES AILES DE COURAGE. 917
le cœur lui manqua, et il faillit s'enfuir encore; mais tout aussitôt il
agita ses bras en se disant que c'était des ailes de courage, et il fit
faire à son bâton un moulinet rapide très bien exécuté. Le tailleur
s'arrêta net, et, faisant deux pas en arrière : — Tiens! dit-il en rica-
nant comme pour faire le gracieux; c'est mon petit apprenti! Holà!
Glopinet, mon mignon, reconnais-moi, je suis ton ami et ne te veux
point de mal.
— Si fait , répondit Glopinet , vous voulez me voler mes trois
plumes. Je le sais.
— Oai-da! reprit le tailleur tout étonné, qui a pu te dire pareille
chose?
— Les esprits apparemment, — répondit Glopinet qui se tenait
sur une grosse pierre au bord du chemin, toujours en position pour
défendre son trésor et sa liberté. Aussitôt qu'il eut dit ces mots, il
vit Tire-à-gauche pâlir et trembler, car ce bossu croyait aux esprits
plus que personne. — Voyons, petit, reprit-il, tu es bien méchant!
Dis-moi où nichent les roupeaux qui te donnent de pareilles ai-
grettes, je ne te demande pas autre chose.
— Ils nichent, répondit Glopinet, dans un endroit où les oiseaux
et les esprits peuvent seuls monter. G'est vous dire que je ne vous
crains pas, et que, si vous tentez encore quelque chose contre moi,
je vous y porterai comme un roupeau y porte un crabe, et vous ferai
rouler au fond de la mer.
Glopinet parlait ainsi, poussé par je ne sais quel vertige de colère
et de fierté. Le tailleur crut tout de bon qu'il s'était donné aux lu-
tins, et, tournant les talons, marmottant je ne sais quelles paroles,
il reprit le chemin de Villers à toutes jambes. Glopinet, émerveillé
de sa victoire, rentra dans le travers de la dune, ramassa ses pains
et les porta lestement dans sa grotte.
Là, il se parla tout haut à lui-même, car il avait absolument
besoin de parler: — G'est fini, dit-il; je n'aurai plus peur de
rien, et personne ne m'emmènera jamais où je ne voudrai pas
aller; me voilà délivré, et si c'est l'esprit de la mer qui m'a donné
du courage, je ne veux plus jamais perdre ce qu'il m'a donné.
A présent, se dit-il encore, je chercherai d'autres plumes de cet
oiseau merveilleux dont l'aigrette, je ne sais pourquoi, fait tant
d'envie au monde, et quand j'en aurai beaucoup, je les vendrai,
j'irai dire à mon père : Je n'ai pas besoin d'être tailleur, et, tout
boiteux que je suis, me voilà capable de gagner plus d'argent en un
jour que mes frères en un an. Comme cela, le père sera content et
me laissera vivre à mon idée.
Il se retrouva donc dans sa solitude avec plaisir. Il était si con-
tent d'avoir du pain, et celui qu'il avait acheté était si bon qu'il ne
se régala pas d'autre chose ce jour-là. La crainte de trop jeûner ou
918 REVUE DES DEUX MONDES.
d'être trop absorbé par le souci de pêcher chaque repas l'avait un
peu inquiété les jours précédens. Sûr désormais de circuler sans
crainte et d'acheter ce qu'il voudrait, il ne borna plus son ambition
à prendre des petits oiseaux et des petits poissons pour ses repas.
Il voulut avoir des choses de luxe, des aigrettes à rendre jaloux tous
les habitans du pays et à faire crever de rage le sordide tailleur.
Le lendemain, il fit une chose périlleuse et difficile. Il n'attendit
pas le jour pour monter tout au beau milieu des grands pics déchi-
quetés de la falaise, et il y monta si adroitement et si légèrement
qu'il ne réveilla pas un seul oiseau. Alors il se coucha doucement
sur le côté, de manière à bien voir sans avoir à faire aucun mouve-
ment. Il ne s'était pas aventuré jusque-là la première fois; il fut sur-
pris d'y trouver une ruine qu'on ne voyait qu'en y touchant et dont
il put s'expliquer la destination. L'endroit était fort bien choisi pour
servir de refuge à des oiseaux qui aiment à percher. On avait établi
là autrefois une vigie, c'est ce qu'on appelle aujourd'hui un séma-
phore; vous en avez vu un dans une autre partie de ces mêmes
dunes. Cela sert à noter tout ce qui se passe sur la mer et à trans-
mettre des avis. Jadis c'était une simple baraque d'observation pour
empêcher le vol du sel, qui était une contrebande très répandue
sous le nom de faux saulnage.
La baraque en question s'était écroulée avec un pan de la grande
falaise. Ses ais disjoints et sa charpente étaient restés en partie de-
bout, engagés dans une fente, et les roupeaux, qui aiment les
arbres, mais qui avaient été très pourchassés dans les bois et les
étangs du pays à cause de leur précieux plumage, avaient établi
leur colonie sur cette ruine invisible du dehors et depuis longtemps
abandonnée. Un petit marécage s'était formé à une certaine dis-
tance de l'éboulement, et beaucoup d'autres oiseaux aquatiques
avaient transporté de ce côté leur domicile.
Cette vigie expliquait l'ermitage et la lucarne d'observation si-
tués au-dessous et de même abandonnés. Sans doute, c'était un
refuge que les guetteurs, condamnés à vivre dans ce poste dange-
reux, s'étaient creusé et construit en secret pour se mieux abriter
des tempêtes sans être réprimandés par leurs chefs.
Clopinet, qui avait rapporté de son court séjour à Trouville des
notions un peu plus nettes qu'auparavant, fut content de voir qu'il
était seul en possession du secret de sa demeure et de celle des
roupeaux. Il observa leurs nids, grossièrement construits avec des
branches, et tous placés dans les bifurcations des bois de char-
pente. Il n'y vit que des femelles qui couvaient sans se déranger,
mais peu à peu les mâles arrivèrent pour se reposer de leur chasse
nocturne; c'est à cause de leurs habitudes et aussi à cause de leur
cri que les anciens naturalistes les ont appelés nycticorax, cor-
LES AILES DE COURAGE. 919
beaux de nuit. Ils appartiennent à la même famille que les hérons;
leur vrai nom est bihoreaux. Leur plumage est épais, et leur vol
est sans bruit comme celui des oiseaux nocturnes. Cependant, lors-
qu'ils ont des petits, ils chassent aussi le jour; mais il n'y en avait pas
encore de nés dans la colonie, et ces messieurs y venaient dormir
après avoir fait manger ces dames. Clopinet, qui, les voyant d'abord
en dessous, les avait crus tout blancs, reconnut qu'ils n'avaient de
blanc que le cou et le ventre. Leurs ailes étaient gris de perle; un
joli manteau vert sombre leur couvrait le dos, et de leur bonnet,
vert aussi , tombait sur le dos cette longue et fine aigrette invaria-
blement composée de trois plumes. Les mâles seuls paraissaient
avoir cette riche coiffure; cependant Clopinet vit que plusieurs ne
l'avaient pas encore ou ne l'avaient plus. C'était le moment de la
mue, et beaucoup de ces plumes précieuses, éparses sur les rochers,
étaient le jouet du vent. Clopinet ne bougea pourtant pas pour les
ramasser, voulant voir les habitudes de ces rôdeurs de nuit, qui,
sans faire attention à lui, apportaient aux couveuses les poissons,
coquillages et insectes qu'ils avaient pris. Le repas terminé, ils s'a-
perçurent de la présence de l'étranger, et tous en même temps,
avertis par le cri de l'un d'eux, tournèrent la tête de son côté.
D'abord Clopinet fut un peu ému de voir tous ces grands yeux
rouges qui le regardaient. Les mâles étaient bien là une cinquan-
taine, gros comme de jeunes dindons, armés de longs becs et de
griffes pointues. Si tous se fussent mis après l'enfant curieux, ils
eussent pu lui faire un mauvais parti ; mais ils le contemplèrent
d'un air de stupéfaction, et, ne le voyant pas remuer, ils ne s'occu-
pèrent plus que de se quereller entre eux à coups d'aile et sans se
blesser, puis ils se mirent à se gratter, à s'étendre, même à bâiller
comme des personnes fatiguées ; enfin, chacun cherchant un en-
droit commode, tous s'endormirent sur une patte au lever du soleil.
Alors Clopinet se leva doucement et fit sa récolte de plumes sans
les déranger, après quoi il redescendit, sagement résolu à ne pas
les dégoûter de leur campement et à ne plus prendre les œufs
des femelles.
Il y retourna la nuit suivante avant que les mâles fussent reve-
nus de leur chasse nocturne.» Il n'éveilla pas les couveuses et mit
du pain devant leurs nids, pensant qu'elles le trouveraient bon et
lui en sauraient gré. Il ne se trompait pas, bien que ce fût une idée
d'enfant. Presque tous les oiseaux aiment le pain, quelque diffé-
rente que soit leur nourriture, et le matin suivant il vit que le
sien avait été mangé. 11 continua ainsi, et bientôt tous les bihoreaux,
mâles et femelles, furent habitués à le voir, se sauvèrent peu loin à
son approche, enfin ne se sauvèrent plus du tout. Il en était né de
jeunes qui, le connaissant avant de connaître la peur de l'homme,
920 REVUE DES DEUX MONDES.
se trouvèrent si bien apprivoisés qu'ils venaient à lui, se cou-
chaient sur ses genoux, mangeaient dans sa main, et le suivaient
jusqu'au bord de la dune quand il les quittait.
Il prit tant de plaisir à cette occupation qu'il ne s'ennuyait plus
du tout. Il commençait à aimer ces oiseaux sauvages comme il
n'avait jamais aimé ses pigeons et ses poules ; il méprisait ces ami-
tiés banales et se sentait fier d'avoir apprivoisé des animaux mé-
fians, dont les gens du pays cherchaient en vain la retraite et ne
pouvaient approcher. Il se prit aussi d'affection pour tous les autres
oiseaux, car il s'aperçut que, semant du pain partout dans ses pro-
menades, marchant posément et sans bruit, n'attaquant et n'ef-
frayant aucun d'eux, il arrivait à ne plus les mettre en fuite et à les
voir se poser, voltiger et s'ébattre tout près de lui. Il se reprocha
le meurtre de la perdrix de mer, et s'en alla acheter du fromage
et de la viande, afin de ne plus être tenté de tuer les compagnons
de sa solitude.
Il n'alla pas faire ses provisions à Yillers, où il craignait d'être
reconnu, tourmenté, et peut-être suivi par le boulanger. Il avait
remarqué un hameau plus proche, puisqu'il est situé sur la dune
même, du côté où elle s'abaisse vers la terre ferme. Je crois que
ce hameau s'appelle Auberville. Il y trouva tout ce qu'il souhaitait
et même des pommes bien conservées qu'il paya cher. Il n'était
pas assez raisonnable pour ne pas faire quelques folies. Il y but
un pichet de cidre; il l'aimait tant! Il eut bien soin de ne pas arbo-
rer son aigrette et de ne point causer inutilement. Il avait désor-
mais deux secrets à garder, son nom et son pays, afin de n'être
pas reconduit de force chez ses parens, — son domicile dans la fa-
laise, afin de n'y pas attirer les enfans curieux ou les chasseurs
amateurs d'aigrettes; mais en écoutant causer il apprit plusieurs
choses sur le pays, et il vit que les jeunes habitans de ce village
connaissaient assez bien les noms et les mœurs des oiseaux de la
côte. Ils n'en citaient que deux espèces précieuses : les roupeaux
ou bihoreaux, qu'on ne pouvait plus atteindre, ils se cachaient trop
bien ou ne nichaient plus dans le pays, et les petits grèbes, qui ne
faisaient que passer et auxquels on avait tant fait la chasse qu'ils
étaient devenus rares et méfians. Glopinet fit des questions sur ces
grèbes, et apprit encore que le plumage épais et brillant de leur
ventre se vendait comme fourrure d'ornement aux marchands plu-
massiers, qui passaient deux fois l'an. Comme il avait déjà une dou-
zaine d'aigrettes, Glopinet souhaitait beaucoup de savoir le jour et
l'heure où passeraient ces brocanteurs, afin de faire affaire avec
eux ; mais il craignait d'adresser trop de questions, et il se promit
de mieux s'informer un autre jour.
LES AILES DE COURAGE. 921
YI.
Il s'étonnait qu'on n'eût pas encore été chercher les bihoreaux
où. il les avait trouvés, et à ce sujet il entendit raconter une chose
qui ne laissa pas de l'inquiéter un peu. Autrefois, disait quelqu'un,
on trouvait ces bêtes sur les arbres de la grande falaise; mais depuis
qu'il en est tombé un grand morceau dans la mer, et qu'il n'y a
phis d'arbres pour retenir les terres, on n'y va plus. On prétend
que le poids d'une personne suffirait pour faire ébouler le reste.
Clopinet s'en alla un peu tourmenté, lui qui demeurait dans cette
falaise, et qui presque tous les matins montait au faîte!
La nuit, il eut peur. Il y eut de la houle, et le bruit de la mer
arrivait à lui comme par rafales; à chaque instant il s'éveillait,
croyant que c'était la falaise qui s'écroulait. Il avait trop bien exa-
miné l'endroit pour n'être pas sûr que son ermitage était creusé et
bien assis dans une partie rocheuse; mais il avait remarqué que
cette roche était absolument de la même nature que les gros cail-
loux appelés les Vaches-Noires et les Vaches-Blanches, lesquels
avaient été autrefois portés par les terres et s'étaient écroulés avec
elles. La mer continuait à ronger le pied des dunes, et chaque hiver,
disait-on, elle en mangeait de bons morceaux. Ces gros cailloux qui
paraissaient faire la sécurité du refuge de Clopinet pouvaient bien
reposer sur un sol aussi fragile que les terres qui le couvraient,
puis, à supposer qu'elles ne dussent pas se dérober sous lui, celles
d'au-dessus pouvaient s'effondrer, lui fermer le passage et l'enseve-
lir vivant dans sa grotte. Il ne dormit guère, car, à mesure que la ré-
flexion lui venait, il sentait bien que, si le raisonnement est une chose
nécessaire, il est aussi une chose triste et la source de mille appré-
hensions. Heureusement cet enfant-là avait dans la tête une pas-
sion qui était plus forte que la crainte du danger : c'était de vivre
libre et maître de lui-même dans la nature. Il ne connaissait pas ce
mot-là, la nature, mais il se sentait épris de la vie sauvage et
comme orgueilleux de résister à la tentation de retourner au repos
des champs et aux douceurs de la famille. Il resta donc dans son nid
d'oiseau, s'imaginant que, puisque les oiseaux nichaient au-dessus
de lui, c'est qu'ils en savaient plus long que les hommes, et avaient
l'instinct de connaître que la montagne était solide.
Il passa là tout l'été, s' approvisionnant tantôt dans un endroit,
tantôt dans un autre, ne se faisant connaître nulle part, s'habituant
de plus en plus â ne vivre que des produits de la mer et de fruits
sauvages, afin d'éviter d'être l'esclave de son ventre. Il devint peu
à peu si sobre que la gourmandise ne l'attira plus du côté de la
campagne. Il réussit à rencontrer les marchands plumassiers en
922 REVUE DES DEUX MONDES.
tournée et à s'aboucher avec eux sans témoins. Il eut assez de rai-
sonnement pour ne pas montrer trop d'exigence, afin d'établir des
rapports pour l'avenir. Il se contenta d'un gros écu pour chaque
plume, et, comme il en avait recueilli une cinquantaine, il lui fut
compté en beaux louis d'or trois cents livres, somme énorme pour
ce temps-là, et qu'un petit paysan de son âge n'avait certes jamais
gagnée.
Quand il se vit à la tête d'une telle fortune, il résolut d'aller la
porter à ses parens ; mais auparavant il souhaita revoir son oncle
Laquille, et, aux approches de l'hiver, il se mit en route pour
Irouville. Comme il voulait se présenter convenablement à sa
famille, et que ses habits, même les meilleurs, étaient très avariés
par l'escalade continuelle et le manque d'entretien, il se commanda
à Dives, où il avait fait quelques apparitions, un habillement tout
neuf, un peu de linge et de bonnes chaussures. Il paya tout très
honnêtement, et, son bâton à la main, son argent en poche, il se
dirigea sur Trouville, où il rencontra son oncle tout en larmes, reve-
nant de l'église. Il venait d'enterrer sa femme, et, bien qu'elle l'eût
rendu aussi malheureux qu'il lui avait été possible, le pauvre
homme la pleurait comme si c'eût été un ange. Il fut bien étonné
de revoir Clopinet, qu'il croyait retourné chez ses parens, et qu'il
hésitait à reconnaître, tant il était changé. Sans s'en apercevoir,
Clopinet avait grandi, il avait le teint hâlé que donne l'air de la
mer ; à force de grimper et d'agir, il avait pris de la force, sa jambe
faible était devenue aussi bonne que l'autre, il ne boitait plus du
tout. Sa figure aussi avait pris un autre air, un regard vif, péné-
trant, une expression assurée et sérieuse. Ses habits, mieux faits
que ceux que Tire-à-gauche fabriquait de routine aux paysans, lui
donnaient aussi meilleure tournure et meilleure mine que par le
passé. Laquille en fut frappé tout de suite.
— D'où sors-tu, s'écria-t-il, tu ne viens pas de chez tes parents?
— Non, dit Clopinet, mais donnez-moi vitement de leurs uou-
velles ; nous parlerons de moi après.
— Je ne puis t'en donner, répliqua l'oncle; quand tu t'es sauvé
de chez nous pendant la nuit, il y a bientôt... six mois... je pense...
— Oui, mon oncle, j'ai compté les lunes.
— Eh bien ! j'ai été inquiet de toi et je t'ai cherché autant que
j'ai pu ; mais, une douzaine de jours après, le tailleur a repassé par
ici, disant qu'il t'avait vu en bonne santé auprès de Villers et qu'il
n'avait pas voulu te contraindre à le suivre, pensant que ta famille
t'avait repris et t'envoyait là en commission. Alors je ne me suis
plus tourmenté à ton sujet, et, ma pauvre femme étant tombée
malade, je n'ai plus quitté le pays que pour aller à la mer quand
il le fallait, de sorte que je n'ai rien su de ta famille. Bien sûr, elle
LES AILES DE COURAGE. 923
te croit embarqué, puisqu'il était convenu avec ton frère François
que tu le serais et qu'il aura dit comme cela, le croyant aussi pour
son compte. A présent je pense que tu peux aller chez toi sans
crainte d'être recédé au tailleur. Je ne sais pas ce que tu lui auras
dit quand tu Tas rencontré ; il a juré qu'il aimerait mieux prendre
le diable en apprentissage qu'un gars aussi bizarre et aussi revêche
que toi. J'ai pensé que tu lui avais montré les dents, et je ne t'en
ai pas blâmé.
— Je lui ai montré mon bâton, reprit Glopinet; vous l'aviez prédit,
mon oncle, il m'a poussé des ailes de courage. — Et là-dessus il ra-
conta toute son histoire et fit voir ses cent écus au marin émerveillé.
— Eh bien! s'écria l'oncle Laquille, voilà que tu es riche, et tu
peux faire de ta vie ce que tu voudras. Du moment que tu peux te
rendre utile, personne ne refusera de t'embarquer, et tu peux t'en
aller dans les pays lointains où il y a des oiseaux bien autrement
rares et superbes que tes roupeaux : des paille-en-queue, des
aigrettes blanches d'Amérique, des oiseaux de paradis, des phényx
qui renaissent de leurs cendres, des condors qui enlèvent des
bœufs, et cent autres dont tu n'as pas seulement l'idée.
— C'est vrai que c'est là ce qui me manque, reprit l'enfant. Je
ne sais rien, et il faudrait savoir.
— On apprend tout en voyageant.
Cette belle parole de l'oncle ne persuada pas beaucoup le neveu.
Laquille avait fait le tour du monde sans avoir appris à lire, et
Glopinet commençait à voir, en causant avec lui, qu'il avait les
notions les plus fausses sur les choses les plus simples, comme de
croire que certains oiseaux ne mangeaient pas et vivaient de l'air
du temps, que d'autres ne se reproduisaient pas et naissaient des
anatifes, mollusques à tubercules qui s'attachent à la carène des
navires. Clopinet avait l'esprit très romanesque, il croyait volon-
tiers aux oiseaux fées, c'est-à-dire aux génies prenant des formes
et des voix d'oiseau; mais il avait déjà trop observé les lois de la
vie pour partager les erreurs et préjugés de son oncle.
Pourtant l'idée de voyager le tentait bien. Pour se désennuyer
dans sa solitude, il avait tant rêvé de voyages au long cours!
Laquille lui conseillait d'aller à Honfleur et de prendre passage sur
quelque bâtiment partant pour l'Angleterre, il y en avait toujours.
Les grèbes nichaient par là, et Clopinet en prendrait à discrétion;
mais quand l'enfant sut qu'il fallait les tuer et les écorcher pour
avoir leur plumage, il secoua la tête. Cela lui faisait horreur.
Comme après souper il se promenait avec son oncle sur la grève,
ils revinrent sur ce sujet, et Clopinet se sentit troublé et affolé
par la vue des grosses barques qui se préparaient à partir dès le
lendemain matin pour Honfleur. Il était presque décidé à s'arran-
924 REVUE DES DEUX MONDES.
ger avec le patron d'une de ces embarcations, lorsqu'il entendit
passer dans la nuit sombre les petites voix d'enfans qu'il connais-
sait si bien. — Les voilà! s'écria-t-il, les voilà qui viennent me
chercher! — L'oncle, ne sachant ce qu'il voulait dire, restait bouche
béante, attendant qu'il s'expliquât. Giopinet ne s'expliquait pas; il
courait, les bras étendus, suivant le vol des esprits invisibles qui
l'appelaient toujours. D'abord ils suivirent la grève, semblant se
diriger vers le lieu d'embarquement; mais tout à coup ils firent
un crochet, quittèrent le rivage et prirent à travers champs. Giopi-
net les suivit tant qu'il put, mais sans réussir à s'envoler, et il re-
vint essoufflé vers son oncle, qui le croyait fou.
— Voyons, mon petit, lui dit le brave homme, est-ce que tout de
bon tu prends les courlis pour des esprits?
— Les courlis? Que voulez- vous dire, mon oncle?
— Tu ne connais pas ces oiseaux -là? Il est vrai qu'ils ne voya-
gent que dans les nuits bien noires, et qu'on ne les voit jamais. On
ne les connaîtrait pas, si on n'en tuait point quelquefois en tirant
au hasard dans le tas, ce qui est bien rare, car on dit qu'ils volent
plus vite que les grains de plomb du fusil. Je conviens que ce sont
des oiseaux extraordinaires, ils pondent dans les nuages, et c'est le
vent qui les couve.
— Non, mon oncle, reprit vivement Giopinet; si ce sont des
oiseaux, des courlis, comme vous les appelez, ils ne pondent pas
dans les nuages, et si ce ne sont pas des oiseaux, si ces voix sont
celles des esprits, comme j'en suis sûr, ils ne pondent pas du tout.
Que leur chant ressemble à celui des courlis, c'est possible ; moi
aussi, la première fois que je les ai entendus, j'ai dit : Voilà des
oiseaux de nuit qui passent; mais, en les écoutant bien, j'ai com-
pris leurs paroles. Ils m'ont appelé, ils m'ont fait pousser des ailes,
ils m'ont appris à courir sans me mouiller sur la mer, la nuit que
j'ai passée sur la Grosse-Vache-Noire ; ils m'ont aidé à m'envoler
de chez vous par la lucarne de votre maison, enfm ils m'ont secouru
et consolé. Je crois en eux, je les aime, et partout où ils me diront
d'aller, je les suivrai.
— Et pourtant, reprit l'oncle, tu ne les as pas suivis tout à l'heure?
— Ils n'ont pas voulu ; mais ils m'ont bien montré, en quittant
le bord de la mer, que je ne devais pas m'embarquer cette nuit. Ils
ont volé de ce côté-ci, du côté du midi. Dites-moi si c'est par là
que mon pays se trouve?
— C'est par là certainement, à trois lieues de la mer en droite
ligne.
— Eh bien ! c'est par là qu'il me faut aller dès demain matin. Je
dois aller embrasser mes parens et leur donner l'argent que j'ai
gagné.
LES AILES DE COURAGE. 925
— Très bien , mais ils te le garderont, et tu ne pourras plus
voyager.
— Je pourrai toujours retourner à mon trou de la falaise, et faire
une nouvelle provision de plumes; d'ici là, j'aurai leur permission
pour me faire marin.
Clopinet suivit son idée. 11 se fit enseigner son chemin, et dès le
lendemain, vers midi, il se trouvait à la porte de son enclos.
VII.
La première personne qu'il vit fut sa mère, qui le reconnut bien
de loin malgré son changement, et pensa mourir de joie en le ser-
rant dans ses bras. Clopinet en fut tout ému, car il s'était imaginé
dans sa tristesse qu'elle ne l'aimait qu'un peu, et il vit bien qu'elle
le chérissait d'autant plus qu'elle s'était fait violence pour le laisser
partir. Le père Doucy, le frère François et les autres accoururent
et lui firent grande fête, car de le voir si bien vêtu, si bien portant
et si bien guéri de sa boiterie prouvait de reste qu'il n'avait pas
souffert dans son voyage. On pensait qu'il arrivait de loin, et Fran-
çois lui-même le croyait, n'ayant pas été détrompé par l'oncle La-
quille, qu'on n'avait point revu.
Le père Doucy gronda pourtant un peu Clopinet d'avoir disposé
de lui-même contre le gré de sa famille, et il ne manqua pas d'a-
jouter que, s'il n'arrivait point à bien gagner sa vie, il serait une
charge pour les siens. Clopinet prit la chose modestement, et, sans
faire d'embarras, il présenta sa bourse à son père en lui disant : —
J'espère continuer à gagner bien honnêtement ma vie sans faire de
tort aux hommes ni aux bêtes. Yoilà ce qui m'a été payé pour six
mois de ma peine, et si cet argent-là vous fait besoin ou seulement
plaisir, je vous prie de l'accepter, mon cher père. Je compte que
l'an prochain je vous en apporterai davantage.
Toute la famille ouvrit de grands yeux en voyant les louis d'or
de Clopinet, mais le père Doucy hocha la tête. — Où as-tu pris cet
argent-là, mon garçon ? Il faut t'expliquer là-dessus, car j'ai beau
être un paysan et n'avoir couru ni la mer ni les villes, je sais fort
bien qu'un apprenti mousse ou tout autre chose est assez payé
quand, à ton âge, il gagne sa nourriture.
Clopinet, voyant que son père le soupçonnait d'avoir fait quelque
chose de mal, lui dit la vérité sur la source de sa richesse et ne le
trouva pas incrédule, car on savait dans le pays que certains plu-
mages d'oiseau étaient fort récherchés par les plumassiers. Seule-
ment le père Doucy observa que les roupeaux ne se voyaient plus
au pays d'Auge, et que sans doute Clopinet avait dû les trouver au
926 REVUE DES DEUX MONDES.
loin , car il s'obstinait à croire qu'il avait passé l'été en grands
voyages. Clopinet avait refusé, aux questions de son oncle Laquille,
de révéler l'endroit précis du rivage où il avait passé l'été. Avec ses
parents, il ne se départit point de cette réserve. Il savait que, s'il
parlait des Vaches-Noires et de la grande falaise, personne chez lui
ne lai permettrait de retourner vivre dans un endroit réputé si
dangereux. Il laissa donc croire à ses parens qu'il arrivait de l'E-
cosse, — son oncle ayant prononcé devant lui le nom de ce pays-
là, — et qu'il y avait fait bonne chasse.
11 se tira assez bien des nombreuses questions qu'on lui fit le
premier jour. Comme on ne savait chez lui quoi que ce soit des pays
étrangers, il n'eut point de longues histoires à inventer. Il répondit
qu'en Ecosse on mangeait du pain, des légumes et de la viande
comme ailleurs, que les arbres ne poussaient pas la racine en l'air,
enfin qu'il n'avait rien vu de merveilleux là ni ailleurs.
— C'est bien, c'est bien, lui dit le père à la fin du souper; ce
qui me plaît de toi, c'est que tu ne dis pas des mensonges et des
folies comme ton oncle Laquille. Continue à être raisonnable, et tout
ira bien, puisque tu as de l'invention pour rapporter des choses à
vendre et pour faire le commerce. Je ne veux point te priver de ton
argent, il est à toi, je vais le placer en bonne terre qui t'appartien-
dra; ce sera le commencement de ta fortune.
— Si vous n'en voulez point pour vous, répondit Clopinet, j'aime-
rais mieux m'en servir pour reprendre mes voyages et faire d'au-
tres trouvailles.
Ce que Laquille avait prévu arriva. Le père Doucy ne voulut pas
comprendre ce que lui disait son fils. Il ne pouvait pas s'imaginer
un autre placement que les carrés d'herbe et de pommiers avec des
vaches dedans; il ne jugeait pas bon i)our un enfant d'avoir une
somme comme celle-là à sa disposition. Il le complimenta d'avoir eu
la sagesse de l'apporter à la maison, mais il ne le crut pas pour cela
incapable de faire quelque folie, si on le lui rendait. Clopinet dut
céder; c'était le cas de dire qu'on lui coupait les ailes. Il s'en alla
coucher tout triste, voyant ses futurs voyages retardés; mais il
rêva que les esprits lui parlaient et lui disaient : Espère, nous ne
te quitterons pas; puisque tu as fait notre volonté, nous saurons
bien t'en récompenser.
Il se résigna donc, et ne fut point insensible, il faut en conve-
nir, à la douceur de dormir sur une bonne couchette de plumes
bien chaude. Depuis une quinzaine que la fraîcheur se faisait sen-
tir, il n'avait pas été très bien dans sa grotte, où il ne pouvait se
défendre de l'humidité qui y suintait et du vent qui s'y engouffrait.
On vivait bien chez le père Doucy, on n'était ni pauvre ni avare;
LES AILES DE COURAGE. 927
011 n'épargnait ni le bon pain ni le bon cidre, et la mère Doucette
avait un grand talent pour faire la soupe au lard. Clopinet était
l'objet de ses préférences, elle le caressait et le choyait si tendre-
ment qu'il ne sut point y résister et se laissa aaiollir par la vie de
famille, au point de concevoir l'idée dt'. passer chez lui la mauvaise
saison. Il voyait toutes les bandes d'oiseaux voyageurs venir de la
mer et se diriger vers l'intérieur des t'-rres, soit pour hiverner dans
les marécages, soit pour aller cherche • des mers plus chaudes. Il
se disait que ce n'était pas la saison de trouver des nids vers le
nord; il ne savait pas encore que certaines espèces s'envolent en
sens contraire, et vont chercher le froi l.
Comme il n'avait pas voulu trop in-juiir, il avait dit à son père
qu'aucun engagement ne le forçait de se remettre en mer. Il vou-
lait amener ses parens à lui laisser sa liberté et à le voir repar-
tir sans fâcherie; mais, comme il ni- pouvait pas rester sans rien
faire, il lui fallut bien se remettre à gai der et à soigner les vaches,
ce qui l'ennuya beaucoup. Ces bêtes lourdes et lentes lui plaisaient
de moins en moins ; ce pâturage plat et sans vue le rendait triste,*
son esprit voltigeait toujours sur la mer et sur les falaises. Un
jour, son père l'envoya chercher à Dive^ un médicament chez l'apo-
thicaire ; dans ce temps-là, on ne disait point pharmacien, mais
c'était la même chose, ou plutôt c'était quelque chose de plus. La
médication étant plus compliqii'^e, ceux qui fabriquaient et ven-
daient des remèdes étaient obliges à savoir plus de détails et à
fournir plus de drogues différentes.
Dives était une très ancienne viile; mais Clopinet, qui n'était pas
antiquaire, trouva le pays fort laid, bien qu'il soit très joli du côté
de la campagne : lui qui ne regardai) que du côté de la mer s'en-
nuya de voir cette côte plate et tout eusablée. Alors il vit dans
l'étroit chenal qui remplace le grand jiort, d'où jadis la flotte de
Guillaume le Conquérant partit pour l'Angleterre, de grosses bar-
ques qui faisaient encore un petit comu erce avec îlonfleur, et l'envie
de s'en aller au moins jusque-là fut si forte qu'il pensa oublier sa
commission. Pourtant il résista et se fit enseigner la maison de l'apo-
thicaire. Là, pendant qu'on préparai r, la droguî3, il faillit oublier
qu'il devait la reporter à ses pareus. L'objet qui absorbait son at-
tention et qui le jetait dans un ravissement sans pareil, c'était un
combattant, autrement àSXpaon de wer, perché sur un bâton et im-
mobile dans la vitrine. L'apothicaire, s'anmsant de sa surprise, prit
l'oiseau, qui semblait bien vivant, car ses yeux brillaient et son bec
était ouvert, et le lui fit toucher; il était empaillé. Clopinet n'avait
pas idée d'un pareil artifice et se le lit explifjuer; puis, avec une
vivacité et un air de décision qui, de la [)art d'un garçon d'appa-
928 REVUE DES DEUX MONDES.
rence si simple, étonna tout à coup l'apothicaire, il demanda si
celui-ci voudrait bien lui apprendre à conserver et à empailler.
— Ma foi! répondit l'apothicaire, si tu veux m'aider dans cette
besogne, tu me feras plaisir, pour peu que tu aies autant d'adresse
que de résolution. — Il apprit alors à Clopinet que le curé de l'en-
droit et le seigneur du château voisin étaient grands amateurs d'or-
nithologie, c'est ainsi que l'apothicaire appelait la connaissance des
oiseaux, de leur classement en familles, en genres et en espèces.
Ces deux personnages s'en procuraient tant qu'ils pouvaient, le
seigneur à tout prix, le curé au prix de tout l'argent qu'il pouvait y
mettre. Le pays était très riche en oiseaux de mer et de rivage à
cause des grands ensablemens de la côte et des marécages formés
par la Dive.Tous les chasseurs y guettaient ce gibier pour le porter
au château, où le seigneur en faisait une collection empaillée. C'était
lui, l'apothicaire, que l'on chargeait de la préparation, et il s'y en-
tendait assez bien; mais il n'avait personne pour l'aider, et le temps
lui manquait. S'il venait à trouver un élève soigneux et intelligent,
il le paierait volontiers aussitôt qu'il saurait son affaire.
— Prenez-moi, monsieur, dit Clopinet, je suis sûr d'apprendre
vite et bien ; môme, si cela ne vous offense pas, je vous dirai que
je connais les oiseaux mieux que vous. Voilà cette bête que vous
appelez paon de mer, et dont je ne savais pas le nom; mais je l'ai
vue cent fois en liberté, et je sais comment elle est faite et comment
elle se tient. Vous avez voulu lui donner l'air qu'elle a quand elle se
bat : ce n'est pas ça, et si c'était une chose qu'on puisse pétrir, je
vous montrerais comment elle se pose pour de vrai.
L'apothicaire était homme d'esprit, ce qui fait qu'il comprenait
vite l'esprit des autres. Il ne se fâcha point des critiques de Clopi-
net et lui dit : — Ma foi, essaie; cela peut se pétrir, comme tu dis,
c'est-à-dire qu'on peut changer le mouvement de l'oiseau en ap-
puyant sur les fils de fer qui remplacent les os et les muscles. Es-
saie, te dis-je; si tu le gâtes, tant pis! Un paon de mer n'est pas
une chose bien rare. — filopinet hésita un moment, devint pâle,
trembla un peu, réfléchit pour se bien rappeler; puis tout à coup,
saisissant l'oiseau avec beauconp de délicatesse , mais avec une
grande résolution, il lui donna une attitude si vraie et une tour-
nure si fière sans lui gâter une seule plume que l'apothicaire en fut
tout surpris. — J'avoue, dit-il, que ton mouvement a l'air plus na-
turel que le mien. Pourtant le mien était plus énergique.
— Plait-il, monsieur? dit Clopinet.
— Je veux dire que le mien avait l'air plus méchant. Ce sont des
bêtes féroces que ces oiseaux- là!
— Et c'est en quoi vous vous trompez, monsieur, reprit Clopinet
LES AILES DE COURAGE. 929
avec conviction. Les oiseaux ne sont pas médians quand la faim
ne les force pas à la bataille. Ceux-ci ne se battent pas pour se faire
du mal, et ils ne s'en font presque jamais; c'est un jeu qu'ils font
par fierté quand on les regarde, et je vais vous dire : ils s'en vont,
tous les mâles d'un côté et toutes les femelles de l'autre avec les
petits. Ils choisissent des tas de sable où ils se mettent en rang, les
femelles sur un autre tas les regardent. Alors les vieux disent aux
jeunes : Allons, mes enfans, faites-nous voir comment vous savez
vous battre. Et il en vient deux jeunes qui se gourraent jusqu'à ce
qu'ils tombent de fatigue, et puis il en vient deux autres; quelque-
fois il y a deux paires qui se battent en même temps, mais toujours
un contre un et jamais une bande contre une autre, ni à propos des
femelles, ni pour la nourriture. Quand l'heure de cet amusement-là
est finie, on va se promener ou manger ensemble, et on est bons
amis.
— C'est possible, dit en riant l'apothicaire; si tu as si bien regardé
les oiseaux, tu en sais plus long que moi, et je reconnais que ce
combattant me plaît mieux, tourné et dressé comme le voilà. Je
pense que tu es un observateur et peut-être un artiste de naissance.
Clopinet ne comprit pas, mais son cœur battit de joie quand l'apo-
thicaire lui dit : — Reviens demain, je t'apprendrai le métier, qui
est très facile, et, puisque tu as le sentiment, qui est un don de
nature, je te ferai entrer chez le seigneur du château en qualité de
préparateur. Tu apprendras l'histoire naturelle des oiseaux, et tu
deviendras un jour conservateur de collections chez lui ou chez
quelque autre. Qui sait si tu n'es pas né pour être savant?
Clopinet ne comprit bien qu'une chose, c'est qu'il allait voir des
oiseaux nouveaux pour lui, et qu'il apprendrait les noms et les pays
de ceux dont il connaissait les airs, les chants, le plumage et les
habitudes. 11 vola plutôt qu'il ne courut chez son père, et obtint faci-
lement la permission d'aller travailler dans les oiseaux. — Puisque
c'est son idée, dit le père Doucy avec un sourire en regardant sa
femme, et que M. l'apothicaire est un grand brave homme, je pense,
mère Doucette, que vous ne serez point fâchée de savoir cet enfant
occupé dans un pays qui n'est pas loin, et où nous pourrons le voir
souvent?
La mère Doucette eût préféré que l'enfant ne la quittât point du
tout; mais, quand son mari avait parlé en l'honorant d'un sourire,
elle ne savait qu'approuver en riant de toute la grandeur de sa
bouche, ce qui n'était pas peu de chose. D'ailleurs elle tremblait
toujours en songeant que Clopinet pouvait retourner dans ce pays
d'Ecosse, qu'elle croyait situé au bout du monde et où Clopinet
n'avait jamais été.
TOME cii. — 1872. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
Au bout d'un mois, Glopinet sut très bien composer la prépara-
tion arsenicale avec laquelle on préserve les oiseaux de la pourri-
ture et des mites. Il sut écorcher avec une propreté parfaite, en
retournant la peau de l'oiseau comme on retourne un gant, sans
salir ni froisser une seule plume. Il sut les petits os qu'il faut con-
server pour assujettir les fils de fer, ceux qu'il faut couper, la ma-
nière de remplacer la charpente de l'animal par des fils de métal
plus ou moins gros. Il sut distinguer dans la provision d'œils de
verre ceux qui convenaient précisément à tel ou tel volatile. Il sut
le rembourrer d'étoupes en lui conservant sa forme exacte, lui re-
coudre le ventre avec tant d'adresse qu'on ne pût soupçonner la
couture, le dresser sur ses pieds, lui fermer ou lui ouvrir les ailes
à son gré, et quant à lui donner la grâce ou la singularité de sa
pose naturelle, il y fut passé maître dès le premier jour.
L'apothicaire, qui ne demandait qu'à vendre ses préparations et
à débarrasser son laboratoire des travaux de l'empaillage, songea
vitement à faire entrer Glopinet chez M. le baron de Platecôte, le
seigneur épris d'ornithologie, pour qui l'enfant travaillait sans que
ses talens fussent encore révélés au curé, car le curé, tout en fai-
sant des recherches et des échanges avec le baron, était un peu ja-
loux de lui et eût essayé d'accaparer Glopinet pour son compte.
L'apothicaire était brave homme autant qu'homme d'esprit, et il
s'intéressait à Glopinet, dont la douceur et la raison n'étaient pas
ordinaires. Il l'emmena donc au château du baron, et le présenta
lui-même comme un garçon capable, entendu et laborieux.
— Je n'en doute pas, répondit poliment le baron, mais c'est un
enfant. Il est très propre et très gentil, mais c'est un petit paysan
qui ne sait rien.
— Monsieur le baron, qui sait tout, répliqua gracieusement l'apo-
thicaire, lui apprendra ce qu'il voudra. Monsieur le baron n'a point
d'enfant et pourrait s'occuper de celui-ci, qui lui deviendra un bon
et fidèle serviteur; j'engage fort monsieur le baron à mettre la main
sur lui tout de suite, car M. le curé ne le laissera pas échapper, dès
qu'il verra les préparations qu'il sait faire.
Là-dessus l'apothicaire ouvrit la boite qu'il avait apportée, et
plaça sur la table trois sujets différens, à chacun desquels Glopinet
avait su si bien donner la physionomie qui lui était propre, que le
baron, qui s'y connaissait, jeta des cris de surprise et d'admiration.
— Je vois bien, dit-il, que ce n'est point vous, monsieur l'apothi-
caire, qui avez fait ce travail excellent. Pouvez-Yous me jurer que
c'est tout de bon l'enfant que voici?
— Je le jure, monsieur le baron.
— Lui tout seul ?
LES AILES DE COURAGE. 931
— Lui tout seul.
— Eli bien ! je le prends; laissez-le-moi, il n'aura point à regret-
ter d'être à mon service.
VIII.
Dès le jour même, Glopinet fut installé au manoir de Platecôte,
dans une petite chambre située tout en haut des combles. La pre-
mière chose qu'il fit avant de regarder la chambre, qui était fort
gentille, fut de mettre la tête à la fenêtre et de prendre connais-
sance du pays. Il était des plus beaux, car le château était bâti sur
une haute colline, d'où l'on découvrait d'un côté la vallée d'Auge,
le cours de la Dive et celui de l'Orne, avec leurs bois et lenrs prai-
ries ondulées, de l'autre la mer et les côtes à une grande distance.
Glopinet reconnut tout de suite les pointes dentelées de la grande
falaise; il les vit encore mieux en regardant dans une lunette d'ap-
proche, installée sur le belvédère du château, qui était encore plus
haut perché que sa chambre. Il distingua avec ravissement les
Vaches-Noires montrant leur dos au-dessus des vagues, et, du côté
de la campagne, la maison de ses parens, dont le chaume perçait à
travers les pommiers aux feuilles jaunies. Il se sentit comme ivre
de joie de demeurer ainsi dans les airs, et de pouvoir ajouter à sa
bonne vue le merveilleux pouvoir de cette lunette, qui lui donnait
une faculté de vision aussi puissante que celle des oiseaux. Il vit
et reconnut toutes les anfractuosités, tous les hameaux et villages
de la côte. 11 retrouva Trouville et découvrit le cap derrière lequel
Honfleur se cache.
Une autre joie fut d'être installé dès le lendemain dans la pièce
qui lui fut donnée pour laboratoire, et où l'on avait déjà déposé les
fioles, les matériaux et les outils que l'apothicaire avait envoyés et
fournis pour son usage; de cette pièce, on entrait de plain-pied
dans le musée de M. le baron, et Glopinet vit là, dans de grandes
armoires garnies de vitres, une quantité d'oiseaux étrangers et in-
digènes plus ou moins précieux, mais tous très intéressans pour qui
voulait apprendre leurs noms et leur classement.
Le baron étant venu le trouver là pour lui expliquer de quelle
besogne il comptait le charger, Glopinet, qui avait la confiance que
donne la simplicité du cœur, lui dit : — Monsieur le seigneur, votre
provision d'oiseaux est mal rangée. En voilà un petit qu'on a mis
avec les autres parce qu'il est petit; mais ça ne va pas du tout. Il
doit être à côté de ces gros-là parce qu'il est de leur famille, je vous
en réponds. Il a leur bec, leurs pattes, et il se nourrit comme eux,
je le sais, je le reconnais, ou si ce n'est pas absolument celui-là,
932 REVUE DES DEUX MONDES.
c'en est un qui lui ressemble et qui doit être son cousin ou son
neveu.
Le baron fit babiller Glopinet, qui n'était pas du tout causeur,
mais qui, sur le chapitre des oiseaux, avait toujours beaucoup à
dire; il admira son bon raisonnement et la sûreté de ses observa-
tions, celle non moins remarquable de sa mémoire, car en une
matinée il connut tous les noms que le baron voulut bien lui dire,
et il les repassa sans faire aucune erreur; mais tout à coup, voyant
que le baron bâillait, prenait force prises de tabac et s'ennuyait
de faire le professeur avec un ignorant, — Mon bon seigneur, lui
dit-il, c'est encore trop tôt pour que j'entre à votre service, vous
n'aurez point de plaisir à m'instruire. Il faut que je sois en état de
m'instruire tout seul, et pour cela il me faut savoir lire. Laissez-
moi aller chez M. le curé, c'est son métier d'avoir de la patience;
quand je saurai, je reviendrai chez vous.
— Non pas, non pas! dit le baron, tu n'iras pas chez le curé.
Mon valet de chambre est assez instruit, ii t'instruira.
Le valet de chambre lisait couramment, il avait une bonne écri-
ture et savait assez de français pour écrire une lettre passable sous
la dictée de M. le baron, qui était savant et bel esprit, mais qui
était de trop bonne maison pour connaître l'orthographe; ce n'était
pas la mode en ce temps-là pour les gens du grand monde. M. de
La Fleur, c'était le nom du valet de chambre, fit donc le maître
d'école avec le petit paysan, tout en rechignant un peu et en y
mettant fort peu de patience. Il faut de la patience avec la plupart
des enfans; mais pour ceux qui ont comme Glopinet une grande ar-
deur au travail et qui craignent de voir l'occasion s'échapper, un
professeur indolent ou irritable convient assez; Glopinet fit des ef-
forts de grande volonté pour ne point lasser la médiocre volonté
de M. de La Fleur, et au bout d'un an il sut lire, écrire et compter
aussi bien que lui.
Gela ne lui suffisait point. Les noms scientifiques des oiseaux sont
latins et beaucoup des ouvrages qui traitent des sciences naturelles
sont écrits en latin. Glopinet, dont le dimanche était libre, alla em-
pailler des oiseaux chez le curé, à la condition que pendant son
travail celui-ci lui enseignerait le latin. En une autre année, il sut
tout le latin vulgaire dont il avait besoin pour son état.
Tout en s'instruisant ainsi, il empaillait toutes les bêtes que lui
envoyaient ou lui apportaient, tant du pays que de l'étranger, les
fournisseurs et correspondans du baron ; il réparait ou renouvelait
celles de la collection qui étaient mal préparées ou détériorées;
il procédait aussi à un meilleur rangement après des discussions,
quelquefois très animées, avec son patron, car celui-ci croyait en
LES AILES DE COURAGE. 933
savoir bien long et n'admettait pas aisément qu'il pût s'être trompé;
mais Clopinet, avec la résolution entêtée de son caractère et la droi-
ture de son esprit naturel, arrivait toujours à le persuader; alors
le baron, qui n'était point sot, haussait les épaules, et, feignant
d'y mettre de la lassitude ou de la complaisance, disait : — Fais
donc comme tu voudras! Pour si peu de chose, je ne veux ni te
fâcher, ni me fâcher moi-même. — Ce n'était pourtant pas peu de
chose. Le curé, qui, pour être moins riche en échantillons, ne lais-
sait pas que d'être plus instruit et plus intelligent que le baron, te-
nait Clopinet en grande estime, et déclarait que, si M. de BufTon
venait à le connaître, il lui ferait faire son chemin.
Clopinet n'en était pas plus fier. Il savait bien le respect qu'on
doit à M. de Bufîbn, dont il lisait avec ardeur le magnifique ou-
vrage; mais il avait l'esprit fait de telle sorte que rien ne le tentait
dans le monde, hormis les choses de la nature. Il ne se souciait ni
d'argent, ni de renommée; il continuait à ne rêver que voyages,
découvertes et observations faites par lui-même et tout seul.
Aussi pensait-il sans cesse à son ermitage de la grande falaise,
et plus il faisait connaissance avec le bien-être de la vie de château,
plus il regrettait son lit de rochers, ses fleurs sauvages, le chant
des libres oiseaux et surtout l'amitié qu'il avait su leur inspirer. Le
souvenir de cette intimité bizarre lui serrait parfois le cœur. — Où
sont à présent, se disait-il, tous ces pauvres petits compagnons de
ma solitude? où sont mes barges, qui contrefaisaient si bien le bêle-
ment des chèvres et l'aboiement des chiens? Où est le grand butor
solitaire qui mugissait comme un taureau? Où sont les jolis van-
neaux espiègles qui me criaient aux oreilles, en empruntant la voix
du tailleur, dix-huit, dix-huit? Où sont les courlis dont les douces
voix d'enfant m'appelaient dans les nuits sombres, et me faisaient
pousser des ailes enchantées, des ailes de courage?
On voit que Clopinet ne croyait plus aux esprits de la nuit. Il
n'en était pas plus content pour cela; il regrettait le temps où il
avait cru distinguer les paroles de ses petits amis du ciel noir et
du vent d'orage. Le milieu où il se trouvait transplanté ne le portait
point au merveilleux. A ce moment-là, tout le monde se piquait
d'être philosophe, même le curé, et surtout M. de La Fleur, qui par-
lait beaucoup de M. de Voltaire sans l'avoir jamais lu, et qui affec-
tait un grand mépris pour les superstitions rustiques.
Quand Clopinet eut atteint au service du baron l'âge de quinze à
seize ans, il se trouva avoir épuisé, en fait d'ornithologie, toute
l'instruction qu'il pouvait recevoir dans le château et dans le voisi-
nage, et il fut pris du désir invincible d'aller demander à la nature
les secrets qu'on ne trouve pas toujours dans les livres. Il se sen-
934 REVUE DES DEUX MONDES.
tait malade, et tout le monde remarquait sa pâleur. Il songea donc
sérieusement à se rendre libre, et, bien qu'il fût très content de son
patron et qu'il lui fût attaché, il lui déclara sa résolution de faire
un voyage, promettant de lui rapporter tout ce qu'il pourrait re-
cueillir d'intéressant pour son musée. Le baron lui reprocha d'aban-
donner son service, l'instruction qu'il prétendait lui avoir donnée et
le manque de reconnaissance pour ses bontés. Il lui offrit, pour le
retenir, de porter ses appointemens au même chiffre que ceux de
La Fleur et même de ne plus le faire manger à l'office. Glopinet se
trouvait bien assez payé et ne se sentait pas humilié de manger à
l'office; il remercia et refusa. — Peut-être, dit le baron, es-tu fâché
de porter la livrée? Je t'autorise à te faire faire un petit habillement
noir comme celui de l'apothicaire. — Glopinet refusa encore, il ne
se trouvait que trop richement habillé. Alors le baron se fâcha, le
traita d'ingrat et de maniaque, le menaça de l'abandonner et lui
déclara qu'il rayerait de son testament la petite rente qu'il y avait
inscrite en sa faveur. Rien n'y fit. Glopinet lui baisa les mains en
lui disant que, déshérité ou non, il l'aimerait toujours autant et lui
resterait dévoué, mais qu'il mourrait s'il demeurait enfermé comme
il l'était depuis trois ans, qu'il était de la nature des oiseaux et qu'il
lui fallait l'espace et la liberté, fût-ce au prix de toutes les misères.
Le baron, voyant qu'il n'y pouvait rien, se résigna et le congédia
avec bonté en lui payant ses gages et en y ajoutant un joli cadeau,
Glopinet refusa le cadeau en argent, et demanda au baron de lui
donner une longue-vue portative et quelques outils. Le baron les
lui donna et l'obligea de garder aussi l'argent.
Alors Glopinet, le voyant si bon, se jugea véritablement ingrat,
et, se jetant à ses pieds, il renonça à tous ses rêves; il demanda seu-
lement huit jours de congé, jurant de revenir et de faire tout son
possible pour s'habituer à la vie de château, que son protecteur lui
faisait si douce. Le baron attendri l'embrassa, et le munit de tout
ce qui lui était nécessaire pour une tournée de huit jours.
Par une belle matinée de printemps, Glopinet, après avoir donné
une journée à ses parens, partit seul pour la grande falaise. Il avait
été si assidu au travail que lui confiait le baron et si acharné à
s'instruire avec le curé, qu'il ne s'était jamais permis de perdre
une heure en promenade pour son plaisir. Il n'avait donc pas revu
les Vaches-Noires, et il était impatient de s'assurer de près des ra-
vages que la mer avait dû faire en son absence. On avait parlé
chez le baron et chez l'apothicaire d'éboulemens considérables; mais,
comme du belvédère Glopinet avait constaté que les sommets den-
telés de la grande falaise existaient toujours, il ne croyait qu'à demi
à ce que l'on rapportait.
LES AILES DE COURAGE. 935
Yêtu d'un fort sarrau de villageois, chaussé de gros souliers et
de bonnes guêtres de toile, coiffé d'un bonnet de laine qui ne crai-
gnait pas les coups de vent, portant sur son dos un solide sac de
voyage qui contenait ses outils, un ou deux volumes de catalogues,
sa longue-vue et quelques alimens, il fut vite rendu aux dunes,
mais sans pouvoir suivre la plage, qui se trouva obstruée en divers
endroits par le glissage des marnes. A mesure qu'il avançait en se
tenant k mi-côte, il s'apercevait d'un changement notable dans ces
masses crevassées. Là où il y avait eu des plantes, il n'y avait plus
que de la boue très difficile à traverser sans s'y perdre; là oii il y
avait eu des parties molles, le terrain s'était durci et couvert de
végétation. Clopinet ne se reconnaissait plus. Ses anciens sentiers,
tracés par lui et connus de lui seul, avaient disparu. Il lui fallait
faire un nouvel apprentissage pour se diriger et de nouveaux cal-
culs pour éviter les fentes et les précipices. Enfin il gagna la grande
falaise, qui était bien toujours debout, mais dont les flancs dénu-
dés et coupés à pic ne lui permettaient plus de monter à son er-
mitage.
IX.
Il faillit y renoncer, mais il s'était fait une telle joie de retrouver
son nid, qu'il s'y acharna, et qu'à force de chercher de nouveaux
passages il réussit à en trouver un pas bien difficile et pas trop
dangereux. Il s'y risqua et arriva enfin à la partie rocheuse, où,
avec une vive satisfaction, il retrouva son jardin, sa galerie, sa lu-
carne et sa grotte à peu près intacts. Aussitôt il s'occupa d'y re-
faire son installation : son lit d'herbes sèches fut vite coupé et
dressé; après un grand nettoyage, car divers oiseaux avaient laissé
leur trace dans sa demeure, il coupa plusieurs brassées de joncs
marins desséchés, et alluma du feu pour bien assainir la grotte. Il
y brûla même des baies de genévrier pour la parfumer. Il y prit
son frugal repas, puis, s' étendant sur l'herbe de son jardin sauvage,
où les mêmes fleurs qu'il avait aimées fleurissaient plus belles que
jamais, il fît un bon somme, car il s'était levé de grand matin et
s'était beaucoup fatigué pour traverser les dunes bouleversées.
Dès qu'il fut reposé, il voulut essayer l'ascension de la grande
falaise pour savoir si elle était encore habitée par les mêmes oi-
seaux. Il y parvint avec mille peines et mille dangers; mais il n'y
trouva plus trace de nids, et il n'y put ramasser une seule plume.
Les roupeaux avaient abandonné la place; c'était signe qu'elle me-
naçait ruine, leur instinct les en avait avertis. Où s'étaient-ils réfu-
giés? Clopinet ne tenait plus à reprendre son bon petit commerce
936 REVUE DES DEUX MONDES.
d'aigrettes, il se trouvait assez riche; mais il eût souhaité revoir
ses anciens amis et savoir s'ils le reconnaîtraient après cette longue
absence, ce qui n'était guère probable.
En cherchant des yeux, il vit qu'une grande fente s'était ouverte
à la déclivité de la falaise, et il s'y engagea avec précaution. C'était
comme une rue nouvelle qui s'était creusée dans sa cité déserte;
elle le conduisit à des blocs inférieurs où il fut tout surpris de se
retrouver auprès de son ermitage et de voir les roches toutes blan-
chies par le laisser des oiseaux. Il ne lui en fallut pas davantage
pour découvrir quantité de nids où les œufs, chauffés par le soleil,
attendaient la nuit pour être couvés , et autour desquels mainte
plume révélait le passage des mâles. Ainsi les bihoreaux avaient
déménagé, et le choix qu'ils avaient fait du voisinage de la grotte
prouvait qu'elle était encore solidement assise dans les plis de la
falaise. Content de cette découverte, Glopinet rentra chez lui faci-
lement en franchissant un petit pli de terrain, et il se réjouit d'avoir
ses anciens amis pour ainsi dire sous la main.
Décidément Clopinet aimait la solitude, car cette journée dans le
désert lui fit l'effet d'une récompense après un long exil courageu-
sement supporté. Il refit connaissance avec tout le prolongement
des dunes, et se mit bien au courant de leur nouvelle disposition.
Il revit avec joie ses bonnes Yaches-Noires, toujours couvertes de
coquillages ; il se baigna dans la mer avec délices et refit toutes ses
anciennes observations sur les oiseaux qui habitaient ce rivage ou
qui y campaient en passant. II n'avait plus rien à apprendre sur
leur compte, sinon que ce n'était plus les mêmes individus ou qu'ils
n'avaient pas de mémoire, car ils ne parurent pas du tout le recon-
naître et ne voulurent point approcher du pain qu'il leur montrait.
Pourtant c'était encore pour eux un régal, et sitôt qu'il s'éloignait
un peu, ils se jetaient sur les miettes qu'il avait semées et se les
disputaient avec de grands cris. Il ne désespéra pas de les appri-
voiser de nouveau pendant le peu de temps qu'il passerait dans la
falaise, car il souhaitait d'y rester tout le temps de son congé, sans
trop savoir pourquoi il s'y plaisait tant.
Il est certain que, quand on est jeune, on se laisse aller à son ca-
ractère, sans bien s'en rendre compte. Clopinet n'était pourtant pas
le même enfant qui avait mené six mois cette vie de sauvage; il
était maintenant relativement très instruit, il savait le pourquoi des
choses qui lui avaient plu autrefois. Il avait aimé la mer, les ro-
chers, les oiseaux, les fleurs et les nuages avant de savoir en quoi
ces choses sont belles. L'étude et la comparaison lui avaient appris
ce que c'est que le beau, le terrible et le gracieux. Il en jouissait
donc doublement, et il eût pu se savoir quelque gré d'avoir aimé la
LES AILES DE COURAGE. 937
nature avant de la comprendre; mais il était modeste comme tous
ceux qui vivent de contemplation et d'admiration. C'est la nature
qu'il remerciait d'avoir bien voulu se révéler à lui sans le secours
de personne.
Comme si cette puissante dame nature eût voulu lui faire fête en
lui donnant le spectacle dont elle l'avait régalé trois ans auparavant,
le premier soir de son installation dans la falaise, il y eut au cou-
cher du soleil un grand entassement de nuages noirs bordés de feu
rouge, et la mer fut toute phosphorescente. Quand il fut retiré dans
la grotte, le vent s'éleva et la fête devint un peu brutale. Des torrens
de pluie ruisselèrent autour de l'ermitage; mais la lune, aimable et
coquette quand même, mit encore des diamans verts dans le feuil-
lage qui en festonnait l'entrée. Clopinet dormit au milieu du va-
carme, et il prenait plaisir à se trouver réveillé de temps en temps
par le fracas du tonnerre. Un de ces éclats de foudre fut pourtant
si violent qu'il en ressentit la commotion, et se trouva sans savoir
comment debout à côté de son lit. Mille cris plaintifs remplissaient
l'air au-dessus de lui, et un instant après il se sentit littéralement
fouetté par une quantité de grandes ailes qui s'agitaient sans bruit
autour de lui dans sa grotte. C'était le campement de ses voisins
qui avait été frappé par la foudre. Les femelles éperdues avaient
quitté leurs œufs brisés, et, poussées par le vent, elles venaient s'a-
battre dans le jardin de Clopinet et se réfugier avec des clameurs
d'épouvante et de désolation presque dans sa demeure. Il en eut une
grande pitié, et, se gardant bien de les repousser, il se recoucha et
se rendormit au milieu de ces pauvres oiseaux dont quelques-uns à
demi morts gisaient sur son lit.
Dès que le jour parut, tout ce qui avait encore des ailes s'envola,
mais plusieurs étaient démontés, quelques-uns éborgnés, d'autres
morts ou mourans. Clopinet soigna de son mieux ses tristes hôtes,
et alla ensuite voir le désastre de la colonie. Il fut témoin des cris
et des lamentations des couveuses cherchant en vain leurs œufs, et
il essaya de réparer quelques nids; mais le fluide électrique avait
cuit ce qui n'était pas brisé, et la colonie, voyant qu'il n'y avait plus
d'espérance, s'appela avec de certains cris de détresse, se rassem-
bla sur une roche où elle parut tenir conseil, puis, ave^c des san-
glots d'adieu, prit son vol sur la mer et disparut dans les brumes,
sans qu'il fût possible de voir ce qu'elle était devenue.
Clopinet, ne les voyant pas revenir le lendemain ni les jours sui-
vans, pensa qu'ils avaient dit adieu pour toute la saison, pour tou-
jours peut-être, à cette côte inhospitalière. Il retourna à ses ma-
lades, et en peu de temps ils se trouvèrent apprivoisés, mangèrent
dans sa main, se laissèrent toucher, gratter et réchauffer, puis se
938 REVUE DES DEUX MONDES.
mirent à marcher autour de lui, et à s'installer les uns dans la
grotte pour dormir, les autres dans le jardin pour se ranimer au
soleil. Chose étrange, ils parurent avoir oublié le désastre de leur
progéniture, n'essayèrent pas d'aller voir ce qu'elle était devenue,
répondirent par de petites notes tristes et enrouées à l'appel bruyant
de ceux qui partaient, et se résignèrent à la domesticité comme à
une existence nouvelle contre laquelle il était inutile de protester.
Clopinet se trouvait à même d'étudier une chose qui l'avait tou-
jours passionné, le degré d'intelligence qui se développe chez les
animaux quand l'instinct ne peut plus suffire à leur conservation. Il
passa la journée tantôt à observer ces convalescens plus ou moins
estropiés qui se donnaient à lui, tantôt à recueillir des hôtes em-
plumés d'autres espèces qu'il trouva gisans de tous côtés en par-
courant la falaise. La tempête en avait amené qu'il n'avait pas en-
core vus de près, des spatules, des cormorans et des bîongios. Le
soir, sa grotte en était remplie , il dut leur donner tout le reste de
son pain et se coucher à jeun.
Le lendemain au matin, il courut déjeuner à Auberville, le vil-
lage où il s'était approvisionné autrefois, et il en rapporta de quoi
pourvoir aux besoins de son infirmerie. Il y eut dans la journée des
décès et des guérisons. Il alla encore recueillir des estropiés sur les
hauteurs, et il put voir les individus libres et bien portans guetter
son passage pour recueillir les miettes qu'il laissait derrière lui.
Quelques jours suffirent pour les rendre familiers comme autrefois.
Clopinet crut reconnaître dans ceux qui s'apprivoisèrent le plus vite
les mêmes qui avaient été déjà apprivoisés par lui.
Mais il remarqua toujours une grande différence de caractère
entre les oiseaux qui, tout en s'habituant à l'approcher, restèrent
indépendans et ceux que des blessures ou l'évanouissement pro-
duit par la foudre avaient mis sous sa dépendance. Ces derniers
devinrent confians avec lui jusqu'à l'importunité. La privation du
vol ou de la marche rapide développa en eux un sentiment d'é-
goïsme et de gourmandise insatiable, tandis que les premiers res-
taient actifs et fiers. Clopinet se prit de préférence pour ceux-ci,
et, bien qu'il soignât davantage ceux qui avaient plus besoin de
lui, il ne pouvait s'empêcher de mépriser un peu leur abnégation
facile.
Pourtant la pitié le retenait auprès d'eux, il espérait les remettre
tous en état de se reprendre à la vie sauvage. Il était trop exercé
à reconstruire leur charpente osseuse pour ne pas connaître très
bien leur anatomie, et il réussissait avec une merveilleuse adresse
à remettre les pattes et les ailes cassées; mais ceux qui furent ainsi
raccommodés, qui, au bout de bien peu de jours, furent capables
LES AILES DE COURAGE. 939
d'aller chercher leur vie, furent si mal accueillis par les libres,
qu'ils revinrent tout penauds se réfugier dans les jambes de Glopi-
net, et qu'il eut à repousser et à réprimander vertement les insul-
teurs, qui voulaient les plumer ou les mettre en pièces. Dans ces
combats étranges où il dut prendre part, je vous laisse à penser s'il
observa avec intérêt toutes les allures et manières de ces person-
nages emplumés.
Eafîn Clopinet songea, au bout de la semaine, à quitter la fa-
laise et à retourner chez son patron. Il était dans tous les cas bien
temps de songer à la retraite, la falaise avait été fort endommagée
parle dernier orage. Près du nid foudroyé des roupeaux, une nou-
velle fissure s'était faite, et les marnes délayées par la pluie com-
mençaient à couler jusque dans le jardin de Clopinet. Ce fut un
chagrin pour lui, car ce petit creux était rempli de bonne terre vé-
gétale où jadis il s'était amusé à cultiver les plus jolies plantes des
terrains environnans, des genêts, des vipérines superbes, des éry-
thrées maritimes d'un jaune éclatant, de délicieux statices d'un
lilas pur et d'une taille élégante, et ces jolis liserons -soldanelle, à
corolle rose vif rayée de blanc, à feuilles épaisses et lustrées, qui
étalent leurs festons gracieux jusque dans les sables mouillés par
la marée. En l'absence de Clopinet, tout cela avait prospéré et s'é-
tait répandu jusqu'au seuil de la grotte, et tout cela allait pour
jamais disparaître sous l'envahissement implacable de la marne
lourde et compacte, stérile par elle-même et stérilisante quand elle
n'est pas mêlée et bien incorporée à des terres d'autre nature. Et
puis, avec un peu de temps, ou peut-être très vite, sous l'action
des agens extérieurs comme la pluie et la foudre, elle devait com-
bler tout le jardin et toute la grotte. Clopinet était trop attentif et
trop habitué à surveiller l'état des glissemens de cette marne pour
craindre d'être trop brusquement surpris par elle. Pourtant il ne
dormait plus, comme on dit, que d'un œi!, et il comptait les jours
en se disant : — Voici encore une belle journée qui sèche toute cette
boue; mais, s'il pleut demain, il me faudra peut-être déloger vite
et regarder la fin de mon petit monde.
Dans cette attente, pour sauver ses oiseaux du désastre, il réso-
lut de les porter au curé de Dives, sachant qu'il aimait à conserver
des bêtes vivantes, tandis que le baron de Platecôte les aimait mieux
mortes et empaillées. Le curé était plus naturaliste, le baron plus
collectionneur. Clopinet, certain que le curé donnerait des soins à
ces volatiles, s'en alla couper des bûchettes dans la campagne, et
se mit à confectionner un panier assez grand pour emporter tout
son monde sans l'étouffer; mais il songea que ce serait trop lourd
pour lui seul, car il y avait de très grands oiseaux, et il s'en alla
940 REVUE DES DEUX MONDES.
louer un âne qu'il fit grimpar jusqu'à l'entrée de son jardin, prêt à
se mettre en route avec lui le lendemain matin.
X.
La nuit fut très mauvaise, et la marne gagna beaucoup. Clopinet
dut se lever avant le jour; il rassembla toutes ses bestioles, les fit
déjeuner, les mit avec soin dans le panier garni d'herbe, les char-
gea sur le bât de l'âne, qu'il fit bien déjeuner aussi, et, le soute-
nant de son mieux, il lui fit descendre la falaise jusqu'au bord de
la mer. Il avait calculé son temps de manière à se trouver là au
moment où la marée, commençant à descendre, lui permettrait de
suivre la plage pour gagner Dives; mais quand l'âne entendit la
mer de si près, car il faisait encore trop sombre pour qu'il pût bien
la voir, il fut pris d'une si belle peur qu'il resta tout tremblant, les
oreilles couchées en arrière, sans vouloir avancer ni reculer. Clopi-
net était fort patient, et au lieu de le battre il le caressa, afin de
lui donner le temps de s'habituer au bruit des vagues.
En ce moment, il lui sembla voir sur la grande Vache-Noire, qui
montrait toujours son dos au-dessus des vagues, quelque chose de
fort extraordinaire. Il ne faisait pas encore assez clair pour qu'il
pût distinguer ce que c'était. Gela avait comme un petit corps avec
de longues pattes qui remuaient. Clopinet pensa que c'était un
poulpe gigantesque, et la curiosité de voir un animal si extraor-
dinaire lui fit abandonner l'âne et avancer de ce côté. Cela remuait
toujours, tantôt une patte, tantôt l'autre, mais le corps semblait
collé au rocher. Clopinet craignait pourtant que cet animal incom-
préhensible ne s'en détachât avant qu'il eût pu l'observer et le défi-
nir. Il se déshabilla vite, jeta ses vêtemens sur l'âne, qui ne bougeait
point, et se mit à la mer; mais la houle était très forte et l'empêchait
d'avancer autrement qu'en s'accrochant aux roches éparses et sub-
mergées qu'il connaissait parfaitement. Enfin il put aller assez près
pour voir que ce poulpe était un homme cramponné au sommet de
la Grosse-Vache et donnant des signes non équivoques de détresse;
mais quel homme singulier! Il était si effroyablement bâti que, mal-
gré l'émotion qu'il éprouvait, Clopinet songea au tailleur grotesque
qui avait été la terreur de son enfance. Lui seul pouvait être aussi
laid que l'être difforme dont il apercevait la grosse tête et les longs
membres étiques à travers ses habits mouillés et collans. Il nagea
vers lui, et crut entendre une voix qui lui criait : A moi, à moi !
Clopinet atteignit la dernière roche qui s'élève avant la Grosse-
Vache et qui se montrait à son tour au-dessus de l'eau. Il n'était
plus qu'à une très courte distance du naufragé, et il put s'assurer,
LES AILES DE COURAGE. Q![l
grâce au jour qui augmentait rapidement, que c'était bien le misé-
rable bossu dont il avait conservé un souvenir plein de dégoût et
d'aversion, quoiqu'il ne l'eût pas revu depuis trois ans. Il lui cria :
— Ne bougez pas, attendez- moi!
Ce fat inutile; soit que Tire-à-gauche n'entendît pas, soit que la
marée en se retirant l'emportât malgré lui, il fit un suprême effort
pour tendre ses longs bras à Glopinet, et lâcha prise; en un clin
d'œil, il fut entraîné par la vague qui tourbillonnait autour du ro-
cher et disparut. Glopinet, debout sur celui où il s'était arrêté pour
reprendre haleine, resta un moment indécis et comme glacé par l'ef-
froi de la mort. On pense vite dans ces momens-là; il comprit que le
tailleur éperdu allait, s'il lui portait secours, se cramponner, s'enla-
cer à lui comme une véritable pieuvre et l'entraîner au fond en l'em-
pêchant de nager. Mourir comme cela tout d'un coup, d'une mort af-
freuse, lui si jeune et si curieux de la vie, pour avoir voulu porter
un secours inutile à un être aussi sournois, aussi méchant et aussi
laid que ce tailleur, était de la folie. Glopinet hésita un instant, — un
instant bien court, car il se fit dans ses oreilles un bruit mélodieux
qu'il reconnut aussitôt : c'était le chant énergique et tendre de ses
petits amis les esprits ailés de la mer, et ces voix caressantes lui
disaient : — Tes ailes, ouvre tes ailes! nous sommes là!
Glopinet sentit ses ailes de courage s'ouvrir toutes grandes,
grandes comme celles d'un aigle de mer, et il sauta dans la vague
furieuse. Il ne sut jamais comment il avait pu ressaisir le tailleur
au milieu de l'écume qui l'aveuglait, lutter avec lui, vaincre avec
une force surnaturelle la lame énorme qui l'emmenait au large,
enfin revenir à la Grosse-Vache et y tomber épuisé sur le corps du
naufragé évanoui. Tout cela se passa comme dans un rêve; mais
dans ce moment-là, malgré toute l'instruction qu'il avait acquise,
personne n'eût pu persuader à Glopinet que les bons génies qui
l'avaient assisté autrefois ne s'en étaient point mêlés encore cette
fois-ci. Il se releva vite en leur criant : — Merci, merci, mes bien-
aimés ! sans vous, je n'eusse point fait mon devoir, et je serais un
lâche ! — Il retourna le tailleur sur le ventre et le tint couché, la
tête en bas, pour lui faire rendre l'eau qu'il avait bue; il le frotta
de toute sa force jusqu'à ce qu'il vit qu'il retrouvait la respiration.
Au bout de cinq minutes. Tire-à-gauche revint tout à fait à lui, et,
voulant parler, fit de grands cris par suite du dernier étouffement
qu'il avait à combattre. Il voulait se rejeter à l'eau pour''gagner plus
vite la terre; il était comme fou. Glopinet réussit à le maintenir en
le battant ferme du plat de la main, ce qui acheva de le ranimer.
— Ayez confiance, lui dit Glopinet quand il put lui faire com-
prendre quelque chose; dans un instant, cette roche sera toute dé-
942 REVUE DES DEUX MONDES.
couverte, et nous retournerons à pied sec à la côte. J'ai réussi à
vous réchauffer un peu; si vous vous refroidissez à présent, vous
mourrez.
Tire-à-gauche se soumit, et au bout d'un quart d'heure il était
sur le rivage et se séchait à fond, tout en mangeant le pain de Glo-
pinet devant un bon feu d'herbes sèches que ce brave enfant avait
allumé sur un ressaut de la dune où la marée ne montait pas.
C'est alors que le tailleur put raconter à Glopinet comment, mal-
gré son horreur pour la mer, il s'était laissé surprendre et emporter
par elle. — Il faut, lui dit-il, que je t'avoue une chose. Je vivais mal
de mon état, et depuis le jour où je t'avais vu paré de trois belles
plumes de roupeau, je n'avais plus d'autre ambition que celle de
découvrir la cachette de ces oiseaux précieux. J'en voyais bien vo-
ler au-dessus et autour de cette maudite falaise, mais je n'osais
point m'y risquer; quoique je marche et grimpe très joliment. Dieu
ne m'a point donné le courage, et je n'osais ni me risquer tout seul,
ni me donner comme toi au diable.
— Monsieur le tailleur, dit Glopinet en lui passant sa gourde,
buvez un coup, vous avez besoin d'éclaircir vos idées, car vous êtes
un imbécile de croire au diable, et, quand vous prétendez que je
me suis donné à lui, je vous déclare, sans vouloir vous offenser,
que vous mentez comme un chien.
Le tailleur, qui était querelleur et vigoureux au combat, baissa
la tête et fit des excuses, car il avait trouvé son maître.
— Mon cher monsieur Glopinet, dit-il, je vous dois de faire en-
core l'ornement de ce monde, je vous en suis reconnaissant, et les
femmes vous béniront.
— Puisque vous avez de l'esprit et que vous vous moquez agréa-
blement de vous-même, je vous pardonne, reprit Glopinet.
Mais le tailleur ne se moquait point. Il se croyait très bien de sa
personne, et il assura très sérieusement que les belles le trouvaient
aimable et se disputaient son cœur. Glopinet fut alors pris d'un si bon
rire qu'il en tomba sur le dos en se tenant les flancs et tapant des
pieds. Le tailleur se fût bien fâché, s'il l'eût osé, mais il n'osa pas
et continua son récit.
— Ge sont les aventures qui m'ont perdu, dit-il; vous pouvez en
rire, mais il n'est que trop vrai que j'ai quitté le pays pour obéir à
une veuve qui voulait m' épouser. Elle m'avait fait accroire qu'elle
était riche, et j'allais consentir, quoiqu'elle ne fût pas de la pre-
mière jeunesse,, quand je découvris qu'elle n'avait pas le sou, pas
même de quoi me payer une misérable dette de cabaret ! Je l'ai
donc plantée là, et je revenais par ici, la mort dans l'âme, le gousset
vide et le ventre creux, forcé de demander un morceau de pain au
LES AILES DE COURAGE. 943
boulanger de Villers, lorsque hier soir l'idée me vint de chercher les
plumes de roupeau auxquelles j'avais toujours songé. Ce boulanger
m'apprit que vous en aviez vendu pour trois mille écus au seigneur
de Platecôte, et qu'il vous a adopté pour son domestique et son hé-
ritier. Voilà du moins ce qu'on raconte dans le pays. Alors je me
mis en tête, dussé-je me tuer, de trouver les roupeaux que l'on
voyait voler par ici, et qu'il fallait surprendre avant le jour lors-
qu'ils quittent le bord de la mer. Je partis de Yillers à minuit, pen-
sant arriver aux Vaches-Noires avant la marée; mais il faut croire
que le coucou du boulanger retarde, ou qu'il m'avait fait un peu
boire, car c'est un homme d'esprit qui aime les gens instruits et qui
n'a pas été fâché de me faire goûter son cidre, tout en causant le
soir avec moi. Enfin, que le cidre ou le coucou, ou le diable s'en
soit mêlé, j'ai été surpris par la marée avant que le jour ne parût
et emporté sur cette roche où sans vous je serais mort.
— C'est-à-dire, répondit Glopinet, qu'avec un peu de sang-froid
et de raisonnement vous y fussiez resté sans danger jusqu'au départ
de la marée. Enfin vous voilà sain et sauf, prenez ces deux écus et
allez en paix, j'ai assez de votre compagnie.
Le tailleur se confondit en remercîmens ; il eût baisé les mains
de Clopinet, si Clopinet l'eût laissé faire. La mer était loin, l'âne se
trouvait tout rassuré et tout dispos pour transporter à Dives la mé-
nagerie destinée à M. le curé; Clopinet avait aussi ramassé beau-
coup de plantes que son ami le pharmacien lui avait désignées en le
priant de les lui rapporter ; il y en avait une grosse botte attachée
sur le derrière du baudet. Le tailleur, bien que congédié, ne s'en
allait pas, et regardait la cage et la gerbe de plantes avec une cu-
riosité pleine de convoitise.
— Vous pouvez, lui dit Clopinet, vous rendre utile et gagner
quelque chose en ramassant des herbes comme celles-ci; quant
aux oiseaux de la dune, quels qu'ils soient, je vous défends de leur
tendre des pièges et de troubler leurs couvées.
— Pourtant, dit avec une timidité sournoise le tailleur attentif,
les oiseaux du rivage sont à tout le monde. Il y a là, dans cette
cage, des roupeaux magnifiques. Vous les avez pris, ils sont à vous;
mais il en reste, et si vous aviez pitié d'un pauvre homme, vous
lui diriez où ces oiseaux se cachent pendant le jour, et par quel
moyen on peut y arriver sans périr, car enfin vous voilà, et vous
venez de faire cette riche capture.
— Monsieur Tire-à-gauche, répondit Clopinet, vous voulez faire
ce que je vous défends et vous ne craignez pas de me déplaire après
ce que j'ai fait pour vous. Eh bien ! écoutez ce qui vous attend, si
vous voulez escalader la falaise !
9llll REVUE DES DEUX MONDES.
— Quoi donc? dit le tailleur incrédule.
— Vous n'entendez rien?
— J'entends qu'il tonne du côté de Honfleur.
— Il ne tonne pas, c'est la falaise qui croule, marchons 1
Clopinet fit doubler le pas à son âne, et le tailleur prit sa course
en avant. Quand il se vit loin du danger, il s'arrêta terrifié par un
bruit formidable, et, se retournant, il vit crouler tout un pan de
cette montagne avec un banc de roches énormes qui furent lancées
au loin dans la mer, où elles mêlèrent un effrayant troupeau de
vaches blanches au sombre troupeau des vaches noires, leurs devan-
cières. Clopinet s'était arrêté et retourné aussi. Il avait vu rouler,
avec ce banc de roches, les débris de maçonnerie de son ermi-
tage et de son observatoire.
— Monsieur Tire-à-gauche, dit-il au tailleur quand il l'eut re-
joint, j'avais là une maison de campagne, un jardin, et les roupeaux
à discrétion tout près de moi; allez en prendre possession, si vous
voulez !
Le tailleur confus et terrifié secoua la tête. Il était à jamais
guéri de la fantaisie de surprendre les oiseaux de mer et d'escala-
der les falaises.
Clopinet fut triste en continuant sa route. Il avait aimé cet er-
mitage comme on ainae une personne. Les privations qu'il y avait
subies, les dangers qu'il y avait bravés, les rêves agréables ou
effrayants qu'il y avait eus se représentaient à lui comme des liens
de cœur qu'un désastre inévitable et longtemps prévu venait de
rompre sans retour. Dame nature, pensa-t-il, n'est pas toujours une
hôtesse bien commode, elle a des lois très rudes qu'on prendrait
pour des caprices, si on ne les comprenait pas. Il faut l'aimer quand
même, car ce qu'elle vous ôte quelque part, elle vous le rend
ailleurs, et je retrouverai bien quelque jour un trou où je pourrai
vivre encore tête à tête avec elle.
Clopinet fit l'école buissonnière le long de la plage. C'était son
dernier jour de congé, et il n'arriva à Dives que le soir, afin qu'on
ne vît pas son chargement d'oiseaux. Il le porta mystérieusement
au presbytère en priant le curé de ne pas dire au baron d'où lui
venait cette richesse. — Je m'en garderai bien ! s'écria le curé en-
chanté. Il n'aurait pas de repos qu'il ne m'eût arraché toutes ces
charmantes bêtes vivantes pour en faire des momies. Il ne les verra
pas, sois tranquille !
Clopinet laissa le curé et sa servante se démener bien avant dans
la soirée pour bien loger leurs nouveaux hôtes, et il alla porter
les plantes à l'apothicaire ; enfin il s'en retourna coucher, le cœur
gros, au manoir de Platecôte.
LES AÏLES DE COUPxAGE. 9Zi5
XI.
Le lendemain, le baron le trouvait à son poste au laboratoire. Il
avait bonne mine et paraissait guéri ; mais deux jours plus tard
le pauvre enfant était aussi pâle et aussi accablé qu'auparavant.
Pressé de questions, il répondit enfin à son protecteur : — Monsieur
le baron, il faut me laisser partir, je ne peux plus vivre ici. J'ai cru
qu'un peu d'air et de promenade suffirait à ma guérison, je me
suis trompé. Il me faut plus de temps que cela. Il me faut un an,
peut-être davantage, je ne sais pas. Retirez-moi vos bienfaits, je
n'en suis plus digne; mais ne me haïssez pas, j'en mourrais de
chagrin et ne pourrais profiter de la liberté que vous m'auriez
laissée.
Le baron, voyant Clopinet si affecté, se montra tout à fait brave
homme, et, le consolant de son mieux, lui jura qu'il ne cesserait
jamais de s'intéresser à lui; mais, avant de se rendre à la nécessité
de le voir partir pour longtemps, peut-être pour toujours, car la
vie de voyages est pleine de dangers, il exigea que l'enfant lui
ouvrît tout à fait son cœur. Il lui supposait quelque arrière-pensée,
et ne comprenait pas du tout son amour pour la solitude.
— Eh bien ! répondit Clopinet, je vais tout vous dire, au risque
de vous paraître idiot ou fou. J'aime les oiseaux, entendons-nous,
les oiseaux vivans, et il me faut vivre avec eux ; j'aime bien à les
voir en peinture, car la peinture donne une idée de la vie, et il me
semble qu'un jour je pourrais devenir capable de représenter par
le dessin et la couleur les êtres que j'aurai eu le temps de bien
voir et de bien comprendre ; mais l'empaillage m'est devenu odieux.
Vivre au milieu de ces cadavres, disséquer ces tristes chairs mortes,
faire le métier d'embaumeur, je ne peux plus, il me semble que je
bois la mort et que je me momifie moi-même. Vous admirez la
belle tournure et le lustre que je sais donner à ces oiseaux. Pour
moi, ce sont des spectres qui me poursuivent dans mes rêves et
me redemandent la vie que je ne puis leur donner, et quand je passe
le soir dans la galerie vitrée, il me semble les entendre frapper le
verre de leurs becs pour me réclamer la liberté de leurs ailes, que
j'ai liées avec mes fils de fer et de laiton ; enfin ces fantômes me
font horreur, et je me fais horreur à moi-même de les créer. Je
n'ai pourtant pas à me reprocher leur mort, car je n'ai jamais tué
qu'un oiseau, un seul, pour le manger, pressé que j'étais par la
faim. Je ne me le suis jamais pardonné, et j'ai juré de n'en pas
tuer un second; mais il n'en est pas moins vrai que je vis de la
TOME cil. — 1872. 60
946 REVUE DES DEUX MONDES.
mort de tous ceux que je prépare, et cette idée me trouble et me
poursuit comme un remords . Et puis, ... et puis. . . il y a encore autre
chose que je n'ose pas, que je ne saurais peut-être pas vous dire.
— Qu'est-ce qu'il y a encore? demanda le baron; il faut me dire
tout comme à ton meilleur ami.
— Eh bien ! repartit Clopinet, il y a sur la mer et sur ses ri-
vages des voix qui me parlent et que personne autre que moi ne
sait entendre. On croit et on dit que les oiseaux font entendre des
cris d'amour ou de peur, de colère ou d'inquiétude, qui ne s'adres-
sent jamais aux êtres d'une autre espèce, et que les hommes n'ont
pas besoin de comprendre. C'est possible; mais comme il y en a
que je comprends et qui me disent ce que je dois faire quand j'hé-
site devant mon devoir, je pense qu'il y a autour de nous de bons
génies qui prennent à nos yeux certaines formes et empruntent
certaines voix pour nous montrer leur amitié et nous bien conduire.
Je ne prétends pas qu'ils fassent des miracles, mais ils nous en font
faire en changeant, par leurs bonnes inspirations, nos instincts
d'égoïsme et de lâcheté en élans de courage et de dévoûment. Gela
vous étonne, n^on cher patron, et pourtant je vous ai quelquefois
entendu dire en beau langage que, dans l'étude de la science, la
nature nous parlait par toutes ses voix, qu'elle nous détachait ainsi
de l'ambition et de la vanité, enfin qu'elle nous conservait purs et
pous rendait meilleurs. J'ai bu vos paroles, et ces voix de la na-
ture, je les ai entendues. Je me suis enivré de leur magie, je ne
puis vivre sans les écouter. Elles ne me parlent point ici; laissez-moi
partir. Elles me commanderont certainement de revenir vous ap-
porter le résultat de mes découvertes, comme déjà elles m'ont
commandé d'aller faire soumission à mes parens, et je reviendrai;
mais laissez-moi les suivre, car en ce moment elles m'appellent,
et veulent que je devienne un vrai savant, c'est-à-dire un véritable
élève de la nature.
Le baron jugea que Clopinet était jusqu'à un certain point dans
le vrai, mais qu'il avait l'imagination malade et qu'il fallait le lais-
ser se distraire par le mouvement des voyages. Il s'occupa avec
lui de tout ce qui pouvait lui faciliter une traversée, et, l'ayant
bien muni d'argent, d'effets et d'instrumens, il l'embarqua sur
un de ces gros bateaux qui, deux ou trois fois par an, font en-
core le voyage de Dives à Ronfleur. Là, Clopinet s'embarqua lui-
même pour l'Angleterre, d'où il passa en Ecosse, en Irlande et dans
les autres îles environnantes. Libre et heureux dans les sites les
plus sauvages, étudiant tout et se rendant compte de toutes choses
par lui-même, il songea au retour et revint au bout d'un an, rap-
portant au baron un trésor d'observations nouvelles qui contredi-
LES AILES DE COUBAGE. 9A7
saient souvent les affirmations des naturalistes, mais qui n'en étaient
pas moins aussi vraies qu'ingénieuses.
L'année suivante, après avoir passé quelques semaines dans sa
famille et chez ses amis, Glopinet s'en alla en Suisse, en Allemagne
et jusque dans les provinces polonaises, russes et turques. Plus
tard, il visita le nord de la Russie et une partie de l'Asie, achetant
partout les oiseaux que les gens du pays tuaient à la chasse, et les
momifiant pour les envoyer au baron, dont la collection devint une
des plus belles de France; mais Glopinet se tint à lui-même la pa-
role qu'il s'était donnée de ne rien tuer et de ne rien faire tuer pour
son service. C'était sa manie, et la science y perdit peut-être quel-
ques échantillons précieux qu'avec moins de scrupule il eût pu se
procurer. En revanche, il l'enrichit de tant de documens justes et
nouveaux qui redressaient des erreurs longtemps consacrées, que
le baron n'eut point à se plaindre. Il se fit longtemps honneur de
toutes les découvertes de son relève, et publia ses notes sous forme
d'ouvrages scientifiques où il oublia de le nommer. Glopinet n'y
trouva point à redire, n'ayant aucune ambition personnelle et se
trouvant parfaitement heureux de satisfaire sa passion pour la na-
ture. Le baron, parvenu à une certaine réputation, ce qui avait été
le but de toutes ses dépenses et de toutes ses commandes, ne fut
pourtant pas ingrat envers Glopinet : il mourut en l'instituant son
légataire universel. Ses neveux intentèrent un grand pro::ès à ce
misérable petit cuistre, qui avait capté, selon eux, la faveur du
défunt : le testament était en bonne forme, et G'opinet eût peut-
être emporté gain de cause; mais il n'aimait pas les querelles, et
il accepta la première transaction qui lui fut oifer'e. On lui laissa
le m.anoir et le musée, ave-c assez de terre pour y vivre modeste-
ment et pouvoir voyager avec économie.
Il se tint pour privilégié de la fortune et de la destinée. Il put
faire le tour du monde pendant que sa famille et celle de son oncle
Laquille habitaient son château, où il revint de temps en temps
pour entretenir avec un soin pieux la collection de son bienfaiteur.
Il vieillit dans ce mouvement perpétuel, disparaissant des années
entières sans donner de ses nouvelles, car il faisait da longues sta-
tions dans des endroits si sauvages, qu'il lui était impossible de
correspondre avec personne. Il revenait toujours doux, tranquille,
facile à vivre, obligeant et généreux au-delà de ses moyens. Des
naturalistes qui l'avaient rencontré dans ses lointaines excursions,
entre autres M. Levaillant, racontèrent de lui des traits d'une
grande bonté et d'un courage extraordinaire; cependant, comme il
n'en parla jamais lui-même, on ne sut pas bien si cela était arrivé.
Il vécut longtemps sans infirmités, mais une fatigue excessive et
9ii8 REVUE DES DEUX MONDES.
le froid qu'il éprouva en étudiant les mœurs de Teider en Laponie
le rendirent boiteux comme il l'avait été dans son enfance. Habitué
à un grand exercice et ne pouvant plus s'y livrer, il songea qu'il
n'avait plus beaucoup d'années à vivre, et s'occupa d'envoyer à
divers musées les oiseaux de sa collection et une foule de notes
anonymes que les savans estimèrent beaucoup sans savoir d'où elles
leur venaient.
Autant la plupart des autres aiment à se produire et à faire
parler d'eux, autant Clopinet aimait à se cacher. Il ne pouvait
pourtant pas s'empêcher d'être aimé et respecté par les gens du
pays, qui l'appelaient M. le baron, et se seraient jetés à la mer
seulement pour lui faire plaisir. Il fut donc très heureux, occupa
ses derniers. loisirs à faire d'excellens dessins qui furent vendus
cher et fort admirés après sa mort. Quand il se sentit près de sa
fin, affaibli et comme averti, il voulut revoir la grande falaise. Il
n'était pas très vieux, et sa famille n'avait pas d'inquiétude réelle
sur son compte. Ses fidèles amis, le pharmacien et le curé, étaient
beaucoup plus âgés que lui, mais ils étaient encore verts, et ils lui
offrirent de l'accompagner. Il les remercia en priant qu'on le lais-
sât seul. Il promettait de ne pas aller loin sur la plage, on connais-
sait son goût pour la solitude, on ne voulut pas le gêner.
Le soir venu, comme il ne rentrait pas, ses frères, ses neveux et
ses amis s'inquiétèrent. Ils partirent avec des torches, le curé et le
pharmacien suivirent François du mieux qu'ils purent. On chercha
toute la nuit, on explora la côte tout le lendemain, et on s'informa
tous les jours suivans. Les dunes furent muettes, la mer ne rejeta
aucun cadavre. Une vieille femme qui péchait des crevettes sur la
grève au lever du jour assura qu'elle avait vu passer un grand
oiseau de mer dont elîe n'avait jamais vu le pareil auparavant, et
qu'en rasant presque sa coiffure, cet oiseau étrange lui avait crié
avec la voix de M. le baron : — Adieu, bonnes gens! ne soyez point
en peine de moi, j'ai retrouvé mes ailes.
George Sand.
LES RÉGÉNÉRATIONS
ET
LES GREFFES ANIMALES
D APRÈS LES DERNIERES EXPERIENCES PHYSIOLOGIQUES
I. De la Greffe dermo-épidermique, par le Dr Bercaru, 18"2. — II. Des Greffes épidermiqucs,
par le Df Coirat, 1871. — III. De la Régénération du cristallin, par le D^ Milliot, 1871.
— IV. De t'Ëvidement sous-périosté des os, par M. Sédillot, 1869. — V. Ontologie physio-
logique, par M. Durand (de Gros), 1871. — "VI. De la Physiologie générale, par M. Claude
Bernard, 1872. — VII. Des Greffes animales, par le Dr Mathias Duval, novembre 1873.
Les recherches scientifiques entreprises avec la méthode expéri-
mentale sont généralement de nature soit à perfectionner la con-
ception doctrinale du monde, soit à provoquer d'utiles applications
dans le domaine des arts et de l'industrie. Quelquefois elles réu-
nissent ces deux avantages. La question toute récente des régéné-
rations et des greffes animales offre au plus haut point ce double
ntérêt. Elle éclaire les théories physiologiques, elle fournit des
ressources nouvelles à la pratique médicale; mais elle a encore un
autre caractère singulièrement remarquable, c'est que les résultats
déterminés qu'elle nous procure concourent à la fois à vérifier les
intuitions les plus hardies du génie philosophique d'autrefois, et à
justifier les espérances les plus audacieuses des naturalistes qui
croient à la toute-puissance de l'homme dans l'avenir. C'est ce que
nous nous proposons de montrer succinctement.
950 REVUE DES DEUX MONDES.
I.
On ne connaissait guère au commencement du xviii^ siècle, en
fait de reproduction d'organes chez les animaux, que l'exemple de
la queue du lézard, qui repousse lorsqu'elle a été coupéa. Du moins
les savans n'en connaissaient pas d'autres, ou plutôt ils niaient, ils
mettaient au nombre des fables les assertions des pêcheurs concer-
nant la régénération des membres des écrevisses, des homards, etc.
Réaumur résolut en 1712 de contrôler C3s fables, et entreprit des
expériences. « Ayant eu occasion, dit- il, d'examiner des côLes de la
mer, qui sont remplies d'une infinité de crabes, animaux qui tien-
nent quelque chose du genre des écrevisses, je ne pus m'empêcher
de soupçonner que les savans avaient tort ici, et que le peuple avait
raison. » Réaumur prit des homards, des crabes, leur enleva un ou
plusieurs membres, et renferma 1 s animaux ainsi mutilés dans des
réservoirs en communication avec l'eau de la mer. — Au bout de
quelques mois, il vit, non sans surprise, que de nouvelles jambes
occupaient la place de celles qui avaient été enlevées. Il répéta ses
observations sur des écrevisses, et décriviî, avec l'exactitude qui l'a
rendu célèbre, le mécanisme de ces régénérations.
Trente ans plus tard, Abi'aham Tremb'ey, se promenant à La
Haye autour d'in lac, y aperçut de petits filamens verts munis
d'appendices et semblables à des végétaux. Pour savoir s'il avait
affaire en effet à des plantes, il en coupa un en plusieurs morceaux.
Les parties séparées reproduisirent, bientôt chacune un individu
complet, et ces individus se mouvaient, changeaient de place, sai-
sissaient avec leurs bras des insectes pour les introduire dans leur
cavité digestive. C'étaient des polypes d'eau douce, de véritables
animaux. Trembîey reconnut qu'en coupant un de ces polypes en
deux, la tête reproduit la queue, et la queue reproduit la tête. Il en
coupa deux longitudinalement et les greffa; au lieu d'un polype à
huit bras, il en eut un à seize. Charles Bonnet répéta, peu de temps
après, l 'S expériences de Trembîey sur la reproductioa du polype,
et en fit de nouvelles sur un ver d'eau douce qu'on appelle naïade.
Il observa qu^ ce ver régénère, comme le polype, celles de ses par-
ties qui ont été enlevées. Il fit des essais semblables sur le ver de
terre, et à son grand étonnement il trouva que cet animal si com-
pliqué, qui a tant d'anneaux, et h chaque anneau des organes dé-
licats de locomotion, qui a des appareils de digestion, de généra-
tion, etc., possédait aussi la faculté de reproduction. Si on lui
enlève des tronçons considérables du corps, soit du côté de la tête,
soit du côté de la queue, ces fragmens se régénèrent en p^u de
LFS GREFFES ANIMALES. 951
temps. Bonnet vit ainsi un ver repousser successivement douze têtes.
— Spallanzani, presque à la même époque, alla plus loin que le
célèbre naturaliste de Genève. Il coupa les cornes et même une
partie de la tête du limaçon à coquille et les vit se reproduire; il
coupa les pattes et la queue de la salamandre aquati([ue, et en ob-
serva pareillement la reproduction. Ce dernier fait, plus extraor-
dinaire que tous les précédens, excita la surprise générale. En effet,
la patte et la queue de la salamandre renferment des os, des nerfs,
des muscles, dont la régénération paraissait impossible. On avait
bien vu renaître la queue enlevée du lézard terrestre, mais sans
vertèbres osseuses. La queue de la salamandre au contraire repous-
sait avec toute sa charpente osseuse, et dans ses dimensions primi-
tives. L'infatigable expérimentateur italien fit voir aussi (ju'on peut
recouper plusieurs fois les jambes et les queues des salamandres,
et reproduire aussi à maintes reprises le même organe avec la même
vitalité.
Ces expériences mémorables de Réaumur, Trembley, Bonnet,
Spallanzani, sur la régénération des animaux, dont Leibniz avait
depuis longtemps pressenti les résultats, firent une impression pro-
fonde sur l'esprit de Buffon. 11 n'y vit pas seulement des faits très
curieux pour l'histoire naturelle, il pensa, comme Bonnet, qu'elles
confirmaient des conceptions d'un ordre très élevé. 11 y trouva une
merveilleuse démonstration de cette idée de Leibniz, que les êtres
animés sont composés d'une infinité de petites parties plus ou moins
semblables à eux-mêmes, c'est-à-dire que la vie rét^ide non pas
dans le tout, mais dans chacun de ses élémens invisibles, ou en-
core, pour employer une expression de Bordeu, que la vie générale
n'est, que la somme d'une multitude de vies particulières. C'est une
grande époque dans l'histoire des sciences que celle où l'observa-
tion, vérifiant les intuitions du génie, démontra par de si surpre-
nans spectacles cette composition de l'individu organisé telle que
chacune des molécules vivantes qui le constituent a en soi un prin-
cipe d'activité et de développement individuel. Quelque rectifica-
tion qu'il faille apporter à la manière dont Buffon et Bonnet, après
Leibniz, ont développé cette doctrine, elle reste dans sa teneur es-
seniielle le point de départ d'une évolution féconde pour la biologie
et l'expression vraie de la réalité.
Les expériences qu'on vient de citer ont été souvent répétées et
ingénieusement variées par les naturalistes. Des petits vers d'eau
douce, auxquels on a donné le nom de planaires, ont fait l'objet
des études de plusieurs savans, entre autres de Draparnaud, de
Moqn in- Tandon et de Dugès. Ce dernier partagea, soit en travers,
soit longitudinalement, de nombreux individus des plus grandes
-^52 REVUE DES DEUX MONDES.
•espèces, et il vit, en douze ou quinze jours en hiver, en quatre ou
cinq jours en été, chaque tronçon se compléter, la tête engendrer
un suçoir et une queue, celle-ci engendrer une tête et un suçoir, et
le tronc du milieu tantôt conserver, tantôt perdre son suçoir pour
le reformer, ainsi qu'une tête et une queue. Aussitôt après la divi-
sion, la blessure se resserre, le pourtour s'arrondit en bourrelet, le
centre montre cependant la pulpe à nu, et c'est sur ce centre qu'ap-
paraissent les premiers linéamens des parties régénérées. Un indi-
vidu partagé donne ainsi naissance à plusieurs autres, dont la
taille, d'abord proportionnelle à la dimension du tronçon, ne tarde
pas à égaler celle de l'individu primitif. Plus récemment, M. Vul-
pian a amputé la queue d'un têtard de grenouille encore contenu
dans l'œuf, et l'a placée dans l'eau. Cet embryon de queue y a vécu,
et s'y est développé en suivant toutes les phases de son existence
embryonnaire. Arrivé à l'état de parfaite organisation, il a cessé de
vivre. Il n'y a pas longtemps, M. Philippeaux a constaté une com-
plète régénération de la rate chez des animaux auxquels on avait
enlevé cet organe.
M. Charles Legros, qui a entrepris dans ces dernières années
beaucoup d'expériences intéressantes sur les régénérations, a dé-
couvert que le temps joue un grand rôle dans ces phénomènes. La
queue des lézards se reproduit rapidement quant à sa forme exté-
rieure : en deux ou trois mois, l'organe amputé reparaît avec sa
longueur et son volume habituels ; seulement l'intérieur ne res-
semble pas à celui des queues normales, il renferme des nerfs, des
muscles et des vaisseaux, mais point de vertèbres. Cette texture
persiste pendant longtemps, et les naturalistes en avaient conclu
que les os de la queue du lézard ne se régénèrent point. M. Legros
a suivi les progrès du développement intérieur de cet organe pen-
dant plusieurs années, et il y a observé, au bout de deux ans, l'ap-
parition de vertèbres. Ce savant opérait sur des lézards verts. La
queue régénérée restait grise pendant très longtemps, et ne prenait la
couleur du reste du corps qu'au commencement de la troisième an-
née. Une autre fois, M. Legros coupa au début de l'hiver la queue
d'un loir. La plaie forma une sorte de bourrelet qui s'allongea, se
couvrit de poils, et atteignit à peu près la longueur de la queue
ancienne, qu'il dépassait en grosseur. Malheureusement l'hiberna-
ticn de l'animal fut incomplète, il se réveillait souvent, et mourut
au bout de trois mois. La régénération des parties intérieures de
l'organe n'avait pu se faire complètement.
A ces observations récentes , il faut joindre celles qu'a faites tout
dernièrement M. Chantran siir l'écrevisse. Cet habile et patient ob-
servateur, auquel l'Académie des Sciences a décerné il y a quelques
LES GREFFES ANIMALES. 953
semaines une de ses couronnes les plus enviées (I), a reconnu
que chez l'écrevisse les antennes repoussent pendant le temps qui
sépare une mue de la suivante, c'est-à-dire pendant un temps qui
varie de six semaines à six mois, selon l'âge de l'écrevisse. Les
pattes et les lamelles de la queue se régénèrent aussi, mais beau-
coup plus lentement. La reproduction est d'autant plus longue que
l'animal est moins jeune. Chez les écrevisses âgées de moins d'un
an, tous les membres enlevés se reforment en soixante-dix jours
environ. Chez les adultes mâles, la régénération complète exige de
dix-huit mois à deux ans et chez les femelles de trois à quatre ans.
Enfin M. Chantran a découvert l'année dernière un phénomène bien
autrement singulier. Il a constaté que les yeux de l'écrevisse se
régénèrent lorsqu'on les enlève, et que parfois à la place d'un œiî
arraché il en repousse deux.
Yoilà ce que l'expérience a établi concernant la reproduction des
m.embres et des organes chez les animaux. Il faut examiner main-
tenant comment se régénèrent les tissus. Tous les tissus qui ont été
détruits chez l'adulte, — peau, nerfs, muscles, os, — sont suscep-
tibles de se régénérer, et ils se régénèrent en parcourant une série
de phases identiques à celles de leur développement embryonnaire,
de leur génération proprement dite. C'est la même force qui les a
fait naître et qui les reproduit. Dans tous les cas, les élémens du
nouveau tissu se produisent exactement comme ceux de l'ancien,
et ces phénomènes, nullement extraordinaires ou exceptionnels, at-
testent une fois de plus l'unité et la simplicité des mécanismes phy-
siologiques.
L'épiderme se régénère avec la plus grande facilité.. Il repousse
comme les cheveux et comme les ongles. C'est le même tissu. Le
cristallin de l'œil, qu'on peut rapprocher de la substance épider-
mique, se reproduit aussi lorsqu'il a été enlevé. C'est ce qui résulte
du moins des expériences très nombreuses de M. Milliot exécutées
sur des chiens et des lapins. Ce physiologiste a observé constam-
ment qu'en pratiquant sur ces animaux i'ablation de cette lentille-
biconvexe qui est un des principaux organes de l'appareil visuel,
elle était rétablie au bout de quelques mois, La maladie connue
sous le nom de cataracte consiste en ce que le cris.tallin perd sa
transparence et devient opaque, de telle sorte que les rayons lumi-
neux ne le traversent plus. Il n'y a de remède à cette affection de
l'œil que l'opération dite de la cataracte, laquelle consiste à enlever
le cristallin. L'œil ainsi opéré ne recouvre pas la netteté de la vision
(1) Dans sa séance du ij aovciu'jre dci-uier, l'Acaiéaiie a décerné à M. Cliantraa
le prix de pliysiologie cxpérimeutale pour ses recherches sur l'écrevisse.
954 REVUE DES DEUX MONDES.
normale, mais il peut percevoir la lumière et les objets extérieurs
beaucoup mieux qu'avec son cristallin impénétrable aux rayons vi-
suels. Le cristallin enlevé en pareil cas chez l'homme ne se régé-
nère point; mais, en poursuivant des recherches du genre de celles
de M. Milliot, on peut espérer de découvrir les conditions d'une
semblable reproduction qui serait extrêmement précieuse à la chi-
rurgie. — La régénération de la peau s'observe dans toutes les ci-
catrices oi'dinaires. Le tissu cicatriciel est formé des élémens ana-
tomiques ordinaires qui constituent le derme, c'est-à-dire surtout
de fibres lamineuses et élastiques. Les vaisseaux rompus ou dé-
chirés, les tendons coupés réparent également avec la plus grande
facilité les pertes de substance qu'ils ont éprouvées. Bref, il y a dans
tous ces orgmes une tendance constatée par les chirurgiens de tous
les temps à la régénération, une force plastique et rayonnante qui
s'exprime par une élaboration continuelle de blastème, au sein du-
quel naissent de nouveaux élémens anatomiques pour combler les
vides.
La régénération des nerfs a été observée pour la première fois
par Michaelis, Gruikshank, Monro et Haighton à la fin du siècle der-
nier. Blchat en donna, dès 1801, une théorie complète, d'une ad-
mirable netteté. Quand la continuité d'un nerf a été interrompue,
la portion enlevée peut se régénérer au bout d'un certain temps.
Lorsqu'on excise, sur le nerf sciatique par exemple, un segment
long de 1 centimètre, on observe d'abord une "altération de la sub-
stance nerveuse dans les bouts résultant de la section; puis, six
semaines ou deux mois après l'opération, on voit partir de l'ex-
trémité d'un des bouts un faisceau grisâtre qui se dirige vers le
bout opposé et s'y réunit bientôt. Ce faisceau est composé de
tissu lamineux et de tubes nerveux plus grêles que les tubes nor-
maux; mais peu à peu il grossit, il devient plus blanc, les fibres
se perfectionnent, et après un intervalle de quatre à six mois, on
a un cordon nerveux de nouvelle formation. Un tel cordon se régé-
nère, mê.ne lorsqu'on a enlevé une portion de nerf de (5 centimètres
de longueur. En même temps que la matière nerveuse se répare,
on observe le réiablissement progressif de ses fonctions sensitives,
motrices ou mixf.es. MM. Yulpian et Philippeaux, qui ont spéciale-
ment étudié cette question, ont reconnu que les nerfs séparés
définitivement des centres nerveux peuvent, après une période
d'altéraiion, recouvrer aussi leur structure et leurs propriétés nor-
males; mais l'expérience la plus instructive de ces physiologistes
consiste à souder ensemble les bouts de deux nerfs de fonctions
très différentes, par exemple le nerf moteur de la langue avec le
nerf pneumogastrique, et à réaliser la communication aiiatomique
LES GREFFES ANIMALES. 955
et la connexion physiologique de deux cordons qui, dans l'état or-
dinaire, n'ont ensemble aucun rapport.
C'est en 1867 que M. Legros découvrit la régénération du carti-
lage, qui jusqu'alors avait été considérée comme impossible. Il fit
ses observations sur des chiens et sur des lapins dont il avait lar-
gement sectionné le tissu cartil.igineux, et au bout de deux mois
environ il observa une régénération complète de ce tissu. C'est le
même physiologiste qui a constaté pour la première fois la repro-
duction du tissu musculaire lisse, c'est-à-dire di celui qui est
l'organe des mouvemens involontaires, tels que ceux de l'intestin.
Restait à savoir, pour épuiser la liste des tissus organiques, si les
fibres musculaires de la vie animale peuvent réparer, au moyen de
fibres identiques, les pertes de substance qu'elles ont éprouvées.
C'est à quoi M. Dubrueil put répondre affîimativement l'année sui-
vante. 11 coupa sur des cochons d'Inde certains muscles par le
milieu, et plusieurs mois après il vit, en examinant l'organe, la
complète réunion des parties sépaiées, il reconnut que la solution
de continuité était comblée par une production nouvelle de tissu
musculaire. — Ainsi tous les tissus de l'économie animale peuvent
se régénérer chez l'adulte, et ces régénérations sont des opérations
constamment identiques à celles qui ont pour résultat la formation
première et le développement des mêmes tissus dans l'embryon ou
le jeune animal.
La connaissance des faits de régénération a élé, pour la pratique
de l'art, la source d'inventions et de procédés opératoires plus ou
moins remarquables, dont quelques-uns sont encore aujourd'hui à
l'étude. Ceux qui concernent la reproduction du tissu osseux ont
particulièrement intéressé le public dans ces dernières années. On
a su de tout temps que, lorsqu'un os est brisé, la solution de con-
tinuité y est comblée, au bout d'un certain temps, par une portion
osseuse de nouvelle formation, par une véritable cicatrice osseuse,
le .^at. Ce n'est que vers le milieu du siècle dernier qu'un physiolo-
giste français, Duhaniel, et après lui un médecin napolitain établi
à Paris, Troja, examinant de près le phénomène du cal, en décou-
vrirent le mécanisme physiologique. Ils crurent s'apercevoir que le
principal agent de l'élaboration osseuse est une gaîne mince et
fibreuse, appliquée et adhérant fortement tout autour des os, la
membrane qu'on appelle le périoste (1). Leurs expériences ne fu-
rent ni assez multipliées ni assez saisissantes pour révéler aux chi-
rurgiens le parti qu'on pouvait tirer de la connaissance du rôle os-
(1) Les os peuvent être considérés comme formés de trois couches concentriques,
engaîoées les unes dans les autres, — à l'intérieur la moeUe, puis la substance osseuse
proprement dite, laquelle est recouverte par le périoste.
956 REVUE DES DEUX MONDES.
sificateur propre au périoste. L'attention des praticiens ne commença
d'être attirée sur ce point que plus tard, vers 1830, par les travaux
d'un professeur de Wûrzbourg, Bèrnhard Heine. Celui-ci enleva sur
des animaux vivans des portions d'os plus ou moins considérables.
Dans certains cas, il pratiqua l'ablation de la moitié des os sur les-
quels il opérait. Les parties enlevées se reproduisirent au bout de
quelques semaines, de quelques mois, et les membres se rétabli-
rent dans l'état normal.
Plus célèbres encore que ceux de Heine sont les travaux ingé-
nieux et persévérans de Flourens. Les expériences variées de ce
savant physiologiste ont définitivement confirmé la réalité des pre-
mières observations de Duhamel. « Puisque, dit Flourens, c'est le
périoste qui produit l'os, je pourrai donc avoir de l'os partout où
j'aurai du périoste, c'est-à-dire partout où je pourrai condiiire, in-
troduire le périoste. Je pourrai multiplier les os d'un animal; si je
veux, je pourrai lui donner les os que naturellement il n'avait pas.»
Entre autres expériences faites pour démontrer la vérité de cette
proposition, Flourens imagina de percer un os et d'y introduire un
petit tube d'argent. Le périoste engagé dans ce tube s'y épaissit,
s'y gonfla et donna naissance à un cartilage qui bientôt devint os.
Un habile chirurgien de Lyon, M. Oilier, découpa sur un animal de
longues bandelettes de périoste, en les laissant toutefois adhérer à
l'os par un pédicule , puis les enroula autour des muscles voisins.
x\u bout d'un certain temps, ce périoste ossifié avait produit des os
circulaires, en spirale, en huit de chiffre, etc., selon la manière
dont on avait enroulé la bandelette périostique autour des parties
voisines.
Dans toutes ces expériences, on s'est servi d'un périoste muni de"
la couche très mince qui lui est adhérente et le sépare de l'os. Or
M. Robin a établi que cette couche est formée de cellules osseuses
chez l'adulte et de substance cartilagineuse, si l'on opère sur un os
en voie de développement. C'est en elle que réside le pouvoir ostéo-
gène, et, lorsque le périoste en est privé, il devient impropre à l'os-
sification. M. Robin et M. Dubrueil ont démontré de plus que du
tissu osseux peut se former sans cartilage préexistant, sans aucune
intervention de membrane, et émaner directement d'un os qui en est
dépourvu. Ces découvertes, sans d: slituer le périoste du rôle ma-
nifeste qu'il joue dans les régénérations osseuses, en font concevoir
le mécanisme d'une façon différente de celle qu'avaient admise les
physiologistes. Elles prouvent qu'en réalité, dans les expériences
du genre de celles de Duhamel, de Heine, de Flourens, c'est l'os
qui engendre de l'os, comme le nerf coupé engendre du nerf. La
couche cartilagineuse ou osseuse adhérente au périoste n'est pas
LES GREFFES ANIMALES. 957
autre chose en effet que de l'os en voie de formation, et toutes les
fois que, soit par le moyen du périoste , soit par le moyen d'une
irritation, on provoque la régénération d'une certaine quantité d'os,
c'est qu'on a d'abord réalisé les conditions propres au développe-
ment du cartilage. Ces remarques permettent de comprendre et
d'apprécier rapidement la valeur des méthodes chirurgicales fon-
dées sur la connaissance de ces faits.
Les affections des os sont nombreuses. Indépendamment des cas
oii ils sont directement lésés par des projectiles, ils sont sujets à
des inflammations, à des tumeurs, à des caries de toute sorte. Ces
affections sont longues, en raison de la lenteur des élaborations vi-
tales dans ces organes, mais elles ne sont pas moins destructives et
finissent toujours par déterminer une corruption plus ou moins con-
sidérable de la substance de l'os. Il faut alors que les matières
fournies par l'os malade soient évacuées; il faut que les portions
mortifiées soient éliminées. Le membre ne tarde pas à se gonfler,
à devenir douloureux. Des parties se percent, des suppurations s'é-
tablissent, et, si l'art n'intervient point, le patient est conduit à une
mort douloureuse par l'épuisement. A tant de maux , la chirurgie
oppose de laborieuses opérations. Elle ouvre les foyers profonds,
elle débride les tissus, elle Sonne issue à ce qui doit sortir, elle
modifie les surfaces malades; mais il y a des cas où ni la nature ni
l'art ne peuvent plus rien , et où l'os est tellement compromis que
l'amputation devient la seule chance de salut pour le malade. C'est
dans ces tristes conjonctures que les chirurgiens ont recours aux
procédés qui permettent d'obtenir une régénération de l'os détruit
par le travail morbide. Le plus utile de ces procédés, dû à M. Sé-
dillot, est Vévidement.
L'opération de l'évideraent, telle qu'on la pratique depuis les
beaux travaux de M. Sédillot, est en soi très simple. On incise la
peau, la chair et le périoste jusqu'à l'os malade ou blessé, et une
fois celui-ci mis à découvert, on l'attaque avec la gouge, le ciseau
et le maillet. On l'évide, on le creuse de façon à enlever toute la
partie malsaine et à respecter toute celle qui n'a pas subi d'altéra-
tion. Ainsi réduit à ses couches, à ses portions les plus saines, l'os
excavé répare peu à peu ses pertes. La matière détruite se régénère,
un nouveau tissu osseux remplit les vides pratiqués par la gouge
de l'opérateur, et au bout de quelques mois l'organe, qui n'a ja-
mais perdu sa forme, est rétabli dans ses conditions de vitalité or-
dinaire. Parfois sans doute ce drame, où le chirurgien a aussi, selon
la pensée d'Hippocrate, au milieu des souffrances d'autrui ses souf-
frances particulières, se complique d'une façon imprévue, et des
difficultés périlleuses viennent l'assombrir encore; mais l'art est
958 REVUE DES DEUX MONDES.
justement de les prévoir et de les vaincre, et c'est par où le prati-
cien supérieur se distingue de l'autre.
Tandis que M. Sédiilot enseigne et démontre qu'il est nécessaire,
dans l'intérêt de la régénération osseuse et du rétablissement du
membre, de n'éliminer que la partie malade des os compromis et
d'en conserver la couche saine adhérente au périoste, quelques chi-
rurgiens veulent qu'on enlève tout, excepté le périoste, c'est-à-dire
qu'on en retire l'os à peu près comme on retire le doigt d'un gant.
Ils prétendent que cette membrane étant l'agent exclusif de la pro-
duction des os, ceux-ci peuvent être réséqués en totalité et doivent
se reproduire complètement du moment qu'elle est ménagée. Deux
praticiens distingués, M. Larghi, de Yerceil, et après lui M. Ollier,
de Lyon, ont préconisé cette façon d'opérer, à laquelle on a donné
le nom de méthode des résections sous-périosiées. La légitimité
d'un tel procédé opératoire, après avoir soulevé des doutes parmi
les chirurgiens qui eurent occasion d'en entreprendre un examen
direct, est aujourd'hui presque unanimement rejetée. Les raisons
en sont décisives. Comment admettre en effet que le périoste seul,
c'est-à-dire une gaîne molle, Scins appui et sans consistance, mise
à nu par une opération sanglante, plus ou moins altérée par la dis-
section, déterujinera la reproduction d'un os, avec sa forme et ses
dimensions normales, quand il est déjà si difficile d'obtenir sans
raccourcissement la consolidation d'une simple fracture? Cette gaîne,
perdue au milieu de la masse musculaire, ne sera-t-elle pas expo-
sée à des inllammations de toute sorte et surtout à l'iniluence des
causes mécaniques nombreuses qui pourront la déformer et par
suite donner lieu à la production d'un os irrégulier, raccourci, im-
propre à d'utiles services? Telles sont les objections et les craintes
qui frappèrent les chiruigiens et les détournèrent des résections
sous-périostées. Celles-ci ont permis dans certains cas la régéné-
ration de l'os enlevé, mais dans des. conditions telles que le meuibre
a perdu toute force et toute mobilité et n'a pu échapper à une sup-
puration interminable et funeste. Il ne s'agit pas seulement en chi-
rurgie de reproduire des os, il en faut reconstituer d'assez réguhers
dans leur forme et d'assez résistans dans leur structure pour assu-
rer les usages des membres. Or un tel résultat n'est atteint qu'en
maintenant la régularité et l'immobilité des surfaces, gaines ou
moules, où doivent se déposer et s'agglomérer les cellules du nou-
vel os. La méthode de l'évidement réalise l'existence de ce moule
fixe et invariable en conservant un fourreau d'os dans les meilleures
conditions pour provoquer une genèse nouvelle de tissu osseux, tan-
dis que celle des résections sous-périostées attend la régénération
de l'organe, d'un périoste sans soutien, détérioré, affaissé et plissé
LES GREFFES ANIMALES, 959
SOUS l'influence de la contraction musculaire. M. Sédillot, qui a le
sentiment le plus exquis de l'antiquité médicale et qui la connaît à
fond, n'a pas laissé ignorer que Gelse avait déjà, il y a bientôt deux
mille ans, proposé l'évidement des os; mais les préceptes de Gelse
n'avaient pas été reçus dans la pratique. Le célèbre chirurgien fran-
çais a tiré ces préceptes antiques de l'oubli, en a prouvé par des
raisons nouvelles l'utilité et l'importance, expliqué les indications
et les succès, et a rendu ainsi à la pratique éclairée et savante de
l'art une des plus précieuses ressources contre les redoutables ma-
ladies et blessures des os.
II.
La vie est une force expansive et pénétrante qui tend à s'empa-
rer de tout ce qui entre dans le cercle de son activité. On vient de
voir qu'elle remplit les vides provenant de l'ablation de ceriaiues
parties organiques; on va voir maintenant qu'elle gagne, par une
opération inverse, les parties qu'on ajoute aux êtres vivons, — car
les greffes ne sont pas autre chose que des fragmeas vivans soudés
à un organisme déjà complet. Dans la greffe végétale, la partie
greffée ne fait point partie intégrante de l'individu sur lequel elle a
été transportée. Elle ne vit point de la même vie. Elle se développe
en quelque sorte d'une façon parasite aux dépens de celui-ci, —
comme le gui sur le chêne, — et, que le fragment greffé soit ou ne
soit pas de la même espèce que l'arbre auquel on le conjoint, il en
reste toujours physiologiquement distinct. Il n'en est pas ainsi chez
les animaux.
La greffe animale consiste d'une façon générale à porter sur un
point d'un individu une partie prise sur un autre point du même
individu ou sur un sujet différent, et à réaliser la connexion de la
partie greffée avec l'organisme qui lui sert de support de manière
qu'elle en devienne complètement solidaire, qu'elle vive de la même
vie, qu'elle en suive les destinées physiologiques. On peut ainsi
transplanter d'un animal à un autre soit des fragmens de tissu,
soit des organes tout entiers, soit de simples élémens anatomiques.
Les cellules de la choroïde de l'œil, portées sous la peau d'un ani-
mal, conservent leur vitalité sur ce nouveau terrain, et y devien-
nent même le point de départ d'une formation plus ou moins
abondante de cellules semblables. La transfusion du sang n'est
autre chose que l'introduction de globules rouges empruntés à un
organisme dans un organisme différent. Cette opération réussit,
même alors que le sang passe d'un individu à un individu d'espèce
trôs-é'oignée. Ainsi on p3ut introduire du sang de mammifère dans
960 REVUE DES DEUX MONDES.
les vaisseaux d'une grenouille, et retrouver au bout d'un certain
temps chez cette dernière les globules encore vivans et facilement
reconnaissables de l'animal supérieur. On greffe sans difficulté dans
la crête d'un coq soit des ergots empruntés au même oiseau, soit
des dents de mammifère; mais ces faits n'ont jusqu'ici qu'un inté-
rêt de curiosité et ne doivent pas nous arrêter.
On a vu que les os peuvent se régénérer facilement au moyen du
périoste. Cette propriété a suggéré l'idée à plusieurs expérimenta-
teurs de transplanter des fragmens de périoste dans diverses ré-
gions, afin de voir s'ils y donneraient lieu à une formation osseuse.
M. Ollier entre autres a fait voir que la membrane périostique, dé-
tachée entièrement de l'os et greffée dans un lieu éloigné, produit
par sa face profonde un os nouveau. Il a obtenu une reproduction
semblable en greffant, non tout le périoste, mais seulement les
cellules qui constituent la couche rudimentaire adhérente à cette
membrane et qui sont les véritables ouvrières de l'élaboration
osseuse. M. Goujon a réalisé des productions osseuses en greffant
de la moelle.^ L'introduction de quelques cellules médullaires sous
la peau d'un chien par exemple y a déterminé au bout de quelques
mois le développement d'un petit os. Les chirurgiens avaient
espéré un instant tirer parti de ces faits pour la reproduction des
parties osseuses. Quelques-uns prétendent même avoir refait des
nez; mais il est établi aujourd'hui que les os provenant de la greffe
du périoste ou de la moelle ont une tendance invincible à se ré-
sorber, à disparaître, au bout d'un temps plus ou moins long, par
suite des conditions défavorables où ils se trouvent, au point de vue
de la nutrition. Sans connexions yasculaires ou nerveuses, ils sont
comme des corps étrangers dans la région où ils se sont développés.
On peut rattacher à la greffe osseuse les expériences, encore en
voie d'exécution, dont s'occupent MM. Magitot et Legros, concer-
nant la greffe des dents. Les dents naissent d'un petit sac nommé
follicule dentaire, dans lequel on distingue l'organe de l'ivoire ou
bulbe, et l'organe destiné à la production de rémail. En greffant sur
un chien adulte un follicule entier pris à un chien nouveau- né, ces
expérimentateurs ont constaté le développement régulier de ce
germe et la production d'une dent complète. L'organe de l'émail ,
greffé seul, n'a point continué de vivre; le germe de l'ivoire, au
contraire, a donné lieu à une formation d'ivoire normal. Enfin,
lorsque le follicule, greffé en totalité, a été soit intentionnellement,
soit accidentellement lésé pendant l'expérience, on constate l'ap-
parition d'une sorte de tumeur osseuse. Ces recherches pleines
d'intérêt permettent d'espérer qu'on pourra un jour réaliser, dans
des conditions nettement déterminées, la prothèse physiologique
LES GREFFES ANIMALES. 961
des dents enlevées. Il convient de remarquer en effet qu'ici on
greffe un organe tout entier avec la structure et les dispositions
vasculaires qui en peuvent assurer le développement, tandis qu'en
transplantant un fragment de moelle ou cle périoste, on l'isole, on
l'enkyste.
Les expériences les plus curieuses et les plus rigoureuses qu'on
ait faites sur la greffe animale dans ces dernières années sont
dues à M. Paul Bert. Ce savant physiologiste a montré que, si
on coupe la queue à un jeune rat et qu'on l'introduise, après l'a-
voir écorchée, sous la peau de l'animal, dans une région quel-
conque du corps, elle y adhère et continue à s'y développer.
L'organe grandit presque aussi vite que dans les conditions nor-
males. M. Bert a pratiqué aussi des marcolles animales. Il écorche
l'extrémité de la queue d'un rat, introduit cette extrémité dans un
trou pratiqué sur la peau de l'animal , près de la tête par exemple,
et réunit les bords des deux plaies par des points de suture. Les
parties juxtaposées ne tardent pas à se souder, et la queue, qui a
reçu ainsi la forme d'une anse, conserve sa vitalité. Si alors on vient
à la couper en un point quelconque, on voit que le tronçon greffé
près de la tête garde ses propriétés physiologiques. Les vaisseaux
s'y rétablissent, les nerfs s'y régénèrent, la sensibilité y revient peu
à peu. Le rat est ainsi pourvu d'une sorte de trompe aussi vivante
que ses autres organes. Le retour de la sensibilité dans cette trompe
démontre non -seulement la connexion des filets nerveux d'un tel
appendice avec ceux du dos, mais encore la possibilité de la propa-
gation de l'ébranlement sensitif dans une direction opposée à celle
qu'il suivait auparavant, c'est-à-dire la faculté de conduire les im-
pressions aussi bien dans le sens centripète que dans le sens cen-
trifuge.
La greffe siamoise a été réalisée par M. Bert dans des conditions
extrêmement intéressantes. On découpe des lambeaux de peau le
long des lianes opposés de deux animaux, et au moyen de ces ban-
delettes, appliquées face à face et réunies par des sutures, on coud
ensemble les deux sujets. Au bout de peu de jours la réunion est
faiîe, et l'on a un couple analogue à celui des fi'ères siamois.
M. Bert a gardé pendant plus de deux mois deux rats blancs ainsi
accolés; mais ils vivaient en si mauvaise intelligence qu'il fallut au
bout de ce temps les séparer. En empoisonnant l'un des deux ani-
maux d'un couple pareil, on empoisonne l'autre, ce qui prouve qu'il
y a entre eux une parfaite communication sanguine. M. Bert a ob-
tenu des greffes semblables entre rat blanc et rat surmulot, entre
rat blanc et rat de barbarie. Il a essayé d'en pratiquer entre ani-
maux d'espèces différentes, entre rat et cochon d'inde, entre rat et
TOME (.11. — X'AVl. 01
962 REVUE DES DEUX MONDES.
chat, mais la réussite n'a jamais été complète; on n'a provoqué que
des commencemens d'adhérence. Toutefois l'insuccès paraît tenir
moins à l'incompatibilité des tissus eux-mêmes qu'à la difficulté de
maintenir dans le calme nécessaire des animaux aussi peu disposés
à fraterniser ensemble. Enfin M. Balbiani a réussi à souder en-
semble deux tronçons de queues empruntées à deux têtards diffé-
rens, de façon à obtenir une adhérence physiologique d'una certaine
durée.
Si ces recherches ont un intérêt plus philosophique que pratique,
sur lequel on reviendra plus loin, il n'eu est pas de même de celles
qui ont eu pour résultat les greffes dites épidermiques. Celles-ci
ont eu en effet le privilège d'attirer au plus haut point l'attention
des physiologistes et surtout des chirurgiens. C'est à un chirurgien
suisse, M. R:;verdin, ancien interne des hôpitaux de Paris, qu'on en
doit la découverte et les premières applications. Toutes les fois
qu'à la suite d'une opération chirurgiiale, d'une brûlure ou d'une
blessure, la peau a été détraite dans une certaine étendue, le vide
produit ne se remplit que lentement au moyen d'une formation de
tissu cicatriciel. Malgré l'emploi des méthod:;s de pansemenX les
plus rationnelles, la surface dénudée ne se répare jamais qu'avec
difficulté. C'est pour remédier à ce grave inconvénient que M. Re-
verdio eut l'idée d'appliquer sur les plaies un lambeau de tégu-
ment sain emprunté au blessé lui-même ou à un autre individu.
Les premiers essais furent entrepris en 1869 dans les hôpitaux de
Paris et couronn-^s d'un plein succès. Aussitôt les expériences se
multiplièrenc. MM. Gosselin, Guyon, Ollier, Duplay, Hergott, et
d'autres, obtinrent en France, en suivant les indications de l'inven-
teur, des résultats très satisfaisans. Les praticiens anglais, russes,
allemands, ne tardèrent pas à apporter leur contingent d'observa-
tions concordantes, et il est permis de dire qu'aujourd'hui la greffe
épidermique est entrée définitivement dans la pratique chirurgi-
cale. Gela n'empêche pas de reconnaître qu'elle présente des diffi-
cultés déplus d'une sorte. Cette soudure de lambeaux étrangers à
la surface dénudée d'une plaie demande, de la part du chirurgien
qui veut la réaliser, des soins d'une extrême délicatesse. D'abord,
si l'on voulait recouvrir toute la plaie d'une seule greffe, on ne
réussirait pas; il faut en appliquer plusieurs de très petite dimen-
sion, suivre jour par jour les progrès de la cicatrisation, remplacer
les lambeaux qui n'adhèrent point, etc. Généralement la greffe est
accomplie au bout de vingt-quatre heures. A ce moment, la partie
transplantée fait corps avec la plaie par l'intermédiaire de cellules
nées dans l'intervalle qui les sépare. Il en résulte que la cicatrisa-
tion s'opère très rapidement. La cicatrice est plus souple, plus ré-
LES GREFFES ANIMILES. 963
sistante, et ne manifeste point, comme les cicatrices ordinaires, de
tendance à la rétraction (1).
Le nom de greffe épidermique donné à ce procédé n'est pas d'une
parfaite exactitude. A vrai dire, les lambeaux dont on se sert en
pareil cas ne sont pas constitués seulement par de l'épiderme : on
détache, pour les obtenir, l'épiderme muni de la mince couche cel-
lulaire (couche de Malpighi) sur laquelle il répose directement, et
cette condition est nécessaire, parce que les cellules de Malpighi
paraissent être le siège de l'élaboration plastique qui détermine
l'adhérence de la greffe. Depuis les expériences de M. Reverdin,
plusieurs chirurgiens ont essayé de transplanter au lieu de l'épi-
derme le derme tout entier. M. Ollier a tenté de greffer de larges
lambeaux cutanés, comprenant toute l'épaisseur de la peau. Les
chances de succès paraissent ici beaucoup moindres, et rien n'au-
torise encore à considérer la greffe cutanée proprement dite comme
une opération heureuse.
III.
Ces greffes, où l'on voit une partie organisée, séparée pendant un
certain temps de l'individu auquel elle appartient, conserver les
ressorts de la vie et recouvrer ses fonctions lorsqu'on la transplante
sur un autre individu, même d'espèce différente, — ces régénéra-
tions, où l'on voit des organes détruits repousser avec leurs formes
normales et leurs propriétés, des fragmens vivans reproduire un
être tout entier, sont des faits de nature à procurer, si on les inter-
roge convenablement, des données précieuses sur l'essence même
de la vitalité. Ils prouvent qu'elle dépend non point d'un esprit in-
divisible animant le corps [mens agitans molem), mais d'une acti-
vité répartie dans les particules ténues qui le constituent, consub-
stantielle à ces particules et aussi variable dans ses caratères que
celles-ci le sont elles-mêmes dans leur structure. En d'autres
termes, la vie totale de l'individu n'est que la somme, la résultante
des vies propres à chaque élément anatomique, l'unité harmonique
du fonctionnement simultané de myriades de monades, — de mo-
nades leibniziennes, — douées de la vie cà des degrés divers, depuis
la cellule osseuse, presque inerte et minérale, jusqu'à la cellule ner-
veuse, où brûle incessamment un feu subtil et ardent.
Chacun de ces corpuscules vivans est un tout complet, possédant
au fond les mêmes énergies, les mêmes tendances, les mêmes as-
(l) On a gieffé sur l'homme non-seulement de l'épiderme humain, mais aussi de
l'épiderme emprunté à des animaux. M. Dubrueil a fait dernièrement à ce sujet de
curieuses expériences. Il a greffé sur l'iiomme de la peau de cochon d^nde.
96/1 REVUE DES DEUX MONDES.
pirations que les systèmes plus ou moins compliqués auxquels il
donne naissance par mille associations et enchevêtremens divers.
(( Les machines de la nature, dit Leibniz , sont machines partout,
quelque petite partie qu'on y prenne , ou plutôt la moindre partie
est un monde infini à son tour, et qui exprime même à sa façon
tout ce qu'il y a dans le reste de l'univers. Cela passe notre imagi-
nation, cependant on sait que cela doit être, et toute cette variété
infiniment infinie est assurée dans toutes ses parties par une sa-
gesse architectonique plus qu'infinie (1). »
Mais quelle est en soi l'énergie vitale propre à ces petites ma-
chines, l'énergie que nous voyons persister dans les parties dis-
jointes ds l'organisme et réparer les vides opérés dans les tissus;
quel est le caractère fondamental, indice de la vie? C'est la nutri-
tion, c'est-à-dire ce fait aussi évident qu'inexpliqué de la rénova-
tion moléculaire continue de la substance organisée. C'est dans la
connaissance des phénomènes de nutrition ou trophiques qu'est tout
l'avenir de la biologie. On n'aura le secret des actes vitaux les plus
profonds et les plus essentiels que le jour où l'on connaîtra les
équations de l'équilibre et du mouvement des systèmes fugitifs et
en état d'incessante métamorphose qui constituent ces élémens
anatomiques.
Quelque avenir que comporte la connaissance des phénomènes
trophiques, la notion que la philosophie de la nature nous procure
de la vie ouvre dès aujourd'hui une voie nouvelle aux investigations.
Elle suggère l'idée de rechercher les variations de déterminisme
physiologique, c'est-à-dire d'étudier les limites entre lesquelles se
meut la vie, ou, en d'autres termes, de quelles modifications pro-
fondes sont susceptibles les organismes soit au point de vue du
type spécifique, soit à celui des mécanisaies intérieurs. Le dessein
d'une pareille entreprise est le plus hardi de tous ceux que l'ima-
gination et la science humaine conçoivent dans le domaine de l'ac-
tivité scientifique. Cependant M. Claude Bernard, qui n'est pas sus-
pect d'infidélité à la méthode expérimentale, n'hésite point à le
considérer comme légitime. Il est convaincu qu'en agissant sur les
phénomènes évolutifs, on pourra changer la configuration et trans-
former la disposition des organes. « L'observation nous apprend,
dit-il, que par les actions cosmiques, et particulièrement par les
modificateurs de la nutrition, on agit sur les organismes de diverses
façons, et l'on crée des variétés individuelles qui possèdent des
propriétés spéciales et constituent en quelque sorte des êtres nou-
(1) Lettre à Bossuet. OEuvres inédites, publiées par M. Foucher de Careil, t. P"^,
p. 216.
LES GREFFES ANIMALES. 965
veaux... Rien ne s'oppose à ce que les modificateurs, agissant sur
l'organisme vivant dans certaines conditions, puissent provoquer
des chaiigemens capables de constituer des espèces nouvelles, car
nous devons concevoir les espèces comme résultant elles-mêmes
d'une persistance indéfinie dans leurs conditions d'existence et de
nutrition, par suite d'une direction organique antérieure qui leur a
été communiquée par leurs ancêtres. En modifiant les milieux in-
térieurs nutritifs et évolutifs, et en prenant la matière organisée
en quelque sorte à l'état naissant, on peut espérer d'en changer
la direction évolutive et par conséquent l'expression organique
finale (1). »
Ces remarques du célèbre physiologiste, auxquelles on n'a peut-
être pas prêté une attention suffisante, sont dignes cependant d'ex-
citer au plus haut point celle des savans que préoccupe le problème
de la transformation des espèces. Assurément le darwinisme n'est
toujours qu'une hypothèse. Les partisans de cette doctrine affirment
que les espèces vivantes se sont autrefois transformées, mais ils
n'ont jusqu'ici produit aucun exemple de pareille transformation
opérée dans le passé, et il est permis de douter qu'ils puissent
jamais en donner des preuves rétrospectives. C'est que les espèces
n'ont été soumises jadis qu'à l'action des influences spontanées de
la nature et des artifices de la zootechnie; mais ce qui n'a pu être
réalisé hier par les forces de ce genre pourrait fort bien l'être
demain par celles dont le physiologiste dispose aujourd'hui. En
agissant sur les œufs, comme l'indique M. Claude Bernard, c'est-
à-dire sur les germes vivans, on a une prise plus efficace et plus
profonde sur les desseins ultérieurs de la vie. L'embryon, cette
ébauche indécise et délicate de l'être futur, ce microcosme où les
sourdes énergies de la vitalité s'emparent lentement d'une pulpe
molle et sensible aux plus petites perturbations, n'est pas contraint
de se développer suivant une loi impérieuse; M. Robin l'a prouvé (2).
Il y aurait donc lieu de déterminer sur l'embryon d'un animal des
modifications compatibles avec la vie, de les maintenir sur l'ani-
mal une fois formé, de les répéter et de les multiplier graduelle-
ment sur les produits des générations suivantes de façon à les fixer
définitivement par le moyen de l'hérédité. Quelques expériences
faites dans ce sens, entre autres celles de MM. Dareste, Brown-Sé-
quard, Trécul, sont du meilleur augure; mais la question, on le
conçoit, demande le concours laborieux de beaucoup de vies hu-
mainis. C'est ainsi que le savant pourra déranger le mécanisme des
choses et intervertir le sens des transmutations naturelles. II impo-
(1) Bapport sur les progrès de la physiologie, p. 3 et 113.
(2) Vojez son remarquable ouvrage de V Appropriation des parties organiques, 1860.
966 REYUE DES DEUX MONDES.
sera sa volonté aux forces du monde. Quand il est brisé par elles,
cela se fait à leur insu; quand il les asservit, c'est en pleine con-
naissance de cause.
Ces corpuscules eux-mêmes, ces monades ultimes où réside la
vie, ne pourrait-on pas les considérer à leur tour comme suscep-
tibles d'éprouver des modifications intérieures et de manifester des
propriétés nouvelles? Il est bien intéressant de remarquer que le
même élément anatomique présente la même composition dans
toutes les espèces vivantes, aux degrés les plus humbles comme aux
sommets de l'échelle zoologique, — c'est-à-dire que les molécules
vivantes, quelle que soit la variété des systèmes divers qu'elles for-
ment eu s'associant, sont au fond toujours les mêmes. A quoi tien-
nent cette unité et celte fixité de composition des élémens dont sont
ourdies les trames organiques? A ce fait, qu'ils vivent tous dans le
même milieu et absorbent tous en définitive des matériaux nutritifs
identiques. — On pourrait croire que l'organisation exerce une action
élective dans la masse des corps qui l'entourent, qu'elle a une afli-
nité spéciale pour tels principes et de la répugnance à en assimiler
d'autres. A coup sûr, certaines substances, en très petit nombre,
sont essentiellement incompatibles avec la vie, du moins telle que
nous la concevons; mais cela ne démontre pas que les organismes
aient reçu la faculté d'exercer un choix déterminé dans l'ensemble
des ingrédiens chimiques de l'air, de la terre et de l'eau. Les pre-
miers germes et les animaux qui en sont sortis ont pris naturelle-
ment et spontanément autour d'eux ce qu'ils ont trouvé et s'y sont
habitués peu à peu. Le limon dont une maia mystérieuse les a fa-
çonnés est une combinaison complexe de tout ce qui existe dans le
milieu où ils plongent. Le hasard de la constitution originelle est
devenu la loi de la constitution ultérieure. Les principes immédiats
ainsi assimilés plus ou moins facilement pendant les périodes rudi-
mentaires se sont ensuite adaptés, sous l'empire de l'hérédité, aux
conditions les plus favorables cà la vie, l'harmonie s'est graduelle-
ment faite entre la matière et la forme, et la nature des fonctions a
suivi celle des organes. Du moins rien n'autorise une asseition con-
traire, et tout porte à penser que, si les matériaux de la couche ter-
restre avaient été autrement proportionnés ou répartis, la compo-
sition des organes vivans ne serait pas celle que nous connaissons.
On voit par là qu'il n'y a rien que de très rationnel à se demander si
on ne pourrait pas entreprendie de modifier directement la compo-
sition actuelle des élémens anatomiques.
Cette seconde conception, qui recule bien plus encore que la pré-
cédente les limites du déterminisme physiologique, (St susceptible
aussi de vérifications expérimentales. De même qu'on agit sur les
phénomènes évolutifs, on peut, par des procédés d'une méthodique
LES GREFFES A-NIMALES. 967
et persévérante hardiesse, déranger l'ordre des opérations nutri-
tives. La méthode que nous avons suivie dans nos propres recherches
sur ce sujet consiste à supprimer certains principes essentiels de
l'alimentation et à les y remplacer par des principes immédiats
nouveaux plus ou moins analogues. Mais les principes immédiats
nutritifs se trouvent dans les alimens dans les conditions les plus
favorables à rassiinilation. Les sels minéraux y sont intimement
mélangés aux matières azotées. Pour substituer à ces sels minéraux
de l'alimentation ordinaire , au phosphate de chaux par exemple,
des phosphates d'une autre espèce, il est donc nécessaire non-seu-
lement de débarrasser autant que possible les alimens des sels que
l'on veut éliminer, mais encore d'y associer de la façon la plus in-
time les sels nouveaux que l'on veut fixer dans l'économie, c'est-à-
dire de les y introduire sous la forme la plus propre à l'assimilation
et la plus capable de vaincre les résistances naturelles de l'orga-
nisme. 11 est évident aussi qu'il convient d'expérimenter sur de
jeunes animaux chez qui le mouvement assimilatoire est à son maxi-
mum. Dans de telles conditions et par de tels procédés, on arrive à
modifier l'ordre et l'espèce des principes immédiats de la substance
organisée. Des expériences personuelles nous permettent du moins
de l'affirmer pour ce qui concerne le tissu osseux, et jusqu'ici rien
ne nous oblige à douter qu'on puisse réaliser à la longue, par des
transformations graduelles, consécutives à certains artifices nutri-
tifs, des organismes d'un équilibre homologue et nouveau, au point
de vue du système des principes immédiats. En tout cas, des re-
cherches de ce genre ont un intérêt considérab'e. Elles permettent
de déterminer les relations entre les poids moléculaires des prin-
cipes immédiats et leurs coefficiens nutritifs. D'autre part, en intro-
duisant à un moment donné un certain principe assimilable dans
l'organisme et en marquant le temps qui s'écoule depuis le moment
où il entre jusqu'au moment où il sort, on a un procédé pour me-
surer la viiesse du mouvement nutritif.
Nous n'insistons pas davantage sur ces expériences. 11 nous suffit
d'en avoir tracé la direction générale, en accord avec ce qui se
passe dans le reste de la physiologie. Sans doute de pareils tra-
vaux sont difficiles et longs : outre le savoir et la patience, il
faut pour les aborder de l'imagination et de la foi ; mais les la-
beurs du présent ne peuvent être fructueux qu'à la condition d'une
vision claire de la vérité idéale, précieuse étoile où le savant digne
de ce nom aimera toujours à lire les destinées de l'esprit.
Fernand Papillon.
LA
Napoléon I" racontait qu'il lui était arrivé de se voir une fois en
songe naviguant côte à côte avec Bernadotte, chacun d'eux dans sa
barque, sur une mer agitée; les deux embarcations luttaient de
concert et triomphaient des flots. Tout à coup Napoléon aperçut
son compagnon de voyage virer de bord, s'éloigner et se perdre
dans le brouillard avec toute la vision. — Nous, qui somm.es la pos-
térité, nous savons la suite, et nous pourrions dire ce que fat la
réalité après le rêve. L'esquif de l'empereur, sur lequel la France
avait embarqué sa fortune, nous savons quelles tourmentes, quels
naufrages, quels nouveaux pilotes il dut subir; quant à Bernadotte,
il rencontra au loin, dans le nord, un fîord, un port imprévu où il
s'abrita paisiblement et se prépara, au prix de quelques peines, au
prix de certains sacrifices, un modeste et sûr asile. L'ancien ser-
gent de Royal-Marine, passé roi, a fait souche en Suède et Norvège;
voici que vient de commencer le quatrième règne de cette jeune
dynastie, improvisée et maintenue dans un temps si peu favorable
aux dynasties, et l'on peut voir aujourd'hui à Stockholm le buste
de l'aïeul-fondateur en costume héroïque; il est devenu, non pas
un césar, honneur dangereux et malsain , mais, quoi qu'il en eût,
un simple roi constitutionnel sur un des plus solides entre les trônes
de l'Europe. La cause de ce succès est double : elle est dans l'in-
telligente bonne volonté que Bernadotte, mais surtout ses fils et
petit-fils, Oscar P-" et Charles XY, ont apportée à la tâche qui leur
était offerte; elle est aussi et surtout dans le bon sens de deux peu-
ples sérieux et honnêtes, qui ont su se faire une royauté entourée
d'institutions libres, dont le progrès lent, mais continu, protège le
développement de leur prospérité matérielle et de leur vie natio-
nale. Chacun des trois règnes qui ont inauguré la nouvelle dynas-
LA SUÈDE SOUS CHARLES XV. 969
lie suédoise a porté sa pierre à l'édifice, et cet édifice a été celui
d'une liberté réglée, docile aux meilleures inspirations de notre
temps. Sans rien vouloir abdiquer ni ré.pudier du rôle plus vaste et
plus périlleux qui incombe à un grand pays tel que la France, n'a-
vons-nous pas quelque chose à envier à ces peuples que nos le-
çons et nos malheurs ont également instruits, et ne pourrions-nous
pas nous instruire nous-mêmes au spectacle de leur discipline? TJn
peu de leur discrète quiétude, en donnant essor à nos incompara-
bles ressources, nous serait si salutaire!
Ce n'était pas que Bernadotte se fut trouvé tout à coup réaliser
le pur idéal du roi constitutionnel. Son long règne, de 1818 à
18/i/i, ne fut pas sans orages intérieurs. Il avait des hauteurs et des
impatiences qui lui suscitèrent plus d'une fois des dangers. La Nor-
vège surtout était en possession d'exciter sa mauvaise humeur,
parce que la réunion de ce pays à la Suède s'était faite avec mille
restrictions qu'il aurait voulu pouvoir effacer. Lui, le républicain
ennemi du 18 brumaire, il ne se résigna jamais entièrement et sans
farrière-pensée du gouvernement personnel à des institutions qui
étaient presque républicaines; mais enfin il se sentait roi nouveau,
nécessairement libéral en face des anciens régimes ; de plus Sué-
dois et Norvégiens avaient su le lier par d'énergiques constitutions
qu'ils ne laissèrent pas fléchir. Heureusement d'ailleurs il avait un
fils qui, s'il était encore Français de naissance, avait été du moins
élevé dès ses premières années au milieu des Suédois, parlait leur
langue , et ne devait pas connaître désormais pour lui-même et les
siens d'autre nationalité. Certes Bernadotte, comme prince royal,
en avait assez fait pour prouver à ses nouveaux sujets qu'il avait
réellement changé de patrie; cependant il avait continué de parler
sa langue maternelle : il régna longtemps de son palais, de sa
chambre, de son lit, où il restait, pendant la froide saison, des
journées presque entières, n'ayant autour de soi qu'une camarilla
un peu jalouse dont médisait parfois la nation.
Tout cela disparut à l'avènement d'Oscar I", qui fut déjà un vrai
roi national. On l'a toujours dit, le plus difficile n'est peut-être pas
dans rétablissement d'une dynastie l'œuvre de la fondation même;
il y a une épreuve souvent plus périlleuse, c'est la transmission du
pouvoir. Le fondateur arrive au milieu de circonstances qui ordi-
nairement l'imposent, et, comme ce n'est pas la plupart du temps le
hasard de la naissance qui l'a désigné, il y a chance qu'il soit un
homme d'énergie ou de qualités éminentes. Le second règne, en plus
d'un cas, commence avec des conditions toutes différentes. S'il y eût
eu ici un successeur imprudent ou peu estimé, ou peu capable, il
y avait place à quelques dangers. Il faut en pareille occurrence un
prince très habile, et le plus habile est celui qui par son intelligence,
970 REVUE DES DEUX MONDES.
mais surtout par sou honuêtet»^, sait inspirer l'estime et le respect.
C'était où excellait le roi Oscar. I! n'est pas un de nos voyageurs
dans le nord à qui il n'ait fait un bienveillant accueil en souve-
nir du pays natal, et il n'est pas un de nous qui n'ait reconnu en
lui un de ces princes scrupuleux et dévoués, comme nous en con-
naissions chez nous aussi à l'époque où s'inaugurait son règne (1),
premiers magistrats ou premiers soldats de leur royaume, mettant
leur honneur dans la fidélité à la parole jurée, attentifs et dociles à
toutes les expressions de la volonté nationale. Comme prince royal,
puis comme roi, Oscar s'était visiblement proposé de tels modèles,
ou bien naturellement il les atteignait. Ses premières mesures suffi-
rent à montrer que son règne allait ouvrir au gouvernement des
royaumes-unis une période nouvelle. En concédant aux Norvégiens
un drapeau particulier de commerce et de marine et une cocarde
nationale, il témoignait que, loin de conserver, comme son père,
quelque pensée de regret ou de déception à propos de la manière
dont s'était accomplie la réunion de la Norvège, il acceptait de
grand cœur les faits accomplis, s'ils devaient profiter à la liberté;
il se donnait pour unique tâche d'entrer en communauté de pensée
avec ses sujets, ^t de travailler seulement à diriger le progrès pour
que la marche en devînt plus sûre. En Suède même, il abolissait les
anciens corps de métiers, saisissait la diète d'un projet en faveur
de l'émancipation des Juifs, d'un autre sur la liberté de Findustrie
et du commerce. On reconnaissait une impulsion plus vive, plus
sûre d'elle-même, parce qu'elle était plus sincère, mieux initiée
aux secrets ressorts de l'organisation suédoise, et décidée à entrer
franchement dans la voie des améliorations sociales. Aussi le reten-
tissement de février I8/18 ne causa-t-il à Stockholm qu'une passa-
gère effervescence : on en fut quitte pour quelques vitres cassées.
Actif ouvrier de la cause commune, le roi Oscar prenait sa part des
études spéciales que certaines questions d'un intérêt pressant récla-
maient. Son livre des Peines et des étahlissemens pônilcntiaires ,
I8Z1O, témoigne de ses travaux personnels sur la législation pr'nale;
frappé des inconvéniens et des dangers du système qui était alors
partout en vigueur, ce fut sous sa direction immédiate et constante
que furent construites en Suède les premières prisons cellulaires.
Un autre changement lui tenait au cœur : il voulait arrêter la libre
fabrication de l'eau-de-vie, qui engendrait en d'énormes propor-
tions l'ivresse, le ddirium tremem, le suicide et la folie. Soutenu
par l'opinion publique, il poursuivit sans relâche l'accomplissement
(1) Bernadotte avait régné, sous le nom de Cliarles XIV Jean, de 1818 à 1844, après
avoir réellement gouverné, comme prince royal et fils adoptif de Charles XIII, depuis
1810. Oscar I" régna de 1844 à 1853, et Charles XV de 1850 à 1872; Charles XV est
mort le 18 septembre dernier.
LA SUÈDE SOUS CHARLES XV. 971
de cette réforme. L'eau-de-vie fut frappée d'un lourd impôt et
d'interdictions diverses ; par surcroît, à la suppression d'un fléau
redoutable vint s'ajouter l'avantage d'une exportation considérable
de grains consacrés jadis à empoisonner la population suédoise. Le
roi Oscar avait coutume de dire qu'à ses yeux c'était là le plus con-
sidérable et le plus heureux résultat de son règne. Il avait encore
préparé une autre réforme à laquelle Bernadette, que les difficultés
parlementair3S avaient le don d'irriter, n'aurait jamais mis la main :
c'était celle de la représentation nationale. Ces progrès législatifs,
l'ouverture des premiers chemins de fer en Suède, un nouveau dé-
veloppement du commerce et de l'industrie, voilà pour l'intérieur
les traits principaux de ce règne bienfaisant. A l'extérieur, la poli-
tique d'Oscar I" avait été prudente, non sans hardiesse. Le pacte
conclu par Bernadette avec la Russie, il l'avait déchiré ; la conven-
tion du 18 novembre 1855, si la guerre d'Orient eût continué, au-
rait ouvert au nord de l'Europe tout un autre avenir. L'attitude
habile et honorable d'Oscar, utile en tout cas aux deux royaumes,
avait ménagé au cabinet de Stockholm une réelle influence lors de
la conclusion de la paix. Oscar avait fait enfin des pas très significa-
tifs dans la voie du scandinavisme, a^ors que le péril du Danemark
et les menaces de l'Allemagne exaltaient le sentiment de solidarité
qui unit les trois peuples Scandinaves.
II semble qu'il n'y eût pour Charles XV qu'à continuer l'œuvre
de son père et à recueillir la moisson semée par lui. Eh bien ! il ne
faut pas s'y tromper : rien que pour être un continuateur utile,
Charles XV devait être différent d'Oscar I", parce qu'autour de lui
les temps et les esprits avaient changé. Oscar avait grandi et s'était
formé dans la sphère honnête et moyenne des idées constitution-
nelles. Il avait été témoin sans doute de 48 et de 52, c'est à-dire
d'un malfaisant désordre et d'une réaction funeste, mais il est per-
mis de croire que de tels spectacles l'avaient encore affermi dans ses
convictions de politique et de souverain. Charles XV, lui, devait ré-
gner au bruit de ces grands coups du dehors, en présence de succès
et de désastres inouis, qui étaient de nature à troubler au loin les
têtes couronnées plus encore peut-être qu'à les instruire. Charles XV
n'eut pas la pensée, il est vrai, d'imiter les coups d'état ni l'abso-
lutisme, mais il fut du nombre de ces princes pour-lesquels, pen-
dant un temps, Paris fat un lieu de délices, et auxquels on faisait
croire qu'ils rendaient hommage à l'esprit français en ambitionnant
une loge à la Grande- Duchesse ou à la Belle-IIélcne. 11 se rangea
ensuite parmi ceux qui furent effrayés de 1860 et atterrés de 1870.
Les temps éta'ent devenus singulièrement durs et âpres. La doc-
trine des nationalités, doublée de la vaine théorie des grandes ag-
glomérations, l'Autriche foudroyée comme trop dangereuse par
972 REVUE DES DEUX MONDES.
son libéralisme, de bien autres succès encore d'une puissance dé-
testée, de bien autres revers d'une nation aimée, imposaient au roi
d'un petit peuple intelligent, mais faible, une allure plus déter-
minée, • — non pas plus autoritaire, mais plus prompte à hâter
les réformes afin d'éviter les réactions. C'est ce que fit après tout
Charles XV, on doit le reconnaître, avec un très vif sentiment des
circonstances, avec une résolution et une sincérité parfaites. L'es-
prit public en Suède s'était éveillé sous la double influence des
premières réformes accomplies pendant le précédent règne et des
événemens du dehors; on ne manquait ni de publicistes de grand
mérite qui tiraient des faits les conclusions les plus libérales, ni
d'exaltés qui pouvaient n'être pas sans influence sur une partie de
la nation. Il n'était donc que sage, tout en prenant fort au sérieux
le rôle modeste et patient du souverain constitutionnel, de hâter
autant qu'on le pourrait quelques-unes des plus importantes ré-
formes. Charles XV le comprit : toute son histoire est dans ce double
rôle, quelquefois saillant, plus souvent encore patriotiquement ef-
facé. Il n'y aura pas lieu de parler très au long de. sa vie privée,
car il a voulu disparaître derrière les grands intérêts publics. C'est
en constatant les utiles progrès accomplis pendant son règne, quel-
quefois par son influence, sous le triple rapport politique, écono-
mique et social, que nous lui rendrons le mieux justice.
I.
Stockholm et la Suède oiFrent un singulier contraste à quiconque
les a visitées il y a vingt ans et les revoit aujourd'hui. Le voyageur
étranger n'avait pas alors de moyen plus commode pour aller de
Copenhague à Stockholm qu'une traversée de mer de trois jours
et trois nuits, heureux quand une tempête ne le forçait pas de res-
ter à l'ancre vingt-quatre heures dans le détroit de Calmar, ou de
retourner en arrière vers quelque port. Il lui fallait trois jours et
trois nuits, dans la saison la plus favorable, pour aller de Stockholm
à Christiania; la navigation des canaux et des lacs intérieurs, par
lesquels on descendait vers Gothenbourg pour remonter ensuite
vers la côte de Norvège, trop timide pour employer les nuits, était
loin d'offrir un moyen de communication rapide. Stockholm n'avait
pas d'hôtels, sinon une maison unique, située au bas de la rue de
la Reine, et qui s'appelait fièrement V Hôtel garni. Les restaurans
fermaient impitoyablement à quatre heures, le gaz était inconnu; la
petite poste était représentée par un messager muni d'une clochette
et coiffé d'un grand casque de cuir bouilli, qui venait à certaines
heures recueillir aux carrefours les lettres déposées à l'avance dans
la première boutique venue. C'étaient enfin de vigoureuses Dalé-
LA SUÈDE SOUS CHARLES XV. 973
carliennes, avec leur costume aux vives couleurs, qui faisaient mou-
voir à tour de bras les aubes de petits bateaux transportant les pro-
meneurs au parc magnifique qui sert aux habitans de Stockholm
de lieu de promenade et de prochaine villégiature. Aujourd'hui le
voyageur, après la courte traversée du Sund, franchit en vingt
heures la distance entre Malmô et Stockholm, en douze celle entre
Stockholm et Gothenbourg, en quinze (depuis le 16 juin de l'an
dernJer) celle de Stockholm à Christiania. Les chemins de fer, les
hôtels confortables, le gaz, ont fait de Stockholm une grande ville
parfaitement semblable aux autres, sauf les merveilles de sa situa-
tion sur cinq îles. Gothenbourg, sa rivale, ressemble à une ville
anglaise ou américaine. Les perfectionnemens industriels se sont
introduits en Suède d'après les meilleurs modèles britanniques.
Parfois, à vrai dire, le pittoresque y perd, mais le progrès y gagne,
le progrès social et moral, fort intéressé au meilleur emploi de
l'activité humaine. Le contraste des deux époques résume tout un
changement intérieur, dont une grande part revient aux treize an-
nées du règne de Charles XV.
Ce développement rapide est précisément le cadre naturel où
il faut replacer, pour s'en rendre compte, la physionomie vive et
intelligente du dernier roi de Suède. Les traits particuliers du ta-
bleau où elle doit figurer sont l'activité même de la capitale sué-
doise transformée, — ce pont da Nord, voisin du château, où
Charles XV passait souvent à pied, non pas, comme le calife Ha-
roun-al-Raschid, pour écouter aux portes et épier ses sujets, mais
ne dédaignant pas de s'entretenir, en usant du tutoiement tradi-
tionnel, privilège antique de la couronne, avec ceux qu'il rencon-
trait, — cet Ulricsdal voisin de Stockholm, résidence d'été où il
avait réuni de nombreux objets d'art. Charles XV plaisait au peuple
suédois par sa haute mine et son caractère chevaleresque. Il a déjà
sa légende : j'ai sous les yeux quelques-unes des petites brochures
publiées après sa mort pour être répandues par le colportage :
Souvenirs de Charles XV, Anecdotes sur Charles XV, etc. On vou-
drait y trouver quelques traits originaux; mais qui ne sait ce que
sont, dans tous les pays du monde, les recueils populaires d'anec-
dotes et de mots soi-disant heureux? Quand les auteurs de ces
sortes de recueils ne sont pas eux-mêmes très pauvres d'esprit, ce
sel a tout au moins un goût de terroir et ne s'exporte pas facile-
ment; on peut voir ce que sont déjà les prétendus bons mots des
héros de Plutarque. De plus le sentiment monarchique ou l'indus-
trialisme qui l'exploite n'y regarde pas de si près et n'a pas le goût
difficile. Toutefois, si la plupart des jeux de mots qu'on nous offre
ici sont trop plats ou intraduisibles, les anecdotes sont du moins de
nature à donner une assez juste idée de la simplicité, de l'appa-
974 REVUE DES DEUX MONDES.
rente bonhomie, sans cloute un peu politique, avec laquelle le feu
roi se prêtait à de familières surprises, non pas selon la manière
théâtrale et guindée de la cour de Gustave 111, mais avec une allure
qui, pour être plus moderne, ne devait que se faire mieux accueillir
de la tradition populaire.
Charles XV s'entretenait, à un bal chez son frère le duc d'Ostro-
gothie (aujourd'hui Oscar II), avec un horloger de la ville, officier
dans les tirailleurs volontaires, comme qui dirait chez nous dans
la garde nationale. Celui-ci faisait l'habile en stratégie sans y rien
connaître. « Allons, lui dit le roi, tu es plus fort en tictac qu'en
tactique ! » C'est là un mot à la façon de notre dix- huitième siècle :
on croirait l'avoir lu, adressé par exemple au comte de Guibert, à
propos de sa fameuse Tactique. — Un jour, une famille finlandaise en
voyage à Stockholm et aux environs parcourait le parc d'Ulricsdal.
Elle rencontre le roi sans le connaître, l'arrête, et lui demande son
chemin, puis se plaint k lui de ce qu'elle ne peut visiter le château
parce que la famille royale l'habite. « N'est-ce que cela? répond
l'inconnu, suivez-moi, » et lui-môme introduit et dirige ses hôtes.
Comme ils souhaitent après ce'a de voir les personnes royales, il les
aposte en un lieu, les quitte, et n'a pas de peine bientôt à les sa-
tisfaire. On reconnaît ici le thème traditionnel , on se souvient du
Henri IV légendaire avec son villageois en croupe. — Charles XV
avait au moins un certain trait de ressemblance avec notre Béar-
nais; quand le roi de Danemark Frédéric VII, pendant l'été de
1863, dut venir en Suède pour le camp de Scanie, où les deux mo-
narques amis allaient se rencontrer, il expédia cette dépêche à son
bon frère et cousin : « Amènerai-je ma femme (M'"^ la comtesse
Danner)? » Charles XV lui répondit immédiatement: « Amènes-en
tant que tu voudras ! »
On sait que Charles XV était peintre et poète, et écrivain mili-
taire. Il n'importe pas outre mesure de marquer précisément à quel
degré de talent comme artiste et comme littérateur il avait su s'é-
lever; ces traits de sa biographie n'en sont pas moins à noter. Nous
avions naguère, à la bibliothèque du Louvre, une assez curieuse
collection, formée par les soins de M. Barbier, de tous les livres
composés par les rois ou les princes. La famille Bernadette, en y
comprenant le regretté prince Gustave, musicien vraiment distingué
(mort le 1h septembre. 1852), y occupait une large place. Or il faut
considérer, dans l'histoire de la dynastie suédoise, que pas une de
ces publications ne manquait son but; chacune était en quelque me-
sure un acte politique contribuant à identifier la famille nouvelle
avec lepays. Chez un peupie sérieux et de bon vouloir tel que les
Suédois, où la royauté constitutionnelle est adoptée comme une dé-
fense et une garantie nationale, il reste, à côté d'esprits libres en
LA SUÈDE SOUS CHARLES XV, 975
assez grand nombre, beaucoup de sentimens monarchiques, d(îvoués
au trône et à l'autel. J'y ai connu maints officiers, jeunes et vieux,
qui sur ce point n'entendaient pas raillerie, et devant lesquels il ne
fallait médire ni de Charles XII ni de Gustave lU, ni de Bernadotte.
Pour ceux-là comme pour le peuple, en dehors de certains cri-
tiques auxquels restait le privilège de l'examen, et qui n'avaient
d'ailleurs qu'à reconnaître tout au moins les louables intentions
et les utiles efforts, chacun de ces livres de leurs rois ou de
leurs princes, traitant toujours de quelque sujet qui tenait au cœur
de la nation, devenait un langage, familier ou grave, tombant de
haut et s'adressant par quelques points au patriotisme local. C'est
ainsi que le roi Oscar P"", avec un accent digne de tous les respects,
avait traité des modifications à introduire dans la li'-gislation pé-
nale (1). C'est ainsi que son fils Charles XV avait étudié à plusieurs
reprises les prodigieux changemens survenus dans les armemens et
la tactique militaire (2). Même lorsqu'il avait paru se livrer le plus
librement à ses goûts personnels, Charles XV s'était trouvé d'ac-
cord avec le goût public tel qu'il s'exprimait il y a une trentaine
d'années, par exemple lorsqu'il écrivait de petits récits poétiques
dans la manière de la Saga de Frithiof, mise en vers par Te-
gner (3). Ce n'était pas uniquement chaque fois un calcul réfléchi
de sa part, c'était bien plutôt qu'étant né, le premier de sa race,
parmi les Suédois, il pensait et sentait comme eux, et c'était ce
dont ils lui savaient tous un gré infini. Son frère, le roi actuel, écri-
vait, lui aussi, un poème à la gloire de la marine suédoise, en même
temps que, l'un des chefs actifs de la flotte, il était fort occupé de
la grande question d'une réorganisation de cette arme suivant les
Hécessités que l?.s transformations récentes imposent.
Le règne de Charles XV restera mémorable dans les annales sué-
doises surtout par le grand changement politique de 1866, par la
réforme de la représentation nationale. On sait que le mode de re-
présentation en Suède reposait naguère encore sur l'antique par-
tage de la nation en quatre ordres ou états : nobles et prêtres, bour-
geois et paysans. On imagine avec quelle aisance pouvait marcher
ce char à quatre chevaux qui tiraient souvent deux par deux en sens
inverse. Rien que pour le mettre en branle et ensuite pour le dé-
teler à la fin des sessions, il fallait tout un curieux travail, dont le
spectacle était fort recherché du visiteur étranger. Le héraut du
(1) Outre son Traité des peines et des prisons, il avait aupsi publié deux études sur
le Commerce des grains et VÉduration du soldat en temps de guerre.
[i) Idées et réflexions sur les mouvemens de la tactique moderne, — Considérations
sur l'infanterie; ouvrages publiés on français chez Tauera, rue de Savoie, à Paris.
(3) Légendes et poèmes Scandinaves, par le roi Charles XV, traduit par M. de La-
grèze, 1 vol. in-18.
976 REVUE DES DEUX MONDES,
royaume, en costume de gala, avec timbales et trompettes, et suivi
des gardes du corps, allait annoncer sur les différentes places de la
ville l'ouverture ou la clôture de la diète. Il y avait une double cé-
rémonie, religieuse d'abord, puis d'apparat, dans la grande salle
des états, où paraissait le roi, couronne en tête et sceptre en main,
entouré des princes et des grands du royaume. Après le discours
royal, le maréchal du royaume, président de la noblesse, et les
orateurs des trois autres ordres venaient complimenter le roi et re-
cevaient ses réponses; puis, la cérémonie publique terminée, cha-
cun des quatre ordres envoyait ses délégués souhaiter la bienvenue
aux autres, qui répondaient par de semblables messages. Cela faisait
bien en tout une vingtaine de harangues, après quoi il s'en fallait
encore que les discussions pussent commencer : il restait à vérifier
les pouvoirs, etc. Ce n'étaient là cependant que les moindres incon-
véniens. On comprend bien que la représentation par ordres lais-
sait place à de redoutables influences extérieures. « C'est un sys-
tème très profitable à la couronne, disait franchement Bernadotte.
La marche lente et compliquée des opérations offre mille combinai-
sons diverses dont on profite aisément. Les prêtres sont toujours
avec le gouvernement, les paysans ne font guère que ce qu'on leur
conseille, on peut obtenir beaucoup des bourgeois en les caressant,
et de la sorte on paralyse l'opposition la plus redoutable, celle des
nobles, qui au reste ne sont pas difficiles à gagner : seulement il en
coûte! » Bernadotte, en parlant ainsi, faisait peut-être l'enfant ter-
rible et se vantait bien un peu; cependant il y a du vrai : les ré-
formes qui ne plaisaient pas en haut lieu risquaient de se trouver
très longtemps arrêtées, puis abandonnées finalement.
Une autre injustice et un autre danger inhérent au système des
quatre ordres, c'était qu'il offrait une fausse expression du pays,
car un certain nombre de professions n'y trouvaient nulle place, par
exemple les industriels n'habitant pas dans les villes, les avocats,
les artistes, etc. Ces iniques exceptions frappaient précisément une
partie de la nation en qui se résumaient les énergies les plus vives
et les plus conformes au développement de l'esprit moderne. 11 était
impossible qu'un changement si nécessaire se fît longtemps attendre.
On commença par élargir quelques-uns des cadres en y faisant en-
trer, suivant leurs professions , certains groupes de citoyens ; mais
ce n'était là qu'une consécration nouvelle d'un principe vieilli et
hors d'usage. Le roi Oscar, qui avait semblé d'abord se prêter sur
ce point au vœu public, arrêté plus tard, soit par l'opposition obs-
tinée des nobles et des prêtres, soit par la pensée de retenir en-
core quelque temps un instrument de pouvoir, avait cessé d'y être
franchement favorable. Ce fut donc de la part de Charles XV une
résolution généreuse et en apparence très désintéressée, en réalité
LA SUÈDE SOUS CHARLES XY. 977
très avisée et très sage, que de déclarer dès son avènement ses
vœux personnels pour une telle réforme; il y fut ensuite aidé par
un ministère dévoué et libéral. Une chose manquait encore pour
faire espérer le succès, c'était une préparation logique. Avant de
renverser un système qui , faisant partie intégrante d'une constitu-
tion née sur le sol, avait longtemps répondu à l'état réel de la na-
tion, avant d'y substituer une représentation nouvelle prétendant
tenir compte des élémens qui étaient survenus, il fallait réunir, or-
ganiser et par là même fortifier ces élémens que l'antique consti-
tution ne connaissait pas ou connaissait à peine. C'est ce qu'on
essaya de faire dès 1860 par une organisation communale entière-
ment renouvelée, qui comprit des assemblées provinciales en partie
analogues à nos conseils-généraux. Une portion de l'administration
civile leur était réservée, effort de décentralisation en tout cas sa-
lutaire, et on y vit figurer toutes les classes destinées à jouer leur
rôle dans les larges cadres qu'on voulait substituer à l'ancienne
machine de 1809.
Les voies ayant été ainsi préparées, le projet de réforme fut pré-
senté par le ministère même; les noms de ces ministres demeure-
ront attachés à ce grand souvenir : c'étaient les barons de Geer et
Gripenstedt et le comte Manderstrœm. « Craignez, si vous ne vo-
tez aujourd'hui, dit le baron de Geer aux opposans lors de la se-
conde lecture, qu'il ne soit dès demain trop tard. » Pendant quatre
journées consécutives que dura cette discussion dans la seule
chambre des nobles, 88 personnes prirent successivement la pa-
role. Enfin, le 7 décembre 1865, 663 membres de la noblesse étant
présens, la réforme fut adoptée par 361 voix contre 29/i. Il y avait
eu des protestations, même éloquentes, mais elles s'étaient perdues
dans le concert des acclamations de tout un peuple assemblé dans les
rues et sur les places. Le 7 décembre 1865 fut pour ce peuple un
jour de fête et de triomphe politique; on prodiguait les applaudis-
semens à chacun des ministres. Si le roi paraissait en ville, on dé-
telait sa voiture, on lui prodiguait les ovations dans les théâtres; la
nation tout entière, que nulle répartition factice ne divisait plus,
était unie avec le souverain dans l'espérance d'un développement
général et certainement fécîDnd.
Quelles sont les conditions nouvelles de la représentation natio-
nale en Suède? Comment est constitué le droit de suffrage? Jus-
qu'où s'étend-il? Comprend-il les gens sans aveu, sans domicile
réel, sans participation aux charges publiques ? Cette grave fonc-
tion du citoyen est-elle considérée, en vertu de quelque vague
doctrine philosophique, comme un droit naturel et imprescriptiblej
oujbien comme un sérieux devoir dont il faut être capable, ou
TOME eu. — 1872. 62
978 REVUE DES DEUX MONDES.
môme comme une récompense? De telles questions n'intéressent
pas seulement la Suède. Partout où elles se posent, on rencontre
un aspect utile à envisager du grand problème qui agite l'Europe
et surtout la France, et qui n'est autre que l'organisation de la dé-
mocratie. Ce qui est surtout remarquable en Suède, c'est l'absence
de précipitation, l'esprit de mesure, à la fois prudent et hardi, qui
aura présidé à la transformation du mode de représentation natio-
nale. Il en aura été de cette réforme comme de ces fruits qui se
laissent cueillir à un certain degré de maturité avant l'hiver, mais
pour achever, une fois cueillis à propos, de mûrir encore. Rien de
radical dans un changement si complet; la noblesse suédoise par
exemple n'avait pas fait encore son h août; elle continua d'exister,
ainsi que le clergé, comme corps à part, sinon comme un ordre po-
litique. En même temps que le changement de représentation était
décrété, deux institutions nouvelles prenaient naissance, le synode
et l'assemblée particulière des nobles. Le synode se réunit tous les
cinq ans; il a le droit de faire des propositions sur les affaires qui
regardent la constitution intérieure de l'église, et même d'op-
poser son veto aux résolutions prises par le gouvernement et la
diète à ce sujet. Le premier de ces synodes s'est assemblé pendant
l'été de 1868. De même la première des nouvelles assemblées de
la noblesse a eu lieu en février 69 et la seconde en février 72, et
il a fallu l'assentiment des nobles pour rendre valable la décision
de la diète abolissant le forum privilegiatum, c'est-à-dire le der-
nier orivilége qu'ils eussent conservé, celui de ne pouvoir être cités
en certains cas que devant les cours supérieures ou tribunaux de
seconde instance.
Le pouvoir législatif et le droit de représentation nationale ap-
partiennent d'ailleurs, en vertu de la loi du 22 juin 1866, qui a
mis en pratique la réforme décidée au mois de décembre précé-
dent, à une diète composée de deux chambres ayant dans toutes
les questions même compétence et même autorité. Pour les ses-
sions ordinaires, la diète se réunit sans convocation spéciale le
15 janvier de chaque année, et ne peut être dissoute, sinon sur sa
demande, que quatre mois après sa réunion, à moins que le roi
n'ordonne, pendant la session, des élevions nouvelles. Le roi peut
aussi convoquer des diètes extraordinaires, qui ne doivent s'occu-
per que de certaines questions désignées à l'avance. Ces dernières
dispositions n'empêchent pas, comme on voit, que la diète n'ait
son existence par elle-même et son indépendance à l'égard de la
royauté; mais que faut-il penser de l'apparente identité des deux
chambres ayant « même compétence et même autorité? » Il se-
rait évidemment absurde que rien, dans la constitution, ne vînt
les distinguer, et tout ce qui les distinguera rendra aussitôt inégale
LA SUÈDE SOUS CHARLES XV. 979
leur part d'autorité respective. Or l'une est dite première et l'autre
seconde chambre. On est élu à la première chambre pour neuf ans
par des assemblées provinciales qui correspondent, suivant les di-
verses localités, à nos conseils-généraux et municipaux. C'est donc
une sorte de suffrage à deux degrés. Il faut, pour être élu à la pre-
mière chambre, être âgé de trente- cinq ans accomplis et posséder
ou avoir possédé au moins depuis trois ans avant l'élection des im-
meubles évalués, pour l'assiette de l'impôt, à 80,000 rixdales ou
112,000 francs environ (1), ou bien avoir payé l'impôt pendant une
même période sur un revenu annuel de /ï,000 rixdales (5,(500 francs.
Toutes les sources de gain et particulièrement les traitemens des
fonctionnaires comptent pour l'évaluation de ce revenu. Les mem-
bres de la première chambre ne reçoivent aucune indemnité.
Les membres de la seconde chambre sont élus pour trois ans. Le
droit de suffrage est donné, dans la commune où il est domicilié, à
tout individu âgé de vingt et un ans, en possession du droit de vote
pour les affaires communales, c'est-à-dire participant à l'impôt
comme possesseur d'un revenu supérieur à 300 rixdales, et ayant
la propriété ou l'usufruit d'un immeuble évalué, pour l'assiette de
l'impôt, à 1,000 rixdales au minimum, ou bien à celui qui a, pour
au moins cinq ans, affermé une terre évaluée à 6,000 rixdales au
minimum, ou enfin à celui qui paie l'impôt à l'état sur un revenu
annuel d'au moins 800 rixdales. On ne peut être élu membre de la
seconde chambre qu'à vingt-cinq ans accomplis, et à condition de
posséder ou d'avoir possédé au moins un an avant l'élection le droit
de suffrage dans la commune ou dans une des communes pour les-
quelles on est élu. Les membres de la seconde chambre reçoivent
une indemnité de 1,200 rixdales pour chaque session ordinaire. —
On élit un député à la première chambre par groupe de 30,000 ha-
bitans, un député à la seconde par groupe de 10,000.
Ces indications suffisent à jmontrer, pour ce qui concerne la re-
présentation élue, que la première chambre, composée de membres
plus âgés, plus riches, moins nombreux que ceux de la seconde
chambre, est destinée à devenir une chambre haute, sans avoir ce-
pendant de prérogatives. La chambre basse ou seconde chambre
pénètre plus avant, par une notable extension de l'éligibilité, dans
le cœur de la nation; elle semble, par le principe de l'indemnité
qui lui est appliqué, plus voisine de la démocratie; elle est plus nom-
breuse. 11 était donc facile de prévoir qu'elle prendrait un prompt
ascendant, et l'on a vu déjà en effet, bien que le mécanisme de la
nouvelle diète ne soit en mouvement que depuis six ans, des mem-
bres élus à la prem.ière chambre donner leur démission pour se pré-
(1) Le rixdale vaut 1 franc 40 centimes.
980 REVUE DES DEUX MONDES.
senter à la seconde, s'ils avaient à faire accepter des projets de lois
leur tenant au cœur. C'est ce qu'a fait M. le comte Eric Sparre aux
élections de 69. Quant au droit de suffrage, on voit qu'il est passa-
blement restreint par des conditions de cens et de domicile. Aussi y
a-t-il eu des propositions, peu soutenues il est vrai, ayant en vue le
vote presque universel. C'est par cette pente que la Suède peut se
voir entraînée vers l'arène où se débattent péniblement aujourd'hui
plusieurs grandes nations cruellement partagées entre l'instinct
conservateur et la promiscuité anarchique, entre l'esprit de pro-
grès, de tradition libérale, et les rêves anarchiques du socialisme.
Ce ne sont plus les grandes nations seulement qui souffrent de cette
contagion redoutable; elle s'étend avec une effrayante rapidité
même à de petits peuples, que ne préserve pas leur prospérité re-
lative. La rapidité des communications et la promptitude des
échanges intellectuels aussi bien que commerciaux ont produit, à
côté de merveilleux et bienfaisans résultats, quelques terribles dés-
ordres, desquels on doit espérer qu'ils ne seront que passagers. Au
nombre de ces désordres, et l'un des plus graves , est ce vertige
qui, s'emparant de tant d'esprits, les détache des sentimens les
plus vrais, ceux de la patrie, de la famille et du devoir, pour les li-
vrer aux plus trompeuses espérances et, à vrai dire, aux plus cou-
pables convoitises. Raisonneurs cosmopolites, révolutionnaires uni-
versels, ils ne connaissent plus ces antiques barrières des diverses
nationalités, et quiconque dans les deux mondes se révolte et blas-
phème, quiconque demande le remède de ses maux à la revendi-
cation matérialiste et athée est leur concitoyen ; il se trouve des
savans pour traduire en toutes les langues ces coupables et mono-
tones théories, et de faux esprits ou plus souvent des ambitieux
haïssables pour conduire ces troupeaux hébétés à leur propre perte
à travers la ruine générale.
Il y a trois ans à peine, en 1869, le gouvernement anglais avait
demandé à ses agens diplomatiques des informations sur la condi-
tion des classes ouvrières chez les diverses nations; ces rapports,
réunis dans un des livres bleus, forment une immense et intéres-
sante enquête, qui a été publiée. Si vous y consultez les chapitres
sur les trois pays du nord Scandinave, nulle crainte n'y est expri-
mée à ce sujet pour aucun d'entre eux. Il y a bien le fait constant
de l'émigration qui trahit l'absence du patriotisme et la foi dans
l'utopie; mais les observateurs remarquent expressément, à la date
de 1869, qu'il n'y a dans le nord aucune trace de lutte engagée
entre le capital et le travail, ni d'hostilité entre les classes diverses,
ni d'associations ouvrières haineuses et irritées. Yoici cependant
qu'aujourd'hui, après trois ans à peine, le Danemark est envahi par
V Internationale , qui compte dans ce royaume, assure-t-on, des
LA SUÈDE SOUS CHARLES XV. 981
milliers d'adliérens. On a pu se convaincre aux dernières élections
de Copenhague, au mois de septembre, des progrès du mal. Après
avoir étendu son action par plusieurs sociétés, dont la plus active
semblait être celle de la petite ville de Horsen, et par un journal
intitulé le Socialiste, V Internationale osa espérer certains succès
par le vote populaire. Contre le parti national-libéral, dont les re-
présentans très distingués s'appelaient M. Bille, longtemps rédac-
teur d'un journal important, le Bagblad, — ou M. Rlmestad, ou
M. Hall, l'ancien ministre des affaires étrangères, elle s'unit avec la
gauche, et elle improvisa, dans les circonscriptions de Copenhague
où l'on rencontrait le plus grand nombre d'ouvriers, des candida-
tures ouvrières. Bien plus, elle fit choisir pour ces candidatures des
condamnés actuellement sous les verrous, ceux qu'on appelait dans
le parti les martyrs de la bonne cause, et la paisible ville de Co-
penhague vit fleurir et se multiplier les réunions électorales; un
M. Wûrtz, fabricant de cigares, président de la section danoise de
V Internationale, avec un cortège d'élite, venait échauffer les esprits
et renforcer les voix. C'était là qu'on posait les candidatures de
M. Louis Pio, de M. Paul Geleff, ces « victimes des bourgeois. »
Le directeur de la police ne consentait pas malheureusement à
élargir ses prisonniers pour leur permettre de venir faire des ha-
rangues, et il ne leur restait qu'à répandre de la prison leurs pro-
fessions de foi en grand nombre; mais les frères et amis les com-
mentaient dans les clubs, et chaque matin le journal le Socialiste
enregistrait d'innombrables adhésions, signées des noms les plus
inconnus, aux doctrines énoncées. Il terminait toujours par quelque
tirade semblable à celle-ci, que nous lui empruntons : « Travail-
leurs! l'heure de votre délivrance approche; le grand jour est ar-
rivé. Pendant des siècles, le travailleur danois a gémi sous l'escla-
vage et l'oppression ; tous ils le tenaient courbé sous leurs talons,
pas une voix ne s'élevait pour lui; mais maintenant il va élire des
hommes qui plaideront sa cause et la feront triompher en dépit de
la haine et de l'envie, en dépit de l'insulte et de la persécution.
Travailleurs, vos chefs comptent sur vous! » On voit par ces lignes
que l'éloquence démagogique est partout la même, comme seront
partout les mêmes les maux qu'elle engendrera. U Internationale
n'a encore remporté à Copenhague aucun des triomphes que dès
maintenant elle y rêvait. M. Louis Pio, dans la cinquième circon-
scription de Copenhague, comprenant un grand faubourg et beau-
coup d'ouvriers, n'a obtenu que 199 voix contre 1,142 données à
son adversaire; M. Paul Geleff n'a eu que 26 voix contre 929, et
ainsi des autres; mais ce premier essai n'en a pas moins eu du
retentissement. C'est beaucoup trop que, dans le district où un
homme comme M. Hall avait été vingt ans député, on ait osé lui
982 REVOE DES DEUX MONDES.
opposer un officier de l'armée, rédacteur d'une feuille imitant, pa-
raît-il, les plus mauvais journaux de Hambourg, ce qui n'est pas
peu dire. C'est trop que, dans un pays agricole tel que le Dane-
mark, où s'opère en ce moment une sorte de transformation de la
propriété immobilière, des fermens de troubles vraiment redouta-
bles aient trouvé si promptement accueil. L'esprit public est simple
et droit chez ces peuples : il faut espérer qu'il résistera; mais ce
serait aux grandes nations à les soutenir par leurs exemples et à les
guider.
La Suède a-t-elle reçu quelque atteinte du mal qui commence
d'attaquer son voisin ? On ne saurait répondre par une négation
absolue. La province suédoise de Scanie est très proche de l'île de
Seeland, non-seulement par la faible distance, mais aussi par la
ressemblance du climat, par celle des conditions agricoles et indus-
trielles, par des communications qui sont de chaque jour. Pendant
l'été de 71, des délégués de VJntetvmiionale s'en vinrent dans une
petite ville de cette province, à ïstad, port très fréquenté qui sert
de point d'arrêt entre Lubeck et Stockholm ainsi que pour plusieurs
autres lignes de navigation à vapeur. Ils essayèrent là de faire de
la propagande, mais l'éloquence du club ne fut pas du goût de la
population d'Ystad, et pour cette fois ils essuyèrent un véritable
échec. Néanmoins c'est dans la même province que tout récemment
un grand nombre de fermiers, accablés par des baux onéreux, se
sont mis en tête que les terres appartenaient toutes, comme aux
premiers temps du moyen âge, à la royauté, et que le roi pouvait
dépouiller les détenteurs actuels pour les investir eux-mêmes direc-
tenîent, sauf redevance. Il y avait là un souvenir de la fameuse
réduction jadis opérée par Charles XI, alors qu'en 1682 il avait réuni
de nouveau à la couronne toutes les terres qui en avaient été sé-
parées depuis le commencement du siècle; mais cette spoliation de
la noblesse avait eu lieu dans un temps où l'esprit public ne son-
geait à en faire profiter que la royauté même, dont on invoquait
l'absolutisme contre une noblesse détestée. Aujourd'hui ce ne serait
plus une classe privilégiée qu'on dépouillerait de la sorte, et une
pure atteinte au droit de propriété n'aboutirait qu'au désordre ma-
tériel et moral, bien loin de contribuer à un affermissement quel-
conque d'un principe autoritaire. Les fermiers de Scanie ont adressé
à la couronne plus de deux cent cinquante pétitions consignant
leurs étranges espérances; en attendant la réponse, ils ont refusé
d'exécuter les conditions des engagemens qu'ils avaient naguère
eux-mêmes souscrits, et ils ont résisté par la force aux exécutions
légales qui devaient les expulser de leurs demeures. Qui peut me-
surer jusqu'à quel point certains échos ont pu contribuer à créer
leurs illusions et à exciter leurs colères? Qui peut répondre que des
LA SUÈDE SOUS CHARLES XV. 983
pièges ne soient pas déjà tendus pour exploiter ces révoltes dans le
sens des théories antisociales et anarchiques? Les ouvriers, en
Suède, sont peu nombreux et dispersés : c'est là ce qui les préser-
vera sans doute d'égaremens dont ils seraient, comme il arrive
toujours, les premières victimes. Ils ont commencé de s'organiser
en groupes moyens; ils ont formé des associations de secours mu-
tuels, mais aussi des sociétés pour l'achat des matières premières,
pour la fabrication et pour la vente, avec partage proportionnel des
profits. L'enquête anglaise de 1869 étudie avec soin ce dévelop-
pement, qui offre tant d'intérêt. A côté de cela, il y a malheureuse-
ment des faits de nature à inquiéter pour l'avenir ; telle est assu-
rément la publication d'un livre composé par un ouvrier suédois
nommé Nils Nilsson, et où sont exposées toutes les théories ex-
trêmes de V Internationale. Rien que le titre de ce livre est signifi-
catif : Liquidation définitive de la loi et de la société suédoises.
Les agens invoqués sont l'athéisme, l'abolition du mariage et de la
propriété, etc. Il n'y a pas de société qui puisse résister à de pa-
reils fermens, si elle les laisse une fois s'introduire, et la meilleure
manière de leur interdire l'entrée, c'est d'armer le pays de sagesse
et de bon sens en allant au-devant des utiles institutions et des
salutaires réformes. La Suède se garantira du fléau démagogique en
achevant son édifice constitutionnel et parlementaire, puisque cette
forme de gouvernement est encore celle qui paraît s'être le mieux
adaptée à notre temps et aux mœurs de l'Europe moderne. Il lui
faut, pour accomplir cet achèvement, ajouter à la réforme fonda-
mentale de 1866 les changemens qui en sont comme les naturels
corollaires, une entière responsabilité ministérielle, et de plus la
subordination nouvelle de certaines administrations ou de certains
conseils, débris d'un régime antérieur, qui étaient habitués à une
indépendance d'action à peine conciliable avec l'autorité générale
et supérieure de la représentation nationale. Ce n'est là qu'un tra-
vail complémentaire et facile, dont les diètes, avec le concours du
gouvernement, auront promptement raison. Le progrès politique est
le vrai gage du progrès social et économique, et il nous reste à
montrer que, pour s'être assuré hardiment la possession du premier,
la Suède, pendant le règne de Charles XV, a déjà commencé d'ob-
tenir l'autre comme par surcroît.
II.
Deux réformes sociales du plus haut intérêt ont continué de se
développer sous le règne de Charles XV, et ne s'arrêteront pas
avant leur entier achèvement. On sait que naguère encore la Suède
9S4 REVUE DES DEUX MONDES.
pouvait être citée comme un pays fermé à la liberté religieuse; on se
rappelle ces procès impies qui, sous l'avant-dernier règne, avaient
exilé et dépouillé de leur fortune de malheureuses femmes, leurs
maris et leurs fils, coupables d'avoir quitté pour une autre com-
munion chrétienne la pure église évangélique suédoise. Le roi Oscar
avait tempéré autant qu'il l'avait pu la rigueur des lois et l'intolé-
rance des deux ordres de la noblesse et du clergé; si à la fin de son
règne la diète de 1858 n'adoptait pas encore tous les changemens
proposés par lui à ce sujet, on devait pourtant à son initiative un
commencement de réforme qui s'annonçait par quelques amende-
mens à la loi sur les réunions religieuses du 12 janvier 1726. Dès
le début du règne de Charles XV, les nouvelles dispositions du
23 octobre 1860 continuaient ce mouvement : elles accordaient un
peu plus de liberté à qui voulait sortir de l'église officielle, mais en
conservant les peines de l'amende, de la prison et de l'exil contre
quiconque cherchait à propager ce qu'on appelait de fausses doc-
trines. Le règne du fils d'Oscar I"' devait s'achever comme il avait
commencé, par des mesures favorables à la tolérance religieuse.
Lors de la diète de 1869, les peines édictées contre les tentatives
de propagande furent notablement adoucies, et l'exil même dispa-
rut. La session de 1870 admit les dissidens à la diète et aux emplois
civils. Quant aux mesures générales qu'on méditait sur les droits
dont devraient jouir ces dissidens, on reconnut qu'elles relevaient
de la législation purement religieuse, et qu'à ce titre elles devaient
être soumises au consentement du synode, dont il fallait attendre
la prochaine session, quatre années plus tard.
La Suède en est donc réellement aujourd'hui encore à l'ordon-
nance de 1860 pour ce qui regarde les non-conformistes. Cette or-
donnance est destinée sans nul doute à bientôt disparaître; il est
bon d'en rappeler les termes et les dispositions pour faire apprécier
le progrès qui va infailliblement s'accomplir. Aux yeux de la loi,
le dissident est un égaré, pour ne pas dire un coupable; tout au
moins faut-il le traiter comme atteint d'une maladie spirituelle. On
lui assignera donc un médecin de l'âme, qui devra l'instruire à
nouveau et l'avertir du danger où il court. S'il n'ouvre pas les
yeux, il recevra les avertissemens du chapitre ou de ses délégués;
s'il persiste encore, il devra aller personnellement chez le pasteur
pour obtenir d'être inscrit comme dissident sur le livre d'église.
Cette inscription ne lui sera toutefois accordée qu'après qu'il aura
produit la preuve de son admission dans une autre communion re-
ligieuse autorisée par les lois du royaume. On comprend bien que
ce double avertissement et cette inscription sont devenus de pures
et vaines formalités, mais le contraste entre l'inanité et les dispo-
lA SUEDE SOUS CHARLES XV. 985
sitions sévères de la loi est un scandale de plus, contre lequel le
ministre môme des cultes protestait lors de la diète de 1869 en
invoquant une réforme qui mît d'accord la loi et les mœurs.
La société civile n'est pas ici moins intéressée que la société re-
ligieuse; on peut en juger en examinant de quelles difficultés une
pareille législation enveloppe le mariage. Aux termes des articles
9 et 10 de l'ordonnance de 1860, l'union conjugale n'est recon-
nue légitime que si elle a reçu une consécration religieuse, et
cette consécration, si l'une des deux parties appartient h l'église
suédoise, doit être donnée par le clergé et d'après le rituel de
cette église, sans que les contractans puissent profiter du moyen
autorisé par l'ordonnance royale du 20 janvier 1863 dans le cas où
l'un des conjoints ou bien tous les deux appartiennent à la religion
Israélite, et qui consiste simplement dans le mariage civil. La né-
cessité d'introduire dans la loi le mariage civil, au moins pour
toutes les sortes de dissidens, aurait dû s'imposer; mais la diète,
aux diverses propositions qui lui en ont été faites, a toujours ré-
pondu en retardant cette réforme jusqu'au jour où, d'accord avec
le synode, elle pourrait discuter et proposer à la sanction du roi
une loi complète sur ce sujet. De telles complications, ainsi que
l'exigence de l'église officielle, qui n'accorde sa consécration au ma-
riage que sur l'attestation des devoirs religieux régulièrement rem-
plis, entraînent des conséquences faciles à deviner. Une foule d'u-
nions se passent de cette consécration, mais au prix d'un désordre
civil qui deviendrait, si l'on n'y remédiait promptement, tout à fait
intolérable. Un grand nombre de couples vont habiter en Danemark
le temps nécessaire, suivant la loi danoise, pour y contracter ma-
riage, et reviennent en Suède légalement unis. On a entendu par-
ler récemment d'un mariage conclu par devant les membres d'une
association ouvrière, parce que l'un des contractans , faisant pro-
fession d'être baptiste, n'aurait pu fournir le certificat de commu-
nion dans l'église officielle. On voit en Suède beaucoup de pauvres
gens qui, faute de pouvoir se mettre en règle avec les exigences de
la loi, contraires à leurs convictions religieuses, cherchent à entou-
rer du moins leurs mariages de toutes les garanties que peuvent
offrir la notoriété et l'estime publiques. Le nombre des enfans nés
en dehors du mariage légal atteint en Suède la proportion de 10 pour
100 en moyenne. Dans les villes, ce nombre monte à 2h, dans Stock-
holm à 38 pour 100. Les économistes Scandinaves n'hésitent pas à
regarder les formalités dont on complique le mariage comme un
des motifs de cet état de choses.
De tels scandales deviennent nombreux depuis qu'en Suède,
comme ailleurs, la rapidité des communications et la propagande
986 REVUE DES DEUX M)NDES.
des opinions du dehors ont amené une liberté et une diversité de
sentimens religieux dont ne s'accommodent pas les églises d'état.
Cette anarchie ne saurait durer sans causer un mal profond; et
sur ce point res[)rit public est résolu à exiger les réformes : il se-
rait déplorable que la part d'autorité laissée au clergé réuni en sy-
node vînt arrêter quelque temps encore un changement nécessaire.
Le paragraphe i 5 de la loi sur la Forme du gouvernement impose au
roi de « ne pas opprimer ni laisser opprimer les consciences, mais
de maintenir chacun dans le libre exercice de sa religion, en tant que
la tranquillité publique n'en est point troublée, ou qu'il n'en résulte
pas de scandale public. » Nous ne sommes plus au temps où un
gouvernement pourrait, d'accord avec une église officiel le, abuser de
ces derniers mots pour se réserver une dangereuse ingérence dans
le domaine des choses religieuses; nous sommes sur ce sujet plus
scrupuleux qu'on ne l'était jadis, et plus respectueux de ce qui doit
être respecté. Les sociétés modernes n'ont rien inventé de plus parfait
en vue du bon ordre si désirable en une telle sphère que l'institu-
tion du mariage civil, qui se concilie avec une entière indépendance
religieuse. S'il n'est pas permis encore d'espérer pour la Suède
qu'elle admette prochainement un tel progrès, bien que beaucoup
de bons esprits en aient exprimé le vœu dans la diète, on ne sau-
rait trop déc'arer cependant, afin de ne pas donner le change, que
le gouvernement et la représentation nationale sont tout prêts,
chacun pour ce qui le concerne, à hâter l'heure d'une réforme vi-
vement souhaitée.
Une autre question sociale non moins importante, et qui préoc-
cupe en Suède les esprits, est relative aux clroils de la femme. On
lit beaucoup les livres anglais à Stockholm, on y a beaucoup lu
particulièrement le livre de M. Stuart Mill sur la subordination de
la femme, œuvre d'utopiste assurément, mais toute trempée de
l'esprit moderne et, ajoutons-le, tout inspirée du génl ^, d< s races
du nord. L'utopie, de la paît de M. Stuart Mill, consiste à oublier,
au profil d'une solution brillante du problème, quelques-unes des
principales données sur lesquelles il repose. Il rêve un état social
qui, en renflant un, entier hommage, en offrant un libre épanouis-
sement aux qualités intellectuelles de la femme, lui assure de la
sorte tout au moins l'égalité avec l'homme. Il semble avoii oublié,
— jusqu'à faire de la femme un être presque immatériel, — que la
nature elle-uiême a voulu lui réserver une série de devoirs spé-
ciaux qui, tout en l'exaltant et en devenant son honneur, ne lui as-
gigneuit pas la supériorité intellectuelle comme unifpie ou même
comme principal but. Ce n'est pas lui qui commencerait par dire :
La femme est une malade, — et qui raisonnerait d'après ce point de
LA. SUEDE SOUS CHARLES XV. 987
départ; mais le motif de sa vue partielle, et l'on peut dire de ses
lacunes, est précisément le suprême respect que sou sujet lui in-
spire. A l'école de tels livres, les publicistes suédois ont signalé
vivement le retard de la législation nationale sur les codes étran-
gers. On aura beau rappeler le mot de Tacite sur les sentimens
germaniques à l'égard de la femme, il est certain que c'est encore
notre code civil qui lui assure la meilleure protection. Il n'y a pas
dix ans, la femme non mariée demeurait toujours mineure en
Suède; or il faut se rappeler qu'il naît régulièrement chaque année
dans ce pays plus de femmes que d'hommes : cette circonstance
rend d'autant plus nécessaire une législation permettant à celles
qui ne se marient pas de pourvoir elles-mêmes à leur destinée. Ce
n'est pourtant qu'à partir du 16 novembre 1863 que la loi a dé-
claré la femme non mariée majeure à vingt-cinq ans sans l'obliga-
tion d'en faire la demande spéciale. Quant à la femme mariée, on a
revendiqué en sa faveur aussi une plus grande indépendance pour
l'admiuistration de ses biens.
M. Hierta, un des vétérans que vient de perdre la presse libérale,
a présenté l'an dernier une motion remarquable sur ce sujet. Après
avoir comparé les législations des divers pays civilisés, il a vanté
surtout celle de l'état de New-York, dont il a proposé d'adopter
sur ce point les prescriptions spéciales, qui datent de 1860 et 1862.
Suivant cette loi, les biens-fonds et biens meubUs appartenant à
la femme mariée par héritage, testament ou donation, ceux qu'elle
acquiert par son travail, par son industrie ou ses économies, ceux
qu'elle possède au moment de son mariage, les rentes, revenus et
produits de tous ces biens, sont et restent, après le mariage, des
biens à elle; ils sont administrés et enregistrés en son nom, sans
que le mari ait en rien à s'y mêler, et sans qu'elle ait à répondre
pour les dettes du mari, à moins qu'on ne prouve que ces dettes
ont été contractées par la faute de la femme, pour son propre en-
tretien ou celui de ses enfans. La femme mariée a de plus le droit
d'hypothéquer, de vendre, de transporter ses biens, d'exercer un
métier, de faire n'importe quel travail ou service pour son propre
compte, et le gain qui en résulte est employé en son nom. Elle peut
enfin céder et garantir ses biens, citer et être citée devant les tri-
bunaux soit à l'occasion de sa fortune, soit pour injustices com-
mises à son égard ou à l'égard de ses enfans. — Ces dispositions,
emprunteras à l'Amérique, ont pu paraître à la diète suédoise trop
extrêmes, mais on s'est accordé à presser le gou^ernenjent de faire
préparer une loi telle que, par contrat de mariage, la femme pût
avoir le droit de gérer elle-même sa foptune personnelle.
Il y aurait bien encore à mentionner au nombre des questions
d'un intérêt social qui préoccupent en ce moment la Suède l'agita-
988 REVUE DES DEUX MONDES.
tion soulevée depuis plusieurs années pour plusieurs sortes de ré-
formes dans l'instruction publique. Cette agitation a porté spéciale-
ment sur l'enseignement secondaire et sur le haut enseignement.
Il s'agissait d'abord, là comme ailleurs, de décider quelle part de
l'enseignement classique devrait être conservée en vue de l'instruc-
tion secondaire, et quelles concessions il serait à propos de faire
aux nécessités modernes, c'est-à-dire à l'étude des langues vi-
vantes, à la géographie, aux notions élémentaires d'économie poli-
tique, etc. Le plus souvent, en Suède comme en France, la meilleure
solution du problème se trouvait être l'institution de quelques-uns
de ces collèges que nous appellerions primaires-supérieurs, où se
peut donner une instruction à la fois suffisamment littéraire et très
pratique. D'autre part certains esprits réclamaient pour le haut en-
seignement la création d'une nouvelle université ou école supérieure
à Stockholm. Cependant, outre l'université de Lund, au midi de la
Suède, il y a, tout près de la capitale, à deux heures par le chemin
de fer, celle d'Upsal, à qui certes ne manquent ni la tradition ni la
renommée. Les partisans du nouveau projet ont évidemment pensé
que l'influence d'un milieu plus actif et plus politique ne serait pas
redoutable pour de nouvelles tendances scientifiques et littéraires.
Ils avaient proposé d'abord la translation des chaires d'Upsal à
Stockholm; en face d'une résistance absolue, ils n'ont compté que
sur une fondation spéciale due à leurs propres forces. L'initiative
privée se mit à l'œuvre; des comités recueillirent en dons volon-
taires des sommes aujourd'hui considérables, et voici, quand on fut
prêt à s'affirmer en ouvrant de premiers cours, sans aucune aide de
l'état, quel plan on se proposait. Un comité de quelques membres
seulement prendrait en main toute l'administration, notamment
l'admission et la révocation des professeurs. Tout ce qui regarde
les programmes et la bonne conduite des études serait sous la di-
rection d'un de ces professeurs, nommé par ses collègues et pre-
nant le titre de recteur. Les cours, non gratuits, et auxquels les
femmes seraient admises, comprendraient les trois vastes domaines
des sciences mathématiques et physiques, des sciences politiques
et morales (droit civil et ecclésiastique, droit romain, droit criminel,
procédure, économie sociale, statistique, etc.) et des sciences philo-
sophiques et historiques (philosophie, histoire, philologie, etc.).
Stockholm ayant dans V Institut rarolin une célèbre et florissante
faculté de médecine, on négligeait dans la nouvelle fondation cet
enseignement; on ajournait la théologie. — Une telle solidarité s'est
établie entre les divers peuples de l'Europe que partout et presque
dans les mêmes temps, comme on le voit, de communes questions
s'imposent et appellent des solutions pareilles.
Le progrès des institutions politiques avait donc éveillé les ré-
LA SUEDE SOUS CHARLES XV. 989
formes sociales, et un reste d'embarras de la machine législative en
avait seul retardé pour peu de temps encore l'entier accomplisse-
ment. Le progrès économique devait naturellement suivre, surtout
dans un pays comme la Suède, riche d'abondantes matières pre-
mières, mines et bois, dont l'exploitation ne pourra que gagner aux
progrès généraux du commerce et de l'industrie. La Suède n'a pas
beaucoup d'or; en revanche, les mines d'argent et celles de cuivre,
après avoir été jadis très florissantes, recommencent à donner,
grâce à de nouvelles méthodes, des résultats toujours croissans. Le
plomb et le soufre ne manquent pas, le zinc est exploité avec succès;
mais c'est le fer, comme on sait, que la nature a prodigué avec une
merveilleuse abondance à la Suède. C'est à peine si une seule pro-
vince du nord ou du centre en est privée. A ces précieuses matières
premières, il faut probablement ajouter dès maintenant la houille,
si du moins les espérances conçues cette année même se confir-
ment. Au commencement de 1872, on a découvert dans la Suède
méridionale, sur les bords du Sund, un peu au sud d'Helsingborg,
jusqu'à douze filons de charbon de terre dont l'un aurait jusqu'à dix
pieds d'épaisseur, un autre huit. Or le professeur Erdman, dans un
rapport sur les mines de charbon déjà exploitées en Suède anté-
rieurement, à Hôganàs, au nord d'Helsingborg, assure que, des cinq
liions qui se trouvent dans ce dernier bassin, le plus épais n'a que
six pieds d'épaisseur, et que cependant, de 1797 à 1865, on a ex-
trait de ces mines 9,402,430 tonnes ou 56,414,580 pieds cubes de
charbon de terre. On exploite depuis longtemps et avec grand avan-
tage en Westphalie des filons qui n'ont qu'un pied d'épaisseur.
Cela peut aider à calculer quelle source de richesse la Suède au-
rait acquise, s'il se vérifiait qu'elle possédât des fiions de houille de
trois, six, huit et dix pieds d'épaisseur. Ces gisemens, à 500 pieds
de profondeur, paraissent avoir une superficie de k milles suédois,
c'est-à-dire plus de 42 kilomètres, sur un mille et demi, le long du
rivage qui fait face à la pointe extrême de l'île danoise de Seeland.
En prompte communication avec la Mer du JNord et la Baltique,
ils seront des plus faciles à exporter.
D'autre part, au nord de la Suède, les grands établissemens mé-
tallurgiques et l'exploitation des forêts ont recueilli une grande
part des avantages qu'a valus à ce pays le traité de commerce
avec la France. Les résultats de la liberté commerciale ont été que
l'exportation générale de la Suède en France a augmenté de 80 pour
100 (9,405,000 rixdales en 1864, 16,912,000 en 1868), et l'impor-
tation directe de France en Suède de 79 pour 100 (2,261,000 rix-
dales en 1864, 4,039,000 en 1868). Plusieurs maisons suédoises
ont particulièrement fait des fortunes considérables par la seule
REVUE DES DEUX MONDES.
exportation en France des planches de parquet non ouvrées. Elles
attendent avec inquiétude les elTets de notre retour aux anciens ta-
rifs et l'échéance du traité, fixée au 15 avril 1877.
L'agriculture aussi est devenue pour la Suède une source ordi-
naire et quelquefois abondante de richesse depuis la réforme de la
législation sur l'eau-de-vie sous le règne d'Oscar, qui fut comme
le signal d'un développement inaccoutumé. Tandis qu'autrefois la
Suède n'avait que de rares excédans, elle peut soutenir la con-
currence avec le Danemark et d'autres pays agricoles, et elle con-
tribue largement à la consommation de l'Angleterre, surtout pour
l'avoine. Quatre années consécutives d'excellentes récoltes viennent
de lui permettre une exportation des plus profitables; d'ailleurs, et
indépendamment de ces heureuses circonstances, la Suède actuelle
recueille le fruit d'utiles travaux, accumulés depuis vingt ans. De
1835 à 1858, l'agriculture y a conquis, en prairies ou en champs
labourés, jusqu'à 368,213 hectares. Cette augmentation, concou-
rant avec l'accroissement des communications intérieures, est deve-
nue un très actif encouragement, par exemple pour l'élève du bétail
dans les provinces du nord. Quelques chiffres seront ici éloquens.
L'importation des céréales : froment, seigle, orge, avoine, farine de
froment et farine de seigle, est descendue de 1,141,100 quintaux en
67-68 et de 1,511,109 en 69-70, à M7,300 en 70-71, pendant que
l'exportation, dans les quatre années 67-71, suivait la progression
ascendante que voici : 6, âOO, —lu, 800,— 36,000,— 63,200. L'a-
voine seule, importée en 67-68 et 68-69 pour 25,500 et 19,800 pieds
cubes, ne comptait plus en 69-70 et 70-71 à l'importation, mais
s'élevait à l'exportation pendant ces quatre années de 10 millions
de pieds cubes en 67-68 à 20 millions en 69-70 et 70-71.
Pour favoriser et garantir le développement de ces réformes po-
litiques et sociales, de ces progrès économiques où sont engagés les
intimes intérêts de tout un peuple, il fallait la paix du dedans et
l'assurance des tranquilles relations au dehors. La Suède a été assez
heureuse, pendant le règne de Charles XV, pour obtenir constam-
ment ce double avantage, non cependant sans avoir éprouvé parfois
de vives inquiétudes sur la durée de la paix. Ce n'est certes pas
qu'elle ait connu des divisions intérieures : cet heureux pays ne sait
plus, à vrai dire, depuis la révolution de 1809, ce que c'est que les
partis ; mais plus d'une fois les dangers du dehors sont venus lui
donner ce problème à résoudre, à savoir si elle achèterait son pror-
grès économique et social, et tout son développement intérieur, au
prix d'une politique se désintéressant désormais de toutes questions
extérieures. Si la disproportion des forces faisait de l'abstention une
loi au gouvernement de Charles XT, il fut du moins visible que ce
LA SUÈDE SOUS CHARLES XV. 991
rôle de neutralité passive n'était accepté que par une prudente
résignation, qui faillit plus d'une fois se démentir. En 1862, une
fraction des libéraux causa quelques diflîcuhés au cabinet en de-
mandant une intervention favorable à l'insurrection polonaise. Une
expédition navale, année en Angleterre, venait achever son équi-
pement en Scanie, et provoquait des manifestations qui, tout en
étant peu agréables au gouvernement russe, n'offraient rien que
de compromettant pour la cour de Stockholm. Heureusement la
Russie était représentée alors en Suè:le par un homme de con-
ciliation, M. Daschkof; ses efforts, unis à ceux de M. de Man-
derstrôm, ministre des affaires étrangères, réussirent à calmer
le mécontentement du cabinet de Pétersbourg. — L'année sui-
vante, en 1863, survint une nouvelle crise du différend dano-
allemand. Charles XV eût été fort désireux d'y jouer son rôle par
une intervention active, mais deux crises financières et de mau-
vaises récoltes venaient d'ébranler le bien-être des populations
suédoises; de plus l'Angleterre et la France s'obstinaient à rester
neutres. La Suède ne pouvait rien sans la coopération des grandes
puissances, et il n'était rien moins qu'assuré que son initiative dé-
terminerait leur concours; elle n'aût donc fait probablement que se
compromettre.
Chacun de nous sait quelles étaient pour la France les sympa-
thies suédoises, et celles de Charles XV en particulier : il n'en faisait
pas mystère. Il avait aimé notre pays dans la prospérité; il aurait
voulu pouvoir le secouiir dans le malheur. Il s'en exprima dans
une lettre à un de nos officiers, prisonnier en Allemagne; la lettre
tomba entre les mains des Prussiens, auxquels elle n'apprit rien de
nouveau. La nation suédoise, elle aussi, pleurait notre défaite; on
aurait à en citer les témoignages les plus touchans. Ce n'étaient
pas seulement les sentimens particuliers et comme personnels qui
intervenaient ici, c'était encore le sens politique : les petits états
perdaient leur défense naturelle. De terribles fautes avaient été
commises, et la première de toutes le jour où Angleterre et France
avaient abandonné le Uanemark. Qui pourrait s'étenner après cela
qu'en présence du désarroi général, de l'incertitude des alliances,
du mépris des traités, du renversement de tout équilibre, les pays de
troisième ordre ne jettent plus aucun regard au-delà de leurs fron-
tières, même pour des intérêts qui sembleraient devoir les toucher
par quelques côtés? Ils ont à organiser leur défense nationale, à
condenser toutes leurs forces intérieures, non pas pour faire valoir
autour d'eux les desseins politiques qui leur sembleraient pour
eux-mêmes les plus utiles, mais pour tâcher de se sauvegarder ou
de faire au moins bonne résistance au moment du danger, heureux
992 REVUE DES DEUX MONDES.
si, en se repliant de la sorte, ils en tirent occasion de créer et de
développer, pendant ce qu'on leur laisse de répit, de nouvelles res-
sources intérieures. C'est ce qu'a fait le roi Charles XV. Il a essayé
de remplir la double tâche de ne pas interrompre le progrès com-
mencé et de parer à de nouvelles difficultés et à de nouveaux pé-
rils. Son gouvernement venait d'élaborer un vaste projet de réforme
de l'armée suédo- norvégienne et de défense nationale. Les motifs
de cette préoccupation impérieuse n'avaient pas été dissimulés :
le discours du trône à l'ouverture de la diète de 1871, au mois de
janvier, déclarait, après avoir constaté la neutralité parfaite des
royaumes-unis dans la lutte entre l'Allemagne et la France, « qu'il
ne manquait malheureusement pas de raisons de craindre que la
guerre ne pût prendre un essor plus vaste dans un avenir prochain. »
Le roi ajoutait ces graves paroles : « Les traités sur lesquels les états
différens ont fondé leurs rapports mutuels ne sont plus entourés du
même respect que par le passé, et la situation politique de l'Eu-
rope ne paraît plus assise sur des bases suffisamment solides. » Le
plan de réorganisation de la défense nationale médité par Charles XV
devait être concerté par les deux royaumes-unis, et il supposait une
entente commune. Aussi le gouvernement avait-il proposé la révision
de l'acte d'union entre la Suède et la Norvège, ainsi que la création
d'une chambre composée de représentans des deux pays. On sait
de quels jaloux sentimens d'indépendance les Norvégiens sont ani-
més; ils ont repoussé toutes ces mesures, sans doute parce qu'il
leur reste encore quelque chose de la défiance que leur inspirait la
Saède d'avant la réforme de 66. Ce serait à tort; la Suède a mainte-
nant rejeté, nous l'avons vu, ce qu'elle avait conservé d'institutioi^s
surannées; son contact et l'intime union avec elle ne peuvent plus
offrir de dangers à la liberté norvégienne. Les storthings de Chris-
tiania, devenus annuels depuis 1871, vont concorder avec les diètes
de Stockholm; les interminables retards d'autrefois, causés par la
différence des mécanismes parlementaires, vont disparaître; le che-
min de fer direct ouvert entre les deux capitales va devenir à la
fois le meilleur instrument et le symbole d'un nouveau rappro-
chement des deux peuples. De la sorte, le règne de Charles XV,
pour avoir vu encore un reflet de ces anciens dissentimens, n'en
aura pas moins été l'époque féconde à partir de laquelle on peut
espérer qu'ils auront commencé de s'éteindre.
A. Geffroy.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 décembre 1872.
Lorsqu'un homme d'une intelligence supérieure, ému du plus noble
sentiment d'anxiété morale, prétendait qu'il était plus difficile de con-
naître son devoir que de le faire, il disait le mot vrai de tous les temps
de grandes crises publiques, et, s'il était encore de ce monde, il pourrait
certes plus que jamais répéter cette parole aujourd'hui. Savoir ce qu'on
doit faire, c'est la première de toutes les difficultés, et on n'arrive pas à
le savoir sans un certain effort, sans le zèle d'une bonne volonté sin-
cère, parce que ce sentiment de ce qu'on doit et de ce qu'on peut, il faut
le dégager incessamment de tout ce qui l'altère ou l'obscurcit, des préoc-
cupations personnelles aussi bien que des calculs de parti.
Il y a eu des momens dans ces deux dernières années où l'excès du
malheur semblait rendre aux esprits cette lucidité douloureuse et rési-
gnée qu'on retrouve quelquefois en face des suprêmes catastrophes. De
telles épreuves ont été infligées à notre infortuné pays que devant cette
image de la France ensanglantée et mutilée toutes les autres considéra-
tions paraissaient légères, les sacrifices d'opinions ou de prétentions
particulières s'imposaient d'eux-mêmes. En un mot, on se soumettait
plus ou moins volontairement à une nécessité de patriotisme. Puis on en
est bientôt venu à dévier de cette politique inspirée par le sentiment
d'une situation cruellement compliquée. On s'est laissé entraîner de nou-
veau et par degrés aux défiances, aux animosités implacables, aux riva-
lités d'ambition et d'influence, on a levé drapeau contre drapeau. Les
circonstances ont-elles donc changé si vite qu'on ait retrouvé tout à coup
la liberté de recommencer sans danger la guerre des opinions et des
partis? Non, rien n'est malheureusement changé, en ce sens que les
conditions de la paix la plus accablante ne sont point encore complète-
ment exécutées, que l'occupation étrangère est toujours là, et que cette
réorganisation nationale dont on se faisait un programme est à peine
ébauchée. Le pays, qui sent ses souffrances, reste, quant à lui, jivec les
TOME cii. — 1872. 63
994 REVUE DES DEUX MONDES.
mêmes besoins, avec les mêmes désirs de tranquillité et de repos. 11 de-
mande la paix, on lui donne l'émotion et l'inquiétude; il n'a point du
tout le goût des représentations vaines ou excitantes, on lui offre le
spectacle des intrigues de couloirs, des savantes manœuvres parlemen-
taires, des coalitions les plus étranges, des conflits de pouvoirs, sans
remarquer qu'il se forme ainsi une sorte de dissonance croissante entre
l'état réel du pays et cette politique d'agitation artificielle à laquelle on
se laisse emporter, sans s'apercevoir qu'on délaisse l'œuvre sérieuse de
nécessité patriotique pour l'œuvre stérile d'une turbulence passionnée
et fatigante.
Sait-on le dernier mot de cette politique d'irréflexion et de confusion,
dont nous attendons le dénoûment? Depuis cinq semaines déjà, l'as-
semblée est rentrée à Versailles. Ce n'est point assurément le travail
qui lui manquerait, si on le voulait bien. Elle a devant elle une loi ur-
gente de réorganisation militaire, une loi sur l'instruciion publique, des
lois d'administration, de finances, de reconstitution judiciaire. Elle n'a
que le choix des travaux utiles. De tout cela, on ne fait à peu près rien,
on ne s'intéresse que médiocrement à des questions si peu faites pour
passionner un débat. On discute le budget en courant d'un air distrait
au milieu des facéties de iM. de Lorgeril sur ses rencontres avec le ban-
dit Gasperone en Italie et des sorties de M. de Belcaslel contre les ténors
et les danseuses de l'Opéra. Pendant ce temps, les interpellations se
succèdent, les motions se croisent dans l'air comme des lames d'épée,
on se regarde d'un ton de défi. Il s'agit de savoir ce qui se passe à la
commission des quinze ou à la commission des trente, comment on em-
pêchera M. Thiers d'aller à l'assemblée, quelle sera la majorité du len-
demain. Un jour, c'est la droite qui marche à l'assaut du gouvernement
pour le réduire à merci; un autre jour, c'est la gauche qui, de son côté,
se lance à l'assaut de l'assemblée pour lui demander, un manifeste à la
main, de se dissoudre. On sort à peine d'une crise qu'on voit déjà
poindre une crise nouvelle, qui ne sera peut-être elle-même que le pré-
lude d'une crise ultérieure. Voilà oii nous en sommes encore aujour-
d'hui! Voilà de quoi se compose notre vie parlementaire depuis plus
d'un mois, et quoiqu'un mois ne soit pas bien long dans la vie d'un
peuple, quoique ce Loit sans doute fort intéressant pour ceux qui aiment
ce genre d'émotions, il n'est point impossible que le pays, puisqu'on
fait toujours parler le pays, ne finisse par demander qu'on arrive enfin
aux affaires sérieuses dans son propre intérêt et dans l'intérêt de l'as-
semblée elle-même.
Cette histoire, à parler franchement, c'est l'histoire d'un mois mai
employé, de beaucoup de temps perdu en agitations sans gloire et sans
profit, lorsque le devoir le plus simpi^ serait de ne pas gaspiller des
jours dus au pays, d'éviter ces excitations et ces conflits qui ne sont
que le li'iomphe de l'esprit de parti sur l'intérêt public. Tout se réduit
REVUE. CHRONIQUE. 995
là depuis le retour de nos représentans, tout se résume dans ces mou-
vemens contraires, tantôt la campagne de la droite contre le gouverne-
ment, tantôt la campagne de la gauche contre l'assemblée; mais, comme
après tout, dans la situation faite à la France, il faut que ces deux pou-
voirs vivent ensemble, comme il n'y a pas plus de raison et de pré-
voyance à poursuivre la dissolution du gouvernement qu'à poursuivre la
dissolution de l'assemblée, les partis viennent alternativement se briser
contre une force des choses qui les domine et qu'ils ne savent même
pas reconnaître. Est-ce que cette force des choses n'est pas assez visible?
Est-ce qu'elle n'apparaît pas sous toutes les formes et de tous les côtés
dès qu'on veut essayer de passer de la mauvaise humeur à l'action? De-
puis que cette session, que M, Thiers appelait une session décisive, est
rouverte à Versailles, la droite s'épuise en combinaisons, en marches et
en contre-marches. A quoi est-elle arrivée? Elle n'a réussi jusqu'à ce
moment qu'à faire beaucoup de bruit pour rien, à créer une sorte de
crise permanente d'oi^i l'on ne peut sortir, à rendre plus sensibles les
divisions profondes de l'assemblée, à provoquer par représaille ce mou-
vement de la dissolution qui n'a d'autre sens, qui n'aurait d'autre ré-
sultat que d'ajouter à nos embarras d'aujourd'hui des embarras plus
redoutables encore. La première faute de la droite a été d'arriver à
Versailles avec une impatience irritée et soupçonneuse, avec ces arrière-
pensées de combat qui n'ont pas tardé à se faire jour, de prendre une
attitude impérieuse et menaçante vis-à-vis d'un gouvernement avec qui
elle avait mille raisons de rester unie, de se jeter aussitôt sur ce message
de M. Thiers, qui n'a été en définitive que le prétexte d'une campagne
011 il y a eu des blessures pour tout le monde, où il n'y a eu de victoire
décisive pour personne.
Ce message, dont on a tant parlé et qu'on a tant commenté, il ne di-
sait pas tout ce qu'on lui a fait dire. Il ne suscitait pas des problèmes
de fantaisie et ne décidait pas ce qu'il n'avait pas le droit de décider.
U retraçait une situation, qui existe après tout, en montrant l'opportu-
nité d'examiner en commun ce qu'il y aurait à faire pour assurer à la
France, dans les conditions oi!i elle est placée, les garanties d'ordre et
de sécurité dont elle a toujours besoin. 11 ajoutait même un mot qui au-
rait dû faire réfléchir tous les conservateurs, lorsqu'il disait qu'il valait
mieux que certaines questions fussent abordées et tranchées par une
assemblée connue qiie par une assemblée inconnue. C'était tout à la fois
une parole de prévoyance, un hommage à la puissance souveraine de
l'assemblée actuelle, et une protestation indirecte contre la prétendue
nécessité d'une dissolution. Comment a-t-on répondu à M. le président
de la république? On a commencé par nommer une commission, la com-
mission Kerdrel ou la commission des quinze, comme on voudra rap-
peler, qui semblait d'abord n'avoir d'autre rôle que d'examiner le mes-
sage, et qui en est venue bientôt à prendre l'initiaiive d'une proposition
996 REVUE DES DEUX MONDES.
dont les auteurs eux-mêmes ne dissimulaient ni le caractère ni la por-
tée. Sous ce mot de responsabilité ministérielle habilement mis en avant
se cachait à peine l'intention réelle. On voulait à tout prix éloigner
M. Thiers de l'assemblée, et le placer dans l'alternative de se retirer ou
d'accepter un ministère, expression directe et exclusive de la majorité
ou de ce qu'on croyait être la majorité; on opposait un gouvernement
au gouvernement de M. Thiers. — C'était une sorte de déclaration de
rupture et le commencement d'une série d'opérations de guerre où le
gouvernement, il faut le dire, a répondu par une grande modération
à un système trop évident d'hostilité. A la proposition tranchante et
agressive des quinze, il opposait une motion demandant à l'assemblée
de nommer une commission nouvelle composée de trente membres et
chargée d'examiner toutes les questions relatives , non-seulement à la
responsabilité ministérielle, mais encore aux attributions des pouvoirs
publics. Avec un peu de bonne volonté, rien n'était plus facile que de
s'entendre, que de concilier les deux propositions. On préférait pousser le
conflit jusqu'au bout, accepter la lutte dans toute sa gravité, au risque
d'aller au-devant de la crise la plus dangereuse et de s'exposer à ce qui
est précisément arrivé, à une scission de l'assemblée, qui s'est trouvée
partagée en deux camps presque égaux. Sans doute le gouvernement
gardait l'avantage, un avantage de moins de 40 voix. La victoire était
néanmoins médiocre, et la défaite de la droite n'était pas de celles qui
découragent un parti animé au combat; elle était si peu décisive que dès
le lendemain la droite songeait à prendre une revanche. Elle a trouvé
une occasion, elle l'a saisie avec une sorte d'impatience fébrile.
Cette fois, c'est sur le ministre de l'intérieur, M. Victor Lefranc , que
l'orage éclatait subitement à propos de quelques adresses politiques de
conseils municipaux qui n'auraient pas été ramenés assez vivement dans
le cercle de leurs attributions légales. Le pauvre M. Victor Lefranc est
tombé sur la place, foudroyé par un ordre du jour qui lui a laissé à
peine le temps de se reconnaître. La droite était satisfaite de s'être me-
surée avec M. Victor Lefranc et d'avoir vaincu cet athlète. Seulement
la situation n'avait guère changé au point de vue parlementaire. La
veille, le gouvernement avait eu une majorité de quarante voix ; le len-
demain, c'était la droite qui retrouvait quelques voix de majorité; ce
qu'il y a de plus étrange, c'est que, pour remporter cette victoire signa-
lée dans une circonstance où il s'agissait, disait-on, de faire respecter la
loi, la droite a été conduite au combat par des bonapartistes, fort cha-
touilleux, comme on sait, sur tout ce qui est affaire de légalité. Au mi-
lieu de tout cela, M. le président de la république s'est-il laissé aller à
quelque mouvement de mauvaise humeur? Nullement en vérité; il n'a
témoigné aucune impatience, il a pris quelques jours, et dans la recon-
stitution de son ministère il s'est visiblement étudié à suivre les con-
seils de la modération et de la conciliation. Il a fait passer au ministère
REVUE. — CHRONIQUE. 997
de l'intérieur le ministre des finances, M. de Goulard, qui est un homme
aussi honorable que distingué, rassurant à coup sûr pour le parti con-
servateur. 11 a donné M. Léon Say pour successeur à M. de Goulard aux
finances, et, puisqu'il était à l'œuvre, il a placé au ministère des travaux
publics, vacant depuis longtemps, un membre du centre droit, M. de
Fourtou, qui passe pour un homme de talent. Enfin tous ces changemens
ont été couronnés par le passage du sous-secrétaire d'état de l'inté-
rieur, M. Calmon, à la préfecture de la Seine, à la place de M. Léon
Say. M. Calmon n'est plus sous-secrétaire d'état à l'intérieur! voilà qui
est fait pour soulager bien des députés de la droite, car manifestement
M. Calmon était le grand ennemi de l'ordre et de la société! Il est au-
jourd'hui à la préfecture de la Seine, où il restera ce qu'il est, un
homme de savoir et d'expérience administrative. Somme toute, le nou-
veau ministère était un gage de conciliation , il a été considéré ainsi,
et il y a eu en effet tout d'abord un certain apaisement. Si on n'était
pas entièrement satisfait, on a feint de le paraître; mais cela n'a pas suffi
longtemps. La droite est impatiente de régner, et elle s'est repliée dans
la commission des trente, où elle a la majorité, où elle semble s'étudier
depuis quelques jours^à éluder le vote de l'assemblée, à recommencer
tout simplement ce qu'elle voulait faire dans la commission des quinze.
On tourne autour des questions sans les aborder; on n'a des yeux que
pour la responsabilité ministérielle, qui reste toujours visiblement le
premier et le dernier mot de la droite. On est surtout préoccupé de ne
rien faire, parce que, si on faisait quelque chose, on sortirait, à ce qu'il
paraît, du pacte de Bordeaux, et un membre de la commission l'a dit
assez naïvement; il a même laissé entrevoir la vraie pensée qu'on porte
dans ces délibérations en ajoutant qu'il fallait se borner à limiter les
pouvoirs du président, ne rien faire qui puisse avoir une durée, et « ne
prendre des mesures que pour régler un état temporaire et transitoire. »
Si la commission en est là, il est fort à craindre en effet qu'elle ne fasse
rien, et que la question ne revienne entière devant l'assemblée, où il
faudra encore livrer un nouveau combat.
Il faudrait cependant s'expliquer un peu plus nettement. A quoi veut-
on arriver? que veut-on faire? Jusqu'ici, il y a eu bien des discours, bien
des interpellations, bien des semblans d'explications, et en définitive rien
de précis ne se dégage de toutes ces manœuvres, de toutes ces agitations,
qu'on prolonge de façon à déconcerter le sentiment public. Il y a en vérité
des choses curieuses, des merveilles de contradiction dans tout ce qui se
passe autour de nous depuis quelque temps. Quand on presse un peu la
droite, quand on lui demande si elle veut rétablir la monarchie, elle s'en
défend avec vivacité, elle prétend qu'il ne s'agit de rien de semblable, et
elle a raison, puisqu'elle sent bien que, le jour où la question se poserait,
la division éclaterait dans son propre sein. Si on lui demande cependant,
puisqu'elle ne peut établir la monarchie, d'aùder à organiser une situa-
998 REVUE DES DEUX MONDES.
tion à demi régulière, à fortifier, à coordonner ce qui existe, elle se ré-
cuse aussitôt, elle prétend se retrancher dans une expectative dédaigneuse
ou hostile. Elle ne peut pas établir la monarchie, elle ne veut pas orga-
niser la république. Si on lui dénie le pouvoir constituant, elle le reven-
dique avec une jalouse énergie; si on lui demande d'user de ce pouvoir,
ne fût-ce que pour nous donner quelques-uns des ressorts les plus es-
sentiels, les plus indispensables de tout régime politique, elle se réfu-
gie dans une sorte de réserve mystérieuse, elle soutient qu'il ne faut
u rien faire qui puisse avoir de la durée. » On dirait que son unique
préoccupation est de laisser dans notre état misérable et précaire assez
de faiblesses pour que nous ne puissions pas nous y accoutumer.
La droite accuse tout le monde, M. le président de la république au
premier rang, de sortir du pacte de Bordeaux. Qu'était-ce donc que ce
pacte de Bordeaux, si ce n'est une convention de paix intérieure, une
trêve impliquant nécessairement la coopération de tous les partis à la
direction, à l'administration des affaires publiques? Eh bien ! que ré-
clame la" droite en ce moment même? Pourquoi combat-elle? Elle veut
le gouvernement pour elle et par elle exclusivement. C'est elle par le
fait qui se met en dehors du pacte de Bordeaux, c'est M. Thiers qui pra-
tique simplement et fidèlement ce pacte, lorsqu'il prétend se maintenir
au-dessus de tous les partis, et gouverner, non pas en mettant en pra-
tique indistinctement toutes les opinions, mais sans exclure les partis et
les hommes qui veulent contribuer à la réorganisation nationale. C'est
ce qui fait la force de M. le président de la république devant l'opinion.
On veut faire de lui le chef d'un gouvernement de parti, il reste et veut
rester le chef de l'état, le représentant impartial du pays, et ce sont les
conservateurs justement qui devraient lui savoir le plus de gré de main-
tenir ce caractère supérieur de chef du gouvernement, cette autorité su-
prême au-dessus des oscillations et des conflits des passions contraires,
jl a des connivences dangereuses, dit-on, il s'allie avec la gauche, dont
il se sert pour résister à ce qu'on lui demande. Qu'a-t-on vu cependant
l'autre jour dans cette séance où l'éloquence la [jIus séduisante et la
plus sincère n'a pu obtenir qu'une victoire si dilTicile et si contestée? On
a eu sous les yeux ce spectacle curieux d'un homme obligé de se dé-
fendre contre ceux dont il est rapproché par ses tendances, par ses idées,
par son passé, et déclarant courageusement à ceux qui le soutiennent
qu'il ne partage aucune de leurs opinions, même sur l'organisation de
la république. La situation peut être étrange, c'est possible. Si elle l'est
pour M. Thiers, l'est-elle donc moins pour ceux qui lui font la guerre
au moment même oîi il affirme une fois de plus les idées les plus con-
servatrices, et qui menacent en lui ce qui nous reste de gouvernement,
au risque d'ajouter à tant de ruines les ruines que peuvent faire des
révolutions nouvelles? Ne voit-on pas que, pour sauvegarder les droits
d'une monarchie qu'on se déclare hors d'état de rétablir, on compromet
REVUE. — CHRONIQUE. 999
la politique conservatrice elle-même, en faussant toutes les situations,
en créant une confusion véritable où la garantie la plus sérieuse est en-
core ce gouvernement qu'on veut renverser?
Lorsque la droite s'est jetée dans cette guerre sans issue, elle a com-
mis évidemment par impatience, par entraînement, une faute dont on
peut suivre les conséquences heure par heure depuis un mois. Elle a
commencé par l'humeur et la fronde, elle a glissé dans l'hostilité décla-
rée, elle a fini par une suite de manœuvres où elle s'égare elle-même.
Elle n'a qu'une chance, c'est que, lorsqu'elle a fait une faute, la gauche
arrive et commet une faute au moins aussi grave, qui peut rétablir l'é-
quilibre. C'est là justement notre histoire aujourd'hui. La gauche a
cru sans doute qu'elle s'était montrée assez modérée jusqu'ici, qu'elle
s'était assez contenue, et la voilà ouvrant de son côté une campagne
nouvelle d'agitation, publiant des manifestes au pays pour encoura-
ger un péiitionnement universel demandant la dissolution de l'assem-
blée. Si la gauche avait eu l'habileté la plus vulgaire, elle aurait au
moins pris un peu de temps pour voir ce qu'allait faire la commission
des trente, elle aurait attendu une circonstance, un prétexte; mais les
impatiens l'ont emporté, et il a fallu marcher. Dans les conditions ac-
tuelles, cette démarche est assurément une double faute. D'abord, par
elle-même, cette dissolution de l'assemblée serait aujourd'hui un danger
qu'on ne peut braver légèrement. De toute façon, ce serait une crise
des plus sérieuses, une agitation peut-être funeste pour le travail, pour
tous les intérêts, et dans tous les cas c'est une sorte de défi jeté à l'in-
connu. Est-ce que nous en sommes là de pouvoir nous donner le luxe de
jouer avec l'inconnu? L'assemblée actuelle a été nommée pour signer la
paix, pour assurer l'exécution des conditions de la paix. Son existence
est donc liée à l'exécution complète et définitive de ces conditions. Tant
que la libération du territoire n'est point un fait accompli, son œuvre
n'est point achevée. Toute autre assemblée y suffirait, dira-t-on; c'est
possible. Qu'on suppose cependant que de cette crise d'agitation nais-
sent des complications imprévues, qu'il y ait des retards, que l'occu-
pation étrangère se prolonge au-delà de ce qu'elle peut durer selon
les prévisions qu'il est permis de former aujourd'hui : est-ce qu'on ne
voit pas la responsabilité qu'on assume en infligeant à nos malheureux
compatriotes six mois, trois mois d'occupation étrangère de plus? La
gauche parle bien légèrement de ces dangers, qui ne sont pas les seuls,
et de plus, dans sa tentative irréfléchie, elle commet une faute au point
de vue parlementaire.
1^'est-il point étrange que des hommes qui sont les représentans du
pays, qui ont la tribune ouverte, qui peuvent déposer des propositions
régulières, aillent adresser au u peuple » des manifestes comme pour
faire appel à une pression extérieure et aux passions révolutionnaires,
pour tout dire ? La droite a pris la gauche en flagrant délit de fausse
1000 REVUE DES DEUX MONDES.
opération, et naturellement elle n'a pas laissé échapper l'occasion. Elle
a demandé sur-le-champ une discussion complète sur la question de dis-
solution. C'est aujourd'hui même que se livre à Versailles ce combat nou-
veau. Quel que soit le vote, il est bien clair que l'existence de l'assem-
blée ne tient pas à des pétitions ou à un coup de scrutin. C'est l'assemblée
elle-même qui par ses œuvres peut retarder ou hâter la dissolution. Elle
peut retarder la dissolution en mettant fin aux discussions irritantes, en
revenant aux affaires sérieuses ; elle peut la précipiter au contraire en
offrant le spectacle d'une division persistante, d'une assemblée coupée en
deux. Alors le pays seul pourrait évidemment prononcer, et ce serait l'as-
semblée elle-même qui aurait préparé la crise où elle disparaissait.
Depuis que l'Autriche est entrée dans la voie libérale et constitution-
nelle avec son dualisme un peu compliqué, ses ministères superposés
et ses représentations diverses, elle a ce qu'on pourrait appeler une
double vie parlementaire se déroulant à la fois à Vienne et à Pesth. La
Cisleithanie a ses élections, ses discussions laborieuses ou passionnées,
ses conflits de pouvoirs, de partis et de races; la Hongrie a ses luttes
parlementaires, ses crises ministérielles. Depuis quelques jours, à Pesth,
il y a eu toute une succession d'accidens et de péripéties qui ont fini
par la chute d'un cabinet ou du moins d'un président du conseil, au
milieu d'une assez étrange mêlée des partis. L'imbroglio a été complet,
et le chef du ministère hongrois, le comte Lonyay, a été la seule vic-
time de cette confusion d'un moment. Par une singulière anomalie, ce
sont ses amis qui l'ont laissé tomber sous les coups de leurs adver-
saires communs, et, par une bizarrerie de plus, son parti semble occupé
aujourd'hui à panser les blessures de celui qu'il a livré aux antipathies
de l'opposition.
C'est peut-être un peu compliqué, et sans doute bien des questions
personnelles se cachent sous ces accidens parlementaires qui viennent
de se produire à Pesth. Le comte Lonyay est avec M. Deak, avec le
comte Andrassy, un de ceux qui ont été le plus activement mêlés à toutes
les luttes hongroises dans ces vingt dernières années, et c'est de plus
un des trois ou quatre hommes supérieurs qui se sont révélés dans la
politique depuis que la Hongrie a patiemment et habilement reconquis
cette quasi-inaépendance pour laquelle elle a si longtemps combattu.
Caractère ferme et passant même pour inflexible, esprit froid, instruit
et pratique, ayant une grande situation par sa naissance et par sa for-
tune, une des plus considérables de la Hongrie, bien vu de l'empereur
François-Joseph, le comte Lonyay se trouvait déjà dans le ministère
lorsque le comte Andrassy passait l'an dernier au poste de chancelier
de l'empire, à la place de M. de Beust. Il se trouvait naturellement dé-
signé pour succéder à son brillant collègue comme président du cabinet
hongrois. Il représentait la même politique, il s'appuyait sur les mêmes
amis dans le parlement, il avait les mêmes adversaires; il était en un
REVUE. — CHRONIQUE. 1001
mot une des plus éminentes personnifications de ce parti dont M, Deâk
reste le vrai chef, auquel il a même donné son nom. L'opposition , la
gauche du parlement hongrois, redoutait assez le nouveau président du
conseil pour sa réputation de fermeté et d'énergie. La majorité n'avait
pas peut-être un goût décidé pour le comte Lonyay ; l'appui qu'elle lui
prêtait était moins l'effet de la sympathie que de l'esprit de discipline
politique. Toujours est-il qu'elle le soutenait avec ensemble, avec réso-
lution dans toutes les circonstances, dans les différends avec les Croates,
avec les Serbes, comme aussi dans cette question de la réforme électo-
rale, qui était ardemment agitée à Pesth il y a quelque temps, et qui
n'a pu être résolue. La majorité restait surtout fidèle au président du
conseil dans les luttes contre la gauche. On marchait avec un accord
politique complet, sans dévier de la ligne qu'on suit depuis quelques
années, et lorsque des élections générales ont été faites l'été dernier,
le succès du scrutin qu'a obtenu le parti Deâk semblait une garantie
de durée pour le ministère et pour son chef.
Que s'est-il passé depuis ce moment? C'est ici peut-être que les in-
compatibilités, les antipathies personnelles, commencent à jouer leur
rôle, et la gauche, battue sur le terrain politique, mais toujours achar-
née contre le comte Lonyay, a cherché à prendre sa revanche d'une
autre façon. Elle a ramassé l'arme la plus perfide et la plus dangereuse
dans l'arsenal de guerre des partis, elle a ouvert une campagne d'insi-
nuations outrageantes et de calomnies contre le président du conseil,
qui s'est vu attaqué dans son honneur, qui a été accusé ni plus ni moins
de s'être servi de sa position dans le gouvernement pour augmenter sa
fortune depuis quelques années. Tant que ces injures n'ont fait que
traîner dans la polémique de quelques journaux de l'opposition, ce n'é-
tait rien encore. Elles n'ont pas tardé à se produire jusque dans le par-
lement. Le chef principal de la gauche, M. Tisza, a donné le signal par
des allusions blessantes, mais encore assez déguisées. Bientôt un autre
député de la gauche, M. Czernatony, a poussé l'attaque à fond, et, dans
un discours des plus violons, il a lancé contre le président du conseil
une audacieuse accusation de corruption. Le comte Lonyay a répondu,
naturellement avec véhémence, avec hauteur, en accablant son adver-
saire d'un souverain mépris. Aussitôt les passions se sont déchaînées,
injures et déGs se sont croisés de tous côtés, et la chambre a été en
proie à une telle agitation, à un si scandaleux tumulte, que la séance n'a
pu continuer.
Les choses ne pouvaient évidemment en rester là, d'autant plus que
le président du conseil témoignait l'intention de se retirer, si on ne lui
donnait une éclatante réparation de l'outrage qu'il avait reçu. C'était
à la majorité de venger le premier ministre par un vote de confiance,
et elle paraît en avoir eu d'abord la pensée. La majorité a commencé
par s'émouvoir beaucoup, puis elle s'est calmée; elle s'est persuadé
1002 REVUE DES DEUX MONDES.
à elle-même que la scène qui avait eu lieu avait un caractère plus per-
sonnel que politique, et elle a fini par se borner à une motion qui, en
blâmant la sortie de M. Czernatony, proposait une révision du règle-
ment de la chambre pour empêcher le renouvellement de scandales qui
nuisaient à la dignité parlementaire. Si modeste que fût la satisfaction,
le président du conseil s'en contentait encore. Dans l'intervalle cepen-
dant, la gauche, continuant cette lutte, apportait de son côté une mo-
tion demandant le dépôt de tous les traités et contrats passés par le
gouvernement depuis cinq ans. L'intention ne pouvait être douteuse.
La majorité repoussait aussitôt cette proposition, mais en évitant encore
une fois de donner au comte Lonyay un témoignage direct de confiance.
C'était la veille du jour où devait être discutée la proposition de révi-
sion du règlement qui blâmait M. Czernatony. Ce jour-là, le plus sin-
gulier coup de théâtre s'est produit. Au lieu de nouveaux combats, il
n'y a eu que des paroles de paix. La gauche s'est déclarée prête à se
rallier à la révision du règlement, si on supprimait le blâme de M. Czer-
natony et si on voulait rester dans les termes d'une loi de I8/18 qui
renvoie à la fin des périodes législatives toute modification dans le rè-
glement. M. Czernatony lui-même s'est excusé devant la chambre des
violences injurieuses auxquelles il s'était livré. La majorité à son tour
n'a pas cru devoir se refuser aux concessions que la gauche réclamait.
Le comte Lonyay a fait bonne contenance; il s'est contenté de l'acte de
résipiscence de M. Czernatony, il a demandé lui-même qu'on ne donnât
pas suite au blâme proposé contre le député qui l'avait outragé et qui
rétractait ses injures. La paix était complète, seulement il devenait
assez clair que c'était le président du conseil qui payait les frais de ce
raccommodement universel. Il avait été l'objet de l'accusation la plus
insultante de la part de ses adversaires, il n'avait été soutenu que d'une
manière équivoque par son parti, et il sortait de cette échauffourée avec
une satisfaction personnelle à la vérité, mais sans avoir reçu un de ces
témoignages décisifs de confiance qui raffermissent un chef de gouver-
nement. Sa situation parlementaire se trouvait amoindrie, et, par une
fatalité de plus, il était à ce moment engagé dans une sorte de conflit
avec l'archiduc Joseph, commandant des honveds. Il n'est pas même
bien sûr qu'il eût dans le cabinet le cordial concours de ses collègues.
Le comte Lonyay a parfaitement vu ce qu'il y aurait pour lui de délicat
et de difficile à rester au pouvoir dans de telles conditions, et il a offert
immédiatement sa démission à l'empereur. Il s'est retiré sous sa tente,
non sans ressentir la blessure qu'on venait de lui faire. Les autres mi-
nistres, qui avaient aussi offert leur démission avec le président du con-
seil, ont été maintenus, et l'un d'eux, le ministre du commerce,
M. Szlavy, a été chargé de la présidence du nouveau cabinet. Le comte
Lonyay est resté sur le terrain dans cette mêlée de quelques jours; mais
voici aussitôt un nouveau changement de scène.
REVUE. — CHRONIQUE. 1003
La majorité de la chambre hongroise a-t-elle compris qu'elle venait
de commettre une faute en abandonnant par mauvaise humeur le comte
Lonyay et en ayant l'air de le sacrifier aux rancunes de ses adversaires?
a-t-elle voulu prévenir les scissions qui pouvaient résulter du ressenti-
ment de l'ancien président du conseil et de ses amis? Toujours est-il
qu'au lendemain même du dénoùment de cette singulière crise le parti
Deak, comme pour effacer le souvenir de ce qui venait de se passer, s'est
hâté d'adresser au comte Lonyay l'invitation la plus flatteuse, et lui a
fait dans son club une véritable ovation. Le président du club, M. Per-
czel, a exalté les services de l'ancien président du conseil. M. Deâk lui-
même a parlé de la manière la plus chaleureuse. 11 y a eu les acclama-
tions les plus vives. La manifestation de confiance que le comte Lonyay
n'avait pas obtenue dans la chambre, il l'a eue au club Deâk. Il n'a du
reste laissé percer, quant à lui, aucun ressentiment; il a au contraire
promis sa fidélité au parti Deàk, son appui au ministère Szlavy, et de
cette crise hongroise il ne reste plus rien pour le moment.
La vie parlementaire est bien autrement laborieuse dans la Cisleitha-
nie, et le ministère Auersperg va rencontrer des difficultés bien plus com-
plexes dans cette session du Rcichsrath qui s'ouvre en ce moment même.
Il paraît décidé à résoudre ou du moins à essayer de résoudre un des
problèmes les plus graves, celui de la réforme électorale. Une réforme
électorale, cela semble peut-être assez simple; en réalité, la question
touche à l'essence même de l'organisation politique de l'Autriche nou-
velle. Jusqu'ici les membres du lieichsrath sont élus non pas directe-
ment par le pays, mais par les diètes provinciales, et souvent dans ces
dernières années, les diètes, ou du moins quelques-unes, dominées par
l'esprit fédéraliste, s'exagérant leur rôle, ont pratiqué une véritable sé-
cession, refusant d'envoyer des délégués au Reichsraih, faisant ainsi acte
de résistance à la politique centraliste qui a prévalu en certains momens
à Vienne et qui n'a point renoncé à triompher définitivement. 11 y a
toujours des provinces qui ne sont point représentées au Reichsraih, et
il en résulte une vraie confusion, une difficulté permanente pour trouver
une majorité parlementaire, quelquefois même l'impossibilité d'une dé-
libération réellement légale. Il s'agit aujourd'hui d'arriver, par un sys-
tème d'élection directe, à faire du parlement de Vienne une représenta-
tion plus régulière et plus rationnelle des intérêts communs des diverses
parties de la Cisleithanie, en laissant bien entendu aux diètes provin-
ciales leurs attributions et leurs droits dans la sphère des intérêts lo-
caux. Ce n'est point chose facile, on se heurte à toutes ces complica-
tions qui tiennent aux différences de races, de nationalité, d'intérêts,
de traditions, de mœurs. La Galicie, au nom de son autonomie, demande
naturellement à être exemptée de ce régime commun. Elle craint qu'on
ne se serve de ce système de l'élection directe contre sa nationalité,
qu'on ne revienne encore une fois à cette politique qui consistait à op-
lOOA REYUE DES DEUX MONDES.
poser les paysans ruthènes aux Polonais. La diète de Lemberg a récem-
ment envoyé une adresse à l'empereur pour maintenir ses droits recon-
nus et consacrés. Elle ne refuse pas son concours, elle réclame le respect
de la nationalité polonaise légalement représentée par la diète. La Gali-
cie ne sera pas la seule à réclamer, et si essentielle, si pressante que
soit cette question de la réforme électorale pour l'organisation constitu-
tionnelle de l'Autriche, il n'est point impossible que, lorsqu'elle sera
posée par l'initiative du ministère avec l'assentiment plus ou moins dé-
cidé de l'empereur, elle ne rencontre des difficultés et des résistances
qui pourraient en ajourner la solution.
L'Espagne serait bien heureuse, si elle n'avait pour l'occuper et pour
l'embarrasser que des questions de réforme électorale. Par malheur,
elle a d'autres soins; elle reste livrée aux luttes de partis irréconciliables
dans le congrès de Madrid, aux insurrections qui se renouvellent inces-
samment dans les provinces, aux difficultés financières qui ne font que
s'accroître, mettant à chaque instant le gouvernement dans l'impossibi-
lité de faire face aux dépenses les plus urgentes, et avec cela le prési-
dent du conseil, M. Puiiz Zorrilla, se félicite chaque jour des succès
d'une politique qui fait de la Péninsule le théâtre privilégié de tant de
merveilles. Que le chef du cabinet espagnol se complaise à constater
l'impuissance des partis hostiles dans leurs tentatives contre le régime
actuel, c'est possible, M. Zorrilla peut se livrer à ces constatations ras-
surantes dans le congrès. Les partis sont impuissans pour triompher,
il est vrai; à coup sûr ils sont assez puissans pour agiter le pays, pour
entretenir une sorte de guerre civile presque permanente, qui ne s'ar-
rête un instant que pour recommencer presque aussitôt.
Depuis quelques jours, une insurrection nouvelle a éclaté particulière-
ment en Andalousie sous le drapeau de la république fédérale. Les chefs
du parti qui sont dans le congrès, M. Gastelar, M. Pi y Margall, ont dés-
avoué cette prise d'armes, sans doute, mais ils n'ont guère été écoutés.
Le soulèvement n'a pas moins eu lieu sur un certain nombre de points
à la fois; la conscription a été le prétexte. Des bandes assez nombreuses
se sont formées, et on a même cru un instant qu'un de ceux qui ont con-
tribué à la révolution de 1868, le général Contreras, n'était point étran-
ger à l'insurrection. Ces insurgés nouveaux peuvent être vaincus et mis
en fuite dans leurs rencontres avec l'armée ; il n'est pas moins vrai qu'à
Murcie il a fallu vingt heures pour les réduire, et à Malaga la lutte a duré
aussi quelques heures; à Alcoy, à Linarès, à Bejar, dans la Sierra- Mo-
rena, du côté de Valence, on s'est battu, et naturellement ces bandes si-
gnalent leur passage par toutes les déprédations. D'un autre côté, l'in-
surrection carliste n'est nullement vaincue, surtout en Catalogne, les
chefs de bande se promènent partout, coupent les communications, ran-
çonnent les voyageurs, entrent dans les villes, lèvent des contributions.
Il y a peu de jours, un des principaux chefs s'est emparé avec sept cents
REYUE. — CHRONIQUE. 1005
hommes de la ville de Balaguer. On a envoyé contre lui une première
colonne qui a été repoassée après avoir éprouvé des pertes sérieuses ; il
a fallu expédier aussitôt des forces plus considérables devant lesquelles
les carlistes ont fini par se replier. Si l'on n'y prend garde, si le gouver-
nement, toujours convaincu de l'impuissance des partis, ne prend pas
des mesures plus décisives, l'Espagne est exposée à tomber dans ce gâ-
chis de l'insurrection chronique, tantôt sous le drapeau carliste, tantôt
sous le drapeau républicain, en attendant que quelque autre drapeau se
lève pour ajouter à la confusion. C'est ce que dans le langage du radica-
lisme ofliciel on appelle au-delà des Pyrénées : le règne de la liberté!
CH. DE MAZADE.
OEuvres de Rabelais, illustrations de Gustave Doré, 2 vol. in-folio , Garnier frères.
Voici une œuvre bien différente de la Bible et de la Divine Comédie
qu'illustrait naguère M. Gustave Doré. Il n'est pas un chapitre du livre
de Rabelais que l'artiste ne commente par un dessin. C'est la foule des
personnages qui entourent Gargantua et Panurge qu'il met sur pieds,
qu'il habille, qu'il fait agir et parler autour des deux héros du roman,
tantôt d'une parfaite délicatesse, quand l'auteur a ces entrevues de finesse
exquise qui ne sont pas un des moindres charmes de ses récits, tantôt
exubérant de vie et de gaîté, plus souvent encore entraîné dans le monde
des plus bizarres conceptions, alors que le poète arrive à cette folie de
l'étrange, à ces ivresses du rire qui ne tiennent pas moins de l'idéal que
l'enthousiasme pour la beauté absolue. C'est surtout cette puissance de
la joie, cette fièvre de la vie du corps, cette kermesse étincelante d'es-
prit, inondée d'un vin généreux, toute pleine d'éclats bruyans, souvent
sensée, toujours si française, que M. Doré excelle à peindre. Quand l'au-
teur ouvre cette boîte en forme de tête de Silène, où il y a, dit-il, tant
de pensées sérieuses, l'artiste devient grave; mais cette gravité, comme
il convient, est toujours souriante et presque moqueuse.
On voit bien ici, en passant tour à tour du texte aux dessins, comment
le comique est une partie du grand art, combien il peut être profond, à
quel point il diffère de l'esprit léger, qui n'en est que la parodie, tout ce
qu'il comporte de poésie vraie. Le comique, quand il ne devient pas un
jeu trop facile et sans dignité, s'inspire du sentiment de notre invincible
faiblesse, de toutes ces disproportions qui sont entre nos rêves et la
réalité, de ces antithèses perpétuelles de nos aspirations et de ce qui
est, des mille contrastes que présente la nature comme si elle voulait
mettre notre raison au défi de trouver le vrai, de comprendre le spec-
tacle du monde. Tandis que le misanthrope se retire dans sa tristesse
impuissante, l'artiste pense qu'il y a quelque grandeur dans ces opposi-
tions, dans cette suite de contre-sens; s'il rabaisse l'homme, aussitôt il
1006 REVUE DES DEUX MONDES.
le relève; il mêle la folie et la raison, la trivialité et l'idéal, et tout en
disant : telle est la vie, il nous laisse voir du moins que le bien y do-
mine, que le don de remarquer ces défaillances et même toutes ces
laideurs ne l'entraîne pas au découragement, il nous enseigne que la
vraie philosophie est d'être bon et sensé.
L'éditeur, M. Louis Moland, ne s'adresse pas aux érudits; il s'applique
à dominer le texte qui peut le mieux faire comprendre l'auteur; il a
restitué toutes les suppressions que le romancier avait faites par condes-
cendance pour l'autorité royale ou pour l'église. La biographie de Rabe-
lais, placée en tête de l'ouvrage, a le mérite de dire comment s'est for-
mée la légende du conteur, de montrer ce qu'elle vaut, de nous peindre
l'historien de Panurge tel qu'il fwt, savant de mérite, prêtre dont la vie
ne choquait pas ceux qui l'entouraient, ami de personnages illustres,
voyageur infatigable, philosophe à ses heures, caractère très particulier,
moins préoccupé de faire une œuvre mystérieuse et profonde, un pam-
phlet ou des théories politiques, que d'écrire, selon l'inspiration du mo-
ment et pour s'égayer lui-même, un roman qui fit beaucoup rire et qui
fit quelquefois penser.
Vie militaire et religieuse du moyen âge, par M. Paul Lacroix, 1 vol. ia-folio. Firmin Didot.
Ce n'est pas seulement une œuvre de luxe et d'un luxe élevé que
ce livre sur le moyen âge, où nous retrouvons les miniatures des
plus beaux manuscrits, une riche variété de tableaux, de scènes de
mœurs, de costumes, des bijoux, des broderies, des enluminures, les
chefs-d'œuvre de l'art décoratif au xin'' siècle, et la reproduction fidèle
des monumens d'architecture, c'est encore et surtout un livre de haut
enseignement. Il ne faut pas que l'agrément et la distinction des plan-
ches, que le plaisir de visiter cette belle galerie nous fasse illusion. En
regardant toutes ces illustrations, nous buvons le moyen âge, comme
M'"'' de Sévigné buvait Nicole; nous nous en pénétrons, nous le faisons
nôtre, nous nous croyons au milieu de ses mœurs et de ses usnges, dans
ses églises et dans ses tournoi?, dans la société des chevaliers et dans
celle des daines. Est-il besoin de remarquer que, si ce livre a ces quali-
tés, il les doit au soin avec lequel les gravures et les bois ont été choisis,
au mérite de l'exécution, au talent de MM. KcUerhoven, Régamey et
Allard, — que le texte, toujours très simple, mais toujours aussi au
courant du progrès de la science, est le seul commentaire qui convenait
à une pareille œuvre?
Le directeur-gérant, G. Buloz.
TABLE DES MATIÈRES
CENT DEUXIEME VOLUME
SECONDE PERIODE. — XLII« ANNEE.
NOVEMBRE — DÉCEMBRE 4872
Livraison «la 1=' Kovembre.
La Répdblique et les anciens partis, par M. Ernest DUVERGIER DE HAU-
RANNE, député à l'Assemblée nationale 5
Les Aliénés a Paris. — IL — Les Asiles, la Soreté a Ricètp.e, par M. Maxime
DU CAMP 30
Le Département des estampes a la Bibliothèqde nationale. — L — Le cabi-
net DES ESTAAIPES DU ROI SOUS LE RÈGNE DE LOUIS XIV ET AU TEMPS DE LA
régence, par M. Henri DELABORDE 68
Souvenirs de l'Adriatique (1871-1872). — IL — Scutari et les Albanais, les
TRIBUS DES montagnes ET LES MCEDRS DE LA GrÈCE HÉROÏQUE, par M. ALBERT
DUMONT 93
Le maître d'école du Flat-Creek, récit de mœurs de l'ouest américain, par
M. Edward EGGLESTON . . . . 125
Impressions de voyage et d'art. — VI. — Souvenirs de Bourgogne, Cîteaux,
Beaune, Auxerre et le maréchal Davout, par M. Emile MONTEGUT. . . 177
L'Alsace-Lorraine depuis l'annexion, par M- Louis REYBAUD, de l'Institut. 218
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 236
Les Écoles de commerce aux États-Unis, par M. G.-H. GAULIER 248
Essais et Notices 25t
Livraison da 15 Novembre.
La presse allemande et l'entrevue des trois empereurs a Berlin, par
M. SAINT-RENE TAILLANDIER 257
Frinko Balaban, récit de mœurs de la Galicie, par M. SACHER-MASOCH. . 286
Les Réformes dans l'enseignement secondaire, par M. Paul JANET, de l'In-
stitut de France 322
1008 TABLE DES MATIERES.
Le Département des estampes a la Bibliothèque nationale, — II, — Le cabi-
net DES ESTAMPES DU ROI DEPUIS LE RÈGNE DE LoUIS XV JUSQU'A LA FIN BU
xviii" SIÈCLE, par M. Henri DELABORDE 346
Un HOMME d'état HOLLANDAIS, J.-R. TUORBECKE, ÉTUDE HISTORIQUE SUR LE GOU-
VERNEMENT PARLEMENTAIRE AUX Pays-Bas , par M, Albert RÉVILLE, . . . 378
M(»:t'RS FINANCIÈRES DE LA FRANCE, — 11. — LeS SOCIÉTÉS DE CRÉDIT EN FrANCE
ET A L'ÉTRANGER, par M, BAILLEUX DE MARISY 410
Les Origines et la Formation de l'empire byzantin a propos des récens tra-
.VAUX DE M. Amédée Thierry, par M, Ludovic DRAPEYRON 432
Démosthène et ses contemporains. — II. — Le Procès de Démosthène contre
ses tuteurs, par M. George PERROT 456
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire. ...... 493
Souvenirs de Provence, Poésies, par M. Jean AICARD 505
Livraison du i." Décembre.
L'Élection présidentielle aux États-Unis, le général Grant et M. Horace
Greeley, par M. Ernest DUVERGIER DE HAURANNE, député à l'Assem-
blée nationale 513
Les Souffrances d'un pays conquis, scènes de l'émigration en Alsace-Lor-
raine, par M. A, MÉZIÈRES 560
Le Gentilhomme de la steppe, par M. ïvan TOURGUÉNEF 591
Le Département des estampes a la Bibliothèque nationale. — 111. — Le ca-
binet des estampes depuis le commencement do xix^ siècle, pendant le
SIÈGE DE Paris et la commune, par M. Henri DELABORDE 620
Dona Evornia, récit DE moeurs MEXICAINES, par M. Lucien BIART 648
Souvenirs de l'Adriatique (1871-1872). — III, — Le pachalikat d'Épire et
l'hellénisme en Turquie, par M, Albert DUMONT. 676
Revue dramatique, — Théâtre-Français, Hélène, de M. Edouard Pailleron,
par M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER 711
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 721
Une nouvelle révolution au Pérou 733
Essais, et Notices, — Les Transports militaires et les voies ferrées, par
M. H. BLERZY 740
Livraison du 15 Décembre.
La Guerre de Franck en 1870-1871. — III. — La campagne de l'est et le
GÉNÉRAL BoURBAKt, par M. CHARLES DE MAZADE 773
L'Ile de Madagascar, les tentatives de colonisation et la nature du pays.
— Une récente exploration de la Grande-Terre, le voyage de M. Alfred
Grandidier, par M. É. BLANCHARD, de l'Académie des Sciences. . . . 797
Les Missions extérieures de la marine. — La station du Levant. — I. — L'ar-
chipel grec et les côtes de l'Asie-Mineure avant l'insurrection de 1821,
par M. le vice-amiral JURIEN DE LA GRAVIÈRE 835
Une station géodésiquè au sommet du Canigou en 1872, par M. Ch. MARTINS. 867
Les Ailes de courage, histoire d'un naturaliste, par M. George SAND. . . . 888
Les régénérations et les greffes animales d'après les dernières expériences
DES physiologistes, par M, Fernand PAPILLON 949
La Suède sous le roi Charles XV, par M. A. GEFFROY. .... ^ ... . 968
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 993
Essais et Notices 1005
Paris. — J. CLAYE, Imprimeur, 7, rue Saint-Benoît.
TUFTS UNiVt
«r:oTi,eeo.